Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE XLIII

Révoltes de l’Afrique. Rétablissement du royaume des Goths par Totila. Prise et reprise de Rome. Conquête définitive de I’Italie par Narsès. Extinction des Ostrogoths. Défaite des Francs et des Allemands. Dernière victoire, disgrâce et mort de Bélisaire. Mort et caractère de Justinien. Comète, tremblements de terre et peste.

 

 

CE que nous venons de dire des diverses nations établies dans la portion du globe qui se prolonge depuis le Danube jusqu’aux bords du Nil, a montré de toutes parts la faiblesse des Romains ; et l’on peut s’étonner avec raison qu’ils prétendissent à étendre les limites d’un empire dont ils ne pouvaient plus défendre les anciennes frontières : mais les guerres, les conquêtes et les triomphes de Justinien sont les débiles et pernicieux efforts de la vieillesse qui épuise les restes de sa force, et hâte le terme de la vie. Ce prince se félicita d’avoir remis l’Afrique et l’Italie sous la domination de la république ; mais les malheurs qui suivirent le départ de Bélisaire montrèrent l’impuissance du conquérant et achevèrent la ruine de ces malheureuses contrées.

Justinien avait jugé que ses nouvelles conquêtes devaient satisfaire aussi magnifiquement son avarice que son orgueil. Un avide ministre des finances suivait de près les pas de Bélisaire ; et les Vandales ayant brûlé les anciens registres des tributs, son imagination se donnait carrière sur le calcul et la répartition arbitraire des richesses de l’Afrique[1]. L’augmentation des impôts destinés à enrichir un souverain éloigné du pays, la restitution forcée de toutes les terres qui avaient appartenu à la couronne, ne tardèrent pas à dissiper l’ivresse de la joie publique ; mais l’empereur se montra insensible aux plaintes modestes du peuple, jusqu’au moment où les clameurs des soldats mécontents vinrent le tirer de son sommeil et de sa sécurité. Un grand nombre d’entre eux avaient épousé des veuves et des filles de Vandales ; ils réclamaient comme doublement à eux, à titre de conquête et de propriété, les domaines que Genseric avait assignés à ses troupes victorieuses. Ils n’écoutèrent qu’avec dédain les représentations froides et intéressées de leurs officiers, qui leur représentèrent vainement que la libéralité de Justinien les avait tirés de l’état sauvage ou d’une condition servile, qu’ils s’étaient enrichis des dépouilles de l’Afrique, des trésors, des esclaves et du mobilier des Barbares vaincus ; et que d’ancien et légitime patrimoine des empereurs ne devait être employé qu’au maintien de ce gouvernement, duquel dépendaient, en dernière analyse, leur sûreté et leur récompense. La mutinerie avait pour instigateurs secrets mille soldats, la plupart Hérules, qui, ayant adopté la doctrine d’Arius, se trouvaient excités par le clergé de cette secte ; et le fanatisme, par son pouvoir destructeur de tout principe, consacrait la cause du parjuré et de la rébellion. Les ariens déploraient la ruine de leur Église, triomphante en Afrique durant plus d’un siècle ; et ils étaient justement indignés des lois du vainqueur, qui leur interdisait le baptême de leurs enfants et l’exercice de leur culte religieux. La plus grande partie des Vandales choisis par Bélisaire oublièrent, dans les honneurs du service de l’Orient, leur pays et leur religion ; mais quatre cents d’entre eux, animés d’un généreux courage, obligèrent les officiers de la marine à changer de route à la vue de l’île de Lesbos ; ils relâchèrent au Péloponnèse ; et, après avoir échoué leur navire sur une côte déserte de l’Afrique, ils arborèrent sur le mont Aurasius l’étendard de l’indépendance et de la révolte. Tandis que les troupes de la province refusaient d’obéir aux ordres de leurs supérieurs, on conspirait à Carthage contre la vie de Salomon, qui y occupait avec honneur la place de Bélisaire ; et les ariens avaient pieusement résolu de sacrifier le tyran au pied des autels, durant la fête de Pâques et l’imposante célébration des saints mystères. La crainte ou le remords arrêta le poignard des assassins, mais la patience de Salomon les enhardit ; et dix jours après on vit éclater dans le cirque une sédition furieuse, qui désola ensuite l’Afrique pendant plus de dix années. Le pillage de la ville et le massacre de ses habitants sans distinction, ne furent suspendus que par la nuit, le sommeil et l’ivresse. Le gouverneur se sauva en Sicile avec sept personnes parmi lesquelles on comptait l’historien Procope. Les deux tiers de l’armée eurent part à cette rébellion ; et huit mille insurgens, assemblés dans les champs de Balla, élurent pour leur chef un simple soldat, nominé Stoza, qui possédait à un degré supérieur les vertus d’un rebelle. Sous le masque de la liberté, son éloquence guidait ou du moins entraînait les passions de ses égaux. Il se mit au niveau de Bélisaire et du neveu de Justinien, en osant se mesurer avec eux sur le champ de bataille. Il fut défait ; mais ces généraux avouèrent que Stoza était digne d’une meilleure cause et d’un commandement plus légitime. Vaincu dans les combats, il employa avec dextérité l’art de la négociation ; il débaucha une armée romaine, et fit assassiner, dans une église de Numidie, les chefs qui avaient compté sur ses infidèles promesses. Lorsqu’il eut épuisé toutes les ressources de la force ou de la perfidie, il gagna, avec quelques Vandales désespérés, les déserts de la Mauritanie ; il obtint la fille d’un prince barbare, et, en faisant répandre le bruit de sa mort, échappa à la poursuite de ses ennemis. L’autorité personnelle de Bélisaire, la dignité, le courage et la douceur de Germanus, neveu de l’empereur, la vigueur et le succès de l’administration de l’eunuque Salomon, rétablirent la soumission dans le camp, et maintinrent, durant quelque temps, la tranquillité de l’Afrique ; mais les vices de la cour de Byzance faisaient sentir leur influence jusque dans cette province éloignée : les soldats se plaignaient de ne recevoir ni solde ni secours ; et quand les désordres publics furent au point favorable à ses desseins, Stoza reparut vivant, en armes et aux portes de Carthage. Il fut tué dans un combat singulier ; et, au milieu des angoisses de la mort, il sourit en apprenant que sa javeline avait percé le cœur de son adversaire. L’exemple de Stoza, et la persuasion que le premier roi fut un soldat heureux, échauffèrent l’ambition de Gontharis : celui-ci promit, dans un traité particulier, de partager l’Afrique avec les Maures, si, avec leur dangereux secours, il pouvait monter sur le trône de Carthage. Le faible, Aréobinde, incapable de gouverner, soit durant la paix, soit durant la guerre, était arrivé à l’emploi d’exarque par son mariage avec la nièce de Justinien. Une sédition des gardes le renversa tout à coup, et ses abjectes supplications provoquèrent le mépris de l’inexorable rebelle sans exciter sa pitié. Après un règne de trente jours, Gontharis fut poignardé à son tour par Artaban, au milieu d’un festin ; et, ce qui est assez singulier, un prince arménien, de la famille royale des Arsacides rétablit à Carthage l’autorité de l’empire romain. Tous les détails de la conspiration qui arma la main de Brutus contre les jours de César, sont curieux et importants pour la postérité ; mais le crime ou le mérite de ces assassins, révoltés ou fidèles à leur prince, ne pouvaient intéresser que les contemporains de Procope, que l’amitié ou le ressentiment, l’espérance ou la crainte, avaient personnellement engagés dans les révolutions de l’Afrique[2].

Ce pays retombait rapidement dans l’état de barbarie d’où l’avaient tiré les colonies phéniciennes et les lois de Rome ; et chaque degré de la discorde intestine était marqué par quelque déplorable victoire de l’homme sauvage sur la société civilisée. Les Maures[3] ne connaissaient pas les lois de la justice, mais ils ne pouvaient supporter l’oppression. Leur vie errante et leurs immenses déserts trompaient les armes ou éludaient les chaînes d’un conquérant, et l’expérience prouvait assez qu’on ne devait compter ni sur leurs serments ni sur leur reconnaissance. Effrayés par la victoire du mont Aurasius, ils s’étaient momentanément soumis ; mais s’ils respectaient le caractère de Salomon, ils détestaient et méprisaient l’orgueil et l’incontinence de Cyrus et de Sergius, ses deux neveux, auxquels il avait imprudemment, confié les gouvernements de Tripoli et de la Pentapole. Une tribu de Maures campait sous les murs de Leptis, afin de renouveler son alliance et de recevoir du gouverneur les présents accoutumés. Quatre-vingts de leurs députés furent introduits dans la ville comme alliés ; mais sur un vague soupçon de conspiration on les égorgea à la table de Sergius, et le cri de guerre et de vengeance retentit dans toutes les vallées du mont Atlas, depuis les deux Syrtes jusqu’aux bords de l’océan Atlantique. Une offense personnelle, l’injuste exécution ou le meurtre de son frère, rendit Antalas ennemi des Romains. La défaite des Vandales avait autrefois signalé sa valeur ; il montra en cette occasion des sentiments de justice et de prudence remarquables dans un Maure. Tandis qu’il réduisait Adrumète en cendres, il avertit l’empereur que le rappel de Salomon et de ses indignes neveux assurerait la paix de l’Afrique. L’exarque sortit de Carthage avec ses troupes ; mais à six journées de cette ville, et aux environs de Tébeste[4], il fut étonné de la supériorité du nombre et de la contenance farouche des Barbares. Il proposa un traité, sollicita une réconciliation, et offrit de se lier par les serments les plus solennels. Par quels serments peut-il se lier ? interrompirent les Barbares avec indignation ; Jurera-t-il sur les Évangiles, livres que la religion chrétienne regarde comme divins ? C’est sur ces livres que Sergius, son neveu, avait engagé sa foi à quatre-vingts de nos innocents et malheureux frères. Avant que les Évangiles nous inspirent de la confiance une seconde fois, nous devons essayer quel sera leur pouvoir pour punir le parjure et venger leur honneur compromis. Leur honneur fut vengé dans les champs de Tébesie par la mort de Salomon et la perte totale de son armée. De nouvelles troupes et des généraux plus habiles réprimèrent bientôt l’insolence des Maures : dix-sept de leurs princes furent tués à la même bataille, et les bruyantes acclamations du peuple de Constantinople célébrèrent la soumission incertaine et passagère de leurs tribus. Des incursions successives avaient réduit les possessions romaines en Afrique à un tiers de l’étendue de l’Italie ; toutefois les empereurs romains continuèrent à régner plus d’un siècle sur Carthage et la fertile côte de la Méditerranée : mais les victoires et les défaites de Justinien devenaient également funestes au genre humain ; et telle était la dévastation de l’Afrique, qu’en plusieurs cantons un voyageur pouvait errer des jours entiers sans rencontrer une créature humaine, soit amie, soit ennemie. La nation des Vandales, qui avait compté un moment cent soixante mille guerriers, outre les femmes, les enfants et les esclaves, avait disparu ; une guerre impitoyable avait anéanti un nombre de Maures encore plus grand ; et le climat, les divisions intestines et la rage des Barbares, vengeaient cette destruction sur les Romains et leurs alliés. Lorsque Procope débarqua en Afrique pour la première fois, il admira la population des villes et des campagnes, et l’activité du commerce et de l’agriculture. En moins de vingt ans, cette scène de mouvement s’était changée en une solitude silencieuse ; les riches citoyens s’étaient réfugiés en Sicile et à Constantinople ; et l’historien secret assure que les guerres et le gouvernement de Justinien coûtèrent cinq millions d’hommes à l’Afrique[5].

La jalousie de la cour de Byzance n’avait pas permis à Bélisaire d’achever la conquête de l’Italie ; et son brusque départ ranima le courage des Goths[6], qui respectaient son génie, ses vertus, et même l’estimable motif qui avait forcé le sujet de Justinien à les tromper et à rejeter leurs vœux. Ils avaient perdu leur roi (perte toutefois peu considérable), leur capitale, leurs trésors, les provinces qui s’étendaient de la Sicile aux Alpes, et deux cent mille guerriers avec leurs cheveux et leurs riches équipages ; mais tout n’était pas perdu, tant que Pavie était défendue par un millier de Goths qu’animaient l’honneur, l’amour de la liberté et le souvenir de leur ancienne grandeur. Le commandement en chef fut offert, d’une voix unanime, au brave Uraias ; lui seul regarda les malheurs de son oncle Vitigès comme un motif d’exclusion. Sa voix fit tomber les suffrages sur Hildibald, qui a son mérite personnel joignait le titre de parent du roi d’Espagne Theudès, dont on espérait, avec peu de fondement, que les secours soutiendraient les intérêts communs de la nation des Goths. Le succès de ses armes dans la Ligurie et la Vénétie paraissait justifier ce choix ; mais il montra bientôt qu’il était incapable de pardonner ou de commander à son bienfaiteur. Sa femme fut vivement blessée de la beauté, des richesses et de la fierté de l’épouse d’Uraias, et la mort de ce vertueux patriote excita l’indignation d’un peuple libre. La hardiesse d’un assassin exécuta la sentence portée par la nation, en coupant la tête à Hildibald au milieu d’un banquet. Les Rugiens, tribu étrangère, s’arrogèrent le droit de donner la couronne ; et Totila, neveu du dernier roi, entraîné par la vengeance, fut prêt à se livrer aux Romains avec la garnison de Trevigo, mais on persuada facilement à ce jeune homme valeureux et accompli de préférer le trône des Goths au service de Justinien ; et dès qu’on eut délivré le palais de Pavie de l’usurpateur nommé par les Rugiens, il rassembla cinq mille soldats et entreprit de rétablir le royaume d’Italie.

Les onze généraux égaux en pouvoir, qui succédèrent à Bélisaire, négligèrent d’écraser les Goths faibles et désunis, jusqu’à ce qu’enfin les progrès de Totila et les reproches de Justinien les tirèrent de leur inaction. Les portes de Vérone furent secrètement ouvertes à Artabaze, qui y entra à la tête de cent soldats perses au service de l’empereur. Les Goths abandonnèrent la ville. Les généraux romains s’arrêtèrent à soixante stades pour régler le partage du butin. Tandis qu’ils disputaient sur cet article, l’ennemi, s’apercevant du petit nombre des vainqueurs, fondit sur les Perses qui furent accablés à l’instant ; et ce fit en sautant du haut des remparts qu’Artabaze conserva une vie dont il fut privé, peu de jours après, par la lance d’un Barbare qui l’avait défié à un combat singulier. Vingt mille Romains se mesurèrent avec les forces de Totila près de Faenza, et sur les collines de Mugello, qui fait partie du territoire de Florence. Des hommes libres combattant pour reconquérir leur pays, voyaient devant eux des troupes mercenaires dont le courage languissant n’offrait pas même le mérite d’une servitude vigoureuse et bien disciplinée. Dès le premier choc, les Romains abandonnèrent leurs drapeaux, jetèrent leurs armes, et se dispersèrent de tous côtés avec une vitesse qui diminua leur perte, mais qui acheva de les couvrir de honte. Le roi des Goths, rougissant de la lâcheté de ses ennemis, suivit rapidement le chemin de l’honneur et de la victoire. Il passa le Pô, traversa l’Apennin, remit à un autre temps l’importante conquête de Ravenne, de Florence et de Rome ; et, continuant sa route par le centre de l’Italie, il vint former le siège ou plutôt le blocus de Naples. Les chefs romains, emprisonnés chacun dans leurs villes et s’imputant l’un à l’autre ce revers, n’osaient troubler son entreprise ; mais l’empereur, effrayé de la détresse et du danger où se trouvaient ses conquêtes d’Italie, envoya au secours de Naples une flotte de galères et un corps de soldats de la Thrace et de l’Arménie. Ces troupes débarquèrent dans la Sicile, qui les approvisionna de ses riches magasins ; mais les délais du nouveau commandant, magistrat qui n’entendait rien à la guerre, prolongèrent les maux des assiégés ; et les secours qu’enfin il laissa timidement s’échapper vers eux, furent successivement interceptés par les navires armés que Totila avait placés dans la baie de Naples. Le principal officier des Romains fût traîné au pied du rempart, la corde au cou, et la d’une voix tremblante, il exhorta les citoyens à implorer, comme lui, la merci du vainqueur. Les habitants demandèrent une trêve et promirent de rendre la place, si dans l’espace d’un mois ils ne voyaient arriver aucun secours. L’audacieux Barbare leur accorda trois mois au lieu d’un, persuadé, avec raison, que la famine hâterait le terme de leur capitulation. Après la rédaction de Naples et de Cumes, la Lucanie, la Pouille et la Calabre, se soumirent au roi des Goths. Totila conduisit son armée aux portes de Rome ; et, après avoir établi son camp à Tivoli, à vingt milles de la capitale, il engagea tranquillement le sénat et le peuple à comparer la tyrannie des Grecs avec le bonheur dont on jouissait sous la domination des Goths.

