Tout pouvoir subit la loi de son origine. S'appuyant sur les classes censitaires, la Royauté devait surtout étudier, satisfaire les vœux de cette aristocratie électorale. Le régime républicain, qu'une faction audacieuse impose par la force et maintient par l'intimidation, doit gouverner par elle et pour elle. C'est la dictature de la minorité violente : M. Taine l'a dit de la première République ; il aurait pu le dire tout aussi bien des suivantes. Aujourd'hui, comme en 1793, comme en 1848, le pouvoir est aux mains d'une poignée de sectaires qui se croient tout permis. L'État c'est eux, donc l'État doit être omnipotent. Ils prétendent manier la France à leur gré, disposer de son argent comme de leur patrimoine particulier, couler l'âme et l'intelligence de ses enfants dans un monde officiel[1]. Pour leurs amis, toutes les Faveurs, même les moins méritées ; pour leurs adversaires, pour les neutres dont leurs amis convoitent la place, toutes les rigueurs, même les plus iniques. Rien ne saurait sauver ces malheureux, suspects d'hostilité, ou seulement d'indifférence : ni leurs longs services, ni leur mérite professionnel, ni la médiocrité de leur emploi. Comme un fonctionnaire politique le dernier agent du plus modeste service doit éprouver, ou simuler quelque ferveur républicaine. On n'a pas le droit de garder la porte d'un cimetière ou de casser des pierres sur la grande route si l'on n'a donné des gages de son dévouement au régime établi[2]. Les favoris du régime ne se contentent pas d'accaparer les faveurs administratives : ils prétendent être au-dessus des lois et trouvent de puissants patrons pour les y mettre. C'est un ancien ministre républicain qui l'atteste[3]. Il y a longtemps que les organes officiels de la République ont fait de ce système un principe de gouvernement. Quand M. Wilson était sous-secrétaire d'État au ministère des finances un député signala le cas d'un jeune homme qui s'était présenté au concours pour le surnumérariat des contributions directes, qui en était sorti avec l'un des premiers numéros, et qui n'avait pu cependant obtenir d'emploi parce qu'il appartenait à une famille cléricale. M. Wilson répondit que cette cause d'exclusion lui paraissait très légitime ; qu'en pareille circonstance, l'Administration des finances agirait toujours de même, et en dépit des concours, fermerait la porte à tous les sujets dont les sentiments lui sembleraient équivoques. Une circulaire fameuse de son successeur, M. Labuze, nous a prouvé que, même après les avoir admis à son service, l'Administration tenait à être constamment édifiée sur l'attitude politique, les relations, les fréquentations de ses moindres agents. La République française appuyait cette prétention de la coterie régnante, en disant : On ne gouverne que par un parti. On a beau dire, on a beau faire, on a beau chercher une règle, un principe de gouvernement, il n'y a que ce principe et celte règle. Enfin dans le récent débat sur la situation de la Corse, qui nous en montrait les résultats scandaleux, M. Waldeck-Rousseau n'hésita point à formuler de nouveau ce principe, — que le Gouvernement doit tout à ses amis du premier degré, rien aux autres ![4] L'Empire, sorti des entrailles du pays, ne gouverne ni pour une classe ni pour un parti. Sa devise : — Tout pour le peuple et par le peuple, — est un programme complet. Mais qu'en abusant des mots on ne donne pas à cette formule un caractère démagogique ! Dans le peuple, l'Empire ne voit pas seulement la plèbe, il voit l'ensemble de la nation, où toutes les catégories de citoyens, confondues à ses yeux, ont des titres égaux à sa sollicitude. Pendant le grand voyage que Louis-Napoléon fit en 1850, un ouvrier lui adressa une courte harangue qui se terminait ainsi : Prince, Charles X a été le roi de la noblesse, Louis-Philippe, le roi de la bourgeoisie : vous, vous serez le roi du peuple. Le Prince ne voulait ni accepter pour son gouvernement ce programme exclusif, ni blesser celui qui l'avait formulé avec une sympathique confiance. Il sut éviter ce double écueil avec son tact ordinaire. Se tournant vers l'évêque devant qui l'incident s'était produit, il lui dit à haute voix : Peuple, Monseigneur, cela signifie tous. Oui, l'Empire, fondé par tous, est le gouvernement de tous. Il n'a qu'une préoccupation, ne poursuit qu'un but : la satisfaction de l'intérêt national, et accepte le concours de quiconque y veut travailler avec lui, sans scruter son origine, ni ses attaches. Contrairement à l'idée républicaine, l'idée napoléonienne, — comme l'écrivait le captif de Ham, — ne procède pas par exclusion ; elle procède par réconciliation. Quel gouvernement fut jamais plus ouvert que celui de Napoléon Ier ? Recommandant à M. Mole, malgré ses tendances républicaines, un jeune ingénieur de mérite, — c'est M. Molé lui-même qui le raconta trente ans plus tard, à la tribune, — l'Empereur lui disait : Croit-on que je ne recherche que les hommes sans convictions ? Je ne demande à personne de penser comme moi, je demande à chacun de m'aider à rendre les Français le premier peuple de l'univers. Dans une autre circonstance, il disait encore : M'a-t-on jamais entendu demander ce qu'on était, ce qu'on avait été ? On ne m'a jamais connu qu'une question : Voulez-vous être bon Français avec moi ? Gouverner par un parti, c'est se mettre tôt ou tard dans sa dépendance. On ne m'y prendra pas : je suis national. L'immense majorité du pays, que les crimes de 93 avaient révolté, mais qui ne voulait pas reculer au delà de 89, qui redoutait presque également le retour des royalistes et le retour des Jacobins[5], trouvait dans l'Empire une entière sécurité. Napoléon pouvait traiter les hommes de l'ancien régime mieux qu'un Bourbon n'eût alors osé le faire, parce qu'il était contre le retour offensif de leurs idées une garantie vivante. Royalistes, Girondins, Jacobins, émigrés ou régicides, proscripteurs ou proscrits, se groupaient autour de lui[6]. Avec ces hommes venus des points les plus opposés, avec ces hommes qui, quelques années auparavant, se haïssaient, se combattaient à outrance, il réussit à former un grand parti national. Qu'il rédigeât le Code civil ou formât la noblesse impériale ; qu'il signât le Concordat ou fît entrer dans les anciennes familles les glorieux parvenus qui l'entouraient, il avait toujours devant les yeux ce même but : la fusion des classes, la fusion des partis. Il sut l'atteindre. Dans une page admirable, où il résume les diverses périodes de ce siècle avec la double autorité de l'historien et de l'homme d'État, M. Guizot le déclare : La paix est impossible tant que les classes diverses, les grands partis que renferment notre société nourrissent l'espoir de s'annuler mutuellement et déposséder seuls l'empire. C'est là, depuis 1789, le mal qui nous travaille et nous bouleverse périodiquement. Tantôt les éléments démocratiques ont prétendu extirper l'élément aristocratique ; tantôt l'élément aristocratique a tenté d'étouffer les éléments démocratiques et de ressaisir la domination. Les constitutions, les lois, la pratique du gouvernement ont été dirigées tour à tour, comme des machines de guerre, vers l'un ou l'autre dessein : guerre à mort dans laquelle ni l'un ni l'autre des combattants ne croyait pouvoir vivre si son rival restait debout devant lui. L'Empereur Napoléon a suspendu cette guerre. Il a rallié les anciennes classes dominantes, les nouvelles classes prépondérantes ; et soit par la sécurité qu'il leur procurait, soit par le mouvement où il les entraînait, soit par le joug qu'il leur imposait, il a rétabli et maintenu entre elles la paix. Après lui, de 1814 à 1830 et de 1830 à 1848, la guerre à recommencé. (De la Démocratie en France ; 1849)[7]. A l'heure où M. Guizot constatait ainsi l'œuvre de pacification accomplie par le premier Empire, l'héritier de la dynastie napoléonienne se préparait à la reprendre[8]. En montant sur le trône, Napoléon III disait : Je veux inaugurer de nouveau une ère de paix et de conciliation et j'appelle sans distinction tous ceux qui veulent franchement concourir avec moi au bien public. Il resta fidèle à ce programme. Comme son oncle, il groupa autour de lui des hommes sortis de tous les camps pour entrer dans le grand parti national dont il était le chef. Pas plus que son oncle, il ne demandait à ceux qui voulaient servir le pays avec lui quels étaient leurs antécédents politiques ou leurs attaches de famille[9]. Combien de fonctionnaires importants pourrions-nous citer qui comptaient un proche, un très proche parent dans l'opposition, sans que cette parenté compromît leur avancement ; bien au contraire. Après s'être montrés farouches à la tribune, certains membres de la gauche s'humanisaient dans les couloirs pour glisser en faveur d'un neveu, d'un frère ou d'un fils, quelques mots de recommandation qui étaient toujours bien accueillis, — si bien que les amis du premier degré s'en montraient jaloux. Loin d'être, comme aujourd'hui, une cause de disgrâce, l'amitié d'un membre de l'opposition était alors un bienfait des dieux. M. le duc d'Aumale, dans les lettres si brillantes qu'il adressait alors à un journal étranger, constatait lui-même cette tolérance du régime impérial. Après avoir dénombré les légitimistes qui, selon lui, remplissaient les ambassades, les conseils généraux, le Sénat, le Corps législatif et les antichambres des Tuileries, il disait : Vous leur feriez injure en supposant qu'ils sont
