I. — DES PRINCIPES ET DES IDÉES PERSONNELLES DE THUCYDIDE. INFLUENCES QU'IL A SUBIES. SA MORALE. SA POLITIQUE. SES IDÉES GÉNÉRALES. SON PATRIOTISME ET SON CARACTÈRE. Quelque peu que l'on touche au livre de Thucydide, on l'y entrevoit lui-même. Non qu'il affecte de se montrer ; il se couvre de voiles an contraire, et tous ses interprètes ont senti la nécessité et le péril de chercher une pensée qui se cache à demi. Mais telle est son originalité, la source en est si bien, non pas dans les habitudes extérieures du style, mais dans le fond même de l'esprit qui la possède, que cet esprit frappe inévitablement l'attention. Il était donc impossible de parler des récits de Thucydide, et surtout de ses discours, où il a mis tant de lui-même, sans indiquer la nature propre et la disposition générale de ses idées. Ce n'est pas assez pour qui veut le comprendre : il faudrait encore s'arrêter à définir les caractères intimes de ce génie original. Si Thucydide, par la réserve qu'il s'est imposée, n'aide pas toujours un pareil effort, il le provoque, en disant hautement qu'il travaille pour l'avenir. Qu'entend-il, en effet, par là ? Ge n'est pas seulement transmettre à la postérité des renseignements exacts sur les faits qu'il raconte, c'est contribuer à son éducation ; c'est entrer en communication avec les intelligences qui observeront et qui jugeront un jour, poulies aider à reconnaître la vérité sur leur propre temps. Le but avoué de son histoire, celui qu'il croit le but principal de l'histoire, c'est donc un but philosophique. Cette conception est déjà en elle-même la preuve d'une originalité puissante. Qui, avant Thucydide, avait songé à faire du récit des faits passés ou contemporains une leçon pour l'humanité ? Personne, à coup sûr, parmi les historiens, encore esclaves des légendes et des fables, même quand ils osaient les mettre en doute. Personne même parmi les philosophes ; leurs explications générales de la nature et de l'homme, leurs libres interprétations des traditions poétiques et merveilleuses pourraient tout au plus avoir frayé la voie à l'idée précise et féconde dont on trouve chez lui la première expression. Cependant les hommes qui sont venus avant lui, historiens et philosophes, ne lui ont pas été inutiles. Il faut tenir compte de cette influence générale qui s'est inévitablement exercée sur lui à un moment où, sur tous les points du monde grec, l'esprit d'investigation et de critique se développait. Il est surtout nécessaire, pour le comprendre lui-même, de voir quels exemples ou quelles leçons ont agi directement sur son esprit et ont pu contribuer à le former. Les exemples lui sont venus des historiens, de deux surtout : d'Hécatée, qui, avant lui, avait hautement réclamé contre les mensonges et la crédulité des Grecs ; et plus encore d'Hérodote. Ce second point a été mis en question ; on a complètement nié les rapports d'Hérodote et de Thucydide. Tout le monde connaît cependant ce petit récit qui nous montre Thucydide, à quinze ans, versant des larmes d'admiration et d'envie à la vue de l'enthousiasme excité par une lecture solennelle d'Hérodote à Olympie, et tout le monde en a été charmé. Mais les sceptiques ont beau jeu à remarquer comme tout s'arrange dans cette scène pour le plaisir de l'imagination : quoi de plus touchant que cette inspiration directe d'un triomphe qui éveille dans l'âme d'un enfant le sentiment de sa vocation, la remplit d'une émulation féconde et rapproche, par une communication merveilleuse, deux génies rivaux ? C'est pour cela même qu'ils n'ont pas tort de signaler ici une de ces fables par lesquelles la Grèce vieillissante aimait à embellir ses souvenirs les plus beaux. On trouve aussi que Thucydide s'est montré peu reconnaissant pour Hérodote, qu'il ne nomme même pas, qu'il réfute par allusion et qu'il confond dans une désignation dédaigneuse avec tous ceux qui n'ont cherché qu'à bercer de fables les oreilles et l'esprit de leurs auditeurs. On se demande enfin, en s'appuyant sur une discussion de dates, quelle utilité Thucydide a pu retirer d'un ouvrage qui ne fut probablement publié qu'après sa mort. Il est certain, en effet, qu'il n'a pu avoir entre les mains toute l'Histoire d'Hérodote. Mais a-t-on le droit d'en conclure qu'il n'a pas connu ces fragments que les lectures publiques avaient livrés à l'avidité littéraire des grandes villes de la Grèce, et qu'il a été inutilement témoin des honneurs dont Athènes même récompensa la pins authentique de ces lectures ? En réalité, Hérodote excita l'ardeur de Thucydide par le spectacle de sa gloire, et lui aplanit le chemin en lui montrant ce que pouvaient déjà faire l'amour et le sens de la vérité dans la critique, et l'art de peindre dans la narration. Cependant, une différence profonde sépare les deux grands historiens, et cette différence vient à la fois de la diversité de leur génie et de celle de leur éducation. Quels qu'aient été les services rendus par Athènes à Hérodote lui-même, c'est le chef-d'œuvre de l'école ionienne qu'il a produit ; Thucydide, au contraire, a élevé le premier et le plus grand monument de l'école attique. Or, s'il y réussit, ce fut grâce à la tradition athénienne et, en même temps, à un concours d'influences qui, à ce moment, développaient le génie propre d'Athènes et l'amenaient, soit par des secours, soit par des luttes, à revêtir ses caractères définitifs. Les témoignages anciens nous disent en effet qu'il profita de l'enseignement d'Antiphon et d'Anaxagore, et qu'il dut aussi quelque chose à Prodicus et à Gorgias. Parmi ces maîtres, celui qu'il faut nommer le premier, c'est Anaxagore. Thucydide a été l'héritier des premiers philosophes plus que des premiers historiens ; ces hommes, qui s'étaient dévoués à la lutte pénible et inquiète de la raison naissante contre les puissants mensonges qui la retenaient captive, préparèrent le libre et vigoureux essor de son intelligence. Anaxagore, en lui transmettant le fruit de ces efforts, redoublés déjà pendant plus d'un demi-siècle, y joignit sa propre inspiration. Il est resté, lui aussi, un physicien. Mais les traits les plus populaires de sa vie et de ses doctrines le séparent de ceux qui ne surent qu'inventer des systèmes exclusifs de la nature, et brisent pour lui le cercle fatal où se consumèrent les forces de leur esprit. Celui qui s'oubliait à contempler, des sommets du Mimas, les harmonies du ciel et qui, un jour, s'écria : L'esprit est infini ; il est souverain et sa puissance lui est propre ; il n'est mêlé chose et seul il existe en soi ; celui-là n'est plus seulement l'ingénieux auteur d'une explication matérielle ou mécanique du monde, c'est le père du spiritualisme, c'est le précurseur de la philosophie athénienne, et ses disciples apprendront à se faire une idée plus pure de la vérité et à se former de l'art une conception plus sévère et plus haute. Phidias saura représenter les dieux ; Périclès, gouverner la république la plus capricieuse par l'ascendant de sa raison ; Thucydide, comprendre et juger le cours des choses humaines. L'éducation que Thucydide reçut d'Antiphon semble avoir été
plus particulièrement littéraire. Cependant Antiphon était plus qu'un maître
de rhétorique ; c'était un politique et an homme d'action. Il semble avoir
conservé quelque chose de cette antique tradition athénienne que Solon avait
transmise au maître de Thémistocle, un certain Mnésiphile de Phréar. Cet homme, dit Plutarque[1], n'était pas un rhéteur, ni un de ces philosophes qu'on a
nommés physiciens ; mais il faisait sa profession d'enseigner ce que l'on
appelait la sagesse, c'est-à-dire les qualités intellectuelles et pratiques
d'un citoyen capable de prendre part aux affaires de son pays. Antiphon
était un rhéteur, il cultiva et il enseigna l'art de la parole ; son habileté
le rendit même suspect au peuple, et par là, dans la plupart des
circonstances, l'écarta personnellement des débats politiques ou judiciaires
; mais la fin de sa vie, racontée par Thucydide lui-même, nous le montre
organisant une révolution, et, d'après le même témoignage, quiconque avait à
paraître devant un tribunal ou devant le peuple, trouvait en lui le plus
précieux conseiller. A son école, l'historien de la guerre du Péloponnèse put
donc apprendre aussi à connaître les affaires et les hommes. A ces influences d'Anaxagore et d'Antiphon, qu'on joigne encore celle de Prodicus et de Gorgias ; qu'on se rappelle les efforts de ces deux maîtres pour faire du langage l'interprète exact et subtil des rapports et des différences des idées, ne sera-t-on pas préparé à voir dans Thucydide, d'un coté, un esprit ferme et précis, nourri d'expérience et de réalité ; de l'autre, une raison également habituée aux spéculations hardies et aux analyses délicates ? Tels sont, en effet, les caractères que découvre en lui notre examen. Quand il applique à l'histoire ces forces si puissantes et si bien réglées, il la conçoit en moraliste et en philosophe. La morale et la philosophie, sans l'entraîner hors des limites légitimes de l'histoire, l'éclairent pour lui et lui en découvrent toute l'étendue. Le caractère moral de l'œuvre de Thucydide est incontestable : il importe cependant de déterminer où il réside et en quoi il consiste, car il n'est pas toujours où nous nous attendrions à le trouver. Ainsi ne semblerait-il pas qu'il dût principalement éclater dans des jugements particuliers portés sur la conduite des individus et sur celle des peuples ? Consultons le livre de l'historien. C'est au sujet des individus qu'il arrive le plus souvent
à Thucydide d'exprimer une appréciation. Mais cette appréciation, quand il la
fait, est singulièrement discrète et contenue. Une parole sévère, une phrase
méprisante flétrissent les démagogues Cléon et Hyperbolus : Cléon, le plus violent des citoyens ; Hyperbolus, un misérable, que l'ostracisme avait frappé, non par
crainte de sa puissance et de son crédit, mais pour son caractère et comme la
honte de la ville. C'est une justice sommaire et terrible, malgré le
calme inaltérable du juge. Ce même juge, nous l'avons vu, peut aussi, par
quelques mots jetés au milieu de réflexions politiques, donner une haute idée
de la probité et de la grandeur de Périclès. Ailleurs il ne parle même pas :
pour rendre hommage au patriotisme du Béotien Pagondas et aux vertus de
Brasidas et d'Hermocrate, il s'en remet au spectacle de leurs actions ou à
l'effet des paroles qu'il leur prête. Ailleurs enfin, il parle, mais dit
autre chose que ce que demande notre conscience émue, ou, du moins, nous
confond par sa réserve et sa sérénité. Par exemple, comment ne lui
échappe-t-il pas, à lui, le narrateur si pathétique du désastre de Sicile,
une seule parole d'impatience contre les lenteurs et les faiblesses
superstitieuses de Nicias qui ruinent les affaires des Athéniens ? Non,
l'historien n'accorde pas cette satisfaction à notre émotion, ni à la sienne,
et, au moment où ce général périt victime de la catastrophe qu'il aurait dû
