ESSAI SUR THUCYDIDE

 

CHAPITRE PREMIER. — OBJET DU TRAVAIL DE THUCYDIDE.

 

 

I. — INDICATION DU SUJET.

Thucydide est un des plus fidèles représentants du siècle de Périclès. Son œuvre, moins parfaite que celles des Sophocle et des Phidias, est aussi puissante, et elle caractérise encore mieux le mouvement intellectuel qui fait alors du génie athénien le type du génie grec et le modèle de l'avenir. Athènes vient d'inventer une nouvelle poésie, la plus hardie dans la fiction et la plus passionnée, mais la plus inséparable de la science des combinaisons et de la connaissance du cœur humain : la poésie dramatique. Dans les arts, elle trouve l'idéal, mais l'idéal raisonnable et proportionné : c'est pour cela qu'elle affermit la marche encore indécise des artistes de la Grèce, et qu'elle réussit à les établir dans un monde à la fois réel et divin, qui était resté fermé aux conceptions gigantesques et désordonnées de l'Orient. Dans l'éloquence, elle corrige et féconde les doctrines des rhéteurs étrangers et les fait servir au progrès de sa propre tradition, la tradition du bon sens, qui déjà produit Périclès, le plus grand des orateurs qui n'ont pas écrit, et prépare Démosthène, le plus grand de ceux dont la parole nous a été transmise par l'antiquité. Qu'est -ce enfin que la révolution accomplie par Socrate, sinon une trêve salutaire à l'inquiétude ambitieuse de la philosophie, qui s'égarait dans l'immensité de l'univers ou dans le champ infini des abstractions, et la première expression claire de ces vérités dont la connaissance est en même temps la gloire de notre intelligence et la règle de notre vie ? Partout c'est un mélange harmonieux d'inspiration et de raisonnement, d'idéal et de naturel ; partout c'est l'action forte et mesurée de l'esprit qui domine le monde des sens et se domine lui-même, conne ses limites et son but, n'empiète pas sur la réalité, mais la subordonne à des conceptions supérieures. La civilisation athénienne s'annonce donc comme le développement des plus heureuses facultés sous la direction souveraine de la raison. Ce caractère est essentiellement grec. Dès l'origine de la poésie, il marquait déjà les compositions d'Homère et d'Hésiode. Mais Athènes st l'approprie tellement, qu'elle y trouve la source principale de son originalité et de son influence sur l'avenir. Or, si l'on y regarde de près, on verra surtout éclater cette originalité et se fonder cette influence dans cette moitié du siècle de Périclès dont Thucydide seul peut donner une juste idée.

L'unité du siècle de Périclès est incontestable ; c'est un magnifique ensemble. On peut cependant le diviser au moins en deux parties distinctes. D'un côté brillent dans toute la plénitude de leur développement les arts et la poésie, la perfection même atteinte sans effort ; de l'autre, on voit au contraire se former par un effort puissant l'histoire, la philosophie et l'éloquence. C'est à ce dernier travail qu'il est réservé de produire le plus de fruit. Les artistes d'Athènes, à la tête des artistes grecs, ont rayonné sur tout le monde antique, l'ont revêtu de splendeur et de grâce, et, même avant les exhumations modernes, ont parfois inspiré par leurs souvenirs l'Italie et la France. Ses poètes ont laissé des types immortels, et, si depuis ni la Grèce ni Rome n'en ont su complètement reproduire la suprême beauté, si un long oubli les a cachés à l'Europe avant les admirations ferventes des érudits au seizième siècle et les belles imitations de Racine, ils ont pu bien longtemps et ils peuvent encore procurer le bienfaisant plaisir de contempler de radieuses images de la perfection. Mais tout autre a été l'influence exercée par les historiens, les orateurs et les philosophes d'Athènes. Ils n'ont pas seulement contribué au charme et à l'ornement de la vie ; c'est à la vie elle-même qu'ils se sont mêlés dans ce qu'elle a de plus actif et de plus intime : à la vie politique, en créant les grandes traditions de l'éloquence ; à la vie intellectuelle et morale, en trouvant la matière et les lois de la pensée. Ils ont éclairé le monde entier ; ils ont ouvert et, en grande partie, tracé d'avance cette vaste carrière que devaient parcourir les grands prosateurs de tous les siècles ; et, en dehors de la littérature, qui pourrait dire quelle part leur revient aujourd'hui dans l'usage perpétuel des vérités qu'ils ont les premiers nettement exprimées ? Ils sont les premiers instituteurs de notre bon sens. La vie a quitté pour toujours ces belles formes qui nous sont venues des artistes et des poètes athéniens, ou du moins le souvenir et l'imagination ne les raniment que pour un instant : les prosateurs nous ont envoyé, sous des formes aussi belles peut-être, la substance éternellement vivante de nos idées.