infidèles à leur foi. Légitimistes, ils le sont toujours ; et si, d'un coup de
baguette, une fée pouvait mettre à la place de Napoléon III le dernier
descendant des Bourbons, ils seraient sans doute au comble de leurs vœux[10]. L'immense clientèle de l'Empire était composée d'éléments si divers que les esprits superficiels croyaient y voir une cause de faiblesse et y cherchaient un sujet de raillerie. Pour justifier cette coalition de rancunes qui s'était formée sous le nom d'Union Libérale, un jeune écrivain qui figura depuis, sans grand éclat, au centre gauche de l'Assemblée nationale, M. Ernest Duvergier de Hauranne, faisait dédaigneusement observer que la coalition officielle était bien moins homogène encore ; qu'on y voyait des parlementaires, des légitimistes, des républicains, même des socialistes, qu'on l'avait enfin recrutée dans tous les camps. Recruter dans tous les camps, pour grouper, sous le même drapeau, sept ou huit millions de bonnes volontés, — n'est-ce donc pas le but auquel doit tendre tout pouvoir qui veut être un gouvernement national et non un gouvernement de parti ? Ce but, l'Empire l'a deux fois atteint ; et seul il peut l'atteindre. Ne recrute pas dans tous les camps qui veut ! Pour attirer à soi des hommes que leurs idées, leurs préférences personnelles avaient d'abord poussés dans une autre voie ; pour rétablir la paix entre les partis, entre les classes, il faut offrir à tous certaines garanties. Chaque groupe social ou politique a des intérêts propres, des tendances spéciales, une conception particulière du gouvernement, où il voudrait s'attribuer la prépondérance aux dépens des autres. Pour fondre les groupes et les partis, il faut fondre les systèmes. C'est ce que fait l'Empire. L'Empire n'est ni la meilleure des républiques ni la meilleure des royautés : c'est un régime mixte, transactionnel, empruntant à la doctrine royaliste comme à la doctrine républicaine ce que chacune d'elles a de réalisable ; ne donnant à aucune classe, à aucun parti une satisfaction absolue, donnant aux unes et aux autres une satisfaction relative ; créant ainsi entre les systèmes, — trop exclusifs pour s'imposer à la masse du pays, — une sorte de moyenne acceptable pour tous. Son rôle peut se résumer en un mot : c'est un concordat permanent entre tous les intérêts. Comme notre France, où des populations de races, de tempéraments, d'instincts divers, basques et flamands, bretons et provençaux, s'amalgament dans une nationalité homogène et compacte, l'Empire a ses provinces du Nord et ses provinces du Midi, ses frontières de droite et ses frontières de gauche, par où, les uns, dégrisés de la République, les autres désespérant de la Royauté, entrent chez lui, sachant qu'ils y trouveront au moins une partie de ce qu'ils cherchaient ailleurs[11]. En constatant avec ironie cette amalgame de groupes si divers, en opposant le langage, les aspirations de tels impérialistes au langage, aux inspirations de tels autres ; en croyant trouver dans ces divergences une preuve d'incohérence ou de duplicité, comme le faisait en 1869 M. Ernest Duvergier de Hauranne, comme l'ont fait souvent depuis d'autres adversaires de l'Empire, on se trompe étrangement. Loin de discréditer ainsi le régime impérial, on démontre au contraire sa supériorité ; on explique pourquoi, mieux que tout autre, il peut agglomérer les éléments disparates dont se compose la société française. On accuse pourtant Napoléon III d'avoir méconnu le caractère qu'il assignait lui-même à l'Empire, d'avoir manqué à ses promesses, en se faisant le souverain de la plèbe, au lieu de rester le souverain de tous, en favorisant une classe, — la dernière, — aux dépens des autres. On dénonce souvent, — tantôt avec une railleuse pitié, tantôt, avec indignation, — ses utopies humanitaires et ses rêveries socialistes ; et l'on ajoute que, la dernière couche contenant le plus grand nombre d'électeurs, tout gouvernement qui repose sur le suffrage universel est fatalement amené à lui sacrifier ainsi les couches supérieures de la société. Des républicains osèrent formuler contre Napoléon III ce grief, assez étrange de leur part[12]. Mais c'est dans les organes de la droite ou du centre droit qu'on le retrouve le plus fréquemment. Le Français le reproduit très souvent, la Gazette de France encore plus. Tel jour, elle reproche à l'Empereur d'avoir passé le niveau sur toutes les supériorités sociales, afin de se trouver seul en face des classes populaires ; d'avoir favorisé en secret le socialisme ; de l'avoir doté de libertés dangereuses, car elles sont autant de privilèges en dehors du droit commun. Tel autre jour, elle se félicite d'avoir signalé depuis quinze ans le danger que faisait courir au pays la réorganisation du socialisme par l'initiative de l'Empereur et sous le haut patronage de M. Rouher. Quand celui-ci mourut, elle l'accusa formellement d'avoir été le propagateur du socialisme d'État, le patron de l'Internationale, d'avoir établi cette société funeste avec la collaboration de M. Tolain, comme une conséquence naturelle de la détestable loi sur les coalitions. Ce grief est-il fondé ? Oui, presque tout ce qui a été fait dans ce siècle pour améliorer la condition matérielle et morale des classes laborieuses a été fait par le premier ou le second Empire. Oui, Napoléon III, comme Napoléon Ier, aimait ardemment le peuple et cherchait, avec une infatigable sollicitude, à adoucir son sort. Mais, si vouloir élever les petits, instruire les ignorants, soulager les pauvres, c'est être socialiste, Napoléon III le fut en bonne compagnie ; et ce n'est pas lui seulement qu'il faut en accuser... C'est M. le comte de Mun, — auquel d'ailleurs ce reproche ne fut pas épargné et qui se justifiait précisément, comme nous justifions l'Empire, en disant : Si c'est être socialiste que de vouloir faire quelque chose pour sortir de l'état social où nous sommes et de croire qu'il ne suffit pas de se croiser les bras, de se lamenter ou de s'enrichir, en applaudissant toutes fois qu'une révolte populaire, devant laquelle on a tremblé, est étouffée par la force, — je comprends qu'on nous accuse. C'est M. Gladstone, qui a appelé le dix-neuvième siècle : le siècle des ouvriers. C'est M. le comte de Chambord — qui a écrit : Je regarde comme un devoir d'étudier tout ce qui se rattache à l'organisation du travail et à l'amélioration du sort des classes laborieuses[13]. C'est M. de Bismarck, — qui considère la question sociale comme le plus grand problème de notre temps[14]. C'est l'empereur d'Allemagne, — disant dans l'un de ses derniers messages : Ma préoccupation la plus vive est de rechercher la guérison des maux sociaux, non seulement dans la répression des excès des démocrates socialistes, mais aussi dans des mesures tendant à améliorer le bien-être des ouvriers ;— déclarant qu'il se croyait obligé devant Dieu et devant les hommes de travailler à la solution de ce problème d'où dépend la sûreté intérieure de l'État ; adjurant les hommes religieux des diverses confessions de l'aider dans cette tâche, l'une des plus difficiles, mais aussi les plus hautes de tout gouvernement qui se base sur la morale du christianisme. C'est le clergé catholique et le clergé protestant d'Allemagne, — qui avaient devancé l'appel de leur souverain[15]. C'est Mgr Mermillod, — qui prononça à Ste-Clotilde un sermon sur les Ouvriers, dont certains de ses auditeurs furent scandalisés, mais dont Napoléon III le félicita avec effusion, en lui disant : Que tous les évêques parlent comme vous, Monseigneur, et il n'y aura plus de révolutions. C'est M. Le Play, — faisant instituer, en 1867, un ordre spécial de récompenses pour les industriels ayant su le mieux assurer le bien-être matériel, intellectuel et moral des ouvriers. C'est le Père Lacordaire, — écrivant : Il y a trois socialismes : le socialisme athée qui a pour but la destruction de la religion, de la famille et de toute propriété ; le socialisme faux, qui, sans en vouloir à la famille et à la religion, se propose néanmoins la destruction de la propriété privée par des systèmes de distribution générale différemment pondérés ; le socialisme chrétien qui respectant à la fois la religion, la famille et la propriété privée, tend au moyen de l'association poussée aussi loin que possible à améliorer la condition physique et morale du plus grand nombre des hommes. Ce socialisme chrétien, respectant à la fois la religion, la famille et la propriété, qu'admettait, que prônait le Père Lacordaire, est le seul qu'ait jamais appliqué l'Empereur. On prétend le contraire ; mais on serait embarrassé de le prouver. On dit que l'Empire accorda aux ouvriers des privilèges en dehors du droit commun : — Quels