Les succès de Totila peuvent être en partie attribués à la révolution que trois années d’expérience avaient produite dans l’esprit des peuples de l’Italie. D’après l’ordre, ou du moins au nom d’un empereur catholique, le pape[7], leur père spirituel, avait été arraché de l’Église de Rome, et on l’avait laissé mourir de faim ou assassiné dans une île déserte[8]. A la place du vertueux Bélisaire, douze chefs, également corrompus et différant seulement par la variété de leurs vices, accablaient Rome, Ravenne, Florence, Pérouse, Spolette, etc., du poids d’une autorité qu’ils n’employaient que pour satisfaire leur avarice ou leur incontinence. On avait chargé du soin d’augmenter le revenu du fisc, Alexandre, financier subtil, bien versé dans la fraude et les vexations des écoles de Byzance, et qui tirait son surnom de Psalliction (les ciseaux), de l’habileté avec laquelle il diminuait le poids des monnaies d’or sans en effacer l’empreinte[9]. Au lieu d’attendre le retour de la paix et de l’industrie, il chargea les biens des citoyens d’impôts accablants ; toutefois ses extorsions actuelles où celles qu’il donnait lien de craindre ; inspiraient moins de haine que les recherches rigoureuses et arbitraires exercées sur les personnes et les propriétés de ceux qui, sous les rois goths avaient eu part à la recette et à la dépense du trésor public. Ceux des sujets de Justinien qui échappèrent à ces vexations partielles, ne purent se soustraire à la rapacité des soldats, qui, trompés et méprisés par Alexandre, cherchaient dans le maraudage une ressource contre l’indigence et la faim ; et les habitants des campagnes n’eurent plus de sûreté à espérer que dans les vertus d’un Barbare[10]. Totila était continent et frugal ; ses amis ou ses ennemis ne furent jamais déçus dans l’espoir qu’ils fondèrent sur sa fidélité ou sur sa clémence. Les cultivateurs de l’Italie obéirent avec joie à une proclamation du roi des Goths qui leur enjoignait de suivre leurs importants travaux ; et leur promettait que, sans payer au-delà des taxes ordinaires, ils se verraient, par la valeur et la discipline de ses troupes, entièrement à l’abri des maux de la guerre. Il attaqua successivement toutes les villes fortifiées ; et quand il les avait soumises, il en démolissait les fortifications, afin d’épargner au peuple les maux d’un nouveau siège, de priver les Romains des ressources qu’ils pouvaient trouver dans l’art de défendre les places, et de terminer, en pleine campagne, d’une manière plus égale et plus noble, la longue querelle des deux nations. Les captifs et les déserteurs romains se laissèrent aisément persuader de passer sous les drapeaux d’un ennemi libéral et affable ; il attira les esclaves par urne inviolable promesse de ne les jamais livrer à leurs maîtres ; et des mille guerriers de Pavie se forma bientôt, dans le camp de Totila, un nouveau peuple qui porta également le nom de peuple goth. Il remplit de bonne foi les articles de la capitulation, sans chercher et sans tirer aucun avantage des expressions équivoques ou des événements imprévus. Les  troupes de la garnison de Naples avaient stipulé qu’elles seraient renvoyées par mer ; les vents contraires ne le permirent pas, mais on leur fournit généreusement des chevaux, des vivres et un sauf-conduit jusqu’aux portes de Rome. Les femmes des sénateurs, saisies dans les maisons de campagne de la Campanie, furent renvoyées sans rançon à leurs maris ; on punit de mort quiconque attentait à la pudeur des femmes ; et, dans le régime salutaire qu’il imposa aux Napolitains affamés, le conquérant remplit les fonctions d’un médecin attentif et plein d’humanité. Les vertus de Totila méritent une égale estime ; soit qu’elles lui aient été inspirées par les idées d’une saine politique, par des principes de religion, ou par l’instinct de l’humanité. Il harangua souvent ses troupes ; il leur répétait sans cesse que la corruption d’un peuple entraîne sa ruine, que la victoire est le fruit des vertus morales ainsi que des vertus guerrières, et que le prince et même la nation sont coupables des crimes qu’ils négligent de punir.

Les amis et les ennemis de Bélisaire demandaient avec la même ardeur qu’on le chargeât du soin de sauver le pays qu’il avait subjugué : on renvoya en effet contre les Goths, l’ancien commandant de l’Italie, et ce fut pour lui une marque de confiance on une espèce d’exil. Héros sur les bords de l’Euphrate, esclave dans le palais de Constantinople, Bélisaire accepta, quoique avec répugnance, la pénible tâche de soutenir sa réputation, et de réparer les fautes des chefs qui l’avaient remplacé. La mer était ouverte aux Romains. Les navires et les soldats furent rassemblés à Salone prés du palais de Dioclétien ; Bélisaire fit la revue générale de ses troupes à Pola en Istrie, où il les laissa reposer quelques jours, et ensuite, côtoyant la mer Adriatique, il entra dans le port de Ravenne, et envoya des ordres plutôt que des secours aux villes subordonnées. Son premier discours publie s’adressa aux Goths et aux Romains : il leur annonçait au nom de l’empereur que ce prince avait suspendu pour quelque temps la conquête de la Perse et prêté l’oreille aux prières de ses sujets d’Italie ; il indiqua avec ménagement les causes et les auteurs des derniers désastres ; il s’efforça de dissiper la crainte d’être puni sur le passé, et l’espoir de l’impunité sur l’avenir ; et il travailla avec plus de zèle que de succès à établir une ligue d’affection et d’obéissance parmi tous ceux qui dépendaient de son gouvernement. Il ajouta que Justinien, son gracieux maître, se trouvait disposé à pardonner et à récompenser, et qu’il était de leur devoir, ainsi que de leur intérêt, de détromper leurs compatriotes séduits par les artifices de l’usurpateur. Aucun soldat n’eut la tentation d’abandonner les drapeaux du roi des Goths. Bélisaire découvrit bientôt qu’il avait été envoyé pour être le témoin oisif et impuissant de la gloire d’un jeune Barbare, et sa lettre à l’empereur peint naturellement et vivement les angoissés d’une âme généreuse. Très excellent prince, lui mande-t-il, nous sommes arrivés en Italie, manquant d’hommes d’armes, de chevaux et d’argent, c’est-à-dire dénués de tout ce qu’il faut pour la guerre. Lors de notre dernière course dans les villages de la Thrace et de l’Illyrie, nous avons rassemblé avec des difficultés extrêmes, environ quatre mille recrues, qui ne sont pas vêtues, et qui ne savent ni manier les armes ni faire le service d’un camp. Les soldats que j’ai trouvés dans lit province sont mécontents, timides et épouvantés. Dès, qu’on leur annonce l’ennemi, ils abandonnent leurs chevaux et jettent leurs armes. On ne peut lever aucun impôt, puisque l’Italie est dans les mains des Barbares. La suspension de paiement nous a. privés du droit de donner des ordres et même des avis. Soyez sûr, redoutable seigneur, que la plus grande partie de vos troupes a déjà passé sous l’étendard des Goths. Si la présence seule de Bélisaire pouvait terminer la guerre, vos désirs seraient satisfaits. Bélisaire est au milieu de l’Italie ; mais si vous voulez triompher, il faut bien d’autres préparatifs : le titre de général n’est qu’un vain nom, lorsqu’il n’est pas accompagné de forces militaires. Il serait à propos de me rendre mes vétérans et mes gardes domestiques. Je ne puis entrer en campane qu’après l’arrivée d’un renfort de troupes légères et de troupes pesamment armées ; et ce n’est qu’avec de l’argent comptant que vous pouvez vous procurer un corps considérable de la cavalerie des Huns, dont nous avons un besoin indispensable[11]. Un officier en qui Bélisaire avait confiance, partit de Ravenne pour hâter et amener les secours ; mais le messager négligea sa mission, et un mariage avantageux le retint à Constantinople. Poussé à bout par les délais, trompé dans toutes ses espérances, Bélisaire repassa la mer Adriatique, et attendit à Dyrrachium l’arrivée des troupes qu’on levait avec lenteur parmi les sujets et les alliés de l’empire. Après les avoir reçues, ses forces ne suffisaient pas encore à la délivrance de Rome, que le roi des Goths serrait de toutes parts. Les Barbares couvraient la voie Appienne, longue de quarante journées de marche ; et Bélisaire, à qui la prudence ordonnait d’éviter une bataille, préféra la route de mer, plus prompte et plus sûre, qui, en cinq jours, devait le porter de la côte de l’Épire à l’embouchure du Tibre.

Après avoir réduit par la force ou par les traités les villes inférieures des provinces du centre de l’Italie, Totila se disposa, non à donner un assaut à l’ancienne capitale de l’empire, mais à l’environner et à l’affamer. Rome était défendue par la valeur, mais opprimée par l’avarice de Bessas, vieux général d’extraction gothique, qui avec trois mille soldats garnissait la vaste circonférence de ses antiques murailles. Il trafiquait de la misère du peuple, et se réjouissant en secret de la durée du siège. C’était pour augmenter sa fortune qu’on avait rempli les greniers. La charité du pape Vigile avait acheté en Sicile et fait embarquer une provision considérable de grains : les navires échappèrent aux Barbares, mais ils tombèrent entre les mains d’un gouverneur avide, qui donnait aux soldats une faible ration, et vendait le reste aux plus riches des habitants. Le médimne, ou la cinquième partie d’un quarter de froment, se vendait sept pièces d’or ; un bœuf, butin rare et précieux enlevé aux ennemis, se paya jusqu’à cinquante : le progrès de la famine accrut encore cette valeur exorbitante, et engagea souvent l’avarice des, mercenaires à se priver encore de la faible portion de vivres à peine suffisante pour soutenir leur existence. Une pâté insipide et malsaine, qui contenait trois fois plus de son que de farine, apaisait la faim des pauvres ; ils se virent réduits peu à peu à se nourrir de chevaux, de chiens, de chats et de souris, à manger les herbes, et même les orties qui croissaient au milieu des ruines de la ville. Une foule de spectres pâles, exténués, accablés par la maladie, se rassembla autour du palais du gouverneur : ils lui remontrèrent vainement que le devoir d’un maître est de nourrir ses esclaves ; ils le supplièrent humblement de pourvoir à leur subsistance, ou de leur permettre de sortir de la place, ou enfin de prononcer sur le champ l’arrêt de leur mort. Bessas répondit, avec la tranquillité d’un homme insensible, qu’il ne pouvait nourrir les sujets de l’empereur ; qu’il compromettrait sa sûreté en les renvoyant, et que les lois ne lui permettaient pas de les faire mourir. Ils auraient pu cependant apprendre d’un de leurs concitoyens que la faculté de mourir est une de celles dont ne peut nous priver un tyran. Déchiré par les cris de cinq enfants qui lui demandaient du pain, il leur ordonna de le suivre ; il se rendit tranquillement et en silence sur l’un des ponts du Tibre, et, après s’être couvert le visage, il se précipita dans la rivière, sous les yeux de sa famille et du peuple romain. Bessas vendait aux citoyens riches et pusillanimes la permission de sortir de la ville[12] ; mais la plupart de ces fugitifs expiraient sur les grands chemins, ou se trouvaient arrêtés par des détachements de Barbares. Sur ces entrefaites, l’artificieux gouverneur, pour calmer le mécontentement et ranimer l’espoir des Romains, faisait répandre que des flottes et des armées venaient à leur secours des extrémités de l’Orient. La nouvelle certaine du débarquement de Bélisaire dans le port du Tibre les tranquillisa davantage ; et, sans examiner quelles étaient ses forces, ils comptèrent sur l’humanité, la bravoure et l’habileté de ce grand général.

Totila avait eu soin de préparer des obstacles dignes d’un tel adversaire. A quatre-vingt-dix stades au-dessous de la ville, et dans la partie la plus étroite du Tibre, il avait joint les deux bords par de fortes poutres qui formaient une espèce de pont sur lequel il plaça deux tours élevées, qu’il garnit des plus braves d’entre les Goths, et qu’il munit d’une grande provision d’armes de trait et de machines d’attaqué. Une grosse et forte chaîne de fer empêchait l’approche du pont et celle des tours, et ses deux extrémités, sur les deux bords de la rivière, étaient défendues par un nombreux détachement d’archers d’élite. L’entreprise que forma Bélisaire de forcer ces barrières et de secourir la capitale, offre un exemple remarquable de sa hardiesse et de son habileté. Sa cavalerie partit du port, et s’avança le long du chemin public, afin de contenir les mouvements et de distraire l’attention de l’ennemi : il plaça son infanterie et ses munitions sur deux cents gros bateaux : chacun de ces bateaux avait un rempart élevé, de grosses planches percées d’une grande quantité de petits trous qui devaient donner passage aux armes de trait. A son front deux grands navires, joints l’un à l’autre, soutenaient un château flottant qui dominait-les tours du pont, et était chargé de feux de soufre et de bitumer La flotte, conduite par le général en personne, remonta paisiblement le courant de la rivière. Son poids rompit la chaîne et les ennemis qui gardaient les bords furent massacrés ou dispersés. Dès qu’elle eut touché la principale barrière, le brûlot s’attacha au pont ; les flammes consumèrent une des tours avec deux cents Goths. Les assaillants poussèrent des cris de victoire, et Rome était sauvée, si la sagesse de Bélisaire n’eût été rendue inutile par la mauvaise conduite de ses officiers. Il avait envoyé ordre à Bessas de seconder ses opérations par une sortie faite à propos, et il avait enjoint à Isaac, son lieutenant, de ne point quitter le port. Mais l’avarice, rendit Bessas immobile tandis que l’ardeur du jeune Isaac le livra aux mains d’un ennemi supérieur en nombre. Bélisaire apprit bientôt cette défaite, dont on exagérait le malheur. Il s’arrêta, et dans ce seul instant, de sa vie il fit paraître quelques émotions de surprise et de trouble, et donna à regret l’ordre de la retraite pour sauver sa femme Antonina, ses trésors, et le seul port qu’il eût sur la côte de Toscane. Les angoisses de son esprit lui donnèrent une fièvre ardente et presque mortelle, et Rome fut abandonnée sans protecteur, à la merci ou au ressentiment de Totila. La longue durée de cette guerre avait aigri la haine nationale : le clergé arien fut ignominieusement chassé de Rome. L’archidiacre Pélage revint sans succès du camp des Goths, où il avait été en ambassade ; et un évêque de Sicile, l’envoyé ou le nonce du pape, perdit les deux mains pour s’être permis des mensonges utiles au service de Rome et de l’État.

La famine avait diminué la force et affaibli la discipline de la garnison de Rome. Elle ne pouvait tirer aucun service d’un peuple mourant et la cruelle avarice du marchand avait à la fin absorbé la vigilance du gouverneur. Quatre soldats d’Isaurie qui se trouvaient en sentinelle, descendant du haut des murs avec une corde, tandis que leurs camarades dormaient et que leurs officiers étaient absents, proposèrent en secret au roi des Goths d’introduire ses troupes dans la ville. On les reçut avec froideur et avec défiance : ils revinrent sains et saufs ; ils retournèrent deux fois chez l’ennemi ; la place fut examinée deux fois : la conspiration fut révélée, mais on ne voulut pas y faire attention ; et dès que Totila fut d’accord avec les conjurés, ceux-ci ouvrirent la porte Asinaire et laissèrent entrer les Goths. Craignant quelque trahison ou quelque embuscade, ils demeurèrent en bataille jusqu’à la pointe du jour ; mais Bessas et ses troupes avaient déjà pris la fuite ; et lorsqu’on pressa le roi de harceler leur retraite, il répondit avec sagesse que rien n’était si agréable que la vue d’un ennemi en fuite. Les patriciens auxquels il restait encore des chevaux, Decius, Basilius, etc., accompagnèrent le gouverneur : les autres, parmi lesquels Procope nomme Olybrius, Oreste et Maxime, se réfugièrent dans l’église de Saint-Pierre ; mais lorsqu’il assure qu’il ne resta que cinq cents personnes dans la place, on peut concevoir quelque doute sur la fidélité de l’historien ou sur celle du texte. Le jour vint éclairer la victoire complète des Goths, et leur monarque se rendit en dévotion au tombeau du prince des apôtres ; mais tandis qu’il priait au pied de l’autel, vingt-cinq soldats et soixante citoyens furent égorgés sous le vestibule. L’archidiacre Pélage[13] se présenta devant lui, les évangiles à la main, et dit : Seigneur, ayez pitié de votre serviteur. — Pélage, lui répondit Totila avec un sourire insultant, votre orgueil s’abaisse donc maintenant au langage de la prière ?Je suis un suppliant, lui répliqua le prudent archidiacre ; Dieu nous a soumis à votre pouvoir ; et, en qualité de vos sujets, nous avons droit à votre clémence. Son humble prière sauva les Romains, et la pudeur des jeunes filles et des matrones romaines fut sauvée de la fureur des soldats ; mais on leur permit de piller la ville après qu’on eut réservé pour le trésor royal les dépouilles les plus précieuses. Les maisons des sénateurs étaient remplies d’or et d’argent, et la honteuse et coupable avidité de Bessas se trouva n’avoir travaillé que pour le profit du vainqueur. Dans cette révolution, les fils des consuls éprouvèrent la misère qu’ils avaient rebutée ou qu’ils avaient soulagée ; ils errèrent, couverts de haillons, au milieu des rues de la ville, et mendièrent leur pain, peut-être sans succès, à la porte des maisons de leurs pères. Rusticiana, fille de Symmaque et veuve de Boèce, avait généreusement sacrifié ses richesses pour soulager les maux de la famine ; mais on l’accusa auprès des Barbares d’avoir excité le peuple à renverser les statues du grand Théodoric ; et cette vénérable matrone eut payé de sa vie l’insulte faite à la mémoire du roi des Goths, sans le respect qu’inspirèrent à Totila sa naissance, ses vertus, et même le pieux motif de sa vengeance. Il prononça le lendemain deux discours, dont l’un contenait les éloges et les avertissements adressés à ses Goths victorieux ; dans l’autre, il traita les sénateurs comme les plus vils des esclaves : il leur reprocha leur parjure, leur folie et leur ingratitude et il déclara, d’un ton sévère, que leurs biens et leurs dignités étaient à juste titre acquis à ses compagnons d’arme. Cependant il consentit à oublier leur révolte ; et pour reconnaître sa clémence, les sénateurs adressèrent à leurs tenanciers et à leurs vassaux des lettres circulaires où ils leur enjoignaient expressément d’abandonner les enseignes des Grecs, de cultiver en paix leurs terres, et d’apprendre de leurs maîtres à obéir au roi des Goths. Il fut inexorable pour la ville qui avait arrêté si longtemps le cours de ses victoires ; il fit démolir, en différents endroits, environ un tiers de ses murailles ; il préparait des feux et des machines pour détruire ou renverser les plus beaux monuments de l’antiquité, et l’univers apprit avec effroi qu’un décret allait changer Rome en un pâturage pour les troupeaux. Les remontrances fermes et modérées de Bélisaire suspendirent l’exécution de cet arrêt. Il exhorta le prince barbare à ne pas souiller sa gloire par la destruction de ces monuments qui honoraient les morts et charmaient les vivants ; et Totila, d’après les conseils d’un ennemi, se détermina à conserver Rome pour servir d’ornement à son empire, ou comme un précieux gage de paix et de réconciliation. Lorsqu’il eut déclaré aux envoyés de Bélisaire sa résolution d’épargner la ville, il plaça une armée à cent vingt stades des murs, fit d’observer les mouvements du général romain. Il s’avança avec le reste de ses forces dans la Lucanie et dans la Pouille, et occupa, au sommet du Garganus[14], un des camps d’Annibal[15]. Les sénateurs furent traînés à sa suite, et bientôt après resserrés dans les forteresses de la Campanie : les citoyens, leurs femmes, et leurs enfants, partirent pour le lieu de leur exil ; et durant quarante jours, Rome n’offrit qu’une affreuse solitude[16].

