Connaître les faits, les exposer avec clarté et sincérité n'est que la première œuvre de l'historien. Il doit encore les comprendre, en donner les causes et dégager les lois ; il doit enfin mettre en lumière la loi générale qui domine les lois partielles et donne la raison des événements de toute une époque. Un historien, qui fait de l'histoire contemporaine, s'il est intelligent et honnête, se rendra facilement compte des faits qu'il doit raconter. Facilement encore il dégagera de ces faits les lois partielles, celles qui sont les plus proches, les plus immédiates et qui ne s'étendent pas trop loin comme les causes d'une guerre. Plus difficilement son esprit s'élèvera jusqu'à la conception de la vérité générale, de la cause souveraine qui régit le plus grand nombre des faits, expliquant à la fois l'intrigue nouée dans l'antichambre des princes et le combat livré aux frontières de l'empire. Les philosophes ont observé que, dans le phénomène de la perception des sens, la notion de la distance des objets ne nous est donnée par la vue qu'à la suite d'une longue habitude, de sorte que, si l'œil d'un aveugle s'ouvrait instantanément à la lumière, les objets lui paraîtraient tous sur le même plan. Il en est à peu près de même dans la vision des choses qui relèvent de l'ordre intellectuel et moral. L'historien, placé trop près des événements, risque fort d'être sur- : pris et embarrassé par leur complexité, au point de s'en dégager avec peine pour en découvrir la raison supérieure. Ajoutez qu'un contrôle bien précieux lui fait défaut : c'est, l'expérience, le développement complet des faits qui se passent sous ses yeux, les suites et les conséquences des événements actuels, le temps, en un mot, qui est l'épreuve souveraine des hommes et des choses. Seuls quelques esprits vraiment supérieurs savent, même de leur temps, s'élever tellement haut, dominer les choses et les pénétrer à ce point qu'ils peuvent les entendre, en raisonner, prévoir les suites et porter des jugements définitifs. Ce qui nous reste de la grande œuvre entreprise par Ammien Marcellin n'est que l'histoire des temps où il vécut. Nous venons de voir que, réserves faites sur certains points, l'historien a été en général bien informé et impartial. Il est. permis maintenant de se demander s'il a eu l'intelligence des faits dominateurs de son temps, si le philosophe, en un mot, dont tout historien pour être complet doit être doublé, est à la hauteur de l'écrivain et du critique. I. — Ammien Marcellin a-t-il pressenti la chute de l'empire romain ? Au quatrième siècle, le fait capital et dominateur était la décadence, la chute prochaine du monde romain, et par contrecoup la filtration continue des éléments barbares à tous les rangs de la société. C'est un monde nouveau, plein de sève, qui tend à se substituer à un monde vieilli et usé. Le désastre d'Andrinople vient de révéler à l'ennemi qui l'assiège toute la faiblesse du colosse. Vienne encore à disparaître la main de Théodose et l'empire ruiné s'affaissera de lui-. même en se livrant aux vainqueurs. Ammien Marcellin, qui vécut dans ce temps, mêlé à tous les événements, a-t-il eu le pressentiment de cette chute ? Claude Chifflet, le premier de ses biographes, l'a cru, mais il est permis d'en douter. Assurément, nul écrivain de ce temps n'a mieux connu et décrit toutes les fissures du vieil édifice : aucun n'a plus exactement fourni toutes les données pour formuler un tel jugement. Il nous montre dans le récit des exactions du comte Romains, en Afrique, cette malheureuse population des provinces surprise à tous moments par lès barbares qui la pillent, et rançonnée encore davantage par ceux qui, au nom du pouvoir, étaient chargés de la défendre. Il nous parle de ces vieilles familles des Gaules qui, ruinées par les impôts, franchissent le Rhin et bâtissent sur le sol barbare des habitations que le légionnaire respectait plus que l'agent du fisc[1]. En Illyrie, Valentinien découvre un jour avec stupeur que, sous l'administration du préfet Probus, qui n'était pas pire qu'un autre, la plupart des grandes familles ont disparu dans les peines ou les supplices, pour satisfaire aux nécessités fiscales de l'empire[2]. Et