Roi des Arvernes
An de R. 700. — Av. J.-C. 52. Les généraux gaulois, ayant éprouvé deux échecs
considérables, se réunirent en conseil pour combiner entre eux les moyens de
réussir dans une nouvelle attaque. Ils s’avisèrent enfin d’interroger les
habitants du pays sur la nature des fortifications des Romains, et apprirent
que César, craignant d’embrasser trop de terrain, n’avait pas entièrement
enfermé dans ses lignes de circonvallation une colline située au septentrion
d’Alésia, et que, de ce côté, elles étaient légèrement dominées, et, par
conséquent, dans une position défavorable à leur défense. Les lieutenants
romains C. Autistius Réginus et C. Canitnius Rébilus, avec deux légions,
étaient préposés à la garde de ces quartiers. Les généraux gaulois les
envoyèrent reconnaître par des éclaireurs, et firent choix de cinquante-cinq
mille hommes parmi les nations qui jouissaient de la plus grande réputation
de bravoure. Ils en donnèrent le commandement au cousin germain de
Vercingétorix, l’Arverne Vergasillaunus, un de leurs quatre généraux en chef
; ils réglèrent ensemble les opérations à exécuter et fixèrent à Vercingétorix, accompagné de ses troupes, s’empressa de sortir de la ville dès que, du haut de sa citadelle, il aperçut les colonnes de Vergasillaunus. De longues perches, des faux, des musculus[2], et enfin tout ce qu’il avait fait préparer pour renverser la contrevallation des Romains précédait sa marche. Il se dirigea sur les fortifications de la plaine, pensant que la circonvallation de César serait assaillie de ce côté par les cent soixante mille hommes, au moins, que commandaient Comius l’Atrébate et les Éduens Éporédorix et Viridomar. Mais, par une conduite inconcevable, si César n’a pas exagéré l’effectif de l’armée gauloise[3], ces trois généraux restèrent dans une complète inaction pendant toute la durée du combat. Il s’engagea, en même temps, au nord et à l’ouest ; Gaulois et Romains y déployèrent une rare énergie, volant au secours de ceux des leurs qu’ils apercevaient en péril, et n’épargnant rien pour s’assurer la victoire. Ce qui épouvantait le plus les Romains, c’étaient les cris de leurs soldats, qui se tournaient le dos, en faisant face les uns à Vergasillaunus, et les autres à Vercingétorix ; car les légionnaires comprenaient que leur salut dépendait de la valeur d’autrui ; et les dangers dont ils ne peuvent juger, par leurs propres yeux, sont ceux, dit le proconsul, qui impressionnent le plus vivement les hommes. César s’était établi dans une position d’où ses regards embrassaient les deux attaques à la fois, et il envoyait des troupes de soutien partout où il voyait les siennes trop vivement pressées par les Gaulois. D’acharnement des combattants redouble, les Romains voulant, par la victoire, s’assurer la lin de leurs travaux, et les Gaulois la conservation de leur liberté. Ce fut au nord que les légions éprouvèrent le plus de peine à se défendre, parce que leurs fortifications sur ce point, ainsi que nous l’avons fait observer, avaient été construites sur une colline qui les dominait un peu, ce qui donnait un grand avantage aux Gaulois. Résolu d’en finir, Vergasillaunus ordonne à une partie de ses soldats de cribler les Romains de traits, tandis que l’autre, formant la tortue, avec ses boucliers, s’avance pour monter à l’assaut du retranchement. Les fossés de la circonvallation, les fosses, les trous en quinconce qui la précédaient, sont remplis de terre ; tous ces piéges, tous ces obstacles deviennent inutiles aux Romains ; l’armée gauloise escalade le rempart, et les lignes de César vont être forcées. Instruit du péril des légions de ses lieutenants Réginus et Rébilus, il s’empresse de faire marcher, pour les secourir, six cohortes aux ordres de Labienus, et lui recommande, s’il se voit dans l’impossibilité de résister aux Gaulois, d’exécuter une sortie, mais de n’adopter cette résolution qu’à la dernière extrémité. César, lui-même, parcourt les rangs des troupes romaines, engagées ailleurs, et les exhorte à ne pas se laisser abattre par la longue durée d’un combat, au succès duquel est attaché le prix de leurs anciens triomphes. Cependant Vercingétorix désespérant, à cause de leur
grandeur, d’emporter les fortifications de la plaine, court assaillir la
contrevallation à un endroit où elle passait sur des hauteurs escarpées. Une
