État du monde barbare. Établissement des Lombards sur le Danube. Tribus et incursions des Esclavons. Origine, empire et ambassades des Turcs. Fuite des Avares. Chosroês Ier ou Nushirwan, roi de Perse. Prospérité de son règne, et ses guerres avec les Romains. Guerre Colchique ou Lazique. Les Éthiopiens.
NOTRE évaluation du mérite personnel se calcule d’après les facultés ordinaires des hommes. Les plus ambitieux efforts du genre et de la vertu, soit dans la vie active ou dans la vie spéculative, se mesurent moins sur leur grandeur réelle que sur la hauteur oit ils parviennent au-dessus du niveau de leur siècle et de leur pays ; et la stature, à laquelle on ne ferait point attention chez un peuple de géants, doit paraître très remarquable dans une race de pygmées. Léonidas et ses trois cents guerriers se sacrifièrent aux Thermopyles ; mais l’éducation de leur enfance, de leur adolescence et de leur virilité, avait préparé et presque assuré ce mémorable sacrifice ; et chaque Spartiate dut approuver plutôt qu’admirer un acte de devoir dont huit mille de ses concitoyens et lui-même auraient été également capables[1]. Le grand Pompée put inscrire sur ses trophées qu’il avait vaincu deux millions d’ennemis en bataille rangée, et réduit quinze cents villes, depuis le lac Méotis jusqu’à la mer Rouge[2] ; mais la fortune de Rome volait devant ses aigles, les nations étaient subjuguées par leur propre frayeur, et les invincibles légions qu’il commandait s’étaient formées par des conquêtes habituelles et par une discipline de plusieurs siècles. Sous ce rapport, on peut avec raison mettre Bélisaire au-dessus des héros des anciennes républiques. La contagion de son temps produisit ses imperfections ; ses vertus lui appartenaient ; il ne les dut qu’à la nature ou à la réflexion. Il s’éleva sans maîtres ou sans rivaux ; et les forces qu’on lui confia avaient si peu de proportion avec les victoires qu’on lui demandait, que l’orgueil et la présomption de ses adversaires firent Ies seuls avantages de sa situation à leur égard. Sous ses ordres, les sujets de l’empereur méritèrent souvent le nom de Romains ; toutefois les orgueilleux Goths, qui affectaient de rougir d’avoir à disputer le royaume d’Italie à une troupe de tragédiens, de pantomimes et de pirates[3], les appelaient des Grecs, terme de mépris qui annonçait des qualités peu guerrières. Il est vrai que le climat de l’Asie a toujours été moins favorable que celui de l’Europe à l’esprit militaire ; le luxe, le despotisme et là superstition, énervaient les populeuses provinces de l’Orient, et les moines y coûtaient plus alors et y étaient en plus grand nombre que les soldats. Les forces régulières de l’empire s’étaient élevées autrefois jusqu’à six cent quarante-cinq mille hommes ; sous le règne de Justinien, elles n’étaient plus que de cent cinquante mille ; et ces troupes, quelque nombreuses qu’elles puissent paraître, se trouvaient clairsemées en Espagne, en Italie, en Afrique, en Égypte, sur les bords du Danube, sur la côte de l’Euxin et sur les frontières de la Perse. Les citoyens étaient épuisés, et cependant le soldat ne recevait point sa solde ; sa misère n’était adoucie que par de pernicieux privilèges de rapine et d’oisiveté ; et la fraude de ces agents qui, sans courage et sans danger, usurpent les émoluments de la guerre, retenait ou interceptait son tardif paiement. Dans cette position, la misère publique et particulière fournissait des recrues aux troupes de l’État ; mais en campagne, et surtout en présence de l’ennemi, leur nombre diminuait considérablement. Pour suppléer à ce qui manquait de courage national, on avait recours à la fidélité précaire et à la valeur indisciplinée des Barbares mercenaires. L’honneur militaire même, qui s’est maintenu souvent après la perte de la vertu et de la liberté, était presque anéanti. Les généraux, multipliés à tan point dont on n’avait pas eu d’exemple dans les anciens temps, ne travaillaient qu’à prévenir les succès ou à ternir la réputation de leurs collègues ; et l’expérience leur avait appris que le mérite pouvait exciter la jalousie de l’empereur, et que l’erreur ou même le crime avait droit de compter sur sa bienveillante indulgence[4]. Dans ce siècle avili, les triomphes de Bélisaire, et ensuite ceux de Narsès, brillent d’un éclat auquel on ne peut rien comparer ; mais autour de ces triomphes, la honte et les calamités se présentent de toutes parts sous leurs plus sombres couleurs : Tandis que le lieutenant de Justinien subjuguait les royaumes des Goths et des Vandales, l’empereur, timide[5] malgré son ambition, cherchait à balancer les forces des Barbares les unes par les autres : pour fomenter leur division, il mettait en usage la flatterie et la fausseté ; et sa patience et sa libéralité les excitaient à de nouvelles offenses[6]. On apportait à ses généraux les clefs de Carthage, de Rome et de Ravenne, au moment où les Perses, détruisaient Antioche, et où Justinien tremblait pour la sûreté de Constantinople. Les succès de Bélisaire contre les Goths nuisirent eux-mêmes à l’État, puisqu’ils renversèrent l’importante barrière du Haut-Danube, que Théodoric et sa fille avaient gardée si fidèlement. Pour défendre l’Italie, les Goths évacuèrent la Pannonie et la Norique, qu’ils laissèrent dans une situation paisible et florissante. L’empereur d’Orient réclamait la souveraineté de ces deux provinces ; mais leur possession fut abandonnée à quiconque voudrait les envahir. Les rives opposées du Danube, les plaines de la Haute-Hongrie et les collines de la Transylvanie, étaient occupées, depuis la mort d’Attila par des tribus des Gébides, qui craignaient les armes des Goths et méprisaient, non pas, à la vérité, l’or des Romains, mais les secrets motifs auxquels ils devaient leurs subsides annuels. Ces Barbares s’emparèrent aussitôt des fortifications qui gardaient le fleuve et qui se trouvaient désertes depuis le départ des Goths ; ils plantèrent leurs drapeaux sur les murs de Sirmium et de Belgrade ; et le ton ironique de leur apologie aggravait cette insulte faite à la majesté de l’empire. Vos domaines sont si étendus, ô César ! disaient-ils à l’empereur, vos villes sont en si grand nombre s que vous cherchez continuellement des nations auxquelles vous puissiez, dans la paix ou dans la guerre, abandonner ces inutiles possessions. Les braves Gépides sont vos fidèles alliés ; et s’ils ont anticipé vos dons, ils ont montré une juste confiance en vos bontés. Le moyen de vengeance qu’adopta Justinien justifia leur présomption. Au lieu de soutenir les droits du souverain chargé de protéger ses sujets, l’empereur engagea un peuple étranger à envahir les provinces romaines situées entre le Danube et les Alpes, et l’ambition des Gépides fut réprimée par les Lombards[7], dont la puissance et la réputation augmentaient chaque jour. La dénomination corrompue de Lombards a été propagée au treizième siècle par des marchands et des banquiers italiens issus de ces guerriers sauvages appelés dans l’origine Langobards, à cause de la longueur et de la forme particulière de leurs barbes. Je ne veux ni révoquer en doute ni prouver leur descendance des Scandinaves[8] ; je ne veux pas non plus les suivre dans leurs migrations à travers des pays inconnus et, une foule d’aventures merveilleuses. A peu près dans le temps d’Auguste et de Trajan, on aperçoit un rayon de lumière au milieu, des ténèbres de leur histoire, et on les trouve pour la première fois entre l’Elbe et l’Oder. Plus farouches encore que les Germains, ils se plaisaient à répandre l’effroi en laissant croire que leurs têtes avaient la forme de celles des chiens et qu’après une bataille ils buvaient le sang de leurs ennemis vaincus. Pour recruter leur faible population, ils adoptaient les plus vaillants d’entre leurs esclaves ; et leur bravoure, sans secours étranger, maintenait leur indépendance au milieu de leurs puissants voisins. Parmi les tempêtes du Nord qui submergèrent tant de noms et tant de peuples, la petite barque des Lombards se tint à flot ; ils descendirent peu à peu vers le Midi et vers le Danube ; et quatre siècles après, on les voit reparaître avec leur ancienne valeur et leur ancienne célébrité. Leurs mœurs conservaient leur férocité première. Malgré les lois de l’hospitalité, un prince des Hérules fut égorgé sous les yeux et par l’ordre de la fille du roi, blessée de quelques paroles insultantes qu’il s’était permises contre-elle, et dont les espérances avaient été trompées par ses proportions peu héroïques. Le roi des Hérules, frère de ce malheureux prince, imposa un tribut aux Lombards pour venger cet assassinat. L’adversité ranima chez eux le sentiment de la modération et de la justice ; et l’insolence avec laquelle les Hérules, établis dans le midi de la Pologne, usèrent de leur victoire, fut bientôt punie par leur défaite et leur dispersion[9]. Les victoires des Lombards leur valurent l’amitié des empereurs ; et, à la sollicitation de Justinien, ils passèrent le Danube, afin de réduire, suivant leur traité, les villes de la Norique et les forteresses de la Pannonie. Mais l’auteur du pillage les porta bientôt au-delà des vastes limites de ces provinces ; ils errèrent sur la côte, de la- mer Adriatique jusqu’à Dyrrachium ; et leur brutale familiarité alla jusqu’à entrer dans les villes et les maisons des Romains, leurs alliés, pour y saisir les captifs qui s’étaient échappés de leurs mains. La nation désavoua, et l’empereur excusa ces actes d’hostilité, qu’on voulut attribuer à la fougue de quelques aventuriers ; mais les Lombards se trouvèrent bientôt engagés plus sérieusement dans une guerre de trente années, qui ne se termina que par l’anéantissement des Gépides. Ces deux peuples plaidèrent souvent lé cause devant le trône de Constantinople ; et l’artificieux Justinien, qui haïssait presque également tous les Barbares, prononçait une sentence partiale et équivoque, et, par des secours tardifs et inefficaces, prolongeait adroitement la guerre. Leurs forces étaient redoutables, puisque les Lombards, qui envoyaient au combat plusieurs myriades de soldats, se disaient les plus faibles, et réclamaient à ce titre la protection des Romains. Les Lombards et les Gépides montraient une égale intrépidité ; mais telle est l’incertitude du courage, que les deux armées furent soudain saisies d’une terreur panique, qu’elles s’enfuirent l’une et l’autre, et que les princes rivaux demeurèrent avec leurs gardes au milieu de la plaine vide. On convint d’une trêve de peu de durée ; mais bientôt la fureur se ranima des deux côtés, et le souvenir de leur honteuse fuite rendit le premier combat plus désespéré et plus meurtrier. Quarante mille Barbares périrent dans la bataillé décisive qui anéantit la puissance des Gépides, fit changer d’objet aux craintes et aux vœux de Justinien, et développa les talents d’Alboin, jeune prince des Lombards, qui devint ensuite vainqueur de l’Italie[10]. On peut réduire aux deux grandes familles des BULGARES[11] et des ESCLAVONS, les sauvages établis ou errants au temps de Justinien dans les plaines de la Russie, de la Lithuanie et de la Pologne. Selon les écrivains grecs, les premiers, qui touchaient à l’Euxin et au lac Méotis, tiraient des Huns leur origine et leur nom[12] ; et il serait inutile de répéter ici le tableau si simple et si connu des mœurs des Tartares, archers habiles et audacieux : ils buvaient le lait de leurs juments, et ils mangeaient la chair de leurs agiles et infatigables coursiers ; leurs troupeaux suivaient ou plutôt dirigeaient les mouvements de leurs camps errants, le pays le plus éloigné ou le plus difficile n’était pas à l’abri de leurs incursions ; et quoiqu’ils fussent étrangers à la crainte, ils avaient une brande habitude de l’art de la fuite. La nation était formée de deux tribus puissantes, qui se combattaient avec une haine fraternelle. Elles se disputaient avidement l’amitié ou plutôt les largesses de l’empereur Justinien ; et on raconte qu’un ambassadeur porteur des instructions verbales de son ignorant souverain[13], les distinguait sous l’emblème du chien fidèle et du loup vorace. La richesse des Romains excitait également la cupidité des Bulgares de toutes les dénominations ; ils s’arrogeaient un vague empire sur tout ce qui portait le nom d’Esclavons, et leur marche rapide ne put être arrêtée que par la mer Baltique ou bien par le grand froid et l’extrême pauvreté des pays du Nord ; mais il paraît qu’une même race d’Esclavons est toujours demeurée en possession des mêmes pays. Leurs diverses peuplades, soit même qu’elles se trouvassent éloignées ou ennemies, parlaient la même langue, c’est-à-dire un idiome irrégulier et désagréable à l’oreille : on les reconnaissait à leur ressemblance ; ils n’étaient pas basanés comme les Tartares, et pour la taille et le teint ils approchaient, quoique avec quelque différence, de la stature élevée et de la peau blanche des Germains. Ils habitaient quatre mille six cents villages[14] répandus dans les provinces de la Russie et de la Pologne ; leurs huttes étaient construites à la hâte de bois mal taillés, seuls matériaux dont ils pussent faire usage dans un pays manquant de pierres et de fer. Ce serait faire honneur peut-être à ces huttes élevées ou plutôt cachées au fond des bois, sur les bords des rivières et des marais, que de les comparer aux habitations du castor : elles leur ressemblaient par une double issue, dont l’une du côté de la terre, et l’autre du côté de l’eau ; ces issues servaient également de sortie à un animal moins propre, moins actif et moins social que ce merveilleux