de même que les, insectes pullulent sur les corps qui se décomposent, on voit les brigands Isaures, Sarrasins et Blemmyes, réfugiés dans les montagnes, en descendre pour surprendre les villes sans défense de l'Orient, les rançonner ou les mettre au pillage[3]. C'est partout la ruine de la fortune publique. Avec les ressources périssent les hommes. Les provinces se dépeuplent, même celles qui sont au cœur et au foyer de l'empire. Déjà vers l'an 300, Constance Chlore avait envoyé des captifs sur les terres dépeuplées de Trèves et de Langres. En 370, Théodose surprend dans les défilés de la Rhétie une troupe d'Alamans, il en tue un- bon nombre et s'empare des autres qu'il établit, sur l'ordre de Valentinien, dans les riches plaines arrosées par le Pô[4]. En 375, Frigerid, général romain, envoie des peuplades de Goths et de Taifales vaincus habiter le sol appauvri et désert de la Gaule Cisalpine[5]. L'esprit militaire est amolli parmi les populations romaines ; les riches s'exonèrent à prix d'argent et les pauvres se mutilent pour fuir le service. L'on trouve des déserteurs à toutes les frontières. La discipline se relâche et les généraux ont constamment recours à des mesures d'exception pour la rétablir. L'ardeur guerrière s'éteint et l'on voit une légion fuir devant une petite troupe de cavaliers arméniens qui de loin les harcèlent à coups de flèches[6]. Faute de légionnaires romains on enrôle les barbares qui bientôt encombrent les rangs et même les cadres de l'armée. La plupart des généraux portent des noms barbares : Nevitta, Dagalaïf, Aligalde, Barbatio, Arbitio, Malarich, Frigerid, etc. Les officiers francs en particulier sont en nombre et parfois de connivence avec leurs frères d'outre-Rhin, à qui ils conseillent tour à tour la résistance ou la soumission, selon les chances du combat[7]. Dans une telle misère et une si grande désertion de toutes les forces vives de l'empire, le gouvernement, réduit à l'impuissance, a recours pour se soutenir à toutes les bassesses ou même à toutes les vexations. Constance et Valens, faibles ou lâches, vivent par l'intrigue et la perfidie. Valentinien, irritable et nerveux, se soutient par un effort de volonté qui va jusqu'à la férocité. On ourdit des complots imaginaires et l'on confisque les patrimoines des accusés. On paie les rois barbares à beaux deniers pour avoir la paix sur les frontières. Quand la guerre paraît inévitable, on signe un traité, sauf à surprendre, la nuit suivante, dans un défilé, l'ennemi comptant sur la foi jurée, ou bien l'on suborne un familier pour assassiner un roi barbare trop remuant et qu'on désespère de vaincre. Un général romain invite à un rendez-vous le roi d'Arménie et le fait périr à sa table[8]. Quel changement de politique et quel aveu d'impuissance ! Il n'y a plus de foi et de moralité dans ceux-là même qui en sont les gardiens et les défenseurs. Ainsi dans l'empire tout s'épuise et s'anéantit ; il ne reste plus qu'une administration dispendieuse sous un maître impuissant. Au dehors, le monde barbare s'agite impatient et se masse sur les frontières. Malgré les défaites subies, il se renouvelle et se multiplie avec une prodigieuse vitalité. Les plus audacieux et les plus intelligents pénètrent clans la place par l'armée que bientôt ils remplissent. Ils envahissent même les charges civiles, deviennent gouverneurs des provinces, consuls, et sont prêts à revêtir cette pourpre des Césars qu'ils ambitionnent en la défendant[9]. A tous ces indices, il est évident pour nous que l'empire était perdu et qu'un monde nouveau allait être substitué au monde ancien. Ammien Marcellin en a-t-il eu le pressentiment ? L'historien nous donne toutes ces indications et fournit tous les renseignements, mais il n'en a pas compris la portée. Il n'a rien pressenti de la chute prochaine de l'empire. Après avoir posé les prémisses, il n'a pas su tirer les conclusions. On est étonné qu'un esprit si sagace dans l'étude des faits se soit ainsi laissé absorber par eux au point de ne rien prévoir au delà du temps où il vécut. Sans doute, comme contemporain, -il était placé trop près des événements pour prévoir tontes les, conséquences. Mais n'avoir aucune