Si l'on veut apprécier à son origine un mouvement si durable, il faut nécessairement s'adresser à Thucydide. Son livre, un des plus beaux qu'ait jamais inspirés le génie de l'histoire, est le premier chef-d'œuvre de la prose attique et l'unique monument du travail qui prépare l'essor de l'éloquence et de la philosophie. Ni Périclès, ni Socrate n'ont voulu écrire. Pour nous représenter l'éloquence naissante, est-ce assez de quelques plaidoyers d'Andocide et d'Antiphon ? Et, d'un autre côté, qu'est-il resté pour nous de ce superbe effort des sophistes pour se rendre maîtres à la fois de la langue, encore rebelle, et du monde des idées, encore confus P Le souvenir de la vanité plutôt que du succès de leurs prétentions. Sans Thucydide, nous ne saurions ni ce qu'a pu immédiatement produire cette immense activité dont Athènes était alors le foyer ou le théâtre, ni quels principes l'ont rendue féconde. Il a écrit son histoire de telle façon, qu'il a mérité d'être compté parmi les maîtres des orateurs athéniens et qu'elle parait tout entière animée d'un esprit philosophique. Tout, en effet, dans son œuvre, émane de la raison : la critique à laquelle il en soumet scrupuleusement tous les matériaux, sans céder à aucune influence, ni humaine, ni merveilleuse, et l'idée générale à laquelle il en rapporte l'ensemble. Il conçoit l'histoire, non-seulement comme la science exacte des faits, mais comme une science nouvelle qui, s'attachant aux événements, en distingue les combinaisons secrètes, en, détermine les lois et reconnaît les effets de l'intelligence dans le dramatique spectacle des luttes et des épreuves de l'humanité. L'histoire, pour lui, c'est le travail de l'intelligence examinant le monde des faits et s'y découvrant elle-même.

Cependant Thucydide n'est pas un philosophe ; il reste historien : c'est dans la suite même de ses récits que se montrent ses idées et l'esprit de son ouvrage. Il n'expose pas un système et ne disserte pas ; on apprend à le connaître en assistant à une série de scènes dramatiques, en écoutant des orateurs, en voyant les spectacles les plus émouvants. On s'aperçoit en même temps qu'un art singulièrement sévère, malgré quelque recherche dans certains détails, préside à l'ordonnance générale, à la composition des discours et des tableaux particuliers, enfin au style qui, aussi bien que le reste, est un témoignage des efforts et de la grandeur de l'âge où Thucydide a paru. On peut donc, pour une étude successive des scènes oratoires, des récits, de l'art et du style, arriver naturellement à se rendre compte de ce qu'a fait une des plus fortes intelligences de l'antiquité, en racontant, sous l'émotion d'événements décisifs et terribles, l'époque la plus intéressante, sinon la plus glorieuse, de la société grecque. Cette méthode est la plus simple et la plus sûre ; peut-être même est-elle nécessaire pour comprendre les procédés et la nature propre d'un génie qu'éloignent de nous son originalité et son caractère antique. Si Thucydide, par plus d'un côté, se rapproche de l'esprit moderne, nos habitudes ne nous ont nullement préparés à ses allures ni à sa forme. Il faut donc, pour l'apprécier, une sorte d'initiation qui ne peut venir que de son livre. Or, au début de son livre, il a placé une exposition préliminaire, par laquelle il a voulu y introduire le lecteur. S'il doit lui-même nous servir de guide, c'est évidemment là qu'il nous faut d'abord le suivre. Je craindrai d'autant moins de commencer par présenter une analyse de ce morceau, que, malgré sa courte étendue, il a une valeur considérable, qu'il se détache facilement du reste de l'œuvre, et qu'il est de beaucoup le plus propre à faire ressortir les caractères particuliers de la critique chez Thucydide.

 

II. — PRÉLIMINAIRES DE L'HISTOIRE DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

Thucydide d'Athènes a écrit l'histoire de la guerre que se sont faite les Péloponnésiens et les Athéniens. Il s'était mis à l'œuvre dès l'origine de cette guerre, prévoyant qu'elle serait grande et qu'elle surpasserait en importance toutes les précédentes ; car il en reconnaissait le signe dans le développement vigoureux et complet de la puissance des adversaires, et voyait le reste du monde hellénique se partager entre les deux causes, soit de fait, soit d'intention. Ce fut là, en effet, le mouvement le plus considérable qui se soit fait sentir aux Grecs, à un certain nombre des Barbares, et, on peut le dire, à la plus grande partie de l'humanité. Les événements de l'époque antérieure et ceux d'un âge plus reculé échappent, par l'effet du temps, à une connaissance certaine ; cependant, d'après des preuves qu'un examen attentif recommande à ma confiance, je crois qu'ils n'eurent de grandeur véritable, ni comme faits militaires, ni à aucun autre titre.

Telles sont les premières phrases de Thucydide. La traduction ne conserve ni l'unité du développement de chacune d'elles, ni leur austère simplicité. Du moins elle permet de voir quelle valeur prend ici cet usage antique, également suivi par Hécatée et par Hérodote, qui autorisait l'écrivain à inscrire en tête de son œuvre son nom et celui de son pays. Déjà, chez ces successeurs des chantres épiques, au lieu de l'invocation anonyme du poète à la Muse, il y avait l'affirmation du travail d'un homme sur un sujet déterminé ; mais, aussitôt après avoir prononcé son propre nom, Hérodote s'effaçait pour laisser la place à cette idée d'une fatalité mystérieuse dans laquelle résident l'unité de son œuvre et sa poétique grandeur : ici l'auteur, après avoir annoncé le titre et la matière de son livre, ne veut plus disparaître ; il expose sa propre pensée, marque avec un certain orgueil le moment où elle est née, et il la présente et la justifie d'abord, comme le premier objet qui mérite la curiosité des lecteurs. C'est la dignité de l'intelligence qui réclame la prédominance du jugement sur les faits, et c'est en même temps l'idée particulière d'un homme qui veut se produire et provoquer l'examen. Rien n'était plus contraire à l'esprit des anciennes œuvres de la littérature grecque.

