L'EMPIRE

 

IV. — PEUT-ON GOUVERNER AVEC LE SUFFRAGE UNIVERSEL ?

 

 

Toute notre argumentation, comme le système impérial lui-même, repose sur le maintien du suffrage universel... Ne pécherait-elle pas par la base ?

N'est-il pas chimérique de vouloir fonder rien de solide sur ce sol mouvant ?

Le suffrage universel, même quand, à certaines heures, il paraît s'amender, n'est-il pas l'ennemi naturel du parti conservateur et ne doit-il pas fatalement l'écraser, à moins que celui-ci ne parvienne à s'en défaire ? Si peu de chance qu'il ait d'y réussir, n'est-ce pas pour lui un devoir impérieux de le tenter ?

Beaucoup d'esprits sincères, beaucoup d'esprits distingués en sont convaincus.

Ont-ils tort ? Ont-ils raison ?

Nous avons promis d'examiner de près ce point essentiel ; nous allons le faire.

Il ne s'agit pas de savoir si le suffrage universel se montre toujours sage, toujours clairvoyant ; s'il n'est pas susceptible d'erreurs, de caprices, d'égarements. Il s'agit de savoir si, malgré tout, il ne vaut pas mieux que ce que l'on pourrait lui substituer.

Supposons qu'il puisse être aisément supprimé ; que les masses se laissent, sans résistance, sans protestation, sans regret, arracher leur droit de vote. Ce ne serait pas tout de tailler, il faudrait recoudre : quel régime électoral adopterait-on ?

Reviendrait-on au cens de 200 francs exigé sous le Gouvernement de Juillet, et par lequel le nombre des électeurs varia de 166.000 (élections de 1831) à 240.000 (élections de 1846) ?

240.000 électeurs, c'était assurément l'élite sociale ! Plus d'un personnage considérable était alors exclu du droit de voter. A un candidat qui venait solliciter sa voix, M. Cousin répondait : Monsieur, je suis professeur à la Faculté des lettres ; je suis membre de l'Académie des sciences morales et politiques ; je suis membre de l'Académie française ; je suis membre du Conseil Royal de l'Instruction publique ; je suis pair de France, j'ai été ministre — mais je ne suis pas électeur.

Ces 240.000 censitaires triés sur le volet ne nommaient-ils que des conservateurs ? Il s'en faut ! Aux élections de 1846, le gouvernement fit passer 266 candidats, l'opposition 193. M. Guizot constate ce résultat avec orgueil. Il était en effet exceptionnel.

Après les élections de 1832 les amis et les adversaires du pouvoir se comptèrent sur le nom du candidat à la présidence. M. Girod (de l'Ain) présenté par le Ministère eut 181 voix ; M. Lafitte, soutenu par l'opposition, 176.

Après les élections de 1834, on comptait 200 députés ministériels ; 120 membres du tiers-parti ; 120 membres de la gauche.

Après les élections de 1837, le tiers-parti comprenait 112 membres ; l'opposition dite dynastique ( et qui ne l'était guère ! ) 76 ; l'opposition radicale, 24 ; le parti légitimiste, 19 ; soit 231 opposants de toute nuance contre 209 ministériels. M. Mole parvint cependant à recruter dans ces divers éléments une majorité, mais si faible, si précaire qu'il préféra courir les chances d'une dissolution. Les élections de 1838 lui envoyèrent 207 députés amis contre 252 hostiles.

Après dix-huit années de ce régime, le pouvoir était tellement ébranlé que tout le monde redoutait une catastrophe ; et la campagne des banquets, organisée par les favoris du cens, renversait le trône qu'ils avaient fondé.

 

***

 

La loi du 19 avril 1831 était-elle trop libérale encore ? Voudrait-on revenir au régime électoral de la Restauration, qui fixait à 300 francs le cens des collèges d'arrondissement, à 1.000 francs le cens des collèges de département et ne conférait le droit de vote qu'à 96.000 citoyens ?

96.000 citoyens, c'était bien le dessus du panier social ! C'était bien le groupe des gros actionnaires particulièrement intéressés à la bonne gestion des affaires publiques ! C'était bien le bataillon sacré qui ne devait jamais capituler devant la Révolution ! Ceux qui dédaignent la souveraineté du nombre ne sauraient rêver mieux que ce régime... Eh- ! bien qu'a-t-il produit ?