prévision en présence de telles causes de ruine, à la Veille de si grandes catastrophes, nous paraît étrange dans un historien qui était remonté jus-.. qu'au règne de Nerva et avait, pu, dans une période de trois cents ans, noter au fur et à mesure tous les signes de décomposition, toutes les étapes d'une chute de jour en jour plus inévitable. L'étude du passé aurait pu lui expliquer le présent et lui faire devancer l'avenir. Il n'en est rien : l'auteur se contente de gémir sur l'affaiblissement de l'esprit militaire, la corruption du peuple, l'indignité des magistrats, et s'il se demande en particulier«, au sujet de Rome, comment il se fait qu'il n'a à raconter que des émeutes de gens affamés et des querelles de tavernes, ses réponses pour être justes n'en sont pas moins insuffisantes, car il ne remonte point aux vraies causes, il n'éclaire point son récit de ces idées lumineuses qui expliquent et résument une époque. Si parfois il essaie de s'élever à une conception générale sur l'état de l'empire, il ne trouve rien de mieux que de reproduire l'emphatique passage de Florus et de nous représenter Rome chargée de gloire s'abandonnant au pouvoir des Césars comme une mère prudente remet à ses fils l'administration d'un patrimoine ; Rome, d'ailleurs, confiante et heureuse comme aux temps pacifiques de Numa, non moins honorée dans le monde entier comme une reine que le nom romain lui-même n'est entouré de respect et de crainte[10] : illusion complète de l'historien que démentent, quelques lignes plus loin, les faits que lui-même nous rapporte. Bien autrement puissante et vraie est l'image que saint Jérôme emprunte aux saints livres pour tracer le portrait de l'empire. En commentant le prophète Daniel, il croit reconnaître dans cette statue de Nabuchodonosor qui avait des pieds de fer et d'argile, un symbole de l'empire romain, inébranlable et fondé sur le fer tant qu'il avait conservé sa vieille vertu guerrière, devenu d'argile le jour où se reniant lui-même, if avait livré à des stipendiés barbares ses armes, sa protection, son salut[11]. Mais le génie du vaillant anachorète était éclairé d'une autre lumière que l'esprit de notre historien. Élevé, en effet, dans les traditions de l'antiquité païenne, Ammien Marcellin croyait par habitude à l'éternité de Rome et d'un empire qui embrassait presque tout le monde connu d'alors. Il ne concevait rien de possible en dehors de ce monde romain que de son temps déjà on commençait à désigner du nom de Romania. Il ignorait tout ce qu'il y avait de vie dans ces innombrables tribus qui se heurtaient dans les forêts de la Germanie. D'ailleurs, malgré son incurable faiblesse, l'empire faisait encore parfois bonne contenance devant l'ennemi. Constance eut de la dignité dans le commandement, il battit les Quades et les Limigantes ; Julien fut la terreur des barbares, Valentinien le rempart de l'empire, et Théodose, prince politique et brave soldat, donna au monde romain un éclat transitoire et artificiel, il est vrai, mais bien fait pour donner le change à un contemporain prévenu et imbu du préjugé de l'impérissable destinée de Rome. Ce fut précisément pendant ces années de prospérité apparente, de 385 à 392, qu'Ammien Marcellin composa ses livres d'histoire. On corn-prend qu'il ait pu être dupe de son patriotisme et qu'il n'ait pas pressenti combien il était près des dernières années de l'empire. L'historien Zosime vécut une cinquantaine d'années après Ammien Marcellin. Il connut les règnes des faibles successeurs de Théodose, Arcadius et Honorius, les invasions des Huns et des Vandales ; il put voir Rome prise par les barbares et livrée au pillage pendant quatorze jours. L'illusion n'était plus possible : il reconnut la ruine et la chute de l'empire romain. Il en rechercha. les causes et il n'hésita pas à rendre la religion chrétienne responsable de ces désastres. Zosime pouvait être sincère. Rome avait été florissante tant que ses vertus civiles et militaires le furent aussi. Elle entra en décadence dès que ces vertus. l'abandonnèrent. Mais sa jeunesse et sa prospérité avaient coïncidé avec le culte de Jupiter ; tandis que sa vieillesse et sa ruine s'achevèrent sous les empereurs