HISTOIRE DE VERCINGÉTORIX

Roi des Arvernes

 

CHAPITRE XV.

 

An de R. 700. — Av. J.-C. 52.

Les généraux gaulois, ayant éprouvé deux échecs considérables, se réunirent en conseil pour combiner entre eux les moyens de réussir dans une nouvelle attaque. Ils s’avisèrent enfin d’interroger les habitants du pays sur la nature des fortifications des Romains, et apprirent que César, craignant d’embrasser trop de terrain, n’avait pas entièrement enfermé dans ses lignes de circonvallation une colline située au septentrion d’Alésia, et que, de ce côté, elles étaient légèrement dominées, et, par conséquent, dans une position défavorable à leur défense. Les lieutenants romains C. Autistius Réginus et C. Canitnius Rébilus, avec deux légions, étaient préposés à la garde de ces quartiers. Les généraux gaulois les envoyèrent reconnaître par des éclaireurs, et firent choix de cinquante-cinq mille hommes parmi les nations qui jouissaient de la plus grande réputation de bravoure. Ils en donnèrent le commandement au cousin germain de Vercingétorix, l’Arverne Vergasillaunus, un de leurs quatre généraux en chef ; ils réglèrent ensemble les opérations à exécuter et fixèrent à midi le moment de l’assaut. Vergasillaunus se mit en marche à la première veille[1], et, comme au point du jour il touchait presque aux fortifications des Romains, il tint ses soldats cachés derrière la colline, et les laissa se reposer des fatigues de la nuit. Midi n’était pas éloigné lorsqu’il se porta sur le point de la circonvallation de César qu’il devait attaquer. Aussitôt la cavalerie gauloise s’approcha des retranchements des Romains, établis dans la plaine à l’ouest d’Alésia, et le reste de l’armée confédérée se montra en bataille devant son camp.

Vercingétorix, accompagné de ses troupes, s’empressa de sortir de la ville dès que, du haut de sa citadelle, il aperçut les colonnes de Vergasillaunus. De longues perches, des faux, des musculus[2], et enfin tout ce qu’il avait fait préparer pour renverser la contrevallation des Romains précédait sa marche. Il se dirigea sur les fortifications de la plaine, pensant que la circonvallation de César serait assaillie de ce côté par les cent soixante mille hommes, au moins, que commandaient Comius l’Atrébate et les Éduens Éporédorix et Viridomar. Mais, par une conduite inconcevable, si César n’a pas exagéré l’effectif de l’armée gauloise[3], ces trois généraux restèrent dans une complète inaction pendant toute la durée du combat.

Il s’engagea, en même temps, au nord et à l’ouest ; Gaulois et Romains y déployèrent une rare énergie, volant au secours de ceux des leurs qu’ils apercevaient en péril, et n’épargnant rien pour s’assurer la victoire. Ce qui épouvantait le plus les Romains, c’étaient les cris de leurs soldats, qui se tournaient le dos, en faisant face les uns à Vergasillaunus, et les autres à Vercingétorix ; car les légionnaires comprenaient que leur salut dépendait de la valeur d’autrui ; et les dangers dont ils ne peuvent juger, par leurs propres yeux, sont ceux, dit le proconsul, qui impressionnent le plus vivement les hommes. César s’était établi dans une position d’où ses regards embrassaient les deux attaques à la fois, et il envoyait des troupes de soutien partout où il voyait les siennes trop vivement pressées par les Gaulois. D’acharnement des combattants redouble, les Romains voulant, par la victoire, s’assurer la lin de leurs travaux, et les Gaulois la conservation de leur liberté.