privilèges ? On ajoute qu'à l'intérêt de cette classe favorite il sacrifia le droit des autres : — Ou ? Quand ? Comment ? Qu'on cite des décrets et des lois ! Car c'est par les lois et les décrets que s'exerce l'action des gouvernements ; on n'a pas plus le droit de leur faire des procès de tendance qu'on ne leur reconnaît à eux-mêmes le droit d'en faire aux citoyens. Pour répondre à cette question précise la Gazette de France ne trouverait à nous opposer que deux actes, qu'elle cite à tout propos : la loi sur les coalitions et le patronage accordé à l'Internationale. Rien de plus ; — et ce n'est guère, comme on va le voir. La loi sur les coalitions ? Serait-ce, par hasard, une invention de l'Empire, pour qu'on en fasse à l'Empire un grief spécial ? La liberté des grèves n'existe-t-elle pas partout, ou presque partout en Europe ? Et qui donc vit-on au premier rang de ceux qui poussaient le gouvernement impérial à l'accorder ? Deux hommes qui ne passèrent jamais pour de farouches socialistes : Prévost-Paradol[16] et Berryer. La plaidoirie de l'illustre avocat légitimiste en faveur des ouvriers typographes de Paris fit faire à la question un pas décisif. La Gazette de France aurait mauvaise grâce à le contester : car elle l'affirmait jadis, en félicitant Berryer d'avoir gagné celte noble cause devant l'opinion, d'avoir fait triompher par son talent la liberté du travail, la liberté d'association et d'avoir porté un coup mortel à la loi qui les restreignait[17]... Est-il juste, est-il même décent de faire un mérite à M. Berryer d'avoir provoqué cette réforme et un crime à l'Empereur de l'avoir réalisée ? Dira-t-on qu'à cette époque on n'avait pas encore compris la gravité d'une telle innovation, que l'expérience seule en manifesta le péril ?... Si elle le manifesta réellement au point de faire regretter la loi abrogée en 1864, pourquoi les monarchistes ne rétablirent-ils donc pas celle-ci, lorsqu'à l'Assemblée Nationale ils avaient la majorité ? Pourquoi la grande Commission chargée d'étudier, sous la présidence de M. d'Audiffret-Pasquier, la question du travail et formée dans une pensée de réaction contre la politique impériale, n'en a-t-elle pas seulement émis le vœu ? L'accusation de connivence avec l'Internationale est-elle plus fondée ? Elle l'est beaucoup moins encore. Nous ne ferons pas à cette sotte légende l'honneur de la discuter sérieusement ; nous nous bornerons à rappeler que les témoins les plus compétents en ont fait eux-mêmes justice[18]. Non seulement l'Empire, en témoignant cette sollicitude à la classe nécessiteuse, ne causait aucun préjudice aux autres ; mais il leur rendait au contraire un immense service, en leur assurant la quiétude, en les préservant des revendications, légales ou violentes, de la révolution sociale. Dans la séance que le Conseil d'Etat tint, aux Tuileries, sous sa présidence, pour discuter l'abrogation de l'art. 1781, Napoléon III rappelait ce que son gouvernement avait déjà fait pour améliorer la condition des ouvriers et il ajoutait : Je n'ai pas la pensée qu'en suivant cette politique je ferai tomber toutes les préventions, je ferai tomber toutes les haines et j'augmenterai ma popularité. Mais ce que je sais bien, c'est que j'y puiserai une nouvelle énergie pour résister aux mauvaises passions. Quand on a fait tout ce qui était juste, on maintient l'ordre avec plus d'autorité, parce que la force s'appuie alors sur la raison et la conscience satisfaites. L'ordre matériel, la paix sociale, n'est-ce donc pas pour les classes supérieures le premier besoin, le bien le plus précieux ? Et le gouvernement impérial, sans verser une goutte de sang, ne les avait-il pas garantis mieux qu'aucun autre ? A la veille de son avènement, on se battait dans les rues, comme on devait s'y battre au lendemain de sa chute ; la société voyait avec angoisse, — et depuis longtemps, — s'approcher le règne des barbares, et les saturnales de l'anarchie triomphante[19]. Sous son règne ferme et tutélaire les mauvaises passions s'apaisèrent, et la terreur des hautes classes se dissipa. M. Michel Chevalier le constatait, en ces termes, à la tribune du Sénat : L'Empereur, relativement au droit de suffrage, qui est le point culminant de l'édifice des libertés publiques, est le plus progressiste des législateurs politiques de son temps. La conséquence considérable de ce progrès, c'est que l'Empereur a réconcilié la démocratie avec les autres classes de la société. A sa voix, la démocratie s'est calmée, elle s'est disciplinée. L'effet de celte réconciliation a été tel que dans les autres Etats de l'Europe, depuis 1852, tous les souverains à peu près qui avaient refusé le droit électoral à leurs sujets ont fini par le leur accorder. Ce résultat a été obtenu grâce à la bonne tenue de la démocratie française sous la main à la fois bienveillante et ferme de l'Empereur. Il y a eu un temps, et pas bien loin de nous, où ce mot de démocratie excitait universellement les alarmes. Il semblait que ce fut un monstre prêt à nous dévorer. Il y avait une formule que répétaient alors les sages de l'époque : la démocratie coule à pleins bords ; c'est-à-dire : il ne nous reste plus qu'à nous envelopper dans nos manteaux et à mourir... Eh bien ! non ! Car l'Empereur a accompli ce fait considérable que la démocratie a coulé à pleins bords plus que jamais et que les alarmes se sont dissipées[20]. Récusera-t-on ce témoignage complaisant d'un sénateur ? Mais les adversaires de l'Empire semblaient éprouver la même sécurité que ses amis ! L'ordre social leur paraissait si peu menacé qu'ils voulaient arracher au gouvernement les armes dont celui-ci croyait avoir encore besoin pour le défendre. A gauche comme à droite, on constatait la décadence de l'utopie communiste et le progrès fait par les saines doctrines économiques dans le monde des ouvriers. M. Jules Simon disait en 1867 au Corps Législatif : Convenons qu'il y a une grande différence entre les socialistes d'il y a vingt ans et ceux d'aujourd'hui. Il y a vingt ans, les socialistes étaient des sectaires ; aujourd'hui ce sont des praticiens. Il y a vingt ans, ils excluaient le capital, exigeaient la gratuité du crédit et faisaient la guerre aux intermédiaires. Ils voulaient supprimer le salaire de haute lutte au nom de l'égalité. Aujourd'hui ils reconnaissent la légitimité du travail accumulé et transmis ; ils admettent le loyer de l'argent ; ils comprennent qu'on puisse, en certains cas, préférer le salaire à l'association. Enfin, réclamant pour eux la liberté, ils la demandent aussi pour les autres, parce qu'ils sentent que la première condition de la liberté est l'égalité absolue dans le droit[21]. M. le vicomte de Melun, étudiant avec le soin le plus consciencieux les cahiers rédigés par les délégations ouvrières à la suite de l'Exposition Universelle, écrivait, en 1869 dans le Français : Ces rapports méritent au plus haut point l'attention publique, comme le résumé le plus exact des désirs, des aspirations populaires, comme le reflet de l'esprit et de la conscience des ouvriers, livrés à la méditation pacifique de leur situation, à l'abri des passions du moment et de l'enivrement de la foule... Dans plus d'un rapport, on rencontre des déclarations comme celles-ci : L'ouvrier veut sincèrement l'apaisement de toutes les colères, le renoncement à toutes les récriminations ; il désire avant tout la concorde, l'entente, l'harmonie entre les patrons et les ouvriers. — Nous voulons l'égalité, non pour faire descendre le maître au niveau de l'ouvrier, mais pour élever celui-ci, par l'instruction, par la dignité, par la bonne conduite, au niveau du maître. — Il faut en finir avec l'antagonisme entre les patrons et les ouvriers français ; la concorde, l'entente, la conciliation de tous les intérêts, voilà ce que nous demandons, encore moins dans un intérêt personnel, que dans l'intérêt de la société. Quelques mois encore avant le 4 septembre, ceux-là même qui accusent le plus vivement l'Empire d'avoir fomenté la révolution sociale, prétendaient qu'il l'avait absolument écrasée et qu'il n'affectait de craindre un retour offensif de sa part que pour émouvoir l'opinion, dans un intérêt dynastique. Au mois d'avril 1870, la Gazette de France, — raillant les fonctionnaires et les journaux officieux qui osaient insinuer que les passions révolutionnaires pourraient bien se réveiller, sous l'excitation des partis, — disait : Ces courtiers en plébiscite, n'ayant aucune bonne raison à donner à l'appui de leur propagande, en agissent avec les populations, comme avec les enfants que l'on rend obéissants en les menaçant de Croquemitaine. Et, quelques jours plus tard, le Français : Qu'on ne vienne plus dresser devant nous le spectre rouge ! Qu'on ne nous épouvante plus, comme les enfants, avec la silhouette de la guillotine ! Qu'on ne nous montre plus à l'horizon des barricades, des nuages noirs et des lueurs sinistres. Moins d'un an après, ces optimistes recevaient un cruel démenti ; Croquemitaine ne les faisait plus sourire ; le spectre rouge entrait en scène, avec toutes ses horreurs dont