L'histoire est à la fois une science et un art. Voltaire, réclamant pour lui le droit d'être l'historien de la France, disait qu'il n'y avait que les gens qui avaient fait des tragédies qui pussent jeter quelque intérêt dans notre histoire... qu'il fallait dans une histoire, comme dans une pièce de théâtre, exposition, nœud et dénouement[1]. Cette idée, au fond, était moins nouvelle que ne le croyait Voltaire, car elle pouvait s'autoriser de l'origine même de l'histoire. La Grèce n'a produit des compositions historiques qu'après avoir fait des tragédies et des épopées. L'histoire y est née sous les auspices de la poésie ; peut-être même que, sans ce patronage et cette influence, elle n'aurait pas pu naître, et qu'il n'y aurait eu que des annales et des mémoires, c'est-à-dire les matériaux de l'histoire et non pas l'histoire elle-même. Du reste, la critique des anciens, même dans la bouche de Cicéron, a plutôt exagéré les conséquences pratiques de cette origine, et, pour juger les historiens, s'est placée au point de vue de l'art plutôt que de la vérité. C'est, au contraire, au point de vue de la vérité que Thucydide avait prétendu avant tout se placer : il le dit hautement, et justifie pleinement cette affirmation. Cependant l'art a eu à ses yeux une grande importance. La composition étudiée de ses discours, l'habileté presque dramatique avec laquelle il a disposé les effets de ses narrations, ne peuvent laisser de doute à cet égard. On s'en convaincra encore davantage en examinant la composition générale et le style de son histoire. I. — LA COMPOSITION. Le plan adopté par Thucydide a été souvent attaqué. C'est
Denys d'Halicarnasse, dans ses jugements détaillés sur les historiens grecs,
et en particulier sur Thucydide[2], qui a été le
premier auteur des principales critiques. Il se plaint de cette sèche et
rigoureuse distribution par hivers et par étés qui embrasse à la fois dans
chacune de ses petites divisions tous les faits qui se passent sur le vaste
théâtre de la guerre : innovation malheureuse, dit-il, qui substitue la
confusion à la clarté, détruit l'intérêt et enlève toute grandeur à
l'exposition des événements. Hérodote et Hellanicus avaient suivi l'ordre des
temps ou celui des lieux, sans interrompre ainsi constamment le développement
ni changer la scène de leurs récits : quand on lit Thucydide, l'esprit n'a
jamais le loisir de s'abandonner à un même ordre d'impressions ou d'idées, se
fatigue à suivre les fils croisés des différentes narrations et à franchir à
chaque instant d'un bond les mers et les montagnes, et ne rencontre nulle
part cette unité et cette harmonie qui sont les qualités d'une grande et
belle composition. Hérodote, avec des sujets nombreux
et divers, a su composer un seul corps harmonieux : Thucydide, traitant un sujet unique, en a brisé l'unité en mille fragments. Il y a à distinguer parmi ces reproches. Il faut d'abord faire la part d'un sophisme qui consiste à vouloir appliquer la même méthode à des sujets différents. Thucydide traite un sujet unique et limité, qui n'embrasse pas plusieurs siècles et ne comprend pas tout l'univers : mais c'est pour cela même qu'il ne peut songer à reproduire la souplesse harmonieuse, mais un peu lâche, de l'ordonnance homérique. L'unité de son sujet serait bientôt détruite, s'il le distribuait en groupes isolés et en séries successives de narrations. Car, en quoi consiste cette unité, sinon dans le rapport nécessaire d'événements qui se produisent en même temps sur les différents points atteints par la guerre et dans leur concours à un résultat général ? Quelles que soient leurs différences, considérés en eux-mêmes, quelle que soit la distance des pays où ils ont lieu, ce sont les éléments d'une action : elle ne marche que parce qu'ils se confirment ou s'annulent mutuellement ; nous la perdrions de vue et nous en comprendrions moins bien les crises et les progrès, s'il ne nous était possible à tout instant de comparer entre eux les résultats particuliers des différents faits. C'est ainsi qu'au moment où nous le voulons, nous pouvons juger quel est en somme l'état des affaires d'Athènes, ce que lui permet ou lui impose la politique. Voyez, par exemple, avec quelle netteté, en lisant le texte de la trêve conclue en 423, deux ans avant la paix de Nicias, on se rend compte de la situation des belligérants, de leurs avantages et de leurs pertes, sur le vaste théâtre de la guerre, à Mégare, à Corinthe, à Trézène, en Béotie, depuis Cythère et la pointe du Péloponnèse jusqu'à la Chalcidique et la Thrace, depuis la Sicile jusqu'à Chios et jusqu'au nord de l'Éolide. Si Thucydide s'établissait tour à tour dans chaque contrée, comme la guerre occupe à la fois bien des lieux divers, il serait toujours en retard pour l'ensemble des opérations, et l'action principale disparaîtrait. S'il prenait pour base de sa chronologie les Olympiades, il se donnerait sans doute plus de liberté, mais serrerait moins le tissu général de sa narration et en marquerait d'une manière moins précise les progrès simultanés ; il manquerait donc son premier but. Quant à l'idée de se conformer dans les divers pays aux habitudes locales pour désigner le temps, c'est par une singulière inadvertance que Denys s'y montre favorable : c'eût été multiplier à plaisir les contusions et les difficultés. La division par étés et par hivers offrait au contraire pour tous les peuples un élément commun, fourni à la fois par les habitudes des Grecs et par les lois de la nature. Contrairement à la conclusion du rhéteur qui l'a jugé, Thucydide a donc fait son possible pour établir de l'unité dans un sujet très complexe malgré ses limites. Il en a conçu le développement comme une suite de tableaux d'ensemble, où la lumière, distribuée à la fois sur toutes les parties de chacun d'eux, faisait toujours converger ses rayons vers le même centre, et, malgré la variété des aspects successivement présentés, ne cessait pas de désigner principalement à l'attention le même objet. Cependant, si l'on se borne à