multitude de traits renverse les Romains qui défendent les tours, et les
Gaulois, à l’aide de leurs instruments, comblent les fossés avec des claies
et de la terre ; ils se fraient un chemin jusqu’au rempart, et se servent de
leurs faux pour le couper ainsi que le parapet. César envoya au secours des
troupes si violemment attaquées par Vercingétorix, d’abord le jeune Brutus et
six cohortes, et ensuite le lieutenant Fabius suivi de sept autres. Le combat
s’échauffant de plus en plus, il se hâta d’y conduire en personne toutes ses
réserves. L’assaut de Vercingétorix fut repoussé ; et le danger, sur ce
point, n’offrant plus autant de gravité, le proconsul se dirigea vers le nord
où, par ses ordres, s’était rendu Labienus. César tira quatre cohortes d’une
redoute voisine, prescrivit à une partie de sa cavalerie de ne pas le
quitter, et au reste de longer extérieurement la circonvallation et de
charger Vergasillaunus par derrière. Ce brave général, que ni les fossés, ni
le rempart des Romains n’avaient pu arrêter, pénétrait[4], en ce moment,
dans l’intérieur de leur ligne. César et ses légions auraient trouvé la mort
au sein de ces ouvrages gigantesques, dans lesquels ils avaient enfermé
Vercingétorix et son armée, si la cavalerie gauloise, Eporédorix, Viridomar
et Comius, qui disposaient de masses immenses, eussent été présents sur le
champ de bataille, ou du moins si, par d’autres attaques, ils eussent obligé
les Romains de diviser leurs forces, afin de les empêcher d’accabler
Vergasillaunus. Mais déjà trente-neuf cohortes, sorties de forts peu éloignés,
s’étaient portées d’elles-mêmes au secours de Labienus. César, informé par
lui de sa situation et des opérations qu’il se prépare à exécuter, accourt
afin d’assister au combat. Il se présente bientôt sur les pentes de la colline,
environné de troupes de cavalerie et d’infanterie, et les Gaulois le reconnaissent
à l’éclatante couleur de son vêtement de bataille. Des deux côtés s’élève un
grand cri auquel répondent des clameurs poussées par les légionnaires qui
occupent l’enceinte des fortifications. On s’aborde aussitôt l’épée à la main
; mais alors de nouvelles cohortes romaines viennent prendre part à l’action,
et la cavalerie de César commence à se montrer sur les derrières des Gaulois.
Ce mouvement détermine leur défaite : ils craignent d’être enveloppés,
s’enfuient de tous côtés, et rencontrent les cavaliers romains qui en font un
horrible carnage. Sédullius, prince et général des Lémovices, est tué.
Vergasillaunus, entraîné dans la déroute, tombe vivant au pouvoir des vainqueurs
; et soixante-quatorze enseignes militaires sont apportées au proconsul. Un
petit nombre de Gaulois seulement parvinrent à regagner, sains et saufs,
leurs retranchements. Pendant ce désastre de l’armée de secours, Vercingétorix,
acharné au combat, avait continué l’attaque de la contrevallation des Romains
; mais informé enfin, par les troupes qui étaient restées à la garde
d’Alésia, de la destruction de celles de Vergasillaunus, il fut obligé
d’exécuter sa retraite, et abandonna le dernier ce funeste champ de bataille
: Comius, Eporédorix et Viridomar eurent à peine appris la défaite de
Vergasillaunus qu’ils s’empressèrent de prendre la fuite avec leur cent
soixante mille hommes. Tels étaient les généraux, (les deux derniers du moins), qui avaient osé disputer Ie commandement
en chef à Vercingétorix. Si les forces de nos soldats, dit César, n’eussent
pas été épuisées par les combats continuels de cette journée, l’armée ennemie
aurait pu être entièrement détruite. Vers Cette célèbre bataille d’Alésia[5] oh lie génie de César, secondé par une double enceinte de fortifications, par l’incapacité des généraux ses adversaires, et par la science de toutes les parties de la guerre, portées alors a leur perfection chez les Romains, triompha de milices braves, mais inexpérimentées et dépourvues de bonnes armes, est le plus éclatant témoignage que les peuples sans armées permanentes et bien organisées, finissent toujours par succomber devant des troupes instruites, aguerries, disciplinées et commandées par des généraux ayant l’expérience des combats ; et les Gaulois durent enfin comprendre qu’à la guerre la valeur est impuissante contre la valeur unie à la supériorité des armes et des manœuvres. Vercingétorix vaincu se montra plus grand que son malheur.