Dès les premières années de la Restauration, nous voyons une partie du corps électoral donner des leçons au pouvoir ; et quelles leçons ! Les principales villes de France choisissent pour députés des représentants de l'époque et de la tradition révolutionnaires : Lambrecht, Lecarlier, Labbey de Pompières, etc. Grenoble élit, sous l'inspiration des meneurs parisiens, le régicide Grégoire : Les comités de Paris, dit à ce sujet Lamartine, ne pouvaient trouver, dans toute la France, un nom plus directement néfaste au Roi.

Plus la Restauration durait, plus l'opposition gagnait de terrain. Dès 1826 on sentait qu'elle dominerait bientôt le trône. Six réélections eurent lieu dans le centre, dans l'ouest, dans le midi de la France ; partout les candidats hostiles furent élus par d'énormes majorités. A Rouen, le candidat du gouvernement n'obtint que 37 suffrages sur 967 votants. Voyant que chaque jour ses forces diminuaient, le Ministère crut habile de devancer par une dissolution le terme naturel de la législature et de surprendre les électeurs en les convoquant à bref délai.

Le 6 février, le Moniteur apprenait brusquement au pays que de nouvelles élections auraient lieu le 17 du même mois. L'opposition était prise au dépourvu. En quinze jours, elle n'aurait pas le temps d'organiser une campagne sérieuse. Le procédé n'était par très correct assurément, mais on le croyait infaillible. Pour en assurer le succès, on ne négligea rien. Jamais la pression, l'intimidation ne furent poussées aussi loin ; jamais elles ne furent plus vaines. Cédant au courant général de l'opinion, les fonctionnaires eux-mêmes résistèrent aux ordres de leurs chefs. Le scrutin donna le résultat suivant : ministériels, 157 ; douteux, 24 ; opposants de diverses nuances, 249.

Paris avait nommé tous les candidats de l'opposition par 6.900 voix contre 1.100 données aux candidats du gouvernement. Benjamin Constant, par exemple, recueillait 1.035 voix, tandis que son concurrent ministériel n'en obtenait que 22. Les Parisiens saluèrent ce résultat par des manifestations tumultueuses. Il y eut des rassemblements, puis des cris séditieux, puis des barricades. Pour rétablir l'ordre il fallut des charges de cavalerie et des coups de fusil.

Le gouvernement sut cependant faire quelques recrues dans le Parlement. Sa situation parut se raffermir ; mais elle ne tarda pas à se gâter de nouveau. Lorsque les 221 eurent voté leur fameuse adresse, repoussée par 181 ministériels seulement, une nouvelle dissolution eut lieu. Les élections suivantes offrent avec celles qui eurent lieu en 1877, sous le ministère du 16 mai, une singulière analogie.

Comme les 363, les 221 se représentèrent tous et les Comités les appuyèrent tous, s'opposant à ce qu'aucun d'eux eut d'autre concurrent que le candidat de l'administration.

Comme le maréchal de Mac-Mahon, le roi Charles X, faisant un effort qui coûtait à sa fierté, se décida à intervenir lui-même dans la lutte, à solliciter personnellement la confiance des électeurs dans une proclamation où il disait : Français ! votre prospérité faisait ma gloire. Votre bonheur est le mien. Au moment où les collèges électoraux vont s'ouvrir, vous écouterez la voix de votre roi. Maintenir la charte constitutionnelle et les institutions qu'elle a fondées est et sera toujours le but de mes efforts... Repoussez d'indignes soupçons et de fausses craintes qui ébranleraient la confiance publique et pourraient exciter de graves désordres. Ces craintes échoueront devant mon immuable résolution... Qu'un même sentiment vous anime ! Qu'un même drapeau vous rallie ! C'est votre roi qui vous le demande ; c'est un père qui vous appelle. Remplissez vos devoirs ; je saurai remplir les miens.

