Roi des Arvernes
An de R. 700. — Av. J.-C. 52. On a reproché à Vercingétorix de s’être renfermé dans
Alésia lorsqu’il avait encore une armée si considérable et que Alésia, où seraient venus se briser les efforts de César si Vercingétorix eût possédé assez de vivres pour soutenir un long siège, était située sur une colline très élevée, en sorte que le proconsul désespéra de s’en rendre maître autrement que par la famine. Deux rivières[1], coulant de l’est au couchant, serpentaient au pied des versants du sud et du nord de la hauteur. Une plaine, d’environ trois mille pas de longueur, s’étendait, à l’ouest, en face de la ville, entourée, sur tous les autres points, de collines médiocrement éloignées et d’une élévation égale à celle d’Alésia. Vercingétorix, campé à l’orient et aux pieds des murs de la place, avait couvert sa position par un fossé et, comme à Gergovia, par un mur en pierres sèches de six pieds de haut. Le soir même de son arrivée devant Alésia, César en commença l’investissement. Ces premiers travaux devaient embrasser une circonférence de onze mille pas[2]. Les camps des légions, établis dans des lieux favorables à leur défense[3], étaient protégés par vingt-deux redoutes, occupées le jour par des gardes, et, la nuit, par de forts détachements, à la sûreté desquels veillaient des sentinelles. Vercingétorix comprenant le but des travaux des Romains résolut’ de s’y opposer. Il engagea donc un combat de cavalerie dans la plaine dont nous avons parlé, qui s’ouvrait entre deux chaînes de collines. De part et d’autre, on se battit avec une véritable fureur ; mais les Romains étaient sur le point d’être renversés lorsque César lança contre les Gaulois une réserve de cavaliers germains, et rangea en même temps ses légions devant leurs retranchements, dans la crainte d’une attaque de l’infanterie de Vercingétorix. La cavalerie du proconsul, ainsi appuyée, sentit renaître son courage et redoubla d’efforts. Les Gaulois sont enfoncés et s’embarrassent, par leur multitude, à des portes trop étroites ; les Germains s’acharnent à les poursuivre, et quelques cavaliers gaulois, pour franchir le fossé et la muraille de leur camp, sautent à bas de leurs chevaux. La terreur gagne même les assiégés que leurs fortifications protégeaient contre le péril ; ils croient que l’armée romaine marche à eux et s’empressent de crier aux armes ; car César, afin d’augmenter le désordre, avait porté ses légions un peu en avant. Vercingétorix voyant que l’excès de l’épouvante en pousse quelques-uns à se jeter dans la place, ordonne aussitôt d’en fermer les portes, de peur que le camp ne soit abandonné. Les Germains ne se retirèrent qu’après avoir tué un grand nombre de leurs adversaires et s’être emparés de beaucoup de chevaux. Vercingétorix, n’osant pas exécuter une retraite qui
aurait infailliblement amené la destruction de son armée, résolut de renvoyer
ses cavaliers, qui, dans un siège, ne pouvaient lui être d’aucune utilité. Il
leur ordonne de se rendre chacun dans son pays, d’y appeler aux armes tous
les hommes en état de faire la guerre, et revenir avec eux le délivrer. Il
leur rappelle les services qu’il leur a rendus, et les conjure de ne pas
abandonner à la vengeance implacable de César un général qui a si bien mérité
de la patrie commune. Après leur avoir déclaré qu’il possède à peine des
vivres pour trente jours, mais qu’en les ménageant extrêmement il prolongera
sa défense un peu au delà, et que le moindre retard sera la cause de la perte
de quatre-vingt mille hommes[4] d’élite, il fait
partir sa cavalerie à neuf heures du soir, par un endroit où les lignes des
Romains n’étaient pas achevées. Il décrète que le blé renfermé dans Alésia
sera déposé dans un magasin général, et distribué successivement par faibles
mesures ; il établit la peine de mort contre ceux qui s’en réserveront une
partie, et fait partager, par portions égales entre les Gaulois, le bétail
dont les Mandubiens avaient introduit une grande quantité dans la place.