quadrupède. La fertilité du sol plutôt que le travail des naturels, fournissait à la rustique opulence des Esclavons. Ils possédaient beaucoup de moutons et de bêtes à cornes d’une forte taille ; et leurs champs, où ils semaient du millet et du panis[15], leur donnaient une nourriture plus grossière et moins nourrissante que le pain : ils enfouissaient ce trésor pour le soustraire au pillage continuel de leurs voisins ; mais dès qu’un étranger arrivait parmi eux, ils lui en donnaient volontiers une partie ; et ce peuple, dont le caractère se présente d’ailleurs sous des couleurs peu favorables, était recommandable par sa chasteté, sa patience et son hospitalité. Ils adoraient comme leur divinité suprême un dieu maître invisible du tonnerre. Les rivières et les nymphes des eaux obtenaient un culte subordonné, et leur culte public se composait de vœux et de sacrifices. Ils ne voulaient reconnaître ni despote, ni prince, ni magistrat ; mais leur peu d’expérience et la violence de leurs passions ne leur permettaient pas de se former un système de lois communes ou de défense générale. Ils montraient quelques égards volontaires à la vieillesse et à la valeur ; mais chaque tribu chaque village, offrait une république séparée ; et, comme on ne pouvait forcer personne, il fallait persuader tout le monde. Ils combattaient à pied, presque nus, et sans autre arme défensive qu’un lourd et incommode bouclier. Leurs armes offensives étaient l’arc, un carquois rempli de petites flèches empoisonnées, et une longue corde qu’ils jetaient de loin adroitement, et avec laquelle ils saisissaient leur ennemi par un nœud coulant. L’ardeur, l’agilité et la hardiesse des fantassins esclavons, les rendaient redoutables à la guerre : ils nageaient, ils plongeaient, ils demeuraient longtemps sous l’eau, en respirant à l’aide d’une canne creusée, et cachaient souvent dans une rivière ou dans un lac une embuscade qu’on était loin d’y soupçonner ; mais c’étaient là des talents d’espions ou de maraudeurs. L’art militaire était étranger aux Esclavons ; leur nom était obscur, et leurs conquêtes ont été sans gloire[16]. J’ai dessiné quelques traits généraux du portrait des Esclavons et des Bulgares, mais sans chercher à fixer les bornes des lieux habités par ces peuplades, que les Barbares eux-mêmes ou connaissaient à peine ou respectaient peu. On les jugeait plus ou moins dignes d’attention, selon qu’ils se trouvaient plus ou moins voisins de l’empire ; et les Antes[17], tribus d’Esclavons qui fournirent à Justinien une occasion d’ajouter un nom de plus à la liste de ses conquêtes[18], occupaient les plaines de la Moldavie et de la Valachie. Ce fut contre les Antes qu’il éleva les fortifications du Danube ; et l’empereur ne négligea rien pour s’assurer l’alliance d’un peuple établi sur la route directe des incursions des peuples septentrionaux, auxquels servait de canal cet intervalle qui s’étend, durant un espace de deux cents milles, entre les montagnes de la Transylvanie et le Pont-Euxin. Mais les Antes n’avaient ni le pouvoir ni la volonté de contenir ce torrent ; et cent tribus d’Esclavons armés à la légère arrivaient sur les traces de la cavalerie des Bulgares, qu’ils égalaient presque en vitesse. Pour le prix d’une pièce d’or par soldat, ils se procuraient une retraite sûre et facile à travers le pays des Gépides, maîtres du passage du Haut-Danube[19]. Les espérances ou les craintes des Barbares, leur union ou leur discorde intestine, un ruisseau qui gelait ou qui n’avait pas assez de profondeur pour s’opposer à leur passage, une récolte de blés ou de vins qui excitait leur convoitise, la prospérité ou l’embarras des Romains, telles furent les causes de ces incursions des Barbares qui se renouvelaient chaque année avec les mêmes ravages, et qu’il serait ennuyeux de raconter en détail[20]. L’année, et peut-être le mois où Ravenne ouvrit ses portes, fut marquée par une incursion si désastreuse des Huns et des Bulgares, qu’elle effaça presque le souvenir de leurs incursions antérieures. Ils se répandirent des faubourgs de Constantinople au golfe de l’Ionie ; ils détruisirent trente-deux villes ou châteaux ; ils rasèrent Potidée, que les Athéniens avaient bâtie, et que Philippe avait assiégée, et repassèrent le Danube, traînant à la queue de leurs chevaux cent vingt mille des sujets de Justinien. Dans une incursion postérieure, ils percèrent le mur de la Chersonèse de Thrace, ils démolirent les édifices et égorgèrent les habitants ; ils traversèrent hardiment l’Hellespont, et retournèrent ensuite auprès de leurs camarades, chargés des dépouilles de l’Asie. Un autre détachement, qui parut aux Romains une horde effrayante, s’avança sans trouver d’obstacles du passage des Thermopyles à l’isthme de Corinthe, et l’histoire n’a pas daigné recueillir le détail de l’événement qui acheva la ruine de la Grèce. Les ouvrages que fit élever Justinien pour protéger ses sujets, mais à leurs dépens, ne servirent qu’à faire remarquer la faiblesse des parties qui demeurèrent négligées ; et les garnisons abandonnaient ou les Barbares escaladaient les murs que la flatterie disait imprenables. Trois mille Esclavons, qui eurent l’insolence de se diviser en deux troupes, découvrirent la faiblesse et la misère de ce règne triomphant. Ils passèrent le Danube et l’Hèbre ; ils vainquirent les généraux romains qui osèrent s’opposer à leur marche, et ils pillèrent impunément les villes de la Thrace et de l’Illyrie, dont chacune avait un assez grand nombre d’armes et d’habitants pour accabler cette misérable troupe d’assaillants. Quelques éloges que puisse mériter cette audace des Esclavons, elle fut souillée par les cruautés qu’ils commirent de sang-froid contre leurs prisonniers. On dit que sans distinction de rang, d’âge et de sexe, ils empalaient leurs captifs ou les écorchaient vifs ; qu’ils les suspendaient entre quatre poteaux où ils les faisaient mourir à coups de massue ; qu’ils les enfermaient dans des bâtiments spacieux, et les y laissaient périr dans les flammes avec le butin et le bétail qui auraient retardé la marche de ces farouches vainqueurs[21]. Il faut peut-être réduire le nombre de leurs atrocités ; peut-être en a-t-on exagéré les horribles détails, et peut-être furent-ils excusés quelquefois par le terrible droit de représailles. Lorsque les Esclavons assiégèrent Topirus[22], poussés à bout par la défense obstinée de cette place, ils y massacrèrent quinze mille hommes : toutefois ils épargnèrent les femmes et les enfants, et ils retenaient toujours les captifs les plus précieux pour les employer au travail, ou en tirer une rançon. La servitude de ces captifs n’était pas rigoureuse, et leur délivrance, qu’ils obtenaient bientôt, s’achetait à un prix modéré. Comme sujet et historien de Justinien, Procope a exhalé sa juste indignation sous la forme de la plainte ou du reproche ; il ne craint pas d’assurer que, dans un règne de trente-deux ans, chacune des incursions annuelles des Barbares enleva deux cent mille hommes à l’empire romain. La population entière de la Turquie européenne, qu’embrasse à peu près les provinces de Justinien, n’offre peut-être pas les six millions d’habitants qui sont le résultat de cette incroyable évaluation[23]. Au milieu de ces obscures calamités, l’Europe sentit le choc d’une révolution qui fit connaître pour la première fois le nom et la nation des Turcs. Le fondateur de ce peuple guerrier, qui avait été, ainsi que Romulus, allaité par une louve, devint ensuite père d’une nombreuse postérité ; et la représentation de cet animal sur les bannières des Turcs a conservé la mémoire ou plutôt donné l’idée d’une fable inventée par les bergers du Latium et ceux de la Scythie, sans que les uns et les autres se fussent concertés. On trouve à deux mille milles de la mer Caspienne, de la mer Glaciale, de la mer de la Chine et de celle du Bengale, une chaîne de montagnes remarquable, qui est le centre et peut-être le sommet de l’Asie, et que, dans les langues des diverses nations, on appelle Imaüs[24], Caf et Altaï, les montagnes d’or et la ceinture de la terre. Les flancs des collines produisent des minéraux, et les Turcs, la portion la plus méprisée des esclaves du grand khan des Geougens, y travaillaient le fer pour les usages de la guerre[25]. Dans leur servitude ne pouvait durer que jusqu’à l’époque ou un chef audacieux et éloquent persuaderait à ses compatriotes que ces armes, qu’ils forgeaient pour leurs maîtres, pouvaient devenir en leurs mains les instruments de la liberté et de la victoire. Ils sortirent en effet de leurs montagnes[26], et un sceptre fut la récompense de cet avis. Chaque année on chauffait un morceau de fer ; le prince et les nobles maniaient successivement un marteau de forgeron, et cette cérémonie transmit d’âge en âge l’humble profession et l’orgueil raisonnable des premiers Turcs. Bertezena, qui les tira de l’esclavage, signala sa valeur et fit éclater la leur dans les combats livrés aux tribus voisines. Puis lorsqu’il osa demander en mariage la fille du khan, on rejeta avec dédain cette insolente proposition d’un esclave et d’un artisan. L’alliance beaucoup plus noble d’une princesse de la Chine, qu’il épousa ensuite, le consola de ce dédain ; et la bataille qui anéantit presque totalement la nation des Geougens établit dans la Tartarie l’empire plus redoutable des Turcs. Ils régnèrent sur le Nord ; mais leur attachement fidèle à la montagne de leurs aïeux, fut de leur part un aveu de la vanité des conquêtes. Le camp de leur roi s’éloignait rarement hors de la vue du mont Altaï, d’où l’Irtish descend pour arroser les riches pâturages des Kalmouks[27], qui nourrissent les moutons et les bœufs les plus gros du monde entier. Le sol en est fertile, et le climat doux et tempéré. Cet heureux pays ne connaissait ni les tremblements, de terre ni la peste ; le trône de l’empereur était tourné vers l’orient, et un loup d’or, élevé sur une pique, semblait garder l’entrée de sa tente. Un des successeurs de Bertezena fut tenté d’imiter le luxe et la superstition de la Chine ; mais le simple bon sens d’un de ses conseillers barbares le fit renoncer au projet de bâtir des villes et des temples. Les Turcs, lui dit celui-ci, n’égalent pas en nombre la centime partie des habitants de la Chine : si nous balançons leur puissance et si nous échappons à leurs armes, c’est parce que, livrés à la guerre et à la chasse, nous errons sans demeures fixes. Sommes-nous en force, nous nous avançons et nous faisons des conquêtes ; sommes-nous faibles, nous nous retirons et nous nous tenons cachés. Si les Turcs s’emprisonnaient dans les murs d’une ville ; la perte d’une, bataille : détruirait leur empire. Les bonzes ne prêchent que la patience, l’humilité et la renonciation au monde. Ce n’est pas là, ô roi ! la religion des héros. Ils adoptèrent avec moins de répugnance la doctrine de Zoroastre ; mais la plus grande partie de la nation suivit sans examen les opinions ou plutôt les usages de ses ancêtres. Ils n’accordaient qu’à la Divinité suprême les honneurs du sacrifice ; ils reconnaissaient dans leurs hymnes grossiers ce qu’ils devaient à l’air, au feu, à l’eau et à la terre ; et les prêtres tiraient quelques profits de l’art de la divination. Leurs lois non écrites étaient sévères et impartiales : ils condamnaient le voleur à une restitution décuple ; ils punissaient de mort l’adultère, la trahison, le meurtre ; mais aucune peine ne leur paraissait trop sévère pour la lâcheté, crime impardonnable et rare parmi eux. Comme ils réunissaient sous leurs étendards les nations qu’ils avaient assujetties, ils comptaient orgueilleusement par millions les hommes et les chevaux dont se composait leur cavalerie ; une de leurs armées contenait quatre cent mille soldats effectifs, et en moins de cinquante ans ils furent, dans la paix et dans la guerre, alliés des Romains, des Persans et des Chinois. Ce qu’on dit de la forme et de la situation du pays qui touchait à leurs limites septentrionales, d’un peuple de chasseurs et de pêcheurs, qui avaient des traîneaux menés par des chiens et des habitations enfoncées dans la terre, pouvait convenir au Kamtschatka. Ils ignoraient l’astronomie ; mais une observation faite par des savants chinois, avec un gnomon de huit pieds, place le camp de leur roi au quarante-neuvième degré de latitude, et suppose qu’ils s’avancèrent jusqu’à trois ou au moins jusqu’à dix degrés du cercle polaire[28]. La plus brillante de leurs conquêtes vers le midi, fut celle des Nephtalites ou des Huns blancs, nation guerrière et policée, qui possédait les villes commerçantes de Bochara et de Samarcande, qui avait vaincu le monarque de Perse, et porté ses armes victorieuses sur les rives et peut-être jusqu’à l’embouchure de l’Indus. Du côté de l’occident, la cavalerie turque s’avança jusqu’au lac Méotis ; elle traversa ce lac sur la glace. Le khan qui habitait au pied du mont Altaï, ordonna d’assiéger Bosphorus[29], ville soumise volontairement à Rome, et dont les princes avaient été jadis alliés d’Athènes[30]. A l’orient, les Turcs attaquaient la Chine toutes les fois que la vigueur de ce gouvernement se relâchait. L’histoire nous apprend qu’ils abattaient leurs faibles ennemis, comme la faux fait tomber dans un champ le chanvre et les herbages, et que les mandarins applaudirent à la sagesse d’un empereur qui repoussa les Barbares avec des lances d’or. L’étendue de l’empire des Turcs détermina un de leurs souverains à établir sous lui trois principautés subordonnées, confiées à des princes de son sang, qui oublièrent bientôt ce qu’ils lui devaient de reconnaissance