Ce langage, tout semblable à celui qu'on nous faisait entendre il y a sept ans, ne fut pas plus efficace. Le gouvernement subit une défaite éclatante. Dans le premier scrutin, d'où l'on avait exclu les départements dont on se défiait le plus, il ne lit passer que 55 de ses candidats sur 198. Le second vint naturellement accentuer cet échec. Le résultat total fut : 147 ministériels et 274 opposants ! Sur 8,845 électeurs parisiens, ayant pris part au vote, 7,314 s'étaient prononcés pour les candidats de l'opposition. Des 181 députés fidèles qui avaient repoussé l'adresse, 82 étaient restes sur le carreau. Le Ministre de la Marine, M. d'Haussez, avait échoué dans huit collèges. Quelques mois plus tard les 221 prononçaient la déchéance de Charles X.

Les 96.000 électeurs de la Restauration ne se comportèrent donc pas plus sagement que les 240.000 électeurs du Gouvernement de Juillet. Le cens à 300 francs ne défendit pas mieux les Bourbons de la branche aînée que le cens à 200 francs, ceux de la branche cadette. En résumé le suffrage restreint, que certains conservateurs regrettent si vivement, a deux révolutions à son actif. Il serait juste d'y mettre également les émeutes, les complots, l'agitation permanente qui précédèrent et préparèrent ces deux révolutions. En refusant le droit de vote aux classes inférieures, on donne à leurs revendications, même à leurs revendications violentes un prétexte légitime ; on en atténue l'odieux et on en rend par conséquent la répression moins facile.

Quand tout le monde vote, quand je suis assuré que mon avis, le jour où il sera l'avis de la majorité prévaudra, si je prends les armes pour l'imposer par la force, avant que ce jour soit venu, je ne suis plus seulement un factieux : je suis un despote ; je suis un voleur ; je ne me contente pas de ma part de souveraineté ; je veux usurper celle d'autrui. Ce n'est pas seulement contre le gouvernement que je m'insurge, c'est contre la majorité de mes concitoyens, dont je dois subir la loi. Je n'ai aucune excuse à invoquer pour pallier mon crime ; je ne mérite aucun ménagement, aucun intérêt.

Mais si, mis à la porte du pays légal, je cherche à y entrer par la fenêtre, le pouvoir, me sentant moins coupable, hésitera davantage à me frapper ; il y sera moins encouragé par l'opinion, sans l'appui de laquelle il ne peut résister efficacement.

 

***

 

Nous avons d'ailleurs fait une concession excessive en supposant qu'on pût revenir au régime électoral de 1814 ou à celui de 1831. N'accorder désormais le droit de vote qu'à 100 ou 200.000 citoyens ne serait guère plus aisé que de le refuser à tout le monde. Quoi qu'il arrive, jamais on ne pourrait rétrograder jusque-là ; jamais à ce pays ayant joui, pendant 35 ans du suffrage universel, on ne pourrait imposer, même pour quelques jours, un suffrage aussi restreint. Aucun gouvernement, si décidé qu'il fût à réagir, n'oserait le tenter. On serait obligé de prendre une base plus large, beaucoup plus large, celle de la législation italienne par exemple[1] et d'admettre, au moins, un ou deux millions d'électeurs. Ce serait donner la prédominance à cette classe intermédiaire, qui n'est pas le peuple et qui n'est pas la bourgeoisie véritable, à ces sous-officiers de la grande armée sociale, qui n'ont pu gagner l'épaulette et en veulent à qui la porte ; à l'officier de santé qui jalouse le médecin, à l'huissier qui jalouse l'avoué, au boutiquier qui jalouse le notable commerçant, au chef d'atelier qui jalouse le chef d'usine, etc.

Ce n'est pas, sauf dans quelques départements, — dit un écrivain légitimiste, M. Frédéric Bechard, — le paysan penché sur son sillon qui hait le presbytère et envie le château. Nous redoutons davantage, pour notre part, tout en reconnaissant ce qu'il y a d'excellent et de particulièrement honnête dans la bourgeoisie restée saine, tel médecin de village mécontent d'une situation à laquelle il se croit supérieur, tel notaire de canton dont les affaires ne vont pas à son gré, tel instituteur communal persuadé que M. About, M. Weiss, M. Taine ont usurpé la place qui lui était due dans la société ; tel petit et oisif rentier de village, coureur et discoureur de cafés, jaloux des loisirs dorés du grand propriétaire voisin. C'est surtout par ces hommes-là que le virus révolutionnaire, dans ce qu'il a de plus vicieux, de plus corrosif, l'envie, l'ambition basse et cupide, la vanité blessée et furieuse, a commencé à s'infiltrer dans les campagnes. Or, supprimez le suffrage universel, rétablissez le cens électoral dans les conditions d'extrême modicité qui lui seraient forcément imposées aujourd'hui ; vous ne supprimerez pas ces électeurs qui sont les pires, vous ne ferez que concentrer entre leurs mains l'influence électorale[2].