Vercingétorix quitta ensuite le camp qu’il occupait sous les murs d’Alésia et
entra dans la ville avec son armée. Dans cette nouvelle position, il se tint
prêt à repousser vigoureusement les attaques de César jusqu’à l’arrivée des
secours de Qui n’admirerait la magnanimité de ce héros ? Rien ne s’opposait
à ce qu’il confiât la défense d’Alésia au plus brave et au plus habile de ses
lieutenants, et à ce qu’il en sortit en même temps que ses cavaliers. Mais il
aurait rougi de séparer son sort de celui de ses compagnons d’infortune, et
son trop de grandeur d’âme lut peut-être la cause de la défaite des Gaulois :
en effet, si Vercingétorix eût commandé l’armée de secours, ses attaques
eussent été dirigées avec plus d’ensemble et d’énergie, et si, malgré le peu
d’entente des généraux gaulois, les lignes des Romains furent forcées sur un
point, qui oserait dire que, dans cette lutte suprême, César n’aurait pas
fini par succomber ? Un autre motif put aussi influer sur la résolution de
Vercingétorix : car il avait à craindre que le chef qui le remplacerait,
ébranlé par la famine dont la garnison était menacée, ne proposât une
capitulation aux Romains. Ainsi il fut victime de son dévouement à son armée
et à la liberté de Informé par des prisonniers et par des transfuges des projets de Vercingétorix, César résolut d’établir des retranchements plus formidables. Afin de protéger sa ligne de contrevallation, qui, à cause de sa grandeur, aurait exigé pour sa défense de trop nombreuses troupes ; il fit ouvrir, à fond de cuve, un fossé profond de vingt pieds et d’une largeur égale. Il se procurait par là les moyens de garantir ses légions des attaques de nuit des Gaulois, dont les traits, durant le jour, ne pourraient plus atteindre les travailleurs employés à la contrevallation qu’il fit construite de la manière suivante, à quatre cents pieds[5] en arrière de ce fossé. On en creusa deux nouveaux, larges de quinze pieds et d’autant de profondeur ; le second, du côté de la plaine, et dans les autres endroits où le terrain le permettait, fut rempli des eaux d’une des rivières qui coulent le long des flancs du mont Auxois. Derrière ce fossé intérieur, on éleva un terre-plein palissé, surmonté d’un parapet crénelé ; ce retranchement avait douze pieds de hauteur. À la jonction du rempart et du parapet étaient plantés de grands pieux en saillie pour arrêter l’escalade ; et la contrevallation entière fut couronnée de tours, séparées par une distance de quatre-vingts pieds. Vercingétorix ne laissait pas les Romains exécuter paisiblement leurs travaux : parfois il faisait sortir ses troupes, par plusieurs portes de la ville, et livrait les combats[6] les plus acharnés. Le proconsul, obligé de détacher beaucoup de monde afin d’aller chercher des vivres et le bois nécessaire à l’établissement de ses ouvrages, jugea alors qu’il fallait leur donner plus de force, ce qui lui procurerait la facilité de les défendre en y employant moins de soldats. Il ordonna donc de pratiquer partout, en avant de la contrevallation, des fosses de cinq pieds de profondeur, dans lesquelles on planta des troncs ou de grosses branches d’arbres, aiguisées à leur extrémité supérieure. On les assujettit solidement à leur base, de manière qu’on ne pût les arracher à l’aide de leurs rameaux qui s’élevaient hors de terre. Ceux qui osaient y pénétrer s’embarrassaient dans leurs branches, excessivement pointues, liées ensemble et entrelacées les unes dans les autres. Il y avait cinq rangs de ces troncs d’arbres ; les soldats les appelaient des ceps. Devant ces fosses, on en creusa d’autres, rangées en échiquier, plus étroites en haut qu’en bas et profondes de trois pieds. On y enfonça des pieux arrondis, de la grosseur de la cuisse, dont la pointe, durcie au feu, ne sortait au-dessus du sol que de quatre doigts. Pour les rendre inébranlables, on foula fortement la