HISTOIRE DE VERCINGÉTORIX

Roi des Arvernes

 

CHAPITRE VIII.

 

An de R. 700. — Av. J.-C. 52.

Chez les Gaulois l’éloquence était symbolisée par un Hercule, revêtu de la dépouille du lion de Némée et armé d’une massue, d’un carquois et de flèches. Le dieu[1], représenté sous les traits d’un vieillard, attirait à lui un grand nombre d’hommes, attachés par des chaînes d’or uni à un métal regardé comme plus précieux, et travaillées avec un art admirable. Ces chaînes, assujetties à la langue d’Hercule, allaient aboutir aux organes de l’ouïe des auditeurs. Quoique ces liens, faibles et détendus, n’exerçassent aucune action sur eux, charmés de l’éloquence de l’orateur, loin de vouloir briser leurs chaînes, ce qui leur eût été facile, ils semblaient heureux de le suivre.

Vercingétorix, par sa parole, jouissait de la même influence sur la ligue celtique : Florus nous apprend que l’éloquence[2] du héros arverne étincelait d’une sauvage énergie, qui versait la flamme dans le cœur des Gaulois, lorsque, avant le commencement de la guerre, il les réunissait dans les bois sacrés pour les exhorter à secouer le joug des Romains. Mais Vercingétorix savait varier les formes de son éloquence, suivant les impressions qu’il voulait produire sur les officiers de son conseil. Le lendemain de la prise d’Avaricum, il les rassembla et leur adressa ce discours :

Gardez-vous bien de vous laisser trop abattre par l’échec que nous venons de recevoir. Les Romains n’ont triomphé ni en bataille rangée ni par leur valeur ; car ils ne se sont rendus maîtres d’Avaricum qu’à l’aide de la ruse, secondée par un certain art des sièges qui nous est inconnu. Ils se trompent étrangement, ceux qui espèrent avoir toujours des succès à la guerre. Vous m’êtes témoins que je n’ai jamais été d’avis de défendre la ville : ainsi n’attribuez qu’à l’imprudence des Bituriges, et à l’excessive condescendance des autres Gaulois pour eux, le malheur dont nous avons été frappés. Mais bientôt je réparerai cette perte par de plus grands avantages : tous mes efforts vont tendre à faire entrer dans notre confédération les États qui n’en font pas encore partie, et la Gaule, n’aura plus qu’un même esprit contre ses oppresseurs. Cette réunion accomplie, et je la regarde comme presque certaine, l’univers entier ne pourrait résister à nos armes. En attendant, je vous demande, dans l’intérêt général, d’ordonner que nos camps soient désormais protégés par des fortifications, afin que nous puissions repousser plus facilement les attaques subites de l’ennemi.

Cette éloquence simple et naturelle, qui emprunte sa force à la justesse et à la solidité des pensées, et qui dédaigne le vain éclat des paroles creuses et sonores, est celle des génies supérieurs ; et Vercingétorix ta possédait au suprême degré. Combien Il est différent dans ce discours du portrait, chargé de couleurs mensongères, sous lequel son ennemi s’est plu à nous le représenter ! Vercingétorix devait user de ménagements infinis envers cette aristocratie celtique, factieuse, indisciplinée, et jalouse à l’excès de ses prérogatives et de toute autorité. Les généraux de la cavalerie de son armée ont-ils imprudemment engagé, à Noviodunum, un combat contre les cavaliers de César ? Le généralissime gaulois leur déclare qu’il faut changer totalement de système, et se borner à intercepter les vivres aux Romains, afin de les forcer, par la disette, d’évacuer la Gaule. Est-il injustement accusé de trahison ? Il se justifie en quelques paroles, claires et précises, reproche à ses détracteurs de ne désirer une bataille que parce que leur mollesse les rend incapables de supporter plus longtemps les fatigues de la guerre ; enfin il offre de résigner le commandement dont on l’a investi sans qu’il l’ait sollicité, si l’on pense qu’il en rejaillisse plus d’honneur sur sa personne, que d’avantages sur la Confédération ; et cette harangue est accueillie par les transports d’enthousiasme de l’armée. Il ne se laisse jamais dominer par les clameurs de l’ignorance et de l’envie ; et certain de l’excellence du plan qu’il› conçu pour la délivrance de sa patrie, fi s’y attache invinciblement, et ne s’en détourne par aucune considération. Voit-il les cœurs faiblir après la chute d’Avaricum, aussitôt il s’empresse de ranimer les espérances en déroulant aux yeux du conseil les négociations qui doivent amener les autres cités à prendre les armes contre les Romains. Cette réunion des États de la Gaule sous un même chef, dans l’intérêt de la patrie commune, Vercingétorix la présente comme à peu près assurée ; et l’événement ne tardera pus à prouver la vérité de ses affirmations. Mais le plus beau de ses triomphes fut, après la surprise d’Avaricum par César, d’avoir obtenu des Gaulois qu’ils fortifiassent leurs camps, afin de les garantir d’un pareil danger : en effet, rien n’était plus difficile que de persuader à des milices, inhabituées aux armes, de se plier à s’entourer chaque jour de retranchements. Ces travaux[3] étaient d’autant plus pénibles pour les Gaulois que, semblables à tous les barbares, loin de cultiver eux-mêmes la terre ils en laissaient le soin à leurs femmes.