C'est parmi ces déclassés, ces fruits secs de la demi-bourgeoisie, non dans les rangs du prolétariat que la Commune a trouvé ses chefs. C'est parmi eux que les feuilles révolutionnaires recrutent la plus grande partie de leurs lecteurs : chacun peut le constater autour de soi.

Non, — l'observation attentive des faits le démontre nettement, — la classe la plus indisciplinable, la plus dangereuse, chez nous du moins, n'est pas la dernière : c'est l'avant-dernière[3].

 

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Le suffrage restreint a renversé deux trônes : quel trône a renversé le suffrage universel ?

Celui-ci n'a ni de si fâcheux états de service, ni une si mauvaise origine qu'on se le figure communément. Il fonctionna, sous l'ancien régime, pendant des siècles, sans y causer le moindre désordre.

La période révolutionnaire, d'où on le croit issu, n'osa pas l'adopter. La Constitution de 1793 le reconnut, il est vrai ; mais, promulguée le 10 août, cette Constitution fut retirée le 10 octobre sans avoir été mise en vigueur et l'on en revint au régime de 1791, qui était le suivant : Les citoyens actifs, — c'est-à dire ceux qui étaient âgés de vingt-cinq ans et payaient une contribution directe représentant la valeur de trois journées de travail, — se réunissaient le second dimanche de mars pour nommer un électeur par cent habitants.

Le suffrage universel, comme régime électoral régulier, exclusif, date, en réalité, de février 1848. Ses premières manifestations n'eurent rien d'alarmant[4]. Le parti de l'ordre était en majorité à l'Assemblée constituante, en majorité plus forte à l'Assemblée législative, où M. Dupin était élu président, par 336 voix, contre 182 données à Ledru-Rollin.

Paris lui-même, qui sous le régime du cens restreint du gouvernement de Juillet, du cens plus restreint encore de la Restauration, avait presque toujours élu des candidats nettement hostiles au pouvoir, Paris, sur 29 représentants, nommait, à cette époque, 22 conservateurs, dont le prince Lucien Bonaparte, le prince Murat, le général Magnan, M. Fould, etc.

Aux élections générales de 1852, nous voyons le suffrage universel donner 5.218.602 voix aux candidatures officielles, 810.962 aux candidatures indépendantes. Sur les neuf candidats que lui présentait le gouvernement, Paris en nomme sept et par de très fortes majorités[5].

La seconde manifestation du corps électoral fut plus favorable encore au Pouvoir : En 1857, 5.471.888 électeurs se prononçaient pour les candidats investis du patronage officiel, 571.859 seulement pour les autres. Paris nommait quatre députés hostiles ; Lyon nommait M. Henon ; Bordeaux nommait M. Curé qui devait se fondre bientôt dans la majorité dévouée. Tel fut tout le contingent de l'Opposition. Et qu'on ne s'imagine pas que, découragés par les procédés électoraux d'une administration autoritaire, les mécontents se fussent alors systématiquement abstenus. Le nombre des abstentions ne dépassait pas la moyenne normale — trois millions sur dix millions d'inscrits —. Le suffrage universel votait et il votait pour le gouvernement[6].

Ayant constaté leur impuissance, les divers partis opposants résolurent d'associer leurs efforts. L'Union libérale fût constituée et recruta presque tous ses adhérents dans les classes supérieures. A force d'agiter le pays par ses journaux, ses brochures, ses professions de foi, ses comités, ses consultations, elle finit toutefois par entraîner une fraction de la masse électorale.

En 1863, en 1869 la minorité opposante s'accrut, mais bien faiblement encore ; et le plébiscite de 1870 vint bientôt prouver que si le suffrage universel avait eu quelques aspirations libérales, il n'en restait pas moins attaché à l'Empire, moins résolu à défendre son œuvre.