Rome fut bientôt reprise par une de ces actions que l’opinion publique qualifie quelquefois selon l’événement, de téméraires ou d’héroïques. Après le départ de Totila, Bélisaire sortit du port à la tête de mille cavaliers il tailla en pièces ceux des ennemis qui osèrent le combattre, et visita avec compassion et avec respect les ruines désertes de la ville éternelle. Résolu de garder un poste qui attirait les regards du monde entier il appela la plus grande partie de ses troupes auprès de l’étendard qu’il éleva sur le Capitole. L’amour de la patrie et l’espoir d’y trouver de la nourriture y ramena les anciens habitants, et les clefs de Rome furent envoyées une seconde fois à l’empereur Justinien. La partie des murs démolie par les Goths fut réparée avec des matériaux grossiers et mal assortis ; on refit le fossé ; on garnit les chemins d’une multitude de pointes de fer pour blesser les pieds des chevaux[17] ; et comme on ne pouvait se procurer sur-le-champ de nouvelles portes, l’entrée fut gardée, à la manière des Spartiates, par un rempart des plus braves soldats. En vingt cinq jours, Totila arriva de la Pouille à marches forcées pour venger sa honte et son injure. Bélisaire l’attendit. Les Goths donnèrent trois fois un assaut général, et trois fois ils furent repoussés : ils perdirent la fleur de leurs troupes. L’étendard royal fût près de tomber entre les mains de l’ennemi, et la gloire de Totila tomba comme elle s’était élevée avec la fortune de ses armes. Tout ce que pouvaient faire le courage et l’habileté avait été accompli par le général romain ; c’était maintenant à Justinien à terminer, par un effort vigoureux et fait à propos, la guerre entreprise par son ambition. L’indolence, peut-être l’impuissance d’un prince plein de mépris pour ses ennemis et de jalousie contre ses serviteurs, prolongeaient les malheurs de l’Italie. Après un long silence, il ordonna à Bélisaire de laisser à Rome une garnison insuffisante, et de se transporter dans la province de Lucanie, dont les habitants, enflammés par le zèle de la religion catholique, avaient secoué le joug des ariens, leurs vainqueurs. Ce héros, dont ne pouvait triompher la puissance des Barbares, fut vaincu dans cette ignoble guerre par les délais, la désobéissance et la lâcheté de ses officiers. Il se reposait dans ses quartiers d’hiver à Crotone, bien persuadé que sa cavalerie gardait les deux passages des collines de la Lucanie. Ces passages furent livrés ou mal défendus, et la célérité de la marche des Goths laissa à peine à Bélisaire le temps de se sauver sur la côte de Sicile. On rassembla enfin une flotte et une armée pour secourir Ruscianum on Rossano[18], forteresse située à soixante stades des ruines de Sybaris, et dans laquelle les nobles de la Lucanie avaient cherché un asile. A la première tentative, une tempête dispersa la flotte romaine. La seconde fois elle approcha du bord ; mais elle vit les collines remplies d’archers, le lieu du débarquement défendu par une forêt de lances, et le roi des Goths impatient de livrer bataille. Le vainqueur de l’Italie se retira en soupirant, et continua de languir sans gloire et dans l’inaction jusqu’au moment où Antonina, qui était allée demander des secours à Constantinople, obtînt son rappel après la mort de l’impératrice.

Les cinq dernières campagnes de Bélisaire durent affaiblir la jalousie de ses compétiteurs, qu’avait éblouis et irrités l’éclat de ses premiers exploits. Au lieu d’affranchir l’Italie de la domination des Goths, il avait erré, en fugitif le long de la côte, sans oser pénétrer dans l’intérieur du pays, ni accepter les défis réitérés de Totila. Toutefois, dans l’opinion du petit nombre de ceux qui savent distinguer les projets et les événements et comparer les moyens avec ce qu’il s’agit d’exécuter, il parut un plus grand capitaine qu’à l’époque de prospérité ou il mena deux rois captifs devant le trône de Justinien. Son âge ne ralentissait point sa valeur. L’expérience avait mûri sa sagesse ; mais il semble que son humanité et sa justice cédèrent à l’empire des circonstances. La parcimonie, ou la pauvreté de l’empereur le força à s’écarter de ces règles qui lui avaient mérité l’amour et la confiance des Italiens. Il ne se soutint, durant cette dernière guerre, qu’en opprimant Ravenne, la Sicile et tous les fidèles sujets de l’empire ; et sa sévérité envers Hérodien, soit qu’elle fût injuste ou méritée, porta cet officier à livrer Spolette à l’ennemi. L’avarice d’Antonina, distraite autrefois par l’amour, la dominait alors tout entière. Bélisaire lui-même avait toujours pensé que, dans un siècle corrompu, les richesses soutiennent et embellissent le mérite personnel ; et on ne peut imaginer qu’il souilla son honneur pour les intérêts publics sans s’approprier une partie des dépouilles. Il avait échappé au glaive des Barbares ; mais le poignard des conjurés l’attendait à son retour[19]. Après avoir châtié le tyran de l’Afrique, Artaban, comblé d’honneurs et de richesses, se plaignit de l’ingratitude des cours. Il aspira à la main de Præjecta, nièce de l’empereur, qui désirait de récompenser son libérateur ; mais son mariage antérieur était un obstacle que fit valoir la piété de Théodora. Les flatteurs irritaient en lui l’orgueil d’une extraction royale, et le service dont il se faisait un titre annonçait assez qu’il était capable d’actions audacieuses et sanguinaires. Il résolut la mort de Justinien ; mais les conjurés, la différèrent jusqu’à l’instant où ils pourraient surprendre Bélisaire désarmé et sans escorte dans le palais de Constantinople. On n’espérait pas de vaincre sa fidélité si longtemps éprouvée ; et on craignait avec raison la vengeance ou plutôt la justice de ce vieux général, qui pouvait assembler promptement une armée dans la Thrace, punir les assassins, et peut-être jouir du fruit de leurs crimes. Le délai donna lieu à des confidences indiscrètes et à des aveux qu’arracha le remords. Le sénat condamna Artaban et ses complices : la clémence de Justinien ne leur infligea d’autre peine que celle de les détenir prisonniers dans son palais, jusqu’au moment ou il pardonna cet attentat contre son trône et sa vie. Si l’empereur pardonnait ainsi à ses ennemis, il dut embrasser cordialement un ami dont on ne se rappelait alors que les victoires et que rendait plus cher à son prince le danger commun qui venait de les menacer. Bélisaire se reposa de ses travaux dans le rang élevé de général de l’Orient et de comte des domestiques ; et des plus anciens des consuls ou des patriciens cédèrent respectueusement la préséance à l’incomparable mérite du premier des Romains[20]. Le premier des Romains était toujours l’esclave de sa femme ; mais cet esclavage de l’habitude et de l’affection devint moins avilissant lorsque la mort de Théodora en eut écarté le honteux sentiment de la crainte. Joannina, leur fille et la seule héritière de leur fortune, était fiancée à Anastase, petit-fils ou plutôt neveu de l’impératrice[21], dont l’indulgence avait favorisé leurs amours et hâté leurs plaisirs : Théodora eut à peine rendu le dernier soupir, qu’on oublia ses volontés ; Bélisaire et Antonina ne voulurent, plus consentir à ce mariage ; et l’honneur, et peut-être le bonheur de Joannina furent sacrifiés, à la vengeance d’une mère insensible, qui rompit cette union que n’avaient pas sanctifiée les cérémonies de l’Eglise[22].

Lorsque Bélisaire quitta l’Italie, Pérouse était assiégée, et peu de villes résistaient aux armes des Goths. Ravenne, Ancône et Crotone, étaient au nombre de celles qui continuaient se défendre ; et lorsque Totila demanda en mariage une des princesses de France, on lui répondit que le roi d’Italie ne mériterait ce titre qu’au moment où il serait reconnu par le peuple romain : ce reproche le piqua. Trois mille des plus braves soldats défendaient la capitale. Ils massacrèrent le gouverneur, soupçonné de monopole ; et une députation du clergé annonça à Justinien que, si on ne pardonnait pas cette violence, et si on différait le paiement de la solde des troupes, elles souscriraient aux propositions séduisantes de Totila. Mais l’officier qui fut chargé ensuite du commandement de la place (il se nommait Diogènes), mérita leur estime et leur confiance ; et les Goths, au lieu d’une conquête facile, trouvèrent une résistance vigoureuse ale la part des soldats et du peuple, qui souffrirent patiemment la perte du port et de tous les secours qu’ils recevaient par mer. Le siège de Rome eût peut-être été levé ; si la libéralité de Totila envers les Isauriens n’eût excité à la trahison quelques-uns de leurs avides compatriotes. Pendant une nuit obscure, ceux-ci ouvrirent en secret la porte de Saint-Paul, tandis que les trompettes des Goths se faisaient entendre d’un autre côté. Les Barbares se précipitèrent dans la ville, et la garnison qui s’enfuyait fut arrêtée avant qu’elle eût gagné la porte de Centumcellæ. Un soldat élevé à l’école de Bélisaire, Paul de Cilicie, se retira avec quatre cents hommes dans le môle d’Adrien. Ces braves gens repoussèrent les Goths ; mais ils étaient menacés de la famine, et leur aversion pour la chair de cheval les confirma dans la résolution désespérée de risquer une sortie décisive. Cependant leur courage céda insensiblement à l’offre d’une capitulation. Ils reçurent, en s’engageant au service de Totila, les arrérages de la solde que leur devait l’empereur, et conservèrent leurs armes et leurs chevaux. Leurs chefs, s’étant excusés sur une louable affection pour leurs familles, qu’ils avaient laissées dans l’Orient, furent renvoyés avec honneur, et la clémence du vainqueur épargna plus de quatre cents guerriers qui s’étaient réfugiés dans les églises. Le roi des Goths ne songeait plus à renverser les édifices de Rome[23], où il voulait établir le siège de son gouvernement ; il rappela le sénat et le peuple ; il leur fournit des vivres en abondance ; et, revêtu d’un habit de paix, il donna des jeux équestres dans le cirque. Tandis qu’il amusait l’attention de la multitude, on préparait quatre cents navires pour l’embarquement de ses troupes. Après avoir réduit les villes de Reggio et de Tarente, il passa dans la Sicile, l’objet de son implacable ressentiment, et cette île fut dépouillée de ce qu’elle contenait d’or et d’argent, des fruits de la terre et d’un nombre infini de chevaux, de moutons et de bœufs. La Sardaigne et la Corse suivirent le sort de l’Italie, et une flotte de trois cents galères se porta sur les côtes de la Grèce[24]. Les Goths débarquèrent à Corcyre et sur l’ancien territoire de l’Épire : ils s’avancèrent jusqu’à Nicopolis, monument de la gloire d’Auguste, et jusqu’à Dodone, fameuse autrefois par l’oracle de Jupiter[25]. A chaque victoire, le sage Totila renouvelait à Justinien ses offres de paix ; il applaudissait à la bonne intelligence qu’on avait vue régner entre la cour de Ravenne et celle de Constantinople, et offrait d’employer ses troupes au service de l’empire.

Justinien ne voulait point entendre à la paix, et négligeait de soutenir la guerre ; et l’indolence de son naturel trompait à quelques égards l’opiniâtreté de ses passions. Il fut tiré de ce salutaire repos par le pape Vigile et le patricien Cethegus : ils se présentèrent au pied de son trône, le conjurant, au nom de Dieu et au nom du peuple, de conquérir et de délivrer l’Italie. La sagesse et le caprice concoururent également au choix des généraux chargés de cette guerre. Une flotte et une armée allèrent, sous les ordres de Liberius, au secours de la Sicile : on ne tarda pas à reconnaître son trop d’âge et son peu d’expérience ; et on lui ôta le commandement avant qu’il eût touché les côtes de l’île. Artaban, ce conspirateur dont nous avons parlé plus haut, fut tiré de sa prison et mis à la place de Liberius, dans là confiante espérance que la reconnaissance animerait sa valeur et sou tiendrait sa fidélité. Bélisaire se reposait à l’ombre de ses lauriers ; on réservait le commandement de l’armée principale à Germanus[26], neveu de l’empereur ; que dans une cour jalouse son rang et son mérite condamnaient depuis longtemps à l’obscurité. Théodora l’avait blessé dans ses droits de citoyen en ce qui concernait le mariage de ses enfants et le testament de son frère, et toute la pureté d’une conduite sans reproche ne pouvait le préserver de l’humeur qu’éprouvait Justinien en le voyant digne de la confiance des mécontents. Il donnait aux sujets de l’empereur l’exemple d’une parfaite obéissance ; il avait noblement refusé de prostituer son nom et son caractère dans les factions du cirque ; une innocente gaîté tempérait la gravité de ses mœurs, et ses richesses étaient employées à secourir sans intérêt le mérite ou le besoin. Sa valeur avait triomphé autrefois des Esclavons du Danube et des rebelles de l’Afrique. La première nouvelle de son élévation ranima l’espoir des Italiens, et il reçut en secret l’assurance qu’une foule de déserteurs romains abandonneraient, à son approche, le drapeau de Totila. Son second mariage avec Malasuinthe, petite-fille de Théodoric, le rendait cher aux Goths eux-mêmes ; et ils marchèrent avec répugnance contre le père d’un enfant royal, dernier rejeton de la ligne des Amali[27]. L’empereur lui assigna des honoraires considérables. Germanus ne craignit pas de sacrifier sa fortune particulière : ses deux fils étaient remplis d’activité et jouissaient de la faveur populaire ; il forma son armée et ses recrues avec tant de célérité, qu’il surpassa les espérances publiques. On lui permit de choisir quelques escadrons parmi les cavaliers de la Thrace. Les vétérans, ainsi que les jeunes gens de Constantinople et des autres pays soumis à l’empereur servirent en qualité de volontaires ; sa réputation ainsi que sa libéralité lui amenèrent des Barbares, même du centre de l’Allemagne. Les Romains s’avancèrent jusqu’à Sardica ; une armée d’Esclavons prit la fuite devant eux ; mais au bout de deux jours de marche, la maladie et la mort mirent un terme aux projets de Germanus. L’impulsion qu’il avait donnée à la guerre d’Italie, se fit toutefois sentir avec énergie et avec succès. Les villes maritimes d’Ancône, de Crotone et de Centumcellæ, résistèrent aux assauts de Totila. Le zèle d’Artaban réduisit la Sicile, et la flotte des Goths fut battue près de la côte de l’Adriatique. Les deux escadres, composées, l’une de quarante-sept galères, l’autre de cinquante, se trouvaient presque égales en force ; l’adresse et l’habileté des Grecs décidèrent la victoire. Les vaisseaux s’attachèrent si bien les uns aux autres, que les Goths n’en purent sauver que douze de cette malheureuse affaire. Ils affectèrent de déprécier les combats sur mer, dans lesquels ils se montraient malhabiles ; mais leur expérience servit à confirmer cette vérité, que le maître de la mer le sera toujours de la terre[28].

Après la mort de Germanus, les peuples se permirent des railleries en apprenant qu’un eunuque venait d’obtenir le commandement des armées romaines ; mais, l’eunuque Narsès[29] est du nombre des hommes de cette classe infortunée qui ont échappé au mépris du genre humain. Sa petite stature, un corps grêle et faible, cachaient en lui l’âme d’un homme d’État et d’un guerrier. Il avait passé sa jeunesse à manier le fuseau ou à travailler au métier de tisserand, ou dans les soins d’un ménage et au service du luxe des femmes : toutefois, au milieu de ces ignobles travaux, il exerçait secrètement les facultés d’un esprit plein de vigueur et de pénétration. Étranger aux sciences et au métier de la guerre, il apprenait, dans l’intérieur du palais, à dissimuler, à flatter et à persuader ; et lorsqu’il approchait de la personne de l’empereur, le prince prêtait l’oreille avec surprise et avec satisfaction aux mâles conseils de son chambellan et de son trésorier privé[30]. Plusieurs ambassades déployèrent et perfectionnèrent les talents de Narsès : il conduisit une armée en Italie ; il acquit une connaissance pratique de la guerre et de ce pays, et il osa lutter contre le génie de Bélisaire. Douze ans après, on lui donna le soin d’achever la conquête que le premier des généraux romains avait laissée imparfaite. Loin de se laisser éblouir par la vanité ou par l’émulation, il déclara que si on ne lui, accordait pas des forces suffisantes, il n’exposerait jamais sa gloire ni celle de son souverain. Justinien accorda au favori ce qu’il aurait peut-être refusé au héros. La guerre des Goths se ralluma de ses cendres, et les préparatifs ne furent pas indignes de l’ancienne majesté de l’empire. On mit entre les mains de Narsès la clef du trésor public, pour former des magasins, lever des soldats, acheter des armes et des chevaux, payer aux troupes les arrérages de leur solde, et tenter la fidélité des fugitifs et des déserteurs. Les troupes de Germanus n’avaient point quitté leurs drapeaux ; elles attendaient à Salone, un nouveau général ; et la libéralité bien connue de Narsès lui créa des légions parmi les sujets et les alliés de l’empire. Le roi des Lombards[31] remplit ou excéda les obligations de son traité, en prêtant deux mille deux cents de ses plus braves guerriers ; dont la suite se composait de trois mille combattants. Trois mille Hérules servaient à cheval sous Philemuth, leur chef naturel ; et le noble Aratus, qui avait adopté les mœurs et la discipline de Rome, commandait une troupe de vétérans de la même nation. Dagistheus fut tiré de sa prison pour devenir le chef des Huns ; et Kobad, petit-fils et neveu du grand roi, se montrait avec un diadème royal, à la tête de ses fidèles Persans, qui s’étaient dévoués à la fortune de leur prince[32]. Absolu dans l’exercice de son autorité, plus absolu par l’affection de ses troupes, Narsès s’avança de Philippopolis à Salone avec une armée nombreuse et pleine de valeur ; il longea ensuite la cote orientale de l’Adriatique jusqu’aux confins de l’Italie, où il se trouva arrêté dans sa marche. L’Orient ne pouvait fournir assez de navires pour transporter une multitude si considérable d’hommes et de chevaux. Les Francs, qui, au milieu de la confusion générale, avaient usurpé la plus grande partie de la province de Vénétie, refusèrent le passage aux amis des Lombards. Teias, avec la fleur de l’armée des Goths, occupait le poste de Vérone ; cet habile chef avait couvert d’abattis et d’inondations tous les pays d’alentour[33]. Dans cet embarras, un officier expérimenté proposa un moyen d’autant plus sûr, qu’il paraissait plus téméraire ; il conseilla de faire avancer l’armée de l’empereur avec précaution le long de la côte de la mer, tandis que la flotte, précédant sa marche, jetterait successivement des ponts de bateaux aux embouchures du Timave, de la Brenta, de l’Adige et du Pô, qui tombent dans l’Adriatique, au nord de Mayenne. Le général romain s’arrêta neuf jours dans cette ville, et, après avoir rassemblé les débris de l’armée d’Italie, il marcha vers Rimini, pour répondre aux insultantes provocations de l’ennemi.