La prise d’Avaricum qui aurait dû porter un coup mortel à la puissance de Vercingétorix, ne servit, au contraire, qu’à le grandir dans l’esprit des Gaulois : on lui sut gré, malgré un échec si considérable, de n’avoir pas désespéré du salut de la Gaule ; on se souvenait que, loin d’avoir voulu défendre la ville, il avait émis d’abord l’opinion de l’incendier, et de l’évacuer ensuite lorsqu’elle était près de tomber au pouvoir des Romains ; et l’on était étonné de sa perspicacité à pressentir le dénouement de la lutte.

Il se présente ici une question militaire à résoudre : Vercingétorix devait-il, abandonnant son plan de campagne défensif, essayer, pour sauver Avaricum, de forcer le camp de César, pendant que les assiégés, exécutant une sortie vigoureuse, l’attaqueraient de leur côté ? En supposant l’armée gauloise armée, disciplinée comme les Romains, et aussi aguerrie et manœuvrière qu’eux, la question ne semblerait pas douteuse, et nous pensons qu’on devrait y répondre par l’affirmative : car alors ce qui aurait pu arriver de pire à Vercingétorix, c’eût été de ne pas réussir, et, en disposant habilement, avant le combat, des corps de réserve, sa retraite se serait exécutée sans de trop grandes pertes. Mais, attendu que son armée n’était pas dans les conditions que nous avons indiquées, et que César s’était entouré de retranchements, protégés, sur toutes leurs faces, par les machines de guerre, dont nous avons décrit les puissants effets, nous croyons que le général gaulois fit un acte de haute sagesse en résistant au vœu de ses soldats qui désiraient une bataille. Leur défaite aurait entraîné immédiatement la dissolution de la ligue qu’il avait eu tant de peine à former ; tandis qu’en persévérant dans son plan de campagne défensif, il était presque certain de la voir s’accroître, de jour en jour, par l’adhésion des peuples qui observaient encore la neutralité. N’est-ce pas le comble de la folie, de la part d’un général, que de combattre avec l’assurance d’être vaincu ? Polybe et les autres historiens de l’antiquité n’ont-ils pas prodigué les éloges à Fabius pour n’avoir pas risqué de bataille contre Annibal ?

L’armée carthaginoise, dit l’autour grec[4], était composée de soldats exercés, dès leur jeunesse, aux travaux et aux périls de la guerre ; son général, nourri et élevé dans son sein, pratiquait depuis son enfance la profession des armes. Victorieuse plusieurs fois en Espagne, elle avait battu les Romains et leurs alliés deux fois de suite. Les troupes d’Annibal, ne pouvant tirer d’ailleurs aucun secours, n’entrevoyaient de ressource et d’espérance que dans la victoire. Rien de tout cela ne se trouvait du côté des Romains ; si Fabius eût hasardé une action générale, sa défaite était immanquable. Il fit donc mieux de s’en tenir à l’avantage qu’avaient les Romains sur leurs ennemis, et de régler là-dessus le système de la guerre. Cet avantage consistait dans la facilité avec laquelle il pouvait recevoir, par les derrières de son camp, autant de vivres, de munitions et de troupes qu’il le voudrait, sans avoir à craindre que ces secours vinssent à lui manquer. Le dictateur se borna donc, pendant toute la campagne, à escarmoucher contre les ennemis, et à s’emparer des postes les plus favorables à son dessein.

En lisant ce récit de Polybe ne croirait-on pas que c’est la campagne de Vercingétorix contre César, et non celle de Fabius contre Annibal, dont il déroule le tableau à nos yeux ? En effet, Annibal ne ravagea-t-il pas les plaines les plus fertiles de l’Italie, ne s’empara-t-il pas de Venouse[5], ville très forte et très opulente, en présence du dictateur, qui ne fit aucun mouvement pour s’y opposer ; et, de même que Fabius, le général gaulois n’était-il pas certain de recevoir les vivres et les recrues qui lui seraient nécessaires, tandis que César, en proie à la disette, harcelé continuellement tomme Annibal, devait enfla être réduit à évacuer la Gaule pour n’y pas mourir de faim ? Ce serait donc une extrême injustice que de reprocher à Vercingétorix de n’avoir pas modifié un système de guerre aussi habilement conçu.

