HISTOIRE DE VERCINGÉTORIX

Roi des Arvernes

 

CHAPITRE XII.

 

An de R. 700. — Av. J.-C. 52.

Dès que le siège de Gergovia eut été levé, les nations gauloises, coalisées contre les Romains, transportées d’admiration pour les talents que Vercingétorix venait de déployer, lui décernèrent unanimement le titre de roi[1]. Ce héros goûta ainsi la jouissance la plus douce qu’un grand cœur puisse désirer, celle de ne devoir son élévation qu’à la juste reconnaissance de ses compatriotes, et aux éminents services qu’il leur avait rendus. Aucune tache de sang gaulois ne souilla la splendeur de son nouveau diadème, au lieu que le trône où César s’éleva, par tant de crimes, ne reposa que sur les cadavres de cent quatre-vingt-dix mille Romains immolés à sa dévorante ambition. L’avenir s’offrait donc rayonnant de gloire aux yeux de Vercingétorix ; le proconsul, au contraire, inquiet de l’issue d’une campagne qui s’était ouverte pour lui sous les plus brillants auspices, n’apercevait, de quelque’ côté qu’il tournât ses regards, qu’un horizon assombri, des amis douteux, ou des ennemis acharnés. Il avait franchis l’Allier lorsque Eporédorix et Viridomar lui apprirent que Litavicus, suivi de la cavalerie éduenne, était déjà parti afin de soulever ses compatriotes contre les Romains. Comment ce général qui, après le massacre des Italiens marchant sous la protection de son convoi, s’était réfugié auprès de Vercingétorix, parvint-il à enlever les cavaliers de sa nation à César ? Le proconsul n’entre dans aucun détail à ce sujet ; mais ce fait prouve, ce que nous avons précédemment avancé, que le sentiment national chez les Éduens était hostile aux Romains ; et que Litavicus, sans commettre contre eux d’inutiles cruautés, n’aurait pas été désavoué par sa république s’il eût conduit directement à Gergovie ses dix mille fantassins. Eporédorix et Viridomar demandèrent à César l’autorisation de le devancer pour retenir leurs compatriotes dans son alliance. Quoiqu’il fût, dit-il, convaincu de leur perfidie, cependant il ne s’opposa point à leur départ ; car il ne voulait ni les blesser ni leur inspirer le soupçon que son âme éprouvât le moindre sentiment de crainte ; il leur rappela seulement de combien de bienfaits il s’était plu à combler les Éduens, et de quel état d’oppression il les avait retirés pour les élever à la fortune la plus éclatante.

Eporédorix et Viridomar se dirigèrent sur Noviodunum[2], place forte des Éduens, avantageusement située sur la Loire. Là étaient renfermés les otages livrés par les Gaulois à César, le blé, la solde de ses troupes, leurs bagages et les siens, ainsi qu’un grand nombre de chevaux achetés en Espagne et en Italie pour les besoins de cette guerre. En ce moment, Litavicus arrivé à Bibracte, la villa la plus influente des Éduens, y avait été très bien accueilli par Convictolitan et par la majeure partie du sénat. Eporédorix et Viridomar eurent connaissance de cet événement à Noviodunum, et que des députés des Éduens s’étaient ouvertement rendus à Gergovia pour proposer une alliance à Vercingétorix. Les anciens protégés de César, jugeant l’occasion favorable, égorgent la garnison romaine de Noviodunum et les négociants italiens qui s’y trouvaient ; puis ils partagent l’argent de César avec leurs cavaliers. Ils envoient à Bibracte les otages des peuples gaulois ; mais voyant qu’il leur était impossible de défendre la ville, ils l’incendièrent, afin qu’elle ne fût d’aucune utilité aux Romains. Ils font embarquer sur la Loire une partie du blé de César, et brûlent ou jettent dans le fleuve celle qu’ils ne peuvent emporter. Appelant ensuite des troupes des contrées voisines, ils disposent des détachements et des vedettes sur les rives de la Loire, et répandent partout leur cavalerie pour inspirer la terreur. A l’aide de ces moyens ils pensaient priver l’armée romaine de vivres, et lui interdire l’entrée de leur pays. Ils avaient d’autant plus d’espoir d’y réussir que la Loire, enflée alors par la fonte des neiges, ne paraissait pas pouvoir être traversée à gué.