La prudence exigeait que Narsès hâtât le moment d’une bataille décisive. Son armée était le dernier effort de l’empire. Les frais de chaque jour augmentaient l’embarras des finances ; et ses troupes, peu faites à la fatigue ou à la discipline pouvaient tourner leurs armes les unes contre les autres, ou contre leur bienfaiteur. Ces considérations auraient dû réprimer au contraire l’ardeur de Totila. Mais il savait que le clergé et le peuple d’Italie désiraient une seconde révolution : apercevant ou soupçonnant les progrès rapides de l’esprit de trahison, il résolut de commettre le royaume des Goths au hasard d’une seule journée, durant laquelle l’excès du danger animerait les soldats valeureux, et contiendrait les malintentionnés par leur ignorance réciproque. De Ravenne, le général romain continua sa marche ; il châtia en passant la garnison de Rimini, traversa en ligne droite les collines de l’Urbin, et reprit la voie Flaminienne, neuf milles au-delà du roc percé à jour de Terni, obstacle de la nature et de l’art, qui pouvait arrêter ou retarder sa marche[34]. Les Goths se trouvaient rassemblés aux environs de Rome ; ils vinrent sans différer à la rencontre d’un ennemi supérieur en nombre ; et les deux armées s’approchèrent à la distance de cent stades l’une de l’autre, entre Tagina[35] et les sépulcres des Gaulois[36]. Narsès, dans un message hautain, offrit à ses ennemis non la paix, mais un pardon. Le roi des Goths répondit qu’il était décidé à vaincre ou mourir. Quel jour fixez-vous pour le combat ? lui dit le député de Narsès. — Le huitième jour, répliqua Totila. Mais le lendemain, dès le point du jour, il essaya de surprendre un ennemi qui, soupçonnant quelque supercherie, s’était de son côté préparé à la bataille. Dix mille Hérules ou Lombards d’une valeur éprouvée, et d’une fidélité suspecte, furent placés dans le centre de l’armée romaine. Chacune de ses ailes était composée de huit mille Romains : la cavalerie des Huns défendait la droite, et la gauche était couverte par quinze cents cavaliers d’élite, qui devaient, selon les circonstances, protéger la retraite de leurs camarades, ou investir le flanc de l’ennemi. Du poste qu’il avait choisi, à la tête de l’aile droite, l’eunuque parcourut les rangs à cheval, exprimant dans ses paroles et dans son maintien la certitude de la victoire, excitant ses soldats à punir les crimes et l’audace insensée d’une bande de voleurs, et leur montrant les chaînes d’or, les colliers et les bracelets qui allaient devenir la récompense de leur valeur. Le succès, d’une simple escarmouche devint pour eux un présage de la victoire, et ils virent avec plaisir le courage de cinquante archers, qui se maintinrent sur une petite éminence contre trois attaques successives de la cavalerie des Goths. Les armées, placées à deux portées de trait l’une de l’autre, passèrent la matinée dans la terrible attente du combat : les Romains prirent un peu de nourriture sans quitter leurs cuirasses et sans débrider leurs chevaux. Narsès voulait que les Goths commençassent la charge, et Totila voulait la différer jusqu’à l’arrivée d’un dernier renfort de deux mille hommes. Tandis qu’il gagnait du temps par des négociations inutiles, il donna aux deux armées, dans l’étroit espace qui les séparait, le spectacle de sa force et de son agilité : son armure était enrichie d’or, son drapeau de pourpre flottait au gré du vent ; il jeta sa lance dans les airs, il la ressaisit de la main droite, il la quitta pour la reprendre de la gauche ; il se renversa en arrière, et, après s’être remis sur ses étriers, il fit faire à son fougueux coursier tous les pas et toutes les évolutions d’un exercice de manége. Du moment où ses dernières  troupes l’eurent joint, il se retira dans sa tente ; il y prit l’habit et les armes d’un simple soldat, et donna le signal du combat. La première ligne de sa cavalerie s’avança avec plus de courage que de prudence ; et laissa sur ses derrières l’infanterie de la seconde ligne. Elle eut bientôt à se défendre des cornes d’un croissant qu’avaient formé peu à peu les ailes de l’ennemi, et elle fut assaillie de chaque côté par les traits de quatre mille archers. Son ardeur et même sa détresse la précipitèrent sur les Romains, contre lesquels elle eut à soutenir un combat inégal, ne pouvant se servir que de la lance contre un ennemi qui maniait toutes les armes avec la même habileté. Une généreuse émulation enflammait les Romains et les Barbares, leurs alliés. Narsès, qui examinait et qui dirigeait tranquillement leurs efforts, ne sut à qui adjuger le prix de la bravoure. La cavalerie des Goths commença à s’étonner ; pressée dans ce moment de désordre, elle fut bientôt entièrement rompue ; leur infanterie, au lieu de présenter ses piques ou d’ouvrir ses rangs, fut écrasée sous les pieds des chevaux qui s’enfuyaient. Six mille Goths furent massacrés sans pitié dans le champ de Tagina. Asbad, de la race des Gépides, atteignit leur roi, accompagné alors seulement de cinq personnes. Épargnez le roi d’Italie, s’écria l’un de ces sujets affectionnés ; et aussitôt Asbad perça Totila de sa lance. Les fidèles Goths le vengèrent au même instant ; ils transportèrent ensuite leur monarque à sept milles du théâtre de son malheur, et du moins la présence de l’ennemi n’ajouta pas à l’amertume de ses derniers moments. La compassion lui accorda une humble sépulture, mais les Romains ne furent satisfaits de leur victoire qu’après avoir retrouvé son corps ; et les députés que Narsès envoya à Constantinople pour annoncer son triomphe, offrirent à Justinien son chapeau garni de pierreries, et sa robe ensanglantée[37].

Narsès, après avoir remercié Dieu et la sainte Vierge sa patronne, combla les Lombards d’éloges et de récompenses, et les renvoya[38]. Ces valeureux sauvages avaient réduit les bourgades en cendres ; ils avaient violé les matrones et les vierges sur les autels ; et un gros détachement de troupes régulières surveilla leur retraite, afin qu’ils ne se livrassent pas à de pareils désordres. L’eunuque victorieux traversa la Toscane, reçût la soumission des Goths, entendit les acclamations et souvent les plaintes des Italiens, et investit Rome avec le reste de sa redoutable armée. Il marqua autour de sa vaste enceinte les divers postes que lui-même et ses lieutenants devaient inquiéter par des attaques réelles ou simulées, tandis qu’il observait en silence un endroit mal gardé et d’un accès facile, par où il comptait pénétrer. Ni les fortifications du môle d’Adrien, ni celles du port, ne purent arrêter longtemps le vainqueur ; et Justinien reçut encore une fois les clefs de Rome ; cinq fois prise et reprise sous son règne[39]. Mais cette délivrance de Rome mit le comble aux calamités du peuple romain. Les Barbares, alliés de Narsès, confondirent trop souvent les droits de la paix et ceux de la guerre ; le désespoir des Goths mis en fuite trouva quelque consolation dans une vengeance sanguinaire. Le successeur de Totila égorgea inhumainement trois cents jeunes citoyens des plus nobles familles, envoyés au-delà da Pô en qualité d’otages. La destinée du sénat fait un mémorable exemple de la vicissitude des choses humaines. Le roi des Goths avait banni les sénateurs. Un officier de Bélisaire en avait délivré plusieurs, et les avait transportés de la Campanie en Sicile : les autres s’étaient trouvés trop coupables pour se fier à la clémence de Justinien, ou trop pauvres pour se procurer des chevaux et gagner la côte de la mer. Leurs frères languissaient depuis cinq ans dans la misère et dans l’exil. La victoire de Narsès leur rendit l’espérance, mais, trop impatients de regagner la métropole, ils furent arrêtés dans leur route par les Goths furieux, et le sang des patriciens souilla toutes les forteresses de la Campanie[40]. Le sénat institué par Romulus fut alors anéanti, après avoir subsisté treize siècles ; et si les nobles romains continuèrent à prendre le titre de sénateurs, on aperçoit peu de traces d’un conseil public ou d’un ordre constitutionnel. Remontez à six cents ans, et contemplez les rois de la terre sollicitant une audience en qualité d’esclaves et d’affranchis du sénat romain[41] !

La guerre contre les Goths n’était pas finie. Les plus braves d’entre eux se retirèrent au-delà du Pô, et Teias fut choisi d’une voix unanime pour remplacer et venger Totila. Des ambassadeurs envoyés par le nouveau roi partirent aussitôt pour aller implorer ou plutôt acheter le secours des Francs ; et Teias prodigua noblement, pour la sûreté publique, les richesses amassées dans le palais de Pavie. Le reste du trésor royal fut déposé sous la garde de son frère Aligern à Cumes, château de la Campanie soigneusement fortifié par Totila, mais qui fut bientôt assiégé par les troupes de Narsès. Le roi des Goths se rendit des Alpes au pied du mont Vésuve, par des marches rapides et sécrètes, afin de donner des secours à son frère ; il éluda la vigilance des chefs romains, et établit son camp sur les bords du Sarnus on Draco[42], qui de Nocera vient tomber dans la baie de Naples. La rivière séparait les deux armées. Soixante jours se passèrent en combats livrés, de loin et sans aucun résultat ; et Teias garda ce poste important, jusqu’au moment où il se vit abandonné par sa flotte, et prêt à manquer de vivres. Il gagna malgré lui le sommet du mont Lactaire, où les médecins de Rome, depuis le temps de Galien, envoyaient leurs malades respirer un air pur et se nourrir d’excellent laitage[43] ; mais les Goths formèrent bientôt le noble projet de descendre de la colline de renvoyer leurs chevaux, de mourir les armes à la main et libres encore. Teias se mit à leur tête ; il portait dans sa main droite une lance, et à la gauche un large bouclier ; de l’une il renversa les premiers assaillants, et para de l’autre les coups que chacun s’empressait de lui porter. Après un combat de plusieurs heures, il sentit son bras gauche fatigué du poids de douze javelines attachées à son bouclier : sans changer de place et sans interrompre ses coups, le héros ordonna à haute voix aux gens de sa suite de lui en apporter un autre ; mais au moment où il se découvrit le flanc un dard le perça d’un coup mortel. Il tomba, et sa tête élevée sur une pique annonça aux nations que le royaume des Goths n’existait plus ; mais l’exemple de sa mort ne servit qu’à animer ses compagnons, qui avaient juré de périr avec leur chef. Après avoir combattu jusqu’aux derniers rayons du jour ; ils passèrent la nuît sous les armes. Le combat recommença au retour de la lumière, et se soutint jusqu’au soir avec la même vigueur. Les réflexions de la seconde nuit, le besoin d’eau et la perte de leurs plus braves guerriers, déterminèrent ce qui restait de Goths à souscrire à l’honorable capitulation que la prudence engageait Narsès à leur proposer. On leur permit de résider en Italie, comme sujets et soldats de Justinien, ou de se retirer dans un pays indépendant[44] ; avec une portion de leurs richesses. Il y en eut toutefois mille d’entre eux qui, refusant également de se soumettre à l’exil ou au serment de fidélité, s’éloignèrent avant la signature du traité, et firent courageusement leur retraite vers les murs de Pavie. Aligern, par son caractère et par sa situation, était plus disposé à imiter son frère qu’à le pleurer. Adroit et vigoureux archer, il perçait d’un seul coup l’armure et la poitrine de son antagoniste, et, habile dans l’art de la guerre, il sut défendre Cumes plus d’une année contre les forcés des Romains[45]. Ceux-ci étaient parvenus, en élargissant l’antre de la sibylle[46], à en faire une mine d’une étendue, prodigieuse ; les poutres placées d’abord pour soutenir le terrain, firent consumées par les matériaux combustibles qu’ils y introduisirent : le mur et la porte de Cumes tombèrent dans cette caverne, qui se trouva former alors un précipice où l’on ne pouvait pénétrer. Aligern, abandonné sur un fragment de rocher, y demeura inébranlable jusqu’au moment où, après avoir considéré d’un œil calme la situation désespérée de sa malheureuse patrie, il jugea qu’il serait plus honorable pour lui de devenir l’ami de, Narsès que l’esclave des Francs. Après la mort de Teias, le général romain divisa ses troupes, afin de réduire les villes de l’Italie. Lucques soutint un siège long et vigoureux. Telle fut l’humanité ou la sagesse de Narsès, que la perfidie, souvent réitérée des habitants ne put le déterminer à punir de mort leurs otages ; il les renvoya sans leur faire aucun mal, et leur zèle reconnaissant triompha à la fin de l’opiniâtreté de leurs compatriotes[47].

Lucques se défendait encore lorsque l’Italie fut inondée d’un nouveau déluge de Barbares. Théodebald, prince jeune et faible, petit- fils de Clovis, régnait sur les peuples de l’Austrasie ou sur les Francs orientaux. Ses tuteurs avaient écouté avec froideur et avec répugnance les magnifiques promesses des ambassadeurs des Goths ; mais la valeur d’un peuple guerrier entraîna les timides conseils de la cour. Deux frères, Lothaire et Buccelin[48], ducs des Allemands, prirent la conduite de la guerre d’Italie, et soixante-quinze mille Germains descendirent, en automne, des Alpes rhétiennes dans la plaine de Milan. L’avant-garde de l’armée romaine se trouvait prés du Pô, sous les ordres de Fulcaris, Hérule plein de hardiesse, qui regardait la bravoure personnelle comme le seul devoir et le seul mérité d’un général. Comme il marchait sans ordre ou sans précaution le long de la voie Émilienne, des Francs embusqués sortirent tout à coup de l’amphithéâtre de Parme. Ses soldats furent surpris et mis en déroute ; mais il refusa de s’enfuir, et déclara, à son dernier moment, que la mort était moins terrible à supporter que les regards irrités de Narsès. Sa mort et la retraite des chefs qui lui survécurent, décidèrent les Goths toujours inconstants et disposés à la rébellion ; ils coururent en foule sous les drapeaux de leurs libérateurs, et les admirent dans les villes qui ne s’étaient pas encore rendues à Narsès. Le vainqueur de l’Italie ouvrit un libre passage à cet irrésistible torrent de Barbares. Ils passèrent sous les murs de Césène, et répondirent par des menaces et des reproches à Aligern, qui les avertissait que les Goths n’avaient plus de trésors pour payer les fatigues d’une invasion. Deux mille Francs furent victimes de l’habileté et de la valeur de Narsès, qui sortit de Rimini, à la tête de trois cents chevaux, pour réprimer leur brigandage. Sur les confins du pays des Samnites, les deux frères divisèrent leurs forces. Buccelin, à la tête de l’aile droite, alla ravager la Campanie, la Lucanie, et le Bruttium ; et Lothaire, qui conduisit l’aile gauche, se chargea du pillage de la Pouille et de la Calabre. Ils suivirent les côtes de la Méditerranée et de l’Adriatique, jusqu’à Reggio et Otrante, et leur marche destructive ne s’arrêta qu’aux extrémités de l’Italie. Les francs chrétiens et catholiques se bornèrent au pillage des biens séculiers, et ne commirent le meurtre qu’entraînés par l’occasion mais les églises qu’avait épargnées leur piété, furent dépouillées part la main sacrilège des Allemands, qui offraient des têtes de chevaux aux divinités des bois et des rivières de leur patrie[49]. Ceux-ci fondirent ou profanèrent les vases sacrés ; et, après avoir renversé les autels et les tabernacles, les inondèrent du sang des fidèles. Buccelin était animé par l’ambition, et Lothaire par l’avarice. Le premier aspirait au rétablissement du royaume des Goths ; et le second, après avoir promis à son frère de revenir promptement à son secours, retourna par le chemin qu’il avait parcouru, pour aller déposer ses trésors au-delà des Alpes. Le changement de climat et les maladies avaient déjà détruit une partie de leurs troupes : les Germains célébrèrent joyeusement les vendanges de l’Italie, et les funestes effets de leur  intempérance vengèrent à un certain point les maux d’un peuple sans défense.

