HISTOIRE DE VERCINGÉTORIX

Roi des Arvernes

 

CHAPITRE V.

 

An de R. 700. - Av. J.-C. 52.

Aussitôt que sa cavalerie fut rentrée dans son camp, Vercingétorix réunit son conseil et lui représenta qu’il fallait, à l’avenir, faire la guerre différemment que par le passé, ce qui démontre que les généraux qui avaient livré le dernier combat ne s’étaient pas conformés à ses prescriptions. Vercingétorix, avec son intelligence supérieure, avait parfaitement compris qu’une action imprudemment engagée contre les Romains se terminerait infailliblement par la défaite de ses troupes. En effet, tous les peuples gaulois qui avaient osé attaquer en ligne les légions de César, s’étaient vus forcés de céder à la supériorité de leur discipline, de leurs armes et de leurs manœuvres. Tels étaient les Helvétiens qui, malgré leur bravoure désespérée, à laquelle César ne put s’empêcher de rendre le plus éclatant hommage[1], avaient cependant été presque entièrement détruits par lui dans une seule bataille ; et les Nerviens, les plus braves des Belges, qui, au combat de la Sambre, ayant d’abord surpris l’armée romaine, finirent néanmoins par succomber devant l’expérience et l’intrépidité de ses vétérans, capables, selon leur général, d’exécuter, d’eux-mêmes et sans commandement, ce qu’exigeaient les circonstances les plus périlleuses[2].

Il faut donc, dit Vercingétorix aux officiers de son conseil, s’attacher uniquement à priver les Romains de vivres et de fourrages, résultat facile à obtenir, puisqu’il n’y a pas encore d’herbes dans les champs. Les Romains, pour se procurer des subsistances, seront obligés de se disperser dans les maisons et tomberont sous les sabres de nos cavaliers. Il est en outre nécessaire, dans l’intérêt général, de fouler aux pieds les intérêts particuliers : incendions les fermes et les villages depuis Avaricum jusqu’au pays des Boïens, et partout où nous verrons que l’ennemi pourrait aller fourrager. Quant à nous, certains de la bonne volonté des peuples sur le territoire desquels nous ferons la guerre, nous n’avons pas à craindre de manquer de vivres. Mais les Romains seront en proie à la disette, ou ne s’éloigneront de leur camp qu’en s’exposant à d’extrêmes périls ; et qu’importe qu’ils périssent sous nos coups ou par la perte de leurs équipages, sans lesquels il leur est impossible de faire la guerre ? Il est un dernier sacrifice que l’amour de la patrie exige de nous : livrons aux flammes les villes que la nature des lieux ou leurs fortifications ne mettent pas à l’abri de tout danger, dans la crainte qu’elles ne servent de refuge à nos déserteurs, ou que les Romains, en s’en emparant, n’y recueillent une riche moisson de butin et de vivres. Si mes propositions vous paraissent pénibles et même cruelles, songez qu’il sera bien plus horrible pour vous d’être mis à mort par les Romains, qui réduiront vos femmes et vos enfants en esclavage, destinée infailliblement réservée aux vaincus[3].

Ce plan de campagne de Vercingétorix dévoile non seulement la force inébranlable de l’âme de ce héros, mais encore la profonde rectitude de son jugement, désespérant avec des troupes inexpérimentées, ne possédant que de mauvaises armes, et commandées par des officiers dépourvus de toute instruction militaire, de tenir tète à l’armée romaine, il veut créer le désert autour d’elle et, par ce moyen, la contraindre d’évacuer la Gaule. Il ne livrera donc pas de bataille à César, mais il le harcèlera, enlèvera ses fourrageurs et l’empêchera de se procurer les vivres nécessaires à la subsistance de ses troupes. Ce fut le plan de campagne adopté jadis par Fabius contre Annibal. Les Romains, ne comprenant pas d’abord toute la portée du génie de leur dictateur, blâmèrent sa conduite et osèrent même la taxer de lâcheté ; mais, dans la suite, rendus plus justes par leurs malheurs, ils lui décernèrent le surnom de Grand. Les Gaulois aussi, instruits par l’expérience du dernier combat, éclairés d’ailleurs par le discours de Vercingétorix, se rangèrent unanimement à son avis. Heureux, s’ils eussent toujours été dociles aux ordres de ce général, la Gaule alors n’aurait pas eu à subir la honte du joug des Romains.

