ESSAI SUR THUCYDIDE

 

AVANT-PROPOS.

 

 

L'Académie française avait proposé pour sujet d'un de ses concours de 1858 la question suivante :

Etude sur le génie historique et oratoire de Thucydide : faire connaître les caractères de sa composition et de son style par des analyses, par des traductions fidèles et expressives, par des rapprochements avec les historiens anciens et modernes, par l'examen des principaux jugements dont il a été l'objet ; apprécier son influence sur plusieurs des grands écrivains de l'antiquité.

Le petit livre que je publie de nouveau a été écrit pour répondre à ce programme il y a plus de vingt-cinq ans. Si j'ai tardé à en donner une seconde édition, c'était par suite d'un désir naturel de mettre à profit les publications plus récentes sur Thucydide ; et cependant, après un examen attentif, je n'apporte que peu de changements à mon premier travail. Tout se réduit à une révision des traductions, que j'ai corrigées sur bien des points, et à quelques notes. Ce n'est pas qu'il ne me paraisse très possible de faire autrement que je n'avais fait ; mais il m'eût fallu briser le cadre primitif et composer un livre tout différent. Celui-ci a un mérite, à défaut d'autre, c'est qu'il se tient. Conçu en vue d'un objet déterminé par le programme de l'Académie française, il est, de plus, dans ses diverses parties, le développement d'une idée principale, celle qui est exprimée par l'épigraphe Νοΰς Βασιλεύς. Il y a vingt-cinq ans, le tour spiritualiste dominait encore chez nous. Ce n'était peut-être pas une mauvaise condition pour aborder l'étude de Thucydide, qui, dans son histoire, subordonne tout, recherche des causes, méthode et style, à l'action de l'intelligence.

Du reste, je ne sais trop si les derniers efforts de la critique ont abouti à des résultats d'une grande valeur. On est surtout revenu sur les questions qui se rapportent à la vie de Thucydide et à la composition de son ouvrage. Pour ce qui est des premières, les dates de sa naissance et de sa mort restent aussi incertaines qu'elles l'étaient en 1842, au jugement de Roscher, quand il publiait son livre sur la Vie, l'Ouvrage et le Temps de Thucydide. Si l'on s'accorde à supposer que l'historien devait être mort avant 396, car il paraît certain qu'au moins quand il écrivait le dernier chapitre du troisième livre il ne connaissait pas l'éruption de l'Etna, qui est mentionnée en cette année par Diodore, on est loin de s'entendre aussi bien, même dans la mesure d'une aussi vague détermination, sur la date de sa naissance. Au début de la guerre du Péloponnèse, avait-il quarante ans, ou trente, ou vingt-quatre ? On hésite entre ces âges divers. M. Classen tiendrait plutôt pour le chiffre de quarante, qui paraît plus autorisé par les témoignages. MM. Stahl et Müller-Strübing inclinent vers celui de trente-cinq ou de trente, et se rapprochent ainsi des opinions exprimées anciennement par Krüger et par Ullrich. Ce qui me disposerait le plus à me ranger de leur côté, ce serait une considération tirée des caractères qui dominent dans l'histoire de la guerre du Péloponnèse