Cette nouvelle perfidie des Éduens, plus horrible que la première et plus inexcusable, encore, puisque César ne s’était pas vengé du pillage de son convoi et du meurtre de ses compatriotes par Litavicus, nous prouve jusqu’à quel point l’explosion des haines nationales est terrible, lorsqu’elles ont été excitées par la politique satanique d’un homme tel que lé proconsul. Eu toute autre circonstance, il eût exercé d’épouvantables représailles contre les Éduens, mais alors il s’était cru obligé de dissimuler pour ne pas les jeter dans le parti de Vercingétorix.

En apprenant les massacres de Noviodunum, César se dirigea, à marches forcées, sur la Loire, et ne les interrompit ni le jour ni la nuit, qu’il ne l’eût atteinte, afin de ne pas donner à ses nouveaux ennemis le temps de rassembler des troupes qui, par leur nombre, fussent capables de lui en interdire le passage. Cette activité extraordinaire d’a proconsul, inhérente à sa nature, et surexcitée par les périls de sa situation, le servit admirablement en cette circonstance, comme dans toutes les autres de sa vie. Les rives de la Loire n’étaient observées que par de faibles détachements, lorsqu’il y arriva. La cavalerie romaine découvrit un gué praticable. César disposa dans la largeur du fleuve une ligne de cavaliers destinés à briser la violence ‘de soin courant, et l’infanterie le passa un peu au-dessous ayant dé l’eau jusqu’aux aisselles. Les faibles troupes des Éduens s’étaient empressées de s’enfuir dés qu’elles avaient vu les Romains s’engager dans la Loire. César trouva ; sur la rive droite du fleuve, beaucoup de blé et de bétail ; l’abondance renaquit parmi ses troupes, puis il marcha vers le pays des Sénonais par la vallée de l’Yonne. Le proconsul dit, dans ses Commentaires, que, s’il n’avait pu traverser la Loire, il aurait été exposé à de graves inconvénients : en effet, il eût été obligé alors de se retirer ,dans la province romaine, à travers les montagnes des Cévennes, projet d’une exécution difficile en présence de l’armée de Vercingétorix ; mais le général romain éprouvant de vives alarmes sur le sort de Labienus, qui soutenait la guerre, du côté de Lutèce[3], contre les Parisii et leurs alliés, se détermina à braver tous les dangers plutôt que d’abandonner son lieutenant.

On a vu que Labienus s’était séparé de César à Décétia. Il marcha sur Agendicum, et y laissa ses bagages, ainsi que ceux du reste de l’armée, sous la garde des recrues nouvellement arrivées d’Italie, et se dirigea vers Lutèce, ville des Parisii, située dans une lie de la Seine. L’Aulerque Camulogenus commandait l’armée gauloise. Labienus ne put réussir à le débusquer du marais[4] où il s’était retranché sur la rive gauche du fleuve. Alors le général romain revint sur ses pas, et retourna à Mélodunum[5], place forte des Sénonais, bâtie comme Lutèce dans une lie de la Seine, qu’il franchit, à l’aide de navires dont il s’était emparé. Mais, à peine Camulogenus eut-il connaissance des mouvements de son adversaire qu’il brûla Lutèce, en fit rompre le pont, et campa en face des ruines de la ville, devant lesquelles Labienus vint aussi prendre position sur la rive droite. Après diverses manœuvres pour tromper Camulogenus, le général romain surprit le passage de la Seine, et engagea, contre les Gaulois dans la plaine d’Issy et de Vaugirard, une bataille où leur aile droite se fit tuer, jusqu’au dernier homme, à la place qu’elle occupait. L’intrépide Camulogenus resta parmi les morts. Labienus savait que César avait levé le siège de Gergovia ; les Gaulois publiaient que l’armée romaine n’avait pu traverser la Loire, et que, en proie à la disette, elle s’était retirée dans la Province romaine. Les Bellovaques s’approchaient de Labienus pour le combattre. Craignant, si l’insurrection gauloise continuait à s’étendre, de se trouver entouré par une multitude d’ennemis, le général romain exécuta promptement sa retraite sur Agendicum, d’où il alla rejoindre César avec ses troupes.