L'assertion que Thucydide commence par énoncer va faire le fond de toute son introduction. Il la motive par un résumé rapide de toute l'histoire antérieure de la Grèce. Tel est, dit-il en terminant, le résultat de mes recherches sur les anciennes époques de la Grèce. Il était difficile de l'établir par une suite complète et détaillée de preuves... Cependant, d'après celles que j'ai données, on pourra croire avec confiance qu'il en a été à peu près comme je l'ai dit, et, plutôt que d'ajouter foi aux chants des poètes qui ont embelli la réalité, et aux compositions de logographes qui se sont plus préoccupés de charmer que d'éclairer leurs auditeurs, en traitant une matière qui se refuse à une discussion exacte et où le temps a fait prévaloir le merveilleux et les fables, on fera bien de penser que, sur des choses aussi anciennes, j'ai atteint, en me guidant d'après les indices les plus manifestes, un degré suffisant de certitude. Malgré cette disposition qui porte constamment les hommes à s'exagérer sous une impression actuelle la guerre qui les occupe, puis, après qu'elle est terminée, à donner plus d'admiration aux événements anciens, l'examen des faits eux-mêmes prouvera que rien dans le passé n'a égalé l'importance de la guerre que je veux raconter.

Dans cette exposition abrégée, Thucydide a condensé les résultats d'un immense travail de recherches et de réflexion. Aussi, que de renseignements précieux sur des époques ignorées ou mal connues ! Que de voies ouvertes aux travaux ultérieurs de la science ! Mais, avant tout, si on se reporte au point de vue antique, quelle hardiesse dans l'esprit  qui a réuni cet ensemble et qui n'en a fait que la matière d'un argument ! A cet égard, rien n'est plus remarquable que le contenu des premiers chapitres.

L'histoire des époques primitives de la Grèce ne s'y présente pas à Thucydide avec cette simplicité idéale que revêtait facilement, aux yeux de la postérité civilisée, le souvenir d'une antiquité fabuleuse. Y saisissant au contraire la réalité et la vie, il y voit des époques de barbarie et de violence, de désordre et d'agitations : le brigandage et la piraterie, la misère et l'impuissance, la condition errante et précaire des populations, l'établissement lent et pénible des sociétés fixes et organisées, le développement laborieux et longtemps presque insensible. des nations helléniques, tels sont les traits réels et précis sous lesquels il se représente ces temps reculés. C'était sans doute la première fois qu'un Grec osait voir et parler ainsi. Enivrés de leur origine divine, tout entiers au culte national des héros, tiges des généalogies consacrées de chaque ville et de chaque famille illustre, les Grecs oubliaient presque les périodes intermédiaires qui les séparaient de l'âge héroïque et ne songeaient qu'à chercher dans cet âge merveilleux leurs titres de noblesse et à v rattacher étroitement le présent. La religion, les fêtes, les chants de la poésie, les premières œuvres des arts naissants ne les entretenaient chaque jour que de ces gracieuses ou terribles légendes. Là était à leurs yeux l'époque glorieuse de l'humanité ; là était presque exclusivement le plaisir de leur imagination et l'aliment de leur pensée ; là était enfin le lien de leurs différentes races et ce qui donnait chez toutes un caractère commun à la vie publique ou particulière. Tous vivaient nécessairement dans ce monde de séduisantes merveilles, et s'y reportaient sans cesse avec amour et avec orgueil.

Thucydide écarte sans hésiter ces brillants nuages qui voilent le berceau de la Grèce : il estime que le culte du passé est une superstition ; il ne veut point de ces vagues effets et de ces illusions que produit le lointain ; les héros achéens et leur chantre Homère, avant eux Minos, ne lui apparaissent pas à travers les âges comme des êtres insaisissables et sacrés. Il s'approche d'eux et il les touche : Minos est un conquérant qui administre ses conquêtes et assure la perception de ses revenus ; Agamemnon, Achille, Ulysse, étaient pauvres et n'avaient pu emmener sur leurs embarcations grossières qu'un petit nombre d'hommes ; Homère, en sa qualité de poète, n'a tenu ni à savoir ni à répandre la vérité. Quels démentis donnés aux croyances et aux habitudes des Grecs, et, aux veux de presque tous quelles impiétés ! Et nous-mêmes, ne sommes-nous pas tentés de réclamer contre cette peinture exclusive de l'âge héroïque ? Nous aussi, il est vrai, nous sommes les disciples de la poésie grecque ; mais est-ce uniquement à ce titre que nous demandons des couleurs moins sombres et quelques traits brillants à celui qui nous dépeint ces races belliqueuses et chevaleresques, chez lesquelles la grossièreté de la vie matérielle n'étouffait ni l'énergie ni la grandeur des sentiments ? On a le droit de regretter dans le tableau de Thucydide l'absence de tout reflet de ces premières gloires de la race hellénique. On a plus encore le droit de se plaindre du dédain qu'il affiche pour Homère, dont il invoque lui-même le témoignage : en peintre fidèle des mœurs contemporaines de la Grèce, il devait se borner à reconnaître l'autorité accordée encore par toutes les villes au chantre à la fois véridique et inspiré des antiques générations.

Il y a donc là quelque injustice. C'était peut-être l'effet inévitable du divorce de la poésie et de l'histoire. Primitivement leur union avait été complète. La mythologie et ses poétiques archives avaient été le point de départ des premiers historiens. Thucydide rompt complètement avec cette tradition timide et funeste ; mais il semble, au premier abord, que cette séparation de l'histoire et de la poésie n'ait pu se faire que par une sorte de déchirement dont l'histoire a été victime.