juger l'effet de la méthode de Thucydide, ou ne peut disconvenir qu'il y a quelque chose de légitime dans le sentiment exprimé par Denys d'Halicarnasse. Dans le troisième livre, où il choisit les exemples de ses critiques, il exagère l'absence de lien entre les nombreux récits qui le composent ; néanmoins le lecteur aimerait mieux être moins brusquement transporté de Mitylène à Platée et de Platée à Mitylène, et l'on pourrait croire que l'ensemble de la guerre n'eût pas été beaucoup plus difficile à comprendre, si, se décidant à embrasser à la fois une période de deux années, l'historien n'avait pas interrompu deux fois les intéressantes narrations qui se rapportent aux sièges de ces villes. Ce scrupule d'exactitude parait donc quelquefois poussé trop loin. On éprouve quelque impatience à se voir ainsi troublé dans ses émotions, et l'on s'irrite un peu contre cette rigueur impassible de Thucydide, qui brise la chaîne de son récit plutôt que d'élargir le cadre étroit où il s'est volontairement enfermé. Enfin ce système de morcellement est impuissant à produire une aussi grande impression qu'un développement plus large et plus facile. Toutefois, pour atténuer ce reproche, il faut remarquer que les parties les plus importantes, comme l'affaire de Pylos et surtout comme l'expédition de Sicile, qui tient deux livres entiers, ont peu à souffrir de ces interruptions : elles n'y sont pas multipliées, et, quand elles existent, sont assez bien ménagées pour que l'esprit, forcé d'abandonner la narration principale, ne sente aucune violence. En outre, la rapidité de Thucydide, qui caractérise en quelques traits les faits accessoires, lui permet de revenir assez vite aux principaux pour ne pas fatiguer la mémoire de ses lecteurs. Lucien[3], à la différence complète de Denys, veut que l'historien soit partout à la fois sur les points divers de son sujet, réponde par son activité à l'appel simultané des faits qui le pressent, s'avance du même pas que le temps. Cette théorie lui a été inspirée par Thucydide. En résumé, le plan de Thucydide, soumettant à une méthode de chronologie une et précise les éléments compliqués de la guerre du Péloponnèse, en présente à chaque instant une vue générale et complète ; par là il ramène à l'unité un sujet multiple et varié. Mais il n'admet pas cette harmonie imitée de l'épopée qu'une composition plus libre et plus vaste avait permise à Hérodote, ni, en général, cette variété de combinaisons et cette ampleur de forme qui sont ordinairement les caractères extérieurs d'un grand effort de l'art. Il y a cependant une partie de l'ouvrage de Thucydide qui se prêtait à une composition plus artificielle. Encore sur le seuil de son sujet, libre des exigences d'une chronologie minutieuse et des règles que son exactitude devait lui imposer plus tard, il voulait y développer ses propres idées ; il n'était pas mené par les faits, mais c'était lui qui les conduisait au gré de sa pensée. Par conséquent, il était maître d'adopter la disposition la plus favorable à l'effet de l'ensemble. Cette partie, où Thucydide a eu pour but d'exposer ce qui a précédé et décidé la guerre du Péloponnèse, est considérable, car elle occupe tout le premier livre. Elle a été précisément attaquée par le critique ancien qui vient d'être cité, et par un des juges les plus autorisés parmi les modernes[4]. On n'a vu dans le premier livre qu'un assemblage de matériaux précieux, il est vrai, mais capricieusement réunis. Cependant une lecture attentive y découvre à la fois un ordre réel qui tient aux idées et une distribution harmonieuse qui satisfait l'imagination. Les idées ont un lien commun ; elles se rapportent toutes au sujet. Qu'est-ce, en effet, que toute cette exposition préliminaire, sinon l'annonce de In grandeur des événements qui vont être racontés ? et que va-t-elle chercher dans l'examen du passé, sinon la preuve de cette grandeur ? Elle tient donc, dans son principe même, au reste de la composition. Elle y tient encore parce qu'elle commence à faire distinguer certaines vues générales que la suite du livre continuera de mettre en évidence et d'où dépendra, en grande partie, l'intelligence du récit : l'opposition du caractère d'Athènes et de celui de Sparte, la différence des éléments dont se compose la puissance de chacune d'elles, la manière dont elles l'ont formée, leurs avantages et leurs cotés faibles, et par conséquent les chances et les dispositions qu'elles vont apporter à la lutte. C'est aux Athéniens qu'est donnée de beaucoup la plus grande place, parce qu'ils prêtent plus à l'étude, parce que l'activité de leur nature leur donne plus d'influence sur les événements, et aussi parce qu'ils sont destinés a former comme le centre de l'œuvre entière. Thucydide est ainsi conduit à distinguer les causes réelles de la guerre : l'accroissement de la puissance athénienne ; les craintes et la jalousie des Lacédémoniens. Cette double idée a une grande importance ; c'est le premier ressort de l'action qui va s'engager. Aussi est-elle mise en lumière et placée immédiatement après l'introduction, au moment où l'auteur entre véritablement en matière. Les récits historiques qui viennent ensuite comprennent deux ordres de faits. Les uns justifient les conclusions de Thucydide : en résumant l'histoire des Athéniens pendant les cinquante années qui séparent la seconde guerre médique de la guerre du Péloponnèse, ils montrent comment cette guerre a été rendue inévitable par les progrès do leur puissance ci par la situation qu'ils lui ont créée[5]. Les autres contiennent les causes apparentes et avouées de la rupture de la paix et les préliminaires immédiats de la guerre : ce sont les affaires de Corcyre et de Potidée, et les négociations dont Sparte et Athènes sont tour à loin le théâtre. Tous ont donc un rapport plus ou moins direct avec le sujet, dont ils préparent ou commencent déjà le développement. Enfin les narrations épisodiques qui trouvent place dans l'exposition générale ne sont pas fies digressions inutiles. Elles se