chrétiens. Zosime prit une, pure coïncidence pour une cause réelle. Ce n'était qu'un sophisme ; mais il y avait dans cette erreur un effort de l'esprit pour coordonner les événements et en rechercher les causes. On ne retrouve dans Ammien Marcellin aucun effort de ce genre. Sans doute, les circonstances de milieu n'étaient pas les mêmes pour les deux historiens, mais il n'en ressort pas moins qu'il y avait, semble-t-il ; une plus haute portée d'intelligence dans le comte Zosime, ex-avocat du fisc, que dans l'ancien officier de l'escorte d'Ursicin Ammien Marcellin. II. — A-t-il prévu le triomphe définitif du christianisme ? Si notre historien n'a pas soupçonné la chute imminente de l'empire romain, il a encore moins démêlé, au milieu de tous les éléments de faiblesse et de corruption, le ferment nouveau qui, agissant sur les peuples barbares, devait les façonner et les pénétrer en les transformant.- Il ne s'est pas rendu compte du fait énorme qui s'accomplissait sous ses yeux, de la lutte du paganisme et du christianisme, de la chute de l'un et du triomphe de l'autre. Ce fait si important et qui se détache aujourd'hui si nettement de l'histoire du quatrième siècle était alors, il est vrai, embarrassé de circonstances multiples et parfois contrarié par des retours soudains qui pouvaient égarer l'esprit d'un contemporain. Toutefois, le triomphe du christianisme était, au moment où écrivait l'historien, si incontestable qu'il aurait dû appeler son attention. Ce fut vraiment par une intuition de génie que Constantin, au moment d'entreprendre la conquête de l'empire ; découvrit le premier où étaient la force et la vie, qu'il marcha résolument dans le courant et se mit à la tête de son siècle. Cinquante ans plus tard, Théodose, soldat politique comme lui, poursuivit la même œuvre et l'acheva. Entre ces deux grands hommes qui ouvrent et ferment le quatrième siècle se placent des princes médiocres, comme Constance et Valens, qui essayèrent de détourner le large courant chrétien au lieu de le suivre, un prince vaillant et téméraire, mais d'un esprit faux et passionné, Julien, qui voulut faire remonter le fleuve vers sa source ; enfin, un prince honnête et brave, Valentinien, qui ne trouva rien de mieux que d'imposer la trêve aux partis, comme s'il était possible d'arrêter un torrent dans son cours. En présence de tels changements de politique, il est
curieux de voir quelle a été l'attitude de notre historien. Pour Ammien
Marcellin, ce n'est ni le grand Constantin, ni l'hérétique Constance, ni le
sectaire Julien qui doivent être imités, mais le prudent et modéré
Valentinien. Il ne' blâme pas moins les prodigalités du premier empereur
chrétien et l'intempérante manie des discussions du fauteur de l'arianisme
que l'exclusivisme odieux de l'hellène couronné. Enrichir les uns aux dépens
dei autres, ruiner les postes de l'empire par les voyages incessants
d'évêques courant aux conciles, est, à son avis, aussi répréhensible que de'
fermer aux rhéteurs chrétiens les chaires d'éloquence. En 'revanche, ce qu'il
loue le plus dans Valentinien, que d'ailleurs il ne ménage guère à raison de
son caractère anguleux et irascible, c'est la modération et l'indépendance
qu'il apporta dans sa manière de régler les affaires religieuses. Il usa, dit l'historien dans un passage déjà cité
et qu'il convient de rappeler, il usa d'une telle
tolérance dans ses rapports avec les diverses religions, qu'il sut rester
neutre, n'inquiéta personne à ce sujet et ne fit jamais un ordre à quelqu'un
d'embrasser tel ou tel culte. Il ne força jamais ses sujets, par des édits
menaçants, à courber la, tête devant ce qu'il adorait, et il laissa en
mourant les partis dans l'état où il les avait trouvés. Il nous paraît
évident que l'historien, d'ordinaire Si attentif à ne pas se livrer, a révélé
ici sa pensée la plus intime, et nous savons, car nous l'avons déjà dit, à
quel sentiment il obéissait. Cet esprit de tolérance, à la façon des
Thémistius et des Symmaque, n'est pas chez lui l'aveu d'une cause vaincue, la
ressource d'un adversaire aux abois, mais bien la conviction sincère et
réfléchie d'un esprit politique qui croit trancher le débat en usant d'une.
