HISTOIRE DE VERCINGÉTORIX

Roi des Arvernes

 

CHAPITRE III.

 

An de R. 700. Av. J.-C. 52.

Lors dé l’invasion de César dans la Gaule, cette contrée se divisait en quatre grandes parties l’Aquitaine, la Celtique, la Belgique et la Province romaine, dont nous avons précédemment fait connaître les accroissements successifs et l’étendue. L’Aquitaine comprenait tous les pays situés entre la Garonne et l’Océan. Les Celtes, séparés des Aquitains par la Garonne ; des Belges, par la Marne et la Seine ; de la Province romaine, par le Rhône et les Cévennes, avaient à l’ouest l’Océan pour limite. Du sud au nord les Belges, d’origine germanique, s’étendaient de la Marne et de la Seine jusqu’au Rhin, dont ils occupaient aussi le cours inférieur ; et de l’est à l’ouest ils embrassaient une partie des régions renfermées entre le cours du Rhin, depuis Bâle, le Pas-de-Calais et la Manche[1]. Quelques nations germaniques avaient franchi le Rhin et s’étaient établies sur la rive gauche de ce fleuve. Les Belges, les Aquitains et les Celtes différaient de mœurs, de lois et de langage ; et même, selon Strabon, les Aquitains, par les formes du corps et par l’idiome, étaient plus semblables aux Espagnols qu’aux Gaulois. Rome, alors maîtresse d’un vaste territoire dans la Gaule Transalpine, donnait des lois à l’Italie et à presque toute l’Espagne ; la plupart des îles de la Méditerranée, l’Illyrie, la Macédoine, la Grèce, reconnaissaient son autorité, et les anciennes possessions de Carthage lui composaient, en Afrique, une province abondante en très bonnes troupes légères ; la Syrie et le royaume de Pergame, dans l’Asie-Mineure, lui appartenaient en propre ; mais tous les rois de cette dernière contrée cachaient sous le titre d’alliés la honte de leur asservissement à ses volontés. Telle était la puissance colossale contre laquelle Vercingétorix, d’abord avec les seuls peuples de la Celtique, allait avoir à lutter : car les Aquitains ne prirent qu’une très faible part à cette grande levée de boucliers de la Gaule centrale, à laquelle les Belges ne s’associèrent qu’après le siège de Gergovia, et d’une manière partielle.

César, informé en Italie des projets des Gaulois, et voyant les troubles de Rome apaisés par la fermeté de Pompée, que le sénat avait créé seul consul, se hâta de partir pour la Gaule Transalpine. Mais, au lieu de s’y rendre par les Alpes Cottiennes, comme dans sa première invasion, il dut suivre la route qui le long de la mer passe à Gênes et à Nice, et parcourt la Ligurie, parce que les peuples des autres parties des Alpes étaient encore indépendants des Romains. En effet, quoique le proconsul amenât avec lui des recrues pour compléter ses légions, à l’ouverture d’une campagne qui semblait devoir être plus périlleuse que les précédentes, il ne pouvait cependant, suivi d’un aussi faible corps de troupes, songer à forcer les cols des Alpes, habitées par des nations ennemies des Romains. Arrivé dans la Transalpine, César fut en proie à de vives perplexités : deux de ses légions étaient en quartiers d’hiver chez les Lingons[2] ; deux dans le pays des Trévires ; et les six autres autour d’Agendicum, capitale des Sénonais. S’il les appelait à lui, dans la Province romaine, il prévoyait qu’elles seraient, pendant leur marche, ex-posées à des combats, dont en son absence il redoutait l’issue. Si, au contraire, il allait les rejoindre, il avait tout à craindre des Gaulois qui, sous une apparence de soumission, dissimulaient la -haine profonde qu’ils avaient vouée à leurs oppresseurs.