Les troupes de l’empereur, en garnison dans les villes, se réunirent, dès les premiers jours du printemps, aux environs de Rome, ou elles formèrent une armée de dix-huit mille hommes. Elles n’avaient pas passé l’hiver dans l’oisiveté. Chaque jour, d’après l’ordre et l’exemple de Narsès, elles avaient fait l’exercice à pied et à cheval ; elles s’étaient accoutumées à obéir au son de la trompette, et à exécuter les pas et les évolutions de la danse pyrrhique. Des bords du détroit de la Sicile, Buccelin s’avança lentement vers Capoue à la tête de trente mille Francs ou Allemands ; il établit une tour de bois sur le pont de Cassilinum ; il couvrit sa droite par le Vulturne, et fortifia le reste de son camp d’un rempart de pieux aigus et d’un cercle de chariots dont les roues étaient profondément enfoncées en terre. Il attendait avec impatience le retour de Lothaire. Hélas ! il ignorait que son frère ne pouvait plus revenir, et qu’une étrange maladie[50] avait fait périr ce général et son armée sur les bords du lac Benacus, entre Trente et Vérone. Les bannières de Narsès s’approchèrent bientôt du Vulturne, et l’Italie en suspens attendit avec anxiété l’événement du combat qui devait décider de son sort. C’est peut-être dans ces opérations tranquilles qui précédèrent la bataille que les talents de Narsès se montrèrent avec le plus d’éclat. Ses habiles mouvements interceptèrent les subsistances du Barbare ; il le priva de l’avantage que devaient lui donner le pont et la rivière, et il se rendit maître du choix du terrain et du moment de l’action. Le matin du jour de la bataille, lorsque les rangs étaient déjà formés, un des chefs des Hérules tua un de ses domestiques pour une légère faute. Narsès, excité par un sentiment de justice, ou entraîné par la colère, manda le coupable ; et, sans écouter sa justification, le fit exécuter sur-le-champ devant lui. Quand cet Hérule aurait violé les lois de sa nation, cette exécution arbitraire n’en aurait pas, moins été aussi injuste qu’elle paraissait imprudente. Les Hérules, remplis d’indignation, s’arrêtèrent. Le général romain, sans chercher à apaiser leur fureur ou sans attendre leur résolution, s’écria, au milieu du bruit des trompettes, que s’ils ne se hâtaient point de gagner leur poste, ils perdraient les honneurs de la victoire. Ses troupes présentaient un front très prolongé[51]. Sa cavalerie se trouvait aux ailes ; l’infanterie, pesamment armée, au centre, et les archers avec les frondeurs sur les derrières. Les Germains s’avancèrent sous la forme d’un triangle, ou d’un coin. Ils percèrent le faible centre de Narsès, qui les reçut en souriant dans le piége fatal, et qui ordonna à sa cavalerie de tourner leurs flancs et de les investir. L’armée des Francs et des Allemands n’était composée que d’infanterie. Une épée et un bouclier pendaient à leurs côtés, et ils employaient comme armes offensives une petite hache fort lourde et une javeline crochue, dangereuses seulement dans un combat corps à corps ou à peu de distance. L’élite des archers romains à cheval et couverts d’une armure, escarmouchait sans beaucoup de risques autour de cette immobile phalange ; ils suppléaient à leur nombre par la rapidité de leurs mouvements ; et lançaient des traits sûrs au milieu d’une multitude de Barbares couverts, au lieu de casques et de cuirasses, d’un large vêtement de fourrure ou de toile. Ceux-ci s’arrêtèrent, la frayeur les saisit, leurs rangs se confondirent ; et dans le moment décisif les Hérules, préférant la gloire à la vengeance, tombèrent rapidement et avec violence sur la tête de la colonne. Sindhal, leur chef, et Aligern, prince des Goths, firent des prodiges de valeur, et leur exemple excita les troupes victorieuses à achever avec la pique et la lance la destruction de l’ennemi. Buccelin et la plus grande partie de son armée périrent sur le champ de bataille, dans les eaux du Vulturne, ou de la main des paysans furieux ; mais il parait inconcevable qu’une bataille dont il ne s’échappa que cinq Allemands, n’ait coûté aux Romains que la perte de quatre-vingts soldats[52]. Sept mille Goths, les restes de leur armée, défendirent la forteresse de Campsa jusqu’au printemps de l’année suivante. Chaque envoyé de Narsès annonçait la réduction de quelques villes d’Italie, dont les noms ont été corrompus[53] par l’ignorance ou la vanité des Grecs. Après la bataille de Cassilinum, Narsès entra dans Rome ; il y étala les armes et les trésors des Goths, des Francs et des Allemands ; ses soldats, des guirlandes dans leurs mains, célébrèrent la gloire du vainqueur, et Rome vit pour la dernière fois une apparence de triomphe.

Le trône, occupé soixante ans par les rois des Goths, fût désormais rempli par les exarques de Ravenne, représentants de l’empereur des Romains, soit dans la paix, soit dans la guerre. Leur juridiction fut bientôt bornée à une petite province ; mais Narsès, le premier et le plus puissant des exarques, gouverna plus de quinze ans tout le royaume d’Italie. Autant que Bélisaire, il avait mérité l’honneur d’être envié, calomnié et disgracié ; mais ou l’eunuque favori de Justinien posséda toujours sa confiance, ou bien l’ingratitude d’une cour faible fut intimidée et réprimée par le chef d’une armée victorieuse. Au reste, ce n’est point par une indulgence pusillanime et funeste que Narsès captiva l’affection de ses troupes. Celles-ci, oubliant le passe et ne songeant point à l’avenir, abusèrent de ce moment de prospérité et de paix. Les villes d’Italie retentirent de la joie bruyante de leurs danses et de leurs festins ; on les vit consommer dans les plaisirs sensuels les richesses quelles devaient à la victoire ; et il ne leur restait plus, dit Agathias, qu’à échanger leurs boucliers et leurs casques contre des luths voluptueux et des cruches au large ventre[54]. L’eunuque leur adressa un discours qui n’eût pas été indigne, d’un censeur romain ; il leur reprocha ces désordres qui souillaient leur réputation et compromettaient leur sûreté. Les soldats rougirent et obéirent : la discipline se raffermit ; on répara les fortifications ; on établit, pour la défense de chacune des villes principales, un duc qu’on y revêtit du commandement militaire[55] ; et le coup d’œil de Narsès embrassa tout ce vaste pays qui s’étend de la Calabre, jusqu’au pied des Alpes. Les restes de la nation des Goths évacuèrent la contrée ou se mêlèrent parmi les habitants. Les Francs, au lieu de venger Buccelin, abandonnèrent sans combat leurs conquêtes d’Italie ; le rebelle Sindbal, chef des Hérules, fut vaincu, fait prisonnier, et l’inflexible justice de Narsès le fit mourir, sur une potence élevée[56]. Une pragmatique sanction que l’empereur publia à la prière du pape, établit d’une manière fixe, après les agitations d’une longue tempête, le gouvernement civil de l’Italie. Justinien établit dans les écoles et les tribunaux de l’Occident la jurisprudence qu’il avait donnée à ses peuples quelques années auparavant ; il ratifia les actes de Théodoric et de ses successeurs immédiats ; mais il annula et abolit tous les actes que, durant l’usurpation de Totila, la force avait arrachés et qu’avait souscrits la crainte. On s’efforça de concilier, par une théorie fondée sur des principes modérés, les droits de la propriété et la sûreté de la prescription, les privilèges de l’État et la pauvreté du peuple, le pardon des offenses et les intérêts de la vertu et du bon ordre de la société. Rome, sous les exarques de Ravenne, n’obtint plus que le second rang. Les sénateurs toutefois eurent la permission de visiter leurs domaines situés en Italie, et d’approcher sans obstacle du trône de Constantinople. On laissa au pape et au sénat le soin de régler les poids et les mesures ; on assigna des traitements à des jurisconsultes, médecins, orateurs et grammairiens, chargés de nourrir ou de rallumer dans l’ancienne capitale le flambeau de la science. Mais en vain de bienfaisants édits émanaient de la puissance de Justinien[57] ; en vain, Narsès s’efforçait de seconder ses vues en rétablissant des villes et surtout en rebâtissant des églises ; le pouvoir des rois est efficace pour détruire, et les vingt années de la guerre des Goths avaient mis le comble à la misère et à la dépopulation de l’Italie. Dès la quatrième campagne, et malgré la discipline qui régnait dans l’armée de Bélisaire, cinquante mille laboureurs étaient morts de faim[58], dans l’étroit espace du Picentin[59] ; et si l’on prend à la rigueur les assertions de Procope, l’Italie perdit alors plus de monde qu’elle n’en contient à présent dans toute son étendue[60].

Je voudrais croire que Bélisaire se réjouit sincèrement du triomphe de Narsès mais je n’oserais l’affirmer. Au reste, le sentiment de ses exploits devait lui permettre d’estimer sans jalousie le mérite d’un rival, et son repos fut encore illustré par une dernière victoire qui sauva l’empereur et sa capitale. Les Barbares qu’on voyait reparaître chaque année dans les provinces de l’empire, étaient moins découragés par des défaites passagères qu’excités par le double espoir du butin et des subsides. Le trente-deuxième hiver du règne de Justinien, le Danube gela à une grande profondeur. Zabergan se mit à la tête de la cavalerie des Bulgares, et les Esclavons de toutes les tribus vinrent se réunir sous ses drapeaux. Après avoir traversé sans opposition le fleuve et les montagnes, il, répandit ses troupes dans l’a Macédoine et la Thrace, et se rendit avec sept mille cavaliers seulement au pied de cette longue muraille qu’on avait élevée pour défendre le territoire de Constantinople. Mais les ouvrages de l’homme sont impuissants contre les assauts de la nature : un tremblement de terre venait d’ébranler les fondements de la muraille ; et les forces de l’empire se trouvaient occupées ail loin sur les frontières de l’Italie, de l’Afrique et de la Perse. Le nombre des soldats des sept écoles[61] ou compagnies des gardes, qu’on appelait gardes domestiques, s’était accru et formait alors cinq mille cinq cents hommes, cantonnés pour l’ordinaire dans les villes paisibles de l’Asie ; mais les braves Arméniens chargés de ce service avaient été remplacés peu à peu par des citoyens paresseux, qui achetaient ainsi une exemption des devoirs de la vie civile, sans s’exposer aux dangers du service militaire. Parmi de tels soldats, on en comptait peu qui osassent se montrer hors des portes ; et jamais ils ne tenaient la campagne que lorsqu’ils se trouvaient manquer que la force ou de l’agilité nécessaires pour échapper aux Bulgares. Le rapport des fugitifs exagérait encore le nombre et la férocité de ces Barbares, qui s’avançaient, disait-on, déshonorant les vierges dévouées au culte des autels, et abandonnant des enfants nouveau-nés à la voracité des chiens et des vautours : une foule d’habitants de la campagne accourut chercher un asile et de la subsistance dans la capitale, dont elle augmenta l’effroi ; et Zabergan établit son camp à vingt milles de Constantinople[62], sur les bords d’une petite rivière qui environne Mélanthias, et qui se jette ensuite dans la Propontide[63]. Justinien trembla, et ceux qui ne l’avaient vu que dans les dernières années de son règne se plurent à supposer qu’il avait perdu la vigueur et la vivacité de sa jeunesse. Il ordonna d’enlever les vases d’or et d’argent que renfermaient les églises situées dans les environs et même dans les faubourgs de Constantinople : les remparts étaient couverts de spectateurs épouvantés ; des généraux et des tribuns inutiles se pressaient sous la porte d’or, et le sénat partageait les fatigues et les craintes de la populace.

Mais les yeux du prince et du peuple se portèrent sur un vétéran affaibli par les années, et que le danger public détermina à reprendre cette armure sous laquelle il avait subjugué Carthage, et défendu Rome. On rassembla à la hâte les chevaux des écuries du prince, ceux des particuliers et même ceux du cirque : jeunes gens et vieillards, tout s’anima au nom de Bélisaire ; et il alla établir son premier camp en présence d’un ennemi victorieux. Les paysans travaillèrent avec zèle à l’entourer d’un rempart et d’un fossé, par lesquels il jugea prudent d’assurer le repos de la nuit : il fit allumer des feux sans nombre et augmenter les nuages de poussière, afin de tromper l’ennemi sur le petit nombre de ses soldats. Ceux-ci passèrent tout à coup du découragement à la présomption ; dix mille voix demandèrent le combat, et Bélisaire se garda de laisser apercevoir que ses trois cents vétérans étaient les seuls sur lesquels il crût pouvoir compter au moment de l’action. Le lendemain, la cavalerie des Bulgares commença l’attaque. Ils furent reçus par d’épouvantables cris : ils furent frappés de l’éclat des armes et du bon ordre que présentait le front de l’armée romaine. Deux corps embusqués sortirent des bois et les prirent en flanc ; les premiers de leurs guerriers qui osèrent s’approcher, éprouvèrent la force des coups du vieux héros et de ses gardes ; et son armée les chargea et les suivit de si prés, que la vitesse de leurs évolutions leur devint inutile. Les Bulgares soutinrent l’action si peu de temps, qu’ils ne perdirent que quatre cents chevaux ; mais Constantinople fut sauvée. Zabergan, qui sentait la main d’un maître se retira à une distance respectueuse ; mais il avait un grand nombre d’amis dans le conseil de l’empereur, et Bélisaire obéit avec répugnance aux ordres de l’envie et de Justinien, qui ne lui permirent pas d’achever la délivrance de son pays. Lorsqu’il rentra dans Constantinople, les habitants, encore pénétrés du danger qu’ils venaient de courir, le reçurent avec des acclamations de joie et de reconnaissance dont on lui fit un crime ; mais lorsqu’il entra au palais, les courtisans se turent ; et l’empereur, après l’avoir embrassé froidement et sans le remercier, le renvoya se confondre dans la foule des esclaves. Sa gloire avait cependant produit une telle impression, qu’on détermina Justinien, alors âgé de soixante-dix-sept ans, à se porter à près de quarante milles de la capitale pour inspecter en personne les réparations de la longue muraille. Les Bulgares perdirent l’été dans les plaines de la Thrace ; mais le peu de succès de leurs téméraires entreprises sur la Grèce et la Chersonèse les disposa bientôt à la paix. Leur menace de tuer les prisonniers hâta le paiement des fortes rançons qu’ils en exigeaient. Le bruit répandu que l’on construisait sur le Danube des navires à deux prônes destinés à leur couper le passade, engagea Zabergran à presser le moment de son départ. Le péril fait bientôt oublié, et les oisifs de la ville s’amusèrent vainement à examiner si la conduite de leur souverain méritait le nom de sagesse ou celui de pusillanimité[64].

Environ deux années après la dernière victoire de Bélisaire, l’empereur revint d’un voyage dans la Thrace, entrepris pour sa santé, pour des affaires ou des motifs de dévotion. Il se plaignit d’un mal de tête ; et le soin avec lequel on écarta tout le monde fit répandre le bruit de sa mort. La troisième heure du jour n’était pas écoulée, qu’on avait enlevé tout le pain qui se trouvait chez tous les boulangers, que toutes les maisons étaient fermées, et que chaque citoyen, selon ses craintes ou ses espérances, se préparait aux désordres prêts à commencer. Les sénateurs, remplis eux-mêmes de frayeurs et de soupçons, s’assemblèrent à la neuvième heure ; et le préfet reçut l’ordre de visiter tous les quartiers de la ville, et de commander une illumination générale, pour demander au ciel le rétablissement de la santé de Justinien. La fermentation se calma ; mais la plus légère circonstance découvrait la faiblesse de l’administration et les dispositions factieuses des habitants de la capitale. Les gardes étaient prêts à se mutiner chaque fois qu’on changeait leurs quartiers ou qu’on retardait le paiement de leur solde. Les incendies et les tremblements de terre devenaient de fréquentes occasions de désordres ; les disputes des Bleus et des Verts, des orthodoxes et des hérétiques, dégénéraient en combats sanglants, et le prince eut à rougir devant l’ambassadeur de Perse pour ses sujets et pour lui-même. Des pardons accordés par caprice et des châtiments infligés d’une manière arbitraire, aigrissaient le mécontentement et l’ennui d’un long règne ; une conspiration se forma dans le palais ; et si nous ne sommes pas abusés par les noms de Marcellus et de Sergius, ce complot réunit le plus vertueux et le plus vicieux des courtisans. Après avoir fixé l’époque de l’exécution, ils se rendirent au banquet royal, où leur dignité leur permettait de se trouver. Leurs esclaves noirs[65], placés dans le vestibule et les portiques, devaient annoncer la mort du tyran, et exciter une sédition dans la capitale ; mais l’indiscrétion d’un complice sauva les tristes restes de la vie de Justinien. On découvrit et on arrêta les conspirateurs ; des poignards furent trouvés cachés sous leurs vêtements : Marcellus se donna la mort, et Sergius fut arraché du pied des autels où il s’était réfugié[66]. Pressé par les remords, ou séduit par l’espoir de conserver ses jours, il accusa deux officiers de la maison de Bélisaire, et la torture les porta à déclarer qu’ils avaient agi d’après les sécrètes instructions de leur maître[67]. La postérité ne croira pas légèrement qu’un héros qui, dans la vigueur de l’âge, avait dédaigné les offres les plus propres à favoriser son ambition et sa vengeance, ait songé à conspirer le meurtre d’un prince auquel il ne pouvait longtemps survivre. Les gens de sa suite s’enfuirent à la hâte ; mais quant à lui, il n’avait, de moyen de fuite que la rébellion, et il avait assez vécu pour la nature et pour sa gloire. Il parut devant le conseil avec moins de frayeur que d’indignation. Après quarante années de service, il avait d’avance été jugé coupable, et cette injustice fut consacrée par la présence et l’autorité du patriarche. On eut la bonté de lui laisser la vie ; mais on séquestra ses biens ; et, du mois de décembre au mois de juillet, on le retint prisonnier dans son palais. Son innocence fut enfin reconnue ; on le remit en liberté, on lui rendit ses honneurs, et, huit mois après, la mort termina des jours probablement abrégés par la douleur et le ressentiment. Le nom de Bélisaire ne périra jamais ; mais au lieu des funérailles, des monuments et des statues qu’on lui devait à si juste titre, je trouve dans les historiens que l’empereur confisqua sur-le-champ ses trésors, dépouilles des Goths  et des Vandales. On assura toutefois à sa femme une existence honorable, et Antonina, qui sentait probablement qu’elle avait beaucoup à expier, consacra à la fondation d’un couvent les restes de sa vie et de sa fortune. Tel est le récit simple et véritable de la disgrâce de Bélisaire et de l’ingratitude de Justinien[68]. On nous l’a représenté privé des yeux et réduit à mendier son pain[69] en ces mots : Donnez une obole au général Bélisaire. C’est une fiction des temps postérieurs, adoptée avec confiance ou plutôt avec intérêt, comme un étrange exemple des vicissitudes de la fortune[70].