Mais si, sur un point, Thucydide parait refuser un plaisir à notre imagination et même une satisfaction à notre esprit de justice, il compense bien ce défaut par la sagacité avec laquelle il pénètre en partie le secret de tous ces siècles perdus de l'histoire grecque. Les agitations des premières tribus qui se disputent cette terre destinée à devenir la Grèce ; leurs divisions et leurs rapprochements ; leurs longues luttes contre la nature sauvage des vallées et des montagnes encore désertes, et leur lutte non moins longue contre leur propre barbarie ; leur nombre et leur variété ; la prédominance, d'abord des Pélasges, puis des Hellènes ; tous les traits principaux de ce lent travail d'où est sorti le peuple grec, sont indiqués avec une netteté et une liberté d'esprit que l'antiquité avant Thucydide, ne connaissait pas, et que n'a pas surpassées la science moderne. Nous avons depuis longtemps franchi les limites du petit monde qu'embrassaient alors avec peine les regards d'un Athénien. Le jour où nous avons été curieux de nos origines, nous avons interrogé à la fois l'Europe et l'Asie ; et aujourd'hui, guidée par la comparaison des langues, notre intelligence suit sans s'égarer, à travers l'espace et le temps, les détours de ces immenses voyages par lesquels les races privilégiées de l'Orient nous ont apporté les précieux germes de la civilisation. Quand nous arrivons à la Grèce et que nous cherchons à en deviner l'histoire primitive, nous avons donc, pour nous aider, un instrument d'une grande puissance, et cette lumière que se prêtent entre elles des recherches simultanées sur un vaste ensemble : on peut dire, à la gloire de Thucydide, qu'à mesure que nous connaissons mieux la condition des premiers habitants de la Grèce, nous nous rapprochons de lui ; chacun de nos progrès est une confirmation de ses paroles. Renfermé clans l'horizon grec, et nécessairement borné dans le passé, son esprit s'empare avec une force singulière du domaine qui lui est assigné. Il en a expulsé les fables : qu'y reste-t-il ? quelques traits conservés par Homère et quelques vagues souvenirs presque effacés de la mémoire des peuples. Il les recueillera, et, suppléant à la tradition par le raisonnement, leur donnera la valeur de faits avérés. Ce que la mémoire des hommes lui refuse ou ne lui explique pas, il le demandera au sol lui-même, dont la richesse ou la stérilité a influé nécessairement sur la nature et les révolutions des sociétés primitives ; il osera même le demander à la science générale du cœur humain, dont les principes ne varient guère d'une époque à l'autre chez les individus ni chez les peuples ; pour rapprocher du présent, en dépit de l'orgueil national, le moment où a véritablement commencé l'existence du peuple grec, il invoquera le témoignage irrécusable de la langue qui, du temps d'Homère, ne distinguait pas encore par deux termes opposés les Hellènes des Barbares ; enfin, pour retrouver l'état des antiques habitants du pays, il s'appuiera, avec l'incontestable autorité du bon sens, sur les conditions et sur les lois les plus évidentes de la vie et de la société humaines. Voilà surtout ce qu'il tient à exposer et à faire comprendre 3 il s'inquiète moins de nous énumérer toutes ces races d'autrefois, parce que ce genre de détails n'importe pas à son idée et nuirait à la composition de son œuvre. Aussitôt qu'il commence à sortir de ces ténèbres des premiers âges, il s'empresse de marquer avec précision les grands faits qui déterminent et constituent les époques historiques : les migrations des Béotiens et des Héraclides, qui ont donné à la Grèce centrale et au Péloponnèse leurs habitants définitifs ; il va même, avec une impatience peut-être prématurée, jusqu'à fixer les dates de ces événements, tant son esprit est désireux de saisir complètement ce qui déjà se dérobe moins à la connaissance de l'histoire !

Telle est l'ardeur et tel est le succès avec lesquels Thucydide poursuit dans l'inconnu la réalité. En l'atteignant, il atteint en même temps une sorte de poésie. Ce n'est plus celle des fictions mythologiques, mais l'imagination n'en est point absente. Il anime et il voit ces multitudes d'hommes qui n'apparaissaient dans les poètes que comme des formes vagues et indéterminées. La physionomie générale des populations errantes qui ont les premières occupé le sol ; la vie des Grecs en Troade, laboureurs en même temps que guerriers ; les mœurs barbares et le costume de ces brigands armés qui parcouraient les montagnes et les mers de la Grèce, Thucydide peint tout cela en quelques lignes. Il ne s'arrête point à décrire, il ne vise point au pittoresque ; mais un mot lui suffit pour susciter dans notre esprit des images nettes et vivantes : n'est-ce pas là un des plus beaux effets de la poésie ?