Aussitôt, d’après la décision du conseil, plus de vingt villes des Bituriges sont livrées aux flammes clans un même jour, et celles des autres États de la ligue ne furent pas plus épargnées. L’horizon, de tous les côtés, resplendissait de la lueur des incendies ; et quoique les Gaulois en éprouvassent la plus profonde douleur, cependant l’espérance d’assurer, par ce sacrifice, le salut de leur patrie et de réparer promptement leurs pertes, leur servait de consolation. On mit ensuite en délibération dans le conseil s’il fallait défendre ou briller Avaricum. Mais les Bituriges se jetant aux pieds des Gaulois, les supplièrent de ne pas les forcer à détruire, de leurs propres mains, la ville peut-être la plus splendide des Gaules, l’ornement et le boulevard de leur république. Protégée, diront-ils, par la nature des lieux, environnée, presque de toutes parts, par une rivière et un marais, et n’étant accessible que par une avenue très étroite, il nous est facile de la sauver. Vercingétorix s’opposa d’abord à ce que la demande des Bituriges leur fût accordée ; mais enfin, vaincu par leurs instantes prières, et touché d’ailleurs de pitié pour les infortunés que la ruine d’Avaricum réduirait à la misère, il consentit à défendre la ville et y jeta une garnison d’élite. L’événement toutefois ne tarda pas à prouver que son avis était le meilleur et qu’on aurait dû s’y rendre.

Cependant César continuait sa marche, et le général gaulois, le suivant à petites journées, établit son camp à près de six lieues d’Avaricum, dans un endroit entouré de bois et de marais. Des reconnaissances, commandées par des officiers intelligents et sûrs, l’informaient, à chaque heure du jour, des progrès des travaux du siège ; puis il donnait ses ordres en conséquence. Aucun des détachements de César, qui allaient chercher des vivres, n’échappait à la surveillance de Vercingétorix ; et lorsque la nécessité contraignait les soldats romains de se disperser ou de s’écarter trop loin, il saisissant cette occasion de les attaquer, et rendait ainsi leurs fourrages excessivement difficiles, quoique ces détachements, autant que possible, pour le tenir dans l’incertitude du moment de leur sortie, partissent à des heures différentes, et ne parcourussent jamais le même chemin.

César avait placé son camp devant Avaricum du côté de cette avenue étroite qui régnait entre la rivière et le marais[4]. Cette disposition des lieux s’opposant à ce qu’il environnât la ville d’une ligne de contrevallation, il ordonna, pour triompher de la résistance des assiégés, la construction de mantelets, de deux tours et d’une terrasse, et se prépara à mettre en œuvre les machines de guerre employées dans les sièges par les armées romaines. Nous allons en décrire rapidement les redoutables effets, mais en ne nous attachant qu’aux plus importantes.