Si l’empereur fut capable de se féliciter de la mort de Bélisaire, il ne jouit de cette lâche satisfaction que pendant huit mois, dernière période d’un règne de trente-huit ans et d’une vie de quatre-vingt-trois. Il serait difficile de tracer le caractère d’un prince qui n’est pas l’objet le plus remarquable de son temps ; mais les aveux de Procope, son ennemi, peuvent être regardés comme le plus incontestable témoignage des vertus qu’il lui accorde. Il remarque malignement la ressemblance de ce prince avec le buste de Domitien[71], mais en lui accordant cependant une taille bien proportionnée, un teint vermeil et un maintien agréable. Justinien était d’un accès facile ; il écoutait avec patience, il avait de l’affabilité et de la politesse dans ses discours, il savait contenir les passions furieuses qui s’agitent dans le cœur d’un despote avec une si funeste violence. Procope loue la modération du prince, afin de pouvoir l’accuser d’une cruauté calme et réfléchie ; mais au milieu des conspirations qui attaquèrent son autorité et sa personne, un juge de meilleure foi approuvera la justice ou admirera la clémence de ce monarque. Il était d’une continence et d’une sobriété exemplaires ; mais ses fidèles amours pour Théodora firent plus de mal à l’empire que n’en auraient pu faire des goûts plus variés, et son austère régime était réglé, non par la prudence d’un philosophe, mais par la superstition d’un moine. Ses repas étaient sobres et de peu de durée ; les jours de grand jeûne l’eau formait sa boisson, et il ne mangeait que des végétaux : telle était la force de son tempérament et la ferveur de sa dévotion, qu’il passait souvent deux jours et deux nuits sans prendre aucune nourriture. Son repos n’était pas mesuré avec moins de sévérité. Après une heure de sommeil, l’activité de son âme éveillait son corps, et ses chambellans étonnés le voyaient se promener ou étudier jusqu’à la pointe du jour. Une application si soutenue doublait pour lui le temps ; il l’employait tout entier à acquérir des connaissances[72], et à expédier des affaires ; et l’on pouvait lui reprocher de troubler, par une exactitude minutieuse et déplacée, l’ordre général de son administration. Il prétendait aux talents de musicien et d’architecte, de poète et de philosophe, de jurisconsulte et de théologien ; et s’il échoua dans l’entreprise de réconcilier les sectes chrétiennes, son travail sur la jurisprudence romaine est un noble monument de son zèle et de son habileté. Il fut moins sage ou moins heureux dans le gouvernement de l’empire : son règne fut remarquable par des calamités ; le peuple fut opprimé et mécontent ; Théodora abusa de son pouvoir ; une suite de mauvais ministres fit tort au discernement de Justinien, qui ne fut ni aimé durant sa vie ni regretté après sa mort. Réellement épris de la gloire, il eut cependant la misérable ambition des titres, des honneurs et des éloges de ses contemporains ; et, en s’efforçant de fixer l’admiration des Romains, il perdit leur affection et leur estime. Il conçut et exécuta avec hardiesse le plan des guerres d’Afrique et d’Italie. Sa pénétration découvrit dans les camps les talents de Bélisaire, et ceux de Narsès dans l’intérieur du palais ; mais son nom est éclipsé par celui de ses généraux victorieux, et Bélisaire vit toujours pour accuser l’envie et l’ingratitude de son souverain. L’aveugle admiration du genre humain s’attache au génie d’un conquérant qui conduit lui-même ses sujets à la guerre ; mais Philippe II et Justinien n’ont été remarqués que par cette froide ambition qui leur fit aimer la guerre et éviter le danger des batailles. Cependant une statue colossale de bronze représentait l’empereur à cheval, se préparant à marcher contre les Perses, avec l’habit et l’armure d’Achille. C’était au milieu de la grande place située devant l’église de Sainte-Sophie, que s’élevait cette statue sur une colonne d’airain que portait un piédestal de pierre composé de sept degrés, et c’était de ce lieu que l’avarice et la vanité de Justinien avaient fait enlever la colonne de Théodose, qui était d’argent et du poids de quatorze mille huit cents marcs. Ses successeurs ont été plus justes ou plus indulgents pour sa mémoire : Andronic le Vieux répara et orna, au commencement du quatorzième siècle, la statue équestre dont nous venons de parler ; depuis la chute de l’empire grec, les Turcs vainqueurs en ont fait des canons[73].

Je terminerai ce chapitre par des détails sur les comètes, les tremblements de terré et la peste, qui affligèrent les peuples sous le règne de Justinien.

I. Au mois de septembre de la cinquième année de son règne ; on vit, durant vingt jours, dans la partie occidentale du ciel, une comète[74] qui jetait ses rayons vers le nord. Huit années après, le soleil se trouvant au signe du capricorne, une autre comète se montra dans le sagittaire : son étendue augmenta, peu à peu, sa tête paraissait à l’orient et sa queue à l’occident, et elle fut visible plus de quarante jours. Les nations la contemplèrent avec étonnement : elles s’attendirent à des guerres et des calamités, et l’événement ne répondit que trop à ces funestes conjectures. Les astronomes dissimulaient leur ignorance sur la nature de ces corps brillants ; ils les représentaient comme des météores flottants dans l’air, et peu d’entre eux adoptèrent l’idée si simple de Sénèque et des Chaldéens, que ce sont des planètes distinguées des autres par une plus longue révolution et un cours moins régulier[75]. Le temps et le progrès des sciences ont justifié les conjectures et les prédictions du philosophe romain. Le télescope a ouvert de nouveaux mondes aux regards des astronomes[76]. Dans le peu de temps que nous offrent l’histoire et la fable, il est déjà prouvé que la même comète s’est montrée sept fois à la terre, après des révolutions égales de cinq cent soixante-quinze années chacune. Sa première apparition[77], antérieure à l’ère chrétienne de 177 ans, fut contemporaine d’Ogygès, le plus ancien personnage de l’antiquité grecque. Elle explique une tradition conservée par Varron, que sous le règne d’Ogygès la planète de Vénus changea de couleur, de taille, de figure et de route : prodige sans exemple jusqu’alors et qu’on n’a jamais revu depuis[78]. La fable d’Électre, la septième des Pléiades, dont le nombre se trouve réduit à six depuis la guerre de Troie, indique d’une manière obscure la seconde apparition, laquelle eut lieu l’an 1195. Cette nymphe, femme de Dardanus, ne pouvant se consoler de la ruine de son pays, abandonna les danses que formaient ses sœurs, quitta le zodiaque, se réfugia vers le pôle du nord, et sa chevelure en désordre lui fit donner le nom de comète. La troisième période finit à l’année 620, date qui se rapporte précisément à celle de la comète effrayante de la sibylle, peut- être celle de Pline, qui parut dans l’Occident deux générations avant le règne de Cyrus. La quatrième apparition, quarante-cinq ans avant la naissance de Jésus-Christ, est celle qui eut le plus d’éclat et qui est la plus importante. Après la mort de César, un corps céleste à longue chevelure se montra à Rome et aux nations durant les jeux que donnait le jeune Octave en l’honneur de Vénus et de son oncle. Le vulgaire crut qu’il portait au ciel l’âme du dictateur ; et l’habile Octave eut soin d’entretenir et de consacrer cette opinion par sa piété, tandis que sa superstition secrète ne voyait dans cette comète qu’un présage de sa gloire future[79]. La cinquième, dont nous avons déjà parlé, eut lieu la cinquième année du règne de Justinien, ou la cinq cent trentième année de l’ère chrétienne ; et il faut remarquer que cette apparition, ainsi que l’apparition antérieure, fut suivie, mais à un plus long intervalle, d’un affaiblissement remarquable dans les rayons du soleil. Les chroniques de l’Europe et de la Chine rapportent la sixième à l’année 1105 ; et comme on éprouvait alors la première ferveur des croisades, les chrétiens et les musulmans purent imaginer, avec autant de raison les uns que les autres, qu’elle annonçait la destruction des infidèles. Ce fut en 1680, dans un âge éclairé, qu’eut lieu la septième apparition[80]. Le philosophe Bayle dissipa ce préjugé récemment embelli par la muse de Milton[81], que la comète de son affreuse chevelure secoue la peste et la guerre. Flamstead et Cassini observèrent sa route dans les cieux avec une intelligence admirable ; et Bernoulli, Newton et Halley cherchèrent les lois de ses révolutions. Lorsqu’en 2255 elle reparaîtra pour la huitième fois, leurs calculs seront peut-être vérifiés par les astronomes de quelque capitale élevée dans les déserts actuels de la Sibérie ou du Nouveau-Monde.

II. Une comète qui s’approcherait beaucoup de notre globe pourrait l’endommager ou le détruire ; mais les changements qu’éprouve sa surface ont jusqu’ici été produits par des volcans et des tremblements de terre[82]. La nature du sol indique les pays les plus exposés à ces secousses, formidables, puisqu’elles sont causées par des feux souterrains, et que ces feux sont le produit de l’union et de l’effervescence du fer et du soufre ; mais la connaissance des époques et des effets de ces mixtions ne parait pas à la portée de la curiosité des hommes ; et le philosophe, jusqu’à ce qu’il ait pu compter le nombre des gouttes d’eau qui filtrent en silence et tombent sur le minéral inflammable, jusqu’à ce qu’il ait pu mesurer les cavernes qui par leur résistance augmentent l’explosion de l’air captif, s’abstiendra prudemment d’annoncer les tremblements de terre. L’historien, sans assigner la cause de ces événements désastreux, désigne les époques pendant lesquelles ils ont été rares ou fréquents, et observe que cette fièvre de notre globe l’agita sous le règne de Justinien avec une violence peu commune[83]. Chacune des années de ce règne est marquée par des tremblements de terre d’une telle durée, que Constantinople fut ébranlée plus de quarante jours ; et d’une telle étendue, que la surface entière du globe, ou du moins de l’empire romain, fut affectée de la commotion. On ressentit des mouvements, soit d’oscillation, soit de pulsation : on vit paraître d’énormes crevasses, des corps d’un grand volume et d’une grande pesanteur furent lancés dans les airs ; la mer s’avança et se retira alternativement au-delà et en-deçà de ses limites ordinaires ; une montagne arrachée du Liban[84] fut jetée au milieu des flots, où elle servit de môle au nouveau port de Botrys en Phénicie[85]. Sans doute le coup qui ébranle une fourmilière doit écraser dans la poussière des myriades d’insectes ; mais il faut avouer que l’homme lui-même a travaillé avec soin à sa destruction. L’établissement des grandes villes, qui enferment une nation dans l’enceinte d’une muraille, réalise presque le vœu de Caligula, qui désirait que le peuple romain n’eût qu’une seule tête. On dit que deux cent cinquante mille personnes périrent lors du tremblement de terre d’Antioche (20 mai 526), qui arriva, dans un temps, où la fête de l’Ascension avait attiré un grand nombre d’étrangers. La perte de Béryte[86] fut moins considérable, mais bien plus importante. L’école des lois civiles, qui menait à la fortune et aux dignités, rendait célèbre cette ville de la côte de Phénicie : ce que le siècle pouvait fournir de génies naissants, remplissait cette école ; et le tremblement de terre y engloutit peut-être plus d’un jeune homme fait pour devenir le fléau ou le défenseur de son pays. Au milieu de ces désastres, l’architecture est l’ennemie du genre humain. La hutte d’un sauvage ou la tente d’un Arabe sont alors renversées sans accident pour ceux qui l’habitent ; et les Péruviens se moquaient avec raison de la sottise des Espagnols, qui élevaient, à si grands frais et avec tant de peine, des habitations qui devaient leur servir de tombeau. Un patricien est écrasé sous ses riches marbres : les ruines des édifices publics et particuliers ensevelissent tout un peuple ; et les feux sans nombre, nécessaires à la subsistance et à l’industrie d’une grande cité, commencent et propagent l’incendie. Au lieu de cette compassion mutuelle, qui devrait soulager et aider une si déplorable misère, les habitants se voient à la merci des vices et des passions qui ne redoutent plus le châtiment : l’intrépide cupidité saccage les maisons qui s’écroulent ; la vengeance saisit l’occasion et fond sur sa victime, et la terre engloutit souvent l’assassin et le ravisseur au moment même de leur crime. La superstition ajoute au danger les frayeurs de la vie future ; et si l’image de la mort rappelle quelquefois des individus à la vertu ou au repentir, un peuplé épouvanté est bien plutôt porté alors à redouter la fin du monde ou à conjurer par des hommages serviles la colère d’une Divinité vengeresse.

III. On a considéré dans tous les siècles l’Égypte et l’Éthiopie comme les contrées où naît et d’où se répand la peste. L’air y est humide, chaud et stagnant ; et cette fièvre de l’Afrique vient de la putréfaction des substances animales, et surtout des essaims de sauterelles, non moins destructives après leur mort que pendant leur vie. La funeste maladie[87] qui dépeupla la terre sous le règne de Justinien et celui de ses successeurs[88], se montra d’abord dans le voisinage de Péluse, entre le marais Serbonien et la branche orientale du Nil ; de là elle s’ouvrit deux routes différentes : elle se répandit en Orient sur la Syrie, la Perse et les Indes ; et en Occident, le long de la côte d’Afrique et sur le continent de l’Europe. Constantinople en fut affligée deux ou trois mois au printemps de la seconde année ; et Procope, qui observa sa marche et ses symptômes avec les yeux d’un médecin[89], égale presque l’habileté et le soin qu’a montrés Thucydide dans la description de la peste d’Athènes[90]. Elle s’annonçait quelquefois par les visions d’un cerveau troublé : la malheureuse victime, frappée de la menace ou de .l’atteinte d’un spectre invisible, désespérait alors de sa- vie ; mais une légère fièvre surprenait le plus grand nombre dans leur lit, au milieu des rues ou de leurs occupations ordinaires. Cette fièvre était même si légère, que le pouls ou le teint du malade ne donnait aucun signe de danger le même jour, le lendemain ou le surlendemain, il se déclarait par une éraflure aux glandes, surtout à celles des aines, des aisselles et des oreilles ; et lorsque ces bubons ou tumeurs s’ouvraient, on y trouvait un charbon ou une substance noire de la grosseur d’une lentille. Quand les bubons prenaient toute leur croissance et tombaient en suppuration, cette évacuation naturelle de l’humeur morbifique sauvait le malade ; mais s’ils demeuraient durs et secs, la gangrène s’ensuivait promptement, et le cinquième jour était communément, le terme fatal de la maladie. La fièvre était souvent accompagnée de délire ou de léthargie : des pustules noires ou carboncles, symptômes d’une mort très prochaine, couvraient souvent le corps du malade. Dans les tempéraments trop faibles pour produire une éruption, un vomissement de sang était bientôt suivi de la gangrène dans les intestins. En général la peste était mortelle pour les femmes grosses ; toutefois un enfant fut tiré vivant du sein de sa mère qui avait succombé à la maladie, et trois femmes survécurent à la perte de leur fœtus infecté de la peste. La jeunesse était l’époque de la vie la plus périlleuse. La contagion attaquait moins les femmes que les hommes ; mais elle se précipitait indistinctement sur toutes les classes et toutes les professions ; et plusieurs de ceux qui conservèrent la vie perdirent l’usage de la parole, sans pouvoir, se croire assurés d’être désormais à l’abri du même fléau[91]. Les médecins de Constantinople déployèrent dans cette occasion leur zèle et leur habileté ; mais les symptômes variés et l’opiniâtreté de la maladie déconcertèrent leur savoir : les mêmes remèdes avaient des effets contraires, et l’événement trompa souvent les pronostics de mort ou de guérison. On confondit l’ordre des funérailles et le droit des sépultures ceux qui ne laissaient ni amis, ni serviteurs demeuraient sans sépulture au milieu des rues ou dans leurs maisons désertes. Un magistrat fut autorisé à recueillir sans distinction les monceaux de cadavres, à les transporter par terre ou par eau, et à les enterrer dans des fosses profondes hors de l’enceinte de la ville. Un danger si pressant et l’aspect de la désolation publique éveillèrent quelques remords dans les hommes les plus adonnés au vice : ils reprirent, lorsqu’ils se crurent en sûreté, leurs passions et leurs habitudes ; mais la philosophie doit dédaigner cette observation de Procope, que la Fortune ou la Providence veillèrent d’une manière particulière au salut de ces misérables. Il oubliait, ou peut-être se rappelait-il intérieurement que la peste avait frappé Justinien lui-même, et il eut été plus raisonnable et plus honorable d’attribuer la guérison de l’empereur à ce régime frugal, qui, en pareille occasion, avait sauvé Socrate[92]. Durant la maladie du prince, l’habit des citoyens annonça la consternation publique ; et leur oisiveté et leur découragement occasionnèrent une disette générale dans la capitale de l’Orient.

La peste est toujours contagieuse : les personnes infectées répandent la maladie dans les poumons et l’estomac de ceux, qui les approchent. Tandis que les philosophes adoptent ce fait, qui les remplit de terreur, il est singulier que le peuple le plus porté aux frayeurs imaginaires ait nié l’existence d’un danger si réel[93]. Les concitoyens de Procope étaient persuadés, d’après des expériences mal faites et en trop petit nombre, que l’entretien le plus rapproché avec un pestiféré ne pouvait communiquer la maladie[94] ; et cette confiance soutint peut être l’assiduité des amis ou des médecins auprès des malades, qu’une prudence inhumaine aurait condamnés à la solitude et au désespoir. Mais cette fatale sécurité, produisant sous un autre rapport le même effet que la prédestination des Turcs, favorisa les progrès de la contagion ; et le gouvernement de Justinien ne connaissait pas les précautions salutaires auxquelles l’Europe doit sa sûreté. On ne gêna en aucune manière la communication des diverses provinces de l’empire ; les guerres et les émigrations : répandirent la peste depuis la Perse jusqu’à la France, et le commerce porta dans les régions les plus éloignées le germe fatal qu’une balle de coton révèle durant des années. Procope lui-même explique le mode de sa propagation par cette remarque ; que la maladie allait toujours de la côte de la mer dans l’intérieur du pays ; qu’elle visitait successivement les îles et les montagnes les plus écartées ; que les lieux qui avaient échappé à la fureur de son premier passage se trouvaient seuls exposés à la contagion de l’année suivante. Les vents peuvent disperser ce venir, subtil ; mais si l’atmosphère n’est pas disposée à le recevoir, la peste expirera bientôt dans les climats froide ou tempérés. Telle était, à l’époque de Justinien, la corruption universelle de l’air, que le changement des saisons n’arrêta ou ne diminua point la peste qu’on vit éclater la quinzième année du règne de ce prince. Sa première malignité se calma après quelque intervalle : elle languit et se ranima tour à tour ; mais ce ne fut qu’après une période désastreuse de cinquante-deux ans, que l’espèce humaine recouvra la santé, ou que l’atmosphère redevint pure et salubre. Il ne nous reste pas de faits qui puissent établir des calculs ou même des conjectures sur le nombre d’hommes enlevés dans cette extraordinaire période de mortalité. Je trouve seulement que, durant trois mois, cinq mille et ensuite dix mille personnes mouraient chaque jour à Constantinople ; que la plupart des villes de l’Orient perdirent tous leurs habitants ; et qu’en plusieurs cantons de l’Italie les blés et les raisins furent laissés se pourrir sur le sol. Le triple fléau de la guerre, de la peste et de la famine, accabla les sujets de Justinien ; son règne est marqué d’une maniéré funeste par une diminution très sensible de l’espèce humaine[95], et quelques-uns des plus beaux pays du monde n’ont jamais pu réparer ce malheur.