leur incrédulité nous avait fait l'ironique énumération. Rien n'y manquait : ni les barricades, ni les lueurs sinistres, ni même la guillotine, car les pelotons d'exécution, plus expéditifs, la remplaçaient avec avantage. Que leur optimisme et leur incrédulité de la veille fussent sincères, nous le croyons volontiers. Mais pour qu'ils méconnussent à ce point un péril dont l'esprit des dernières générations, — nous en avons fourni la preuve, — avait été constamment obsédé, ne fallait-il pas que la cause de l'anarchie, loin de se fortifier, se fût affaiblie et qu'il y eut dans l'état moral du prolétariat de sérieux symptômes d'apaisement ? Mais ces symptômes n'étaient-ils pas trompeurs ? L'explosion du 18 mars 1871 n'a-t-elle pas prouvé que l'apaisement signalé par les amis ou les adversaires du régime impérial ne s'était produit qu'à la surface ? Loin de calmer les passions anarchiques, l'Empire ne les avait-il pas exaspérées, en les comprimant ? Le torrent qu'il croyait avoir à jamais endigué, ne devait-il pas rompre ses digues, un jour ou l'autre, et se répandre avec d'autant plus de violence qu'il avait été plus violemment contenu ? Non ; pour n'avoir pas duré plus que lui-même, le progrès accompli par l'Empire n'en était pas moins sérieux. Bien que la société se soit retrouvée, dès le lendemain de sa chute, aussi gravement malade qu'elle l'était la veille de son avènement, il est cependant certain que l'Empire avait enrayé le mal. Ce mal était trop profond, trop invétéré pour qu'en dix ou quinze ans il crut l'avoir guéri : on ne le guérira jamais. Les mauvais instincts de la nature humaine sont incurables. Ils entretiennent en nous un foyer de pestilence, qu'on peut assoupir, qu'on peut isoler, mais qui sera toujours prêt à se ranimer, dès qu'on lui fournira de nouveaux aliments[22]. Napoléon III était parvenu à circonscrire ce foyer. L'agitation libérale des dernières années de l'Empire, en stimulant les convoitises anarchiques par l'espoir d'un prochain bouleversement, l'avait élargi. Le 4 septembre lui livra le pays. S'y propageant en toute liberté, le virus révolutionnaire fit aussitôt d'immenses ravages. Il n'a cessé d'en faire depuis. La semaine sanglante a rétabli l'ordre matériel dans la rue : elle a laissé dans les cœurs un âpre désir de revanche et de représailles, qui ne prend même plus la peine de se dissimuler[23]. Si quelque nouvelle délégation ouvrière voulait reproduire les déclarations pacifiques que M. de Melun signalait dans les cahiers de 1868, elle serait énergiquement désavouée. Qu'on ne parle plus d'entente ni de concorde, comme on le faisait alors : c'est la haine qu'on prêche aujourd'hui, comme le seul serment d'émancipation pour les serfs de la glèbe ou de l'atelier[24]. Qu'on ne demande plus que l'ouvrier s'élève au niveau du maître : c'est le résultat contraire qu'il faut poursuivre ; on l'a dit dans une réunion publique, où ce nouveau programme a obtenu un grand succès[25]. Qu'on ne cherche plus à rétablir l'harmonie entre le peuple et la bourgeoisie par la conciliation de leurs intérêts. Il faut supprimer la bourgeoisie, les capitalistes par tous les moyens, même les plus violents[26]. Il faut substituer à la vermine possédante les parias de la société[27], devenant, à leur tour, une caste exclusive et privilégiée[28]. Si l'on veut apprécier avec sûreté la différence des temps, aux cahiers que la classe ouvrière rédigeait, il y a quinze ans, pour formuler ses prétentions on n'a qu'à opposer les dépositions de ses délégués a l'enquête parlementaire de 1884, dépositions dont la Liberté résumait l'esprit, en disant : Tous ces gens-là-songent bien moins aux solutions pratiques des grands problèmes de la production et de la consommation qu'à la révolution sociale qui, suivant la formule de Lassalle, fera triompher le quatrième ordre et fondera l'Etat ouvrier sur les ruines de l'Etat bourgeois. A ceux qui dénoncent le caractère démagogique et l'influence subversive de sa politique, l'Empire peut donc opposer un résultat matériel, que tout régime serait fier d'avoir obtenu : s'il n'a pas eu le temps de ramener définitivement la paix entre les classes, il leur a du moins imposé une trêve ; s'il n'a pas supprimé la guerre sociale, il l'a du moins suspendue ; et, pour rappeler la parole de M. Guizot que nous citions tout à l'heure, après lui la guerre a recommencé. Ce n'est pas seulement dans l'ordre politique et dans l'ordre social, c'est aussi dans l'ordre religieux que l'Empire accomplit son œuvre de transaction entre des intérêts divergents. Le prosélytisme religieux ne connaît pas de limites. Il ne peut jamais se déclarer satisfait. Il montre, il doit montrer, chaque jour, de nouvelles exigences. C'est le devoir d'un gouvernement, qui a le sentiment de sa mission, de discerner ce que ces exigences ont de réalisable, ce qu'elles ont d'excessif, et jusqu'à quel point il peut les satisfaire sans compromettre les droits de la société civile. En suivant cette règle de conduite, en protégeant l'Église, mais en la maintenant dans son domaine, il la sert autant pour le moins que l'État, car il la préserve des attaques et des revanches de la passion politique. La Restauration, en cherchant à faire de l'Eglise un instrument de règne, lui a causé un long préjudice[29]. Le Gouvernement de Juillet, cédant au mouvement de réaction que cette imprudence avait provoquée lui témoigna d'abord du mauvais vouloir, jusqu'à la fin, de la défiance. La République lui fait ouvertement la guerre. L'Empire a mieux compris son devoir. Sans compromettre l'Église, Napoléon Ier lui restitua, dans le pays, la grande place à laquelle elle a droit. Sans la compromettre davantage. Napoléon III augmenta ses ressources matérielles, élargit la sphère de son action, la débarrassa d'inutiles entraves, la traita mieux enfin qu'elle n'avait été traitée depuis des siècles[30]. Il eût supprimé, à son profit le monopole de l'État dans l'enseignement supérieur[31] comme il avait contribué à le supprimer dans l'enseignement secondaire[32] ; et, même dans les écoles de l'Université, — sans que celle-ci en prît ombrage, — il lui assurait sa place légitime. M. Rouland, ministre de l'Instruction publique, disait, en 1863, à la tribune du Sénat : Les tendances du gouvernement dans l'instruction publique, sous la haute influence de l'Empereur, consistent dans le respect de la religion de nos pères... Vous pouvez voir tous nos établissements ouverts par la loi aux évêques, qui y dirigent souverainement l'éducation religieuse... Nous estimons qu'en présence de cette religion qui assiste au berceau de l'enfant, qui devra le suivre dans ses études, quand il grandit et s'apprête au rude labeur social, nous estimons, dis-je, que notre premier devoir est de lui ouvrir toutes les portes de nos établissements, afin qu'elle puisse y accomplir sa mission envers les hommes et envers Dieu. Napoléon III savait qu'à cet égard la génération nouvelle avait d'autres besoins que la précédente ; il savait que le sentiment religieux s'était largement développé en France, — sans que pourtant l'instinctive répugnance des populations contre toute ingérence de l'autorité spirituelle dans les affaires temporelles en fut sensiblement atténuée[33]. Il maintint la ligne de démarcation nécessaire entre les deux domaines. Son nom aurait suffi d'ailleurs à rassurer sur ce point. Comme Napoléon Ier avait pu favoriser la vieille noblesse sans inquiéter l'esprit démocratique, Napoléon III pouvait protéger le clergé, séculier ou régulier, manifester en toute occasion sa profonde déférence pour l'Église, choisir le Pape comme parrain de son fils, parler, agir[34] comme aucun autre, souverain n'aurait peut-être osé le faire[35] sans éveiller jamais les susceptibilités de l'esprit civil. Nous avons vu depuis combien ces susceptibilités étaient vivaces et faciles à ranimer. En 1874, le pouvoir était occupé par un soldat, qui avait conquis son bâton de maréchal et son titre de duc à la tête d'une armée impériale, qui venait de manifester son attachement pour le drapeau tricolore et qui pouvait assurément passer pour un homme de son temps. Mais on voyait autour de lui l'élite du parti royaliste : il n'en fallut pas davantage pour provoquer un sentiment de défiance que ses ennemis se hâtèrent d'exploiter. Ils surnommèrent son gouvernement le gouvernement des curés. Sentant quel coup leur portait cette perfide qualification, ses ministres la repoussèrent avec énergie et s'appliquèrent soigneusement à ne rien faire qui parût la justifier. Le maréchal lui-même crut devoir s'expliquer à cet égard[36] ; et, quand il voyagea dans le centre de la France il s'abstint de certaines manifestations de déférence envers le clergé que Napoléon III avait pu faire, avec l'approbation générale. A ces adversaires aveugles de l'Empereur qui prétendaient, en sapant son trône, servir les intérêts religieux, M. Billault avait dit, en 1861 : Si, par malheur, ce gouvernement, si largement assis sur sa base populaire, venait, un jour, à être ébranlé, ah ! prenez garde ! ceux qui l'attaquent