HISTOIRE DE VERCINGÉTORIX

Roi des Arvernes

 

CHAPITRE XIV.

 

An de R. 700. - Av. J.-C. 52.

En ce moment les assiégés avaient consommé tout leur blé, et le jour où ils espéraient être secourus étant écoulé, Vercingétorix réunit son conseil pour délibérer sur les résolutions que, dans la circonstance présente, il convenait d’adopter. Les opinions furent partagées : les uns proposant de se rendre, et les autres de se faire jour, l’épée à la main, pendant que leurs forces n’étaient pas épuisées. Critognat, d’une des familles les plus distinguées d’Arvernie, et jouissant d’une très grande autorité, émit un sentiment qui fait frémir d’horreur, mais qui n’en prouve pas moins combien les Gaulois détestaient le joug de Rome, et l’immense désespoir que leur causait la perte prochaine de leur liberté. Je ne m’occuperai nullement, dit-il, de l’avis de ceux qui déguisent sous le nom de capitulation la plus honteuse servitude, et, loin de croire qu’ils doivent siéger dans ce conseil, je pense qu’ils se sont même rendus indignes du nom de citoyens ; je ne discuterai donc que l’avis des membres de cette assemblée qui, de votre aveu unanime, en inclinant pour une sortie, ont prouvé que le souvenir de l’antique valeur de la nation n’est pas éteint dans leurs cœurs. C’est lâcheté, et non force d’âme, que de ne pouvoir pas supporter quelques jours de disette ; car il se rencontre plus d’hommes disposés à s’offrir volontairement à la mort, que d’autres capables de souffrir patiemment la douleur. J’adopterais le projet d’une sortie, l’honneur étant tout-puissant sur moi, si nous n’y exposions que nôtre propre vie. Toutefois, avant de nous arrêter définitivement à cette résolution, songeons à la Gaule dont nous avons instamment imploré le secours. Quel courage pensez-vous qu’aient nos amis et nos parents, lorsqu’il leur faudra combattre presque sur les cadavres de quatre-vingt mille hommes égorgés sur un même champ de bataille ? Gardez-vous de priver de l’appui de vos armes ceux qui, méprisant tous les périls, vont se sacrifier pour votre salut ; et par démence, témérité ou faiblesse, n’allez pas abattre, sans retour, la puissance de la Gaule, en la livrant à une éternelle servitude. Hé ! quoi, parce qu’ils n’ont pas paru au jour fixé, douteriez-vous de leur fidélité et de leur constance ? Si leurs messagers ne peuvent vous instruire de la marche de leurs colonnes, puisque les communications entre eux et nous sont interceptées, que les Romains, entassant nuit et jour ouvrages sur ouvrages, vous soient témoins de l’approche de ces bataillons qui les épouvante. Quel est donc mon avis ? d’imiter l’exemple de nos ancêtres dans la guerre des Teutons et des Cimbres, moins redoutable que celle où nous sommes engagés : obligés de se renfermer dans leurs places fortes, et réduits, comme nous, à la disette, ils se nourrirent des corps de ceux que leur âge rendait impropres à la guerre, et ne livrèrent point leurs armes aux ennemis. Si cet exemple ne nous avait pas été donné par eux, je jugerais très beau, dans l’intérêt de  la liberté de la patrie, de le léguer à nos descendants ; car quelle guerre fut jamais semblable à la nôtre ? Les Cimbres, après avoir ravagé et accablé la Gaule de calamités, l’abandonnèrent enfin pour envahir d’autres contrées. Nous conservâmes nos droits, nos lois, notre sol natal et notre indépendance. Mais quel but poursuivent les Romains, et quelle volonté les anime ? La jalousie dont ils sont enflammés contre tous les peuples, qui se sont illustrés et rendus puissants par les armes, ne les excite-t-elle pas à s’établir dans leurs champs et dans leurs cités, et à leur imposer le joug d’une éternelle servitude ? Si vous ignorez le traitement qu’ils font éprouver aux nations lointaines, jetez les yeux sur la Gaule qu’ils ont conquise, et qui touche à notre territoire : réduite en Province romaine, asservie aux faisceaux, elle gémit, écrasée sous le poids d’une servitude qui n’aura pas de fin.

Le résultat de la délibération fut que l’on ferait sortir de la place ceux que des infirmités et la faiblesse de l’âge rendaient impropres à la défense, et qu’on se soumettrait à tous les maux humainement supportables, avant d’adopter, l’avis de Critognat ; mais que si les secours tardaient trop à paraître, et que la nécessité y contraignît, on userait de ce moyen plutôt que d’accepter la paix ou une capitulation. Les Mandubiens qui avaient reçu l’armée gauloise, dans leurs murs, en furent expulsés par elle ; ils s’approchèrent, avec leurs femmes et leurs enfants, des retranchements des Romains, et, les yeux baignés de larmes, ils leur demandèrent d’être réduits en esclavage, pour prix de la nourriture qu’ils imploraient. César fit placer des gardes sur le rempart, et défendit qu’on les reçut : ainsi ils moururent de faim entre les deux armées.