prévenir, nous ne lisons qu'un éloge de sa piété. Ce calme nous surprend, surtout lorsqu'au lieu de profiter à un honnête homme, il semble au contraire tourner à l'avantage d'un mauvais citoyen. Thucydide ne nous déguise pas l'ambition ni l'égoïsme d'Alcibiade ; il le montre indiquant à Sparte les moyens de nuire à sa patrie, combattant même avec les ennemis contre ses concitoyens : est-ce donc suffisant ? Quoi ! pas un mot d'indignation contre lui, pas même un mot de blâme n'a pu trouver place dans l'appréciation de la conduite des Athéniens à son égard[2] ? Il se borne à regretter que les habitudes d'Alcibiade, par leur disproportion avec sa fortune privée, l'aient fait soupçonner de viser à la tyrannie et aient déridé le peuple à lui retirer la conduite de la guerre, qu'il dirigeait avec succès. Il semble que toute la question soit de savoir de quel côté était l'intérêt du moment. Quant aux idées de dignité et d'honneur, quant au sentiment de l'humiliation où descend un peuple qui pour quelque temps se met aux pieds d'un pareil citoyen, il est impossible de croire que Thucydide n'en ait pas été touché ; cependant il ne le dit expressément nulle part et ne croit pas nécessaire d'offrir autre chose à l'esprit que l'image exacte des faits. Voici un dernier exemple, non moins remarquable. Nous venons d'assister aux différentes phases de la révolution des Quatre-Cents. Nous avons vu le succès de leur complot à Athènes et à l'armée de Samos, leur tyrannie et leur violence dans la ville, puis, quand une justice de la destinée a dissous leur association et confondu leurs desseins, les efforts désespérés de quelques-uns d'entre eux pour garder le pouvoir et sauver leur vie, même, disait-on, au prix de la liberté et de la puissance de leur patrie. Ils échouent, et Antiphon, un de leurs principaux chefs, est condamné à mort. A ce moment, que dit de lui Thucydide[3] ? Il se borne à vanter le caractère et l'éloquence du grand orateur. Mais Antiphon a conduit cette révolution, dont un fidèle tableau nous retraçait tout à l'heure les excès ; il a même fait partie de cette ambassade qu'on accusait d'avoir voulu livrer à Sparte les vaisseaux et les murs du Pirée : quelle part de responsabilité lui revient-il dans ces violences et dans ces négociations suspectes ? Si Thucydide tient à la mémoire de son maître et s'il le croit innocent, comment ne le disculpe-t-il pas ? S'il le croit coupable, comment ne le condamne-t-il pas lui-même, et se contente-t-il de louer en général son mérite et sa vertu ? Dans ce cas, comme dans le précédent, il ne suffit pas de remarquer une réserve singulière ; il y a peut-être aussi un trait du caractère grec. Antiphon et Alcibiade possédaient chacun une grande intelligence : il semble que l'historien soit plus occupé de les admirer ou de les comprendre que de juger leur moralité. On voit donc que, si, dans ces jugements, la valeur morale des actions est quelquefois nettement déterminée, elle ne l'est pas toujours. Évidemment Thucydide serait un moraliste médiocre, s'il n'avait pas fait une plus large part aux principes de la justice et du bien. Il leur a fait une part très grande au contraire ; mais, le plus souvent, ce n'est pas dans l'expression directe et explicite de ses propres sentiments : sans intervenir lui-même, il a soin que chacun des actes qui paraissent à nos yeux se présente revêtu du caractère honorable ou honteux qui lui convient. Par la seule vertu de l'expression et, en particulier, par un effet des discours, l'impression morale est partout nette et distincte. Cela est encore plus vrai de la manière dont il nous fait apprécier la conduite des peuples. Et il en devait être ainsi, car on éprouve plus rarement le besoin d'exprimer une conclusion morale sur un peuple que sur un individu. Ici il suffira de rappeler un seul exemple. Thucydide nous raconte au troisième livre[4] que les Spartiates et les Thébains, après avoir invité à se rendre deux cents hommes qui restaient encore à Platée, les ont mis à mort, au mépris de l'humanité et du droit. On ne peut clouter qu'il condamne cette perfidie ; mais où est la preuve de ses sentiments ? Seulement dans l'éloquente et pathétique protestation des victimes. Qui ne les plaint, en effet, et ne flétrit leurs bourreaux, en entendant ces derniers citoyens de la plus dévouée et de la plus héroïque des petites villes de la Grèce exprimer le douloureux sentiment de l'abandon qui les livre à leurs ennemis mortels, et s'adresser inutilement à la justice et à l'honneur des Lacédémoniens, qu'ils ont imprudemment acceptés pour juges ? .....Nous vous prions, au nom des dieux qui ont présidé autrefois à notre alliance, et du courage que nous avons montré pour la cause des Grecs, de vous laisser fléchir et de renoncer à ce que peuvent vous avoir persuadé les Thébains. Nous vous le demandons pour prix de nos services : n'immolez pas ceux qu'il ne convient pas que vous immoliez ; à une reconnaissance honteuse préférez une reconnaissance honorable, et n'allez pas, par condescendance pour d'autres, vous charger vous-mêmes d'un déshonneur. Vous aurez bien vite détruit nos corps, mais vous aurez plus de peine à effacer la honte de cette action... Regardez les tombeaux de vos pères qui, après être tombés sous les coups des Mèdes, ont été ensevelis au milieu de nous : chaque année nous leur rendons dos honneurs publics, leur portons des vêtements et les autres offrandes d'usage, leur présentons les prémices de tous les fruits de notre pays, comme des amis chargés des dons d'une terre amie, comme des alliés qui s'adressent à d'anciens compagnons d'armes... Songez-y : quand Pausanias leur a donné cette sépulture, il a cru les déposer au milieu d'amis, dans une terre amie elle-même : vous, si vous nous tuez, si par vous le sol de Platée devient un sol thébain, que ferez-vous autre chose que d'abandonner vos pères et vos parents sur un territoire ennemi, de les livrer à leurs meurtriers, de leur ravir le culte qui leur est maintenant rendu ? De plus, cette terre qui a vu la délivrance des Grecs, vous la ferez esclave ; ces temples où ils ont prié avant de vaincre les Mèdes, vous les rendrez déserts ; ces sacrifices transmis par les ancêtres, vous les priverez de ceux qui les ont établis et fondés. Lacédémoniens, votre honneur vous défend de commettre ce crime contre les usages communs des Grecs et contre vos ancêtres, de sacrifier à une haine étrangère vos bienfaiteurs, quand vous n'avez pas été vous-mêmes offensés ; épargnez-nous, écoutez les sages conseils de la pitié : si elle vous représente l'horreur du traitement qui nous est réservé, qu'elle vous fasse aussi songer qui nous sommes pour le subir, et combien il est impossible de prévoir qui le malheur doit frapper, même injustement... Quand on a lu cette prière, à la fois digne et désespérée, on a jugé l'acte de calcul et de vengeance qui immole les Platéens. Thèbes et Lacédémone sont condamnées, et, en même temps que le souvenir de leur conduite, l'historien nous a transmis la flétrissure qui y reste attachée. Cependant ce n'est pas lui qui la prononce. Les Platéens, eux non plus, n'avaient pas toujours été humains ni justes, et l'orateur thébain, en leur répondant, ne manque pas de leur rappeler le massacre de ces cent quatre-vingts prisonniers qui tendaient vers eux des mains suppliantes, et qu'ils avaient égorgés après les avoir fait servir de caution pour eux-mêmes[5]. Thucydide se borne de même à désigner cet acte à notre réprobation, sans prendre la peine de dire qu'il le réprouve. Ainsi l'idée du droit se dégage toute seule du spectacle des faits, de la lutte des passions qui les produisent, des débats contradictoires auxquels ils donnent lieu. Le lecteur a sous les yeux les pièces du procès, exactes, éloquentes même, car souvent ce sont les scènes les plus vives et les plus touchantes ; mais c'est lui qui applique l'éloge ou le blâme. Il est vrai de dire que, grâce à la netteté des tableaux et à la juste proportion des effets qui lui sont présentés, cette répartition de sa justice se fait ordinairement d'elle-même : la route est si bien frayée, que les mouvements naturels de son âme l'entraînent sans l'égarer. En se fondant sur ces observations, on pourrait dire déjà que l'ouvrage de Thucydide a tout entier un caractère moral. Mais ce n'est pas assez de remarquer comment la netteté des effets et la vérité du pinceau peuvent amener ce résultat. Le moraliste n'est pas seulement celui qui appelle sur les actes une juste qualification de la conscience ; c'est encore plus celui qui sait lire dans les cœurs et reconnaître les lois de la vie morale. A ce second point de vue, nul n'a été supérieur à Thucydide, et n'a laissé dans l'histoire une trace plus profonde et plus éclatante. Constamment il analyse les sentiments et les idées. Il en détermine les caractères, il en distingue les nuances avec une précision et une finesse qui vont parfois jusqu'à la subtilité. On peut se demander par instants s'il cherche une lumière pour son sujet ou une satisfaction pour son esprit. Cependant le sujet n'est pas sacrifié à un goût philosophique. Ces définitions morales qui abondent dans son livre n'ont pas seulement une valeur abstraite et absolue : elles donnent plus de clarté à l'exposition historique, et sont si intimement unies aux faits, qu'elles en paraissent comme la substance. On comprend mieux la portée de ces raisonnements qu'elles autorisent, et la nature de ces situations qu'elles résument. Il faut une grande force d'esprit pour avoir ainsi le sens du particulier et de l'universel. Multiplier les maximes et les conclusions, sans être faux ni déclamateur, saisir le côté général des idées et des faits, sans préjudice de leur valeur réelle, exprimer à la fois la vérité du moment et la vérité de tous les temps : c'est le privilège de bien peu d'intelligences, et c'est sans doute le plus grand effort de l'histoire. La lecture de Thucydide nous fait admirer à tout instant cette rare faculté. Il l'exerce dans les récits et dans les discours, sans que la narration en soit ralentie, ni que l'argumentation dégénère en dissertation : il avance toujours, comme un voyageur doué d'une vue prompte et pénétrante, à qui rien n'échappe et que rien ne retarde. Deux fois cependant il s'arrête plus longuement à contempler des scènes dont le caractère affligeant et terrible semble attirer invinciblement ses regards et sa pensée, et de là sortent des analyses d'une admirable profondeur. On a déjà vu à quelle hauteur morale s'est élevé le peintre de la peste d'Athènes. Il est un autre tableau, plus général, où il a dé ployé la même énergie et la même puissance : après avoir raconté les sanglantes querelles de Corcyre, il veut caractériser les troubles et la dépravation qui ont régné dans les villes grecques pendant la guerre du Péloponnèse. Un pareil morceau demande à être cité tout entier[6] : ...Presque toute la Grèce fut ainsi agitée dans la suite : des luttes s'élevèrent de tous côtés entre les chefs du peuple, qui appelaient les Athéniens, et les partisans de l'oligarchie, qui appelaient les Lacédémoniens. Pendant la paix, ils n'auraient pas eu de prétexte pour réclamer ces secours et n'auraient pas été aussi disposés à le faire. Mais, une fois la guerre commencée, comme les deux partis trouvaient dans ces alliances le moyen de nuire à leurs ennemis et, du même coup, de s'accroître eux-mêmes, ces interventions devinrent une ressource toute prête pour tous les esprits remuants et ambitieux. Ces troubles amenèrent pour les cités des maux nombreux et terribles, qui ont existé et qui existeront toujours, tant que la nature humaine sera la même, mais qui sont plus ou moins violents et varient suivant les cas et les circonstances. Dans la paix et quand tout, va bien, les États et les particuliers se dirigent d'après de meilleurs sentiments, parce qu'ils ne sont pas sous l'empire de la contrainte et de la nécessité ; mais la guerre, en détruisant l'aisance journalière de la vie, devient pour tous une rude maîtresse qui façonne leur âme d'après la dureté des temps. Les États étaient donc divisés