grande impartialité envers tous les partis. Ammien Marcellin était, en effet, étranger à toute religion ; son jugement nous paraît être beaucoup moins celui d'un hellène dépité que celui d'un homme de sens et indépendant[12]. C'est la pensée d'un politique qui, comme soldat et magistrat, a eu maintes fois à regretter l'immixtion des questions religieuses dans les affaires de l'État. Dès lors, sans dessein arrêté, sans orientation dans l'esprit, il vit au jour le jour d'expédients, pour ne rien compromettre, ménageant tour à tour les dieux et Jésus-Christ, ne voyant pas où gisait le passé, où s'affirmait l'avenir. Bien autrement large et féconde était la conception politique de saint Athanase. Avec un juste tempérament des exigences de la vérité et des faiblesses de l'homme il conseilla à l'empereur Jovien de reconnaître ouvertement le christianisme au nom de l'empire, mais de tolérer à côté l'erreur, d'assurer à l'Église une marche libre et sûre vers ses destinées pour n'ôter à ses ennemis que le pouvoir de nuire. Et saint Ambroise, non moins homme d'État qu'évêque, écrivait à l'empereur Théodose, après la victoire de ce prince sur Arbogast (sept. 394) : Tu es pieux et clément : au nom de cette clémence, écoute ma prière. L'Église de Dieu se réjouit aujourd'hui de voir la paix rendue aux innocents, donne-lui la joie de voir le pardon accordé aux coupables. Et de fait, quelques mois après, les fils de Théodose, s'inspirant de la dernière pensée de leur père, rendaient un décret d'amnistie : fas est sequi nos paternœ dispositionis arbitrium[13]. L'évêque d'Alexandrie, comme celui de Milan, tranchait la question avec non moins d'humanité que de fermeté. Inébranlables et intolérants dans les principes, ils étaient pleins de condescendance envers les hommes dans la pratique. C'est qu'en effet l'idée de tolérance absolue et de complète impartialité est chimérique, à moins qu'elle ne soit fondée sur le doute ou l'indifférence. C'est le propre d'une ardente conviction, de la foi en la vérité, d'aller en avant, de suivre une marche irrésistible. Faire des prosélytes par tous les moyens qu'approuve une saine raison sera toujours un besoin de l'homme qui se croit en possession du vrai. Et ce sentiment est honorable, car il prouve l'intérêt que l'homme porte l'homme. Ce prosélytisme est le signe et la preuve d'une ardente conviction. Ainsi fit Théodose vainqueur d'Arbogast à Aquilée, il se rend à Rome, à la curie ; et décide la plupart des sénateurs païens encore hésitants ou indifférents à se faire chrétiens, mais il laisse tous les biens aux fils d'Eugène et d'Arbogast et déplore la mort de Nicomaque que la réaction païenne fait préfet du prétoire d'Italie. Tel ne fut pas Valentinien dont les rapports avec ses sujets chrétiens et païens furent réglés par un esprit étroit de prétendue justice et d'impartialité. On a remarqué que ce prince très sévère, cruel même à l'égard des bas fonctionnaires de l'empire, était faible à l'égard de ses généraux, les maîtres de la milice qu'il redoutait. C'est le signe d'un tempérament mal équilibré et d'un caractère plus violent que ferme. On a encore observé que des hommes très sincères, très honnêtes, sont à l'égard de ceux de leur parti sévères jusqu'à l'injustice, soit par sentiment exagéré du devoir, soit encore par crainte d'être suspects de partialité. Valentinien était un brave soldat, très soucieux des nécessités de l'empire : il n'en fut pas moins, et avec raison, accusé de faiblesse et de violence irréfléchie. C'était un chrétien convaincu, très sincère ; il n'en garda pas moins à l'égard des chrétiens une attitude pleine de réserve et presque de suspicion. Évidemment, il craignait de tomber dans l'excès opposé et de faire pour les chrétiens ce que Julien, qu'on lui opposait sans cesse, avait fait pour les païens. Son idéal fut de tenir rigoureusement la balance égale entre les deux partis. Aussi fut-il à cet endroit complètement approuvé par notre historien. Cet ancien soldat, ce magistrat intègre, homme de sens et de pratique, n'allait