terre à leur extrémité inférieure, et le piège fut dissimulé sous des ronces et des broussailles. Les rangs de ces fosses, à trois pieds les unes des autres, étaient au nombre de huit ; les légionnaires les nommaient des lis, à cause de leur ressemblance avec cette fleur. Plus en avant encore, on cacha dans le terrain des hameçons en fer, de la longueur d’un pied, séparés par une faible distance, et dispersés de tous côtés. On les avait surnommés des aiguillons. Tels sont les redoutables ouvrages que César crut devoir opposer à l’armée renfermée dans Alésia. La contrevallation terminée, le proconsul en suivant, autant que possible, des surfaces planes, fit exécuter, en sens inverse, des fortifications absolument semblables pour repousser les attaques de l’armée de secours lorsqu’elle se présenterait. Le contour de cette circonvallation était de quatorze mille pas. Afin que ses légions ne fussent pas obligées de sortir de leurs retranchements, après l’arrivée de la grande armée gauloise, César leur ordonna de se pourvoir de trente jours de fourrages et de vivres. Pendant ces opérations du proconsul devant Alésia, les
chefs des Gaulois, s’étant réunis en conseil, rejetèrent le projet de
Vercingétorix d’appeler sous les drapeaux tous les hommes en âge de porter
les armes. Ils craignirent la difficulté de maintenir l’ordre et la
discipline dans un mélange confus de tant de nations, et de se procurer assez
de subsistances pour les nourrir. Ils fièrent donc ainsi le contingent de
chaque État confédéré[7] : les Éduens
et leurs clients, les Ségusiens, les Ambivarétiens, les Aulerques
Brannovices, les Brannoviens trente-cinq mille hommes ; le même nombre les
Arvernes réunis aux Cadurques Eleuthères, aux Gahals et aux Vélauniens qui
avaient l’habitude à leur obéir ; douze mille, les Sénonais, les Séquaniens,
les Bituriges, les Santons, les Ruténiens et les Carnutes. Les Bellovaques
dix mille ; autant les Lémovices ; huit mille les Pictons, les Turons, les
Parisii et les Helviens ; les Suessoniens, les Ambians, les Médiomatriciens,
les Pétrocoriens, les Nerviens, les Moriniens, les Nitiobriges et les
Aulerques Cénomans cinq mille ; les Atrébates quatre mille ; trois mille les
Vélocasses, les Lexoviens et les Aulerques Éburons ; les Rauraques et les Boïens
trente mille. Les peuples de la contrée appelée Armorique en langue gauloise,
et qui habitaient près de l’Océan, tels que les Curiosolites, les Rhedons,
les Ambibariens, les Calètes, les Osismiens, les Lémovices, les Vénètes et
les Unelliens furent taxés à six mille hommes. Les Bellovaques, désirant n’obéir
à personne et faire la guerre aux Romains sans secours étrangers, et comme
ils l’entendraient, refusèrent leur contingent. Cependant, à la prière de l’Atrébate
Comius, qui jouissait chez eux du droit d’hospitalité, ils consentirent à
donner deux mille soldats à Comius, dans les années précédentes, lors des expéditions
de César en Bretagne[8] lui avait rendu
de fidèles et utiles services. Jaloux de lui en témoigner sa reconnaissance,
le proconsul l’investit du gouvernement des Moriniens, affranchit sa patrie
de tout tribut, et lui conserva la liberté. Mais tel fut le concert des
Gaulois pour reconquérir leur indépendance et l’ancienne gloire de leurs
armes, que le souvenir des bienfaits et de l’amitié de César ne put ébranler
leur résolution unanime de consacrer leur fortune et toutes les puissances de
leurs armes, à la continuation d’une guerre dont Comius, dans l’intérêt de |
[1]
L’Ose et l’Oserain, qui se jettent dans
[2]
[3] Sur les hauteurs autour d’Alésia : au nord, ce sont celles qui existent entre Menestreux-le-Pitois et Bussy-le-Grand ; au sud, c’est le mont Draux ; à l’est, la hauteur près de Darcey et le mont Pévenelle. La position de l’ancienne Alésia n’a jamais été douteuse pour les savants. Le géographe d’Anville a fait un excellent travail sur ce sujet.