par les séditions, et l'expérience des premiers, profitant aux autres, les
poussait aux derniers excès et aux innovations les plus hardies, soit dans
l'habileté des agressions, soit dans l'atrocité des vengeances. Chacun alors
changea par abus dans l'application le sens ordinaire des mots. L'audace
inconsidérée s'appela dévouement courageux au parti ; la lenteur prévoyante
devint une lâcheté déguisée ; la modération, un masque de la timidité ; et,
quand on était prudent en tout, c'est qu'on n'était capable de rien. Se
précipiter en furieux, c'était être vraiment un homme ; mais tenir compte de
sa sûreté dans un projet d'attaque, c'était chercher un prétexte pour
reculer. Un censeur acerbe était toujours un homme sûr, et son contradicteur
un suspect. Tendre un piège et réussir, c'était se conduire en habile homme ;
se douter d'un piège tendu, c'était se montrer plus adroit encore ; mais, si
l'on songeait à se passer de pareilles manœuvres, on était accusé de
dissoudre le parti et d'avoir peur des adversaires. Enfin, c'était également
un mérite d'en devancer un autre dans un acte de violence, et d'y pousser
celui qui n'y songeait pas. Les liens de parti devinrent plus étroits que ceux
de famille, parce qu'on trouvait dans son parti plus de promptitude et de
détermination. Car ces associations n'étaient pas formées par le besoin et
sous la protection des lois, mais contre les lois et par ambition ; et la foi
mutuelle cherchait ses gages moins dans la sanction religieuse que flans la
solidarité des attentats. Si l'on paraissait croire aux sentiments d'honneur
exprimés par ses adversaires, c'était par crainte de leurs actes, quand ils
avaient l'avantage, mais non par générosité. On aimait mieux venger une
insulte que de ne pas l'avoir reçue. Les serments de réconciliation, quand on
était contraint d'en faire, n'avaient de force qu'au moment même où on les
prêtait en désespoir de cause. Mais, à la moindre occasion, celui qui avait
repris courage le premier, voyant l'autre sans méfiance, éprouvait plus de
plaisir à lui nuire au moyen de la foi jurée qu'à l'attaquer à force ouverte
; car il le faisait sans danger, et la victoire obtenue par ruse lui valait
la réputation d'habile homme. Or, en général, on est plus disposé à mériter
par la méchanceté le nom d'habile, que celui de simple par l'honnêteté : on
rougit du second, et l'on est lier du premier. La cause de tous ces maux fut le
désir du pouvoir excité par l'avidité et l'ambition ; et de là vint, une fois
les querelles engagées, l'ardeur des partis. En effet, les chefs des cités,
mettant en avant les beaux noms d'égalité politique des citoyens ou de sage
aristocratie, sous prétexte de veiller aux intérêts de la patrie, faisaient
d'elle le prix de leur rivalité : luttant par tous les moyens pour obtenir la
victoire, ils osèrent se porter aux plus grands excès et ils aggravèrent la
rigueur des châtiments, qu'ils ne mesuraient pas sur la justice ou le bien
public, et ne réglaient au contraire que sur leur plaisir ; et, entre leurs
mains, le pouvoir, obtenu à l'aide de condamnations injustes ou par la
violence, ne servait que d'instrument à l'ardeur présente de leur rivalité.
Aussi, d'aucun côté, dans les habitudes morales, n'était-il plus question
d'honneur ; c'était a ceux qui, sans donner prise au blâme, réussissaient à
remporter quelque succès digne d'envie, qu'on reconnaissait la meilleure
réputation. Quant aux citoyens modérés, soit pour les punir de leur
neutralité, soit qu'on fût jaloux de les voir survivre à ces querelles, les
deux factions faisaient d'eux leurs victimes. C'est ainsi que les discordes
politiques corrompirent en Grèce les mœurs de toute façon. La simplicité, qui
est surtout le lot des âmes généreuses, disparut sous les risées. Les
habitudes d'hostilité et de défiance mutuelle prévalurent sur toutes les
autres ; car il n'y avait ni parole assez sûre, ni serment assez redoutable
pour mettre fin à ces haines, et tous, voyant qu'ils avaient avantage à ne
pas compter sur un accord durable, ils s'occupaient plutôt à prendre leurs
précautions qu'ils ne se risquaient à avoir confiance dans les autres. C'étaient
les moins capables qui d'ordinaire avaient le dessus. Car, redoutant leur
propre faiblesse et les talents des autres, craignant d'être ou inférieurs en
éloquence ou prévenus dans des manœuvres par l'adresse de leurs ennemis, ils
s'empressaient de recourir à l'audace et à la violence. Les autres qui, dans
leur mépris pour leurs adversaires, pensaient toujours les deviner, et qui
d'ailleurs ne voulaient rien devoir à la force ouverte de ce qu'ils pouvaient
obtenir par habileté, étaient plus souvent surpris et détruits. Il fallait les furieuses agitations des petits Etats grecs et le génie de Thucydide pour que ces lignes fussent écrites. Est-ce le souvenir de l'antique historien, est-ce simplement la ressemblance des événements qui a inspiré à Machiavel un tableau analogue des dissensions de Florence en 1372 ? Toujours est-il qu'un certain nombre de traits semblent imités du texte grec[7]. Ce sont à peu près les mêmes idées morales ; et, à part ce qui tenait à la constitution particulière des Florentins, il n'y a guère de nouveau que quelques allusions à cette ardeur de débauches qui était dans le sang italien et que la liberté des mœurs grecques ne parait pas avoir connue au même degré. En lisant ces belles pages de Thucydide, quelqu'un songerait-il encore à l'accuser d'indifférence ? Non, il n'a pu si bien sonder de pareilles plaies, si énergiquement décrire les excès des factions politiques, sans un vif sentiment de la grandeur de ces maux. Son analyse serait moins sûre, ses jugements auraient moins d'autorité, s'il n'était pénétré de la beauté et du caractère obligatoire de la vertu, de la jus-lice, de l'humanité, de l'honneur. Et cependant il ne quitte pas le ton descriptif ; mais pourquoi le quitterait-il ? Le plus important pour nous, ce n'est pas d'avoir les effusions de son cœur : l'émotion d'un homme n'est rien dans la recherche du vrai et dans l'histoire de l'humanité. Ce qui nous profite, c'est de recueillir le fruit de sa méditation, et d'être inities a l'intelligence de ces grandes maladies morales auxquelles les peuples sont exposés. Voilà ce qu'il fait pour nous ; et, au fond, il sert mieux la cause du bien que s'il se livrait à de vertueux transports d'enthousiasme ou d'indignation. Ce que Thucydide est en morale, il l'est, a plus forte raison, en politique : il contient l'expression de ses idées et de ses sentiments personnels. Ses jugements sur la politique extérieure des peuples ne sont pas des discussions de droit : il se contente devoir et d'expliquer. Or, parmi les principes qui déterminent les rapports des nations entre elles, il en est un qui a toujours primé tous les autres, c'est celui de l'intérêt. C'est donc au point de vue de ce principe souverain que Thucydide explique et juge. Il est curieux de voir avec quelle franchise et quelle violence de sang-froid il nous le montre exprimé dans ces antiques sociétés du monde grec, où triomphaient plus que chez nous la rapacité et l'oppression. La question de droit ne se résout qu'à égalité de force et de contrainte : c'est le possible que font les plus forts et qu'acceptent les plus faibles ; dit Athènes aux Méliens en leur apportant son joug[8]. Et bientôt ses députés ajoutent : Il est évident que la puissance humaine n'a jamais eu d'autre principe que la force. Cette loi, ce n'est pas nous qui l'avons faite, ni qui en avons usé les premiers ; nous l'avons trouvée existante, et elle vivra éternellement après nous : aussi nous en profitons, sachant bien que, vous et d'autres, vous feriez de même si vous aviez notre puissance. On ne peut être plus clair ni plus franc. C'est, du reste, un trait de caractère. Les Lacédémoniens n'étaient pas plus scrupuleux ; mais cette sincérité et cette hardiesse dans l'injustice leur étaient inconnues. Il faut lire tout ce singulier dialogue des Athéniens et des Méliens, des oppresseurs et des victimes. Jamais on n'a plus cruellement raisonné la violence que ne le font les Athéniens, jamais on n'a plus froidement ni plus résolument détruit ce qui console et ce qui soutient, ce qui produit le courage cl le dévouement : la foi dans le devoir, dans l'espérance, dans la Divinité. Qu'est-ce que l'honneur ? La chimère des simples. L'espérance ? L'appât et la ruine des faibles. La Providence divine ? Le recours des impuissants qui ne savent pas se suffire à eux-mêmes. Le sage s'accommode à l'intérêt du moment. Rien n'est plus simple que le droit du plus tort. Mais pour l'exercer ou pour éviter de le subir, il peut y avoir plus d'une politique à suivre. Quoi de plus variable que les circonstances et les situations, et, par conséquent, que les conseils de la prudence ? Cependant, pense Thucydide, dans cette variation perpétuelle, certains éléments sont fixes : il y a, pour chaque peuple, des principes généraux de conduite qui dépendent des conditions propres où la nature et son histoire antérieure l'ont placé. L'historien de la guerre du Péloponnèse fait éclater à nos yeux cette importante vérité. Ne voyons-nous pas clairement comment la politique générale d'Athènes devrait toujours être déterminée par la nature de sa puissance ? Élevée aux dépens des alliés, contraints d'alimenter son trésor et d'entretenir ses flottes, cette puissance, qui lui donne la suprématie, a pour condition actuelle d'accroissement et d'existence le soin que mettront les Athéniens à contenir leurs sujets et à conserver leur marine. Ils sont donc condamnés par cette loi fatale à une tyrannie vigilante et active. De là aussi la nécessité de résister à leur amour des conquêtes et des aventures, qui, en les entraînant hors du cercle où leurs efforts doivent se concentrer, encouragerait les défections et les priverait