Fier de participer à la direction de la chose publique, sous un gouvernement qu'il avait fondé, satisfait de sa condition politique, le peuple ne cherchait pas, comme en d'autres temps, à en sortir par la violence. Depuis qu'il avait le bulletin de vote en main, il avait déposé le fusil. En vingt ans, — trêve exceptionnelle dans l'histoire de ce siècle, — il n'y avait pas eu une velléité d'émeute !

 

Le suffrage universel ne prit aucune part au 4 Septembre. Il s'efforça au contraire d'en corriger les effets. Il n'avait pas porté au pouvoir la Dictature de l'incapacité. Il l'en fit déguerpir, en envoyant à Bordeaux une importante majorité conservatrice, avec le mandat tacite, mais fort clair, de supprimer la République.

Si la République fut maintenue ; si elle devint le fait légal devant lequel il s'est incliné, — car le suffrage universel s'incline volontiers devant tout pouvoir établi, ce qui n'est pas précisément l'indice d'un tempérament révolutionnaire, — ce ne fut certes pas sa faute ! Il lutta aussi longtemps qu'il put pour y échapper. Résistant avec une étrange fermeté à la pression administrative, il nommait dans l'espace de quelques mois toute une série de candidats bonapartistes et, par ces choix significatifs, manifestait clairement sa volonté de sortir du provisoire républicain pour retourner à l'Empire ; — si clairement que les parlementaires du centre droit et du centre gauche — ces hommes qui regrettent le suffrage restreint, dont ils sont la fidèle expression — s'en émurent et, pour lui barrer la route, proclamèrent ce régime qu'il leur avait donné la mission de détruire[7].

 

Ce qui entretient parmi nous tant de prévention contre le suffrage universel, c'est que nous le jugeons par ce qui se passe sous nos yeux. C'est autour de nous, c'est-à-dire a la ville, que nous le voyons surtout fonctionner. Dans l'électeur des classes inférieures nous n'apercevons que l'ouvrier, particulièrement accessible, il faut le reconnaître, à la propagande révolutionnaire. Ne voyant qu'exceptionnellement les campagnards nous inclinons à les considérer comme une exception dans la hiérarchie sociale, comme un simple appoint de la masse électorale... Eh bien, la vérité, c'est précisément le contraire. L'appoint, c'est nous les citadins qui le formons et les suffrages urbains ne comptent dans l'ensemble du scrutin que pour une faible minorité.

Or, les campagnards sont, par instinct, conservateurs[8]. Leurs mœurs, leurs intérêts en font des adversaires naturels du désordre. Moins accessibles que les ouvriers de la ville, aux meneurs de la démagogie ils subissent volontiers l'influence du grand propriétaire qui vit parmi eux. Ils ont moins de convoitises, moins de besoins, moins d'envie, moins de vices — les statistiques judiciaires le démontrent —. Enfin, tandis que l'ouvrier, et trop souvent le bourgeois, ne voient les choses qu'à travers les lunettes de leur journal, ayant le plus souvent intérêt à les dénaturer, le paysan, qui ne lit guère, les voit avec ses propres yeux, avec son bon sens naturel : il les voit mieux !

On contestera sans doute ce dernier point ; on dira que le temps est loin où les ruraux votaient, les yeux fermés, pour les candidats de l'Empereur ; que le moindre village a plusieurs cabarets — sans compter les cercles et chambrées — où il trouve les feuilles anarchistes ; qu'enfin le prolétaire des champs, pour avoir plus longtemps résisté, n'en est pas moins infecté aujourd'hui du virus radical ; — et l'on prétendra le prouver par le résultat des dernières élections... C'est une illusion d'optique.

En nommant des sénateurs ou des députés de gauche, les paysans cèdent à une vieille habitude de soumission envers l'autorité. Pour eux l'écharpe et l'habit brodé, quel que soit celui qui les porte, ont toujours un certain prestige. Dans le candidat que recommande le sous-préfet, que le maire accompagne, dont le garde champêtre protège particulièrement les affiches, pour les contraventions duquel la gendarmerie elle-même se montre indulgente, ils ont bien de la peine à voir un homme dangereux.

Ils ne donneraient ni un cheveu de leur tète, ni un écu pour sauver la République en péril ; ils apprendraient même sa chute avec joie ; en attendant, ils croient faire acte de conservateurs en votant pour ceux qui la représentent.