César méditait sur les moyens d’éluder les obstacles qui s’opposaient à sa- réunion à ses troupes, lorsqu’un autre péril vint mettre un terme à ses incertitudes ; Luctérius, ainsi que nous l’avons dit, s’était porté, par les ordres de Vercingétorix, chez les Ruténiens, afin de les gagner à l’alliance des Arvernes. Après avoir accompli cette mission, et fait entrer les Nitiobriges[3] et les Gabals dans la Confédération gauloise, ce général parut tout à coup sur les frontières de la Province romaine. Ainsi, le plan de campagne du généralissime gaulois se dévoilait dans toute sa profondeur, et le moment était en quelque sorte venu où allait se décider Ie sort de la Gaule. Si les peuples du midi de cette contrée, jaloux de reconquérir leur indépendance, eussent répondu à l’appel de Luctérius, c’en était fait de la puissance romaine dans les Gaules ! Mais malheureusement, il en fut tout autrement ; et non seulement les Volsques Arécomices, dont Némossus[4] était la capitale, mais même les Tectosages, qui jadis avaient rempli le monde du bruit de leurs expéditions en Germanie, en Grèce et en Asie, restèrent sourds à la voix du lieutenant de Vercingétorix. Aucune des nations de la rive gauche du Rhône ne prit les armes contre les Romains, tant une longue habitude les avait façonnées à leur joug ! Déjà elles étaient en grandes parties romaines par les mœurs et par le langage.

Bientôt même les empereurs romains, pour diviser les peuples transalpins, les maintenir plus facilement dans l’obéissance, et se créer des appuis contre les Italiens, déshérités de tous droits politiques, Allaient conférer à quelques-unes des villes gauloises les privilèges des cités latines ou romaines : c’est ainsi que, du temps de Strabon, Némossus la capitale des Volsques Arécomices, jouissait des prérogatives des anciens Latins ; en sorte qu’il n’était pas rare de rencontrer dans cette ville des citoyens qui eussent été revêtus des titres d’édiles ou de préteurs[5]. Puissante par la population de ses vingt-quatre bourgs, Némossus était entraîné par son exemple les peuples de la Gaule méridionale à se coaliser contre les Romains ; mais elle perdit par son inaction la seule occasion favorable de recouvrer sa liberté. Néanmoins Luctérius, n’en persévérant pas moins dans la volonté d’attaquer les Romains au cœur mémé de leur domination, marcha directement sur Narbonne. Cette nouvelle fait cesser les irrésolutions de César ; il abandonne son projet de réunion immédiate à son armée et se dirige en toute hâte sur cette ville. Il y raffermit les courages ébranlés, et envoie des soldats aux Ruténiens dont une partie était soumise aux Romains[6] ; les Volsques Arécomices et Tectosages reçoivent aussi des secours ; et des corps de troupes sont disposés autour de Narbonne. Ces mesures arrêtèrent les progrès de Luctérius, qui ne jugea pas à propos de s’engager au milieu de populations indifférentes ou hostiles, et protégées par des forces considérables ; il prit donc le parti de se retirer. Cependant son expédition, dans le sud de la Gaule, fut loin d’être inutile aux peuples confédérés contre les Romains, puisqu’il fit entrer dans l’alliance de Vercingétorix non seulement ceux des Ruténiens qui jouissaient de leur liberté, mais encore les Gabals et les Nitiobriges.

A peine Luctérius a-t-il opéré sa retraite que César donne l’ordre à une partie des légions de la Province romaine et aux troupes récemment arrivées d’Italie, de se concentrer dans le pays des Helviens[7], voisin de celui des Arvernes. On était alors dans le temps le plus rigoureux de l’hiver, et quoique les Cévennes fussent couvertes de six pieds de neige, César la lit écarter par ses soldats, et, ayant ainsi rendu les routes praticables, il surmonta tous les obstacles que lui opposait la saison, franchit les montagnes, et parut tout à coup au sein de l’Arvernie dépourvue de ses défenseurs. La cavalerie romaine s’étendit dans les plaines de la Limagne et porta partout la dévastation.

Vercingétorix, alors dans le Berry, s’y occupait de l’organisation de son armée, et sollicitait sans doute les Éduens de se joindre aux défenseurs de la Gaule. Il est certainement impossible que la majorité de ces peuples ne fût pas hostile à la politique de César qui se servait de leurs troupes et de leur influence pour soumettre les autres Gaulois au joug de Rome ; mais comme le proconsul devait avoir rempli le sénat de Bibracte[8], de ses pensionnaires et de ses créatures, Vercingétorix n’avait pas encore réussi à détacher les Éduens de l’amitié des Romains, dont ils avaient été les premiers alliés[9] dans la Celtique. Les décrets du sénat de Rome leur accordèrent souvent le titre de frères. C’était pour abaisser la puissance des Arvernes que les Éduens avaient recherché l’appui des Romains ; et lorsque ces derniers, après avoir soumis les Saliens et fondé la ville d’Aix, menacèrent de donner plus d’extension à leur domination dans les Gaules, les Éduens embrassèrent leur parti contre les Allobroges qui voulaient en appeler aux armes, afin d’imposer des bornes à l’ambition de ces conquérants étrangers.