 

 

 



[1] Procope est mon seul guide sur les troubles de l’Afrique ; et, je n’en désire pas d’autre. Il fut témoin oculaire des événements mémorables de son temps, ou en recueillit avec soin les différents récits. Il raconte dans le second livre de la guerre des Vandales, la révolte de Stoza (c. 14-24), le retour de Bélisaire (c. 15), la victoire de Germanus (c. 16, 17, 18), la seconde administration de Salomon (c. 19, 20, 21) ; le gouvernement de Sergius (c. 22, 23), d’Areobindus (c. 24), la tyrannie et la mort de Gontharis (c. 25, 26, 27, 28) ; et je n’aperçois dans ses différents portraits aucun symptôme de flatterie ou de malveillance.

[2] Toutefois je ne dois pas refuser à Procope le mérité de peindre d’une manière animée l’assassinat de Gontharis. L’un des meurtriers montra des sentiments dignes d’un patriote romain. Si je tombe d’un premier coup, dit Artasires, tuez-moi sur-le-champ, de peur que les douleurs de la torture ne m’arrachent l’aveu de mais complices.

[3] Procope, dans le cours de sa narration, parle quelquefois des guerres contre les Maures (Vandal., liv. II, chap. 19, 23, 25, 27, 28 ; Gothic., l. IV, c. 17), et Théodat nous instruit de plus de quelques succès et de quelques revers dont la date se rapporte aux dernières années de Justinien.

[4] Aujourd’hui Tibesch, dans le royaume d’Alger. Elle est arrosée par une rivière, le Sujerass, qui tombe dans le Mejerda (Bagradas). Tibesch est encore remarquable par ses murs de grandes pierres semblables à ceux du Colisée de Rome, par une fontaine et un bosquet de châtaigniers. Le pays est fertile ; et on trouve dans le voisinage les Bérébères, tribu guerrière. Il parait, d’après une inscription, que la route de Carthage à Tébeste fut construite sous le règne d’Adrien, par la troisième légion. Marmol, Description de l’Afrique, tome II, p. 442, 443 ; Shaw’s Travels, p. 64, 65, 66.

[5] Procope, Anecdotes, c. 18. Les divers événements de la guerre d’Afrique attestent cette triste vérité.

[6] Procope continue dans le second livre de son Histoire (c. 30) et dans le troisième (c. 1-40) le récit de la guerre des Goths, depuis la cinquième jusqu’à-la quinzième année de Justinien. Comme les événements sont moins intéressants que dans la première période, son récit est alors la moitié moins étendu pour un intervalle de temps une fois plus considérable. Jornandès et la chronique de Marcellin sont de quelque secours. Sigornius, Pagi, Muratori, Mascou et du Buat, donnent des lumières, et j’en ai profité.

[7] Silvère, évêque de Rome, fut d’abord transporté à Patara, dans la Lycie, et mourut ensuite de faim (sub eorum custodia inedia confectus) dans l’île de Palmaria, A. D. 538, le 20 juin. (Liberat. In Breviar., c. 22 ; Anastase, in Silverio ; Baronius, A. D. 540, n° 2, 3 ; Pagi, in Vit. Polit., tom. I, p. 285, 286.) Procope (Anecdotes, c. 1) n’impute cette mort qu’à l’impératrice et à Antonina.

[8] Palmaria est une petite île en face de Terracine et de la côte des Volsques. Cluvier, Ital. antiq., l. III, c. 7, p. 1014.

[9] Comme le logothète Alexandre et la plupart de ses collègues dans l’ordre civil et militaire se trouvaient, à l’époque où écrivit Procope, disgraciés ou sans crédit, il n’a eu que peu de chose à ajouter dans ses Anecdotes (c. 4, 5, 13) à la liberté satirique avec laquelle il les traite dans l’Histoire des Goths, l. III, c. 1, 3, 4, 19, 20, 21, etc.

[10] Procope (l. III, c. 2, 8, etc.) rend avec plaisir une ample justice au mérite de Totila. Les historiens romains, depuis Salluste et Tacite, se plaisaient à oublier les vices de leurs compatriotes, en peignant les vertus des Barbares.

[11] Procope, l. III, C. 12. L’âme d’un héros se fait sentir dans cette lettre, et on ne doit pas confondre ces morceaux authentiques et originaux, avec les harangues si travaillées, et souvent si vides, des historiens de Byzance.

[12] Procope ne dissimule pas la cupidité de Bessas (l. III, c. 17, 20). Il expia la perte de Rome par la glorieuse conquête de Petra (Goth., l. IV, c. 12) ; mais il porta sur les bords du Phase les vices qu’il avait montrés sur les rives du Tibre, et l’historien parle avec la même équité de son mérite et de ses défauts. Le châtiment que l’auteur du roman de Bélisaire inflige à l’oppresseur de Rome est plus conforme à la justice qu’à l’histoire.

[13] Durant le long exil de Vigile, et après la mort de ce pape, l’Église de Rome fut gouvernée d’abord par l’archidiacre Pélage, ensuite (A. D. 555) pape Pélage, qui passait pour n’être pas innocent des violences exercées contre son prédécesseur. Voyez les Vies originales des Papes, sous le nom d’Anastase ; Muratori (Script. ver. italicarum, t. III, part. I, p. 130-131), qui raconte plusieurs incidents curieux des siéges de Rome et des guerres d’Italie.

[14] Le mont Garganus, aujourd’hui le mont Saint-Angelo dans le royaume de Naples, se prolonge à trois cents stades dans la mer Adriatique. (Strabon, l. VI, 436.) Il avait été célèbre dans les siècles d’ignorance par les apparitions, les miracles et l’église de l’archange saint Michel. Horace, né dans la Pouille ou la Lucanie, avait vu les chênes et les ormes s’agiter en mugissant par la violence du vent de nord qui soufflait sur cette côte élevée. Carmin. II, 9 ; épist. II, I, 201.

[15] Je ne puis déterminer exactement la position de ce camp d’Annibal ; mais les Carthaginois campèrent longtemps et souvent aux environs d’Arpi. Tite-Live, XXII, 9, 12 ; XXIV, 3, etc.

[16] Marcellin, in Chron., page 54.

[17] Les tribuli (chausse-trapes, ou chevaux de frise) sont de petites machines de fer à quatre pointes, l’une fixée en terre, et les trois autres élevées verticalement, ou d’une manière oblique. (Procope, Gothic., liv. III, c. 24 ; Juste Lipse, Poliorcète, ων, liv. V, chap. 3.) Ces machines ont pris le nom de tribuli de la chausse-trape ou chardon étoilé, plante qui porte, un fruit épineux, et qui est commune en Italie. Martin, ad. Virgil. Georg., I, 153, vol. II p. 33.

[18] Le nom de Ruscia, le Navale Thuriorum, fut transféré à soixante stades de là à Ruscianum (Rossano), archevêché qui n’a point de suffragant. Le territoire de la république de Sybaris compose aujourd’hui les domaines du duc de Corigliano. Voyez Riedesel, Voyages dans la grande Grèce et en Sicile, p. 166-171, édit. anglaise.

[19] Procope (Gothic., l. III, c. 31, 32) raconte cette conspiration avec tant de liberté et de bonne foi dans son Histoire publique, qu’il n’a rien ajouté de plus dans les Anecdotes.

[20] Les honneurs accordés à Bélisaire sont rappelés avec joie par son secrétaire Procope (Goth., L. III, c. 35 ; l. IV, c. 21). Le titre de στρατηγος est mal traduit, du moins en cette occasion, par præfectus prætorio ; et comme il s’agit d’une charge militaire, on le rendrait d’une manière plus exacte et plus convenable par magister militum. Ducange, Gloss. græc., p. 1458, 1459.

[21] Alemannus (ad Hist. Arcan., p. 68), Ducange (Fam. Byzant., page 98), et Heineccius (Hist. juris civilis, p. 434), parlent tous trois d’Anastase comme du fils de la fille de Théodora, et leur opinion est fondée sur le témoignage non équivoque de Procope. (Anecdotes, c. 4, 5, θυγατριδω répété deux fois.) Toutefois j’observerai, 1° qu’en 547, Théodora pouvait difficilement avoir un petit-fils en âge de puberté ; 2° qu’on ne connaît point du tout cette fille et son mari ; 3° que Théodora cachait ses bâtards, et que son petit-fils, issu de Justinien, aurait été l’héritier présomptif de l’empire.

[22] Les αμαρτηματα ou fautes du héros en Italie et après son retour sont dévoilées, απαρακαλυπτως, et vraisemblablement exagérées par l’auteur des Anecdotes, c. 4, 5. La jurisprudence incertaine de Justinien favorisait les desseins d’Antonina. Sur la loi du mariage et du divorce, cet empereur était trocho versalitior. Heineccius, Elem. juris civil., ad ordinem Pandect., part. IV, n° 233.

[23] Les Romains étaient toujours attachés aux monuments de leurs ancêtres ; et selon Procope (Goth., l. IV, c. 22), la galère d’Énée, à un seul rang de rames, de vingt-cinq pieds de largeur et de cent vingt de longueur, se conservait bien entière dans le Navalia, près du mont Testacco, au pied de l’Aventin (Nardini, Roma antica, liv. VII, c. 9, p. 466 ; Donatus, Roma antiqua, l. IV, c. 13, p. 334) ; mais cette précieuse relique est demeurée inconnue à tous les auteurs de l’antiquité.

[24] Procope chercha vainement dans ces mers l’île de Calypso. On lui montra à Phéacie ou Corcyre le vaisseau pétrifié d’Ulysse (Odyssée, XIII, 163) ; mais il trouva que c’était une fabrique récemment composée de pierres séparées et dédiée par un marchand à Jupiter Cassius (l. IV, c. 22) ; Eustathe croyait que c’était un rocher d’une forme bizarre, élevé par la main des hommes.

[25] M. d’Anville (Mém. de l’Acad. des Inscript., t. XXXII, p. 513-528) éclaircit très bien ce qui regarde le golfe d’Ambracie ; mais il ne peut déterminer la position de Dodone. Les déserts de l’Amérique sont plus connus qu’un pays situé à la vue de l’Italie.

[26] Voyez les actions de Germanus dans l’Histoire publique de Procope (Vand., l. II, c. 16, 17, 18 ; Goth., l. III, c. 31, 32) et dans l’Histoire secrète (Anecd., c. 5) ; et celles de son fils Justin, dans Agathias (l. IV, p. 130, 131). Malgré l’expression équivoque de Jornandès, fratri suo, Aleman a prouvé qu’il était fils du frère de l’empereur.

[27] Conjuncta Aniciorum gens cum Amala stirpe, spem adhuc utriusque generis promittit. Jornandès, c. 60, p. 703. Cet auteur écrivait à Ravenne avant la mort de Totila.

[28] Procope termine son troisième livre par la mort de Germanus. Add., l. IV, c. 23, 24, 25, 26.

[29] Procope raconte tout ce qui a rapport a cette seconde guerre contre les Goths et à la victoire de Narsès (liv. IV, chap. 21, 26-35). C’est un magnifique tableau, et un des six sujets de poèmes épiques que le Tasse avait dans l’esprit ; il hésitait entre la conquête de l’Italie par Bélisaire et la conquête de ce même pays par Narsès. Hayley’s Works, vol. 4, page 70.

[30] On ignore la patrie de Narsès ; car il ne doit pas être confondu avec Narsès, l’Arménien Persan. Procope (Goth., liv. II, c. 13) l’appelle βασιλικον χρηματων ταμιας ; Paul Warnefrid (l. II, c. 3, p. 776) lui donne le titre de chartularius ; et Marcellin y ajoute celui de cubicularius. Une inscription du pont Salaria le qualifiait d’exconsul, expræpositus, cubiculi patricius. (Mascou, Hist. des Germains, l. XIII, c. 25.) La loi de Théodose contre les eunuques était tombée en désuétude ou abolie (Annotat. 20.) Mais la ridicule prophétie des Romains subsistait dans toute sa rigueur. Procope, liv. IV, chap. 21.

[31] Le Lombard Paul Warnefrid raconte avec complaisance les secours, les services de ses compatriotes, et l’honorable congé qu’ils reçurent ensuite. Reipublicæ romanæ adversus æmulos adjutores fuerant (l. II, c. 1, p. 774) édit. Grot.). Je suis surpris qu’Alboin, leur vaillant roi n’ait pas, dans cette occasion, conduit lui-même ses troupes à la guerre.

[32] Si ce n’était pas un imposteur, c’était le fils de Zamès l’aveugle, sauvé par compassion et élevé dans la cour de Byzance, par différents motifs de politique, d’orgueil et de générosité. Procope, Persic., l. I, c. 23.

[33] Sous le règne d’Auguste et dans le moyen âge, tout le territoire qui s’étend d’Aquilée à Ravenne, était couvert de bois, de lacs et de marais. L’homme a subjugué la nature ; on a emprisonné les eaux, et l’on a cultivé le sol. Voyez les savantes recherches de Muratori. (Antiq. Itraliæ medii œvi, t. I, dissert. XI, p. 253, 254), d’après Vitruve, Strabon, Hérodien, les anciennes chartes et les connaissances personnelles qu’il avait des localités.

[34] Voici l’étendue de la voie Flaminienne, telle que M. d’Anville (Anal. de l’Ital., p. 147-162) l’a fixée d’après les Itinéraires et les meilleures Cartes modernes : de Rome à Narni, cinquante et un milles romains ; à Terni, cinquante-sept ; à Spolette, soixante-quinze ; à Foligno, quatre-vingt-huit ; à Nocera, cent trois ; à Cagli, cent quarante-deux ; à Intercisa, cent cinquante-sept ; à Fossombrone, cent soixante ; à Fano, cent soixante-seize ; à Pesaro, cent quatre-vingt-quatre ; à Rimini, deux cent huit ce qui compose en tout environ cent quatre-vingt-neuf milles d’Angleterre. M. d’Anville ne parle point de la mort de Totila ; mais Wesseling (Itinér., p. 6,4), au lieu du champ de Taginas, indique un lieu auquel il donne la dénomination inconnue de Ptanias, à huit milles de Nocera.

[35] Pline fait mention de Taginæ, ou plutôt de Tadinæ ; mais l’évêché de cette ville obscure, située dans la plaine à un mille de Gualdo, a été réuni en 1007 à celui de Nocera. La dénomination actuelle de plusieurs lieux des environs retrace des souvenirs de l’antiquité : Fossato signifie un camp, Capraia vient de Caprea, et Bastia de Busta Gallorum. Voyez Cluvier, Italia antiqua, l. II, c. 6, p. 615, 616, 617 ; Lucas Holstenius, Annot. ad Cluvier, p. 85, 86 ; Guazzesi, Dissert., p. 177-217, destinée spécialement à cet objet, et les Cartes qu’ont publiées Lemaire et Magini sur l’État ecclésiastique de la Marche d’Ancône.

[36] La bataille des Busta Gallorum se donna l’an de Rome 458 ; et le consul Decius, en sacrifiant sa vie, assura le triomphe de son pays et celui de son collègue. (Tite-Live, X, 28, 29.) Procope attribue à Camille la victoire, des Busta Gallorum ; et Cluvier, qui relève cette erreur, le qualifie dédaigneusement de Grœcorum nugamenta.

[37] Théophane, Chronique, page 193 ; Hist. Miscella, l. XVI, page 108.

[38] Evagrius, l. IV, c. 24. Paul Diacre (l. II, c. 3, p. 776) nous apprend que le choix du jour de la bataille et le mot d’ordre avaient été inspirés à Narsès par la sainte Vierge.

[39] Rome fut prise en 536 par Bélisaire, en 546 par Totila, en 547 par Bélisaire, en 549 par Totila, et en 552 par Narsès. Maltret s’est trompé en traduisant sextum. Il a corrigé cette erreur lui-même par la suite ; mais le mal était fait : Cousin, et, à sa suite, une foule d’écrivains français et latins avaient donné dans cette méprise.

[40] Comparez deux passages de Procope (l. III, c. 26 ; l. IV, c. 24), qui, joints à quelques passages de Marcellin et de Jornandès, éclaircissent très bien la situation du sénat dans ses derniers moments.

[41] Nous voyons en Prusias, selon ce que nous en apprennent les Fragments de Polybe (Excerpt. legat., XCVII, p. 927, 928) ; un tableau curieux de la situation d’un roi esclave.

[42] La Δρακων de Procope (Goth., l. IV, c. 35) est évidemment le Sarnus. Cluvier (liv. IV, c. 3, p. 1156) a osé accuser ou altérer violemment le texte ; mais Camille Pellegrini, de Naples (Discorsi sopra la Campania felice, p. 330, 331), a prouvé, d’après d’anciens registres, que dès l’année 822 cette rivière était appelée le Dracontio ou le Draconcello.

[43] Galien (de Methodo medendi, l. V, apud Cluvier, l. IV, c. 3, p. 1159, 1160) décrit la situation élevée, l’air pur et le lait nourrissant du mont Lactaire, si connus et si recherchés au temps de Symmaque (l. VI, epist. 18) et de Cassiodore (Variar., XI, 10). On n’en retrouvé aujourd’hui que le nom de la ville de Lettere.

[44] Du Buat (t. XI, p. 2, etc.) fait passer le reste de la nation des Goths dans la Bavière, son pays favori ; d’autres écrivains l’enterrent dans les montagnes d’Uri, ou le l’envoient dans l’île de Gothland, leur première patrie. Mascou, Annot. 21.

[45] Je laisse Scaliger (Anim. advers. in Euseb., p. 59) et Saumaise (Exercitat. Plinian., p. 51, 52) se quereller sur l’origine de Cumes, la plus ancienne des colonies grecques en Italie (Strabon, l. V, p. 372 ; Velleius Paterculus, l. I, c. 4), qui était déjà presque déserte au temps de Juvénal (Satir., III), et qui est aujourd’hui en ruine.