pas au delà du présent. Il ne voyait que les obstacles du moment et il ne songeait qu'à les éviter par des concessions. Toute violence lui répugne, et il la flétrit dans Constance comme il la déplore dans Julien. Cette modération lui était inspirée par la rectitude d'un esprit plus ferme qu'élevé et surtout par l'absence de toute conviction religieuse. Déiste à la façon de Thémistius, quoique nominalement chrétien, il estimait sans doute qu'on pouvait également arriver à la vérité par plusieurs chemins, et il s'accommodait de la tolérance pour ces dieux de l'Olympe, auxquels il ne croyait pas, mais dont il parlait encore par habitude de lettré. C'est ainsi qu'il est resté étranger au grand mouvement de rénovation qui emportait alors le monde romain et qu'il n'a pas compris le rôle important du christianisme dans la société du quatrième siècle. C'est le contraire, il est vrai, qui nous étonnerait. III. — Conclusion. En résumé, l'œuvre.de notre historien était un travail considérable, de longue haleine, embrassant une période de temps de près de trois siècles, depuis l'avènement de Nerva jusqu'à la mort de Valens, de 96 à 378. Par les développements donnés à ses récits, le poids et la valeur de ses recherches historiques, Ammien Marcellin se rattachait à l'école des grands historiens de Rome ; il était le continuateur des Tite-Live et des Tacite. La première partie de son histoire, embrassant les temps antérieurs à Constantin, était puisée à de bonnes sources, aux récits d'historiens sérieux qui avalent été témoins des faits. Elle avait, comme nous l'avons montré, une étendue bien plus considérable qu'on ne l'a cru communément. Cette partie de l'œuvre d'Ammien Marcellin est totalement perdue, et cette perte n'est compensée que par les récits des historiens grecs, Dion Cassius et Hérodien, jusqu'à l'an 239. Après cette date nous n'avons plus que des fragments d'historiens grecs et l'indigeste compilation des auteurs de l'Histoire Auguste, encore même ces derniers font-ils souvent défaut. A cet endroit, la perte des livres d'Ammien Marcellin est des plus regrettables : elle laisse dans l'histoire des annales de Rome une lacune de plus d'un siècle qu'il ne sera probablement jamais possible de combler. Quant à la seconde partie de l'œuvre de notre historien, laquelle était l'histoire de son temps du règne de Constantin à la mort de Valens (324-378) et dont nous avons la plus grande part, les deux tiers environ, de 353 à 378, du livre XIVe à XXXIe et dernier, on peut dire qu'elle est le document historique le plus important, l'exposé le plus sûr et le plus abondant des événements de cette époque. Son autorité est très grande ; car les récits des faits ont été puisés aux meilleures sources, aux archives de l'empire, aux rapports des officiers généraux. Ils ont été dictés par des témoins oculaires et écrits par un historien souvent témoin lui-même de ce qu'il raconte, doué d'ailleurs des qualités indispensables au critique : l'intelligence, la modération et l'honnêteté. Cependant, nous avons fait des restrictions. L'auteur qui fut, sa vie durant, employé à de hautes fonctions soit comme soldat, soit comme magistrat, resta trop fidèlement attaché aux pas des princes dont il raconte les actions, et par conséquent trop étranger aux mille incidents qui faisaient la vie des provinces, échappant ainsi au contrôle officiel. Ammien Marcellin paraît n'avoir vu les choses de son temps que du cabinet des princes. Son histoire est avant tout le récit des actions des empereurs, des intrigues nouées dans leurs antichambres et des grands événements politiques et militaires de l'empire, qui, par leur nature, ne pouvaient échapper à la chancellerie impériale. Pour tout ce qui touche : la vie intime des cités, dans les provinces et aux rapports privés des citoyens, elle demande à être complétée par les mille renseignements que l'on peut puiser dans les écrits de ses contemporains. Souvent incomplète, cette histoire est encore quelque peu partiale. Quelles qu'aient été l'indépendance et la modération