et que je résumerais volontiers en deux mots : l'esprit philosophique d'un admirateur de Périclès. Plus on vieillit Thucydide, moins on arrive à comprendre comment ce parent de Cimon a pu, par suite de son éducation, rompre si complètement avec les anciennes traditions de l'aristocratie athénienne, et subir à ce point l'influence de l'homme d'État qui s'était élevé par la ruine de Cimon et de son parti. Quant à la question dont s'occupe plutôt la critique, celle de savoir quel âge convient le mieux à l'intelligence politique que supposent chez Thucydide la conception et l'exécution de son dessein, s'il n'était pas trop jeune à vingt-quatre ou trente ans pour le concevoir, trop vieux à soixante-dix ou soixante-quinze ans pour continuer encore à l'exécuter[1], c'est un problème de physiologie qui échappe à notre compétence. Qui sait aujourd'hui quand s'éveillaient et jusqu'où duraient les facultés intellectuelles d'un Athénien en général, dans une civilisation si différente de la nôtre ? Qui se flatterait, en particulier, de mesurer celles d'un Thucydide ? La critique n'a jamais plus d'imagination ni plus d'esprit que lorsque les bases lui manquent. Thucydide nous apprend lui-même qu'il a été exilé pendant vingt ans. Son exil a commencé en 424, et fini en 404. On ne peut douter — son œuvre elle-même en fait foi — qu'il n'ait vécu au delà, et il semble probable que, pendant cette dernière partie de sa vie, il n'habita guère Athènes, dont le séjour, en ce temps de troubles et de discordes, lui eût refusé la liberté et le calme nécessaires à son travail. Il dut retourner dans son domaine de Scapté-Hylé, en Thrace, et y vivre habituellement jusqu'à la date inconnue où son travail fut brusquement interrompu par une mort violente. Voilà tout ce qu'il paraissait raisonnable d'affirmer ou de supposer, lorsqu'il y a quelques années M. de Wilamowitz-Möllendorf[2] crut découvrir un nouveau renseignement dans une phrase altérée ou incomplète de la biographie de Thucydide par Marcellinus (§ 29, 30) ; et aussitôt ses idées furent examinées, en partie acceptées, modifiées et développées par deux savants, MM. R. Hirzel et R. Schöll[3]. Dans la phrase du compilateur il est dit, d'après le témoignage du stoïcien Praxiphane, qui vivait vers 300 avant J.-C. et avait composé un écrit intitulé Sur l'histoire, que Thucydide était le contemporain de Platon le comique, du poète tragique Agathon, des poètes épiques Nicératos et Chérilus, du dithyrambique Mélanippide, et, de plus, qu'il resta obscur pendant la vie d'Archélaüs. Or, sur les cinq poètes cités, on sait que trois ont vécu à la cour du roi de Macédoine : sans doute les deux autres ont fait de même ; sans doute aussi Thucydide, bien qu'il ne fût pas encore célèbre, partagea avec eux la royale hospitalité d'Archélaüs, et voilà pourquoi tous ces noms, dont le rapprochement paraît assez singulier, se trouvent réunis dans une même phrase. Et même, de la phrase suivante, en lui faisant subir, il est vrai, quelque violence, on peut tirer que Thucydide mourut à Pella. Telle est la thèse de M. de Wilamowitz.