Le mantelet, dit Végèce, a huit pieds de haut, sept de large et seize de longueur. Il est formé de planches légères, excepté sur le toit qu’on fortifie par des planches épaisses et des claies. Ses flancs sont garnis d’osier pour amortir les coups de pierres et de traits. Dans ces machines, rapprochées les unes des autres, et que l’on place au pied du mur, sont renfermés des sapeurs qui travaillent à l’abri des traits de l’ennemi. La tortue, ouverte en avant et en arrière, est une caisse en bois, contenant une poutre, garnie à son extrémité d’un fer crochu, qui lui a fait donner le nom de faux et qui sert à détacher les pierres des murailles. Parfois il existe dans la tortue une poutre revêtue de fer pour briser les murs : on la nomme bélier[5]. Le cavalier est une masse de terre et de pièces de bois, d’où on lance toutes sortes d’armes et qu’on élève au niveau, ou même au-dessus des murailles de la place. La guérite, en forme de voûte, est faite avec de l’osier. Les guérites, appliquées au mur protègent les assiégeants qui jettent, de bas en haut, des flèches, des javelots, des pierres, etc., contre les assiégés, afin de rendre l’escalade plus facile. La galerie ou musculus est une petite machine où se mettent à l’abri les soldats qui remplissent le fossé de bois et de terre. La tour est assez semblable à une maison : c’est une forte charpente dont l’assemblage consiste en poutres, planches et solives. Elle a trente, quarante et cinquante pieds de largeur, suivant son élévation, qui doit surpasser non seulement les murs, mais même les tours en pierres qui les dominent. La tour contient trois étages, qui fournissent autant d’attaques. Dans sa partie inférieure est un bélier, dont le choc brise les murailles. A peu près au niveau des murs de la place assiégée, on construit dans la tour un pont, couvert d’osier, dont les deux branches, s’abaissant tout à coup, s’appuient sur le parapet par leurs extrémités. Alors l’assiégeant, franchissant le pont, s’empare facilement des remparts[6].

La plupart de ces machines étaient supportées par des roues et pouvaient être mises en mouvement dans toutes les directions. Pour les préserver de l’action du feu, on les recouvrait de peaux d’animaux fraîchement écorchés et enduites de matières incombustibles. Il existait une autre espèce de bélier dont ne parle pas Végèce et que les armées traînaient à leur suite, parce qu’on ne rencontrait point partout des chênes assez gigantesques pour servir à sa construction. Ce bélier pesait quatre cent quatre-vingt mille livres romaines. Antoine, le triumvir, dans sa guerre contre les Parthes ayant, afin d’alléger sa marche, laissé en arrière ses machines de guerre et entre autres un bélier de quatre-vingts pieds de longueur, échoua, par cette raison, au siége de Phraata[7].

Voici comment l’historien Josèphe[8] décrit la forme et les effets de cette terrible machine : C’est une immense poutre assez ressemblante au mât d’un navire ; elle est armée à une de ses extrémités d’un fer épais imitant la tête du bélier, qui lui a donné son nom. Une autre poutre, dont les bouts reposent sur de solides appuis, tient, à l’aide de câbles, le bélier suspendu par son milieu, comme le fléau d’une balance. Un grand nombre d’hommes, réunissant leurs forces, impriment à la machine un mouvement en arrière ; puis, repoussant avec violence sa tête garnie de fer en avant, ils en frappent le mur et le brisent. La tour la mieux fortifiée, la muraille la plus épaisse eussent-elles résisté aux premiers coups du bélier, cèderont enfin à ses assauts réitérés.

Le bélier était renfermé dans un bâtiment en bois et protégé contre l’ennemi de la même manière que les autres machines. Toutefois, la construction particulière des murs des Gaulois rendant son emploi inutile, César ne s’en servit pas au siége d’Avaricum. D’après les Commentaires[9], la plupart des murs de ces peuples étaient ainsi constitués. Ils couchent sur le sol, à intervalles égaux, dans leur longueur et en ligne droite, des poutres séparées par une distance de deux pieds. Ils les attachent intérieurement les unes aux autres, et remplissent les vides de terre ; mais à la face extérieure de la muraille, ces intervalles sont fermés par de grandes pierres. La base du mur formée et liée de cette manière, ils établissent au-dessus une construction semblable, en conservant le même espace entre les poutres, afin qu’elles ne se touchent pas et qu’elles soient solidement assujetties par les pierres qui les séparent. On continue l’ouvrage, dans cet ordre, jusqu’à ce que la muraille soit parvenue à la hauteur fixée. Ces murs, composés de pierres et de poutres, se succédant alternativement en lignes droites, sont loin d’être désagréables à l’œil ; mais cette manière de les établir est d’une extrême utilité pour la défense des villes, les pierres protégeant le mur contre l’action du feu et les poutres contre celte du bélier. Ces poutres ont presque toujours quarante pieds de longueur, et courent, d’une seule pièce, de la façade extérieure de la muraille à sa façade intérieure. Il est donc impossible de les arracher ou de les briser.