Ainsi, malgré le petit nombre de lignes qu'il accorde à cette partie de son introduction, la place de Thucydide est demeurée grande et belle parmi les explorateurs et les historiens des temps primitifs de la Grèce. Mais s'il a désiré cette gloire, elle est loin d'avoir été le principal objet de son ambition. Au contraire, il se hâte de détourner les yeux du passé, pour les fixer sur le présent et, jusqu'à un certain point, il nous le dira lui-même, sur l'avenir. Le passé, pour lui, c'est surtout la barbarie, qu'il comprend et qu'il définit mieux que personne, mais qu'il n'admire pas. Il réserve son admiration pour la civilisation et pour ses effets multiples et infinis. Il n'y a pour lui de brillant et de beau que le règne de l'intelligence. Et d'ailleurs que se passe-t-il sous ses yeux ? La Grèce, parvenue à son complet développement et, à ce moment, la première parmi les nations, se divise par la lutte de ses deux peuples les plus puissants. Quelle sera l'issue de cette guerre où tant de ressources vont être déployées de part et d'autre ? A qui la victoire appartiendra-t-elle, et quel sera pour les Grecs le résultat de cette victoire ? Y gagneront-ils, par leur réunion sous une seule autorité, une tranquillité féconde et une toute-puissance incontestée ; ou bien y consumeront-ils, avec le plus précieux de leur sang, leurs forces morales et leurs plus belles espérances ? Quel spectacle et quelles questions seraient plus dignes de l'attention de l'historien ? Dès le premier jour où s'annonce cette crise de la Grèce, Thucydide n'hésite pas à la prendre pour sujet de ses méditations et de ses recherches, il y porte toutes les forces de son esprit. S'il s'occupe des époques antérieures, c'est surtout pour expliquer et pour éclairer le présent.

Ce point de vue déterminé, on distingue facilement les principales idées auxquelles il rattache son exposition. Deux causes ont surtout contribué à développer la prospérité et la puissance de la Grèce : l'accroissement de sa richesse et le progrès de sa marine. Il insiste déjà, et, dans la suite, il reviendra plus d'une fois sur l'importance de l'argent comme mobile et soutien de l'activité des peuples ; mais il s'arrête plus encore sur ce qui concerne la marine. Il indique les améliorations successives apportées à la construction des navires ; lui qui se montre partout ailleurs si sobre de noms et de faits de détail, il nomme un constructeur célèbre, Aminoclès, et Thémistocle, le fondateur de la puissance maritime d'Athènes ; il rappelle le souvenir et la date du premier combat naval qui ait eu quelque importance ; enfin il prend soin d'énumérer, dans leur ordre chronologique, les peuples qui se sont successivement transmis l'empire de la mer. C'est qu'il voit avec raison dans le développement de la marine la condition de la sécurité des mers et des rivages, le principal instrument du commerce, la garantie la plus sûre de l'indépendance et le plus puissant moyen de domination.

Cette vue est d'ailleurs parfaitement conforme aux conditions naturelles de la Grèce, car la mer est le véritable élément des Grecs. Elle vient les solliciter elle-même par les golfes nombreux et par les mille anfractuosités de leurs immenses rivages, et, en dehors de leur petit continent, elle les environne encore et les enserre plus étroitement dans ce nombre infini d'îles par lesquelles ils s'avancent de proche en proche, d'un côté jusqu'à la Sicile et l'Italie, de l'autre jusqu'à l'Asie et jusqu'à l'Égypte. Mais ce qui est plus important à observer, c'est la conclusion à laquelle nous sommes conduits. Ce progrès de la marine, du commerce, de la civilisation aboutit à Athènes, qui, de toutes les villes grecques, est la plus civilisée, la plus riche et la plus puissante par ses vaisseaux ; et, en partie pour cette raison, Thucydide lui réserve le premier rôle dans son histoire. C'est ce qu'il montre déjà dans son introduction, sans le dire expressément nulle part, mais par le choix des idées et des faits qu'il expose, et par la manière dont il commence à la comparer à sa rivale, Lacédémone. On ne peut se plaindre que les Lacédémoniens soient sacrifiés. Thucydide n'oublie ni la supériorité de leurs forces continentales, ni la sagesse politique qui leur a donné plus tôt qu'aux autres la tranquillité, ni le service qu'ils ont rendu à la Grèce en détruisant les tyrannies, égoïstes et timides, ni leur suprématie incontestée au moment de l'invasion des Barbares, ni même leur costume, dont la simplicité a prévalu dans les habitudes grecques sur la délicatesse ionienne. Cependant il est clair que, dans sa pensée, ce sont les Athéniens qui sont les plus dignes d'intérêt et qui, au début de la guerre, ont le plus de chances de réussir. Voici un passage où se montre particulièrement ce désir d'opposer les deux villes l'une à l'autre, et l'esprit qui préside à cette comparaison. Tout à coup, pour défendre Mycènes, qu'il admire pourtant fort peu, contre le dédain irréfléchi que pourrait inspirer la vue de ses ruines, il nous dit[1] :

Si la ville des Lacédémoniens était dévastée et qu'il ne restât que les temples et les parties occupées par les édifices, sans doute, dans un avenir éloigné, la postérité penserait que la renommée a bien exagéré leur puissance. Et cependant ils possèdent les deux cinquièmes du Péloponnèse et commandent au Péloponnèse entier, ainsi qu'à de nombreux alliés dans le reste de la Grèce. Néanmoins, comme Sparte n'a pas été construite avec ensemble, comme elle n'a été ornée ni de temples ni de monuments somptueux, mais que, bâtie d'après l'ancienne manière des Grecs, elle n'est qu'une réunion de bourgades, son aspect ne répondrait pas à sa puissance actuelle. Si Athènes éprouvait le même sort, le spectacle qu'elle présenterait ferait au contraire estimer la sienne double de la réalité.