en ce moment seraient les premiers écrasés par sa chute. L'événement n'a que trop bien réalisé cette prédiction, trop bien montré au clergé qu'avec l'Empire son plus sûr abri avait disparu. Des catholiques refusent encore d'en convenir et accusent le régime impérial de les avoir insuffisamment protégés, tandis qu'on lui adresse d'autre part, le reproche contraire[37]. Quand on cherche à séparer des individus ou des partis prêts à en venir aux mains, on reçoit toujours quelque coup des uns et des autres. On s'en console si l'on a réussi à les séparer. L'Empire peut donc se consoler de ces accusations contradictoires, en montrant le résultat qu'il avait obtenu. Il a rétabli, par deux fois, la paix religieuse comme la paix sociale ; et, suspendue par lui, la guerre entre les catholiques et les sectaires intolérants de la libre pensée a recommencé après lui. Qu'à l'intérieur, le second Empire ait constamment soutenu la religion, honoré ses ministres, on ne peut le contester sans être démenti par les faits. Mais beaucoup de ceux mêmes qui lui rendent justice sur ce point, l'accusent d'avoir, par une contradiction singulière, sacrifié au dehors ces intérêts catholiques qu'il protégeait au dedans, en provoquant la chute du pouvoir temporel, en faisant naître la question romaine. Une telle contradiction est-elle vraisemblable ? Si, dans cette question, la passion politique n'avait exploité les sentiments, les scrupules les plus respectables, si elle avait permis d'examiner froidement les intérêts complexes qui y étaient engagés, n'aurait-on pas compris qu'elle ne pouvait être, qu'elle n'était pas dans la pensée de Napoléon III ; qu'en offrant à Pie IX la présidence de la Confédération italienne, l'Empereur ne songeait point à amoindrir sa puissance, et, que loin d'avoir volontairement creusé l'abîme ou devait s'effondrer le trône pontifical, il s'était au contraire efforcé de le combler ? Pas plus que la question sociale, la question romaine n'est née sous l'Empire. Rien avant 1851, bien avant 1848, toutes les chancelleries la considéraient déjà comme un des plus difficiles problèmes de la politique européenne. Le Pape avait été ramené dans ses États, il y était maintenu par une force étrangère. L'occupation de Rome par une garnison française, l'occupation des Romagnes par une garnison autrichienne pouvaient-elles durer indéfiniment ? C'était une trêve ; ce n'était pas une solution définitive. C'est cette solution définitive que poursuivait Napoléon III quand, au mois de juillet 1859, dans une lettre, publiée depuis, il écrivait au Souverain-Pontife : Que votre Sainteté consente, ou que plutôt, de proprio motu, elle veuille bien accorder aux Légations et aux Marches une administration séparée, un gouvernement laïque, nommé par Elle, mais entouré d'un conseil formé par l'élection... Je supplie votre Sainteté d'écouter la voix d'un fils dévoué de l'Église, mais qui comprend les nécessités de son époque et qui sait que la force brutale ne suffit pas pour résoudre les questions. Je vois dans la décision de votre Sainteté ou le germe d'un avenir de paix et de tranquillité, ou bien la continuation d'un état violent et calamiteux[38]. L'Empereur qui, depuis dix ans, soutenait le Pape à Rome, qui venait d'affranchir l'Italie du joug autrichien, croyait pouvoir alors, et pouvoir seul, amener une réconciliation qu'il jugeait nécessaire, et, au prix de légers sacrifices[39], asseoir le trône pontifical sur d'inébranlables fondements. La tentative échoua ; mais nous restons convaincu qu'elle n'était pas chimérique et que, mieux comprise, elle eût réglé, à l'avantage de tous, un différend dont la solution ne pouvait indéfiniment s'ajourner. La suite des temps ne l'a-t-elle pas prouvé ? Si la question romaine n'avait pas été rouverte sous l'Empire, ne l'aurait-elle pas été depuis ? Pie IX, que Napoléon III avait ramené dans ses États, qu'il avait maintenu, qu'il aurait toujours maintenu à Rome[40], ne devait-il pas être fatalement entraîné dans sa chute ? La République eût-elle longtemps monté la garde auprès du Vatican ? Et quelle puissance catholique y eût pris notre place ? Est-ce M. de Beust qui eût envoyé à Rome une garnison autrichienne ? M. Sagasta qui y eût envoyé une garnison espagnole ? M. de Bray qui y eût envoyé une garnison bavaroise ? Et si M. Malou y eût envoyé une garnison belge, M. Frère-Orban ne l'eût-il pas bientôt rappelée ?[41] Affranchir la souveraineté pontificale d'une tutelle aussi précaire, subordonnée à toutes les fluctuations de la politique européenne, et l'asseoir, au milieu de l'Italie pacifiée, sur des bases assez solides pour qu'elle pût s'y maintenir sans secours de l'étranger, — n'était-ce donc pas une pensée prévoyante ? Dans tous les actes du régime impérial, on retrouve le même système, aboutissant aux mêmes résultats. En Algérie, comme sur le continent, Napoléon III avait poursuivi et atteint ce but : la pacification par l'accord des intérêts rivaux. De même qu'il avait contenu le prolétariat, en lui donnant de légitimes satisfactions, et mis ainsi les classes supérieures à l'abri de ses revendications violentes, de même, en adoptant à l'égard des Arabes une politique à la fois plus généreuse et plus ferme, il garantit la population européenne contre un retour offensif de leur part : Si les Arabes voient leurs besoins matériels et moraux satisfaits, — écrivait-il dans la lettre-programme qu'il adressait au maréchal de Mac-Mahon, — il sera beaucoup plus facile de les maintenir dans le devoir. Les insurrections comme les attentats partiels seront beaucoup moins fréquents et la sécurité affermie permettra aux Européens de se livrer sans crainte à leurs travaux. La pacification des Arabes est donc la base de la colonisation. L'expérience lui donna pleinement raison. En 1870, à l'heure de nos désastres, quand l'Algérie, dégarnie de troupes, était pour ainsi dire, livrée à leur générosité, les Arabes, conquis par la politique de l'Empereur, restèrent soumis et fidèles à la France. Dès que l'administration républicaine voulut abandonner ce système, le fanatisme musulman se réveilla, et, là encore, la guerre recommença ! |
[1] On ne peut fonder la République qu'en renouvelant l'état mental de la France. (M. SPULLER. Discours prononcé à Reims devant des délégués de la Ligue de l'Enseignement.)
[2] Que de faits on pourrait citer, du haut en bas de l'échelle administrative, depuis le procureur général de Rouen, engageant les magistrats de la Cour à ne donner prise à aucun soupçon d'indifférence envers les pouvoirs publics, — jusqu'au maire d'Autun destituant un de ses chefs de bureau pour n'avoir pas illuminé ni décoré la façade de sa maison, le 14 juillet... Trois cantonniers de l'Aude ayant eu l'audace d'exercer leur droit de citoyen en signant une pétition contre l'article 7, un journal républicain de Paris exige leur révocation. — Un vétérinaire cantonal est nomme à Luzech. Le Républicain du Lot dénonce, comme scandaleuse, cette nomination d'un homme auquel on attribue des opinions peu en harmonie avec nos institutions. — Le Petit Marseillais félicite les députes des Bouches-du-Rhône des actives démarches qu'ils l'ont pour obtenir la révocation du portefaix de l'Intendance militaire qui passe pour un ennemi des institutions actuelles. Répondant aux réactionnaires qui se plaignent de cet exclusivisme, une autre feuille républicaine déclare qu'il ne faut pas même permettre que les fosses municipales soient curées par un vidangeur bonapartiste. Etc., etc.
[3] Dans un article du Journal des Économistes publié en novembre 1882 M. Léon Say disait : Jamais l'abus des recommandations n'a été poussé plus loin que depuis quelques années. S'il ne s'agissait que de questions de personnel, ce serait bien triste ; mais on va plus loin et la recommandation s'étend jusqu'aux contribuables mauvais payeurs. Ceux-là mêmes qui sont chargés de faire les lois recommandent ceux qui ne veulent pas qu'on les applique. Mais où l'abus est porte le plus loin, c'est dans les demandes en remise d'amendes ou en abandon de procès-verbaux, en matière de contraventions aux lois fiscales. Il y a des redevables contre lesquels les agents de recouvrement n'ont plus le courage de verbaliser, car ce serait s'attirer des inimitiés et s'exposer à des dénonciations... L'idée qu'on a les plus grandes chances d'être exonéré de son amende quand on est recommandé par un membre du Parlement est une idée universellement reçue dans le monde des fraudeurs.
Au nombre des scandales dévoilés par la récente enquête sur les affaires de Corse figurait le suivant : Un agent subalterne d'un pénitencier s'était rendu coupable de malversation. Le Directeur informé n'avait osé le dénoncer. Il s'en excusa plus tard, en écrivant au Préfet du département : Je me suis aperçu, en effet, de ces opérations, et si je n'en ai pas rendu compte à M. votre prédécesseur, c'est que je n'ignorais pas que X. paraissait être protégé par MM. Arène et Peraldi, députés, contre lesquels j'aurais craint de briser ma position de vingt-cinq ans de bons et loyaux services.