Bituitus, fils de Luern, si célèbre par son opulence, régnait alors sur l’Arvernie ; ses Etats s’étendaient jusqu’au Rhône. Plus prévoyant que les Éduens, il comprit qu’il fallait s’opposer de bonne heure aux progrès de la politique envahissante des Romains ; il s’unit donc aux Allobroges et marcha, avec eux, contre le consul Domitius[10]. Les deux armées se rencontrèrent au-dessus d’Avignon, au confluent de la Sorgue et du Rhône ; mais les confédérés furent complètement battus ; et, peu de temps après, Bituitus éprouva encore une défaite dans une bataille contre le consul Fabius[11].

Depuis cette époque, les Éduens, toujours rivaux des Arvernes, n’implorèrent cependant plus contre eux l’appui des Romains ; mais ils eurent recours à la protection de César lorsque les Helvétiens envahirent leur territoire. Le proconsul saisit, avec empressement cette occasion d’intervenir dans les affaires des Gaulois qui lui ouvraient ainsi eux-mêmes l’entrée de leur pays. Après avoir battu les Helvétiens, et délivré les Éduens et les Séquaniens du joug d’Arioviste, il établit ses quartiers d’hiver en Séquanie et ne s’occupa plus que d’étendre ses conquêtes dans la Gaule.

La majorité des Éduens était depuis longtemps animée d’une profonde défiance contre l’ambition de César, qui n’avait pu obtenir de ces peuples les vivres nécessaires à son armée, même pendant sa campagne contre les Helvétiens. Dummorix, chef du parti national à Bibracte, traversait de tout son pouvoir les op6-rations du proconsul. Mais César le fit tuer plus tard, parce qu’il refusait de l’accompagner dans sa seconde expédition contre la Grande-Bretagne. Les Éduens jouissaient de beaucoup d’autorité dans les Gaules : César, en les employant comme auxiliaires, retirait d’eux des services importants ; et leur exemple maintenait les autres peuples dans la soumission aux Romains. Ce fut un malheur pour la ligue celtique qu’une nation si puissante ne fit pas immédiatement cause commune avec elle. En effet, en se détachant de l’alliance des Romains, elle aurait rendu impossible la réunion de César à son armée. Ce général, pour la rejoindre, était obligé de traverser le territoire des Séquaniens ou des Éduens. Mais il se défiait tellement de la haine des premiers, auxquels il avait perfidement ravi leur liberté, qu’il se garda bien de s’aventurer dans leur pays en se rendant chez les Lingons pour y opérer la concentration de ses troupes. D’ailleurs Vercingétorix, sûr de l’appui des Éduens, aurait été libre de se porter sur la Saône, et se serait interposé entre les légions romaines et leur général. Quelle influence l’exécution d’une pareille manœuvre n’aurait-elle pas exercée sur l’issue de la guerre ! Mais Vercingétorix évitait alors soigneusement tout acte d’hostilité contre les Éduens, espérant que la persuasion et ses ménagements les décideraient enfin à prendre les armes contre les Romains, lorsqu’il apprit tout à coup que l’Arvernie était en proie aux dévastations des troupes venues d’Italie, ou tirées par César de la Province romaine,

Le généralissime gaulois ne se méprit pas sur le but de cette diversion de son ennemi qui voulait évidemment ramener l’armée gauloise en arrière, afin d’éviter de la rencontrer sur sa route en allant rejoindre ses troupes chez les Lingons. Aussi Vercingétorix paraissait-il décidé à conserver la position centrale qu’il avait choisie, d’où il lui était facile de communiquer avec les États de la confédération qui le reconnaissait pour chef ; do transmettre ses ordres à chacun d’eux, et d’en recevoir promptement les secours nécessaires. De là encore il était plus rapproché des Belges, et plus à portée de se réunir à eux, s’ils se décidaient à prendre les armes pour accabler l’armée romaine. Mais en cette circonstance, comme en beaucoup d’autres, il ne fut pas libre de se livrer aux inspirations de son génie. Les chefs des Arvernes, instruits du ravage de leur pays par les troupes de César, entourent Vercingétorix et le supplient de préserver leur patrie des dévastations des Romains, puisque seule maintenant elle est en proie aux horreurs de la guerre. Quoique le général gaulois fût bien certain que cette invasion de César, chez les Arvernes, ne serait que passagère, et qu’elle cachait un dessein auquel il était plus important de mettre obstacle ; néanmoins, vaincu par les instances de son armée, il leva son camp, évacua le Berry et se dirigea sur l’Arvernie.