La guerre prit bientôt des proportions plus considérables. Les Éduens, selon les Commentaires, firent aux nations gauloises, qui observaient encore la neutralité, des offres d’argent et de brillantes promesses pour les décider à s’unir à eux, les menaçant, en cas de refus, de mettre à mort les otages qu’elles avaient livrés aux Romains, et dont Eporédorix et Viridomar s’étaient emparés à Noviodunum. César alors, ne pouvant recevoir de secours ni d’Italie ni de la Province romaine, envoya demander de la cavalerie et de l’infanterie légère aux peuples[6] germaniques de la rive droite du Rhin, qu’il avait soumis dans ses précédentes campagnes. Le proconsul, par ce motif, s’était peut-être rapproché de la Germanie, puisque Labienus ne le trouva pas à Agendicum.

Cependant Vercingétorix s’était transporté à Bibracte pour y régler, avec les Éduens, la direction future des opérations de la guerre. Oubliant les services qu’il avait rendus à la patrie commune, et la volonté formellement exprimée des nations gauloises, dont il était l’élu, ses nouveaux alliés osèrent lui disputer le commandement en chef. Vercingétorix refusa de s’en dessaisir ; mais il offrit de soumettre le différend à une assemblée générale des députés de la Gaule. Cette proposition ayant été acceptée par les Éduens, les représentants de toutes les nations gauloises se réunirent à Bibracte, où accourut une foule immense de Gaulois attirés par la nouveauté et par la grandeur de ce débat. A peine les députés eurent-ils ouvert leurs délibérations que, d’une voix unanime, ils confirmèrent à Vercingétorix le commandement en chef des troupes confédérées. Les Rhémois[7], les Lingons et les Trévires, seuls, négligèrent d’envoyer des représentants à Bibracte : les deux premiers peuples, parce qu’ils voulaient rester fidèles aux Romains ; et les Trévires, parce qu’ils désiraient observer la neutralité, et qu’en ce moment ils étaient en butte aux attaques des Germains.

Les Éduens, dit César, furent profondément affectés de la décision des représentants de la Gaule ; et, se rappelant la bienveillance du proconsul à leur égard, ils déplorèrent amèrement le changement de leur fortune. Ils n’osèrent point toutefois séparer leurs intérêts de ceux des autres Gaulois, et continuèrent de prendre une part active à la guerre. Éporédorix et Viridomar, jeunes gens de la plus brillante espérance, durent, bien malgré eux, obéir à Vercingétorix. Ces réflexions du proconsul ont la plus haute importance, et serviront à nous expliquer comment une campagne, chef-d’œuvre de guerre défensive, dont la fin aurait dd être couronnée par le plus éclatant succès, se termina pour le héros arverne par la plus épouvantable catastrophe.

Proclamé de nouveau généralissime, Vercingétorix fixe aux États, récemment entrés dans la Confédération, le jour où il recevra leurs otages, et ordonne à la ligue entière de lui envoyer promptement quinze mille cavaliers. Quant à l’infanterie, il déclare qu’il se contentera de celle qu’il possède, attendu qu’il est bien déterminé à ne pas s exposer aux hasards d’une bataille rangée ; mais que, avec sa nombreuse cavalerie, ce qui lui sera facile, il empêchera les Romains de se procurer des vivres et des fourrages. Enfin, ajouta-t-il, ayez le courage de détruire vous-mêmes vos récoltes et d’incendier vos habitations ; et, par le sacrifice de ces biens particuliers, vous assurerez à jamais la conservation de votre nationalité et de votre indépendance.

Le roi des Arvernes donna ensuite au frère d’Éporédorix le commandement de dix mille hommes d’infanterie, Éduens et Ségusiens[8], pour porter la guerre chez les Allobroges[9] ; huit cents cavaliers furent attachés à ce corps. Les Gobais et les cantons de l’Arvernie, limitrophes des Helviens, envahirent leur territoire, et les Ruténiens et les Cadurques répandirent la dévastation dans le pays des Volsques Arécomices. Malgré ses hostilités contre les Allobroges, Vercingétorix ne cessait de les solliciter, par de secrètes députations, de se déclarer en sa faveur. Il espérait que la dernière guerre qu’ils avaient eue avec Rome aurait laissé dans leurs cœurs des désira de vengeance qu’il serait possible d’enflammer. Il faisait des offres d’argent à leurs chefs, et leur promettait la souveraineté de toute la province.