ainsi de leurs revenus et de leurs vaisseaux. La politique de Lacédémone, au contraire, est de s'annoncer comme la libératrice de la Grèce, d'exploiter les jalousies et les craintes qu'Athènes inspire aux peuples indépendants, d'acquérir les vaisseaux et l'argent qui lui manquent, fût-ce en les achetant au roi de Perse et en les payant de l'honneur des Grecs. Tels sont les principes qui gouvernent les deux Etats, et dont la prédominance se montre dans leurs revers comme dans leurs succès. Viennent ensuite d'autres causes dont l'influence est presque partout sensible dans l'histoire des races helléniques : l'antipathie des Dorions et des Ioniens, la lutte des oligarchies et des démocraties, les liens des colonies et des métropoles. Reconnaître et subordonner entre elles ces différentes lois, montrer comment elles dominent les événements ou cèdent à l'action de diverses causes, voilà le but que s'est proposé Thucydide en étudiant la politique extérieure des peuples grecs, et c'est sa gloire d'y avoir atteint. Quant à leur politique intérieure, il s'en occupe moins. Il lui arrive par hasard de donner un détail sur leurs institutions, soit pour se faire mieux comprendre, soit pour relever une erreur accréditée, par exemple sur le nombre de suffrages accordé aux rois des Lacédémoniens[9] ; mais il n'expose nulle part la constitution des villes. Ce n'est pas son sujet. Seulement il parle dans l'occasion des troubles qui les agitent et s'y arrête plus ou moins, suivant leur gravité et suivant leur influence sur la marche générale des événements. C'est ainsi qu'il est amené à raconter avec quelque développement la révolution qui, dans la vingt et unième année de la guerre, établit d'abord dans Athènes l'oligarchie des Quatre-Cents, puis bientôt les renversa eux-mêmes pour donner le pouvoir aux Cinq-Mille. Encore n'entre-t-il pas assez dans le détail pour éclairer complètement cette obscure époque. Il semble que, dans une circonstance aussi importante pour sa patrie, à propos de faits qui intéressent l'existence sociale et les droits de ses concitoyens, sans doute de ses amis et de ses parents, il ne puisse se dispenser d'exprimer sa propre opinion. Quelle est-elle donc ? Nous le voyons accorder des éloges à Antiphon, à Phrynichus, à Théramène, c'est-à-dire aux chefs les plus influents du complot qui renverse la démocratie. Il loue leur capacité, et même le caractère des deux premiers, et admire le succès qu'ils obtiennent dans une entreprise aussi difficile. Faut-il en conclure qu'il approuve leur conduite et qu'il s'y fût associé, si son exil ne l'avait séparé d'eux ? Mais, pour eu avoir le droit, il fondrait oublier le sombre tableau qu'il trace de l'oppression que les conjurés font peser sur Athènes afin d'y exécuter leur dessein[10]. La peindre en traits aussi nets, c'est la condamner. Il faudrait oublier également qu'il blâme plus d'une fois les troubles civils, condition de cette révolution, ainsi que L'ambition des partisans de l'oligarchie ; qu'il ne dissimule pas enfin leurs projets de trahison ni leur égoïsme[11]. Dira-t-on alors qu'il préfère la souveraineté du peuple ? Mais comment concilier cette opinion avec ce dédain qu'il déguise si peu pour la légèreté et l'aveuglement de la foule ? Se rangera-t-on enfin de l'avis de Hobbes[12], qui s'autorise des éloges donnés par Thucydide à l'espèce de royauté qu'exerça Périclès et à l'administration modérée et intelligente des Pisistratides avant le meurtre d'Hipparque[13], pour faire de l'historien grec un royaliste comme lui-même ? Mais, si Thucydide regardait la tyrannie comme la meilleure forme de gouvernement, comment se fait-il qu'il signale l'existence des tyrans et leur politique égoïste et timide parmi les principales entraves qui ont longtemps comprimé le développement de la puissance des Grecs[14] ? Thucydide vient ainsi s'opposer à lui-même, chaque fois qu'on veut trouver dans un de ses passages l'expression de ses opinions politiques. C'est qu'en réalité il ne l'y met pas. Voici la phrase la plus explicite qu'il ait écrite à ce sujet. Il dit, après avoir raconté la chute des Quatre-Cents et l'établissement du gouvernement des Cinq-Mille[15] : C'est pendant les premiers temps qui suivirent, que les Athéniens paraissent de mon vivant s'être le mieux gouvernés : ils surent alors trouver un juste tempérament entre l'oligarchie et la démocratie. Peut-on tirer de ce jugement lui-même un système de politique ? Non ; mais on peut y voir une preuve de modération et de bon sens : ennemi des excès de la démocratie, il ne l'est pas moins de ceux dont l'oligarchie vient de donner le spectacle, et, ayant égard aux institutions républicaines de son pays, il voit tout naturellement une condition de calme et de prospérité dans l'équilibre des deux principes qui se disputent le pouvoir. Mais il ne prétend pas pour cela appliquer la même combinaison à tous les États. S'il a moins l'occasion de se prononcer au sujet des aristocraties doriennes, plus d'une expression fait supposer qu'il les croit pour le moins aussi capables de produire un bon gouvernement. Un bon gouvernement, c'est en général celui qui, approprié aux conditions particulières d'un peuple, fonctionne régulièrement, et permet à ce peuple de développer, grâce à la concorde et au calme intérieur, ses ressources et sa puissance. Chercher une définition plus précise et plus absolue, c'est dépasser les ternies et l'intention de Thucydide. Il ne sort pas lui-même du domaine des faits ; il les expose et les explique, et, se plaçant au point de vue de chaque nouvelle situation, il lui applique au fur et à mesure les observations qu'elle lui suggère. Ces observations ne se résument pas dans l'exposition formelle d'une politique générale : à plus forte raison, n'est-il pas question d'idées sociales. On se demandera peut-être à quel parti appartenait Thucydide du temps qu'il jouissait de ses droits de citoyen : il n'a pas prévu notre curiosité à cet égard et ne la satisfait pas lui-même ; mais sa naissance, qui le rattachait à la famille de Miltiade et de Cimon, sa fortune, qui était très considérable, et l'esprit général de son ouvrage font raisonnablement supposer que sa vie publique le plaçait dans les rangs de l'aristocratie. Toutefois, il n'en a pas senti diminuer sa sympathie et son admiration pour Périclès, parce que la puissance de Périclès, bien qu'appuyée sur la foule, était le triomphe de la volonté et de l'intelligence, parce que Périclès était le principal auteur et le soutien de la grandeur d'Athènes. Thucydide n'est donc, quand il écrit, ni un homme de parti, ni un théoricien : son esprit reste indépendant et ne s'aventure pas hors de l'expérience. Il ne fait pas plus de traité de politique que de traité de morale. Sur ces deux ordres de matières, qu'enseigne-t-il donc, lui qui prétendait donner des leçons à l'avenir ? Il enseigne, en effet, et d'une manière efficace : en morale, parce qu'il apprend à lire dans le cœur humain et parce qu'il proportionne les impressions produites par ses récits et par ses discours à la valeur des sentiments qui sont en jeu ; en politique, parce qu'il dégage nettement des faits les idées dont ils naissent. Réservé dans ses affirmations, à part quelques traits sur les habitudes morales des peuples ou sur les faiblesses de l'âme humaine dans les grandes crises, il rapporte naturellement ce qu'il affirme au principe de l'intérêt, qui est le mobile le plus actif et le plus constant de l'activité des hommes, surtout en temps de guerre ou de révolution. Quand on voit le travail de Thucydide aboutir ainsi à mettre constamment à nu cette idée de l'intérêt comme le ressort le plus puissant des choses humaines, on se demande si, entre ses mains, l'histoire n'a pas déchu de la hauteur où l'avait élevée Hérodote. Celui-ci avait conçu le monde comme un merveilleux ensemble, gouverné par l'action divine. Il y reconnaissait une volonté supérieure présidant aux destinées des empires, a l'élévation et à la chute des rois-attentive à poursuivre à travers les générations oublieuses le crime et la violence, et à humilier l'excès de la puissance et de la richesse ; s'annonçant aux mortels aveugles par l'intermédiaire des oracles et par le trouble des lois de la nature ; enfin il montrait ses décrets souverains conduisant le monde de révolution en révolution, jusqu'à ce que toutes ces grandes monarchies de l'Orient, réunies sous une seule domination, vinssent se briser à la fois contre l'énergie et la libre intelligence du peuple grec. Que fait Thucydide de l'idée de cette direction suprême dans les choses humaines ? Que pense-t-il des oracles, ces mystérieuses révélations de la Divinité ? Ce sont des éléments historiques qu'il ne néglige pas, il constate leur influence sur les hommes, fait allusion à leur nombre, mais il les cite rarement. Quand leur importance l'oblige à le faire, il les discute sans scrupule[16], et, tout en reconnaissant[17] que l'un d'eux s'est réalisé, il conclut en somme que ce sont des aliments offerts à la crédulité de l'esprit humain, et des illusions de sa faiblesse, qui se dispense par là des efforts qu'elle devrait faire[18]. Voilà ce qu'il ose penser et faire comprendre. Il est vrai qu'au même moment les Athéniens riaient des plaisanteries d'Aristophane sur les oracles de Bacis ; mais leur foi était plus disposée à souffrir les bouffonneries d'un comique que la négation sérieuse d'un philosophe. Thucydide constate de même, sans s'y associer, l'impression religieuse que produisent les perturbations apparentes de la nature, comme les tremblements de terre ou les éclipses. Quant à ces phénomènes infimes auxquels Hérodote ne refusait ni sou admiration ni sa foi, et aux interprétations des devins, il les dédaigne ou les repousse, à l'exemple de son maître Anaxagore[19]. Dieu a-t-il donc abandonné le monde ? Non ; car Thucydide honore la piété et soumet les actions humaines à la sanction divine[20]. Mais du moins le monde, privé de l'intervention constante de cet acteur tout-puissant, n'a-t-il pas perdu sa grandeur pour qui le contemple ? Il a perdu cette grandeur empruntée qui le transformait en une manifestation aveugle et passive d'une puissance jalouse de s'exercer ; il en a gagné une autre plus réelle et appréciable à notre raison. Il montre maintenant en lui-même une force qui se déploie librement et qui a conscience de sa dignité : l'intelligence humaine, dépositaire de principes supérieurs, en vertu desquels elle développe son activité et se juge. L'homme n'est plus opprimé ; il ne s'avance plus au hasard, l'imagination sans cesse troublée par les illusions d'une influence merveilleuse qu'il croit voir partout, qu'il croit sentir toujours près de lui, et toujours inexplicable pour lui avant l'événement. Il porte en son sein un guide sur, qui ne l'égarera pas, à condition qu'il ait la force de le suivre. Les indications de ce guide éclairent même en partie pour lui les routes de l'avenir : quoique les