Telles furent les extrémités épouvantables auxquelles, pour ne pas fléchir devant César, se portèrent ces Gaulois qu’il nous représente comme ayant eu besoin d’être excités à lui faire la guerre par les discours artificieux de Vercingétorix et de ses ambassadeurs. Ici les mensonges du proconsul se produisent dans tout leur jour ; car il est visible que si tous les Gaulois ne s’étaient pas plus tôt coalisés contre les Romains, c’est que la crainte de leurs armes les avait retenus, et surtout parce que, jusque-là, aucun homme ne s’était présenté qui, par l’autorité de son nom et de son influence, fût capable de mettre un terme à leurs discordes et de les réunir contre l’ennemi commun ; et la défense d’Alésia, prolongée même au delà des bornes prescrites par l’humanité, prouve quelle haine invincible ils avaient vouée à leurs oppresseurs. Néanmoins, la responsabilité de ces horreurs ne doit pas retomber sur les Gaulois, mais sur le perfide qui, sous prétexté de les venger des Helvétiens et d’Arioviste, s’était introduit dans leur pays, afin de se l’approprier.

Cependant Comius, et les autres chefs de l’armée confédérée arrivèrent devant Alésia et campèrent sur une colline éloignée de mille pas environ de la circonvallation des Romains[1]. Le lendemain, la cavalerie gauloise se déploya dans cette plaine de trois mille pas de longueur dont nous avons parlé ; mais l’infanterie se tint cachée non loin de là, derrière les crêtes des hauteurs[2]. Du sommet de la montagne d’Alésia on découvrait au loin la campagne. A la vue de l’armée de secours, les assiégés se réunissent et, s’adressant de mutuelles félicitations, ils se livrent aux transports de la joie la plus vive. Ils sortent de la ville et s’établissent sous la muraille. Le fossé, qui s’étend à sa base, est couvert de claies ou rempli de terre, et Vercingétorix, attendant le moment de s’élancer sur les fortifications des Romains, se tient pria à tout événement.

César disposa ses troupes sur les deux lignes de contrevallation et de circonvallation, afin que chacun connût et occupât le poste qu’il devrait défendre, si les Gaulois livraient l’assaut aux retranchements. Il ordonna ensuite à sa cavalerie d’en sortir et d’engager le combat. De tous les camps des Romains, placés sur les hauteurs, le regard plongeait sur le champ de bataille, et  les soldats des deux armées étaient en proie à de vives inquiétudes sur l’issue de cette action. Les Gaulois, pour arrêter l’impétuosité du choc des Romains et secourir leurs cavaliers, avaient mêlé à leurs rangs un petit nombre d’archers et quelques fantassins armés à la légère. Cette première charge fut tout à leur avantage : un grand nombre de Romains tombèrent si grièvement blessés, qu’ils durent se retirer de ce théâtre de carnage. Lorsque, en voyant ployer les cavaliers de César, l’espérance de la victoire enflammait les Gaulois, on les entendait, de la ville et de la campagne, pousser des cris et des hurlements, pour encourager leurs soldats. Le combat se livrant en présence des deux armées, nulle lâcheté, nulle action glorieuse, ne pouvaient se dérober aux regards ; et le désir de mériter des louanges et la crainte de l’ignominie, excitaient de part et d’autre les cavaliers à déployer toute leur intrépidité. Le soleil était sur son déclin, et quoique cette lutte acharnée durât depuis midi, la victoire était encore indécise. Le proconsul alors, faisant ployer les Germains en colonne serrée, les lança sur les Gaulois qui furent enfoncés. Leurs archers sont aussitôt entourés et massacrés ; le reste de leur cavalerie est mis en déroute et poursuivi jusqu’à son camp, afin qu’il lui soit impossible de se rallier. Les assiégés qui étaient sortis d’Alésia y rentrèrent le désespoir au cœur, et ne comptant presque plus sur la victoire. Comme dans les autres combats de cavalerie de cette campagne, c’est la supériorité des manœuvres qui fit triompher César : il laissa ses adversaires se fatiguer par de longs efforts ; puis, faisant charger ses Germains en masse compacte, il renversa le centre des Gaulois, dont les ailes prises à revers, tandis qu’on les attaquait de front, ne purent tenir contre un mouvement si bien combiné : car les généraux confédérés, selon leur habitude, n’avaient conservé aucun corps en réserve pour parer aux accidents imprévus. Mais, quoi qu’en dise le proconsul, ses Germains, ses Numides, ses Italiens et ses Espagnols, lui composaient une cavalerie plus nombreuse que celle des Gaulois. Ces derniers ne livrèrent pas de combat le lendemain, et employèrent cette journée à construire une multitude de claies, d’échelles et de harpons ; et, vers le milieu de la nuit, ils sortirent de leur camp et se dirigèrent sur les retranchements de César, situés du côté de la plaine. Ils poussent des cris pour avertir les assiégés de leur présence ; couverts par leurs claies, et mettant en œuvre tous les autres moyens employés dans les sièges[3], ils s’efforcent, à coup de pierres, de traits et de frondes, de repousser les soldats romains du rempart. En même temps, Vercingétorix, ayant entendu les cris de l’armée de secours, fait donner à ses troupes, par des clairons, le signal d’exécuter une sortie.