A tant d’attaques, le lieutenant L. César, chargé de la défense de la Province romaine, n’avait à opposer que vingt-deux cohortes entièrement levées dans son sein. C’en était fait de l’empire des Romains dans la Transalpine, si les Gaulois de la rive gauche du Rhône et du sud de la Gaule eussent joint leurs armes à celles de Vercingétorix. Mais malheureusement les divisions qui existaient entre les Gaulois, leur esprit de localité et leur attachement à des coutumes héréditaires, firent avorter le magnifique projet de ce grand homme, dont les efforts tendaient à réunir leurs diverses tribus en une vaste fédération, mur d’airain où serait venue se briser la fortune de Rome. De plus, les Gaulois de la Province romaine, commençant à adopter les usages et la langue de leurs vainqueurs, devaient mépriser les Celtes et les Belges comme des barbares. Afin d’obliger César d’évacuer la Celtique et de voler au secours de la Province romaine, Vercingétorix fut donc obligé de faire la guerre à des peuples qui auraient dû être ses alliés. Les Helviens, appuyés par quelques nations leurs voisines, furent vaincus par les Gabals soutenus par les Arvernes. Le général des ennemis, C. Valerius Donotaurus, resta sur le champ de bataille, et, dès lors, ils furent contraints de se renfermer dans leurs Places fortes. Les Allobroges disposèrent des troupes le long du Rhône ; et en observèrent soigneusement le cours, pour empêcher les Éduens et les Ségusiens de le franchir. En ce montent arrivèrent dans le camp de César les cavaliers qu’il avait demandés aux peuples germaniques de la rive droite du Rhin. Mais leurs chevaux étaient en si mauvais état que César leur donna ceux de ses officiers, des chevaliers romains, et des vétérans qui, après avoir accompli leurs années de service, faisaient la campagne en qualité de volontaires. Appien d’Alexandrie élève à dix mille[10] le nombre de ces cavaliers. Ils étaient accompagnés des archers qui se mêlaient à leurs rangs dans les combats, et que César n’avait pas oublié de prescrire à ses alliés de lui envoyer. Vercingétorix reçut en même temps des troupes d’Arvernie, et le contingent de quinze mille cavaliers que devait lui fournir la Gaule.

Cette cavalerie, l’élite de l’armée de la ligue, n’admettait dans ses rangs que la noblesse gauloise, et avait une organisation à peu près semblable à celle de la gendarmerie française au moyen-âge. Aussi intrépide, mais aussi indisciplinée et aussi peu manœuvrière qu’elle, sa fougue et sa témérité, lorsque la victoire semblait assurée à Vercingétorix, furent la cause de la perte de ce grand homme, et de l’indépendance de la nation. Ces nobles Gaulois, pour les assister dans les batailles, avaient des serviteurs n’appartenant pas à leur caste, mais qui étaient de condition libre[11], quoique déshérités des biens de la fortune. Nous avons vu les chefs de cette cavalerie réprimandés par Vercingétorix, à Noviodunum des Bituriges, parce qu’ils avaient imprudemment engagé un combat contre les cavaliers dé César. Bientôt, désobéissant de nouveau à leur général en chef, et croyant que tout est possible à leur intrépidité, nous verrons ces généraux avec leurs seuls cavaliers, oser attaquer quatre-vingt mille Romains[12], se faire battre par eux, et rouvrir à César l’entrée de la Gaule qu’il abandonnait.