puissances de la nature, dont il n'est pas maître, et, en général, ce qu'on appelle communément la fortune, puissent accumuler contre lui des difficultés imprévues, il lui est possible de reconnaître et de comprendre des lois assez stables pour dominer les événements, et qui en somme le feraient triompher, s'il en conservait la claire perception et s'il y conformait jusqu'au bout sa conduite. Quoi de plus grand que cette lutte de l'homme contre les obstacles extérieurs et les incertitudes de l'avenir ? C'est là ce qui émeut Thucydide ; c'est là ce qui frappe cette imagination rebelle aux impressions merveilleuses et aux superstitions. Il est certains moments dans l'histoire où les nations les plus florissantes se heurtent du choc le plus terrible, déploient, pour se détruire, toutes les ressources de l'activité, toutes les forces de l'intelligence humaine, où les passions surexcitées enfantent les plus nobles actions et surtout les plus déplorables excès. Si alors, à cette agitation de l'humanité, la nature semble joindre sa propre émotion, si elle parait elle-même livrée au désordre et si elle suscite contre les peuples ses plus funestes calamités, qu'y a-t-il de plus intéressant et de plus beau que l'effort de la volonté de l'homme au milieu de tant d'excitations diverses et de tant de menaces conjurées ? C'est le sentiment qu'a éprouvé Thucydide en présence des scènes dont l'ensemble a formé la guerre du Péloponnèse, et, avant d'en commencer le récit, il s'est arrêté à en admirer la sombre grandeur[21] : La guerre du Péloponnèse, dit-il, a eu une durée considérable ; et, pendant quelle s'est faite, la Grèce a souffert des maux dont la réunion ne s'était pas encore présentée dans le même espace de temps. Jamais, en effet, autant de villes n'y avaient été prises et dévastées, soit par les barbares, soit par les Grecs eux-mêmes en lutte les uns contre les autres (il en est qui virent renouveler leur population par la conquête) ; jamais il n'y avait eu autant d'exils, jamais autant de sang répandu qu'en fit verser la guerre elle-même ou la discorde. Il arriva aussi que des événements dont on entendait parler autrefois, mais dont peu d'exemples autorisaient la tradition, cessèrent d'être invraisemblables : ainsi, il y eut des tremblements de terre, qui se firent sentir sur une vaste étendue de pays et avec une grande violence ; des éclipses de soleil, plus fréquentes qu'en aucun temps dont on ait gardé le souvenir ; de grandes sécheresses dans quelques contrées et, par suite, des disettes ; il y eut enfin un fléau qui surpassa tous les autres, cette maladie pestilentielle qui consuma en partie la Grèce. Toutes ces calamités pesèrent sur les Grecs en même temps que la guerre du Péloponnèse. A l'exemple de Thucydide, Tacite commencera la terrible histoire des crimes et des malheurs contemporains par en résumer les tristes émotions. Mais, dans l'esprit de l'historien grec, ce tableau général des souffrances de la Grèce et des calamités qui la surprennent a un complément qu'il se réserve d'exprimer plus tard. S'il étale avec une sorte de complaisance l'appareil extérieur de toutes ces épreuves imposées par le sort, il n'en rehaussera que mieux la dignité des âmes qui ne se laisseront pas abattre par elles. L'action du sort est bornée. La foule fait de la fortune une divinité ; elle adore au hasard la chance elle-même : à Syracuse, elle destitue des généraux parce qu'elle les croit malheureux ; à Athènes, elle choisit malgré lui l'homme chez qui elle croit voir le bonheur fixé : ce même Nicias. qui doit donner, pour les autres et pour lui, le plus triste démenti à cette croyance insensée. Mais les grandes âmes ne sont pas accessibles à cette superstition, et montrent au contraire que le pouvoir de la fortune est restreint par la fermeté du cœur qui lui résiste[22], ou même par la puissance de l'esprit qui ose lui disputer son propre domaine. C'est ce que ne craignit pas de faire Périclès, et, quoique la mort l'ait frappé trop tôt, dans la lutte qu'il engagea avec la fortune, ce n'est pas lui qui fut vaincu : la peste, qu'il n'avait pu prévoir, ne suffit pas plus à prouver la faiblesse de sa pensée qu'à humilier son caractère. Si sa politique lui avait survécu, il eût légué à sa patrie, avec la guerre, la victoire, dont il avait bien calculé les chances. L'intelligence a donc été chez lui forte et triomphante ; mais elle a été faible chez ses concitoyens. C'est l'esprit qui domine le monde. Les inégalités des passions et les accidents divers, les inconséquences et les surprises de la nature humaine et du sort, contrarient sans cesse l'action supérieure de la raison. Cependant il s'établit en somme une sorte d'équilibre où Ton voit que l'influence décisive appartient à l'intelligence : c'est de sa vigueur ou de ses défaillances que dépend le résultat. L'avantage est donc au plus intelligent. Le hasard, avait dit Anaxagore, est une cause inintelligible ; le destin, un mot vide de sens. Et que dit Bossuet lui-même, qui pourtant rapporte à un système religieux toute l'histoire du monde[23] ? Encore qu'à ne regarder que les rencontres particulières, la fortune semble seule décider de l'établissement et de la ruine des empires, à tout prendre il en arrive à peu près comme dans le jeu, où le plus habile l'emporte à la longue. Si Thucydide avait fait voir dans le monde une divinité, il eût choisi la Minerve athénienne, la déesse de l'intelligence, de l'activité et du courage moral. Les sectateurs de Minerve conduisent les affaires humaines : au-dessous d'eux se place la foule qui suit leur impulsion ou les entrave par ineptie. C'est celte aristocratie de l'intelligence que reconnaît surtout Thucydide. Si l'on veut que les historiens aient un parti, voilà le sien. Il appartient à cette aristocratie ; il écrit pour elle ; il veut que son livre profite à ceux qui sont destinés à conduire ou à comprendre la marche des événements : ils y puiseront la connaissance des ressorte constants qui font mouvoir les hommes ; ils y saisiront ces caractères qui persistent à travers les générations successives et les accidents du monde. Ils pourront donc se servir de l'expérience du passé, et seront plus capable de juger ou de diriger le présent, de prévoir ou de préparer l'avenir. Telle est la mesure dans laquelle Thucydide admet l'idée du progrès de l'humanité, et la forme toute pratique sous laquelle il la conçoit. Ainsi, ces lois qu'il annonçait dans son introduction comme dominant les évolutions de l'humanité sont des lois humaines. Il n'est pas religieux comme Hérodote ; il est philosophe. Mais sa philosophie est historique : ce n'est ni l'utopie qui transforme le monde suivant ses aspirations, ni la métaphysique qui s'en dégage complètement. Il ne cesse pas de présenter l'homme sur le premier plan et au milieu de la réalité. Mais, parmi les éléments humains, il donne le premier rang à l'intelligence, et c'est par là que Thucydide est un historien spiritualiste. D'Hérodote à lui s'opère une révolution analogue à celle qui s'est faite d'Eschyle à Sophocle : la fatalité cède la place à la liberté. Thucydide s'arrête avec Sophocle sur cette pente qui entraînera Euripide et, souvent, les littératures modernes, à enchaîner cette liberté par une autre fatalité, celle de la passion. Il marque ainsi la vraie place de l'histoire entre l'épopée toute merveilleuse et le roman tout passionné. Lorsqu'on a envisagé de ce point de vue général l'histoire de la guerre du Péloponnèse, on attache moins d'importance à deux questions qui ont été soulevées par un rhéteur ancien et qui ont quelquefois arrêté la critique moderne. Suivant Denys d'Halicarnasse, Thucydide, par ressentiment de son exil, s'est montré injuste pour sa patrie. S'il a fait voir les défauts des Athéniens, s'il n'a dissimulé ni leur légèreté, ni leur violence, ni leurs désastres, c'est qu'il a voulu les punir de leur conduite à son égard. Mais comment cette intention s'accorde-t-elle avec les magnifiques éloges qu'il leur donne par la bouche de Périclès ou même par celle de leurs ennemis ? Il y a un passage du septième livre[24] où il se plait lui-même à faire ressortir leur contenance et leur énergie au moment où, en quelque sorte, assiégés par les Spartiates établis à Décélie, ils ne poursuivent pas avec moins de vigueur leur double guerre contre le Péloponnèse et contre la Sicile : en s'attachant exclusivement à ce morceau, on pourrait dire avec autant de raison qu'il a flatté ses compatriotes. De l'opposition de ces deux conclusions contradictoires il n'y a qu'une conséquence à tirer, c'est son impartialité. Mais une telle discussion est indigne de Thucydide. Si jamais quelqu'un a refusé prise aux mesquines suppositions d'une critique personnelle, c'est assurément lui. Nul n'a le droit de le faire descendre des hauteurs où il se maintient, ni de l'arracher à son sujet auquel il appartient tout entier. Ce qui est vrai, c'est que ce sujet même est la preuve de son patriotisme. C'est un Athénien qui l'a choisi et qui l'a conçu ; non pas pour exalter sa patrie par le mensonge, mais pour y montrer le plus intéressant exemple qu'offrît l'histoire de l'humanité. De même que les Crées étaient comme l'aristocratie du monde, les Athéniens étaient l'aristocratie de la Grèce[25]. Ils en avaient résumé en eux-mêmes les qualités les plus essentielles et les plus brillantes : la souplesse et l'éclat de l'intelligence, l'activité et l'énergie. Ils en représentaient, mieux qu'aucun autre peuple, les conditions naturelles de développement et de puissance. Un jour était venu où la fatalité des événements, comprise par un homme de génie, avait amené Athènes, poussée toujours en avant par son ambition et menacée par la jalousie des autres peuples, à essayer de transformer sa suprématie en dominai ion générale et absolue. Reine de la Grèce, l'eût-elle conduite à la réalisation plus rapide et plus complète des destinées que semblait lui avoir fixées la nature ? Lui eût-elle donné l'empire absolu de la mer et la gloire de reculer les limites de la barbarie ? Cette question pouvait se poser au moment où la guerre du Péloponnèse commença ; car les flottes d'Athènes étaient partout victorieuses, et sa civilisation atteignait presque à une perfection idéale. D'un autre côté, n'allait-elle pas risquer, dans cette lutte contre la puissance et l'acharnement de ses ennemis, son pouvoir acquis et son existence même ? Gomment eût-il été possible de se soustraire à cette crainte ? Telle est l'alternative dans laquelle Thucydide a vu sa patrie engagée. Le choix des idées qu'il a exposées dans son introduction et le soin qu'il a pris de justifier Périclès, semblent indiquer qu'il s'était associé aux espérances de ce grand homme ; il est du moins incontestable qu'il s'est proposé de raconter par quelles vicissitudes de succès et de revers, par quel enchaînement et par quelles complications de causes, ces espérances se soutinrent inégalement jusqu'au jour où elles