et de fidélité. Le luxe, fatal à tous les peuples, excepté à un peuple industrieux, avait énervé les conquérants ; la Chine exhorta les nations vaincues à recouvrer leur indépendance, et le règne des Turcs rie dura que deux siècles. C’est à une époque bien postérieure que cette nation et son empire ont reparu dans les contrées méridionales de l’Asie ; et je laisserai dans l’oubli les dynasties qui succédèrent à leurs premiers souverains, puisque leur histoire n’a point de rapport avec la décadence et la chute de l’empire romain[31]. Les Turcs, dans leurs rapides conquêtes, attaquèrent et subjuguèrent la nation des Ougres et des Varchonites établis sur les bords du Til, qu’on surnommait le Noir, à cause de la couleur de ses eaux et de ses sombres forêts[32]. Le khan des Ougres fut tué avec trois cent mille de ses sujets, et leurs cadavres jonchèrent une étendue de quatre journées de chemin ; ceux de leurs compatriotes qui échappèrent à ce massacre, se soumirent à la force et à la clémence des Turcs, et un petit corps d’environ vingt mille guerriers préféra l’exil à la servitude. Ils suivirent le Volga, dont les bords leur étaient bien connus. Ils entretinrent l’erreur des nations qui les confondaient avec les Avares, et ils répandirent la terreur sous ce nom redouté qui toutefois n’avait pas sauvé du joug des Turcs les véritables Avares[33]. Après une longue marche ils arrivèrent au pied du Caucase, dans le pays des Alains[34] et des Circassiens, on ils entendirent parler pour la première fois de la splendeur et de la faiblesse de l’empire romain. Ils prièrent humblement le roi des Alains, leurs confédérés, de les mener à cette source de richesses, et, avec la permission du gouverneur de la Lazique, leur ambassadeur fut conduit à Constantinople par le Pont-Euxin. Tous les habitants de la capitale se précipitèrent au devant d’eux, pour examiner avec curiosité et avec effroi l’étrange figure de ces Barbares. Des rubans nouaient avec grâce leur longue chevelure qui tombait en tresses sur leur dos ; mais ils avaient d’ailleurs le costume des Huns. Lorsqu’ils furent admis à l’audience de Justinien, Candish, le premier des ambassadeurs, adressa ces paroles à l’empereur : Vous voyez devant vous, ô puissant prince ! les représentants de la plus forte et de la plus nombreuse des nations, des invincibles, des irrésistibles Avares. Nous voulons mourir à votre service, et nous sommes en état de vaincre et de détruire tous les ennemis qui troublent aujourd’hui votre repos ; mais nous attendons pour prix de notre alliance, et pour récompense de nôtre valeur, des largesses précieuses, des subsides annuels et de fertiles domaines. Justinien régnait depuis plus de trente ans, et il en avait au moins soixante-quinze, lorsque cette ambassade se présenta devant lui. Son esprit et son corps étaient faibles et languissants ; et le vainqueur de l’Afrique et de l’Italie, peu occupé d’assurer le bien-être futur de ses peuples, ne songeait qu’à finir sa carrière au sein de la paix, même de celle qui devait compromettre sa gloire. Il prononça au sénat un discours étudié : il y annonça la résolution de dissimuler l’insulte et d’acheter l’amitié des Avares ; et le sénat applaudit, comme les mandarins de la Chine, à l’incomparable sagesse et à la rare prévoyance du souverain. On prépara pour ces Barbares des objets de luxe capables de les captiver : des vêtements de soie, des lits moelleux et brillants, des chaînes et des colliers incrustés d’or. Les ambassadeurs partirent de Constantinople satisfaits d’une si magnifique réception ; et Valentin, un des gardes de l’empereur, fut envoyé à son tour comme ambassadeur dans leur camp situé au pied du Caucase. Comme leur destruction ou leur succès était également avantageux à l’empire, il les engagea à former une invasion dans les pays ennemis de Rome ; on les excita sans peine par des dons et des promesses, à une entreprise analogue à leur passion dominante. Ces fuyards, que la terreur précipitait loin des armes turques, passèrent le Tanaïs et le Borysthène, et pénétrèrent dans le centre de la Pologne et de l’Allemagne, violant la loi des nations et abusant des droits de la victoire. En moins de dix ans, leurs camps se trouvèrent assis sur les rives du Danube et de l’Elbe ; ils exterminèrent plusieurs tribus de Bulgares et d’Esclavons, et ce qui resta de ces deux nations devint tributaire et vassal sous le drapeau des Avares. Le chagan (c’est ainsi que se nommait leur roi) affectait toujours de cultiver l’amitié de l’empereur, et Justinien songeait à les établir dans la Pannonie, afin de balancer la force des Lombards ; mais la vertu ou la perfidie d’un Avare annonça la secrète inimitié et les ambitieux desseins de ses compatriotes ; et ils se plaignirent hautement de la politique timide et jalouse de la cour de Constantinople, qui retenait leur ambassadeur et leur refusait les armes qu’on leur avait permis d’acheter dans la capitale de l’empire[35]. C’est peut-être à une ambassade des vainqueurs des Avares[36] qu’il faut attribuer le changement qui se fit remarquer alors dans la disposition des empereurs. Le ressentiment des Turcs n’était point ralenti par l’énorme distance qui mettait les Avares à l’abri de leurs armes. Leurs ambassadeurs suivirent les pas des vaincus à travers le Jaik, le Volga, le mont Caucase, la mer de i’Euxin, et jusqu’à Constantinople ; ils arrivèrent enfin devant le successeur de Constantin, pour lui demander de ne pas embrasser la cause d’une troupe de rebelles fugitifs. Le commerce eut aussi quelque part à cette négociation ; et les Sogdoïtes, alors tributaires des Turcs, profitèrent de l’occasion pour ouvrir, par le nord de la mer Caspienne, une nouvelle route à l’exportation des soies de la Chine dans l’empire romain. Les Persans, préférant la navigation par l’île de Ceylan, avaient arrêté les caravanes de Bochara et de Samarcande ; ils avaient brûlé avec dédain les soies qu’elles portaient. Des ambassadeurs turcs moururent en Perse ; on crut qu’ils étaient morts empoisonnés, et le khan permit à Maniach, prince des Sogdoïtes, son fidèle vassal, de proposer à la cour de Byzance un traité d’alliance contre leur ennemi commun. Maniach et ses collègues se distinguaient des grossiers sauvages du Nord par la richesse de leurs présents et de leurs vêtements, fruit du luxe de l’Asie. Leurs lettres, écrites en caractères et en langue scythes, annonçaient un peuple instruit au moins des premiers rudiments de la science[37]. Ils firent l’énumération des conquêtes des Turcs ; ils offrirent leur amitié et leurs secours ; et, pour montrer leur bonne foi, ils dévouèrent aux plus affreux malheurs eux et Disabul leur maître, s’ils manquaient à leur parole. Les ambassadeurs d’un monarque puissant et éloigné furent accueillis par l’empereur d’une manière hospitalière. La vue des vers à soie et des métiers qui travaillaient la matière précieuse que fournissent ces insectes, anéantit les espérances des Sogdoïtes ; l’empereur renonça ou parut renoncer aux fugitifs Avares ; il accepta l’alliance des Turcs et un de ses ministres porta au pied du mont Altaï la ratification du traité. Sous les successeurs de Justinien, l’amitié des deux nations s’accrut par des rapports fréquents et sincères ; les vassaux du khan les plus favorisés eurent aussi la permission de traiter avec la cour de Byzance ; et cent six Turcs qui étaient venus à Constantinople à différentes époques, en partirent en même temps pour retourner dans leur patrie. L’histoire n’indique pas le temps qu’il fallait pour se rendre de cette ville au mont Altaï ; il eût été difficile de donner les détails de cette route qui traversait les déserts, les montagnes, les rivières et les marais sans nom de la Tartarie ; mais il nous reste une description curieuse de la réception qu’on fit aux ambassadeurs romains dans le camp des Turcs. Lorsqu’on les eut purifiés avec du feu et de l’encens, d’après un usage qu’on observait encore sous les fils de Zingis on les admit à l’audience de Disabul. La tente de ce prince se trouvait au fond dune vallée de la montagne d’Or ; il était assis dans un fauteuil monté sur des roulettes, auquel on pouvait au besoin atteler un cheval. Dès qu’ils eurent remis leurs présents aux officiers chargés de les recevoir, ils exposèrent, dans une harangue pompeuse, les vœux de l’empereur romain pour que la victoire accompagnât les armes des Turcs, pour que leur règne fût long et prospère et que, sans jalousie et sans tromperie, une alliance étroite se perpétuât à jamais entre les deux nations les plus puissantes de la terre. La réponse de Disabul ne fut pas moins amicale ; et les ambassadeurs se placèrent, à côté de lui à un festin qui dura la plus grande partie de la journée. Des tapisseries de soie environnaient la tente ; et on servit une liqueur tartare qui ressemblait du moins au vin par ses qualités enivrantes. Le repas de la journée suivante fut plus somptueux : les tapisseries de soie de la seconde tente représentaient en broderie diverses figures ; la chaise du prince, les coupes et les vases, étaient d’or ; des colonnes d’un bois doré soutenaient un troisième pavillon ; un lit d’un or pur y reposait sur quatre paons du même métal ; et devant la tente on voyait, sur des chariots, des plats, des statues et des bassins d’argent massif et d’un travail admirable, monument de la valeur des Turcs plutôt que de leur industrie. Lorsque Disabul marcha à la tête de ses armées vers la frontière de la Perse, les envoyés romains suivirent le camp des Turcs durant plusieurs jours, et on ne les renvoya qu’après leur avoir accordé la préséance sur un ambassadeur du grand roi, dont les clameurs immodérées interrompirent le silence du banquet royal. La puissance et l’ambition de Chosroês cimentèrent l’union des Turcs et des Romains, situés des deux côtés sur les confins de ses États ; mais ces nations éloignées écoutèrent bientôt leurs intérêts particuliers sans se souvenir de leurs serments et de leurs traités. Tandis que le successeur de Disabul célébrait les obsèques de son père, il reçut les ambassadeurs de l’empereur Tibère, qui venaient lui proposer d’envahir la Perse, et soutinrent avec fermeté les reproches violents et peut-être justes de cet orgueilleux Barbare. Vous voyez mes dix doigts, leur dit le khan en les appliquant sur sa bouche, vous autres Romains, vous avez un aussi grand nombre de langues, mais ce sont des langues de tromperie et de parjure. Vous me tenez un langage, et vous en tenez un autre mes sujets ; et chaque nation est trompée tour à tour par votre perfide éloquence. Vous précipitez vos alliés dans la guerre et dans les périls ; vous jouissez de leurs travaux, et vous négligez vos bienfaiteurs. Retournez promptement chez vous, et dites à votre maître qu’un Turc est incapable de proférer et de pardonner un mensonge, et qu’il recevra bientôt le châtiment qu’il mérite. Tandis qu’il sollicite mon amitié par des paroles flatteuses et perfides, il s’est ligué avec mes fugitifs Varchonites. Si je daigne marcher contre ces misérables esclaves, le bruit de nos fouets les fera trembler. Mes innombrables cavaliers les écraseront comme des fourmis sous les pieds de leurs chevaux. Je sais la route qu’ils ont suivie pour envahir une partie de votre empire, et je ne serai point trompé par ce vain préjugé que le Caucase sert de barrière aux Romains, et que cette barrière est imprenable ; je suis instruit du cours du Niester, du Danube et de l’Hèbre. Les nations les plus guerrières ont cédé aux Turcs ; et tous les pays qu’éclaire le soleil, depuis son lever jusqu’à son coucher, forment mon héritage. Malgré cette menace, les Turcs et les Romains ne tardèrent pas à renouveler une alliance conseillée par leurs mutuels intérêts. Mais l’orgueil du khan dura plus que sa colère ; et en annonçant à son ami l’empereur Maurice la nouvelle d’une conquête importante, il se qualifia de maître des sept races, et de souverain des sept climats de la terre[38]. Le titre de roi du monde a produit souvent des disputes entre les souverains de l’Asie ; et ces disputes mêmes prouvent qu’il n’appartenait à aucun des compétiteurs. Le royaume des Turcs était borné par l’Oxus ou le Gihon, et cette grande rivière séparait le Tourin de la monarchie rivale d’Iran ou de la Perse, moins étendue, mais contenant peut-être des forces et une population plus nombreuses. Les Perses, qui alternativement attaquèrent et repoussèrent les Turcs et les Romains, étaient toujours gouvernés par la maison de Sassan, monté sur le trône trois siècles avant le règne de Justinien. Kabades ou Kobad, son contemporain, avait fait la guerre avec succès contre l’empereur Anastase ; mais des dissensions civiles et religieuses troublèrent le règne de ce prince. D’abord prisonnier de ses sujets, et exilé ensuite parmi les ennemis de la Perse, il recouvra sa liberté en prostituant sa femme, et il remonta sur le trône avec le secours dangereux et mercenaire des Barbares qui avaient tué son père. Les nobles sentirent que Kobad ne pardonnerait jamais à ceux qui l’avaient chassé, peut-être même à ceux qui l’avaient rétabli. Le peuple fut trompé et excité par le fanatisme de Mazdak[39], qui prêchait la communauté des femmes[40], et l’égalité de tous les hommes, tandis qu’il appropriait à l’usage de ses sectaires les domaines les plus fertiles et les femmes les plus belles. Ces désordres, que fomentèrent ses lois et son exemple[41], remplirent, d’amertume la vieillesse du monarque de Perse ; et ses craintes étaient augmentées par le sentiment secret du projet qu’il avait formé de changer l’ordre de