— Quand un sergent de ville rencontre un malfaiteur, il se demande s'il doit l'arrêter comme voleur, ou le saluer comme un électeur influent... Il ignore si, en lui mettant la main sur le collet, il ne risque pas non seulement sa vie, mais sa médaille militaire... Le même phénomène se produit dans les campagnes, où les gendarmes n'osent plus arrêter les vagabonds.
(LE NATIONAL.)
[4] Aujourd'hui l'Administration supérieure est singulièrement affaiblie... Ce n'est plus de la politique, ce n'est plus de l'administration : c'est l'esprit de parti et de localité dans ce qu'il y a de plus subalterne, disposant de tout, prétendant tout régenter. (Ch. DE MAZADE. — Revue des Deux-Mondes, 1883.)
Les radicaux trouvent qu'on ne respecte pas en eux le droit des minorités. Qu'ont-ils donc fait eux-mêmes d'accord avec la majorité ? Lorsqu'on a refusé obstinément à l'opposition conservatrice ne fût-ce qu'un seul représentant dans la commission du budget, les radicaux ont-ils songé à protester contre cette exclusion ? Quand la Chambre.... a décrété l'invalidation en masse des élections des conservateurs, est-ce que les radicaux ont prononcé une parole pour réserver les droits du suffrage universel ? Et cependant cette minorité exclue des commissions, invalidée, violentée dans ses droits, dans ses croyances, représente, de l'aveu même des plus récentes statistiques officielles, presqu'une moitié de la population française. (Ch. DE MAZADE. — Revue des Deux-Mondes 1884.)
[5] Tocqueville, fragments inédits.
[6] Les Préfets n'étaient pas recrutés avec moins d'éclectisme que les Ministres ou les Conseillers d'Etat. Parmi eux se trouvaient les Thibaudeau ou les Jean Debry à côte des La Rochefoucauld, des Breteuil et des Vaublanc, etc.
— Voir, à ce sujet, le remarquable ouvrage de M. Am.-Edmond Blanc, Napoléon Ier, ses institutions civiles et administratives.
[7] Sous la Restauration, dès 1821, M. Guizot indiquait déjà cette idée : En peu d'années, disait-il, les prééminences sociales de l'ancien régime étaient devenues la parure favorite du régime impérial. Elles s'y précipitèrent avec une ardeur pleine de complaisance. Le public ne s'y opposa pas. C'est que la révolution, lasse d'elle-même, et renonçant, par lassitude, à ses plus nobles droits, était su fond sans crainte sur ses intérêts les plus puissants Telle était, en 1814, la relation des deux orgueils. Ils vivaient l'un à côté de l'autre, renonçant l'un et l'autre à la prétention de s'exclure et de s'humilier réciproquement. Quelques mois plus tard, tout était changé. L'ancien régime, se croyant des chances plus hautes, avait laissé là sa résignation et repris ses frivoles dédains ; la révolution, ne se sentant plus souveraine, avait cessé d'être tolérante, en cessant d'être tranquille sur son sort Je ne sais qu'une manière de traiter avec l'esprit public : c'est de le rassurer pleinement. Buonaparte a pu accorder à l'ancienne aristocratie justice et même faveur. Les Bourbons lui doivent justice, comme on doit toujours à tout le monde ; ils ne peuvent pour elle rien de plus. (Des moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France.)
[8] Dès 1849, à son cousin le prince Napoléon, qui rêvait pour les Bonaparte un rôle plus exclusif, il écrivait : Rappeler tous les anciens partis, les réunir, les réconcilier, tel doit être le but de nos efforts. C'est la mission du grand nom que nous portons.
[9] Répondant à l'étrange déclaration de M. Wilson, que nous rappelions plus haut, M. Rouher déclarait que repousser un candidat ayant subi l'épreuve d'un concours pour les opinions qu'on lui supposait était un acte d'arbitraire injustifiable Une voix de la gauche lui cria : N'en faisiez-vous pas autant ? M. Rouher répliqua : Citez des faits ! Il y a ici M. le Président du conseil. J'ai eu l'honneur d'être son chef, comme ministre des travaux publics pendant huit ans, je connaissais tous les ingénieurs et tous les conducteurs des ponts et chaussées. Je demande à M. de Freycinet si jamais un ingénieur ou un conducteur, admis régulièrement, a été frappé pour cause politique. Je n'ignorais pas cependant que ce personnel était, en majorité, républicain ; mais, comme il n'affichait pas ses opinions, qu'il se montrait honnête, consciencieux, laborieux, je ne me croyais pas le droit de lui dire : je vous soupçonne d'être républicain.
— Sous l'Empire... l'administration était assez puissante et souvent, il faut le dire, assez éclairée pour n'être point à la merci de tous les caprices, de toutes les délations ou même des influences de localité. (CH. DE MAZADE. Revue des Deux-Mondes.)
— M. Leconte de Lisle qui a toujours été républicain, haïssait l'Empire. L'Empire, qui ne l'ignorait pas, accorda une pension à l'homme de talent. (FIGARO, sept. 1884).
[10] HENRI D'ORLÉANS, DUC D'AUMALE. Écrits politiques. Bruxelles 1868.
[11] Le parti contre-révolutionnaire et le parti révolutionnaire vivaient en paix sous Napoléon, parce qu'il protégeait incessamment et également les deux partis dans ce qu'ils avaient de bon et de sensé et les réprimait seulement dans ce qu'ils avaient d'égoïste et d'hostile au bien public. (FONFRÈDE, Esquisses morales et politiques.)
— L'Empereur fut le médiateur entre deux siècles ennemis ; il tua l'ancien régime en rétablissant tout ce que ce régime avait de bon ; il tua l'esprit révolutionnaire en faisant triompher partout les bienfaits de la révolution. (NAPOLÉON III. Discours du 20 septembre 1852.)
[12] L'Empire, avec une extrême imprudence, quand il a vu que son prestige diminuait, a eu la pensée de pactiser avec la démocratie la plus avancée et d'opposer cette démocratie aux classes moyennes et aux opinions modérées. Le premier acte de cette nature a été la loi sur les coalitions. (ERNEST PICARD, Déposition à l'Enquête du 18 mars.) Dans cette déposition, M. Picard ajoutait même, à mots couverts, que cette alliance entre l'Empire et la démagogie n'avait pas été rompue par le 4 Septembre, que les bonapartistes avaient aidé les communards à brûler les monuments et assassiner les généraux Lecomte et Clément Thomas.
— Parlant de la Commune, et contestant aux impérialistes le droit d'en rendre la République responsable, le National disait en octobre 1871 : Oublient-ils donc que ces hommes coupables ou égarés sont les victimes des fausses doctrines sociales entretenues par l'Empire ?
[13] Chargé par M. le comte de Chambord de remercier des ouvriers de la Croix-Rousse qui lui avaient envoyé une adresse, M. le marquis de Foresta écrivait, de Goritz, le 9 mars 1883, au président du comité royaliste de Lyon : Les ouvriers honnêtes et intelligents... savent qu'ils peuvent compter sur son plus sérieux intérêt et que l'étude des grandes questions qui se rattachent au bien-être de la classe ouvrière a été l'une des plus graves occupations de sa vie. Il le félicitait en terminant d'avoir suscité la candidature d'un ouvrier royaliste.
Dans la brochure de propagande intitulée Henri V et la Monarchie traditionnelle (la plus sérieuse qui ait été faite), nous lisons : Henri V ne sera ni un bourgeois, ni un roi aristocrate, il sera bien plutôt (comme Henri IV son aïeul aimait a le répéter) le roi du peuple. Et dans une autre, Une visite à M. le duc de Bordeaux, par Didier (1849) : Deux questions le préoccupaient entre toutes les autres, l'organisation administrative de la France et le problème social des travailleurs.
[14] M. de Bismarck est le type du socialiste-conservateur... Il admet qu'il y a une question sociale et qu'il faut s'efforcer de la résoudre ; or, tout est là pour l'économiste orthodoxe, il n'y a pas de question sociale. L'Etat n'a rien à faire qu'à trancher les entraves qui gênent encore la concurrence universelle. Telle n'est pas du tout l'opinion de M. de Bismarck. Il croit qu'il est juste et bon que la condition des classes laborieuses s'améliore ; il croit que l'Etat doit venir en aide à leur relèvement. (E. DE LAVELEYE, le Socialisme contemporain en Allemagne.)
Dépassant la mesure qu'avait su observer Napoléon III et attribuant à l'empereur d Allemagne ce caractère exclusif que l'empereur des Français avait décline, comme nous le rappelions plus haut, M. de Bismarck affirma un jour que le roi de Prusse était avant tout le roi des prolétaires.
[15] Les catholiques avaient donné l'exemple : Les protestants se piquèrent bientôt d'émulation. M. Stoker, prédicateur de la Cour, fonda l'Association des socialistes-chrétiens-monarchiques.
[16] Voir ses Lettres Politiques, notamment celle du 27 mars 1864 où il dit : Nous sommes, on le sait, des réformateurs de la veille en ce qui concerne le droit de coalition.