Ce fut au nord que les légions éprouvèrent le plus de peine à se défendre, parce que leurs fortifications sur ce point, ainsi que nous l’avons fait observer, avaient été construites sur une colline qui les dominait un peu, ce qui donnait un grand avantage aux Gaulois. Résolu d’en finir, Vergasillaunus ordonne à une partie de ses soldats de cribler les Romains de traits, tandis que l’autre, formant la tortue, avec ses boucliers, s’avance pour monter à l’assaut du retranchement. Les fossés de la circonvallation, les fosses, les trous en quinconce qui la précédaient, sont remplis de terre ; tous ces piéges, tous ces obstacles deviennent inutiles aux Romains ; l’armée gauloise escalade le rempart, et les lignes de César vont être forcées. Instruit du péril des légions de ses lieutenants Réginus et Rébilus, il s’empresse de faire marcher, pour les secourir, six cohortes aux ordres de Labienus, et lui recommande, s’il se voit dans l’impossibilité de résister aux Gaulois, d’exécuter une sortie, mais de n’adopter cette résolution qu’à la dernière extrémité. César, lui-même, parcourt les rangs des troupes romaines, engagées ailleurs, et les exhorte à ne pas se laisser abattre par la longue durée d’un combat, au succès duquel est attaché le prix de leurs anciens triomphes.

Cependant Vercingétorix désespérant, à cause de leur grandeur, d’emporter les fortifications de la plaine, court assaillir la contrevallation à un endroit où elle passait sur des hauteurs escarpées. Une multitude de traits renverse les Romains qui défendent les tours, et les Gaulois, à l’aide de leurs instruments, comblent les fossés avec des claies et de la terre ; ils se fraient un chemin jusqu’au rempart, et se servent de leurs faux pour le couper ainsi que le parapet. César envoya au secours des troupes si violemment attaquées par Vercingétorix, d’abord le jeune Brutus et six cohortes, et ensuite le lieutenant Fabius suivi de sept autres. Le combat s’échauffant de plus en plus, il se hâta d’y conduire en personne toutes ses réserves. L’assaut de Vercingétorix fut repoussé ; et le danger, sur ce point, n’offrant plus autant de gravité, le proconsul se dirigea vers le nord où, par ses ordres, s’était rendu Labienus. César tira quatre cohortes d’une redoute voisine, prescrivit à une partie de sa cavalerie de ne pas le quitter, et au reste de longer extérieurement la circonvallation et de charger Vergasillaunus par derrière. Ce brave général, que ni les fossés, ni le rempart des Romains n’avaient pu arrêter, pénétrait[4], en ce moment, dans l’intérieur de leur ligne. César et ses légions auraient trouvé la mort au sein de ces ouvrages gigantesques, dans lesquels ils avaient enfermé Vercingétorix et son armée, si la cavalerie gauloise, Eporédorix, Viridomar et Comius, qui disposaient de masses immenses, eussent été présents sur le champ de bataille, ou du moins si, par d’autres attaques, ils eussent obligé les Romains de diviser leurs forces, afin de les empêcher d’accabler Vergasillaunus. Mais déjà trente-neuf cohortes, sorties de forts peu éloignés, s’étaient portées d’elles-mêmes au secours de Labienus. César, informé par lui de sa situation et des opérations qu’il se prépare à exécuter, accourt afin d’assister au combat. Il se présente bientôt sur les pentes de la colline, environné de troupes de cavalerie et d’infanterie, et les Gaulois le reconnaissent à l’éclatante couleur de son vêtement de bataille. Des deux côtés s’élève un grand cri auquel répondent des clameurs poussées par les légionnaires qui occupent l’enceinte des fortifications. On s’aborde aussitôt l’épée à la main ; mais alors de nouvelles cohortes romaines viennent prendre part à l’action, et la cavalerie de César commence à se montrer sur les derrières des Gaulois. Ce mouvement détermine leur défaite : ils craignent d’être enveloppés, s’enfuient de tous côtés, et rencontrent les cavaliers romains qui en font un horrible carnage. Sédullius, prince et général des Lémovices, est tué. Vergasillaunus, entraîné dans la déroute, tombe vivant au pouvoir des vainqueurs ; et soixante-quatorze enseignes militaires sont apportées au proconsul. Un petit nombre de Gaulois seulement parvinrent à regagner, sains et saufs, leurs retranchements. Pendant ce désastre de l’armée de secours, Vercingétorix, acharné au combat, avait continué l’attaque de la contrevallation des Romains ; mais informé enfin, par les troupes qui étaient restées à la garde d’Alésia, de la destruction de celles de Vergasillaunus, il fut obligé d’exécuter sa retraite, et abandonna le dernier ce funeste champ de bataille : Comius, Eporédorix et Viridomar eurent à peine appris la défaite de Vergasillaunus qu’ils s’empressèrent de prendre la fuite avec leur cent soixante mille hommes. Tels étaient les généraux, (les deux derniers du moins), qui avaient osé disputer Ie commandement en chef à Vercingétorix. Si les forces de nos soldats, dit César, n’eussent pas été épuisées par les combats continuels de cette journée, l’armée ennemie aurait pu être entièrement détruite. Vers minuit, César la fit poursuivre par sa cavalerie, qui tua beaucoup de monde à son arrière-garde, et lui fit une multitude de prisonniers. Les Gaulois, qui réussirent à s’échapper se rendirent chacun dans son pays.