[4] Mais est-il vrai que Vercingétorix s’était renfermé avec quatre-vingt mille hommes dans la ville, qui était d’une médiocre étendue ? Lorsqu’il renvoie sa cavalerie, pourquoi ne pas renvoyer les trois quarts de son infanterie ? Vingt mille hommes étaient plus que suffisants pour renforcer la garnison d’Alise, qui est un mamelon élevé qui a trois mille toises de pourtour, et qui contenait d’ailleurs une population nombreuse et aguerrie. Il n’y avait dans la place de vivres que pour trente jours ; comment donc enfermer tant d’hommes inutiles à la défense, mais qui devaient hâter la reddition ? Alise était une place forte par sa position ; elle n’avait à craindre que la famine. Si, au lieu de quatre-vingt mille hommes, Vercingétorix n’eût eu que vingt mille hommes, il eût eu pour cent vingt jours de vivres, tandis que soixante mille hommes tenant la campagne eussent inquiétés les assiégeants : il fallait plus de cinquante jours pour réunir une nouvelle armée gauloise, et pour qu’elle fût arriver au secours de la place. Enfin, si Vercingétorix eût eu quatre-vingt mille hommes, peut-on croire qu’il se fût enfermé dans les murs de la ville ? Il eût tenu les dehors à mi-côte et fût resté campé, se couvrant de retranchements, prêt à déboucher et à attaquer César (Mémoires de Napoléon ; extrait textuel).
[5] On prétendu que le texte est altéré, et qu’il faut lire quatre cents pas ; mais l’espace de quatre cents pieds était suffisant pour garantir les Romains des traits des Gaulois, qui ne faisaient pas usage de machines de guerre. Nous citerons à l’appui de notre assertion ce passage du sixième livre de Polybe : Du retranchement aux tentes les Romains observent deux cents pieds de distance, ce qui leur procuré un avantage considérable ; dans les attaques de nuit, il n’y a ni feu ni trait qui puissent être jetés jusqu’à eux ; ou, si cela arrive, ce n’est que très rarement, et encore qu’en peuvent-ils souffrir étant si éloignés et à couvert sous leurs tentes ? Or, César avait laissé le double de cette distance entre le fossé situé en avant de la contrevallation et la contrevallation elle-même : donc le texte n’est pas altéré. César dit que toutes les fortifications de la contrevallation furent ramenées (reduxit. Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. LXXII) à quatre cents pieds de ce fossé, ce qui semble indiquer que la ligne de contrevallation, de onze mille pas de circonférence, fut abandonnée, et qu’on en construisit une autre plus en arrière ; mais, comme le proconsul ne donne pas la circonférence de cette nouvelle ligne, il est probable que le fossé, de vingt pieds de profondeur et de largeur, fut creusé à quatre cents pieds en avant de l’ancienne, qui aurait été conservée et fortifiée par les ouvrages dont César nous a laissé la description. Dans ce passage, le proconsul ne s’est pas exprimé avec se clarté habituelle.
[6] Summa vi (Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. LXXIII).
[7]
Le contingent attribué à chaque peuple par César ne concorde pas avec
l’effectif général de l’armée gauloise. On voit de plus qu’il fait figurer dans
son énumération des nations, telles que celle des Nerviens, qu’il prétend avoir
exterminées précédemment. Mais ce qu’il y a de presque aussi choquant dans sa
liste, c’est qu’il évalue à trente mille le chiffre des combattants des
Rauraques et des Boïens, dont la population, selon lui, ne s’élevait cinq ans
auparavant qu’à cinquante-cinq mille âmes, et il ne fait pas la déduction des
pertes que ces peuples éprouvèrent à la bataille qu’il gagna sur eux et sur les
Helvétiens. Nous allons indiquer sommairement la position géographique des
tribus gauloises que nous n’avons pas encore nommées : les Brannovii habitaient près de Mâcon
(Saône-et-Loire) ; Ambivarati, tribu du Brabant ; d’autres croient
que ce sont les mêmes que les Ambarri qui étaient situés dans le département de
l’Ain ; Eleutheri
Cadurci : leur territoire n’est pas fixé d’une manière précise ; ils
appartenaient probablement aux Cadurques du Quercy ; Parisii, les Parisiens, occupaient
les départements de
[8] Angleterre.