succession suivi jusqu’alors en faveur de son troisième fils, celui qu’il aimait le plus, et qui s’est rendu si célèbre sous les noms de Chosroès et de Nushirwan. Pour relever encore ce jeune homme dans l’esprit des peuples, il pria l’empereur Justin de l’adopter. L’espoir de la paix disposait la cour de Byzance à y consentir, et Chosroês allait se procurer un titre spécieux à l’héritage de son père adoptif ; mais le questeur Proclus, fit sentir les maux qui pouvaient résulter de ce projet. On éleva une difficulté sur la question de savoir si l’adoption se ferait comme une cérémonie civile ou comme une cérémonie militaire[42]. La négociation fut brusquement rompue ; cette offense demeura profondément gravée dans l’esprit de Chosroès, qui avait pris la route de Constantinople, et qui se trouvait déjà sur les bords du Tigre. Le père de Chosroès ne survécut pas longtemps à l’événement qui avait trompé ses désirs. On lut le testament dans l’assemblée des nobles ; et une faction puissante, préparée à le soutenir, éleva, sans égard aux droits de primogéniture, Chosroès sur le trône de la Perse. Il l’occupa pendant quarante-huit ans d’un règne prospère[43], et les nations de l’Orient ont proclamé d’âge en âge la justice de Nushirwan. Mais dans l’opinion des sujets et dans celle des rois eux-mêmes ; la justice d’un monarque ne l’oblige que rarement au sacrifice de ses passions et de ses intérêts. Les vertus de Chosroès furent celles d’un conquérant qui dans le choix de la paix et de la guerre, est excité par l’ambition et retenu par la prudence, qui confond ensemble la grandeur et le bonheur d’une nation, et qui immole tranquillement des milliers d’hommes à la réputation ou au plaisir d’un seul. On qualifierait aujourd’hui de tyrannie l’administration domestique du juste Nushirwan. Ses deux frères aînés avaient été privés de leurs droits à la couronne : placés depuis cette époque entre le rang suprême et la condition de sujets, ils craignaient pour leur vie et étaient redoutés de leur maître. La frayeur ainsi que la vengeance pouvait les porter à la rébellion : on les accusa d’une conspiration ; l’auteur de leurs maux se contenta de la preuve la plus légère, et Chosroès assura son repos en ordonnant la mort de ces deux princes malheureux, de leurs familles et de leurs adhérents. Un vieux général, touché de compassion, sauva et renvoya un jeune innocent ; et cet acte d’humanité, révélé par son fils, lui fit perdre le mérite d’avoir soumis douze nations à la Perse. Le zèle et la prudence de Mébodes avaient affermi le diadème sur la tête de Chosroês ; mais ayant un jour tardé d’obéir aux ordres du roi jusqu’à ce qu’il eût achevé une revue dont il était occupé, on lui ordonna tout de suite de se rendre au trépied de fer placé devant la porte du palais[44] : on était puni de mort lorsqu’on soulageait ou qu’on approchait la victime qui s’y trouvait. L’orgueil inflexible et la froide ingratitude du fils de Kobad se plurent à laisser languir plusieurs jours Mébodes avant de lui envoyer son arrêt ; mais le peuple, et surtout celui de l’Orient, est disposé à pardonner et même à applaudir à la cruauté des princes qui frappent les têtes élevées, ces esclaves ambitieux que leur choix volontaire a dévoués à vivre des sourires et à mourir du coup d’œil irrité d’un monarque capricieux. Nushirwan ou Chosroès mérita le surnom de Juste par la manière dont il exécuta les lois qu’il n’eût pas la tentation de violer, et dont il punit les crimes qui attaquaient sa dignité en même temps que le bonheur des individus. Son gouvernement fût ferme, sévère et impartial. Un des premiers soins de son règne fut de dissiper les dangereuses maximes de la communauté de l’égalité des biens ; il restitua les terres et les femmes que les sectaires de Mazdak avaient usurpées ; et les peines modérées qu’il infligea aux fanatiques ou aux imposteurs confirmèrent les droits domestiques de la société. Au lieu de donner toute sa confiance à un ministre favori ; il établit quatre vizirs dans les quatre grandes provinces de son empire, l’Assyrie, la Médie, la Perse et la Bactriane. Lorsqu’il avait à choisir des préfets, des juges et des conseillers, il s’efforçait de faire tomber le masque qu’on porte toujours devant les rois ; il désirait substituer les droits du talent aux distinctions accidentelles de la naissance et de la fortune. Il déclara, en termes propres à produire de l’effet, son intention de préférer les hommes qui portaient les pauvres dans leur sein, et de bannir la corruption des tribunaux, comme on excluait les chiens du temple des mages. On renouvela et on publia le code de lois d’Artaxerxés Ier : on ordonna aux magistrats de le suivre ; mais la certitude d’être punis sur-le-champ fut le meilleur gage de leur vertu. Mille agents publics ou secrets du trône, surveillaient leur conduite et écoulaient leurs paroles ; et les provinces de Perse, des frontières de l’Inde à celles de l’Arabie, furent souvent éclairées de la présence d’un prince qui affectait de vouloir, par la rapidité et l’utilité de sa course, imiter le soleil, son frère. Il jugea, que l’éducation et l’agriculture méritaient principalement ses soins. Dans toutes les villes de la Perse, on entretenait et on instruisait, aux dépens du public, les orphelins et les enfants des pauvres : on mariait les filles aux plus riches citoyens de leur classe ; et selon les talents divers des garçons, on les employait aux arts mécaniques, ou ils étaient élevés à des emplois plus honorables. Il donna des secours aux villages abandonnés ; il distribua du bétail, de la semence et des instruments de labourage aux paysans et aux fermiers qui se trouvaient hors d’état de cultiver leurs terres ; sous son règne, le rare et inestimable tribut des eaux fût partagé avec économie et avec habileté sur l’aride terrain de la Perse[45]. La prospérité de ce royaume fut la suite et la preuve de ses vertes. Ses vices furent ceux du despotisme oriental, et, dans la longue rivalité entre Chosroès et Justinien, l’avantage du mérite et de la fortune fuit presque toujours du côté du Barbare[46]. Nushirwan, célèbre par sa justice, l’est aussi par son savoir : on disait de toutes parts qu’un disciple de Platon occupait le trône de la Perse, et cette étrange nouvelle séduisit et trompa les sept philosophes grecs qui se rendirent à sa cour. Croyaient-ils donc qu’un prince occupé sans relâche des soins de la guerre et du gouvernement, discuterait avec une habileté égale à la leur les questions abstraites qui amusaient le loisir des écoles d’Athènes ? Pouvaient-ils espérer que la philosophie dirigeât la conduite et réprimât les passions d’un despote instruit des son enfance à regarder sa volonté absolue et capricieuse comme la seule règle du devoir moral[47] ? Les études de Chosroès s’étaient bornées à de vaines et superficielles connaissances ; mais son exemple éveilla la curiosité d’un peuple ingénieux, et les lumières se répandirent dans la Perse[48]. Il fonda une académie de médecine à Gondi-Sapor, située aux environs de la ville royale de Suze. Cette académie devint peu à peu une école de poésie, de philosophie et de rhétorique[49]. On écrivit les Annales de la monarchie[50] ; et tandis que l’histoire récente et authentique donnait d’utiles leçons au prince et au peuple ; on remplit l’histoire des premiers âges des géants, des dragons et des héros fabuleux des romans, orientaux[51]. Tout étrangère doué de savoir ou de confiance était honoré de l’entretien du monarque et enrichi par ses libéralités : il récompensa noblement un médecin grec[52] en lui accordant la délivrance de trois mille captifs ; et Uranius, l’un des sophistes qui se disputaient la faveur du prince, irrita par sa richesse et son insolence ses rivaux moins heureux que lui. Nushirwan suivait ou du moins respectait la religion des mages, et l’on aperçoit, sous son règne, quelques traces de persécution[53]. Il se permettait toutefois de comparer les dogmes des différentes sectes ; et les disputes théologiques auxquelles il présida souvent, diminuèrent l’autorité des prêtres, et, éclairèrent l’esprit du peuple. Les plus célèbres écrivains de la Grèce et de l’Inde furent traduits par ses ordres en langue persane, idiome plein de douceur et d’élégance, dont Mahomet recommande de se servir en paradis, quoique l’ignorance et la présomption d’Agathias le représentent comme un idiome sauvage et contraire à l’harmonie[54]. Au reste, cet historien grec pouvait s’étonner avec raison qu’on eût traduit exactement et en entier les ouvrages de Platon et d’Aristote, dans un dialecte étranger, peu fait pour exprimer l’esprit de liberté et les subtilités des recherches philosophiques ; et si la raison du philosophe de Stagyre a la même obscurité ou la même clarté dans toutes les langues, la manière dramatique et le mérite des dialogues du disciple de Socrate[55] paraissent tenir essentiellement à la grâce et à la perfection de son style attique. Nushirwan, portant ses recherches sur tout ce qui pouvait augmenter les lumières ; apprit que les fables morales et politiques de l’ancien brame Pilpay se conservaient avec un respect mystérieux parmi les trésors des rois de l’Inde. Il envoya secrètement le médecin Perozes sur les bords du Gange, et lui enjoignit de se procurer, à quelque prix que ce fut, la communication de cet ouvrage précieux. Perozes eut l’adresse d’en obtenir une copie qu’il traduisit avec soin[56], et ces fables furent lues et admirées dans une assemblée de Nushirwan et de ses nobles. L’original, écrit dans la langue de l’Inde, et la traduction en langue persane, ont disparu dès longtemps ; mais la curiosité des califes arabes a conservé ce monument respectable ; ils lui ont donné une nouvelle vie dans le dialecte moderne de la Perse, dans les idiomes de la Turquie, de la Syrie, du peuple hébreu et du peuple grec ; et plusieurs versions l’ont successivement répandu dans les diverses langues modernes de l’Europe. Les fables de Pilpay, ainsi traduites n’offrent plus le caractère particulier, les mœurs ni la religion des Indous ; et leur mérite réel est bien au-dessous de la concision élégante de Phèdre et des grâces naïves de La Fontaine. L’auteur a développé, dans une suite d’apologies, quinze maximes de morale et de politique ; mais leur composition est embarrassé ; la narration est prolixe, et la moralité triviale et de peu d’utilité. Pilpay, a cependant, le mérite d’avoir inventé une fiction agréable, qui orne la vérité, et qui adoucit peut-être à l’oreille des rois la rudesse de l’instruction. Les Indiens, voulant, par cette même méthode, avertir les monarques qu’ils n’ont de forces que celles de leurs sujets, avaient imaginé le jeu des échecs, qui s’introduisit encore dans la Perse sous le règne de Nushirwan[57]. Le fils de Kobad monta sur le trône au milieu d’une guerre avec l’empereur d’Orient, et les inquiétudes que lui donnait sa position domestique le déterminèrent à accorder une suspension d’armes que Justinien était impatient d’acheter. Chosroès vit les ambassadeurs romains à ses pieds ; il accepta onze mille livres d’or pour prix d’une paix perpétuelle ou indéfinie[58] : on régla des échanges réciproques ; le roi de Perse se chargea de garder les postes du Caucase, et la démolition de Dara fut suspendue, à condition que le général de l’Orient ne résidérait jamais dans cette place. L’ambition de l’empereur eut soin de profiter de cet intervalle de repos qu’elle avait demandé. Ses conquêtes en Afrique furent le premier fruit de son traité ; et l’avidité de Chosroès put être flattée par le don d’une portion considérable des dépouilles de Carthage, que ses ambassadeurs réclamèrent sur le ton de la plaisanterie, et comme un présent d’amitié[59] ; mais les trophées de Bélisaire troublaient le sommeil du grand roi, qui apprit avec étonnement, avec jalousie et avec frayeur, que la Sicile, l’Italie et Rome elle-même avaient été soumises à Justinien en trois campagnes. Peu formé dans l’art de violer les traités, il excita en secret son vassal, l’audacieux et rusé Almondar. Ce prince des Sarrasins, qui résidait à Hira[60], n’avait pas été compris dans la paix générale, et il entretenait toujours une guerre obscure contre Aréthas, son ennemi, chef de la tribu de Gassan, et allié de l’empire. Il s’agissait d’un vaste pâturage dans la partie du désert, située au sud de Palmyre. Un tribut immémorial pour les moutons qu’on y envoyait semblait attester les droits d’Almondàr, et le Gassanite alléguait le nom latin de strata, chemin pavé, comme un témoignage incontestable de la souveraineté et des travaux des Romains[61]. Les deux monarques appuyèrent la cause de leurs vassaux respectifs ; et, sans attendre un lent et douteux arbitrage, l’Arabe, secondé par la Perse, enrichit son camp errant de dépouilles et des captifs de la Syrie. Justinien, au lieu de repousser Almondar, essaya de le corrompre, tandis qu’il appelait des extrémités de la terre les na tions de l’Éthiopie et de laScythie, pour les engager à envahir les domaines de son rival : mais le secours de pareils alliés était éloigné et précaire ; et la découverte de cette correspondance justifia les plaintes des Goths et des Arméniens, qui implorèrent presque en même temps la protection de Chosroès. Les descendants d’Arsace, encore nombreux en Arménie, avaient’ été excités à défendre les restes de leur liberté nationale et de leurs droits héréditaires ; et les ambassadeurs de Vitigès avaient traversé l’empire en secret, pour aller exposer le danger imminent et presque inévitable du royaume d’Italie. Ils se réunirent dans les mêmes plaintes ; elles étaient bien fondées ; et elles eurent du succès. Nous venons, dirent-ils, plaider devant votre trône vos intérêts ainsi que les nôtres. L’ambitieux et perfide Justinien veut être le seul maître de la terre. Depuis le moment où cette paix perpétuelle, qui compromet la liberté du genre humain, a été signée, ce prince, qui se dit votre allié et se conduit comme votre ennemi, a également insulté ceux qui lui sont attachés et ceux qui le haïssent, et il a rempli le monde de troubles et de sang. N’a-t-il pas attenté aux privilèges de l’Arménie, à l’indépendance de Colchos, et à la sauvage liberté des montagnes Tzaniennes ? N’a-t-il pas envahi avec la même avidité la ville de Bosphore sur les Méotides glacées, et la vallée des Palmiers sur les côtes de la mer Rouge ? Les Maures, les Vandales et les Goths, ont été opprimés tour à tour, et chaque nation a vu d’un œil tranquille la ruine de ses voisins. Prince, saisissez le moment favorable : l’Orient n’est pas défendu, et les armées de Justinien se trouvent avec son célèbre général dans les régions éloignées de l’Occident. Si vous hésitez et si vous différez, Bélisaire et ses troupes victorieuses reviendront des bords du Tibre aux rivages du Tigre, et il ne restera plus à la Perse que la misérable consolation d’être dévorée la dernière[62]. Ces raisons déterminèrent aisément Chosroês à suivre l’exemple qu’il désapprouvait ; mais ce roi ambitieux de la gloire militaire, dédaigna d’imiter un rival qui, tranquille et en sûreté, donnait ses ordres sanglants du fond de son palais de Byzance. Quels que fussent les sujets de plainte de Chosroès, il abusa de la confiance des traités, et l’éclat de ses victoires[63] put seul couvrir les reproches de dissimulation et de fausseté qu’on était en droit de lui faire. L’armée persane, assemblée dans les plaines de Babylone, évita sagement les villes fortifiées de la Mésopotamie : elle suivit la rive occidentale de l’Euphrate jusqu’au moment, où la ville de Dara, qui avait peu d’étendue mais une population nombreuse, osa arrêter la marche du grand roi. La trahison et la surprise ouvrirent, à l’ennemi les portes de cette ville ; et dès que Chosroês eut souillé son cimeterre du sang des habitants, il renvoya l’ambassadeur de Justinien, en le chargeant de dire à son maître en quel lieu il avait laissé les Perses. Il voulait toujours passer pour humain et équitable ; voyant une noble matrone violemment traînée à terre avec son enfant, il soupira, il pleura, et implora la justice divine contre l’auteur de ces calamités. Il y fit douze mille captifs, qu’il vendit quatre cents marcs d’or. L’évêque de Sergiopolis, ville des environs, garantit cette somme, et l’année suivante, l’insensible cupidité de Chosroès lui fit porter la peine de cet engagement généreusement contracté, mais impossible à remplir. Il s’avança vers le milieu de la Syrie ; un faible corps de troupes qui disparut à son approche lui ôta les honneurs de la victoire ; et comme il ne pouvait espérer de retenir ce pays sous sa domination, il y déploya toute la rapacité et toute la cruauté d’un brigand. Il assiégea successivement Hiérapolis, Bœrée ou Alep, Apamée et Chalcis. Chacune de ces villes paya une somme proportionnée à sa force et à son opulence, et leur nouveau maître les assujettit aux termes de la capitulation sans les observer lui-même. Élevé dans la religion des mages, il trafiqua sans remords au sacrilège, et après avoir enlevé l’or et les pierreries d’un morceau de la vraie croix, il abandonna le bois à la dévotion des chrétiens d’Apamée. Quatorze années auparavant, un tremblement de terre avait fait d’Antioche un monceau de ruines. Justinien venait de rebâtir cette ruine de l’Orient sous le nom nouveau de Théopolis. Les bâtiments où s’élevaient de toutes parts dans son enceinte, sa population toujours croissante, avaient déjà presque effacé le souvenir de ce désastre. Antioche se trouvait défendue d’un côté par la montagne, et de l’autre par l’Oronte ; mais une colline dominait la partie la plus accessible : la méprisable crainte de découvrir sa faiblesse à l’ennemi y fit négliger les précautions nécessaires ; et Germanus, neveu de l’empereur, ne voulut point hasarder sa personne et sa dignité dans les murs d’une ville assiégée. Les habitants conservaient l’esprit frivole et satirique de leurs ancêtres ; un renfort de six mille soldats les enorgueillit ; ils dédaignèrent une capitulation avantageuse qu’on leur offrait, et, du haut de leurs remparts, ils insultèrent par des clameurs immodérées la majesté du grand roi. Ses innombrables troupes escaladèrent les murs sous ses yeux ; les mercenaires romains s’enfuirent par la porte opposée, dite de Daphné ; et la noble résistance des jeunes citoyens d’Antioche ne servit qu’à aggraver les malheurs de leur patrie. Chosroès descendit de la montagne voisine avec les ambassadeurs de Justinien, qui ne l’avaient pas encore quitté : il affecta de déplorer d’une voix plaintive l’obstination et la ruine de cette peuplade malheureuse ; mais le massacre continuait, et il ordonna de brûler la ville. S’il épargna la cathédrale, ce fut par avarice et non par esprit de piété : il sauva, par une exemption plus honorable, l’église de Saint-Julien et le quartier qu’habitaient les ambassadeurs, le vent qui changea préserva aussi quelques rues éloignées ; et les murs qu’on laissa dans leur entier servirent encore d’asile aux habitants, et attirèrent bientôt, sur eux de nouveaux malheurs. Le fanatisme avait détruit les ornements du bosquet de Daphné ; mais Chosroès, respira un air plus pur au milieu de ses ombrages et au bord de ses fontaines ; et quelques idolâtres qu’il menait à sa suite, se permirent impunément des sacrifices aux nymphes de cette agréable retraite. L’Oronte tombe dans la Méditerranée, à dix-huit milles au-dessous d’Antioche. L’orgueilleux monarque alla contempler le terme de ses conquêtes ; et, après s’être baigné seul dans la mer, il offrit un sacrifice d’actions de grâces au soleil, ou plutôt au créateur du soleil adoré par les mages. Si cet acte de superstition blessa les préjugés des Syriens, ils furent charmés de la complaisance et même de l’empressement avec lequel il assista aux jeux du cirque ; et comme il avait ouï dire que Justinien protégeait la faction des Bleus, son ordre absolu assura la victoire aux Verts. Le peuple tira de la discipline de son camp un sujet de consolation plus réel ; on lui demanda vainement la grâce d’un soldat qui avait trop fidèlement imité les rapines de Nushirwan le Juste. Fatigué enfin, quoique non rassasié de pillage, il s’avança vers l’Euphrate ; il établit un pont volant aux environs de Barbalissus ; et consacra trois jours au passage de sa nombreuse armée. A son retour, il fonda, à une journée du palais de Ctésiphon, une nouvelle ville qui perpétua les noms de Chosroès et d’Antioche. Les captifs syriens y retrouvèrent la forme et la position des maisons de leur pays ; on éleva, pour leur usage, des bains et un cirque ; et une colonie de musiciens et de conducteurs de chars établit en Assyrie tous les plaisirs d’une capitale grecque. Chosroès pourvut libéralement à l’entretien de ces heureux exilés, qui jouirent du singulier privilège de donner la liberté aux esclaves qu’ils reconnaîtraient pour leurs parents. La Palestine et les saintes richesses de Jérusalem attirèrent ensuite l’ambition ou plutôt l’avance de Chosroès. Constantinople et le palais des Césars ne lui semblaient plus imprenables ou éloignés ; et, dans son imagination, ses troupes remplissaient déjà l’Asie-Mineure, et ses vaisseaux couvraient le Pont-Euxin. Ces espérances se seraient peut-être réalisées, si le vainqueur de l’Italie n’eût été rappelé pour défendre l’Orient[64]. Tandis que Chosroès suivait ses desseins ambitieux sur la côte de l’Euxin, Bélisaire, avec une armée sans paye ni discipline, campait au-delà de l’Euphrate à six milles de Nisibis. Il forma le projet d’attirer les Perses hors de leur imprenable citadelle, et, profitant de ses avantages en rase campagne, d’intercepter leur retraite ou de pénétrer avec les fuyards dans la place. Il s’avança, l’espace d’une journée, sur le territoire de la Perse ; il réduisit la forteresse de Sisaurane. Le gouverneur et huit cents cavaliers d’élite allèrent servir l’empereur dans ses guerres d’Italie. Arethas et ses Arabes, soutenus de douze cents Romains, eurent ordre de passer le Tigre et de ravager les moissons de l’Assyrie, province fertile, qui depuis longtemps n’avait pas éprouvé les calamités de la guerre : mais les plans de Bélisaire furent déconcertés par l’intraitable indocilité d’Arethas, qui ne revint point au camp et n’envoya aucune nouvelle de ses opérations. Le général romain, attendant avec inquiétude, demeurait immobile dans les mêmes positions : le temps d’agir s’écoulait et le soleil brûlant de la Mésopotamie enflammait des ardeurs de la fièvre le sang de ses soldats européens. Cette diversion, toutefois, avait eu quelque succès, en forçant Chosroès à revenir précipitamment défendre ses États ; et si le talent de Bélisaire eût été secondé par la discipline et la valeur, ses victoires auraient satisfait les désirs ambitieux du public, qui lui demandait la conquête de Ctésiphon et la délivrance des captifs d’Antioche. A la fin de la campagne, il fut rappelé par une cour ingrate ; mais les dangers furent tels au printemps de l’année suivante, qu’il fallut le renvoyer à la tête des troupes. Le héros, presque seul, se rendit au camp avec une extrême célérité, pour arrêter, par son nom et sa présence, l’invasion de la Syrie. Il trouva les généraux romains, et entre autres un neveu de Justinien, emprisonnés par leur frayeur dans les murs de Hiérapolis. Au lieu d’écouter leurs timides avis, Bélisaire leur ordonna de le suivre à Europus, où il voulait rassembler ses forces et exécuter tout ce que la Providence lui inspirerait contre l’ennemi. La fermeté de son maintien sur les bords de l’Euphrate empêcha Chosroês de marcher vers la Palestine ; et Bélisaire reçut avec adresse et avec dignité les ambassadeurs ou plutôt les espions du monarque de Perse. La plaine située entre Hiérapolis et la rivière était couverte d’escadrons de cavalerie, composés de six mille chasseurs grands et forts, s’occupant de leur chasse sans paraître craindre aucun ennemi. Les ambassadeurs aperçurent sur la rive opposée mille cavaliers arméniens qui semblaient garder le passage du fleuve. La tente de Bélisaire était de la toile la plus grossière ; elle offrait le modeste équipage d’un guerrier qui dédaignait le luxe de l’Orient. Les diverses nations enrôlées sous ses drapeaux campaient autour de lui, et l’art avait disposé leur apparent désordre. Les Thraces et les Illyriens se présentaient au front ; les Hérules et les Goths dans le centre ; les Maures et les Vandales terminaient la perspective ; et leurs tentes, placées à quelque distance l’une de l’autre, trompaient sur leur véritable nombre. Leur costume léger semblait annoncer l’activité ; un soldat tenait un fouet, un second tenait une épée, un troisième avait un arc, un quatrième maniait sa hache de bataille ; et l’ensémble du tableau montrait l’intrépidité des troupes et la vigilance du général. Chosroès fut en effet trompé par l’adresse et intimidé par le génie du lieutenant de Justinien. Ne sachant point quelles étaient les forces d’un adversaire dont il connaissait le mérite, il craignit une bataille décisive dans un pays éloigné, d’où peut-être aucun de ses soldats n’aurait pu porter en Perse ces tristes nouvelles. Le grand roi se hâta de repasser l’Euphrate ; et Bélisaire pressa sa retraite en affectant de s’opposer à cette mesure si salutaire à l’empire, et qu’une armée de cent mille hommes aurait eu de la peine à empêcher. L’ignorance et l’orgueil purent croire, sur le rapport de l’envie, qu’on avait laissé échapper les Perses ; mais la conquête de l’Afrique et du royaume des Goths est moins glorieuse que cette victoire qui ne coûta point de sang, et qui appartient en entier au général, puisque le hasard et la valeur des soldats n’y eurent aucune part. Lorsqu’on envoya, pour la seconde fois, Bélisaire de la guerre de Perse à la guerre d’Italie, on put connaître toute l’étendue de son mérite, qui avait suppléé au défaut de la discipline et du courage. Quinze généraux, sans accord et sans talents, conduisirent au milieu des montagnes de l’Arménie trente mille Romains qui n’obéissaient point aux signaux, et qui ne gardaient ni leurs rangs ni leurs enseignes. Quatre mille Perses, retranchés au camp de Dubis, vainquirent, presque sans combat, cette multitude désordonnée ; la route fut jonchée de leurs armes inutiles, et leurs chevaux succombèrent à la rapidité de leur fuite. Mais les Arabes qui combattaient en faveur des Romains eurent l’avantage sur leurs compatriotes du parti opposé. Les Arméniens reconnurent l’empereur pour leur maître ; les villes de Dira et d’Édesse résistèrent à un assaut et à un siège régulier, et la peste suspendit les calamités de la guerre. Une convention tacite ou formelle entre les deux souverains protégea la tranquillité de la frontière de l’Orient ; et les armes de Chosroès se bornèrent à la guerre de Colchos ou guerre Lazique, racontée beaucoup trop minutieusement par les historiens du temps[65]. La longueur de l’Euxin[66], de Constantinople à l’embouchure du Phase, est de neuf journées de navigation ou de sept cents milles. Le Phase a sa source dans le Caucase d’Ibérie, la chaîne de montagnes la plus élevée et la plus escarpée de toute l’Asie : il en descend si rapidement, que, dans un espace peu étendu, on