HISTOIRE DE VERCINGÉTORIX

Roi des Arvernes

 

CHAPITRE IX.

 

An de R. 700. — Av. J.-C. 52.

César fit reposer ses troupes plusieurs jours à Avaricum, et y trouva une grande abondance de toutes sortes de vivres. L’hiver touchait à sa fin, et, désireux de consacrer le printemps à la guerre, il se prépara à marcher centre Vercingétorix, afin de s’assurer s’il ne serait pas possible de l’assiéger dans les bois et les marais, au milieu desquels il s’était retranché ; ou, si ce moyen paraissait impraticable, de l’en expulser de vive force. Mais le proconsul reçut une ambassade des chefs des Éduens, qui le suppliaient de venir en aide à leur république menacée du plue grave péril. Ces députes représentèrent à César que, depuis longtemps, ils étaient gouvernés par un magistrat annuel[1], investi d’une autorité royale, tandis qu’en ce moment deux des premiers de leur nation exerçaient cette autorité suprême, et prétendaient l’avoir légitimement acquise. Convictolitan, un de ces magistrats, remarquable par son illustration, jouissait d’une extrême influence ; et Cotus, son rival, issu d’une famille très anciennement célèbre, était en possession d’un crédit sans bornes, soit par lui-même, soit par ses alliances. Vidéliacus, son frère, avait été, l’année précédente, revêtu du souverain pouvoir. Les citoyens couraient aux armes, le peuple se partageait entre les divers chefs qui le couvraient de leur patronage ; enfla une guerre civile était imminente, si l’on ne se hâtait pas de mettre un terme à ces dissensions. Les députés des Éduens déclarèrent à césar que son autorité seule, unie à la -promptitude, pouvait prévenir un aussi grand malheur.

Quand bien même César ne nous aurait pas prévenus que la Gaule était divisée en une multitude de factions, qui désunissaient même les cantons et les familles, nous en aurions ici le plus éclatant témoignage. Ces républiques aristocratiques, où les grands se disputaient le pouvoir électif, pour s’élever ensuite à la royauté, ne jouissaient d’aucune tranquillité ; et elles eussent été la proie de tout ennemi qui aurait su profiter de leurs discordes. Mais César, comprenant que si la guerre civile s’allumait chez les Éduens, il serait privé de leurs secours, résolut de pacifier leurs différends. D’ailleurs, parce que ces peuples étaient les alliés de Rome, il les avait toujours protégés et comblés de grâces et d’honneurs. Toutefois, la raison déterminante de la résolution adoptée par le proconsul fut, comme il en avertit lui même, la crainte qu’il éprouvait que le parti le plus faible ne réclamât l’appui de Vercingétorix.

Les lois des Éduens défendaient à leur premier magistrat de franchir les limites du territoire de leur république ; et César, afin de ne pas paraître blesser cette institution, se transporta chez eux, et cita devant lui, à Décétia[2], le sénat et les deux prétendants. Presque tous les Éduens y accoururent, et le général romain s’étant assuré , par quelques informations secrètes, que l’élection de Coins s’était accomplie en dehors du temps et du lieu fixés par la loi, et que, contrairement à ses prescriptions, il avait été nommé après son frère, tandis qu’on ne pouvait élever à cette autorité suprême, ni admettre dans le sénat, deux membres vivants de la même famille, César se prononça en faveur de Convictolitan, qui, suivant l’usage établi, lorsque les magistratures étaient vacantes, avait été élu par les prêtres ; et il obligea Cotus à se démettre d’une puissance usurpée. Ce jugement prononcé, César exhorta les Éduens à perdre le souvenir de leurs discordes, et leur promit, s’ils le servaient fidèlement dans cette guerre, que, la conquête de la Gaule effectuée, il les récompenserait selon leurs mérites. Il leur ordonna de lui envoyer promptement toute leur cavalerie et dix mille fantassins, qu’il voulait établir dans des forts, sur sa ligne d’opération, afin de protéger l’arrivée de ses convois ; puis, divisant son armée en deux corps, il donna quatre légions et la moitié de sa cavalerie à Labienus, pour aller faim la guerre aux Sénonais et aux Parisiens[3] ; et, suivi de six légions et du reste de ses cavaliers, le proconsul marcha contre Gergovia, capitale des Arvernes.