Cette célèbre bataille d’Alésia[5] oh lie génie de César, secondé par une double enceinte de fortifications, par l’incapacité des généraux ses adversaires, et par la science de toutes les parties de la guerre, portées alors a leur perfection chez les Romains, triompha de milices braves, mais inexpérimentées et dépourvues de bonnes armes, est le plus éclatant témoignage que les peuples sans armées permanentes et bien organisées, finissent toujours par succomber devant des troupes instruites, aguerries, disciplinées et commandées par des généraux ayant l’expérience des combats ; et les Gaulois durent enfin comprendre qu’à la guerre la valeur est impuissante contre la valeur unie à la supériorité des armes et des manœuvres.

Vercingétorix vaincu se montra plus grand que son malheur. Le lendemain de la bataille, il rassembla son conseil et lui tint ce langage : Je n’avais pas entrepris cette guerre dans un intérêt particulier, mais pour le triomphe de la liberté de la Gaule. Puisqu’il faut céder à la fortune, je m’offre à vous, victime volontaire, soit que vous vouliez me livrer vivant aux Romains, ou les apaiser par ma mort. Les Gaulois respectaient trop ce héros pour oser porter sur lui des mains parricides. Des larmes de désespoir accueillirent ses généreuses paroles ; cependant, comme on y était contraint par la nécessité, il fallut bien se résoudre à envoyer des députés à César qui ordonna de lui remettre les armes et les chefs, et se transporta à la tête de ses retranchements pour les recevoir. On lui avait élevé un tribunal où il prit place, entouré de ses principaux officiers, et savourant d’avance la joie de voir captif et humilié, le redoutable ennemi qui le premier des mortels l’avait réduit à douter de sa destinée. Bientôt parut Vercingétorix revêtu de ses plus belles armes et monté sur un coursier magnifiquement orné. Aucun Gaulois ne l’accompagnait afin qu’il fût prouvé à l’univers que tous, jusqu’au dernier moment, avaient été fidèles à leur général, ou au souverain de leur choix, et qu’il se dévouait librement à la vengeance des ennemis de son pays. Il franchit au galop la distance qui le séparait du proconsul, tourna autour de son tribunal, s’arrêta en face de lui, mit pied à terre, et s’assit devant le général romain sans proférer une parole[6]. Ne croirait-on pas voir un de ces preux du Moyen-Âge qui, après l’avoir loyalement combattu, vient rendre hommage à son vainqueur ? Alexandre aurait été fier d’honorer là valeur de ce nouveau Porus. Le prince Noir, Du Guesclin ou Bayard eussent hautement témoigné leur admiration à ce chevalier, sans peur et sans reproche, qui savait faire de son épée un si noble usage. Tous les témoins de cette déplorable scène, depuis les généraux jusqu’aux simples soldats, se montraient vivement émus par le spectacle de tant de grandeur et d’infortune. César seul fut inaccessible à la pitié. A l’aspect du héros et de la mâle fierté de son visage, il n’avait pu maîtriser un léger mouvement de crainte. Mais il se remit promptement ; et, donnant une libre expansion à sa haine, il accabla Vercingétorix d’outrages, et, si l’on en croit Dion, il lui reprocha ses bienfaits. Il ordonna ensuite à ses tribuns de le charger de fers et de l’entraîner dans le camp. Les troupes gauloises déposèrent aussitôt les armes.