L’arme de trait la plus redoutable, selon Végèce, était une espèce de javelot à l’épreuve duquel il n’y avait ni cuirasses ni boucliers, quand le dard partait d’une de ces machines appelées carrobalistes[10]. Chaque centurie était munie d’une de ces balistes, traînée par des mulets. On s’en servait pour défendre les camps, et, dans les batailles, en les plaçant derrière les pesamment armés. On comptait cinquante-cinq de ces balistes[11] par légion et dix onagres, c’est-à-dire une par cohorte.

De toutes les machines de trait, la baliste et la catapulte, mais surtout la dernière, étaient les plus redoutables. En chargeant la catapulte de pierres proportionnées à sa force, elle écrasait hommes et chevaux, et brisait les machines les plus solides avec une impétuosité égale à celle de la foudre. Au rapport d’Athénée, la baliste atteignait à cinq cents pas. Au siège de Jotapat, pendant la guerre des Juifs, les machines de l’armée romaine, commandée par Vespasien, produisaient les effets les plus terribles, que nous allons retracer d’après l’autorité de Josèphe :

Les traits lancés par les scorpions et les catapultes s’en échappaient avec une telle violence, qu’ils perçaient plusieurs hommes à la fois ; et les pierres, du poids d’un talent[12], que vomissaient les machines de guerre, acquéraient une telle force qu’elles brisaient les créneaux des murs, les angles des tours et renversaient des rangs entiers. L’armée romaine, à ce siège, avait cent soixante machines ; à celui de Jérusalem, elle mit en action trois cents balistes et quarante catapultes[13].

Diodore de Sicile[14] appelle hélépole une machine gigantesque qui réunissait presque la puissance de toutes les autres. Chacun de ses côtés étaient de quarante-cinq coudées et sa hauteur de quatre-vingt-dix. Divisée en neuf étages, l’hélépole reposait sur quatre fortes roues, hautes de huit coudées. Dans les étages inférieurs de la machine, on plaçait des balistes de diverses dimensions, dont les plus grandes lançaient des pierres de trois talents ; aux étages du milieu se trouvaient les catapultes produisant les effets les plus énergiques ; et les étages supérieurs étaient occupés par les balistes et les catapultes les plus petites. Tels étaient les moyens à la disposition de César contre un peuple qui ne possédait même pas les premiers éléments de l’art de l’ingénieur et de la mécanique.

 

 

 



[1] Com. de Bell. Gal., lib. I, c. XXVI.

[2] Com. de Bell. Gal., lib. II, c. XX.

[3] Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. XIV.

[4] L’Auron, l’Yèvre et l’Yévrette se réunissent à Bourges.

[5] Diodore de Sicile appelle cette machine tortue porte-bélier, liv. XX, c. XLVIII.

[6] Végèce, liv. IV, c. XIV, XV, XVI et XVII. Le cavalier de Végèce est la terrasse de César.

[7] Plutarque, Vie d’Antoine, c. XXXIX.

[8] Josèphe, Guerre des Juifs, liv. III, c. XV.

[9] Com. de Bell. Gal., liv. VII, c. XXIII.

[10] Balistes portées sur des chariots ; Végèce, liv. II, c. XXIV.

[11] Végèce, liv. II, c. XXIV.

[12] Environ vingt-six kilogrammes.

[13] Josèphe, Guerre des Juifs, liv. III, c. XII, et liv. V, c. XXV.

[14] Diodore de Sicile, liv. XX, c. XLVIII. César faisait un très grand usage des machines de guerre ; non seulement il s’en servait dans les sièges, mais encore dans les batailles. Sur l’Aisne, lorsqu’il était en présence des Belges, il en plaça sur les flancs de son armée. (Com. de Bell. Gal., lib. Il, c. VIII) ; et dans sa dernière campagne contre les Bellovaques, on voit qu’il en avait couvert son front, afin d’écraser de projectiles les troupes gauloises, dont il était séparé par une distance telle que les siennes n’avaient rien à craindre de leurs traits. (Com. de Bell. Gal., lib. VIII, c. XIV).