En ce moment, le proconsul ne pouvant plus subsister dans un pays entièrement soulevé contre lui, et dévasté parles ordres de son adversaire, dont les lieutenants, de trois côtés à la fois ; envahissaient la Province romaine, résolut de s’en rapprocher afin de la secourir. César traversait donc l’extrémité du territoire des Lingons et se portait vers la Séquanie, lorsque Vercingétorix vint s’établir dans trois camps, à environ dix mille pas des Romains. Immédiatement après, il convoqua les officiers de sa cavalerie, et, suivant les Commentaires, il leur adressa ces paroles : Enfin, le jour de la victoire brille pour nous ; les Romains évacuent la Gaule et prennent la direction de leur Province. Si leur retraite est une garantie pour notre liberté présente, la paix et le repos de notre patrie n’en seront pas plus assurés à l’avenir. Ils reviendront avec des forces, plus considérables, et cette guerre n’aura pas de fin. Il faut donc les attaquer dans les embarras de leur marche, car si leurs fantassins veulent nous résister, ils seront obligés de s’arrêter, et la nécessité de se défendre les empochera de gagner du terrain en avant. Si, au contraire, ce qui est présumable, ils abandonnent leurs bagages et pourvoient à leur salut, ils fuiront couverts d’ignominie et dépouillés des choses nécessaires à l’existence. Quant à leurs cavaliers, nul de vous certainement ne peut douter qu’aucun d’eux n’osera se produire même hors des rangs de sa colonne. Afin de répandre la terreur parmi les ennemis et d’animer votre courage, je ferai sortir notre infanterie de ses camps et je la déploierai devant nos retranchements. Les officiers de la cavalerie gauloise s’écrient aussitôt que chacun doit s’engager, par un serment inviolable, à ne revoir ni son toit, ni ses enfants, ni sa famille, ni sa femme qu’il n’ait traversé deux fois l’armée romaine.

Le discours que César prête à Vercingétorix a été composé avec beaucoup d’art, et il faut avouer qu’il surabonde de raisons qui, au premier coup d’œil, lui donnent une apparence de vérité : on s’aperçoit qu’il est l’œuvre de l’homme qui entreprit, dans le sénat, la défense de Catilina et de ses complices, et dont les arguments captieux allaient infailliblement sauver la vie à des scélérats tels que lui, si la généreuse audace de Caton n’eut foudroyé sa pernicieuse éloquence. Mais, en soumettant les affirmations de César à l’analyse, elles ne supportent pas le plus léger examen il est bien singulier ; en effet, que Vercingétorix, après avoir déclaré aux représentants de la Gaule, réunis à Bibracte, qu’il ne livrerait pas de bataille aux Romains, ait si promptement changé d’avis. Il n’avait qu’à prononcer une parole, et les députés gaulois se seraient empressés de lui accorder le surcroît d’infanterie qu’il demanderait. Mais, au contraire, il manifeste la volonté de ne pas l’augmenter, parce que, dit-il, il se contentera d’intercepter les vivres et les fourrages aux ennemis. Il jugeait donc nécessaire d’accroître le nombre de ses fantassins pour lutter en ligne contre César ; et voilà que maintenant il veut détruire une armée de quatre-vingt mille hommes avec quinze mille cavaliers seulement ! Vercingétorix fut donc en proie à un subit accès de démence : car, comment admettre qu’un homme, d’un jugement aussi sûr que lui, se soit bercé de pareilles rêveries ? Quoi ! parmi ses généraux de cavalerie, il ne s’en rencontre pas un seul qui lui fasse ces observations ? Puisque enfin vous êtes décidé à livrer bataille, pourquoi n’y employer que votre cavalerie ? Mettez aussi en œuvre votre infanterie, et vous aurez bien plus de chances de vaincre. De quelle utilité nous seront ces fantassins que vous déploierez devant vos retranchements, éloignés de près de quatre lieues de l’endroit où nous combattrons ? A de semblables observations qu’aurait répondu Vercingétorix ? Surtout quand on pense que son conseil et l’armée gauloise, comme nous l’avons vu, étaient également dévorés du désir de terminer la guerre par une bataille.