L’auteur grec est le seul des historiens de l’antiquité qui parle des bienfaits que Vercingétorix aurait reçus de César ; mais le silence des Commentaires, à cet égard, est un démenti formel à cette allégation. Le proconsul, au contraire, n’a pas oublié de consigner dans ses Mémoires, qu’il fit souvenir Arioviste[7], dans l’entrevue qu’ils eurent ensemble ; que s’il avait été reconnu roi par le peuple romain, c’était à lui, César, alors consul, qu’il devait cette insigne faveur. Le général romain nomme plusieurs Gaulois dont à était l’ami, et ne s’exprime jamais de cette manière sur Vercingétorix. Nous ne voyons qu’une circonstance où, avant cette campagne, il ait pu le connaître : après la bataille gagnée par César sur les Helvétiens, la Gaule entière lui envoya des députés pour lui adresser des félicitations ; et, comme Vercingétorix était le personnage le plus considérable de l’Arvernie, il dut être investi de cette mission par ses concitoyens. Jaloux d’attacher à ses intérêts les chefs des nations gauloises, afin qu’ils ne les armassent pas toutes à la fois contre lui, et le laissassent paisiblement opprimer les autres peuples jusqu’à ce qu’il fut assez fort pour les accabler à leur tour, César put faire aux ambassadeurs gaulois, et particulièrement à Vercingétorix quelques cadeaux d’armes ; de harnachement, et de manteaux de pourpre, présents ordinaires des généraux Romains aux princes qu’ils voulaient honorer. Mais de ces rapports passagers à une liaison intime entre ces deux généraux la différence est immense. Quand bien mère elle eût existé, ce qui n’est pas, Vercingétorix avait le droit de faire la guerre à César ; puisqu’il menaçait la dépendance de la Gaule. Ainsi en usa Comius l’Atrébate, dès qu’il fût certain des projets du proconsul, avec lequel il avait entretenu jusque là d’étroites liaisons d’amitié. Lors des guerres des Gaules, les Romains ne mettaient plus à mort les chefs des nations vaincues. Il était digne de César de faire revivre cette odieuse coutume pour assouvir sa haine contre un ennemi malheureux, dont tout te crime était d’avoir défendu l’indépendance de sa patrie. Les officiers romains, honteux de la cruauté de leur général, durent, afin de l’en justifier, alléguer que Vercingétorix avait manqué aux devoirs de l’amitié envers lui ; et c’est ce fait mensonger, consigné sans doute dans les Mémoires de cette époque, qu’a rapporté Dion Cassius.