[17] Assez longtemps après, les ouvriers typographes offraient à Berryer un ouvrage imprimé par eux pour lui seul. La Gazette de France raconta le fait et rappelant ce qui l'avait motivé, elle dit : Personne n'a perdu le souvenir de cette magnifique défense de la libellé du travail et du droit d'association présentée devant le Tribunal de la Seine en septembre et novembre 1862. C'était le procès fait a la loi, il fut gagné devant l'opinion ; et cette législation qui protégeait les syndicats, en condamnant l'association libre, la discussion pacifique, n a pas survécu à cette lutte judiciaire, qui fut un nouveau triomphe pour M. Berryer.
[18] Extrait des procès-verbaux de l'enquête sur le 18 mars :
M. le Président. Quelle a été la participation de l'Empire à la formation de l'Internationale ?
M. Tolain. Aucune, absolument aucune, ni financièrement, ni autrement. Le gouvernement impérial n'a rien su, ni rien fait. Je donne la chose comme absolument certaine. Personne ne pourra dire le contraire.
Voir l'Association internationale des Travailleurs, où l'auteur, M. Fribourg, reproche à l'Empire non pas précisément d'avoir favorisé cette Société, mais de l'avoir écrasée sous les procès.
[19] Dès 1832, le Journal des Débats disait : Les barbares qui menacent la Société ne sont pas au Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes industrielles.
— En 1834, le procès d'avril inspire à M. Gisquet, préfet de police, les réflexions suivantes : N'était-il pas effrayant de voir à quelles mains la France pouvait être livrée si la faction républicaine avait détruit l'ordre actuel ? Qu'on veuille bien réfléchir sur les doctrines avouées par eux et l'on conviendra qu'ils réservaient à notre pays un bouleversement et de sanglantes orgies auprès desquelles les saturnales de 93 n'auraient été que des jeux d'enfants.... L'extermination de la bourgeoisie, la spoliation de toutes les fortunes devait être pour la Société des Droits de l'Homme le prix de la victoire.
— Henri Heine écrit, de Paris, en 1810 : Les doctrines subversives se sont emparées en Franco des clauses inférieures. Il ne s'agit pas de l'égalité des droits, mais de l'égalité des jouissances, et il y a à Paris quatre cent mille mains brutales qui n'attendent qu'un mot d'ordre pour réaliser l'idée d'égalité absolue qui couve dans leur tête.
— Fonfrède, à la même époque (17 octobre 1810) : Si la Providence ne vient au secours de noire pauvre France, nous serons bientôt au niveau de l'Espagne et nous passerons ensuite par un autre 93, pire que le premier.
— M. le duc d'Orléans, deux ans plus tard, dans son testament : Que le comte de Paris soit un de ces instruments brisés avant d'avoir servi ou qu'il devienne l'un des ouvriers de celte régénération sociale qu'on n'entrevoit qu'à travers de grands obstacles et peut-être des flots de sang....
— M. Blanqui (de l'Institut), en 1818 : Pourquoi entendons-nous répéter de toute part que la révolution politique dont le contre-coup agite encore l'Europe n'est que le prélude d'une révolution plus profonde, destinée à ébranler la société presque dans ses fondements ?
[20] Séance du 16 décembre 1863.
[21] Au mois de juin 1870, profitant de la tolérance du nouveau ministère à l'égard de la presse et comptant exploiter la petite agitation libérale qui se produisait alors, plusieurs journaux révolutionnaires parurent. L'un d'eux s'intitulait Le Socialiste. Dans son premier numéro, — il fut supprimé dès le second, — il constatait le terrain perdu par la cause qu'il voulait relever : Depuis quinze ans, disait-il, le mot de socialisme a disparu de la langue française et l'idée a paru cesser d'exister.
[22] Ce n'est pas de la populace de son temps, c'est de la populace tous les temps qu'Eugène Pelletan a écrit : Il y a au fond des masses populaires un instinct brutal de destruction, assoupi ou comprimé, mais qui, une fois réveillé devient terrible. Elles égorgent sans savoir pourquoi, pour des mots dont elles n'ont jamais compris l'idée.
Tocqueville disait, en 1810, à la tribune : Croyez-vous que je ne sache pas qu'au fond de cette grande société civilisée au milieu de laquelle nous vivons, il y a une petite société de barbares, toujours prête à saisir le moment que lui laisse le sommeil léthargique de la grande pour s'emparer des rênes du gouvernement et ensevelir, dans une même catastrophe, non seulement vous, non seulement moi, mais tout le monde, mais la société tout entière, mais la civilisation peut-être.
[23] La Bataille publiait récemment une gravure représentant les principaux personnages politiques et militaires du jour, rangés devant le peloton d'exécution ; — avec cette légende :
Regardez donc la bourgeoisie
Triomphante dans son Congrès !
Le peuple aura le sien peut-être.
Car tout crime a son lendemain.
Alors, malheur ! malheur au maître
Qui barrera le flot humain !
La haine est comme une avalanche
Qui, dans sa marche, se nourrit.
Notre Congrès de la Revanche
Nous le tiendrons à Satory.
[24] Il est temps de dire que, de toutes les passions collectives, l'amour est la plus féconde en surprises dangereuses et décevantes. Il est temps de dire que la haine est le plus puissant si ce n'est le seul ferment d'émancipation. Il est temps de dire que les classes, comme les individus, comme les nations, qui ne savent pas haïr, sont sur la pente de la décadence. Et, quand nous parlons de la haine, nous ne voulons pas parler de cette haine vague et pour ainsi dire platonique qui ne s'adresse qu'aux institutions, mais de la haine positive et réaliste, qui s'en prend aux personnes, aux êtres vivants, des objets de chair et d'os. (Le Droit social.)
[25] On a dit qu'il fallait faire de l'ouvrier un bourgeois. Citoyens, c'est le contraire : il faut faire du bourgeois un ouvrier. (Le citoyen GRÉGOIRE, à la salle Lévis, octobre 1880.)
[26] Oui, il faut que le bourgeois disparaisse, et par quelque moyen que ce soit. Employons le poignard, le poison, la dynamite pour détruire ces capitalistes. Frappons dans l'ombre. Un capitaliste qu'on nu peut pas frapper par devant, ne doit pas être abandonné ; il reste encore l'espoir de le frapper par derrière ou de lui verser dans son café quelques gouttes d'arsenic. (Le Drapeau noir.)
[27] Protestation des Sarcleurs de Vaison.
[28] Pour aller jusqu'au fond de notre pensée, nous dirons que nous aspirons au moment où la classe ouvrière sera seule à consommer toutes les bonnes choses que produit notre globe, non seulement parce qu'elle est seule apte à les rendre consommables par son travail, mais encore et surtout parce que seule elle peut les consommer utilement, avec profit pour notre espèce.
— L'anarchiste Dumay exprimait, en un seul mot, la même idée, lorsque, qualifié de partageux, il répliquait vivement : Partager ? Nous voulons tout !
[29] A mesure que la Restauration s'établissait, l'union de l'Eglise et de l'Etat devenait de plus en plus évidente..... La nation fut ou plutôt se crut gouvernée par les prêtres et aperçut partout leur influence. C'est alors qu'on vit renaître ce qu'on appelle chez nous l'esprit voltairien, c'est-à-dire l'esprit d'hostilité systématique et de moqueries non seulement contre les ministres de la religion, mais contre la religion elle-même. Tous les livres du XVIIIe siècle furent réimprimes et distribués à bon marché au peuple. La haine d'une partie de la population contre le clergé prit une violence inconcevable. Je remplissais alors des fonctions analogues à celles de procureur du roi et je remarquais que toutes les fois qu'un prêtre avait le malheur d'être accusé d'un crime ou d'un délit, le jury, en général si indulgent, condamnait toujours à l'unanimité. Le clergé, qui n'était d'aucun parti sous l'Empire, devint sous la Restauration un parti. Il se joignit aux absolutistes les plus décides. De là résulta un effet bien funeste. Presque tous les libéraux, c'est-à-dire la grande majorité de la nation devinrent irréligieux par principe politique. En faisant de l'impiété, ils croyaient faire de l'opposition. On vit souvent alors des hommes très honnêtes entrer en fureur au seul nom de religion... (TOCQUEVILLE. Lettre à Lord Radnor.)
[30] A un de ses parents, s'étonnant qu'il se fût, lui autrefois royaliste ardent', rallié si nettement à l'Empire, Mgr de Salinis écrivait : j'ai cru que c'était pour moi un devoir de prêter mon concours à un gouvernement qui a sauvé la France, qui l'a faite, en quelques années, si grande aux yeux du monde, qui donne à l'Eglise la plus grande liberté dont elle ait joui depuis saint Louis.
— Autant que les exigences de l'esprit moderne l'ont permis, vous avez rappelé sur ces os arides que le paganisme révolutionnaire avait desséchés l'esprit du vrai christianisme, du christianisme complet, du catholicisme en un mot... Il faut le reconnaître et l'avouer tout haut, parce que c'est la vente, depuis longtemps l'Eglise n'avait joui d'autant de liberté que sous votre gouvernement. (Le Père VENTURA. Sermon prononcé en 1857 à la chapelle des Tuileries.)
[31] Un projet de loi sur la liberté de l'enseignement supérieur, déjà élabore sous l'administration de M. Duruy, allait être repris quand la guerre éclata.