MM. Hirzel et Schöll ne sont pas convaincus de la réalité du séjour de Thucydide auprès d'Archélaüs. Et en effet, outre que c'est une pure hypothèse, on se figure plus volontiers le grave historien travaillant dans l'indépendance et dans le silence de la retraite, que mêlé à des auteurs courtisans dans ce Musée anticipé. Mais ils découvrent à leur tour que ce séjour est une invention littéraire de Praxiphane, dont l'écrit Sur l'histoire devait être un dialogue, comme on sait que l'était son ouvrage Sur les poètes. La scène se passait à Pella ; les personnages étaient, avec Thucydide, les poètes nommés plus haut ; ils débattaient la question de la supériorité entre l'histoire et la poésie, et Thucydide, qui avait fort à faire dans cette lutte inégale, était très attaqué par ses cinq adversaires. Voilà le vrai sens des mots de Marcellinus : Il était très obscur, comme Praxiphane le fait voir lui-même. M. de Wilamowitz intitule son travail de critique sur les documents la Légende de Thucydide : n'est-ce pas une légende nouvelle qu'il crée et qui se développe après lui ?

On ne peut être surpris que des hypothèses si arbitraires n'aient pas séduit le quatrième savant qui s'est occupé de la phrase de Marcellinus, M. O. Gilbert[4]. Pour lui, cette phrase si instructive nous apprendrait exactement le contraire de ce qu'y a vu M. de Wilamowitz, à savoir qu'Archélaüs n'avait pas invité à sa cour Thucydide, parce que celui-ci n'était pas encore célèbre. Si la constatation de ce fait négatif peut sembler d'un médiocre intérêt, au moins n'a-t-elle pas demandé à l'auteur de cette interprétation un effort de divination trop ambitieux. Ce n'est pas que M. Gilbert se montre toujours timide, ni qu'il se refuse de parti pris le plaisir des suppositions ingénieuses. C'est lui, en effet, qui nous révèle un remarquable échange de générosité entre Thucydide et un certain Œnobius. Thucydide, lorsque son collègue, le stratège Euclès, père d'Œnobius, n'eut pas réussi à défendre Amphipolis contre Brasidas, non seulement prit la responsabilité de cet échec, qu'il paya par son long exil, mais, en écrivant un livre destiné à l'immortalité, s'abstint de récriminations qui eussent fait à Euclès et à sa famille un tort éternel. La reconnaissance d'Œnobius ne resta pas au-dessous d'un pareil bienfait. Auteur de la proposition qui rappela Thucydide dans sa patrie, il lui éleva, de plus, une statue dans l'acropole d'Athènes. De cette statue, il est vrai, il n'est question nulle part, ni dans aucun texte, ni dans aucun document épigraphique ; mais Pausanias, qui mentionne le décret d'Œnobius[5], est si négligent ! Dans la première partie de sa phrase il confond, comme M. de Wilamowitz l'a démontré, un personnage qui élève une statue avec celui à qui elle est élevée : n'est-ce pas par une confusion analogue et portant sur le même genre de faits que, dans la suite, évidemment mal écrite et incomplète, il nomme Œnobius et omet Thucydide ? Quant à la parenté de cet Œnobius et d'Euclès, elle paraît résulter d'une inscription qu'avait publiée Rhangabé[6] et qui a attiré l'attention de M. Müller-Strübing[7]. De cette parenté M. Gilbert conclut une suite de rapports entre Thucydide et la même famille. On ne peut s'empêcher de regretter que cette sagacité ne s'exerce pas sur un terrain plus solide.

Les questions qui Louchent à la composition de l'ouvrage de Thucydide sont d'un intérêt très supérieur. C'est la valeur de son esprit, la force de son jugement et de sa pensée, la rigueur de sa méthode, qui sont mises en discussion. Il est certain que notre estime pour lui est singulièrement diminuée, s'il est vrai qu'il ait cru la guerre terminée au bout de la dixième année par la paix de Nicias, et qu'il ait d'abord raconté cette période comme un tout complet. Telle est la thèse qui, émise par Ullrich en 1845[8], a trouvé, depuis 1868 jusqu'à ces dernières années, des partisans plus ou moins déclarés parmi la plupart des critiques qui sont revenus sur ce sujet. Pour Ullrich, l'introduction, qui forme la matière des vingt-trois premiers chapitres, n'a été écrite qu'en vue des événements qui remplissent les trois premiers livres et environ la moitié du quatrième. Tout ce premier travail de rédaction a été fait dans l'intervalle de huit ans ou à peu près, qui sépare la paix de Nicias de la reprise générale des hostilités, et un second a commencé dix ou onze ans après : les faits s'étaient chargés d'éclairer Thucydide, et il s'était remis à réunir des documents jusqu'à la fin de la guerre.

Cette thèse nous paraît complètement réfutée par M. Classen[9], dont l'excellent esprit, avec une justesse qui ne se dément nulle part et une modération qui n'affaiblit en rien ses arguments, réduit à leur juste valeur ou ramène à leur vrai sens chacun des détails sur lesquels se fondent ses adversaires. On peut donc, croyons-nous, affirmer avec confiance que la conception de cette œuvre si forte n'a pas été successive, que la pensée de Thucydide n'a pas suivi les événements, mais les a précédés et dominés dans leur cours, enfin que la composition est une. Cette unité, dont la meilleure preuve est dans l'œuvre elle-même, est particulièrement attestée par l'introduction bien comprise. De pi as, elle se conclut nécessairement des affirmations expresses qu'on lit au chapitre XXVI du cinquième livre ; en sorte que l'opinion contraire a le premier tort d'être une attaque contre la véracité de Thucydide ; elle renferme au moins une accusation implicite de mensonge.