César, après sa victoire, partit pour Bibracte et y reçut la soumission des Éduens. Là vinrent lui demander la paix des députés envoyés par les Arvernes. Il exigea d’eux un grand nombre d’otages, et, désireux de reconquérir leur amitié, il leur rendit sans rançon ainsi qu’aux Eduens, environ vingt mille de leurs prisonniers qu’il s’était réservés. Quant à ceux des autres nations, il en avait distribué un, à titre de butin, à chacun de ses soldats. Le proconsul mit ensuite ses légions en quartiers d’hiver. Ainsi sa campagne contre Vercingétorix embrassa un espace d’un peu moins d’un an. César jugeant que l’état de la Gaule ne lui permettait pas de s’en éloigner, s’établit à Bibracte, d’où il pourrait surveiller les mouvements des Gaulois. Ses prévisions ne l’avaient pas trompé : les Bituriges se soulevèrent, mais il n’eut pas de peine à les faire rentrer sous le joug. Les Carnutes reprirent les armes, et, contraints d’abandonner leurs demeures, ils aimèrent mieux se disperser dans les États voisins que d’accepter la paix de César, qui marcha ensuite contre les Bellovaques et leurs alliés. Ils furent vaincus, et subirent le châtiment du sentiment d’orgueil qui les avait portés, afin de n’être pas soumis à des généraux étrangers, à ne pas joindre leurs troupes à celles des autres Gaulois. Le proconsul acheva d’exterminer les Éburons ; mais le Sénonais Drapès et le brave Luctérius[8] réunirent un corps de deux mille hommes, formé des débris des armées gauloises, et prirent la résolution désespérée d’envahir la Province romaine. Ils y marchaient rapidement, lorsque César les fit poursuivre à outrance par son lieutenant Caninius (An de R. 701. -- Av. J.-C. 51). Obligés alors de renoncer à leur projet, Drapès et Luctérius jetèrent une garnison dans Uxellodunum[9], place forte des Cadurques, et tinrent la campagne avec le reste de leurs troupes. Ce fut à peu prés le dernier effort de la liberté de la Gaule expirante. Les généraux gaulois ne purent résister aux Romains, et Drapès, fait prisonnier, se laissa mourir de faim. Uxellodunum, privé d’eau par César, qui était accouru en diriger le siège en personne, fut contraint de se rendre. Le proconsul, pour punir ses défenseurs de leur résistance acharnée, leur fit couper les mains. Ils n’avaient cependant commis aucune perfidie envers les Romains, et n’étaient coupables que d’avoir énergiquement défendu leur liberté. Mais César voulait imprimer l’épouvante dans le cœur des Gaulois qui seraient tentés de secouer le joug de Rome ; et sa réputation de clémence étant bien établie, il ne craignait pas de la perdre par un acte de sévérité d’une justice irréprochable. Tel est le raisonnement à l’aide duquel ce scélérat[10] essaie de justifier sa barbarie. Labienus vainquit les Trévires dans un combat de cavalerie, et fit prisonnier l’Éduen Surus, l’unique chef de cette nation qui fût encore en armes. Cette action termina la guerre. L’Aquitaine tomba aux pieds du conquérant, et Comius fléchit aussi devant lui. De tous les généraux gaulois qui avaient si vaillamment lutté pour l’indépendance de leur pays, un seul parvint à se soustraire à l’autorité ou à la vengeance des Romains : ce fut Ambiorix qui dut demander un asile à la Germanie. Déjà Luctérius, cet intrépide ami de Vercingétorix, avait été livré à César par le traître Espasnact, la honte du nom arverne. Ces diverses opérations remplirent la huitième campagne du proconsul qui, durant la neuvième année de son séjour dans les Gaules, n’eut pas de révolte à réprimer. A doter de cette époque, les Gaulois devinrent les sujets de Rome et lui payèrent un tribut annuel de quarante millions de sesterces (7.370.000 fr.). Pendant ce temps Vercingétorix était allé attendre dans la prison Mamertine, au Capitole, le moment d’orner le triomphe de l’oppresseur de son pays.

Il se leva enfin le jour qui devait mettre un terme aux outrages dont ce grand homme était abreuvé depuis six ans, et où César allait étaler aux regards des Romains les dépouilles de l’univers (An de R. 706. -- Av. J.-C. 46). Dans ce triomphe, d’une magnificence inouïe, Rome, à laquelle le dictateur avait ravi sa liberté n’était pas moins humiliée que les nations vaincues. En avant du char du triomphateur marchaient tous ces braves chefs gaulois victimes de leur amour pour la patrie ; au milieu d’eux attirait tous les regards, par la majesté de sa taille, Vercingétorix, les bras chargés de fers, mais le front rayonnant de la trigle auréole d’une gloire sans tache, du génie et du malheur. En ce moment où l’orgueil du conquérant, enivré du spectacle de tant de grandeurs abaissées devant lui, était monté jusqu’aux cieux, une immense clameur s’élança des rangs de ses soldats qui lui reprochèrent toutes les turpitudes de sa vie[11] ; et ce jour, qu’il espérait devoir être pour lui brillant de gloire, devint celui de son ignominie.