Ils ne pourraient d'ailleurs voter autrement sans s'exposer aux représailles de l'autorité qui les surveille de près. Nous autres, citadins, nous pouvons être indépendants à bon marché, donner des leçons électorales au pouvoir sans qu'il nous en coûte rien. Au village, ces leçons se payent plus cher ; et le paysan qui vote ouvertement pour un candidat hostile fait preuve d'un courage qui frise l'héroïsme.

Mais que les circonstances changent, on verra à quel point la sympathie des électeurs ruraux, pour ce régime dont ils nomment aujourd'hui les candidats, est fragile et précaire ; on verra se renouveler la brusque volte-face qui se produisit il y a trente ans. Les départements qu'on croyait alors absolument acquis au radicalisme, même l'Allier, le Var, le Haut-Rhin, même la Nièvre, — qui venait de nommer M. Gambon ; même Saône-et-Loire, — qui venait de nommer MM. Madier de Montjau, Esquiros et Colfavru, — votaient à une immense majorité pour le plébiscite de 1851, et, par la suite, pour les candidats officiels.

Il y a toujours de la ressource avec le suffrage universel [pour un pouvoir intelligent et fort. Qu'on sache lui parler, faire appel à son bon sens, on est assuré de le reconquérir.

Puisqu'on ne peut songer sérieusement à le supprimer ; puisqu'on ne saurait même efficacement l'amender[9], c'est là qu'il faut tendre.

Dans ces dernières couches sociales que les ennemis du suffrage universel voudraient écarter de la vie politique il y a deux éléments bien distincts : la démocratie rurale et la démocratie urbaine, les paysans et les ouvriers.

Les paysans sont, en très grande majorité, demeurés conservateurs, même lorsqu'ils servaient les intérêts du régime actuel en votant pour ses candidats. Un gouvernement habile et ferme trouverait bientôt en eux son plus solide point d'appui. Un certain nombre d'ouvriers, momentanément exaltés par l'ivresse qui semble se dégager du mot de République pourraient être également ramenés à la sagesse, à l'intelligence de leurs véritables intérêts.

Une autre partie de la démocratie urbaine, nous le reconnaissons, acquise aux doctrines anarchistes, est l'irréconciliable ennemie de tout gouvernement régulier, de toute société normalement constituée. Il faut renoncer à toucher ces cœurs aigris, à convaincre ces esprits faussés : on peut du moins les neutraliser, les dégoûter de la lutte en leur opposant un gouvernement assez fort, assez résolu à se défendre pour qu'ils perdent l'espoir de le renverser.

Le seul bon régime électoral, c'est, en définitive, de bien gouverner ; c'est-à-dire de donner satisfaction à la portion raisonnable du pays, — et de décourager l'autre.

L'Empire l'a su faire deux fois ; il saurait le faire une troisième.

 

 

 



[1] Est électeur tout sujet italien, âgé de 25 ans, jouissant de ses droits civils et politiques et payant en contributions directes un cens de quarante francs. Sont dispensés de la condition du cens : les membres des académies, des chambres d'agriculture et de commerce, les professeurs, les fonctionnaires civils et militaires, les personnes ayant obtenu les hauts grades universitaires, les procureurs, notaires, agents de change, médecins, les industriels et commerçants payant un loyer qui varie, suivant les lieux, de 200 à 600 livres : enfin les citoyens possédant 600 livres de rente sur l Etat, les capitaines de navire et les chefs d'atelier occupant au moins trente ouvriers, s'ils payent la moitie du cens indiqué plus haut.

[2] M. Frédéric Bechard n'est pas le seul royaliste qui prenne son parti du suffrage universel. Dans une étude qu'a publiée récemment l'Univers et dont l'auteur, dit ce journal, est un homme politique jouant un rôle considérable dans le parti monarchiste, on lisait : On a reproché tour à tour à M. le comte de Chambord d'être trop absolu quand il réclamait la plénitude de l'autorité royale, d'être trop débonnaire quand il acceptait le suffrage dit universel. Supprimer ce suffrage est en effet le dernier mot d'une certaine sagesse conservatrice, qui du reste, n'a point le souci de nous apprendre comme elle entend le remplacer... Le péril n'est pas dans le mode de suffrage, il est dans une doctrine qui altère et dénature le caractère et le rôle de la représentation nationale... Plus dupe que complice le suffrage universel n'est pas le coupable. Ses défauts et ses vices sont visibles, mais ne lui appartiennent pas en propre... Et, prenez garde, le suffrage universel mériterait-il un jugement plus sévère qu'il y aurait néanmoins folie à lui barrer la route. Comme instrument politique il a été faussé par une détestable doctrine ; il peut être redressé par une doctrine contraire ; mais il est en même temps la caractéristique d'une évolution sociale et on n'arrête pas le mouvement.