rattachent au sujet par des liens réels. Gomment ne serait-Il pas intéressant de savoir en détail la valeur des arguments que les deux peuples ont fait valoir pour s'autoriser à livrer aux chances d'une guerre aussi grave eux-mêmes et toute la Grèce rangée autour d'eux ? Les griefs échangés entre Sparte et Athènes amènent donc naturellement l'explication détaillée des deux sacrilèges commis pour punir l'entreprise de Cylon et celle de Pausanias. Le souvenir des accusations de médisme dirigées contre Pausanias amène celui des accusations analogues dont Thémistocle fut victime, et, par suite, le récit de sa fuite et de ses dernières années, ainsi qu'un jugement général sur la nature de son esprit. Ce dernier épisode peut paraître déplacé, ou, du moins, uni aux autres par un lien un peu factice. Mais est-ce seulement par occasion que Thucydide introduit ici Thémistocle ? Cède-t-il seulement au plaisir de rappeler des aventures curieuses et de parler d'un homme d'esprit ? Qui ne voit que sa pensée va plus loin ? Il vient de passer en revue les faits les plus considérables qui aient agité le monde hellénique, et l'on sait clans quelle intention : de même il s'arrête volontiers sur les deux personnages qui, chez les deux nations rivales, ont joué le plus grand rôle et qui occupent le plus de place dans le souvenir et dans l'imagination des Grecs. Quel est son but ? De même aussi une comparaison, qu'il ne fait pas explicitement, il est vrai, mais qu'il provoque et qu'il a présente à l'esprit : par le choix des idées qu'il exprime et par la disposition de ses matières, il rapproche Pausanias et Thémistocle de Périclès, du grand homme qu'aussitôt après il va nous montrer ouvrant aux Athéniens, avec le calme d'une intelligence supérieure, la carrière hasardeuse de la guerre. C'est avec Thémistocle que la comparaison est le plus directe. Déjà auparavant, une place importante lui avait été réservée, comme au principal auteur de l'accroissement de la puissance athénienne : maintenant nous avons de lui un portrait, où nous apprécions les ressources de ce génie naturel et sans culture qui, en fondant sur le développement de la marine la grandeur d'Athènes, semble avoir tracé la voie au génie, si cultivé au contraire, de Périclès, et a exercé avant lui la plus considérable influence sur les destinées de sa patrie. Ainsi Thucydide n'a pas accumulé au hasard les matériaux de cette première partie dont une division judicieuse des éditeurs alexandrins a fait le premier livre de son histoire ; ce n'est pas sa fantaisie qui en a déterminé le choix, et leur réunion, formée par un enchaînement logique, réalise déjà la condition première d'une bonne composition. Comment les a-t-il disposés ? Si l'on examine cette question, l'attention est surtout frappée par la place qu'il a choisie pour y mettre le tableau du développement de la puissance athénienne. Il est déjà en plein dans le récit des faits qui ont immédiatement précédé et déterminé la déclaration de la guerre. Les Corinthiens, irrités par le siège de Potidée et par le secours que les Athéniens ont prêté à Corcyre, viennent, dans une assemblée tenue à Sparte, de secouer la torpeur des Lacédémoniens. Malgré les efforts d'une députation athénienne, malgré ceux du roi Archidamus, ils ont réussi. La passion populaire est pour eux. Les Lacédémoniens se décident à la guerre, et bientôt, dans une nouvelle assemblée convoquée à Sparte pour associer les alliés à cette décision, les Corinthiens vont reparaître pour aider de toutes leurs forces à ce résultat. C'est entre ces deux assemblées très rapprochées, dont la seconde est la conséquence de la première, que vient se placer une histoire d'Athènes depuis les guerres médiques. Pourquoi cette disposition, qui rompt la suite d'une narration commencée ? On peut l'expliquer par un calcul d'artiste. Elle a, en effet, l'avantage de ménager à l'esprit du lecteur un repos entre ces grands discours des Corinthiens, des Athéniens, d'Archidamus, si pleins de vues et d'idées, et de varier l'exposition ; et cette explication est très vraisemblable. Mais il y a une raison plus importante à donner d'abord : c'est que ce résuma dos progrès d'Athènes depuis cinquante ans no saurait être à une meilleure place pour l'intelligence des faits. Ce progrès, avec les craintes qu'il inspire à la jalousie lacédémonienne, — Thucydide a pris soin de le dire dès le début, — est la principale cause de la guerre. Voici le moment où elle produit son effet : si Sparte déclare le traité rompu, c'est sous l'action de cette cause plus que par l'impulsion des Corinthiens. La cause principale paraît donc au moment décisif, et c'est alors qu'elle prend toute sa valeur par une exposition de la formation et de l'accroissement de l'empire athénien. Le spectacle de ces cinquante années où Athènes déploie une activité, une hardiesse, des ressources dont aucun autre peuple grec n'avait jamais donné l'idée, est le commentaire des trois importants discours qu'on vient de lire. Si Thucydide ne nous le mettait pas sous les yeux, nous ne pourrions ni bien connaître la situation d'Athènes en Grèce, ses rapports avec les autres peuples et avec ses sujets ou ses alliés, ni apprécier son caractère. ni comprendre les sentiments de Sparte. Enfin, la guerre du Péloponnèse resterait sans explication suffisante, et nous saisirions moins la nature et la grandeur des intérêts en jeu. Ainsi la logique, chez Thucydide, domine l'art de la composition, même là où un ensemble considérable de faits et d'idées, embrassé dans une même exposition, le laisse plus maître de procéder comme il le préfère. Remarquons seulement que, si la pensée logique, ici comme presque partout ailleurs, est décisive, elle n'affecte point de se montrer. L'historien ne parait pas s'astreindre à suivre l'ordre des dates ni du raisonnement ; il adopte une méthode moins sévère et plus naturelle, celle qu'avaient trouvée d'eux-mêmes les premiers conteurs, uniquement guidés par les besoins successifs de leurs récits improvisés. Arrivés