a construit sur son cours plus de cent vingt ponts. Il ne devient paisible et navigable qu’à Sarapana, à cinq journées du Cyrus, qui vient des mêmes montagnes, mais qui suit une direction contraire et va se perdre dans la mer Caspienne. La proximité de ces deux rivières a donné lieu à une route pour les marchandises précieuses de l’Inde qu’on suivait autrefois, ou du moins dont les anciens nous ont laissé le plan. Les cargaisons descendaient l’Oxus, traversaient la mer Caspienne, remontaient le Cyrus, et le courant du Phase les portait dans l’Euxin et la Méditerranée. Comme le Phase reçoit successivement les eaux de la plaine de Colchos, sa vitesse diminue en même temps qu’il augmente de force : il a soixante brasses de profondeur à son embouchure, et sa largeur est d’une demi-lieue ; mais une petite île couverte de bois se trouve au milieu du canal : son eau, après avoir déposé un sédiment terreux ou métallique, flotte sur la surface des vagues de la mer, et n’est plus susceptible de corruption. Dans un cours de cent milles, dont quarante sont navigables pour les plus gros navires, il partage la célèbre Colchide[67] ou la Mingrélie[68], défendue de trois côtés par les montagnes de l’Ibérie et de l’Arménie, et dont la côte maritime se prolonge à deux cents milles, depuis les environs de Trébisonde jusqu’à Dioscurias et aux confins de la Circassie. Une humidité excessive relâche le sol et l’atmosphère ; vingt-huit fleuves, outre le Phase et les rivières qu’il reçoit, y portent leurs eaux à la mer ; et le bruit sourd qui se fait entendre lorsqu’on frappe la terre, semble indiquer les canaux souterrains entre l’Euxin et la mer Caspienne. Dans les lieux où l’on sème du blé ou de l’orge, le sol est trop mou pour soutenir l’action de la charrue ; mais le gom, menu gain qui ressemble au millet et à la graine de coriandre, est la nourriture ordinaire du peuple, et il n’y a que le prince et les nobles qui mangent du pain. Cependant les vignobles y sont en plus grand nombre que les champs cultivés ; et la grosseur des ceps ainsi que la qualité du vin, y annoncent une heureuse terre qui n’a pas besoin des secours du cultivateur. Cette vigueur de végétation tend continuellement à couvrir le pays d’épaisses forêts. Les bois des collines et le lin des plaines donnent en abondance les matériaux nécessaires à la construction des navires ; les quadrupèdes sauvages et domestiques, le cheval, le bœuf et le cochon, y sont singulièrement prolifiques, et le nom du faisan annonce qu’il est venu des bords du Phase. Les mines d’or qu’on rencontre au sud de Trébisonde, et qu’on exploite avec un assez grand bénéfice, occasionnèrent une dispute entre Justinien et Chosroès ; et il y a lieu de croire qu’une veine de ce métal précieux doit se trouver également répandue dans le cercle des collines, quoique ces trésors secrets soient négligés par la paresse des Mingréliens ou cachés par leur prudence. Les eaux sont remplies de particules d’or, et on a soin de les passer dans des cribles de peaux de mouton ; mais cet expédient, qui a peut-être produit une fable merveilleuse, présente une faible idée de la richesse que donnait une terre vierge à la puissance et à l’industrie des anciens rois. Nous ne pouvons croire à leurs palais d’argent et à leurs chambres d’or ; mais on dit que le bruit de leur opulence excita la cupidité audacieuse des Argonautes[69]. La tradition assure, avec quelque apparence de raison, que l’Égypte établit sur les bords du Phase une colonie instruite et civilisée[70], qui fabriquait des toiles, construisait des navires, et inventa les cartes géographiques. L’imagination des modernes a rempli de villes et de nations florissantes l’isthme situé entre l’Euxin et la mer Caspienne[71] ; et un écrivain ingénieux, d’après une ressemblance de climat et des rapports de commerce qu’il a cru y apercevoir, n’a pas craint de prononcer que la Colchide était la Hollande des anciens[72]. Mais ce n’est qu’au milieu de l’obscurité des conjectures ou des traditions, qu’on voit briller les richesses de la Colchide, et son histoire authentique n’offre qu’un tableau continu de misère et de grossièreté. Si on parlait cent trente langues dans le marché de Dioscurias[73], c’étaient les idiomes imparfaits d’autant de tribus ou de familles sauvages séparées l’une de l’autre dans les vallées du Caucase ; et leur séparation, qui diminuait l’importance de leurs rustiques capitales, doit en avoir augmenté le nombre. Aujourd’hui un village de la Mingrélie n’est qu’un assemblage de huttes environnées d’une haie de bois ; les forteresses sont situées au fond des forêts : la ville principale, qu’on nomme, Cyta ou Cotatis, est composée de deux cents maisons ; mais il n’appartient qu’aux rois de s’élever jusqu’à l’excès de magnificence que suppose un bâtiment en pierre. Douze navires de Constantinople, et environ soixante barques chargées des produits de l’industrie du pays, mouillent chaque année sur la côte ; et la liste des exportations de la Colchide a fort augmenté depuis l’époque où les naturels n’avaient que des esclaves et des peaux à échanger contre du blé et du sel que leur fournissaient les sujets de Justinien. On n’y aperçoit pas la moindre trace des arts, des sciences ni de la navigation de l’ancienne Colchide. Peu de Grecs, désirèrent ou osèrent suivre les pas des Argonautes ; et, même en y regardant de près, on voit disparaître ce qu’on avait pris pour les traces de la colonie égyptienne. La circoncision n’est en usage que chez les mahométans des côtes de l’Euxin ; et les cheveux crépus et la peau basanée des Africains ne défigurent plus la race la plus parfaite de la terre. C’est dans la Géorgie, la Mingrélie et la Circassie, contrées voisines, que la nature a placé, du moins d’après notre opinion, le modèle de la beauté dans les contours, la couleur de la peau, l’accord des traits et l’expression du visage[74]. Selon la destination des deux sexes, les hommes y paraissent formés pour le travail, et les femmes pour l’amour : le sang des nations méridionales de l’Asie s’est épuré, et leur race s’est perfectionnée par cette multitude de femmes que les environs du Caucase leur fournissent depuis si longtemps. La Mingrélie proprement dite, qui n’est qu’une partie de l’ancienne Colchos, a exporté longtemps douze mille esclaves par année. Le nombre des prisonniers ou des criminels n’aurait pu suffire à une si grande consommation ; mais le bas peuple y vit dans la servitude. La fraude et la violence demeurent impunies dans une communauté sans lois ; et les marchés se trouvaient toujours remplis par un abus de l’autorité civile et de l’autorité paternelle. Un pareil trafic[75], qui réduit l’homme à la condition du bétail, peut encourager le mariage et la population, puisqu’une nombreuse progéniture y enrichit d’avides et barbares parents ; mais cette source impure de richesses doit empoisonner les mœurs nationales, effacer le sentiment de l’honneur et de la vertu et presque anéantir l’instinct de la nature : aussi les chrétiens de la Géorgie et de la Mingrélie sont-ils les plus dissolus des hommes, et leurs enfants en bas âge, qu’achètent les étrangers, sont-ils déjà instruits à imiter les vols de leurs pères et la prostitution de leurs mères. Toutefois, au milieu de la plus grossière ignorance, les naturels du pays montrent de la sagacité et une grande adresse de corps : quoique le défaut d’union et de discipline les expose à l’invasion de leurs voisins plus puissants, les habitants de la Colchide ont toujours montré de l’audace et de l’intrépidité. Ils servaient à pied dans l’armée de Xerxès ; ils portaient une dague et une javeline, un casque de bois, et un bouclier de peaux non préparées ; mais leurs troupes sont presque toutes composées de cavalerie. Le dernier des paysans dédaigne de marcher à pied ; les nobles ont communément deux cents chevaux, et le prince de la Mingrélie en possède plus de cinq mille. La Colchide a toujours été un royaume héréditaire, et l’autorité du souverain n’est contenue que par la turbulence de ses sujets. S’ils lui étaient soumis, il pourrait mettre en campagne une armée nombreuse ; mais il est difficile de croire que la seule, tribu des Suaniens fût composée de deux cent mille soldats, ou que la population de la Mingrélie soit aujourd’hui de quatre millions de personnes[76]. Les habitants de la Colchide ; se vantaient jadis d’avoir mis un terme aux conquêtes de Sésostris, et, la défaite de ce roi d’Égypte est moins incroyable que sa marche toujours heureuse jusqu’au pied du Caucase. Ils cédèrent sans aucun effort mémorable aux armes de Cyrus ; ils suivirent, dans des guerres éloignées, le drapeau du grand roi, et ils lui offraient, tous les cinq ans, un tribut de cent jeunes garçons et d’autant de jeunes filles, le plus beau produit du pays[77]. Cependant il recevait ce don comme l’or et l’ébène de l’Inde, l’encens des Arabes, ou les nègres et l’ivoire de l’Éthiopie. Les habitants de la Colchide n’étaient pas soumis à la domination d’un satrape, et ils continuèrent à se regarder comme indépendants et à l’être en effet[78]. Après la chute de l’empire de Perse, Mithridate, roi de Pont, ajouta la Colchide à ses vastes domaines sur l’Euxin. Lorsque les naturels osèrent demander que son fils régnât sur eux, il fit charger de chaînes d’or ce jeune ambitieux, et un de ses serviteurs alla gouverner la Colchide à sa place. Les Romains, en poursuivant Mithridate, s’avancèrent jusqu’aux bords du Phase, et leurs galères remontèrent cette rivière jusqu’au moment où ils atteignirent le camp de Pompée et ses légions[79] ; mais le sénat et ensuite les empereurs dédaignèrent de réduire en province romaine ce pays éloigné et inutile. Dans l’intervalle qui s’écoula entre Marc-Antoine et le règne de Néron, on permit à la famille d’un rhéteur grec de régner dans la Colchide et dans les royaumes adjacents ; et lorsqu’il n’y eut plus de rejetons de la race de Palémon[80], le Pont oriental, qui conserva son nom, ne s’étendait plus que jusqu’aux environs de Trébisonde. Des détachements de cavalerie et d’infanterie gardaient, par-delà les fortifications de Hyssus, d’Apsarus, du Phase, de Dioscurias ou Sébastopolis et de Pytius, et six princes de la Colchide reçurent leurs diadèmes des lieutenants de l’empereur. L’un de ces lieutenants, l’éloquent et philosophe Arrien, reconnut et décrivit la côte de l’Euxin, sous le règne d’Adrien. La garnison qu’il passa en revue à l’embouchure du Phase, était composée de quatre cents légionnaires choisis : des murs et des tours de brique, un double fossé et les machines de guerre placées sur les remparts, rendaient cette placé inaccessible aux Barbares ; mais Arrien jugea que les faubourgs, construits par des marchands et des soldats retirés, avaient besoin de quelque défense extérieure[81]. Lorsque la force de l’empire diminua, les Romains en station sur le Phase furent rappelés ou chassés. La tribu des Laziques[82], dont la postérité parle un dialecte étranger et habite la côte maritime de Trébisonde, réduisit sous sa domination l’ancien royaume de Colchos, et lui donna son nom. Un voisin puissant, qui avait acquis par les armes et les traités la souveraineté de l’Ibérie, ne tarda pas à les subjuguer. Le roi de la Lazique devint tributaire, il reçut son sceptre des mains du monarque de Perse ; et les successeurs de Constantin acquiescèrent à cette prétention injurieuse, qu’on faisait valoir comme un droit sur lequel on alléguait une prescription immémoriale. Au commencement du sixième siècle, ils reprirent de l’influence par l’introduction du christianisme, que les Mingréliens professent encore aujourd’hui avec zèle, sans comprendre les dogmes ou sans observer les préceptes de leur religion. Après la mort de son père, Zathus obtint la dignité royale, par la faveur du grand roi ; mais ce pieux jeune homme, abhorrant les cérémonies des mages, vint, chercher dans le papis de, Constantinople le baptême des orthodoxes r une femme de noble race et l’alliance de l’empereur Justin. On lui donna le diadème en grande cérémonie ; et son manteau et sa tunique de soie blanche bordée d’or, représentaient, dans une riche broderie, la figure de son nouveau protecteur. Justin dissipa les soupçons de la cour de Perse, et excusa la révolte de la Colchide, en faisant valoir l’honorable prétexte de l’hospitalité et de la religion. L’intérêt des deux empires imposait aux habitants de la Colchide l’obligation de garder les passages du Caucase, où un mur de soixante milles est aujourd’hui défendu par les soldats mingréliens, qu’on relève tous les mois[83]. Mais l’avarice et l’ambition des Romains dénaturèrent bientôt cette honorable alliance : dégradés du rang d’alliés, les Laziques sentirent le poids de la dépendance que leur rappelaient chaque jour les paroles et les actions de leurs nouveaux maîtres. Ils virent s’élever, à une journée au-delà de l’Apsarus, la forteresse de Pétra[84], qui dominait la côte maritime au sud du Phase. La Colchide fut livrée à la licence des mercenaires étrangers qui devaient la protéger par leur valeur ; un vil et tyrannique monopole anéantit le commerce ; et Gubazes, le prince au pays, ne fut plus qu’un fantôme de roi, soumis aux officiers de Justinien. Trompés dans les espérances qu’ils avaient fondées sur les vertus des chrétiens, les Laziques indignés eurent quelque confiance dans la justice d’un mécréant, Après avoir obtenu l’assurance secrète que leurs ambassadeurs ne seraient pas livrés aux Romains, ils sollicitèrent publiquement l’amitié et les secours de Chosroês. L’habile monarque, apercevant tout de suite