Le Français lui-même, qui témoigne aujourd'hui peu d'estime et de sympathie pour le suffrage universel, disait au mois de mars 1870 :

Le suffrage universel, grande conquête réalisée par le gouvernement de 1848, est désormais le fondement de nos institutions politiques ; y porter atteinte serait méconnaître les conditions de la société à laquelle nous appartenons et les nécessités de ce temps. Ce n'est pas à restreindre le suffrage universel qu'il faut que nos hommes d'Etat s'appliquent, c'est à l'étendre et à le fortifier en l'éclairant... Oter des mains du paysan et de l'ouvrier le bulletin de vote serait la plus périlleuse des tentatives.

[3] Dans son excellent livre, A quoi servent les Parlements, M. Ed. Boinvilliers établit fort clairement : qu'en 1815 les faubourgs de Paris étaient attachés à l'Empire et que toute la diplomatie de la classe moyenne révolutionnaire consista à éviter tout contact entre Napoléon et le peuple proprement dit ; qu'en 1830 et en 1848 les journalistes et les bourgeois révoltés eurent beaucoup de peine à amener le peuple dans la rue. Louis Blanc, dans son Histoire de Dix Ans, l'atteste pour la révolution de Juillet (Tome Ier, p 200 et suivantes).

[4] Le suffrage universel, pour ses débuts dans la vieille Europe, confia les destinées du pays à une Chambre libérale, conservatrice, profondément patriotique. (Duc DECAZES, La Liberté et les Conservateurs. Paris, 1868.)

[5] M. Guyard-Delalain par 13.000 voix, contre 3.000 données à M. de Tracy ; — M. Dewinck par 12.000 voix, contre 4.000 données à M. Ternaux ; — M. Kœnigswarter par 15.000 voix, contre 5.000 données à M. de Lasteyrie ; — le docteur Véron, par 21.000 voix, contre 600 données à M. Garnon, etc.

[6] Appréciant l'ensemble du scrutin, l'Annuaire des Deux-Mondes, annexe de la Revue des Deux-Mondes peu suspecte de complaisance pour l'Empire, le constatait en ces termes : On fut peu surpris des votes du 22 juin et du 2 juillet. Ce qui demeurait évident, en dépit des objections de détail et de protestations intéressées des partis vaincus, c'était la grande majorité acquise au gouvernement. Le pays ne voulait pas de révolution ; il adhérait au régime existant. Les anciens partis avaient survécu à l'Empire, mais ils semblaient avoir renoncé à la politique militante. D'ailleurs, chacun d'eux pris isolément était trop faible, soit au point de vue numérique, soit au point de vue de l'influence pour prétendre à une action quelconque sur l'ensemble de l'opinion.

[7] Ailleurs qu'en France on a vu souvent les idées conservatrices trouver dans les masses leur principal point d'appui : en Suisse, par exemple, ou celles-ci ont rejeté la loi de Stabio et repoussé les mesures proposées pour la laïcisation des écoles ; en Belgique, où les libéraux sont peu favorables à l'extension du droit de vote, dont ils redoutent les résultats pour leur cause.

[8] Nous savons aujourd'hui que le conservateur par excellence est le travailleur qui a besoin des jours paisibles pour gagner son pain et celui de sa famille, et, pour sortir, s'il le peut, de la foule à force de labeur ; c'est le paysan qui, froidement calculateur, repousse les agitations capables de troubler les marches sur lesquels il écoule ses produits. (Duc DECAZES, la Liberté et les Conservateurs, Paris 1868.)

[9] Les tentatives faites pour épurer le suffrage universel ont produit de médiocres résultats. M. le duc Decazes (dans la brochure que nous avons déjà citée) constatait que la loi impolitique du 31 mai avait éloigné du scrutin plus de paysans que d'ouvriers. Sur trois millions d'électeurs supprimés, il y avait deux millions d'électeurs ruraux.