furent définitivement ruinées. Son histoire est réellement une tragédie, dont Athènes, pour employer une expression antique, est le premier acteur. C'est le peuple athénien qu'il décrit le plus, dont il analyse de plus près les qualités et le caractère, dont il explique avec le plus de soin la puissance. C'est à un point de vue athénien qu'il se place pour raconter les faits ; dans les récits de bataille, ce sont surtout les émotions de ses compatriotes qu'il retrace : la question est de savoir s'ils seront vainqueurs ou vaincus. C'est sur eux, en un mot, que porte principalement l'intérêt pathétique ; ils sont les héros des plus touchantes péripéties et les victimes de la catastrophe suprême dont une cause inconnue nous a ravi le tableau. L'historien doit être sans patrie, a-t-on répété souvent après Lucien. Cela est vrai dans le sens qu'il attachait lui-même à cette maxime ; c'est-à-dire qu'un des premiers devoirs de l'historien est de ne point dénaturer les faits à l'avantage de ses concitoyens, et de dépouiller toute prévention pour juger les autres peuples. Thucydide, dont Lucien invoquait l'exemple était digne en effet de servir de modèle sur ce point : on voit cependant par quel sentiment et par quelle disposition générale de son esprit il a pu accorder avec cette convenance un patriotisme élevé, et quelle est la source principale de ce patriotisme. C'est qu'il confond la cause de sa patrie avec celle de la civilisation[26]. Athènes était le plus beau et le plus curieux sujet d'étude à proposer au monde, a-t-il pensé ; et ainsi, loin que l'amour d'Athènes ait enchaîné ou restreint sa parole, ce sentiment en a, au contraire, favorisé l'essor, en contribuant à développer chez Thucydide le sens de l'avenir. La seconde question est seulement indiquée par Denys[27] et n'est pour lui qu'une conséquence de la première : il trouve que l'humeur de Thucydide a influé sur le caractère de sou histoire, l'a porté à exagérer le mal, ou, tout au moins, à le présenter de préférence au bien. L'assertion contenue dans ce reproche n'aurait de valeur qu'autant qu'elle serait prouvée par une discussion historique et par des faits. Quant à l'impression qu'éprouve Denys et qu'il explique arbitrairement, la réponse est simple : si Thucydide s'est montré triste et austère, c'est que telle était la nature de son sujet. Aussi le même censeur l'a-t-il souvent blâmé de l'avoir choisi. Par un singulier exemple des aberrations de sa critique sur l'histoire, il en conclut l'infériorité de Thucydide à l'égard d'Hérodote. Si l'histoire a pour but de charmer l'imagination, le jugement du compatriote d'Hérodote est inattaquable. Celui-ci a chanté la gloire naissante de la Grèce et d'Athènes ; ses Muses sont des hymnes de triomphe, sinon par le ton du narrateur, du moins par le sujet et les sentiments qu'il éveille. La nécessité des temps a fait de Thucydide l'historien de la chute d'Athènes et, par contrecoup, de la ruine de la Grèce. Mais il semble en vérité qu'une sorte de providence l'ait voulu ainsi, et il faut s'applaudir que ce sujet soit échu à l'homme que la puissante sévérité de sou génie rendait le plus capable de le traiter. Du reste, la figure de Thucydide, telle que la voit notre imagination, est conforme à l'impression de Denys d'Halicarnasse. Est-ce le résultat d'une impression analogue ? est-ce un renseignement exact que l'on trouve dans l'un des fragments réunis sous le nom de Marcellinus, où il est dit que sa physionomie était pensive et qu'en général son extérieur était d'accord avec le caractère de ses écrits ? Quelle que soit la valeur de ce témoignage, on y croit volontiers. On est de même porté à croire que les habitudes de la vie et la physionomie morale de Thucydide sont empreintes dans son ouvrage. On a dit plus d'une fois, après Polybe et Lucien, qu'il n'y a de grand historien que celui qui a été chercher l'intelligence des faits et la connaissance des hommes sur les champs de bataille ou sur l'arène de la politique, et chez qui le talent de l'auteur s'appuie sur les qualités actives et pratiques du citoyen. L'antiquité se prête mieux que les temps modernes à cette théorie, et ce n'est pas e lieu de la contester à propos de Thucydide appelé par sa naissance et par sa fortune à prendre rang parmi les premiers d'Athènes et chargé d'un commandement important dans la guerre même du Péloponnèse. Cependant on aurait peut-être tort de vouloir suppléer au silence de la tradition, qui ne le cite pas parmi les orateurs athéniens, et de lui attribuer un rôle dans les assemblées politiques. Même avant cet exil de vingt ans, qui l'éloigna nécessairement de la place publique d'Athènes, il est vraisemblable qu'il se mêla peu à la foule. Il suivit les affaires d'un œil attentif et pénétrant, et il ne se refusa pas à ses devoirs de citoyen ; mais on se le représente volontiers comme vivant au sein de cette société particulière qui s'était formée de l'élite des Athéniens autour de ses maîtres Antiphon et Anaxagore, tous deux suspects au peuple et tous deux, frappés par lui. Parmi les hommes qui la composaient, tous ne restèrent pas étrangers à la politique, ni insensibles à l'ambition. Mais les principaux, quel qu'ait été leur rôle dans leur patrie, hommes d'Etat comme Périclès ou poètes comme Euripide, eurent à lutter, pour établir l'ascendant de leur génie, contre les défiances de la multitude, et en particulier contre l'accusation d'impiété. Socrate, qui, malgré les attaques qu'il dirige dans Platon contre Anaxagore, eut cependant pour mission de divulguer ces mêmes vérités dont le principe était gardé par Anaxagore comme dans un sanctuaire, Socrate fut enfin la glorieuse victime des soupçons et des jalousies de la foule. Si Thucydide ne fut pas menacé comme ces grands hommes, son livre-nous dit assez que sa place était au milieu d'eux, au-dessus du vulgaire. C'est là qu'il forma son intelligence et qu'il acquit la force de donner à l'histoire un caractère moral et philosophique. II. — DE L'INFLUENCE EXERCÉE PAR THUCYDIDE DANS L'ANTIQUITÉ SUR L'HISTOIRE ET SUR L'ÉLOQUENCE : POLYBE, SALLUSTE, TACITE, DÉMOSTHÈNE. La puissante originalité de Thucydide était destinée à exercer une grande influence sur l'esprit humain, et à n'être véritablement imitée par personne. Plus ses imitateurs se sont attachés à la forme de son œuvre, plus ils sont restés loin de leur modèle. C'est ce qui est arrivé à une suite d'historiens rhéteurs qui, jusqu'aux derniers jours de l'empire byzantin, ont prétendu conserver la tradition d'un tel maître. Aussitôt que l'histoire de Thucydide a été connue, les écoles s'en sont emparées. L'introduction, les harangues, les descriptions et les grands récits, tous ces morceaux faciles à détacher, sont devenus autant de types que chacun s'est efforcé de reproduire. Les sentences et les généralités se sont gravées dans toutes les mémoires, et ont pris place dans l'arsenal des déclamations. Le petit traité de Lucien sur l'histoire se moque des Thucydides de son temps, qui inventaient des pestes pour les décrire, et copiaient les phrases du grand écrivain. Tous les historiens qui se sont formés dans les écoles sont des imitateurs obligés de Thucydide. Denys d'Halicarnasse lui-même, son détracteur le plus acharné, est réduit à ce rôle. Au sixième siècle, ses expressions trouvent place à chaque instant dans les ouvrages historiques de Procope, et enfin, au quinzième, les historiens de la conquête musulmane sont moins préoccupés de faire une relation exacte de l'asservissement de leur patrie, que de rappeler, au milieu de la barbarie de la langue contemporaine, les allures de ce grand style et de celte antique éloquence. De pareils faits prouvent sans doute la puissance de ces formes créées par Thucydide, qui, à travers tant de siècles et de révolutions des mœurs et de la société, modèlent encore à leur image les œuvres de la littérature épuisée. Mais ils prouvent encore mieux le caractère personnel de ces fortes conceptions, où l'art ne vit que par l'intelligence qui l'emploie, et, réduit à lui-même, ne semble plus fournir au vulgaire que des fictions déplacées et de froides abstractions. Thucydide eut une influence plus salutaire sur les vrais historiens de l'antiquité ; mais il l'exerça par son esprit plus encore que par les procédés de son art. Les plus grands l'ont subie, excepté un seul, le plus voisin de lui, cl, si l'on en croit une tradition, son premier éditeurs Dans Xénophon, ce sont les qualités d'Hérodote que l'on trouve appropriées au génie attique, Ni la grâce facile de son style, ni sa philosophie indécise et mesquinement pratique, ni même la vivacité pittoresque cl naturellement passionnée de ses récits, ne rapprochent en rien les Helléniques et l'Anabase de l'histoire de la guerre du Péloponnèse. Mais l'inspiration de Thucydide est évidente dans Polybe. C'est lui qui a préparé le narrateur fidèle de tant de batailles et l'intelligent appréciateur de la politique romaine, et il peut revendiquer une part légitime dans l'invention de l'histoire pragmatique, c'est-à-dire de l'histoire exacte et explicative des faits dont les hommes sont responsables : le mot est plus nouveau que l'idée, et serait resté sans valeur, s'il n'avait servi à désigner un travail fécond en résultats considérables. Chez Polybe, Thucydide n'a nullement contribué à former l'écrivain : il est pour beaucoup dans le style comme dans le caractère général des deux grands historiens moralistes de Rome, Salluste et Tacite. Leur gloire et l'intérêt de leurs livres les défendent d'avance contre toute critique. Si cependant on les voulait comparer à leur modèle commun, on les trouverait inférieurs précisément dans ce qu'ils ont cru imiter avec le plus de succès : l'art et le caractère philosophique. L'art est souvent chez eux une affectation. Salluste obéit plus au désir de faire éclater son génie, qu'il ne se dévoue à la vérité ; Tacite se ressent de l'esprit déclamatoire des écoles. Le premier, en recherchant l'archaïsme, accepte l'infériorité inévitable de tout calcul littéraire vis-à-vis des conditions naturelles de l'art. Ses préambules, malgré les détails personnels qu'il y mêle, sentent le lieu commun, et, au lieu d'agrandir l'histoire par l'inspiration apparente de la philosophie, lui soient au contraire de sa dignité en la transformant au fond en satire politique. La gravité de Tacite, plus sincère que celle de Salluste, trahit cependant aussi le désir de l'effet dans la structure laborieuse du style comme dans l'expression des vérités morales. Les grandes pensées de l'historien grec ne gagnent pas à être réduites en traits étudiés et brillants par ses traducteurs latins. Tous deux, néanmoins, grâce à leur génie naturel, sont d'admirables écrivains et des peintres éminents ; et, si la critique réussissait à prouver la supériorité de Thucydide, elle ne les déposséderait pas pour cela du privilège qu'ils doivent en partie à la popularité de leur langue, de représenter à nos yeux le