Le lendemain du jour où  le conseil s’était tenu et où Vercingétorix avait rapproché son camp de celui ces Romains, le proconsul poursuivait sa marche vers la Séquanie ; lorsque, tout à coup, la cavalerie gauloise, lui barrant la route, se montra déployée sur son front et sur ses deux flancs[13]. Ainsi le but des généraux de cavalerie de Vercingétorix était évidemment d’empêcher César de s’échapper et de le détruire avec toute son armée. L’infanterie romaine fit halte, plaça ses bagages au milieu des distances qui séparaient les légions, et César partagea aussi ses cavaliers en trois corps. Le combat s’engagea immédiatement. La cavalerie gauloise, exécutant de brillantes charges, fit plier ses adversaires sur divers points, mais bien vainement, car dès qu’elle s’abandonnait a leur poursuite, César l’arrêtait soudain en faisant marcher contre elle des cohortes d’infanterie qui se déployaient sur les flancs de la colonne[14]. Quoiqu’il semble, d’après les Commentaires, que ce combat ait été assez long, le proconsul, néanmoins, ne dut pas éprouver la plus légère inquiétude sur son résultat. Avec quatre-vingt mille hommes que pouvait-il avoir à craindre de quinze mille cavaliers ? Enfin les Germains, sur la droite de la colonne romaine, chassèrent les Gaulois d’une hauteur et les suivirent, l’épée dans les reins, jusque sur les bords d’une rivière où Vercingétorix et son infanterie étaient en position. A cette vue, les cavaliers gaulois, qui attaquaient les Romains en tète et sur leur flanc gauche, redoutant d’être enveloppés, prennent aussi la fuite, et de toutes parts on en fait un grand carnage. Trois des plus illustres Éduens sont pris et amenés à César : Cotus, qui commandait la cavalerie gauloise dans cette affaire, et qui avait disputé la suprême magistrature à Convictolitan ; Cavarillus, le chef de l’infanterie éduenne, à Gergovia, après la défection de Litavicus ; et, de plus, un Eporédorix, sous les ordres duquel les Éduens, avant l’arrivée des Romains dans les Gaules, avaient fait la guerre aux Séquaniens. Telle fut l’issue de ce combat insensé, dont les désastres et les suites, encore plus déplorables, ne doivent pas être imputés à Vercingétorix, mais à Cotus qui le livra, très certainement, sans y avoir été autorisé par son général en chef. Entrons dans quelques détails à cet égard, et rétablissons la vérité des faits.

Les députés de la Gaule, réunis à Bibracte, avaient repoussé les prétentions des Éduens au commandement des troupes confédérées. Déçus dans leurs espérances, ils n’obéirent qu’à regret à Vercingétorix, et commencèrent à regretter les égards dont César les entourait. Vercingétorix alors, pour les rattacher plus fortement à la ligue et les dédommager de la perte dus commandement en chef, donna au frère d’Eporédorix celui du corps destiné à envahir le pays des Allobroges, et plaça sous les ordres de Cotus toute la cavalerie de l’armée. C’était se conduire en habile politique et prévenir les changements que l’amour-propre froissé pourrait inspirer aux Éduens. Cotus et Convictolitan jouissaient d’une extrême influence dans leur patrie ; ils y tenaient le premier rang. Or, il est indubitable que si ces peuples eussent obtenu la direction de la guerre, ils en auraient chargé Cotus, puisque Convictolitan, qui seul était en état de lui disputer cet honneur, exerçait la souveraine magistrature, et que les lois ne lui permettaient pas de franchir les limites du territoire de la République. Après Convictolitan, Cotus était donc le personnage le plus considérable des Éduens, et voilà pourquoi Vercingétorix l’investit du commandement de sa cavalerie. Le matin de ce funeste combat, il lui ordonna, ce qui se pratique toujours à la guerre, de suivre et d’observer exactement les mouvements du proconsul qui se retirait en Séquanie. Mais Cotus, qui, par le génie militaire, s’estimait sans doute bien au-dessus de Vercingétorix et qui blâmait sa prudence, ne tint aucun compte de ses recommandations : jaloux d’acquérir de la gloire et de terminer la guerre par lui même et d’un seul coup, au lieu de se borner à éclairer l’armée romaine, comme il est évident que Vercingétorix le lui avait prescrit, il fondit sur elle et se fit battre ignominieusement. Car si Vercingétorix eût commis la faute de faire attaquer les Romains par sa cavalerie, tandis que son infanterie restait dans l’inaction, las Gaulois, loin de l’admettre à se justifier, ainsi qu’ils le firent au siège d’Avaricum, auraient immédiatement destitué ce traître, ou cet insensé ; et cependant ils continuèrent à l’entourer de leur confiance et ne le privèrent pas du commandement. Mais pourquoi César a-t-il dénaturé les faits dans ses Commentaires ? Quel intérêt a pu l’y engager ? Un intérêt immense : l’orgueil satanique de cet homme qui, le premier dans Rome, osa se faire décerner les honneurs divins[15], n’a pu, si la vérité était connue, soutenir l’idée que la postérité attribuerait sa victoire non à la supériorité de son génie sur Vercingétorix, mais à la désobéissance du général de la cavalerie de ce grand homme. En effet, sans la folie de Cotus, nul ne peut nier que César n’eût été forcé de se retirer dans la Province romaine. Ce passage des Commentaires est infailliblement un de ceux contre lesquels Asinius Pollion se récriait, lorsqu’il affirmait que César les avait écrits -avec peu de respect pour la vérité.