les avantages qu’il pouvait tirer de la Colchide, médita un plan de conquête, que reprit mille ans après Schah-Abbas, le plus sage et le plus puissant de ses successeurs[85]. Son ambition était enflammée par l’espérance d’avoir une marine à l’embouchure du Phase, de dominer le commerce et la navigation de l’Euxin, de ravager la côte du Pont et de la Bithynie, de gêner et peut-être d’attaquer Constantinople, et d’engager les Barbares de l’Europe à seconder ses armes et ses vues contre l’ennemi commun du genre humain. Sous le prétexte d’une guerre avec les Scythes ; il conduisit secrètement ses troupes sur les frontières de l’Ibérie ; des habitants de la Colchide les attendaient pour les guider au milieu des bois et le long des précipices du Caucase ; et, à force de travail, un sentier étroit devint un grand chemin spacieux pour la cavalerie et même les éléphants Gubazes mit sa personne et son sceptre aux pieds du roi de Perse : les habitants de la Colchide imitèrent la soumission de leur prince ; et lorsque la garnison romaine vit les murs de Pétra ébranlés, elle prévint par un capitulation la fureur du dernier assaut. Mais les Laziques découvrirent bientôt que leur impatience les avait entraînés dans des maux plus insupportables que les calamités auxquelles ils cherchaient à se soustraire. S’ils s’affranchirent du monopole du sel et du blé, ce fait par la perte de ces deux articles précieux. L’autorité d’un législateur romain fut placé à l’orgueil d’un despote oriental, qui voyait avec le même dédain les esclaves qu’il avait élevés et les rois qu’il avait humiliés devant les marches de son trône. Le zèle des mages introduisit dans la Colchide l’adoration du feu ; leur intolérance provoqua la ferveur d’un peuple chrétien ; et les préjugés de la nature ou de l’éducation lui rendirent odieux l’usage d’exposer les morts au sommet d’une tour élevée pour en faire la pâture des corbeaux et des vautours[86]. Instruit de cette haine qui s’accroissait chaque jour et qui retardait l’exécution de ses grands desseins Iusl1irnTan le juste avait donné l’ordre secret d’assassiner le roi des Laziques ; de transplanter ses sujets dans une terre éloignée, et d’établir sur les bords du Phase une colonie guerrière et affectionnée. Avertis par leur vigilante inquiétude, les habitants de la Colchide prévirent et prévinrent leur ruine. La prudence plutôt que la bonté de Justinien agréa leur repentir, et il ordonna à Dagisteus d’aller à la tête de sept mille Romains et de mille guerriers zaniens, chasser les Perses de la côte de l’Euxin. Le siége de Pétra, que le général romain entreprit immédiatement après, avec le secours des Laziques, est un des exploits les plus remarquables de ce siècle. La ville était située sur une roche escarpée, au bord de la mer, et communiquait avec la terre par un chemin très difficile et très étroit. La difficulté de l’approche rendait l’attaque presque impossible. Le roi de Perse avait ajouté de nouveaux ouvrages aux fortifications de Justinien, et des retranchements couvraient les endroits les plus accessibles. Le vigilant Chosroès avait déposé dans cette forteresse un magasin d’armes offensives et défensives, suffisant pour armer cinq fois plus de monde que n’en contenait la garnison, et que n’en offrait même l’armée des assiégeants. Elle contenait de la farine et des provisions salées pour cinq ans ; elle manquait de vin, mais elle y suppléait par le vinaigre et par une liqueur forte qu’on tirait du grain ; et un triple aqueduc avait échappé aux recherches de l’ennemi, qui ne soupçonna pas même son existence : mais la plus ferme défense du fort de Pétra consistait dans la valeur de quinze cents Perses, qui résistèrent aux assauts des Romains. Ceux-ci, ayant trouvé une partie du sol moins dure, y creusèrent une mine, et bientôt les murs de la forteresse, suspendus et vacillants, ne reposèrent plus que sur le faible appui des étais placés par les assiégeants. Dagisteus toutefois retardait la dernière attaque jusqu’à ce qu’il eût fait spécifier d’une manière assurée la récompense qu’il pouvait attendre ; et la ville fut secourue avant le retour du messager envoyé à Constantinople. La garnison était réduite à quatre cents hommes ; et on n’en comptait pas plus de cinquante qui fussent sans maladies ou sans blessures ; mais leur inflexible constance avait caché leurs pertes à l’ennemi, et souffert sans murmurer la vue et l’odeur des cadavres de leurs onze cents compagnons. Après leur délivrance, ils bouchèrent à la hâte, avec des sacs de sable, les brèches faites par l’ennemi ; ils remplirent de terre la mine, ils élevèrent un nouveau mur, soutenu par une forte charpente, et les trois mille hommes nouvellement arrivés se préparèrent à soutenir un second siège. L’attaque et la défense furent conduites avec habileté et avec obstination, et Iliaque parti tira d’utiles leçons du souvenir de ses fautes passées. On inventa un bélier d’une construction légère et de beaucoup d’effet : quarante soldats le transportaient et le faisaient agir ; et à mesure que les coups multipliés de cette machine ébranlaient les pierres du rempart, les assiégeants les enlevaient avec de longs crochets de fer. Les assiégés faisaient tomber une grêle de dards sur la tête des assaillants ; mais ce qui nuisit surtout à ceux-ci, fut une composition de soufre et de bitume que le peuple de la Colchide pouvait nommer avec quelque raison huile de Médée. Des six mille Romains qui montèrent à l’escalade, le premier fut Bessas, leur général, brave vétéran, âgé de soixante dix ans. Le courage de ce chef, sa chute et le péril imminent dans lequel il se trouvait, les animèrent d’une ardeur irrésistible ; et la supériorité de leur nombre accabla la garnison persane, sans vaincre son intrépidité. Le sort de ces braves gens mérite quelques détails de plus. Sept cents avaient été tués durant le siége, et il n’en restait que deux mille trois cents pour défendre la brèche. Mille soixante-dix périrent par le fer et par le feu dans le dernier assaut ; des sept cent trente qu’on fit prisonniers, on n’en trouva que dix-huit qui ne portassent pas les marques d’honorables blessures. Les cinq cents autres se réfugièrent dans la citadelle, qu’ils défendirent sans espérer d’être secourus ; et ils aimèrent mieux expirer au milieu des flammes, que de souscrire à la plus honorable capitulation qu’on leur offrait, sous la condition de servir dans les troupes romaines. Ils moururent en obéissant aux ordres de leur prince ; tant d’actions de bravoure et de fidélité durent exciter leurs compatriotes à montrer le même désespoir, et leur faire espérer de plus heureux succès. L’ordre qui fût donné sur-le-champ de démolir les ouvrages de Pétra, fit connaître la surprise et les appréhensions qui avait inspirées au vainqueur une semblable défense. Un Spartiate aurait loué et contemplé avec attendrissement la vertu de ces héroïques esclaves ; mais les ennuyeuses hostilités et les succès alternatif des Romains et des Persans ne peuvent retenir longtemps l’attention de la postérité au pied des montagnes du Caucase. Les soldats de Justinien obtenaient des avantages plus éclatants et plus multipliés, mais l’armée du grand roi recevait de continuels renforts ; et enfin l’on y compta huit éléphants et soixante-dix mille hommes, en y comprenant douze mille Scythes alliés et plus de trois mille Dilémites, descendus volontairement des montagnes de l’Hyrcanie, et redoutables soit dans les combats à distance ou corps à corps. Cette armée leva avec quelque précipitation et quelque perte le siège d’Archéopolis, ville dont les Grecs avaient inventé ou altéré le nom, mais elle occupa les défilé de l’Ibérie : elle asservit la Colchide par ses forts et ses garnisons ; elle dévora le peu de subsistances qui restait au peuple, et le prince des Laziques s’enfuit dans les montagnes. Les troupes romaines ne connaissaient ni foi ni discipline ; leurs chefs indépendants les uns des autres revêtus d’un pouvoir égal, se disputaient la prééminence du vice et de la corruption. Les Persans suivaient sans murmurer les ordres d’un seul chef, qui obéissait implicitement aux instructions de son maître. Mermeroès, leur général, se distinguait entre les héros, de l’Orient, par sa sagesse dans les conseils et sa valeur dans les combats ; sa vieillesse et l’infirmité qui le privait de l’usage de ses jambes, ne pouvaient diminuer l’activité de son esprit, ni même celle de son corps : porté dans une litière au front des lignes, il inspirait la terreur à l’ennemi et une juste confiance à ses troupes, toujours victorieuses sous ses drapeaux. Après sa mort, le commandement passa à Nacoragan, orgueilleux satrape, qui, dans une conférence avec les généraux de l’empereur, avait osé déclarer qu’il disposait de la victoire d’une manière aussi absolue que de l’anneau de son doigt. Une telle présomption annonçait et devait naturellement amener une honteuse défaite. Les Romains, repoussés peu à peu jusqu’au bord de la mer, campaient alors sûr les ruines de la colonie grecque du Phase ; et de forts retranchements, la rivière, l’Euxin et une flotte de galères les défendaient de tous côtés. Le désespoir réunit tous les esprits et anima tous les courages ; ils résistèrent à l’assaut des Persans ; et la fuite de Nacoragan fut précédée ou suivie du massacre de dix mille de ses plus braves soldats. Échappé à son vainqueur, il tomba dans les mains d’un maître inexorable, qui punit sévèrement l’erreur de son choix : l’infortuné général fût écorché vif ; et sa peau rembourrée faut exposée sur une montagne ; avertissement terrible pour ceux à qui on confierait par la suite la gloire et la fortune de la Perse[87]. Toutefois le prudent Chosroès abandonna peu à peu la guerre de Colchos persuadé avec raison qu’il ne pouvait réduire ou du moins garder un pays éloigné, contre les vœux et les efforts de ses habitants. La fidélité de Gubazes eut à soutenir les plus rudes épreuves. Il souffrit patiemment toutes les rigueurs de la vie sauvage, et rejeta avec dédain les offres spécieuses de la cour de Perse. Le roi des Laziques avait été élevé dans la religion chrétienne ; sa mère était la fille d’un sénateur : durant sa jeunesse il avait rempli dix ans les fonctions de silentiaire du palais de Byzance[88] ; on lui redevait une partie de son salaire, et ces arrérages qu’il avait à réclamer étaient pour lui un motif de fidélité en même temps que de plainte. Cependant la longue durée de ses maux, lui arracha l’aveu de la vérité ; et la vérité était une accusation contre les lieutenants de Justinien, qui, au milieu des lenteurs d’une guerre ruineuse, avaient épargné ses ennemis et foulé aux pieds ses alliés. Leurs rapports mensongers persuadèrent à l’empereur que son infidèle vassal méditait une seconde défection ; on surprit un ordre de l’envoyer prisonnier à Constantinople : on y inséra une clause perfide, qui autorisait à le tuer en cas de résistance ; et Gubazes, sans armes et sans soupçonner le danger qui le menaçait, fut poignardé au milieu d’une entrevue qu’il croyait amicale. Dans les premiers moments de sa fureur et de son désespoir, le peuple de la Colchide aurait sacrifié au désir de sa vengeance l’intérêt, de son pays et celui de sa religion ; mais l’autorité et l’éloquence de quelques hommes sages obtinrent un délai salutaire. La victoire du Phase répandit de nouveau la terreur des armes romaines, et l’empereur eut soin de laver au moins son nom d’un meurtre si odieux. Un juge du rang de sénateur fut chargé de faire une enquête sur la conduite et sur la mort du roi des Laziques ; il parût sur un tribunal élevé, environné des ministres et des exécuteurs de la justice. Cette cause extraordinaire se plaida en présence des deux nations, selon les formes de la jurisprudence civile, et un peuple offensé reçut quelque satisfaction par la condamnation et la mort des moindres coupables[89]. Durant la paix le roi de Perse cherchait toujours des prétextes de recommencer la guerre ; mais dès qu’il avait pris les armes, il montrait le désir de signer un traité honorable et sûr pour lui. Les deux monarques entretenaient une négociation trompeuse au milieu des plus violentes hostilités ; et telle était la supériorité de Chosroès, que tandis qu’il traitait les ministres romains avec insolence et avec mépris, il obtenait les honneurs les plus inouïs pour ses ambassadeurs à la cour impériale. Le successeur de Cyrus s’attribuait la majesté du soleil d’Orient, et suivant la même métaphore, il permettait à son jeune frère Justinien de régner sur l’Occident, avec l’éclat pâle et réfléchi de la lune. La pompe et l’éloquence d’Isdigune, un des chambellans du roi, répondaient à ce style gigantesque. Sa femme et ses filles l’accompagnaient avec une nombreuse suite d’eunuques et de chameaux. Deux satrapes portant des diadèmes d’or faisaient partie de son cortége ; cinq cents cavaliers, les plus valeureux de la Perse, composaient sa garde ; et le romain qui commandait à Dara eut la sagesse de ne pas admettre dans sa place plus de vingt personnes de cette caravane guerrière et ennemie. Isdigune, après avoir salué l’empereur et remis ses présents, passa dix mois à Constantinople sans discuter aucune affaire sérieuse. Au lieu de l’enfermer dans son palais et de l’y faire servir par des gens affidés, on lui laissa parcourir la capitale, sans mettre autour de lui ni espions ni soldats ; et la liberté, de conversation et de commerce qu’on permit à ses domestiques blessa les préjugés d’un siècle qui observait à la rigueur le droit des gens, sans confiance et sans courtoisie[90]. Par une faveur sans