César avait prévu la résolution que les Arvernes imposeraient en quelque sorte à Vercingétorix. Deux jours étaient à peine écoulés, depuis qu’il ravageait leurs campagnes, que, sous prétexte de rassembler des forces plus considérables, il quitta son armée et en confia le commandement au jeune Brutus[12]. Il lui recommande d’envoyer partout et au loin, des cavaliers porter le ravage et la terreur, et lui promet d’être de retour dans trois jours au plus tard. Aussitôt après, il marche, à grandes journées, sur Vienne[13] où l’attendait sa cavalerie de nouvelle levée, qui s’y était rendue, comme il le lui avait ordonné quelque temps auparavant. Sous son escorte, et ne s’arrêtant ni jour ni nuit, il se transporta immédiatement dans le pays des Lingons, en traversant celui des Éduens ; voulant ainsi, par la rapidité de sa marche, prévenir les mauvais desseins que ces derniers pourraient former contre lui. Telle était la confiance que ces anciens et fidèles alliés de Home, dans la Transalpine, inspiraient à César, qui rie devait cependant accuser que la perfidie de sa politique, de la haine dont il les supposait animés contre lui. En effet, après tous les massacres qu’il avait injustement exercés dans les Gaules, de quelle nation de cette contrée aurait-il osé attendre une sincère amitié. Mais qu’importent à ces conquérants farouches les larmes et les malédictions des peuples, pourvu qu’ils les réduisent enfin à ployer sous leur autorité ?

A peine arrivé à Langres où deux de ses légions étaient en quartiers d’hiver, César indiqua aux autres un point de rassemblement, et les réunit toutes avant que les Arvernes en eussent connaissance. Brutus, se conformant aux ordres que le proconsul dut lui faire transmettre, après son départ, évacua l’Arvernie à l’approche de Vercingétorix. Mais ce général, bientôt informé de la concentration de l’armée romaine, se hâta de retourner dans le Berry. Alors, ne gardant plus de ménagements avec les Éduens, qu’il croyait avoir accordé, sur leurs terres, un libre passage à César, il alla mettre le siége devant une ville des Boïens, appelée Gergovia, comme-la capitale des Arvernes. Les Boïens, vaincus parle général romain, dans la même bataille que les Helvétiens, leurs alliés, jouissaient de la plus grande réputation de bravoure. Les Éduens les lui demandèrent ; il les leur donna[14], et, plus tard, les deux peuples se confondirent.

 

 

 



[1] César, de Bell. Gal., lib. I, c. 1, et Strabon, liv. IV, c. I et IV. Strabon n’est pas entièrement d’accord avec César ; car, au sud, il étend les limites des Belges jusqu’à la Loire. Mais César doit ici faire loi.

[2] Lingones, les peuples de Langres (Haute-Marne) ; les Trévires étaient ceux de Trèves, sur la Moselle (Prusse-Rhénane).

[3] Niotiobriges, peuples d’Agen (Haute-Garonne).

[4] Nîmes (Gard). Les Volsques Tectosages avaient Toulouse (Haute-Garonne) pour chef-lieu. Pour leurs expédiions en Germanie, en Grèce et en Asie, voir le livre VI, c. XXIV des Commentaires de César sur la guerre des Gaules, et Strabon, liv. IV, c. I.

[5] Strabon, liv. IV, c. I.

[6] In Rutenis provincialibus : Com de Bell. Gal., lib. VII, c. VII.

[7] Helvii, habitants du Vivarais (Ardèche).

[8] Bibracte, Autun (Saône et Loire).

[9] Florus, lib. III, c. Il.

[10] Cn. Domitius fut un des ancêtres de Néron. Suétone, Vie de Néron, c. Il.

[11] Strabon, liv. IV. c. Il. Ces deux batailles eurent lieu l’an 631 de R., et 121 avant J.-C.

[12] Ce n’est point M. Junius Brutus, le chef de la conspiration contre César, mais Décimus Brutus qui fut aussi un des meurtriers du dictateur ; il était parent de Junius.

[13] Vienna, Vienne (Isère), alors capitale des Allobroges (Strabon, liv. IV, c. I).

[14] Com. de Bell. Gal., lib. I, c. XXVIII.