Cette perspective si facilement ouverte sur la destruction possible des deux premières villes de la Grèce était une hardiesse pour les anciens, qui songeaient souvent à l'instabilité de la prospérité humaine, mais d'une manière vague ou à propos de souvenirs soit fabuleux, soit historiques, jamais par une application directe à l'avenir de la patrie. En osant faire cette comparaison hypothétique de Sparte et d'Athènes dévastées, que veut Thucydide ? Son principal désir est-il bien d'attirer l'attention sur la puissance de la première ? Mais alors, pourquoi parler de la seconde, dont l'exemple est au moins inutile à son argument en faveur de Mycènes ? De ces ruines supposées, c'est Athènes qui se relève grande et parée par les arts. Ainsi, dans Sophocle, Oreste se représente lui-même ressuscitant d'une mort feinte plein de jeunesse et de vigueur, et se levant de ces ténèbres mensongères comme un astre étincelant et funeste à ses ennemis.

Ces lignes, demeurées célèbres dans l'antiquité, ne pouvaient être écrites que par un Athénien.

Ce patriotisme à demi voilé de Thucydide se laisse de même surprendre dans le soin qu'il met à autoriser, par des arguments empruntés à la fois au raisonnement, à l'examen des conditions naturelles et à l'histoire, la prétention des Athéniens à l'autochtonie. Il faut remarquer cependant la réserve de ses expressions et sa dignité. Ce mot d'autochtones (nés du sol), destiné à figurer si souvent plus tard dans les flatteries des orateurs, il ne le prononce pas. Il n'en admet même pas complètement l'idée, car il se contente d'affirmer que les Athéniens, comme les Arcadiens, n'ont jamais cessé d'occuper le sol de leur patrie primitive ; assertion que les recherches modernes sont venues confirmer, en rattachant plus directement les Ioniens aux Pélasges que ne le voulait une généalogie intéressée, construite, selon toute apparence, sous l'inspiration des Doriens.

C'est avec la même liberté d'esprit qu'il s'affranchit des préjugés de l'orgueil national des Grecs en général : pour lui, ils ne sont pas sortis de terre complètement distincts des races environnantes ; ils ont eu leur époque de barbarie, et alors leurs mœurs se confondaient avec celles des peuples auxquels ils ont donné depuis le nom de Barbares : On pourrait, dit-il quelque part[2], montrer par plus d'une preuve que les anciennes habitudes des Grecs ont ressemblé aux habitudes actuelles des Barbares. Ce n'est point qu'il refuse de reconnaître chez les Grecs un peuple privilégié. Non, personne n'a été plus pénétré que Thucydide de la dignité.de la race hellénique. Mais c'est seulement dans la civilisation qu'il cherche les raisons de cette légitime fierté. C'est comme peuple civilisé que les Grecs sont nobles entre tous les peuples ; et, pour aller jusqu'au fond de sa pensée, c'est au même titre que les Athéniens sont les plus nobles des Grecs. Il a été donné à Athènes, par la configuration et par l'aridité même de son territoire, de représenter mieux qu'aucune autre ville les traits les plus caractéristiques de la nature grecque : plus qu'à aucune autre aussi il lui a été donné de régner sur la mer, d'être industrieuse, riche et belle. Thucydide a donc raison de faire d'Athènes l'héroïne de son histoire et de confondre les destinées des Grecs avec celles des Athéniens. Nous amener à cette conclusion, n'est-ce pas nous dire, malgré son silence sur lui-même, de quelles espérances et de quels vœux il accompagnait les premiers efforts de sa patrie dans une lutte où il pouvait croire engagé, avec l'avenir de ses concitoyens, tout celui du monde hellénique ?

Ainsi cette introduction, si pleine de faits et de résultats, montre partout la pensée particulière de Thucydide. L'histoire de tant de siècles est envisagée de points de vue choisis et disposés par l'historien ; bien plus, ces points de vue se rattachent à une même thèse. Toute cette exposition préliminaire est une construction logique. L'importance du sujet qu'elle prépare est démontrée par la supériorité du présent sur le passé, et cette proposition générale s'appuie elle-même sur une série et un enchaînement d'assertions qui se présentent chacune avec ses preuves. Ensemble et détails, tout est fondé sur le raisonnement, qui contrôle et discute les témoignages antiques et supplée même à leur silence. Constamment Thucydide retrouve ainsi le passé et renoue le fil rompu des traditions : tantôt il remonte des effets actuels aux causes anciennes, tantôt il se fonde sur les lois de l'analogie qui dominent le cours des choses humaines. Cette méthode est ingénieuse et féconde : elle rétablit les monuments perdus et comble les lacunes de l'histoire positive. Mais elle a sa garantie principale dans la valeur de l'esprit qui l'emploie. De là viennent des dangers dont le jugement si sûr de Thucydide lui-même n'a peut-être pas su toujours se préserver, au moins dans quelques détails. Par exemple, quand il interprète les antiques traditions du Péloponnèse, si l'on peut admettre avec lui que les richesses apportées d'Asie par Pélops ont été entre les mains de celui-ci un grand moyen d'influence, ce n'est pas sans quelque surprise qu'on le voit indiquer les considérations politiques et les manèges habiles qui ont favorisé l'usurpation du Pélopide Atrée à Mycènes[3]. L'explication, en elle-même, n'a rien que de plausible ; mais quel flambeau a si complètement éclairé pour Thucydide les ténèbres de l'âge héroïque ? Sommes-nous encore au temps des demi-dieux et des fables, ou bien déjà dans ces époques vraiment historiques qui ont exercé la science et la pénétration d'Aristote ?