César était parvenu à I’endroit du Forum où s’éleva plus tard, et où paraît encore, debout après tant de siècles, l’arc de triomphe de Septime Sévère. La Voie sacrée se divise : l’embranchement de gauche serpente sur les flancs du Capitole et va aboutir au temple de Jupiter. Le dictateur y pénètre la couronne de lauriers sur la tête ; l’encens des sacrifices fume en l’honneur des dieux et des coupes d’or et de porphyre répandent les libations sur le parvis du sanctuaire. Au même instant, Vercingétorix, qui a suivi l’autre côté de la Voie sacrée, franchit le seuil de la prison Mamertine, creusée dans le roc vif du Capitole, et y est étranglé par l’ordre de César[12]. Le choix de ce supplice, réputé ignominieux chez les Romains, nous fait assez connaître de quelle haine terrible il était animé contre le héros gaulois.

Ainsi périt Vercingétorix, génie également ferme et conciliateur, et, par conséquent, éminemment propre au gouvernement des hommes ; auquel il ne manqua pour devenir le libérateur de sa patrie que d’exercer sur son armée le pouvoir absolu que César possédait sur la sienne ; d’une intrépidité telle que suivent Florus (III, X), elle inspirait l’épouvante ; profond politique et si grand capitaine qu’avec des milices mal armées, sans instruction militaire, des chefs dont la plupart n’étaient pas ses sujets, et que leur haute naissance rendait trop indépendants de son autorité, il balança la fortune de César plus habilement qu’aucun des généraux romains dans la guerre civile, et aussi longtemps que Pompée lui-même.

Plutarque[13] a fait observer que si Vercingétorix eût attendu jusque-là pour appeler les Gaulois aux armes, il n’aurait pas rempli l’Italie de moins de terreur que les Teutons et les Cimbres. Si c’est un reproche qu’il a voulu adresser au héros arverne, il ne repose pas sur le plus léger fondement ; car Vercingétorix ne pouvait prévoir un avenir que rien n’annonçait, puisque Pompée et César paraissaient alors unis par les liens[14] de la plus étroite amitié. Vercingétorix, au contraire, jugea parfaitement du moment où il fallait s’opposer à la politique envahissante des Romains dans la Gaule : à la fin de leur sixième campagne, toute cette contrée, moins l’Arvernie et ses clients, et quelques parties de l’Aquitaine avait fléchi devant leurs armes victorieuses. Il appela aussitôt ses compatriotes à la liberté. En tardant davantage, il avait à craindre que César ne soumette l’Arvernie et le reste de l’Aquitaine, et que les Gaulois, s’habituant au joug de Rome, ne restassent sourds à la voix d’un libérateur. Mais dans le cas où l’historien grec aurait voulu dire que si Vercingétorix avait connu en quel temps éclaterait la guerre entre Pompée et César, il devait, si c’était possible, attendre cette époque pour commencer la sienne, on ne pourrait qu’applaudir à la justesse de ce raisonnement. Vercingétorix alors, nouveau Brennus, aurait pu, pendant que ces deux rivaux se disputaient, en Grèce, l’empire du monde, porter l’incendie au sein de Rome même ; et, s’il était dans sa destinée de succomber, il serait mort après avoir rendu à l’Italie les maux sans nombre dont elle avait accablé la Gaule.

 

 

 



[1] Les Romains partageaient la nuit en quatre veilles ; la première commençait à six heures du soir et finissait à neuf. Les généraux gaulois pouvaient faire deux autres attaques semblables à celles de Vergasillaunus et les appuyer par de fortes réserves. Mais, comme on va le voir, ils paralysèrent les trois quarts de leurs forces.

[2] Voir, au cinquième chapitre, la description de celle machine par Végèce.

[3] Les Gaulois, selon César, avaient deux cent quarante mille fantassins et huit mille cavaliers ; nous supposons donc que leurs pertes, dans le combat de nuit, s’étalent élevées à vingt mille hommes, chiffre certainement trop fort de la moitié.

[4] Labienus postquam neque aggeres fossæ vim hostium sustinere poterant, etc. (Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. LXXXVII). Donc, la circonvallation fût forcée, puisqu’elle ne pouvait plus arrêter les Gaulois. Mais Vergasillaunus n’était que brave soldat, et l’on voit, par le récit de César, qu’il n’avait pris aucune précaution contre une attaque sur ses derrières. Il fallait que ses troupes et lui fussent bien intrépides pour avoir emporté des retranchements défendue par des machines de guerre, retranchements auxquels César devait avoir donné des proportions considérables, parce qu’ils étaient légèrement dominés (iniquo loco et Ieniter declivi. Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. LXXXIII).