Ce qui paraît vraisemblable, c'est qu'avant une rédaction générale, commencée seulement après la fin de la guerre, un travail préparatoire comprit, avec la réunion des matériaux, des rédactions premières, dont certaines, par exemple sur la guerre archidamienne et sur l'expédition de Sicile, avaient déjà pu recevoir une forme à peu près achevée ; c'est aussi que, sans qu'il soit possible de déterminer ni les dates ni la mesure du travail sur chacune des parties, dans cette longue élaboration qui embrassa les vingt-sept années que dura la guerre et sans doute encore plusieurs années après la défaite d'Athènes, il soumit son ouvrage à plus d'une révision ; c'est enfin qu'au moment où il fut brusquement arrêté par la mort, la révision, sans être tout à fait définitive sur tous les points[10], peut être considérée comme terminée pour ce qui forme les sept premiers livres. Le huitième est évidemment inachevé, ou, pour mieux dire, les éditeurs alexandrins l'ont formé avec ce qu'ils avaient de la rédaction plus ou moins avancée de la partie qui s'étend depuis la fin de l'expédition de Sicile jusqu'au milieu de la vingt et unième année de la guerre. C'est, par conséquent, celui qui semble se prêter le mieux à un travail d'analyse sur le mode de formation de l'ouvrage et sur les degrés successifs de la composition. J'indiquerai, dans le développement de mon sujet, ce qui fait la difficulté d'une pareille analyse et l'incertitude des résultats obtenus.

Ainsi, quelque séduisante que puisse sembler la tâche d'écarter les fausses apparences pour retrouver la vraie composition de Thucydide, et quelque satisfaction que l'on éprouve à se figurer qu'on substitue à la vague tradition des admirateurs de confiance la détermination précise des moments de son travail et des variations de son esprit, je ne puis y voir qu'une prétention absolument vaine. Je conclurais donc volontiers qu'au lieu de nous consumer dans des efforts inutiles, soit pour démembrer et pour diminuer Thucydide, soit pour déterminer chez lui ce qui se dérobe à notre examen, nous ferons mieux de prendre simplement pour point de départ l'état actuel, d'étudier encore, surtout dans les sept premiers livres, le puissant agencement d'une œuvre si concentrée, et de tacher d'en recueillir la riche substance. Notre esprit y trouvera un emploi suffisant de ses forces.

Il est à remarquer que, dans les derniers temps, les partisans les plus décidés de l'unité de composition et, en même temps, les plus grands admirateurs de Thucydide sont deux éditeurs de son ouvrage : M. Classen, auteur d'un travail considérable, qui comprend, avec le texte, des notes critiques et explicatives, et M. Stahl, qui a donné en 1873 un texte précédé d'une courte, mais bonne introduction. L'étude difficile et délicate de la langue de Thucydide, celle de son style et de ses procédés d'exposition, faite de très près et dans le plus minutieux détail, sont les meilleurs moyens de pénétrer dans une pensée qu'on admire davantage à mesure qu'on la comprend mieux.

Mars 1884.

 

 

 



[1] Thucydide dit lui-même (liv. I, ch. I) qu'il s'est mis à l'œuvre dès le commencement de la guerre, parce qu'il en prévoyait l'importance, et (liv. V, ch. XXVI) que pendant les vingt-sept ans qu'elle a duré, son âge lui donnait la force d'intelligence nécessaire pour en bien suivre le cours, αίσθανόμενος τή ήλικία.

[2] Hermès, 1877, 12, Die Thukydideslegende, p. 326-367.

[3] Hermès, 1878, 13, Die Thukydideslegende, p. 46-49. — Zur Thukydides-Biographie, p. 433-451.

[4] Zur Thukydideslegende, Philologus, 38, 2, p. 243 et suivantes.

[5] I, XXIII, 9.

[6] Ant. Hell., p. 1012.

[7] Aristoph., p. 627.

[8] Beiträgen zur Erklärung des Thukydides.

[9] Introduction placée en tête de la 3e édition du premier livre de Thucydide, p. XXXIV et suivantes et p. XCV-CX.

[10] Ainsi le passage (liv. II, ch. XXIII) où il est question de la domination d'Athènes sur Oropos, a été écrit avant l'année 411, car Thucydide lui-même (liv. VIII, ch. IX) nous apprend qu'à cette date la ville d'Oropos fut prise par les Béotiens.