Après la défaite de ses cavaliers, Vercingétorix retira son infanterie de devant ses retranchements, et se dirigea immédiatement vers Alésia[16], place forte des Mandubiens. Il fit sortir promptement ses bagages de ses camps et prescrivit de les faire marcher à la queue de la colonne d’infanterie. César établit les siens sur une colline voisine, et poursuivit Vercingétorix jusqu’à la nuit. Il parvint à tuer trois mille hommes de l’extrême arrière-garde de l’armée gauloise ; niais la faiblesse de cette perte prouve que son adversaire manœuvra avec habileté, en appuyant à propos les troupes qui soutenaient sa retraite. Cette opération s’exécuta sans désordre, et Vercingétorix alla prendre position sur la colline d’Alésia, au pied de laquelle César parut le lendemain. Ainsi le combat de cavalerie[17] dut se livrer à dix ou douze lieues, au plus, à l’orient d’Alésia.

 

 

 



[1] Orose, lib. VI.

[2] Nevers (Nièvre).

[3] Paris.

[4] Ce marais devait être formé par la rivière de Bièvre ou des Gobelins qui se jette dans la Seine à Paris.

[5] Melun (Seine-et-Marne).

[6] Les Ubiens, peuples de Cologne et d’autres que César ne comme pas (Com. de Bell. Gal., lib. IV, c. XVI et XVIII).

[7] Rhemi, les Rhémois (Marne) ; Lingones, les peuples de Langres (Haute-Marne) ; Treviri, les Trévires, peuples de Trèves, sur la Moselle (Prusse Rhénane).

[8] Segusiani, les Ségusiens, habitants des départements de la Loire et du Rhône. Leur capitale était Lugdunum, Lyon (Rhône). Strabon, liv. IV, c. III. La ville romaine n’existait pas encore ; elle ne fut fondée que neuf ans plus tard, par Munatius Plancus.

[9] Ils occupèrent la Savoie, et, entre le Rhône et l’Isère, les parties du nord des départements de la Drôme et de l’Isère ; Vienna, Vienne (Isère) était leur capitale. Strabon, liv. IV ; c. I.

[10] La cavalerie que César avait recrutée chez les Germains était aussi très nombreuse. Appien d’Alexandrie la fait monter à dix mille chevaux (Bibliothèque historique et militaire ; Essai sur les milices romaines, tome II, p. 250, par MM. Liskenne et Sauvan). Toutes les éditions d’Appien n’étant pas complètes, nous n’avons pu vérifier cette citation dans le texte de l’auteur, mais MM. Liskenne et Sauvan sont très exacts.

[11] Diodore de Sicile, liv. V, c. XXIX, et César, Com. de Bell. Gal., lib. VI, c. XV.

[12] César avait dix légions, entretenues aux frais de la République, ses légions surnuméraires, sa cavalerie, des cavaliers germains, un corps d’archers, des Numides, des frondeurs baléares et des cavaliers espagnols. Tous ces corps feraient plus de quatre-vingt mille hommes si on les supposait au complet. Suétone dit (César, c. XXIV) que César forma la légion des Allouttes et d’autres légions surnuméraires, après que son gouvernement des Gaules lui eut été prorogé pour cinq ans, ce qui eut lieu l’an 697 de Rome. Cette légion devait être composée de Gaulois nés dans la Province romaine transalpine, puisque Hirtius avoue (Com. de Bel. Gal., lib. VIII, c. XLVI) que ce fut par la fidélité et les secours de cette province que César parvint à soutenir la guerre contre Vercingétorix. Nous ne voyons donc pas sur quel fondement se sont appuyés les historiens qui prétendent que cette légion ne fut levée, par le général romain, qu’à la fin de la guerre des Gaules.