Aussitôt que César avait eu prononcé son mouvement sur Décétia, Vercingétorix, craignant d’être coupé par lui de Gergovia, s’était rapidement porté derrière l’Allier. Il en fit rompre les ponts ; et, dans cette position, il attendit l’armée romaine, qui ne tarda pas à paraître. En ce temps-là, l’Allier n’était guéable qu’en automne ; et César, reconnaissant l’impossibilité d’établir des ponts sur la rivière, malgré les Gaulois, se dirigea, au sud, le long de la rive droite. Vercingétorix imita promptement la manœuvre du général romain, et marcha parallèlement à lui sur le bord opposé.

César fut alors en proie à de vives perplexités : non seulement, comme nous l’avons dit, l’Allier n’offrait aucun gué praticable, mais Vercingétorix en faisait surveiller si exactement le cours par ses cavaliers, qu’il était impossible d’en surprendre le passage. Le général gaulois, ne perdant pas un instant le proconsul de vue, plaçait chaque soir son camp presque en face de celui des Romains, dont il n’était séparé que par la rivière ; et César, appréhendant d’être arrêté par l’Allier pendant la plus grande partie de la belle saison, résolut de tromper la vigilance de son ennemi eu ayant recours à la ruse. Le proconsul établit donc un jour son bivouac dans un endroit couvert de bois, et vis-à-vis d’un des ponts que Vercingétorix avait fait détruire. Le lendemain, l’armée romaine, suivie de tous ses bagages, feignant d’aller chercher un point de passage plus favorable, continua sa marche le long de la rive droite de la rivière, et César resta caché dans la forêt avec deux légions ; mais il eut soin d’en détacher quatre cohortes à la colonne de route, afin qu’elle ne parfit pas plus faible que d’habitude. Vercingétorix, croyant que toute l’armée romaine décampe, se met aussi en mouvement, bien résolu à l’empêcher de franchir la rivière. Les légions romaines avaient repu de César l’ordre d’aller choisir un camp le plus loin possible du lieu où il voulait exécuter le passage ; et lorsque, d’après les heures écoulées depuis leur départ, le proconsul jugea qu’elles devaient être arrivées à leur destination, il sortit des forêts, dont il s’était servi pour voiler son stratagème, lit reconstruire le pont sur ses mûmes pilotis, intacts dans leur partie inférieure, traversa immédiatement l’Allier, prit une bonne position sur la rive gauche, et rappela à lui ses autres troupes. Vercingétorix, en ayant été promptement informé, se dirigea, à grandes journées, sur Gergovia[4], afin d’avoir le temps de faire les préparatifs du siége qu’il allait bientôt avoir à soutenir : car il ne pouvait douter que César n’eût l’intention de frapper au cœur l’insurrection gauloise dans une ville qui en était le centre et le foyer. Le proconsul se présenta sous ses murs cinq jours après avoir franchi l’Allier ; et, le soir même de son arrivée, il engagea contre Vercingétorix un léger combat de cavalerie. César reconnut la place, et désespéra de l’emporter de vive force, parce qu’elle était située sur une montagne très élevée, et difficile à gravir de quelque côté qu’on l’abordât. Il résolut en conséquence de ne l’assiéger régulièrement que lorsqu’il aurait assuré la subsistance de ses troupes.

Le généralissime gaulois, faisant face au nord, off s’était établie l’armée romaine, avait placé son camp sur la montagne[5], au pied du mur d’enceinte de la place. Son armée, rangée par nations, avec de médiocres intervalles, pour que la surface du versant menacé pût entièrement la contenir, occupait toutes les collines de la hauteur, qui présentait un aspect horrible aussi loin que la vue pouvait s’étendre. Chaque jour, à l’aurore, Vercingétorix, soit pour délibérer, soit pour donner des ordres, réunissait son conseil, composé des chefs des différentes nations ; et, afin d’aguerrir ses soldats, il ne laissait s’écouler presque aucune journée sans livrer des combats de cavalerie, en entremêlant des fantassins, armés à la légère, parmi les rangs de ses cavaliers.