grand style de l'histoire dans L'antiquité. En réalité, ce n'est ni l'énergique concision du langage, ni la savante composition des harangues, ni les formes souvent affectées de la pensée philosophique qui font de Salluste et de Tacite les rivaux de l'historien grec. Ce sont deux grandes qualités qu'ils avaient d'abord en eux-mêmes, le don de saisir l'homme dans les manifestations de sa vie extérieure comme dans la secrète activité de sa vie morale, et celui de peindre les grandes scènes dont il est le héros. Personne n'a jamais mieux raconté la guerre, pour l'intelligence et l'imagination, que Salluste dans son Jugurtha. Dans le troisième livre des Histoires de Tacite, le récit du combat nocturne où est défaite l'armée de Vitellius peut être opposé à la belle description de la malheureuse tentative de Démosthène pour s'emparer pendant la nuit des Épipoles[28]. C'est le même art d'éclairer une scène confuse, de faire avancer l'action, d'exciter l'intérêt parla peinture des circonstances matérielles et par celles des émotions humaines. Au livre précédent, dans le récit de la bataille de Bédriac, on admire même une puissance d'exposition et une grandeur d'effet auxquelles il n'était peut-être pas possible à Thucydide de s'élever. Il semble qu'il soit passé dans l'historien romain quelque chose de la supériorité du génie guerrier de Rome sur celui d'Athènes. Il n'est pas besoin d'une comparaison plus complète ni plus approfondie, pour dire que Tacite et Salluste sont les émules de Thucydide, lorsqu'ils gardent leur originalité, plus que lorsqu'ils l'imitent dans les détails. Le lien qui les unit à lui, c'est moins encore le lien extérieur d'une tradition littéraire, que l'action intime et naturelle d'un grand esprit sur des esprits dignes de le comprendre. Cette influence plus secrète, on ne peut affirmer que Thucydide ne l'ait pas exercée même sur le troisième des grands historiens de Rome. Il est impossible de ranger Tite-Live parmi ses élèves ; mais plus d'une phrase des belles harangues de l'historien latin parait imitée de l'historien grec, et semblerait au moins attester une lecture et une admiration fécondes. Quand on s'éloigne de la Grèce et de l'antiquité latine, il n'y a plus véritablement à parler de l'imitation de Thucydide. Rien n'est [lus contraire au goût moderne que le goût antique tel qu'il apparaît dans ce type si fortement caractérisé par le génie de l'Athénien. L'inspiration de Thucydide a passé dans les temps modernes, mais surtout à travers les grandes œuvres qu'elle avait suscitées à Rome. L'historien qui paraît avoir le plus ressenti le souffle puissant de l'esprit antique, et mérité le mieux d'être appelé un rival de Thucydide, c'est Machiavel. L'énergique et rapide simplicité du style, l'indépendance de la pensée, l'art de discerner les grandes causes humaines et d'insérer dans des discours étudiés l'instructive moralité des événements, se trouvent également dans l'auteur des Histoires florentines. Par sa dignité et par sa grandeur comme par sa préoccupation de l'art, Machiavel est déjà pour nous un ancien : comparé de près à l'écrivain grec, il paraîtrait long et orné. Thucydide a donc exercé une grande influence sur les historiens ; mais cependant il reste isolé parmi eux, parce que les formes propres de son génie ont été en somme rebelles à l'imitation. Chez les rhéteurs, elles ont produit des copies puériles et des déclamations misérables. Chez deux des premiers historiens de Rome, elles n'ont directement enfanté que les beautés qui prêtent le plus à la critique. Si l'on veut savoir où l'inspiration de Thucydide a été plus immédiatement heureuse, il faut le demander à l'éloquence. C'est un trait tout grec ; l'histoire, amenée à sa première forme athénienne par l'action de la philosophie, aide elle-même au développement de l'art oratoire : Thucydide, élève d'Anaxagore, est le maitre de Démosthène. Ce fait n'est pas seulement constaté par une tradition que le doute pourrait atteindre ; il Test par le caractère des œuvres qu'il rapproche. Thucydide était considéré dans les écoles comme un orateur ; et, en effet, ses discours présentent à un haut degré d'importantes qualités oratoires : l'intelligence et comme l'impression des situations, l'art de dégager les idées des faits, de les disposer dans un ordre logique, de les exprimer suivant leur valeur, d'en marquer fortement le caractère. C'est beaucoup ; cependant est-ce l'éloquence réelle ? Non ; ces expressions concises et ces analyses de pensée ne sont pas faites pour la tribune. On ne voit plus là cette communication nécessaire de l'orateur avec le public, qui fait qu'en parlant il est facilement entendu de la foule, sent sur elle l'effet immédiat de sa parole, et reçoit directement aussi des émotions qui entretiennent entre elle et lui une constante union. On n'y entend pas les accents de la voix humaine ; on y saisit le travail d'une puissante intelligence, qui s'adresse, non pas aux oreilles de la multitude présente, mais à l'esprit des hommes les plus distingués de son temps et surtout de son pays, qui est alors le premier de tous, et même, en dehors de son pays et de sou temps, au delà des circonstances et des mœurs actuelles, à tous les esprits d'élite qui se produiront dans les sociétés à venir. L'éloquence de Thucydide est une éloquence réfléchie, qui s'applique après coup aux événements et se fait pour toujours l'interprète de la vérité historique et de la vérité morale. Elle tient plus de la pensée que de l'action. Par conséquent elle diffère beaucoup de l'éloquence spontanée des orateurs, qui vit de la passion actuelle et dont l'effet est avant tout dans le présent. On est donc tout d'abord frappé de la distance qu'il y a de Thucydide à Démosthène. Et non seulement il v a entre eux tout. L'intervalle qui séparera toujours un écrivain d'un orateur, mais il y a celui qui séparait les deux écoles et les deux sociétés auxquelles ils appartenaient. Quand Thucydide revint de son long exil, il trouva déjà Athènes bien changée. L'éloquence, en particulier, maniée comme une arme par tant de mains diverses, assouplie à la fois par l'influence croissante des rhéteurs et par les querelles ardentes qui éclataient à chaque instant devant les tribunaux politiques, avait profondément modifié son caractère. Elle était de plus en plus descendue dans la réalité, s'était échauffée au contact des passions particulières, et à l'imposante gravité de Périclès, s'était mise à substituer le mouvement et la véhémence Qu'était-ce, quarante ans plus tard, au moment où Démosthène faisait ses premiers pas dans la carrière oratoire ? Cependant Démosthène s'est nourri de Thucydide et profondément pénétré de son esprit. C'est qu'en effet il a dû puisera cette source antique pour développer les qualités les plus solides et les plus hautes de son propre génie. La passion vivifie les œuvres de l'art, mais elle m : suffit pas pour les soutenir et pour en faire des monuments éternels. Si elle a été presque toujours nécessaire aux grands triomphes et aux succès durables de la parole, elle ne les a jamais faits à elle seule. L'éloquence de Démosthène est la raison passionnée ; de là sa perfection. Or c'est Thucydide qui lui a offert les plus grandes images de la raison appliquée aux débats du monde ; et c'est ainsi que le principe des plus admirables qualités de Démosthène est dans Thucydide. Tous deux, par un commun privilège, ont eu le secret d'une dialectique à la fois élevée et précise, et d'un sublime dont la source est dans la conscience de la dignité humaine. Pour l'historien, la puissance d'argumentation consistait principalement dans l'art de montrer dans les idées particulières les idées générales, et de caractériser-plus fortement un fait au moyen de la loi dont il relève. Il en est de même pour l'orateur, et de là vient que l'effet de son entraînante rapidité est si durable et sa véhémence si persuasive. C'est dans les régions sereines de la pensée pure qu'il va chercher cette force supérieure avec laquelle il saisit l'objet actuel auquel s'attache son raisonnement ou frappe d'un coup direct et inévitable son adversaire accablé. Thucydide avait peint dans quelques phrases immortelles la grandeur de l'énergie et de l'intelligence : l'âme généreuse de Démosthène reçoit ces précieux germes et leur fait produire ce qu'il y a de plus pathétique et de plus grand dans son éloquence. Le premier avait dit des Athéniens[29] : Tandis qu'ils abandonnent complètement leur corps à la patrie comme un bien étranger, ils gardent, pour mieux la servir, la pleine possession de leur âme. Cette pensée ne fait-elle pas songer à ce magnifique éloge où Philippe est représenté par Démosthène livrant à la fortune tout ce qu'elle veut lui prendre de son corps, afin de vivre avec le reste comblé d'honneur et de gloire ? Les nobles paroles de Périclès[30] sur la contenance de l'homme en face du sort ont peut-être été la première source de cette merveilleuse inspiration qui, du milieu de la défaite de Chéronée, fait sortir à la fois la glorification du peuple athénien et celle de l'orateur qu'on accuse d'avoir été le mauvais génie de sa patrie. Il serait facile de multiplier les rapprochements de détail ; mais négligeons-les pour conclure. Quel est en général le caractère du sublime chez Démosthène ? Ne réside-t-il pas dans l'aisance avec laquelle il habite le monde supérieur de l'intelligence, sans jamais perdre de vue le monde réel, théâtre de son action, et dépasse les proportions ordinaires de l'humanité, sans fatiguer les âmes qu'il élève à sa hauteur ? C'est Thucydide qui seul a pu l'initier, pour ainsi dire, à cette pratique de l'idéal qui ne s'égare pas loin de la réalité. Telle est la plus glorieuse influence qu'il ait été donné à Thucydide d'exercer. Elle marque nettement sa place parmi les anneaux de cette chaîne providentielle de grands hommes qui représentent le spiritualisme dans les lettres grecques : à côté de Platon, entre Anaxagore et Démosthène. Platon lui-même ne lui a rien dû ; Thucydide a moins rendu à la philosophie qu'il ne lui avait emprunté. Cependant les habitudes précises et logiques de sa science, son impartialité philosophique et ses profondes analyses des sentiments humains font de lui un précurseur important d'Aristote. Ces rapides indications, quelque incomplètes qu'elles soient, montrent la valeur de l'ouvrage de Thucydide dans l'histoire de la littérature et de la pensée antiques, et servent déjà à le classer à son rang parmi les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Elles font voir aussi que, malgré les efforts des imitateurs qui se sont pressés sur ses traces, le grand historien reste, dans une solitude majestueuse, entre le passé, dont il s'est séparé presque complètement, et l'avenir, qui, même en Grèce, n'a jamais pu se rapprocher de ce caractère si profondément original. Aucun historien n'a jamais écrit comme Thucydide ; aucun n'a jamais été à la fois si hardie, si