[5] Dans cette campagne, César a donné plusieurs batailles et fait trois grands sièges, dont deux lui ont réussit ; c’est la première fois qu’il a eu à combattre les Gaulois réunis. Leur résolution, le talent de leur général Vercingétorix, la force de leur armée, tout rend cette campagne glorieuse pour les Romains. Ils avaient dix légions, ce qui, avec la cavalerie, les auxiliaires, les Allemands, les troupes légères, devait faire une armée de quatre-vingt mille hommes. La conduite des habitants de Bourges, celle de l’armée de secours, la conduite des Clermontois, celle des habitants d’Alise, font connaître à la fois la résolution, le courage des Gaulois et leur impuissance par le manque d’ordre, de discipline et de conduite militaire (Mémoires de Napoléon).

[6] Voir, pour tous ces détails, les Commentaires, liv. VII, c. LXXXIX. Plutarque, Vie de César, et Dion Cassius, liv. XL.

[7] Cæsar initio orationis sua senatusque in eum beneficia commemoravit, quod rex appellatus esset a senatu, quod amicus, quod munera amplissime missa. (Com. de Bell. Gal., lib I, c. XLIII).

[8] Hirtius dit que Lucrétius était présent au siège d’Alise, mais il ne fait pas connaître comment il parvint à s’échapper aux Romains (Com. de Bell. Gal., lib. VIII ; c. XXXIV). Les Éburons occupaient le pays de Liège (Belgique).

[9] Ussel (Corrèze). Voir la note sur Uxellodunum, à la fin de l’ouvrage.

[10] C’est Hirtius qui raisonne ainsi, mais en rapportant les paroles de César (Com. de Bell. Gal., lib. VIII, c. XLIV).

[11] Les soldats, dans les triomphes, chantaient des couplets à la louange de leur général ou des satires sur ses vices. La liberté républicaine avait établi cet usage pour rabaisser l’orgueil du triomphateur.  Les actions reprochées à César par ses soldats sont si dégoûtantes, qu’il n’est pas permis de les rapporter. Voir, à ce sujet, Suétone, Vie de César. Ils lui criaient aussi, en chœur : Si tu continues d’être injuste tu règnera ; si tu es honnête homme tu sera puni. Dion, liv. XL.

[12] Dion, liv. LX.

[13] Plutarque, Vie de César, c. XXVIII.

[14] Pendant le cours de cette campagne de César, Pompée, alors consul, lui avait porté une attaque indirecte, en faisant adopter une loi contre ceux qui, depuis vingt ans, s’étaient rendus coupables de brigue dans les emplois publics. Or, Ie consulat de César était compris dans ce laps de temps. C’était un moyen, préparé d’avance, pour le mettre en accusation lorsque les années de son commandement seraient expirées ; mais déjà la lutte entre César et Vercingétorix était engagée. Les amis de César s’alarmèrent de cette loi. Pompée leur répondit qu’il n’avait nullement songé à César, dont la conduite, d’ailleurs pleine de loyauté, ne donnait aucune prise à une accusation. Mais ce ne fut que l’année suivante, 701 de Rome, que le consul, M. C. Marcellus, propose au sénat de révoquer César de son gouvernement des Gaules ; et cette affaire fut renvoyée au premier mars de l’an 702. Or, comment Vercingétorix aurait-il pu prévoir cette rupture entre ces deux hommes, surtout lorsque, l’année avant qu’il prit les armes contre les Romains (699), Pompée, comme nous l’avons vu, avait prêté à César une légion, selon les Commentaires, et deux si l’on en croit Plutarque ? L’observation du philosophe grec en dont pas de fondement, à moins qu’on ne l’interprète dans le second sens que nous lui avons donné, et donc ce cas, il n’a pas bien expliqué sa pensée.