Un vallon, traversé aujourd’hui par la route d’Aubière à Merdogne, séparait et sépare encore Gergovia d’une colline sur la même ligne (é regione) que la ville. Ce vallon n’a qu’une médiocre étendue, mais se prolongeant, au sud-ouest, entre un des contreforts de Gergovia et les rampes du nord de cette montagne, il en acquiert une assez considérable. La colline est appelée Quiche par les habitants du pays. César jugea que, s’il parvenait à s’en rendre maître, il gênerait beaucoup de là les mouvements des Gaulois, soit qu’ils voulussent conduire leurs chevaux à l’abreuvoir ou les envoyer au fourrage. Mais, Vercingétorix, tout en n’y plaçant qu’une garnison peu considérable, parce qu’il espérait pouvoir la secourir à temps des plateaux inférieurs de Gergovia, dont elle est très rapprochée, l’avait fait fortifier avec le plus grand soin. César, comprenant qu’une attaqué en plein jour ne réussirait pas, résolut d’essayer une attaque par surprise : il sortit de son camp dans Ie silence de la nuit ; et, avant que de la ville on eût envoyé des troupes pour les soutenir, il chassa les Gaulois de la colline. Il y établit son petit camp, en confia la garde à deux légions, et le joignit aussitôt au grand par un double fossé de douze pieds, afin qu’il fût possible de circuler en sûreté, même isolément, d’un camp à l’autre. Dès ce moment, les escarmouches de cavalerie cessèrent ; car, maîtres de la colline de Quiche, les Romains auraient pris en flanc et à revers les cavaliers de Vercingétorix. César ne dit jamais que ces escarmouches avaient lieu en plaine. Cependant tant que le général gaulois fut en possession de Quiche, elles pouvaient se livrer dans celle de Sarliève, ou dans l’espace qui séparait le grand camp des Romains des pentes qui font suite au plateau de Prat. Même en admettant l’une ou l’autre de ces hypothèses, les cavaliers de Vercingétorix n’avaient pas à craindre de voir leur retraite interceptée par ceux de César.

Le proconsul ne donne aucun renseignement topographique sur son grand camp ; mais il dut l’établir au nord de la place, dans le lieu appelé Pré du Camp par la tradition. De là, seulement, en conservant sa ligne d’opération et de retraite, il lui était facile de protéger l’arrivée des convois qui lui venaient du pays des Éduens. Si le proconsul eût campé au sud de Gergovia, sans l’avoir entouré d’une ligne de contrevallation, la cavalerie romaine, obligée de contourner, à l’est, le massif de la montagne, et les rampes allongées qui en dépendent, aurait toujours été devancée par celle de Vercingétorix dans la Limagne : convois et fourrageurs romains se seraient vus exposés au danger d’être enlevés ou massacrés, avant que César en eût connaissance ; tandis que, du Pré du Camp, en surveillant le versant du nord, il remédiait à ces graves inconvénients.

Quiche remplit exactement les conditions exigées par les Commentaires[6] pour le petit camp des Romains ; et nulle autre colline des environs de la montagne ne correspond à aucune de leurs indications. La Roche-BIanche et Orcet sont trop éloignés de Gergovia ; ces collines étaient en dehors du système de défense de la place ; et, par celle raison, Vercingétorix s’était bien gardé de les faire occuper, dans la crainte d’être entraîné à livrer cette bataille qu’il voulait, à tout prix, éviter. En effet, il aurait été obligé de faire soutenir, contre les attaques de César, des troupes placées aussi loin de Gergovia, et une action générale en serait infailliblement résultée. Il n’en était pas de même pour Quiche, séparée seulement de la montagne par un vallon de médiocre étendue ; et si César n’eût pas emporté cette colline de nuit, et à l’improviste, il ne serait pas parvenu à s’en rendre maître, attendu que les secours envoyés par Vercingétorix l’y auraient devancé.

Jusqu’ici, ce général s’est borné à faire une guerre défensive ; mais, n’était-ce pas déjà pour lui un éclatant triomphe que d’avoir enchaîné la fortune du conquérant et arrêté le cours de ses victoires ? Les rôles vont changer maintenant, et l’astre de César pâlira devant celui de Vercingétorix ; si ce dernier finit par succomber, la postérité ne devra pas l’en rendre responsable, car ce sera par l’indiscipline et la désobéissance des généraux de sa cavalerie.

 

 

 



[1] Vergobret, en langue celtique.

[2] Decise (Nièvre), dans une île de la Loire.

[3] La capitale des Parisii était Lutèce, aujourd’hui Paris.

[4] Strabon appelle Nemossus la capitale des Arvernes ; mais, du temps de ce géographe, Gergovia existait encore, et il dit, comme César, qu’elle était située sur une montagne très élevée (Strabon, liv. IV, c. II).

[5] At Vercinetorix, castris propè oppidam in monte positis, mediocribus circum se intervallis separatim singularum civitatum copias collocaverat, atque omnibus ejus jugi collibus occupatis qua despici poterat horribilem speclem præbebat (Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. XXXVI).

[6] E regione oppidi, sur la ligne de la ville ; ex omni parte circumcisus, escarpée de toutes parts ; et, sub ipis radicibus montis, à la racine même de la montagne (Com. de Bell. Gal., liv. VII, c. XXXVI).