modéré. Il brise résolument les liens des traditions menteuses, il impose à toute l'histoire antérieure du monde grec la loi de sa propre pensée, et se charge le premier de faire de l'histoire contemporaine la lumière des temps futurs ; et cette même volonté qui ose avec tant d'audace ne déploie pas moins d'énergie à contenir tout écart d'une intelligence qui sent sa vigueur, tout entraînement désordonné d'une âme qui est assaillie par les émotions. Les laits se développent seuls ; ils exposent presque toujours eux-mêmes leurs causes et leurs effets, et suffisent pour exciter chez le lecteur les impressions morales ou pathétiques qu'ils portent en eux : et cependant la pensée de Thucydide est partout. Non seulement elle intervient directement dans de rares occasions pour désigner à notre esprit des considérations politiques qui éclairent le sujet, quelques traits d'un personnage historique, ou certains faits généraux qui marquent les habitudes de l'âme humaine ; mais c'est elle qui partout combine et proportionne les développements et les effets. Le sujet une fois fixé, elle y subordonne sévèrement l'exposition, même dans les discours, si travaillés, et dans les passages où la forme prend le plus de valeur par elle-même ; elle concentre l'intérêt sur les points qu'elle a déterminés d'avance et fait sortir de l'opposition naturelle des faits, soit dans l'ordre réel, soit dans l'ordre moral, la réponse à ces difficiles questions : par quelle complication de causes et d'effets Athènes, dans la lutte décisive où elle a succombé, a-t-elle montré sa puissance et sa faiblesse, ses qualités et ses défauts ? Comment, au milieu des spectacles analogues que présentait le reste de la Grèce, a-t-elle donné les principales et les plus intéressantes leçons à quiconque voudra dans l'avenir étudier le secret agencement des destinées humaines et le rôle de l'intelligence dans le monde ? Enfin c'est la pensée de Thucydide qui imprime à son style cette puissance particulière qui fait de la parole écrite la traduction énergique et rapide des opérations compliquées de l'esprit, et semble hâter la marche et augmenter la force des idées. Quelle autre œuvre littéraire, tout en se maintenant rigoureusement dans les limites du genre auquel elle appartient, a jamais rendu dans toutes ses parties un si constant hommage à la raison ? Quelle autre a été plus vraie en vertu de ce principe, découvert par Thucydide avant Aristote, que la vérité est dans la valeur des faits, dans les lois naturelles qui les subordonnent les uns aux autres, et que par conséquent l'idéal du philosophe ou du poète peut en contenir plus que la réalité détaillée par l'annaliste ? Quelle autre enfin a mieux fait éclater la dignité de l'intelligence, à la fois dans la puissance de son effort et dans la mesure et la sérénité de son expression ? Ce sont là les caractères qui marquent la place de Thucydide parmi les plus grands qui aient raconté et jugé l'humanité, et qui en même temps assurent au sujet choisi et traité par lui l'importance qu'il lui attribue. Bossuet, agrandissant sous l'inspiration chrétienne la conception d'Hérodote, montre les desseins de Dieu présidant aux révolutions des empires et les faisant concourir, d'abord à conserver le germe du salut de l'humanité dont un peuple est le dépositaire, puis à le développer sur toute la surface du monde civilisé. Thucydide ne veut point être l'interprète de la volonté ni de la providence divine ; il ne parle qu'au nom de l'intelligence humaine, mais le fait avec une netteté qui, de cette petite portion de l'histoire grecque dont il est le narrateur, éclaire tout l'avenir et tout l'univers. Les historiens latins, surtout Tite-Live, empruntent à la grandeur de Rome une sorte de majesté dans le patriotisme ; ils semblent naturellement s'inspirer de la gloire de ses conquêtes et de l'immensité de cet empire dont le monde grec tout entier n'est qu'une faible partie. Mais n'est-il pas juste de dire que Thucydide aussi est soutenu par la grandeur de sa patrie ? A la domination territoriale de Rome on peut opposer la domination intellectuelle d'Athènes. Celle-ci a été plus réellement universelle, et, par cela seul que Thucydide est un des principaux représentants du génie attique, il passe dans la hiérarchie des grandes intelligences avant Tite-Live et Tacite. Il ne faut pas d'ailleurs s'exagérer la simplicité du sujet de Thucydide. Dans cette lutte que soutient Athènes contre les principales villes du reste de la Grèce, que de forces sont mises en mouvement, que de points occupent l'intelligente activité de l'historien ! Les intérêts et les ambitions des peuples et des hommes, les idées et les passions mobiles ou persistantes des individus et de la foule, le jeu divers des diverses institutions, les oppositions de races, les influences des traditions et des mœurs, les effets salutaires ou pernicieux de l'éloquence dans les assemblées, le rôle des principes politiques et moraux : toutes ces questions se mêlent constamment aux événements de la guerre du Péloponnèse. En est-il beaucoup d'autres auxquelles puisse jamais s'appliquer la science des politiques et des moralistes ? Il ne s'agit ici que d'une contrée peu étendue et de réunions d'hommes peu nombreuses : qu'importe ? L'extrême division de ce petit territoire et de cette petite race et la singulière activité du peuple grec, en même temps qu'elles multiplient les formes des gouvernements, en précipitent les effets et en font saisir plus distinctement les éléments constitutifs, les conséquences nécessaires ou accidentelles. Il arrive même, lorsqu'une secousse générale vient, comme ici, donner le branle à tant d'intérêts distincts, que la Grèce présente le spectacle de complications que l'histoire des grands États modernes ne semble pas destinée à reproduire. On peut dire, malgré le caractère si particulier des mœurs grecques et les conditions si différentes de nos sociétés, que la politique de la Grèce ancienne nous domine encore aujourd'hui. C'est en Grèce seulement qu'a pu se faire un recueil aussi considérable que celui des Constitutions d'Aristote ; c'est grâce à la diversité et aux nombreuses péripéties des gouvernements grecs qu'il a été possible à un philosophe d'étudier, par une analyse si ingénieuse et si complète, et de déterminer si souvent, par des lois précises, la marche et les effets des systèmes politiques. Thucydide n'avait pas à présenter cette étude générale et détaillée de la politique et des mœurs de la Grèce ; mais il ne pouvait composer son livre, ou seulement ses discours tels qu'il les avait conçus, sans s'appuyer sur cette étude, sans en résumer les résultats et en condenser la substance. La simplicité, chez lui, est donc dans la forme et non dans le sujet. C'est aussi par la forme qu'il reste inaccessible à l'imitation moderne. Il a pu tout soumettre à un système de concentration auquel s'est prêté l'art antique. Nous ne pourrions suivre de pareilles traces ; ni notre esprit, ni les exigences nouvelles de l'histoire, déterminées par les conditions nouvelles de notre société, n'accepteraient un pareil modèle. Nous voulons avec raison que l'histoire expose avec plus d'abondance et de naturel, et s'abandonne plus librement aux inspirations généreuses. Mais personne aujourd'hui, parmi les meilleurs, ne peut songer à refuser l'héritage de celui qui a inauguré dans l'histoire les principes essentiels de la critique, et qui le premier a su montrer, dans le récit dramatique des faits, les lois générales de l'esprit humain. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Vie de Thémistocle, 2.
[2] Livre VI, chapitre XV.
[3] Livre VIII, chapitre LXVIII.
[4] Chapitre LII et suivants.
[5] Livre II, chapitre V.
[6] Livre III, chapitre LXXXII et
suivants.
[7] C'est dans un discours adressé
par quelques bourgeois aux seigneurs de Florence. Voici quelques-uns de ces
traits : D'abord il n'y a entre les citoyens ni union,
ni amitié, si ce n'est entre les complices de quelque action criminelle commise
contre la parie ou contre les particuliers. Et, comme la religion et la crainte
de Dieu sont éteintes dans tous les cœurs, les serments et la loi donnée nom de
force qu'autant qu'ils sont utiles : les hommes les invoquent, non pour les
observer, mais pour avoir un moyen de tromper plus aisément ; et plus la
tromperie obtient un succès facile et sur, plus elle en recueille d'éloges et
de gloire. C'est ainsi que le talent de nuire est loué comme une preuve
d'esprit, et la vertu blâmée comme une sottise... Se confiant dans leur innocence, les bons ne cherchent
point, comme les méchants, en dehors des voies régulières, qui les honore et
qui les soutienne ; aussi finissent-ils par tomber sans défense et sans
honneur. De là naissent l'amour et la puissance des factions, parce que les
méchants s'y attachent par avarice ou par ambition, et les gens de bien par
nécessité. Et, ce qui est le plus pernicieux, c'est de voir comme les moteurs
et les chefs de ces factions couvrent sans scrupule leurs intentions et leurs
projets d'un nom respectable : bien qu'ils soient tous ennemis de la liberté,
ils prétendent la défendre, soit au nom de l'aristocratie, soit au nom de
l'état populaire, et ils ne cessent de l'opprimer... (Histoire de
Florence, liv. III.)
[8] Livre V, chapitre LXXXIX.
[9] Livre I, chapitre XX.
[10] Livre VIII, chapitre LXVI.
[11] Livre VIII, chapitres XLVIII,
XCI et XCIV.
[12] Avant-propos de la Traduction
de Thucydide.
[13] Livre VI, chapitre LIV et
suivants.
[14] Livre I, chapitre XVII.
[15] Livre VIII, chapitre XCVII.
[16] Livre II, chapitre LIV, XVII.
[17] Livre V, chapitre XXVI.
[18] Livre V, chapitre CIII.
[19] C'est sans doute ce
qu'exprimait le mot recueilli, plus de sept cents ans après la mort de
Thucydide, par son commentateur Antyllos (dans Marcell., Vie de Thucydide,
22) : άθεος
ήρέμα ένομίσθη.
[20] Nous croyons devoir nous
arrêter là. S'il est vrai qu'il n'y a point chez Thucydide d'impiété ni
d'irréligion, M. Classen nous parait trop s'avancer, en attribuant au disciple
d'Anaxagore (Introduction, p. LVIII) une explication de la fortune
(τύχη,
τύχαι, τά
δαιμόνια) par l'action intelligente
d'une puissance supérieure, sur laquelle l'homme ne peut fonder ses calculs,
mais qu'il ne méconnaît pas impunément.
[21] Livre I, chapitre XXIII.
[22] Voyez le Discours de
Périclès, liv. II, chapitre LXIV, et celui d'Hermocrate, liv. VI,
chapitre LXXVIII.
[23] Discours sur l'Histoire
universelle, IIIe partie, chapitre II.
[24] Chapitre XXVIII.
[25] Thucydide lui-même avait
écrit, dit-on, sur le cénotaphe d'Euripide :
Toute la Grèce est
le tombeau d'Euripide...
Sa patrie est
Athènes, la Grèce de la Grèce.
[26] Voyez livre II, chapitre
XXXVII et suivants, dans l'oraison funèbre. On n'a guère écrit de pages plus
vraiment libérales, bien que Thucydide fasse ici un éloge particulier.
[27] Lettre à Cn. Pompée, p.
774, Reiske.
[28] Livre VII, chapitre XLIII.
[29] Livre I, chapitre LXX.
[30] Livre I, chapitre LXIV.