[32] Sous la présidence et par la présidence fut proposée et promulguée la loi sur l'enseignement, plus favorable à la liberté de l'Eglise que tout ce qu'il avait été possible non d'espérer mais de rêver durant les dix-huit années de Louis-Philippe. Et si l'affranchissement n'a pas été plus complet, ce n'est pas au président qu'il faut l'imputer. (Louis VEUILLOT. L'Univers, 1868.)
[33] Le paysan respecte le curé, mais il n'entend pas que le curé devienne le maire. Il admet les croyances religieuses et les pratiques du culte, mais il ne veut pas être clérical. Il reconnaît volontiers les supériorités intellectuelles et sociales, mais il est jaloux des droits conquis. Il repousse l'ancien régime dont il a gardé en bloc un détestable souvenir et il ne se ralliera franchement qu'à des institutions inspirées de l'esprit nouveau. Tout cela est raisonnable et il faut lui persuader que les conservateurs qui le sollicitent ne veulent sincèrement pas autre chose. (PH. DE GRANDLIEU. Figaro.)
[34] Les paroles ? On n'a qu'à ouvrir le recueil de ses discours. On trouvera à chaque page des déclarations comme celle-ci : La religion est la base de toute société et de tout gouvernement qui a le sentiment de sa mission. C'est elle qui fait ma force et me guide dans la voie où je marche. — La France veut un gouvernement assez fort pour appeler à lui tous les honnêtes gens, assez consciencieux pour déclarer qu'il protège hautement la religion catholique, tout en respectant la liberté des cultes. — Mon gouvernement, je le dis avec orgueil, est un des seuls qui aient soutenu la religion pour elle-même, non comme un instrument politique et pour plaire à un parti, mais uniquement par conviction, par amour du bien qu'elle inspire et des vérités qu'elle enseigne. — On peut voir par ce qui se passe (août 1869) combien il est indispensable d'affirmer les grands principes du christianisme qui nous enseignent la vertu pour bien vivre et la croyance à l'éternité pour bien mourir.
— Les actes ? Citons seulement les principaux : la formule par la grâce de Dieu rétablie ; — la bénédiction des aigles ; — la restitution du Panthéon au culte ; — l'organisation de la chapelle impériale et la prédication du carême aux Tuileries ; — les cardinaux admis de droit au Sénat et l'archevêque de Paris au Conseil privé ; — la liberté d'enseignement protégée de toute façon ; — l'éducation religieuse assurée dans les établissements universitaires sous le contrôle de l'épiscopat ; — le budget des cultes constamment accru ; — les aumôniers des dernières prières créés ; — les aumôniers de la marine et de la flotte, la grande aumônerie, le chapitre de Saint-Denis rétablis ; — la messe militaire instituée au Val-de-Grâce ; — les sœurs de charité introduites dans les hôpitaux militaires ; — le repos dominical recommandé par plusieurs circulaires ministérielles ; — l'éclat donné au baptême du Prince impérial (auquel assistaient 85 évêques) et à sa première communion ; — la protection incessante accordée aux intérêts catholiques, aux missionnaires, sur tous les points du globe, etc., etc.
L'Empire donna au clergé le bien qui lui est le plus précieux : la liberté absolue dans le domaine spirituel. Laissant tomber en désuétude la doctrine gallicane, il permit aux évêques d'interdire l'enseignement de la déclaration de 1682 ; il les laissa communiquer comme ils le voulurent avec le Pape et entre eux et rétablir les conciles provinciaux depuis longtemps supprimés. Il n'apporta aucun obstacle à l'adoption de la liturgie romaine ; il n'appuya pas plus les prélats hostiles à cette réforme que les prélats opposés à la déclaration de l'infaillibilité. Il assura l'entière indépendance du concile de 1870, n'accompagnant pas même l'expression de sa confiance des réserves qu'on a faites ailleurs (c'est-à-dire dans presque tous les pays catholiques), comme Pie IX reconnaissant le disait à notre ambassadeur.
[35] Tel était, du moins, l'avis de Louis Veuillot : Ce que Louis-Napoléon a fait pour la religion, par conséquent pour l'ordre social, disait-il en 1854, aucun homme connu n'aurait pu le faire. L'Eglise jouit sous son règne d'une liberté qu'elle n'a pas connue depuis des siècles. En 1868, après les démêles qu'il avait eus avec le gouvernement impérial, au sujet de la question romaine, rappelant les services rendus par les Bonaparte au catholicisme, il écrivait encore : C'est beaucoup, c'est immense. En fait d'états de service, nulle dynastie n'en a de pareils depuis que la révolution ébranle l'assiette du genre humain.
Un écrivain, fort peu sympathique au régime impérial, M. le marquis de Ségur, racontant la vie de son frère, exprimait la même idée. Parlant de l'intention qu'aurait eue Napoléon III, au début de son règne, d'accorder une plus large part au clergé dans l'enseignement et de divers autres projets de même nature, il disait : Ces velléités étudiées, transformées en lois, eussent été acceptées par l'opinion publique des mains du neveu de Napoléon Ier plus facilement que de celles au petit-fils de saint Louis.
[36] On a accusé mes intentions, dénaturé mes actes. On a parle de relations extérieures compromises, de Constitution violée, de liberté de conscience menacée. On est allé jusqu'à évoquer le fantôme de je ne sais quel retour aux abus de l'ancien régime, de je ne sais quelle influence occulte que l'on a appelée gouvernement des prêtres. Ce sont là autant de calomnies. Le bon sens en a déjà fait justice en France et à l'étranger. (Maréchal DE MAC-MAHON. Discours de Bourges.)
[37] A quelques jours de distance on vit Napoléon III accusé par la Gazette de France d'avoir opprimé l'Eglise, — par le Télégraphe d'avoir comblé le cléricalisme de faveurs.
Vers le même temps, le recteur de l'académie d'Aix, déplorant la part prise à l'enseignement secondaire ou supérieur par les congréganistes, écrivait : Ils ont fondé des collèges de garçons et de filles, des écoles préparatoires à Saint-Cyr et à l'Ecole Polytechnique. Grâce à la connivence de l'Empire ils ont réussi de cette façon à obtenir le résultat dont nous souffrons aujourd'hui.
[38] C'est cette même pensée qui animait la brochure le Pape et le Congrès, dont les derniers mots étaient : Napoléon Ier, par le Concordat, a réconcilié la société nouvelle et la foi. Puisse son héritier avoir l'honneur de réconcilier à son tour, le Pape, comme son souverain temporel, avec son peuple et avec son temps.
[39] M. le duc d'Harcourt, rendant compte de l'audience dans laquelle il avait remis ses lettres de créance au pape Pie IX, écrivait, le 26 avril 1871, au ministre des affaires étrangères : Le Pape a repris à peu près en ces termes : — L'avenir sera ce qu'il plaira à Dieu. La souveraineté n'est pas à rechercher dans des temps comme ceux-ci, je le sais mieux que personne. Tout ce que je désire c'est un petit coin de terre où je serais le maître. Si l'on m'offrait de me rendre mes Etats, je refuserais ; mais tant que je n'aurai pas ce petit coin de terre, je ne pourrai exercer dans leur plénitude mes fonctions spirituelles.
— Quelles conditions le Saint-Siège mettrait-il aujourd'hui à sa réconciliation avec la maison de Savoie ? Le Vatican, depuis l'avènement de Léon XIII, les a plus d'une fois laissé entrevoir d'une manière au moins officieuse. Le successeur de Pie IX ne demande pas à l'Italie de renoncer à son unité. Pour donner l'absolution aux usurpateurs, il ne demande plus la restitution intégrale des Etats ravis à l'Eglise ; il ne paraît même plus réclamer formellement le retour de Rome à ses anciens maîtres ecclésiastiques. Léon XIII du moins ne se fait pas scrupule de laisser mettre en avant des combinaisons naguère repoussées avec dédain par son prédécesseur. S'il prétend toujours faire reconnaître la souveraineté du Saint-Siège, il semble prêt à se contenter d'une sorte de haute souveraineté ou de suzeraineté idéale qui, sans lui rendre une autorité temporelle directe, assurerait davantage sa souveraineté personnelle. (PAUL LEROY-BEAULIEU. Le Vatican et le Quirinal depuis 1878.)
[40] En ce qui touche la capitale, Napoléon III se rangea résolument à l'avis d'Azeglio contre Cavour. Toujours prêt à accueillir les combinaisons de nature à assurer aux Romains les bienfaits d'un bon gouvernement, il n'admit pas un instant que Rome pût devenir la capitale et le séjour du roi d'Italie. Sa raison était que l'indépendance spirituelle de la Papauté, que sa liberté, sa dignité n'étaient pas conciliables avec l'installation à Rome d'un roi, d'une administration, d'une armée, d'une presse, d'un parlement italiens. (EMILE OLLIVIER. L'Eglise et l'Etat au concile du Vatican.)
[41] Partout les princes se désintéressent de la direction des affaires, partout les ministères sont les esclaves de Chambres capricieuses... Léon XIII ne peut s'appuyer sûrement sur aucun prince, sur aucun cabinet, sur aucun parlement II n'est pas de parlement, de cabinet, de prince qui ne considère comme une délivrance de n'avoir plus à négocier avec le Vatican. (Louis TESTE. Léon XIII.)