Néanmoins la critique a fait un grand progrès ; elle ose maintenant embrasser les événements dans leur ensemble, les considérer et les classer à son point de vue, en rechercher l'enchaînement logique et les lois. Tel est le résultat obtenu par ce rapide résumé des nombreux siècles de l'histoire antérieure : comment Thucydide aborderait-il le sujet pour lequel il a voulu se réserver, l'œuvre de son choix, saris avoir arrêté ses idées sur la marche à suivre et sans s'être fixé nettement son but ? Il a voulu lui-même ne laisser aucun doute à cet égard, et a exposé en partie ses principes dans un petit chapitre que voici[4] :

Les paroles qui ont été prononcées chez les différents peuples, dans le cours de la guerre ou avant qu'ils s'y engageassent, auraient été difficilement reproduites avec une parfaite exactitude, d'après mes souvenirs personnels où d'après les rapports qui m'arrivaient de divers côtés : j'ai fait tenir à chacun le langage qui paraissait convenir aux différentes circonstances, en restant aussi fidèle que possible à la pensée générale de ce qui avait été réellement dit. Quant à la relation des faits, je n'ai pas voulu me contenter des premiers renseignements venus, ni m'en fier à moi-même ; mais j'ai constamment soumis mon propre témoignage comme celui des autres à la vérification la plus attentive. Or, la recherche de la vérité était pénible, parce que les témoins de chaque événement ne s'accordaient pas entre eux, mais variaient selon leur partialité ou leur mémoire. Peut-être cet ouvrage, pour n'avoir pas donné de place aux fables, produira-t-il une impression moins agréable ; mais s'il est jugé utile par ceux qui voudront y chercher la connaissance certaine des faits et l'intelligence de ces répétitions plus ou moins exactes qui, d'après la loi des choses humaines, doivent se présenter dans l'avenir, ce sera un mérite suffisant : c'est une composition faite pour demeurer toujours, et non une œuvre d'apparat destinée au plaisir actuel des oreilles.

Cette simple et concise exposition d'idées n'affecte point, comme on le voit, la roideur didactique ; elle est même, par tin calcul de composition, enclavée à dessein dans le développement général de l'introduction. Cependant elle contient et promet beaucoup. La question tout antique de l'emploi des discours dans l'histoire, les conditions d'exactitude et d'impartialité imposées à la critique, pour être présentées sous une forme particulière et personnelle, n'en sont que plus nettement indiquées. Elles le sont pour la première fois par un ancien. Sur plus d'un point Thucydide garde le silence. Sans parler de la question d'art qu'il parait exclure et dont il se garde bien d'avouer la préoccupation à côté des sérieuses idées qu'il agite, il ne s'explique pas sur la place qu'il compte laisser à ses sentiments et à son émotion, ni sur les principes qui le guideront dans l'explication critique et dans l'appréciation morale des événements. Ces questions sont comprises avec les autres dans une désignation générale : la recherche de la vérité. C'est en parvenant à la vérité, entendue dans son sens le plus étendu, qu'il veut donner à l'histoire son caractère et sa grandeur propres, au lieu d'en faire une émule impuissante de l'épopée, qui a fait son temps ; c'est en exprimant la vérité qu'il prétend être utile aux générations à venir et composer un ouvrage destiné à demeurer toujours, comme il dit lui -même par un mot souvent admiré (κτήμα ές άεί).

La simplicité de cette expression, et, en général, la gravité du ton dans les dernières lignes, font bien ressortir la fierté ambitieuse de sa pensée, et ce dédain qui s'adresse à la fois, quoi qu'on ait pu dire, aux récits merveilleux des logographes qu'il a combattus dans ses premières pages, et au succès éphémère de ces lectures solennelles dont Hérodote, il ne pouvait l'ignorer, avait donné les plus glorieux exemples. Il se sert d'un langage contenu, mais plein de vigueur et même agressif, qui laisse voir, sous sa froideur apparente, cette passion d'un nouveau genre dont il est animé. C'était assurément une noble passion que celle qui entraînait Hérodote ou Hécatée à travers le monde pour explorer la nature et interroger les mœurs et les souvenirs des hommes ; et l'on conçoit quelles acclamations méritées accueillaient dans les villes les porteurs courageux et dévoués de tant de merveilleux trésors généreusement offerts à l'avidité des Grecs. Tout autre est la passion de Thucydide, et tout autre est la récompense à laquelle il aspire. Il limite son activité à un seul sujet, mais il l'y concentre tout entière. Il ne pénètre pas chez les Éthiopiens ni chez les Scythes ; mais les routes qu'il parcourt n'en sont pas moins âpres, car elles doivent le conduire à la vérité absolue, ni la poursuite de ce but difficile moins longue, car elle se fait en grande partie dans le monde infini de la pensée ; et de même encore, s'il renonce aux applaudissements actuels de la foule, son ambition n'en est pas moins grande, car il s'adresse à l'élite intellectuelle de l'humanité et il place le prix de ses efforts moins dans le présent que dans l'avenir. Il y a là une passion forte et hardie, dont l'ardeur s'entretient par la lutte, qui ne s'exalte pas cependant, parce qu'elle prend sa source dans la raison, et parce que l'esprit où elle est née parvient presque à dominer le trouble des efforts qu'il s'impose.

 

III. — MÉTHODE GÉNÉRALE DE THUCYDIDE.

C'est dans l'œuvre Même de Thucydide qu'il faut chercher le sens et la valeur des principes dont il vient de donner une indication aussi discrète. Ces principes lui imposent évidemment l'obligation de pousser le plus loin possible l'exactitude matérielle : c'est ce qu'il fait dans les descriptions de tous les lieux qui servent de théâtre aux opérations de la guerre. Qu'il s'agisse de la Sicile et de l'Acarnanie qu'il n'a probablement pas visitées, ou bien de l'Attique, son pays, et du Péloponnèse et de la Thrace où il a vécu, les détails qu'il donne paraissent également vrais et précis.