au point où le l'ail énoncé demandait, pour avoir son sens on sa valeur, la connaissance de faits précédents, ils s'arrêtaient et retournaient simplement en arrière. L'art, imitateur de la vie, suivit leur exemple. C'est ce que fit Homère, chez qui l'art et la nature se confondent ; c'est ce que fit d'une manière plus inégale la muse capricieuse de Pindare : c'est ce que fit nécessairement la tragédie, obligée de concentrer dans un petit nombre de tableaux les effets d'événements qui ont précédé le commencement de l'action ; c'est ce que fit enfin Hérodote, plus grand artiste que les logographes ses devanciers, parce que plus qu'eux il s'inspira à la fois de la nature et de la poésie. Il est curieux de voir Thucydide, dans le premier livre, se rapprocher de ce rival dont la libre et large composition lui était dédaigneusement opposée par Denys. Lui aussi, il sait prendre une allure souple et aisée. Cependant il se distingue par un art plus maître de soi-même et plus savant. Ces détours auxquels il semble s'abandonner, il en surveille et en modère l'apparente irrégularité : ainsi le voulaient la nature de son esprit et les limites d'une exposition préliminaire. A la distribution des narrations et des scènes oratoires préside sans roideur une symétrie qui varie heureusement les impressions ; et en même temps les développements s'étendent ou se restreignent, suivant qu'ils se rapportent plus ou moins directement à l'objet principal du travail de l'historien. Les plus considérables marquent le début de l'action ; ils présentent déjà l'application du système oratoire de Thucydide ; et ainsi s'établit naturellement la transition de la forme libre de l'introduction à la forme plus sévère de l'ouvrage lui-même, où ce système doit dominer[6]. Thucydide n'était donc pas étranger à ces ingénieuses combinaisons que les chefs-d'œuvre de l'art grec dissimulent sous un air d'aisance et de simplicité. Mais il n'en a usé que là où il s'est senti indépendant, c'est-à-dire avant de pénétrer dans le corps de son sujet. Une fois qu'il y a été engagé, l'exactitude chronologique a été sa première loi. Mais, à défaut de cette harmonie extérieure, qu'il a crue en général incompatible avec la gravité de son œuvre, il s'est attaché à y établir une harmonie, pour ainsi dire, intime. Déjà sensible dans le premier livre, cette harmonie austère et profonde devait animer et soutenir tout le reste de la composition. Elle naît de la proportion des développements par rapport à la matière de l'histoire. C'est une vérité qu'il a été nécessaire de présenter tout d'abord, parce qu'elle était nécessaire à l'intelligence des discours. Les scènes oratoires et les descriptions ne sont pas des ornements arbitrairement appliqués sur le fond du récit, pour faire briller le talent de l'historien : ce sont des moyens d'insister sur les faits et sur les hommes les plus importants, et, par conséquent, des instruments de vérité, En outre, cette importance des hommes et des faits n'est appréciée que relativement au sujet. On s'étonne quelquefois de ne rien trouver chez Thucydide sur des personnages contemporains qui étaient alors à la tête de la civilisation, par exemple sur Socrate, sur Phidias, sur Aspasie : c'est une plainte de notre curiosité plutôt qu'une critique adressée au nom de l'art. Ces omissions ont été volontaires et commandées par la régularité même de la composition. Denys conteste encore ce mérite de proportion. Pour choisir parmi ses critiques celle qui supporte le mieux l'examen, il fait ressortir l'inconvenance de la fameuse oraison funèbre que Périclès prononce au deuxième livre. Il compte le nombre des morts, l'évalue à une quinzaine, rappelle qu'ils avaient péri dans un petit engagement de cavalerie d'où il n'était résulté pour Athènes ni gloire ni dommage sensible, et se demande à quoi bon cette description solennelle de leurs funérailles et ce pompeux étalage d'éloquence : n'eût-il pas mieux valu réserver cet honneur pour les vainqueurs de Pylos, qui devaient rendre un instant leur patrie maîtresse de la guerre, ou pour les cinq mille victimes du désastre de Sicile ? Mais ces événements étaient postérieurs à la mort de Périclès, et Thucydide tenait beaucoup à mettre sa brillante composition sous ce nom illustre : voilà la seule explication que Denys trouve à une pareille faute. Le principal défaut de cette objection, c'est de ne tenir aucun compte de la vérité historique sur laquelle est fondé l'art de Thucydide. Si Périclès a réellement prononcé un éloge funèbre, et si cet éloge, en soi, a produit une plus grande impression qu'aucun de ceux auxquels a pu donner lieu la suite de la guerre,, l'historien est justifié. Or, en l'absence de toute preuve, on ne peut douter du premier de ces deux faits, sans mettre en question, sur tout le reste, la sincérité de Thucydide. Quant au second, il s'appuie au moins sur de grandes probabilités. Qui ne voit, en effet, qu'il ne s'agit pas ici de quelques hommes frappés par le sort des combats, mais d'une grande situation ? La guerre vient de commencer, le premier pas vient d'être fait dans une vaste et périlleuse entreprise : tous les citoyens se recueillent dans une attente pleine d'émotion, et sentent le besoin de confirmer en eux-mêmes par cette consécration solennelle et publique les sentiments d'où dépendent la gloire et le salut de la patrie. Lors donc que la voix respectée de celui en qui ils ont mis leur confiance vient remuer leur âme par les paroles les plus nobles et les exhortations les plus pénétrantes, elle a une singulière puissance. Plus tard, quand les événements auront marché, les faits parleront eux-mêmes et le discours n'en sera qu'un complément banal : maintenant que les faits se taisent encore, les esprits sont tout entiers aux paroles qui dissipent leurs craintes et leur communiquent l'ardeur et l'espérance. Il n'y a donc pas lieu de blâmer Thucydide de s'être arrêté sur ce moment pathétique de son histoire. Il y a vu de plus, il est vrai, une occasion de produire Périclès ; mais, s'il en a profité, ce n'est pas par un calcul de rhéteur, comme le prétend Denys, c'est pour faire connaître l'homme qui dirigeait alors la politique et qui était le plus digne de représenter dans cette occasion les grands côtés du caractère athénien. Et d'ailleurs, quelle place convenait mieux à l'éloge d'Athènes, matière obligée de ces sortes de discours, que le commencement de l'ouvrage ? N'était-ce pas alors, plutôt qu'au milieu de l'action, qu'il était à propos de s'arrêter à la dépeindre, et de déterminer ses traits et sa physionomie ? Ainsi à une raison d'exactitude historique sont venues se joindre des raisons de convenance générale. Thucydide ne pouvait insérer dans sa composition plusieurs oraisons funèbres. On peut dire la même chose de certains sujets d'une forme moins déterminée, mais qu'il ne pouvait traiter plusieurs fois sans s'exposer à des répétitions. Ainsi, après avoir caractérisé les dissensions de Corcyre, il lui était difficile de caractériser d'une manière tout à fait nouvelle les dissensions d'Argos, surtout dans un système qui procédait par traits généraux plutôt que par détails. Le premier tableau l'a dispensé de l'aire le second. Telle est sa méthode dans les différents ordres de sujets qu'embrasse son histoire : il choisit les exemples qui viennent les premiers par ordre de dates, ou les plus frappants, et en fait des types. Il évite ainsi des redites, se ménage la faculté de précipiter sa marche, et, s'il sacrifie des vérités de détail, marque en traits plus profonds et plus nets les vérités générales que contient chaque situation. La place des harangues est déterminée d'après des considérations analogues. Alcibiade donne deux fois aux Lacédémoniens le conseil si funeste pour Athènes de fortifier Décélie. Le premier de ces discours seul est développé ; Thucydide ne fait que mentionner le second. En parlant particulièrement des harangues, il a déjà fallu remarquer cette méthode de simplification. Elle est, du reste, inhérente à l'histoire, qui n'existe qu'à la condition de faire un choix parmi ses matériaux et de sous-entendre beaucoup ; mais l'histoire sous-entend d'autant plus et s'astreint d'autant moins à l'exactitude positive, qu'elle est plus rapide et qu'elle tient plus à mettre en lumière les vérités générales. C'est pour cela que, chez Thucydide, elle simplifie avec une hardiesse dont on ne trouverait peut-être un second exemple dans aucune littérature. Ainsi s'expliquent la plupart des inégalités apparentes de la composition de Thucydide. Il a résolument choisi ses exemples et ses types ; il n'a pas traité isolément les différentes parties de son œuvre, mais il a voulu les distribuer sur des plans divers suivant leur rapport avec l'action principale. S'il avait pu mettre la dernière main à son ouvrage, nul doute qu'il y eût établi une proportion encore pins rigoureuse ; mais il ne faut pas s'exagérer le nombre des changements qu'il eût faits aux sept premiers livres. On peut les considérer comme achevés. Il est à croire, par exemple, qu'il n'eût pas diminué au profit des autres livres le nombre dos discours que nous lisons dans le premier et dans le sixième. Pourquoi ? parce que ces livres sont des expositions, l'un, du sujet principal, la lutte de Sparte et d'Athènes ; l'autre, de ce second sujet, l'expédition de Sicile, qui, en venant s'introduire dans le premier, en a si fortement modifié le développement. Ce sont les moments où les résolutions se pèsent, on les éléments de la situation et les chances se discutent, où l'opinion, avant que l'attention publique soit toute aux événements, s'arrête plus longtemps à examiner les forces, le caractère et les droits des adversaires. Or nous savons que Thucydide confie principalement aux discours l'expression de ces considérations générales[7]. Un système de composition si sévèrement subordonné à la nature du sujet n'admet pas les digressions. Aussi faut-il louer Thucydide d'en avoir été très sobre. Bien peu de morceaux de sou histoire méritent ce nom. La description de la peste d'Athènes est un épisode légitime et une partie importante du sujet. Si l'on songe quel surcroît cette calamité apporta aux maux inévitables delà guerre, à quelle épreuve elle soumit le courage des Athéniens et l'autorité de leur guide, enfin quel tort irréparable elle leur fit en les privant de cette direction tutélaire, on reconnaîtra sans peine qu'elle devait appeler toute l'attention de l'historien. Denys, qui juge tout au point de vue de l'agrément littéraire, reproche au contraire à Thucydide l'absence de digressions, et cite comme des exceptions heureuses le passage sur la fonda lion des villes grecques en Sicile[8] et celui où il est question des Odryses[9]. Tous deux sont bien placés : l'un est une introduction naturelle à la tentative des Athéniens pour conquérir cette seconde Grèce ; l'autre, en dépeignant ces nombreuses populations barbares mises en mouvement par la politique athénienne, caractérise ce vaste développement de la guerre annoncée par le préambule. Une digression qui se justifie moins facilement est celle qui concerne le complot d'Harmodius et d'Aristogiton. Après en avoir déjà dit quelques mots au premier livre, Thucydide en fait un récit détaillé au sixième, uniquement parce que l'ambition d'Alcibiade réveille chez les Athéniens le souvenir des Pisistratides. Irrité des déclamations qui retentissaient à ses oreilles, Thucydide a pensé évidemment à détruire le prestige qu'une erreur attachait à ces prétendus héros de la liberté athénienne[10]. Il n'y devait pas réussir, du moins chez ses compatriotes : pour ce qui les regarde, il s'est inutilement départi de sa réserve habituelle. Ces infractions sont rares, et il faut surtout s'étonner que la science, encore si près de son origine, ait déjà des allures aussi régulières. On ne sait pas d'ailleurs si elles n'auraient pas disparu dans la révision dernière, à laquelle l'historien n'a pas pu soumettre son ouvrage. Elles n'empêchent pas de conclure que la composition