d'esprit d'Ammien Marcellin, il ne put échapper à l'influence de l'éducation, du milieu où il vécut, et des relations qu'il entretint avec les chefs de l'hellénisme. Il était sans convictions religieuses, il est vrai, mais plein des souvenirs de l'antiquité, n'ayant au cœur qu'un respect : celui des traditions et des grandeurs de l'empire romain. Il resta donc en dehors du courant chrétien qui, au quatrième siècle, emportait les peuples. Il fut étranger aux questions religieuses qui passionnèrent ses contemporains. Et s'il lui arrive de toucher incidemment à ces questions, c'est en les dénaturant et avec une espèce d'hostilité qui, pour n'être pas voulue, n'en est pas moins réelle. A cet égard, son histoire demande à être rectifiée et complétée par les récits des Pères et des historiens ecclésiastiques. Malgré ces restrictions, l'histoire d'Ammien Marcellin est une œuvre de grand prix. Elle est le récit suivi des principaux événements de ce temps, elle est le document le plus important de cette époque, et son auteur est justement dénommé le principal historien du quatrième siècle. Sans elle, le tableau de cette période ne serait pas tracé dans ses grandes lignes et il serait impossible de le reconstituer à l'aide des renseignements multiples que l'on pourrait puiser dans les écrits des contemporains. Si l'œuvre est réellement précieuse, l'auteur lui-même n'est pas moins recommandable par les dons de l'intelligence et la dignité du caractère. Ammien Marcellin fut vraiment un loyal soldat, un magistrat intègre et un écrivain sérieux. A ces titres, il méritait d'être connu et étudié de près. Nous ne regardons pas comme perdu le temps que nous lui avons consacré : heureux si, tout en ayant fait connaître un honnête homme, nous avons ajouté quelque chose à l'histoire générale des lettres et des mœurs au quatrième siècle. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Ammien Marc., XXVIII, 6. Peu de temps après Ammien Marcellin, vers 420, Paul Orose écrivait : Il y a des Romains qui aiment mieux être pauvres et libres parmi les barbares que payer le tribut et supporter le servage parmi les Romains. Et dans le même temps, Salvien ne craignait pas de dire : Ce nom de citoyen romain, si estimé autrefois, maintenant on n'en veut plus, on le repousse. Les ennemis sont moins redoutables que ceux qui exigent l'impôt ; on cherche un refuge chez l'ennemi pour échapper à l'impôt. Tous les plébéiens romains ne demandent qu'à vivre avec les barbares.
[2] Ammien Marc., VIII, 3, 3 ; XXX, 5, 1.
[3] Ammien Marc., XIV, 2, 1 ; XIX, 13, 1 ; XIV, 4, 1 ; XXV, 1, 3.
[4] Ammien Marc., XXVIII, 5, 15.
[5] Ammien Marc., XXXI, 9, 4.
[6] Ammien Marc., XV, 12, 3, où l'auteur dit des Gaulois qu'ils étaient de bons soldats, et il ajoute : Nec eorum aliquando quisquam ut in Italia munus martium pertimescens pollicem sibi prœcidit, quos localiter murcos appellant, et encore : XXVII, 1 ; XXIX, 5, 22 ; XXII, 4, 6.
[7] Ammien Marc., XV, 12, 3 ; XXII, 4, 6 ; XXV, 10, 7 ; XXVIII, 3, 8. Valentinien dut même interdire les mariages entre Romains et barbares pour éviter ces trahisons.
[8] Ammien Marc., XXVIII, 5, 7 ; XXX, 1, 20. Un gouverneur de la Pannonie invite aussi le roi des Quades, Gabinius, et le fait tuer après le repas, XXIX, 6, 5.
[9] Ammien Marc., XV, 5, 11 : Adhibitis Francis, quorum ea tempestate in palatio multitudo florebat, et XXXI, 16, 8 : datis litteris ad rectores romanos omnes, quod his temporibus raro contingit.
[10] Ammien Marc., XIV, 6, 3. — Florus, I.
[11] S. Jérôme, Isaïe, préface. Et ailleurs : Horret animus temporum nostrorum ruinas persequi, romanus orbis ruit et tamen cervix nostra erecta non flectitur. Lettre 60 à Héliodore, écrite vers l'an 398 ; V. Duruy, t. VII, p. 450.
[12] Cette dernière opinion est d'autant plus probable qu'Ammien Marcellin déclare s'être décidé à continuer ses livres d'histoire à raison de l'indépendance et de la sécurité qu'assure le règne protecteur de Théodose : Modestia fretus prœsentis temporis, XXVI, 1.
[13] S. Ambroise, Lettre 61. — Code Théod., XV, XIV, 11.