Jaloux de réaliser les promesses qu’il a faites à son conseil, il se consacre tout entier au soin de s’assurer le concours actif des États qui n’ont pas encore adhéré à la Confédération ; il choisit pour la réussite de ces négociations des hommes au langage artificieux, selon césar, mais évidemment droit et sincère, et liés d’amitié avec les chefs des peuples qu’il veut attirer dans son parti ; il comble ces chefs de présents, et les charme par les offres les plus séduisantes.

En entendant parler ainsi César, ne croirait-on pas que Vercingétorix commit un crime, indigne de pardon, en s’efforçant d’accroître les défenseurs de la cause nationale ; et que les princes des Gaulois avaient grand tort de prêter l’oreille à ses sollicitations ? Car n’était-il pas plus honorable et plus glorieux pour eux de devenir les très humbles sujets de Rome, d’adorer en tremblant ses volontés, et de lui fournir de l’argent et de ses soldats pour asservir le reste du monde, que de fonder dans la Gaule un empire indépendant, en plaçant à sa tête un homme de génie comme Vercingétorix ? Et les ambassadeurs de ce grand homme n’étaient-ils pas les plus fourbes des mortels de représenter aux princes des Gaulois que la liberté devait être préférée par eux à la domination étrangère ?

Laissons de ce côté ces vains sophismes de César, et admirons avec quelle activité le général gaulois sut réparer ses pertes : il fit d’abord distribuer des armes et des vêtements aux infortunés échappés au massacre d’Avaricum ; puis il ordonna à chaque État confédéré de lui fournir un certain nombre de soldats, qui devaient être rendus sur le théâtre de la guerre à une époque déterminée. La Gaule possédait de nombreux archers ; Vercingétorix prescrivit d’en faire la recherche[6] et de les lui envoyer. Toutes ces mesures furent rapidement exécutées, et l’armée gauloise se retrouva bientôt en état de tenir la campagne. Sur ces entrefaites arriva au camp des Gaulois Theutomatus, roi des Nitiobriges, dont le père, Ollivicon, avait reçu du sénat romain le titre d’ami. Ce prince était suivi d’un corps considérable de cavalerie, qu’il avait levé dans son royaume et dans l’Aquitaine. Theutomatus, en venant se ranger sous les drapeaux du défenseur de l’indépendance nationale, se conduisit en habile politique ; car, depuis la fondation de Narbonne, les Romains s’efforçaient d’étendre leurs conquêtes dans le sud-ouest de la Gaule. Quelques années avant que César parte dans cette contrée, les Sonates[7], peuple de l’Aquitaine, avaient tué le lieutenant romain L. Valerius Préconinus, et mis son armée en déroute, ainsi que celle du proconsul L. Manlius, qui, pour fuir plus rapidement, abandonna tous ses bagages[8].

Theutomatus voyait clairement que dès que César aurait abattu Vercingétorix, il se hâterait d’achever la conquête de l’Aquitaine, commencée par P. Crassus. L’événement justifia les prévisions du roi des Nitiobriges. En effet, il n’ignorait pas, ce qu’affirme Diodore de Sicile, que les Romains de ce siècle étaient le plus insatiable de tous les peuples, et que, si les Carthaginois avaient toujours paru avides[9] de richesses, les premiers ne songèrent jamais qu’à ne rien laisser à personne. Cette alliance de Theutomatus et de Vercingétorix fut le résultat de l’expédition du brave Luctérius dans le sud de la Gaule, expédition que nous avons racontée au commencement de cette histoire.

 

 

 



[1] Crévier, dans son Histoire romaine, fait observer que tel emblème du pouvoir de la parole est trop ingénieux pour avoir été imaginé par des Barbares grossiers et ignorants, comme les Gaulois du temps de César. Selon le même historien, ce n’est que plus tard, et lorsqu’ils eurent été initiés aux sciences et aux belles-lettres, qu’ils figurèrent par un Hercule la puissance irrésistible de l’éloquence. La description de l’Hercule gaulois est tirée de Lucien.

[2] Florus, lib. III, c. X.

[3] Les fonctions des hommes et des femmes, dans les travaux de la vie, sont chez les Gaulois distribuées d’une manière opposée nos mœurs. Cet usage leur est commun avec le plus grand nombre des Barbares (Strabon, liv. IV, c. IV).

[4] Polybe, liv. III, c. XIX.

[5] Polybe, lib. III, c. XIX.

[6] Conquiri (Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. XXXI). Ceci prouve invinciblement que les Gaulois n’avaient pas de troupes permanentes et qu’ils s’armaient chacun selon se volonté et ses moyens.

[7] Le nom des Sonates s’est conservé dans celui de Sos, bourg de Lot-et-Garonne.

[8] Com. de Bell. Gal., liv. III, c. XX.

[9] Diodore de Sicile, liv. V, c. XXXVIII, et fragments du XXXI.