de Thucydide est en général soumise aux lois de la proportion et de l'harmonie. Pour lui, ces lois sont fondées sur une conception unique du sujet, et consistent dans l'accord des développements avec l'importance relative des idées essentielles qu'ils sont d'abord destinés à faire ressortir. L'art est donc complètement subordonné à la pensée et n'est que la conséquence et l'image extérieure de l'harmonie qui règne dans l'intelligence raisonnable de l'artiste. Telle est la source profonde de l'harmonie et de l'unité qui sont propres à l'histoire de la guerre du Péloponnèse. A ne regarder que l'apparence, elles ne semblent résider que dans ce caractère homogène qui distingue toute œuvre vraiment originale : c'est le même génie qui partout a marqué sa puissante empreinte. Le tour et l'agencement des pensées, la langue et le style, même dans les discours, prêtés cependant à tant d'orateurs divers, tout a revêtu la même couleur et montre les mêmes qualités. II. — LE STYLE. L'appréciation de la langue de Thucydide appartenait à la science minutieuse des grammairiens de l'antiquité. Ils nous apprennent que ce dialecte qu'il a imposé à tous les pays où il s'est transporté à la suite des événements est l'ancien attique, et que ses écrits en ont été considérés comme la règle. Mais tous ses lecteurs peuvent d'eux-mêmes reconnaître dans son style des caractères qui ont tenu à son temps et à son génie propre. Il a écrit au moment où se formait la prose attique. C'est une époque curieuse, où ce travail est produit par une immense activité de l'intelligence. La double influence de l'ancienne éloquence athénienne, telle que l'avaient formée les luttes solennelles de la tribune, et de la poésie, parvenue à la perfection, s'y confond avec celle du mouvement philosophique qui agite et transforme la société. La prose s'efforce de fixer ces fortes et concises expressions que lui fournissent les improvisations des orateurs, et d'y adapter les formes de la phrase poétique ; en même temps elle s'étudie à déterminer les lois encore indécises du langage et à marquer par des mots les caractères précis et les nuances que la pensée s'exerce à distinguer dans les idées. C'est une lutte pénible, où la victoire n'est pas toujours complète et témoigne souvent elle-même des efforts qu'elle a coûtés. Si l'on veut apprécier dans un succès plus facile et plus décisif les effets immédiats de celte influence philosophique, il faut s'adressera la poésie, qui la subit au même moment. L'instrument depuis longtemps assoupli que la poésie fournit à Sophocle lui permet, sans altérer la beauté pure et la grâce exquise de son style, d'y admettre ces expressions complexes et abstraites qui semblent créées par la pensée plus que par l'imagination. Il n'en est pas de même pour la prose : irrégulière et inexpérimentée, elle cherche vainement à compenser l'embarras qu'elle ne peut s'empêcher de trahir, au moyen d'ornements déplacés ou puérils, inventés par les sophistes. Thucydide n'est pas exempt de ces imperfections de l'ancienne école attique. Antiphon les lui avait transmises. Chez tous deux, elles venaient en partie de l'influence des Gorgias et des Licymnius. Il est facile de relever dans le style de Thucydide des exemples de ces petits effets d'harmonie que, du reste, l'art antique, ni à Athènes ni à Rome, n'a jamais complètement répudiés. Il aime les correspondances symétriques de syllabes et de sons. Il prodigue les antithèses, de mots comme d'idées. La construction de ses phrases est souvent irrégulière, coupée par de brusques changements de tournure, soumise à des inversions trop hardies. Les formes abstraites et générales y dominent quelquefois sans nécessité et aux dépens de la précision. A côté de l'abus des ellipses se font remarquer, bien plus rarement' il est vrai, des redondances. Il n'y a personne enfin, même dans l'antiquité, qui n'ait été arrêté par des obscurités et qui n'ait senti dans l'allure générale la gêne et l'effort. Et ce qui prouve le mieux l'inexpérience de cette prose qui se forme, c'est que les morceaux les plus travaillés sont ceux où ces défauts sont le plus fréquents. Néanmoins Thucydide est un des plus grands écrivains qui aient existé. En effet, excepté les consonances symétriques, qui sont des exagérations de l'antithèse, transportée jusque dans les formes les plus extérieures du langage, il n'y a pas un de ces défauts qui ne soit lié à de précieuses qualités. Les antithèses elles-mêmes sont comme des instruments de précision, à l'aide desquelles sa pensée marque avec une netteté singulière les différences et les rapports des idées. Elles lui fournissent tantôt des oppositions rapides, tantôt des analyses pleines de finesse, et c'est là qu'est le plus sensible l'heureuse influence que Prodicus, nous dit-on, avait exercée sur lui. Les antithèses ont toujours été conformes an goût athénien, qui est net et subtil, et, dans toutes les littératures, elles ont contribué aux grands effets de l'éloquence, qui fait jaillir des contrastes une lumière vive et pénétrante : elles convenaient donc au génie de Thucydide, à la fois philosophique et oratoire. Aussi servent-elles de base au savant édifice de son style : la construction de ses phrases est fondée sur l'opposition et la correspondance symétrique des idées, et ce principe donne la clef de la plupart des passages difficiles. Ce qui peut nous tromper, c'est que l'écrivain prend quelquefois plaisir à rompre extérieurement cette symétrie par la diversité et l'irrégularité des tournures. Il en résulte un genre de grâce particulier, qui, plus tard, devait disparaître ou plutôt se fondre dans des formes plus parfaites. Ces licences ne sont-elles pas, en effet, des signes de le goût d'aisance et de souplesse élégante qui devait être un des principaux caractères de la belle prose attique, et dont le charme se révèle tout entier dans Xénophon, dans Platon et dans Isocrate ? Les rhéteurs ont accusé Thucydide d'être poétique. Par là ils n'entendaient pas critiquer un abus de métaphores