[13] Duæ se acies ab duobus lateribus ostendunt, una primo agmine iter impedire cæpit (Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. LXVII). Que signifie cette contradiction ? Vercingétorix a annoncé à ses généraux de cavalerie que les Romains, probablement, s’empresseraient de se sauver en abandonnant leurs bagages (relictis impedimentis suæ saluti consulant, etc., Com. de Bel. Gal., lib. VII, c. LXVI). Mais comment pourront-ils fuir, puisque le général gaulois s’y oppose, en leur faisant barrer la route ? Donc Vercingétorix n’avait pas ordonné à Cotus d’attaquer l’armée romaine, mais simplement d’éclairer sa marche. Tout au plus pourrait-on inférer du récit des Commentaires, qu’il lui avait prescrit de la harceler en queue, sans trop s’engager, de manière à la forcer d’abandonner ses bagages ; et dans l’un ou l’autre cas, même selon César, Cotus a désobéi à Vercingétorix.

[14] Si qua in parte nostri laborare aut gravius premi videbantur, eo signa inferri Cæsar aciemque constitui jubebat (Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. LXVII). César était si peu inquiet du résultat de ce combat, qu’il n’avait pas même daigné déployer ses légions.

[15] Il permit qu’on lui décernât des honneurs qui dépassent les bornes des grandeurs humaines : il eut au sénat et au tribunal un siége d’or, et, dans les pompes du cirque, un char et un brancard sacrés, des temples, des autels, des statues côté de celles des Dieux, un coussin, un pontife et des prêtres lupurcaux (Suétone, Vie de César, c. LXXVI). Maintenant voici comment il permit qu’on lui décernât ces privilèges : Helylus Cinna, tribun du peuple, a avoué à beaucoup de monde qu’il avait rédigé et tenu toute prête une loi que, d’après l’ordre de César, il devait proposer en son absence. Cette loi lui permettait d’épouser les femmes à son gré, et tout autant qu’il en voudrait, pour en avoir des enfants (Ibid., id., c. LII).

[16] Alésia, aujourd’hui Alise Sainte-Reine, à trois lieues est de Sémur (Côte-d’Or). Les traditions mythologiques attribuaient la fondation d’Alésia à Hercule (Diodore de Sicile, liv. IV, c. XIX, et liv. V, c. XXIV). Les Mandubiens étaient une tribu des Éduens.

[17] C’est dans ce combat de cavalerie que, si l’on en croit Plutarque, les Arvernes enlevèrent l’épée de César ; mais nous avons observé, lors du siège de Gergovia, combien ce fait est peu vraisemblable. Un ancien commentateur de Virgile en affirmait un autre encore plus incroyable. Nous allons le rapporter, en transcrivant littéralement les paroles de Crévier qui l’a inséré dans son Histoire romaine faisant suite à celle de Rollin : Dans son journal (celui de César) qui semble devoir être distingué de ses Commentaires, et qui est perdu depuis plusieurs siècles, il racontait lui-même, selon le témoignage de l’ancien commentateur de Virgile, qu’il avait été pris dons la mêlée, et que déjà un Gaulois l’emportait tout armé sur son cheval, mais qu’on autre Gaulois, qui était sans doute un officier supérieur, l’ayant vu en cet état ; s’étant mis à hurler pour lui insulter : César ! César ! L’ambiguïté de ce mot, qui signifiait en langue celtique : relâchez-le, mettez-le en liberté, fut cause que celui qui le tenait prisonnier le laissa aller.

Ce dernier fait n'est guère vraisemblable, et je ne sais si l’autorité du grammairien que j'ai cité est assez grande pour nous le faire recevoir (Crévier, Hist. rom., c. XLII).