Le lendemain de la bataille, il rassembla son conseil et lui tint ce langage
: Je n’avais
pas entrepris cette guerre dans un intérêt particulier, mais pour le triomphe
de la liberté de L’auteur grec est le seul des historiens de l’antiquité
qui parle des bienfaits que Vercingétorix aurait reçus de César ; mais le
silence des Commentaires, à cet
égard, est un démenti formel à cette allégation. Le proconsul, au contraire,
n’a pas oublié de consigner dans ses Mémoires,
qu’il fit souvenir Arioviste[7], dans l’entrevue
qu’ils eurent ensemble ; que s’il avait été reconnu roi par le peuple romain,
c’était à lui, César, alors consul, qu’il devait cette insigne faveur. Le
général romain nomme plusieurs Gaulois dont à était l’ami, et ne s’exprime
jamais de cette manière sur Vercingétorix. Nous ne voyons qu’une circonstance
où, avant cette campagne, il ait pu le connaître : après la bataille gagnée
par César sur les Helvétiens, César, après sa victoire, partit pour Bibracte et y reçut
la soumission des Éduens. Là vinrent lui demander la paix des députés envoyés
par les Arvernes. Il exigea d’eux un grand nombre d’otages, et, désireux de
reconquérir leur amitié, il leur rendit sans rançon ainsi qu’aux Eduens,
environ vingt mille de leurs prisonniers qu’il s’était réservés. Quant à ceux
des autres nations, il en avait distribué un, à titre de butin, à chacun de
ses soldats. Le proconsul mit ensuite ses légions en quartiers d’hiver. Ainsi
sa campagne contre Vercingétorix embrassa un espace d’un peu moins d’un an.
César jugeant que l’état de Il se leva enfin le jour qui devait mettre un terme aux outrages dont ce grand homme était abreuvé depuis six ans, et où César allait étaler aux regards des Romains les dépouilles de l’univers (An de R. 706. -- Av. J.-C. 46). Dans ce triomphe, d’une magnificence inouïe, Rome, à laquelle le dictateur avait ravi sa liberté n’était pas moins humiliée que les nations vaincues. En avant du char du triomphateur marchaient tous ces braves chefs gaulois victimes de leur amour pour la patrie ; au milieu d’eux attirait tous les regards, par la majesté de sa taille, Vercingétorix, les bras chargés de fers, mais le front rayonnant de la trigle auréole d’une gloire sans tache, du génie et du malheur. En ce moment où l’orgueil du conquérant, enivré du spectacle de tant de grandeurs abaissées devant lui, était monté jusqu’aux cieux, une immense clameur s’élança des rangs de ses soldats qui lui reprochèrent toutes les turpitudes de sa vie[11] ; et ce jour, qu’il espérait devoir être pour lui brillant de gloire, devint celui de son ignominie. César était parvenu à I’endroit du Forum où s’éleva plus
tard, et où paraît encore, debout après tant de siècles, l’arc de triomphe de
Septime Sévère. Ainsi périt Vercingétorix, génie également ferme et conciliateur, et, par conséquent, éminemment propre au gouvernement des hommes ; auquel il ne manqua pour devenir le libérateur de sa patrie que d’exercer sur son armée le pouvoir absolu que César possédait sur la sienne ; d’une intrépidité telle que suivent Florus (III, X), elle inspirait l’épouvante ; profond politique et si grand capitaine qu’avec des milices mal armées, sans instruction militaire, des chefs dont la plupart n’étaient pas ses sujets, et que leur haute naissance rendait trop indépendants de son autorité, il balança la fortune de César plus habilement qu’aucun des généraux romains dans la guerre civile, et aussi longtemps que Pompée lui-même. Plutarque[13] a fait observer
que si Vercingétorix eût attendu jusque-là pour appeler les Gaulois aux
armes, il n’aurait pas rempli l’Italie de moins de terreur que les Teutons et
les Cimbres. Si c’est un reproche qu’il a voulu adresser au héros arverne, il
ne repose pas sur le plus léger fondement ; car Vercingétorix ne pouvait
prévoir un avenir que rien n’annonçait, puisque Pompée et César paraissaient
alors unis par les liens[14] de la plus
étroite amitié. Vercingétorix, au contraire, jugea parfaitement du moment où
il fallait s’opposer à la politique envahissante des Romains dans |
[1] Les Romains partageaient la nuit en quatre veilles ; la première commençait à six heures du soir et finissait à neuf. Les généraux gaulois pouvaient faire deux autres attaques semblables à celles de Vergasillaunus et les appuyer par de fortes réserves. Mais, comme on va le voir, ils paralysèrent les trois quarts de leurs forces.
[2] Voir, au cinquième chapitre, la description de celle machine par Végèce.