et d'images produit par un jeu d'imagination. Ils avaient en vue la hardiesse de ces expressions isolées et la liberté de ces constructions grammaticales qui semblaient imitées de la poésie lyrique. Il se peut, en effet, que chez Thucydide la prose n'ait pas parfaitement conscience de ses limites ni de ses lois. Qu'importe cependant, s'il a su tirer de là les beautés les plus légitimes et en particulier celte merveilleuse concision que les anciens ne pouvaient se lasser d'admirer ? Chez lui un seul mot a souvent la puissance de traduire une idée complexe ou de rendre toute une situation. Une image distincte rassemble en elle-même tous les éléments d'une vérité et frappe tout à coup l'intelligence en y laissant une empreinte durable. C'est un des plus grands résultats de cette tradition gnomique qui avait inspiré l'éloquence de Périclès. Là est en partie le secret de cette langue rapide, à la fois idéale et précise, comme a dit heureusement M. Lerminier, dont le tissu nerveux contient la pensée sans en affaiblir la vigueur ni en ralentir le mouvement[11]. Thucydide généralise et conclut ; c'est pour cela que sa lecture est si profitable à l'esprit. De même, malgré quelques obscurités de détail, l'emploi de ces tours insolites profite en définitive à l'intelligence, qui est plus vite éclairée et plus fortement saisie. La loi suprême, en effet, qui préside à la construction des longues phrases où ils se rencontrent, et qui en dirige l'irrégularité apparente, c'est la loi de l'unité. Ce sont des périodes d'un art encore imparfait, mais où le principe de la période a déjà toute sa force. Thucydide veut faire tenir dans une seule forme toutes les causes qui concourent à un même résultat : la nature particulière de ces causes, leur importance relative, leur action successive ou simultanée, leurs influences réciproques, tous ces éléments et toutes ces nuances sont indiqués en même temps, de manière à se réunir sous une impression commune et à se fondre en une seule idée. Pour y réussir, ce qu'il faut d'efforts à Thucydide se trahit par la violence qu'il fait aux habitudes de la langue ; mais il montre aussi, soit par le choix et la composition des mots, soit par la variété des tournures de détail, un art et une délicatesse infinis, et l'effet général est plein de grandeur. Il détruit presque cette infériorité incurable du langage, cette impuissance à rendre la rapidité et l'action multiple de la pensée, qui embrasse en un seul instant plusieurs objets et les rassemble sous une même vue. Plus tard, le style des grands écrivains sera moins elliptique et prendra une allure plus élégante et plus dégagée ; au moyen de divisions savantes, il atteindra à une précision supérieure, présentera le développement successif d'une analyse plus méthodique, aura plus d'abondance : égalera-t-il souvent l'effet de ses puissantes synthèses de Thucydide ? C'est donc la pensée qui conduit et qui gouverne le style de Thucydide ; elle l'assimile presque à sa nature et lui fait rendre presque aussitôt toutes les idées qu'elle lui confie. De là vient un caractère singulier de grandeur et de simplicité. La majesté de Thucydide, admirée dans l'antiquité, même par ses détracteurs, est facile à reconnaître et n'a plus besoin d'être définie. Il est plus difficile de dire en quoi consiste sa simplicité. Ce n'est pas celte simplicité pleine de jeunesse et de fraîcheur que nous admirons dans Homère : la jeunesse de la prose attique n'a rien de commun avec celle de l'imagination. Ce n'est même pas la simplicité d'Hérodote, qui s'est formé à l'école d'Homère. Ce n'est pas non plus celle de Xénophon, dont le style s'adapte aux idées comme un vêtement souple et gracieux. C'est une simplicité à la fois inexpérimentée et savante. Ennemie de l'emphase et de l'appareil extérieur des développements, elle sait rendre toutes les intentions et toutes les nuances de la pensée, mais sans posséder encore l'agilité ni l'aisance. Elle se pénètre jusqu'à l'excès des caractères de l'esprit de Thucydide. Ainsi nous sommes surpris de la constance avec laquelle ce style ramène toutes les idées à un petit nombre de points de vue communs, les désigne et les classe d'après les considérations abstraites de l'étendue et de la grandeur, distingue en toutes choses l'apparence et la réalité, l'intention et le fait ; et, malgré la richesse d'observations morales que produit le fréquent emploi de ces procédés, nos habitudes d'élégance moderne sont déconcertées par un sacrifice si complet des formes extérieures aux préoccupations logiques de l'esprit. Les gens curieux d'archaïsme y voient une des marques les plus sensibles de l'originalité de Thucydide. Le style et, en général, l'art chez Thucydide ont pour caractère principal d'être les fidèles expressions d'une sévère intelligence. L'art relève de la raison. Dans des conditions déterminées par la volonté ferme de l'écrivain et par son respect pour sa propre pensée, il tend à la proportion et à l'unité. Qu'on y joigne l'aisance et la grâce, et l'on aura toutes les qualités essentielles de l'atticisme. A l'exemple de la critique ancienne, la critique moderne, sous l'impulsion de Winckelmann et de Lessing, a tenté de rendre sensibles certaines beautés de la littérature par des comparaisons empruntées au développement parallèle des arts. L'image qui semblerait le mieux représenter, dans son effet général et dans son ensemble, l'œuvre de Thucydide, c'est celle d'un beau temple grec comme ceux de Corinthe ou de Paestum, fruits de cette époque où l'art, encore étranger à l'élégance exquise des détails, réalise déjà l'idée d'une harmonie puissante et durable. Revêtu d'un caractère de force et de sévérité, l'édifice religieux admet peu d'ornements extérieurs, et semble uniquement destiné à être la demeure éternelle du Dieu dont la statue est dans le sanctuaire. La divinité qui habite l'œuvre de Thucydide et qui fait sentir sa présence dans toutes les parties, c'est la raison. |
[1] Lettre à M. le marquis d'Argenson, 26 janvier 1740.