C. Trébonius et le célèbre Sardanapale romain, M. Antoine, lieutenants de César, étaient chargés de la défense de ces quartiers. Ils eurent bientôt occupé les postes qui leur avaient été assignés, les jours précédents, et firent venir des redoutes qui n’étaient pas attaquées des troupes qu’ils envoyèrent aux endroits trop vivement pressés par les Gaulois. Les machines de guerre les accablaient de traits, de balles de plomb et de pieux entassés d’avance sur le rempart. L’épouvante se répandit parmi eux ; mois le combat ayant lieu la nuit, de part et d’autre il y eut beaucoup de blessés.

Les Gaulois, par la multitude de leurs flèches, tant qu’ils se tinrent éloignés des fortifications des Romains, eurent de l’avantage sur eux ; mais dès qu’ils s’en furent approchés, ils se blessèrent aux chausse-trappes dont ils ignoraient l’existence ; ils tombaient dans les fosses garnies de pieux qui les perçaient d’outre en outre, ou mouraient frappés par les pilum muraux que l’on dardait contre eux du haut des tours et du retranchement. Partout ils furent criblés de blessures, sans parvenir à forcer la circonvallation ; et, le jour étant près de paraître, craignant d’être attaqués, sur un de leurs flancs découvert, par les troupes de César qui occupaient les forts supérieurs, ils se retirèrent dans leur camp. Pendant que ce combat se livrait, Vercingétorix avait ordonné de combler les premiers fossés de la contrevallation des Romains avec les matériaux qu’il avait fait préparer à l’avance. Niais celte opération ayant exigé plus de temps qu’il ne l’avait pensé, il reconnut, avant d’avoir pu approcher de la ligne de contrevallation du proconsul, que l’armée de secours s’était retirée. II rentra donc dans la place sus avoir rien exécuté.

Les fautes des généraux gaulois, dans ce tombai, sont d’une évidence qui frappe : d’abord, ils attaquèrent les lignes de .César du tâté de la plaine, et par l’endroit le plus fort. S’ils avaient pris la peine de les faire reconnaître, ils auraient su qu’au septentrion elles étaient dominées, et que c’était là qu’ils devaient diriger leurs principaux efforts ; en second lieu, ils ne firent aucune fausse attaque, ce qui pourtant leur était facile à cause de la nuit et de leur supériorité numérique sur les Romains. Par là, ils les auraient vivement inquiétés et tenus dans l’incertitude du point où devait se livrer le véritable assaut. Mais que pouvait-on attendre de quatre généraux en chef tout à fait indépendants les uns des autres et qui ne se soutenaient même pas mutuellement ? Si l’armée gauloise extérieure eût été dirigée par Vercingétorix, malgré les obstacles accumulés par César, ses lignes, comme on va le voir, eussent été forcées.

 

 

 



[1] 1.4181 mètres.

[2] L’armée de secours était, dit César, de deux cent quarante mille hommes ; elle ne campe pas, ne manœuvre pas comme une armée si supérieure à celle de l’ennemi, mais comme une armée égale en nombre. Après deux attaques, elle détache soixante mille hommes pour attaquer la hauteur du nord : ce détachement échoue, ce qui ne devait pas obliger l’armée se retirer en désordre. Les ouvrages de César étaient considérables ; l’armée eut quarante jours pour les construire, et les armes offensives des Gaulois étaient impuissantes contre de pareils obstacles (Napoléon, extrait textuellement de ses Mémoires).

[3] La joie du triomphe fait perdre la mémoire à César ; de quels moyens veut-il parler, puisqu’il nous a prévenus que tout l’art des Gaulois dans les sièges consistait à chasser les défenseurs de la ville assiégée, à coups de pierres et de traits, des murailles ; à former la tortue avec leurs boucliers ; à s’approcher des portes et de saper les murs (Com. de Bell. Gal., lib. II, c. VI) ? Et les machines de guerre, les Gaulois en avaient-ils ?