[3] Les Gaulois, selon César, avaient deux cent quarante mille fantassins et huit mille cavaliers ; nous supposons donc que leurs pertes, dans le combat de nuit, s’étalent élevées à vingt mille hommes, chiffre certainement trop fort de la moitié.
[4] Labienus postquam neque aggeres fossæ vim hostium sustinere poterant, etc. (Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. LXXXVII). Donc, la circonvallation fût forcée, puisqu’elle ne pouvait plus arrêter les Gaulois. Mais Vergasillaunus n’était que brave soldat, et l’on voit, par le récit de César, qu’il n’avait pris aucune précaution contre une attaque sur ses derrières. Il fallait que ses troupes et lui fussent bien intrépides pour avoir emporté des retranchements défendue par des machines de guerre, retranchements auxquels César devait avoir donné des proportions considérables, parce qu’ils étaient légèrement dominés (iniquo loco et Ieniter declivi. Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. LXXXIII).
[5] Dans cette campagne, César a donné plusieurs batailles et fait trois grands sièges, dont deux lui ont réussit ; c’est la première fois qu’il a eu à combattre les Gaulois réunis. Leur résolution, le talent de leur général Vercingétorix, la force de leur armée, tout rend cette campagne glorieuse pour les Romains. Ils avaient dix légions, ce qui, avec la cavalerie, les auxiliaires, les Allemands, les troupes légères, devait faire une armée de quatre-vingt mille hommes. La conduite des habitants de Bourges, celle de l’armée de secours, la conduite des Clermontois, celle des habitants d’Alise, font connaître à la fois la résolution, le courage des Gaulois et leur impuissance par le manque d’ordre, de discipline et de conduite militaire (Mémoires de Napoléon).
[6] Voir, pour tous ces détails, les Commentaires, liv. VII, c. LXXXIX. Plutarque, Vie de César, et Dion Cassius, liv. XL.
[7] Cæsar initio orationis sua senatusque in eum beneficia commemoravit, quod rex appellatus esset a senatu, quod amicus, quod munera amplissime missa. (Com. de Bell. Gal., lib I, c. XLIII).
[8] Hirtius dit que Lucrétius était présent au siège d’Alise, mais il ne fait pas connaître comment il parvint à s’échapper aux Romains (Com. de Bell. Gal., lib. VIII ; c. XXXIV). Les Éburons occupaient le pays de Liège (Belgique).
[9] Ussel (Corrèze). Voir la note sur Uxellodunum, à la fin de l’ouvrage.
[10] C’est Hirtius qui raisonne ainsi, mais en rapportant les paroles de César (Com. de Bell. Gal., lib. VIII, c. XLIV).
[11] Les soldats, dans les triomphes, chantaient des couplets à la louange de leur général ou des satires sur ses vices. La liberté républicaine avait établi cet usage pour rabaisser l’orgueil du triomphateur. Les actions reprochées à César par ses soldats sont si dégoûtantes, qu’il n’est pas permis de les rapporter. Voir, à ce sujet, Suétone, Vie de César. Ils lui criaient aussi, en chœur : Si tu continues d’être injuste tu règnera ; si tu es honnête homme tu sera puni. Dion, liv. XL.
[12] Dion, liv. LX.
[13] Plutarque, Vie de César, c. XXVIII.
[14] Pendant le cours de cette campagne de César, Pompée, alors consul, lui avait porté une attaque indirecte, en faisant adopter une loi contre ceux qui, depuis vingt ans, s’étaient rendus coupables de brigue dans les emplois publics. Or, Ie consulat de César était compris dans ce laps de temps. C’était un moyen, préparé d’avance, pour le mettre en accusation lorsque les années de son commandement seraient expirées ; mais déjà la lutte entre César et Vercingétorix était engagée. Les amis de César s’alarmèrent de cette loi. Pompée leur répondit qu’il n’avait nullement songé à César, dont la conduite, d’ailleurs pleine de loyauté, ne donnait aucune prise à une accusation. Mais ce ne fut que l’année suivante, 701 de Rome, que le consul, M. C. Marcellus, propose au sénat de révoquer César de son gouvernement des Gaules ; et cette affaire fut renvoyée au premier mars de l’an 702. Or, comment Vercingétorix aurait-il pu prévoir cette rupture entre ces deux hommes, surtout lorsque, l’année avant qu’il prit les armes contre les Romains (699), Pompée, comme nous l’avons vu, avait prêté à César une légion, selon les Commentaires, et deux si l’on en croit Plutarque ? L’observation du philosophe grec en dont pas de fondement, à moins qu’on ne l’interprète dans le second sens que nous lui avons donné, et donc ce cas, il n’a pas bien expliqué sa pensée.