[2] Jugement sur Thucydide, chapitre IX et suivants. Lettre à Pompée, chapitre III.
[3] Sur la manière d'écrire l'histoire, chapitre premier.
[4] M. Daunou.
[5] Dans une dissertation publiée il y a une dizaine d'années (Quæstiones de tempore quo Thucydides priorem historiæ suæ partem composuerit), M. Cwiklinski a prétendu prouver que tout ce résumé était étranger à la rédaction primitive du premier livre. Tout lecteur non prévenu se demandera comment on peut avoir la pensée de détacher d'un ensemble si fortement conçu une de ses parties les plus essentielles.
[6] La même opinion sur la composition du livre Ier de Thucydide a été très clairement développée dans une analyse critique par M. Hamel, Revue de l'Académie de Toulouse, février 1856. Il renvoie lui-même à un article de M. Lerminier sur Thucydide (Revue des Deux Mondes, 1er mars 1834). On y lit, en effet, une page remarquable sur la même question.
[7] Une question se présente ici naturellement. Il y a un livre, le huitième, où nous ne lisons pas un seul discours. S'il est vrai que les discours fournissent à l'historien ses principaux instruments d'exposition raisonnée, comment se fait-il qu'ils manquent complètement dans une partie si considérable de son ouvrage ? La première explication qui se présente à l'esprit, c'est que le temps a manqué à Thucydide pour les insérer dans le dernier livre comme il l'avait fait dans les autres. Une remarque vient même donner un intérêt particulier à une solution qui paraît en elle-même assez vraisemblable. Si le huitième livre ne renferme pas un seul discours présenté sous forme directe et achevée, d'un autre côté les analyses de discours ou les discours indirects et non développés y sont plus multipliés que dans le reste. Ces discours indirects et ces analyses, ne sont-ce pas des espèces de sommaires qui attendaient un développement ultérieur, et n'ont-ils pas le précieux mérite de nous révéler le premier travail de Thucydide, cette élaboration logique de sa pensée, antérieure au travail oratoire ? Telle est l'opinion, déjà émise dans l'antiquité, que des critiques de valeur ont soutenue de nos jours 1. Un autre cependant réunit des partisans d'une autorité considérable 2. Tout en admettant que le huitième livre aurait été perfectionné par l'auteur, s'il avait vécu, ils pensent qu'il n'aurait pas transformé les discours indirects en compositions oratoires, parce que la matière ne s'y prêtait pas. La rapidité, la complication, la nature particulière des événements ne leur paraissent pas admettre ces sortes dé pauses produites par les harangues, où en réalité Thucydide s'arrête et se recueille pour dégager les éléments ou marquer avec netteté le caractère d'un fait ou d'une situation.
La question est encore discutée, et elle pourra l'être longtemps, comme toutes celles qui relèvent du goût plus que de la science. Et en effet, il s'agit de décider d'après nos propres lumières pour chacun des discours indirects en particulier, si l'on v doit reconnaître un sommaire et une première ébauche, ou s'il suffit à la situation et convient mieux qu'un discours direct à la composition générale. Nous croyons qu'on ne peut pas adopter une même conclusion pour tous les cas. Si, par exemple, nous admettons volontiers avec M. Classen, qu'au chapitre lui un discours suivi ne rendrait pas le mouvement et le caractère dramatique de l'assemblée où Pisandre vient à bout de convertir les Athéniens à l'idée d'un changement oligarchique et à celle du rappel d'Alcibiade, nous ne voyons pas nettement pourquoi Phrynichus, au chapitre XXVII, et Alcibiade, au chapitre LXXXVI, ne développent pas sous la forme directe les conseils si importants qu'ils l'ont prévaloir.
L'abondance des matières contenues dans le huitième livre n'entraîne pas nécessairement comme conséquence l'adoption de formes plus rapides par le narrateur, puisque la division en livres n'est pas de lui. Qui sait d'ailleurs au juste ce qu'il eût t'ait, s'il avait terminé son ouvrage ? Bornons-nous à dire en général qu'il aurait beaucoup modifié le dernier livre. On peut croire qu'une révision dernière, exigée par la sévérité de son esprit, aurait amené quelques changements dans certaines parties des sept autres : il est certain que celui-ci demandait, non pas seulement à être revu, mais à être achevé. Sans doute le travail considérable auquel il eût été soumis y aurait introduit, dans certains cas, sinon dans tous, de grandes compositions oratoires, qui l'auraient fait rentrer dans le plan suivant lequel Thucydide avait traité jusque-là son sujet.
1. Surtout Roscher (ouvrage cité, pages 162 et suiv.), Meves (Programm der Ritterak. Zu Brandenburg, 1868, pages 17 et suiv.), Breitenbach (Jahrbuch, 1873, pages 185 et suiv., et p. 198).
2. Niebuhr (Klein Schriften, I, 469), Krüger (Untersuch, page 79), Stahl (Introduction, pages XVI et XVII), Hellwig (de Thucydidei operis libri octaei indole acnatura, Halle, I876, pages 27 et suiv.), Classen, Introduction, page LXXIII, et Observations préliminaires sur le livre VIII, pages I et suivantes.
[8] Livre VI, chapitre II et suivants.
[9] Livre II, chapitre XCVII.
[10] L'Alexandrin Hermippos trouvait une autre explication dans la parenté de Thucydide avec les Pisistratides, qu'il affirmait dans Marcellinus, Vie de Thucydide, 19.
[11] Thucydide, Revue des Deux Mondes, 1er mars 1834.