Il ne met pas moins de soin à fixer les dates des divers événements. Pour y parvenir, la méthode qu'il emploie est à la fois la plus simple et la plus en accord avec les mœurs civiles et militaires des Grecs. A défaut d'une ère universellement reconnue par eux, et au milieu de la diversité des cycles particuliers et des coutumes locales qui déterminent dans chaque pays le calcul et le nom des années et des mois, il saisit un point commun : c'est l'habitude et, pour la plupart des Grecs, la nécessité de ne faire la guerre que pendant l'été, d'employer l'hiver à la culture du sol, au repos, aux préparatifs et aux négociations. Il en fait l'élément de sa chronologie : il divise son récit  par campagnes, par étés et par hivers, et désigne le moment de la saison au moyen d'indications naturelles sensibles à tous dans toute la Grèce : par exemple, l'état du blé encore en herbe ou parvenu à sa maturité. Il compte les années à partir de la première campagne.

L'exactitude matérielle consiste, avant tout, dans la fidèle exposition des faits. Thucydide nous a déjà parlé dans son introduction des efforts qu'il a faits pour découvrir la vérité, souvent obscurcie par la passion ou la mémoire infidèle des témoins. Deux choses l'aidèrent à se procurer des renseignements : son exil, qu'il passa en partie dans le Péloponnèse à portée d'un grand nombre des événements, et qui lui permit, comme il le dit lui-même, d'être mieux informé et plus maître de soi ; sa fortune, qui était une des plus considérables d'Athènes.

Parmi les documents qu'il a ainsi rassemblés, il en est quelques-uns qu'il nous a transmis avec une fidélité scrupuleuse, ce sont des textes de traités. C'était un devoir, et il est le premier qui l'ait compris en Grèce. Quant aux matériaux d'un caractère moins précis et moins inviolable, ceux qui étaient soumis à sa critique, quel usage en a-t-il fait ? Comme le remarque judicieusement Ottfried Muller[5] si l'on ne peut exercer aucun contrôle au moyen d'autres témoignages contemporains, on peut s'en fier, d'abord à l'hommage unanime rendu à sa véracité par toute l'antiquité, si sévère cependant pour ses historiens ; ensuite au caractère et à la composition de l'œuvre elle-même, où aucune contradiction, aucune disparate, aucune exagération dans le ton général ne viennent éveiller les soupçons des lecteurs. Lorsqu'en dépit de tous ses efforts Thucydide ne peut pas arriver à la vérité, il se résigne à l'ignorer et s'abstient même de toute parole qui dépasserait la mesure d'une certitude incontestable. C'est ce qu'il fait au sujet de la mystérieuse affaire des Hermès. Son affirmation est restreinte dans la forme sur les points, même peu importants, dont la connaissance complète lui échappe. Mais aussi il n'hésite pas à dire du ton le plus net ce qui lui est clairement révélé par l'exactitude de ses informations ou par la sûreté de son jugement. Il en résulte qu'il dit la vérité et qu'il la dit avec autorité.

Outre cette vérité que Thucydide, comme c'était son premier devoir, a cherchée dans l'exactitude matérielle du récit, il en est une autre qu'il a voulu également atteindre et qui dépend de la composition : elle consiste à conserver exactement dans l'exposition historique l'importance relative des divers éléments par rapport au sujet. C'est la vérité inhérente à toute proportion juste : ce n'est pas être vrai que de produire une impression confuse, et c'est fausser le sens des événements que de s'occuper le plus des moins considérables.

Celui qui raconte la lutte d'Athènes contre les principaux peuples du Péloponnèse, est amené à parler, indépendamment des principaux acteurs, de beaucoup d'autres qui sont engagés plus ou moins directement dans l'action ; il faut aussi qu'il se transporte sur bien des points différents du monde grec ou même des pays barbares. Thucydide ne se laisse pas troubler par la multiplicité des incidents ; on ne le voit pas non plus se promener au hasard sur cette vaste scène que remplissent les opérations militaires, uniquement guidé par le caprice et la curiosité, ou même par le désir de dire tout ce qu'il a pu savoir d'important. A chaque pays, à chaque peuple ne revient qu'une part déterminée par l'influence qu'il a exercée sur le cours de la guerre. Il ne s'agit point d'une histoire générale, mais de l'histoire particulière d'un grand événement, dont l'unité ne doit point se perdre et qui doit rester le centre de la composition. Cette histoire présentera donc un récit continu et comme une trame suivie sur laquelle se détacheront plus ou moins, suivant leur importance, les récits détaillés, les situations, les hommes. Pour marquer l'importance des hommes et des situations, Thucydide emploie surtout les discours. En reconnaissant ce fait, les critiques ont reconnu par cela même que les discours étaient la partie principale. C'est peut-être pour cette raison que l'historien lui-même a éprouvé le besoin de les signaler dans son introduction à l'attention particulière des lecteurs ; c'est la seule partie de son ouvrage qu'il désigne par une indication précise. C'est donc par elle qu'il semble naturel d'en commencer l'examen.

 

 

 



[1] Chapitre X.

[2] Chapitre VI.

[3] Chapitre IX.

[4] Chapitre XXII.

[5] Hist. de la littérature de l'ancienne Grèce, ch. XXXIV.