[46] Agathias (l. I, c. 21) place l’antre de la sibylle sous les murs de Cumes. Il est en cela d’accord avec Servius (ad liv. VI Enéid.) ; et je ne sais pas pourquoi Heyne (tome II, pages 650, 651), l’excellent éditeur de Virgile, rejette leur opinion. In orbe media secreta religio ! Mais Cumes n’était pas encore bâtie, et les vers de Virgile (l. VI, 96, 97) sont ridicules, si Énée se trouvait alors dans une ville grecque.

[47] Il est assez difficile de concilier le trente-cinquième chapitre du quatrième livre de Procope sur la guerre des Goths, et le premier livre de l’histoire d’Agathias. Jusqu’ici nous avons suivi un homme d’État et un soldat : son ouvrage ne va pas plus loin, et nous sommes réduits à suivre un poète et un rhéteur (l. I, p. 11 ; l. II, p. 51, édition du Louvre).

[48] On, trouve au nombre des exploits fabuleux attribués à Buccelin, la défaite et la déroute de Bélisaire, et la conquête de l’Italie et de la Sicile, etc. Voyez dans les Historiens de France, saint Grégoire de Tours, tom. II, liv. III, c. 32, page 203 ; et Aimoin, tom. III, liv. II, de Gest. Franc., chap. 23, page 59.

[49] Agathias parle en philosophe de leur superstition (l. I, p. 18). Le canton de Zug en Suisse était encore idolâtre en 613. Saint Colomban et saint Gall furent les apôtres de cette sauvage contrée, et le dernier fonda un ermitage qui est devenu une principauté ecclésiastique, et une ville peuplée, siége de la liberté et du commerce.

[50] Voyez la mort de Lothaire dans Agathias (l. II, p. 38) et dans Paul Warnefrid, surnommé le Diacre (l. II, c. 3, page 775). Si l’on en croit l’écrivain grec, Lothaire eut des accès de fureur, et il se déchira le corps. Il avait pillé des églises.

[51] Le père Daniel (Hist. de la Milice franc., t. 4, p. 17-21) a fait une description, imaginaire de cette bataille, un peu à là manière du chevalier Folard ; le jadis célèbre éditeur de Polybe, qui assujettissait à ses habitudes et à ses opinions toutes les opérations militaires de l’antiquité.

[52] Agathias (l. II, p. 47) rapporte une épigramme de six vers sur cette victoire de Narsès, que le poète compare avec avantage aux batailles de Marathon et de Platée. Il est vrai que la principale différence est dans les suites si peu importantes dans le cas dont il s’agit, dans l’autre si permanentes et si glorieuses !

[53] Au lieu du Beroia et du Brincas de Théophane ou de son copiste (p. 201), il faut lire Verona et Brixia.

[54] Agathias, l. II, p. 48. Shakespeare, dans la première scène de Richard III, enchérit admirablement sur cette idée, qu’il ne devait cependant pas à l’historien de Byzance.

[55] Maffei (Verona illustrata, part. I, l. X, p. 257, 269) a prouvé, contre l’opinion commune, que les ducs d’Italie, furent institués avant la conquête des Lombards par Narsès. Dans la pragmatique sanction, n° 23, Justinien réduit le nombre des judices militaires.

[56] Votez Paul Diacre, l. III, c. 2, p. 776. Menander (in Excerpt. legat., p. 1.33) fait mention de diverses émeutes suscitées en Italie par les Francs, et Théophane (p. 201) indique quelques rebellions des Goths.

[57] La pragmatique sanction de Justinien, qui rétablit et règle le gouvernement civil de l’Italie, est composée de vingt-sept articles : elle est datée du 15 août, A. D. 554, et adressée à Narsès, V. J. prœpositus sacri cubiculi, et à Antiochus, præfectus prætorio Italiæ. Julien Antecessor la rapporte, et elle a été insérée dans le Corpus juris civilis, après les Novelles et les Édits de Justinien, de Justin et de Tibère.

[58] La faim en fit mourir un plus grand nombre dans les provinces méridionales, sans y comprendre (εκτος) le golfe d’Ionie. Le gland y tint lieu de pain. Procope vit un orphelin abandonné qu’une chèvre allaitait. Dix-sept voyageurs furent logés, assassinés et mangés par deux femmes, qui furent découvertes et tuées par un dix-huitième voyageur, etc.

[59] Quinta regio Piceni est ; quondam uberrimæ multitudinis CCCLX millia Picentium in fidem P. R. venere. (Pline, Hist. nat., III, 18.) L’ancienne population était déjà diminuée du temps de Vespasien.

[60] Peut-être quinze ou seize millions. Procope (Anecdotes, c. 18) calcule que l’Afrique perdit cinq millions de personnes ; il ajoute que l’Italie était trois fois plus étendue, et que la proportion de la dépopulation y fut encore plus forte ; mais ses calculs sont exagérés par la passion et sans aucune base certaine.

[61] Ce que dit Procope (Anecdotes, c. 24 ; Aleman., p. 102, 103) sur la décadence de ces écoles, est confirmé et éclairci par Agathias (l. V, p. 159), qu’on ne peut récuser comme témoin ennemi.

[62] On n’est pas d’accord sur la distance de Constantinople à Mélanthias, villa Cœsariana. (Ammien Marc., XXX, 2.) Les opinions varient de cent deux à cent quarante stades (Suidas., t. II, p. 522, 523 ; Agathias, l. V, p. 158), ou de dix-huit à dix-neuf milles (Itineraria, p. 138, 230, 323 ; 332 ; et les Observations de Wesseling). Justinien fit paver les douze premiers milles jusqu’à Reggio, et construire un pont sur un marais ou une gorge qui se trouve entre un lac et la mer. Procope, de Ædific., l. IV, c. 8.

[63] L’Atyras (Pomponius Mela, l. II, c. 2, p. 169, édit. Voss.). Justinien fortifia une ville ou un château du même nom à l’embouchure de la rivière. Procope, de Ædific., l. IV, c. 2 ; Itiner., p. 570, et Wesseling.

[64] Agathias, dans sa prolixe déclamation (l. V, p. 154-174), et la Chronique très sèche de Théophane (p. 197, 198), racontent d’une manière imparfaite la guerre des Bulgares et la dernière victoire de Bélisaire.

[65] Ινδους. Il est difficile de penser qu’ils fussent originaires de l’Inde ; et les anciens n’employèrent jamais en qualité de gardes ou de domestiques les naturels de l’Éthiopie, auxquels on a donné quelquefois le nom d’Indiens. Inutiles et coûteux, ils ne servaient qu’au luxe des femmes ou des rois. Térence, Eunuque, act. I, scène 2 ; Suétone, in August., c. 83 ; avec une bonne note de Casaubon, in Caligula, c. 57.

[66] Procope parle de Sergius (Vandal., l. II, c. 21, 22 ; Anecd., c. 5) et de Marcellus (Goth., l. III, c. 32). Voyez aussi Théophane, p. 197, 291.

[67] Alemannus (p. 3) cite un vieux manuscrit de Byzance, qui a été inséré dans l’Imperium orientale de Banduri.

[68] Le récit original et authentique de ce qui a rapport à la disgrâce et au rétablissement de Bélisaire, se trouve dans le Fragment de Jean Malalas (tom. II, p. 234-243), et dans la Chronique très exacte de Théophane (p. 194-204). Cedrenus (Compend., p. 387, 388) et Zonare (t. II, l. XIV, p. 69) semblent hésiter entre la vérité qui vieillissait, et la fiction qui prenait de la consistance.

[69] On peut attribuer l’origine de cette fable frivole à un ouvrage de mélanges du douzième siècle, les Chiliades, du moine Jean Tzetzes (Bâle, 1546, ad calcem Lycophront. Colon. Allobrog. 1614, in Corp. poet. græc.). Il rapporte en dix vers populaires ou politiques l’histoire de Bélisaire aveugle et mendiant. (Chiliad. III, n° 88, 339-348, in Corp. poet. græc., t. II, p. 311.) Ce conte moral ou romanesque s’introduisit en Italie avec la langue et les manuscrits de la Grèce ; il fut répété avant la fin du quinzième siècle par Crinitus, Pontanus et Volaterranus, attaqué par Alciat pour l’honneur du prince qui avait établi la jurisprudence qu’on suivait alors, et défendu par Baronius (A. D. 561, n° 2, etc.) pour l’honneur de l’Église. Au reste, Tzetzes lui-même avait lu dans d’autres Chroniques que Bélisaire ne perdit pas la vue, et qu’il recouvra sa réputation et sa fortune.

[70] La villa Borghèse à Rome offre une statue qui représente un homme assis et tendant la main, et connu vulgairement sous le nom de Bélisaire. Une explication, plus noble et plus probable, donne lieu de croire qu’elle représente Auguste cherchant à se rendre Némésis favorable. (Winckelman, Hist. de l’Art., t. III, p. 266.) C'est aussi d'après un rêve, qu'à un certain jour de l'année, il demandait l'aumône au peuple en présentant le creux de sa main. Suétone, Auguste, c. 91 ; avec une excellente noté de Casaubon.

[71] Tacite (in Vit. Agricola, c. 45) jette finement de l’odieux sur le rubor de Domitien. Pline le jeune (Panégyrique, c. 48) et Suétone (Domitien, c. 18, et Casaubon ad locum) le remarquent également. Procope (Anecdotes, c. 8) croit ridiculement qu’au sixième siècle il ne restait qu’un seul buste de Domitien.

[72] Les aveux de Procope (Anecdotes, c. 8, 13) attestent bien mieux l’application à l’étude et les connaissances de Justinien, que les éloges qu’on trouve dans l’Histoire publique (Goth., l. III, c. 31 ; de Ædific., l. I ; Prœm., c. 7). Consultez l’Index détaillé d’Alemannus et la Vie de Justinien par Ludwig, p. 135-142.

[73] Voyez dans la C. P. Christiana de Ducange (l. I, c. 24, n° 1) une suite de témoins originaux ; depuis Procope, qui vivait au sixième siècle, jusqu’à Gyllius, qui vivait au seizième.

[74] Jean Malalas (t. II, p. 190, 219) et Théophane (p. 154) parlent de la première comète. Procope (Persic., l. II, c. 4) fait mention de la seconde ; mais je soupçonne fortement leur identité. Théophane (p. 168) applique à une année différente la pâleur du soleil due rapporte Procope (Vand., l. II, c. 14).

[75] Sénèque (septième livre des Questions naturelles) développe la théorie des comètes avec un esprit très philosophique. Au reste, nous devons éviter ici l’excès de la bonne foi, et ne pas confondre une prédiction vague, un veniet tempus, etc., avec le mérite d’une découverte réelle.

[76] Les astronomes peuvent étudier Newton et Halley : j’ai tiré mes faibles connaissances sur cette matière de l’article Comète, que M. d’Alembert a inséré dans l’Encyclopédie.

[77] Whiston, l’honnête, le pieux, le visionnaire Whiston, imagine pour expliquer le déluge (2242 avant J.-C.), une apparition de la même comète, qui, d’un coup de sa queue, ensevelit la terre sous les eaux.

[78] Une dissertation de M. Fréret (Mém. de l’Acad. des Inscript., t. X, p. 357-377) offre un heureux mélange de philosophie et d’érudition. Le souvenir du phénomène du temps d’Ogygès a été conservé par Varron (apud saint Augustin, de Civit. Dei, XXI, 8) qui cite Castor, Dion de Naples et Adraste de Cyzique, nobiles mathematici. Les mythologues grecs et les livres apocryphes des vers sibyllins, nous ont transmis des détails sur les deux périodes suivantes.

[79] Pline (Hist. nat., II, 23) a transcrit les registres originaux d’Auguste. Mairan, dans ses ingénieuses Lettres au père Parennin, missionnaire à la Chine, place les jeux et la comète, de l’année 44 à l’année 43 avant la naissance de Jésus-Christ ; cependant les observations de cet astronome me laissent des doutes (Opuscules, p. 275-351).

[80] Cette dernière comète parut au mois de décembre 1680. Bayle, qui commença ses Pensées sur la comète au mois de février 1681 (Œuvres, t. III), fut obligé de se servir de cet argument qu’une comète surnaturelle aurait confirmé les anciens dans leur idolâtrie. Bernoulli (voyez son Éloge dans Fontenelle, t. V, p. 99) disait encore que la tête de la comète n’est pas un signe extraordinaire de la colère du ciel, mais que la queue en est peut-être un.

[81] Le Paradis Perdu fut publié l’an 1667 ; et les fameux vers (l. II, 708, etc.) qui étonnèrent le censeur, pouvaient faire allusion à la comète de 1664, observée à Rome par Cassini en présence de la reine Christine. (Fontenelle, Éloge de Cassini, t. V, p, 338). Charles II avait-il laissé apercevoir quelques symptômes de curiosité ou de frayeur ?

[82] Voyez sur la cause des tremblements de terre Buffon, t. I, p. 502-536 ; Suppl. à l’Hist. nat., t. V, p. 382-390, édit. in-4°, Valmont de Bomare, Dictionnaire d’Hist. nat., articles Tremblements de terre, Pyrites ; Watson, Essais de chimie, t. I, p. 181-209.

[83] Les tremblements de terre qui ébranlèrent l’empire romain sous le règne de Justinien, sont décrits ou indiqués par Procope (Goth., l. IV, c. 25 ; Anecdotes, c. 18), par Agathias (l. II, p. 52, 53, 54 ; l. V, p. 145-152), par Jean Malalas (Chronique, t. II, p. 140-146, 176, 177, 183, 193, 220, 229, 231, 233, 234), et par Théophane (p. 151, 183, 185, 191-196).

[84] Il s’agit ici d’une hauteur escarpée ou d’un cap perpendiculaire entre Aradus et Botrys, nommé par les Grecs θεων προσωπον, et ευπροσωπον ou λιθοπροσωπον par les chrétiens scrupuleux. Polybe, l. V, p. 411 ; Pomponius Mela, l. I, c. 12, 87, cum Isaac Vols., Obs. ; Maundrell, Journey, p. 32, 33 ; Pococke, Descript., vol. 2, p. 99.

[85] Botrys fut fondée, ann. ante Christ. 935-903, par Ithobal, roi de Tyr. (Marsham, Canon. Chron., p. 38, 388.) Le misérable village de Patrone, qu’on voit aujourd’hui sur son emplacement, n’a point de port.

[86] Heineccius (p. 351-356) traite de ce qui regarde l’université, la splendeur et la ruine de Béryte, comme d’une partie essentielle de l’histoire de la jurisprudence romaine. Cette ville fut détruite la vingt-cinquième année du règne de Justinien, A. D. 551, le 9 juillet. (Théophane, p. 192.) Mais Agathias (l. II, p. 51, 52) ne place le tremblement de terre qu’après la conquête de l’Italie.

[87] J’ai lu avec plaisir le Traité peu étendu, mais élégant, de Mead, sur les Maladies pestilentielles, 8e édition, Londres, 1722.

[88] On peut suivre les progrès de la grande peste qui exerça ses ravages l’an 542 et les années suivantes (Pagi, Critica, t. II, p. 518) dans Procope, Percic., l. II, c. 22, 23 ; Agathias, l. V, p. 153, 154 ; Evagrius, l. IV, c. 29 ; Paul Diacre, l. II, c. 4, p. 776, 777 ; saint Grégoire de Tours (t. II, l. IV, c. 5, p. 205), qui l’appelle lues inguinaria ; dans les Chroniques de Victor Tunnunensis, p. 9 ; in Thesaur. tempor., de Marcellin, p. 54, et de Théophane, p. 153.

[89] Le docteur Treind (Hist. Medic. in Opp., p. 416-420, Londres, 1733) est persuadé, d’après l’exactitude avec laquelle Procope emploie les mots techniques, que cet historien avait étudié la médecine. Au reste, plusieurs des mots qui sont aujourd’hui scientifiques, étaient communs et populaires dans l’idiome grec.

[90] Voyez Thucydide, l. II, c. 47-54, p. 127-133, édit. de Duker, et la description poétique de la même peste, par Lucrèce, l. VI, vers 1136-2284. Je dois au docteur Hunter un savant commentaire sur cette partie de Thucydide : c’est un in-4° de 600 pages ; Venise, 1603, apud Juntas. ; donné publiquement par Fabius Paullinus d’Udine, médecin et philosophe, dans la bibliothèque de Saint-Marc.

[91] Thucydide (c. 51) assure qu’on ne prenait la peste qu’une fois ; mais Evagrius, qui avait vu la peste dans sa famille, observe que plusieurs personnes qui avaient résisté à une première attaque, moururent d’une seconde et Fabius Paullinus (p. 588) confirme le retour de la peste. Les médecins sont divisés sur ce point, et la nature et la marche de la maladie peuvent n’être pas toujours les mêmes.

[92] Socrate fut sauvé par sa tempérance lors de la peste d’Athènes. (Aulu-Gelle, Nuits Attiques, II, 1.) Le docteur Mead attribue la salubrité des maisons religieuses à ce qu’elles sont séparées des autres, et que le régime y est plus frugal (p. 18, 19).

[93] Mead prouve, d’après Thucydide, Lucrèce, Aristote et l’expérience journalière, que la peste est contagieuse ; et il réfute (Préface, p. 2-13) l’opinion contraire des médecins français, qui se rendirent à Marseille en 1720 : ces médecins français étaient cependant éclairés, et venaient de voir la peste enlever en peu de mois cinquante mille habitants (sur la Peste de Marseille, Paris, 17866) à une ville qui, malgré sa prospérité et son commerce actuels, ne contient pas plus de quatre-vingt-dix mille âmes. M. Necker, sur les Finances, t. I, p. 231.

[94] L’expérience postérieure d’Evagrius détruit ces assertions si fortes de Procope.

[95] Procope (Anecdotes, c. 18) emploie d’abord des figures de rhétorique, telles que les sables de la mer, etc. Il tâche ensuite de se réduire à des calculs moins vagues, et dit que μυριαδας μυριαδων μυριας, furent exterminés sous le règne du démon empereur. Ces mots sont obscurs dans la langue de la grammaire et dans celle de l’arithmétique, et, interprétés littéralement, ils donneraient plusieurs millions de millions. Alemannus (p. 80) et Cousin (t. III, p. 178) les traduisent par deux cents millions ; mais j’ignore pourquoi. Si on ôte μυριαδας, les deux autres mots μυριαδων μυριας, une myriade de myriades, donneraient cent millions, nombre qui n’est pas totalement inadmissible.