exemple, son interprète, qui était dans la classe des serviteurs auxquels un magistrat romain ne donnait aucune attention, s’assit à la table de Justinien à côté de son maître ; et on assigna environ mille livres d’or pour la dépense du voyage et le séjour de cet ambassadeur à Constantinople. Cependant les efforts d’Isdigune, répétés à différentes reprises, ne purent établir qu’une trêve imparfaite, toujours payée et renouvelée au prix des trésors de la cour de Byzance. Des hostilités infructueuses désolèrent les sujets des deux nations durant plusieurs années ; jusqu’à l’époque ou Justinien et Chosroès, fatigués de la guerre, l’un et l’autre, s’occupèrent du repos de leur vieillesse. Dans une conférence tenue sur la frontière, les deux partis firent valoir, sans espérer aucune confiance, la grandeur, la justice et les intentions pacifiques de leurs souverains respectifs ; mais la nécessité et l’intérêt dictèrent un traité qui stipula une paix de cinquante ans il fut écrit en langue grecque et en langue persane, et douze interprètes attestèrent son exactitude. Un des articles fixait jusqu’où devait s’étendre la liberté du commerce et celle de la religion : les alliés de l’empereur, et ceux du grand roi furent également compris dans les avantages qu’il accordait et les devoirs qui en étaient la suite. On prit les précautions les plus scrupuleuses afin de prévenir et de terminer les disputes qui pouvaient s’élever sur les confins des deux empirés. Après vingt ans d’une guerre désastreuse, quoique poussée avec peu de vigueur, les limites, demeurèrent les mêmes, et on persuada à Chosroès de renoncer à ses dangereuses prétentions sur la souveraineté de Colchos et les États qui en dépendaient. Riche des trésors accumulés de l’Orient ; il arracha cependant aux Romains une somme annuelle de trente mille pièces d’or ; et la petitesse de la somme ne permit pas d’y voir autre chose qu’un tribut sous la forme la plus honteuse. Dans un débat antérieur, un des ministres de Justinien, rappelant le char de Sésostris et la roue de la fortune, observa que la vanité et l’ambition du roi barbare avait été exaltée outre mesure par la réduction d’Antioche et de quelques villes de la Syrie. Vous vous trompez, répliqua le modeste Persan, le roi des rois, le maître du monde, regarde avec mépris de si misérables acquisitions ; et des dix nations subjuguées par ses armées invincibles les Romains lui paraissent les moins formidables[91]. Selon les Orientaux, l’empire de Nushirwan s’étendait de Ferganah dans la Transoxiane, à l’Yémen ou Arabie Heureuse. Il subjugua les rebelles de l’Hyrcanie, réduisit les provinces de Cabul et de Zablestan, situées sur les bords de l’Indus, détruisit la puissance des Euthalites, termina par un traité honorable la guerre contre les Turcs, et admit la fille du grand khan au nombre de ses épouses légitimes. Victorieux et respecté de tous les princes de l’Asie, il donna audience dans son palais de Madain ou Ctésiphon aux ambassadeurs du monde. Ils déposèrent humblement au pied de son trône, comme don ou comme tribut, des armes, de riches vêtements, des pierreries, des esclaves ou des aromates, et il daigna accepter du roi de l’Inde dix quintaux de bois d’aloès, une fille esclave haute de sept coudées, et un tapis plus doux que la soie, formée, dit-on, de la peau d’un serpent d’une espèce extraordinaire[92]. On reprochait à Justinien son alliance avec les peuples de l’Éthiopie, comme s’il eût voulu admettre une tribu de maigres sauvages dans le système politique des nations civilisées. Mais on doit distinguer les Axumites ou la peuplade de l’Abyssinien, amie de l’empire romain, des naturels de l’Afrique[93]. La nature a donné aux nègres un nez aplati, de la laine au lieu de cheveux, et imprimé sur leur peau un noir ineffaçable. Mais le teint olivâtre des Abyssins, leurs cheveux, la forme de leur visage et leurs traits, les font clairement connaître pour une colonie arabe ; et la similitude de la langue et des mœurs, le souvenir d’une ancienne émigration, et le peu d’intervalle qui se trouve entre les côtes de la mer Rouge, viennent à l’appui de cette conjecture. Le christianisme avait tiré cette nation de la barbarie africaine[94] ; son commerce avec l’Egypte et les successeurs de Constantin[95] avait introduit chez eux les éléments des arts et des sciences ; ses navires allaient trafiquer à l’île de Ceylan[96] ; et sept royaumes obéissaient au Négus ou prince souverain de l’Abyssinie. Un conquérant éthiopien attenta pour la première fois à l’indépendance des Homérites, possesseurs de l’opulente et heureuse Arabie ; il prétendait tirer ses droits héréditaires de la reine de Saba[97], et le zèle de la religion sanctifiait’ ses vues ambitieuses. Les Juifs, puissants et actifs dans leur exil, avaient séduit l’esprit de Dunaan, prince des Homérites. Ils l’avaient excité à venger sur les chrétiens la persécution exercée dans l’empire contre leurs malheureux frères : quelques négociants romains furent maltraités, et plusieurs chrétiens de Negra[98] obtinrent la couronne du martyre[99]. Les Églises d’Arabie implorèrent la protection du roi des Abyssins. Le Négus passa la mer Rouge avec une flotte et une armée ; il ôta au prosélyte des Juifs son royaume et la vie, et anéantit une race de princes qui avait gouverné plus de vingt siècles les climats reculés de la myrrhe et de l’encens. Le vainqueur proclama sur-le-champ le triomphe de l’Évangile, il demanda un patriarche orthodoxe, et montra un tel attachement pour l’empire romain, que Justinien se flatta de détourner au profit de l’empire le commerce de la soie par le canal de l’Abyssinie, et de pouvoir soulever les forces des Arabes contre le roi de Perse. Nonnosus, issu d’une famille d’ambassadeurs, fut chargé par l’empereur de cette commission importante. Il évita sagement le chemin plus court, mais plus dangereux, des déserts sablonneux de la Nubie ; il remonta le Nil, s’embarqua sur la mer Rouge, et débarqua sain et sauf à Adulis, l’un des ports de l’Afrique. D’Adulis à la ville royale d’Axum il n’y a pas plus de cinquante lieues en ligne droite ; mais les sinuosités des montagnes forcèrent l’ambassadeur d’employer quinze jours à ce voyage ; et dans son passage au travers des forets, il vit une multitude d’éléphants sauvages, qu’il évalua vaguement au nombre d’environ cinq mille. La capitale, selon, sa relation, était grande et peuplée ; et le village d’Axum est encore célèbre par le couronnement du prince, par les ruines d’un temple chrétien ; et seize ou dix-sept obélisques avec des inscriptions grecques[100]. Cependant le Négus le reçut en pleine campagne, assis sur un char élevé, traîné par quatre éléphants magnifiquement équipés, et environné de ses nobles et de ses musiciens. Il portait un habit de toile et un chapeau ; il tenait dans sa main deux javelines et un bouclier léger ; et bien que son vêtement ne couvrît pas entièrement sa nudité, il étalait toute la magnificence barbare dans ses chaînes d’or, ses colliers et ses bracelets garnis de perles et de pierreries. L’envoyé de Justinien fléchit les genoux ; le Négus le releva, l’embrassa, baisa le sceau et lut la lettre de l’empereur, accepta l’alliance des Romains en brandissant ses armes, et déclara une guerre éternelle aux adorateurs du feu ; mais il éluda ce qui regardait le commerce de la soie ; et, malgré les assurances et peut-être les vœux des Abyssins, ces menaces d’hostilités s’exhalèrent sans aucun effet. Les Homérites ne voulaient pas abandonner leurs bocages parfumés pour se porter dans un désert de sable et braver toutes sortes de fatigues, afin de combattre une nation redoutable qui ne les avait point offensés. Loin d’étendre ses conquêtes, le roi d’Éthiopie ne put garder ses possessions. Abrahah, esclave d’un négociant romain établi a Adulis, s’empara du sceptre des Homérites ; les avantages du climat séduisirent les troupes d’Afrique, et Justinien sollicita l’amitié de l’usurpateur, qui reconnut, par un léger tribut, la suprématie du prince. Après une longue suite de prospérités, la puissance d’Abrahah fut renversée devant les portes de la Mecque ; ses enfants furent dépouillés par le roi de Perse, et les Éthiopiens entièrement chassés du continent de l’Asie. Ces détails sur des évènements obscurs et éloignés ne sont pas étrangers à là décadence et à la chute de l’empire romain. Si une puissance chrétienne était maintenue en Arabie, elle eût étouffé Mahomet dès ses premiers pas, et l’Abyssinie aurait empêché une révolution qui a changé, l’état civil et religieux du monde entier[101]. |
[1] Ce sera un plaisir et non une tâche pour les lecteurs, de recourir, en cette occasion, à Hérodote (l. VII, c. 104, 134, p. 550, 615). La conversation de Xerxès et de Démarate auprès des Thermopyles est une des scènes les plus intéressantes et les plus morales de l’histoire. La punition de Démarate, prince du sang royal de Lacédémone, qui servait dans l’armée du grand roi, était de voir avec douleur et avec remords les vertus de son pays.
[2] Voyez cette inscription orgueilleuse dans Pline (Hist. nat., VII, 27). Peu d’hommes ont mieux goûté les plaisirs de la gloire et les amertumes de la honte ; et Juvénal (Sat. X) ne pouvait offrir un exemple plus remarquable des vicissitudes de la fortune et de la vanité des désirs humains.
[3] Le terme de pirates rend d’une manière trop noble cette dernière épithète de Procope. Écumeurs de mer est le mot propre ; il signifie des gens qui dépouillent, soit pour voler, soit pour insulter. Démosthènes, contra Conon. in Reiske, orator. grœc., t. II, p. 1264.
[4] Voyez les troisième et quatrième livres de la guerre des Goths. Tels étaient ces abus que l’auteur des Anecdotes ne peut exagérer.
[5] Agathias, l. V, p. 157, 158. Il borde cette faiblesse de l’empereur et de l’empire à la vieillesse de Justinien ; mais, hélas Justinien ne fut jamais jeune.
[6] Cette funeste politique que Procope attribue à l’empereur (Anecdotes, c. 19), se trouve en effet dans une lettre de Justinien à un prince scythe, qui était en état de la comprendre. Αγαν προμηθη και αγχινουστατον, dit Agathias (l. V, p. 170, 171).
[7] Gens Germana feritate ferocior, dit Velleius Paterculus, en parlant des Lombards (II, 106). Langobardos paucitas nobilitat, quod plurimis ac valentissimis nationibus cincti, non per obsequium, sed præliis et periclitando tuti sunt. (Tacite, de Moribus German., c. 40. Voyez aussi Strabon, l. VII, p. 446. ) Les meilleurs géographes les placent au-delà de l’Elbe, dans l’évêché de Magdebourg et la moyenne Marche de Brandebourg ; cette position s’accorde avec la remarque patriotique de M. le comte de Hertzberg, qui observe que la plupart des conquérants barbares sortirent des pays qui recrutent aujourd’hui les armées de la Prusse.
[8] Paul Warnefrid, surnommé le Diacre, fait descendre les Goths et les Lombards des Scandinaves ; il est attaqué sur cet article par Clavier, originaire de Prusse (German. antiq., l. III, c. 26, p. 102, etc.), et défendu par Grotius, qui avait été ambassadeur de Suède en France. Prolegom. ad hist. Goth., p. 28, etc.
[9] Deux faits du récit de Paul Diacre (l. I, c. 20) ont rapport aux mœurs de cette nation : 1° Dum ad TABULAM luderet, tandis qu’il jouait aux dames ; 2° Camporum viridntia lina : la culture du lin suppose une division des propriétés, du commerce, de l’agriculture et de l’industrie.
[10] J’ai employé, mais sans essayer de les concilier, les faits qu’on trouve dans Procope (Goth., l. II, c. 14 ; l. III, c. 33, 34 ; l. IV, c. 18, 25), dans Paul Diacre (de Gestis Langobardorum, l. I, c. 1-23, in Muratori, Script. rerum italicarum, t. I, p. 405-419), et dans Jornandès (de Success. regnorum, p. 242). Le lecteur doué de patience pourra tirer quelques lumières de Mascou (Hist. des Germ. et Annot. 23), et de M. du Buat (Hist. des Peuples, etc., t. IX, X, XI).
[11] J’adopte la dénomination de Bulgares, d’après Ennodius (in Panegyr. Theodor. Opp. Sirmond., tom. I, p. 1598, 1599), d’après Jornandès (de Rebus getic., c. 5, p. 194, et de Reg. success., p. 242), d’après Théophane (p. 185), et les Chroniques de Cassiodore et de Marcellin. Le nom de Huns est trop vague. Les tribus des Cutturguriens et des Utturguriens forment de trop petites divisions, et offrent des noms trop désagréables à l’oreille.
[12] Les Bulgares, qui, selon les auteurs byzantins, seraient une branche des Ougres (Thunmann, Histoire des Peuples de l’est de l’Europe, p. 36), mais qui offrent bien plus de traits de ressemblance avec les Turcs (Engel, Hist. univers. Allem., XLIX, 252, 298), tiraient sans doute leur nom du fleuve sur lequel ils habitaient ordinairement. Leur premier pays, nu la Grande-Bulgarie, était arrosé par le Volga. On montre près de Kasan quelques restes de leur capitale. Ils demeurèrent ensuite sur le Kuban, et enfin sur le Danube, où ils subjuguèrent, vers l’an 500, les Slavons-Serviens établis sur le Bas-Danube. Soumis à leur tour par les Avares, ils s’affranchirent de ce joug en 635 ; leur empire comprit alors les Cutturgores, restes des Huns établis vers les Palus-Méotides. La Bulgarie danubienne, dénombrement de ce vaste État, se rendit longtemps redoutable à l’empire byzantin. Précis de la Géogr. univ., par M. Malte-Brun, t. I, p. 351. (Note de l’Éditeur.)
[13] Procope, Goth., l. IV, c. 19. Ce message verbal, dans lequel il se reconnaît pour un Barbare sans lettres, est rapporté par Procope sous la forme d’une épître ; le style en est sauvage, figuré et original.
[14] Ce nombre est le résultat d’une liste particulière qu’offre un fragment manuscrit de l’année 550, trouvé dans la bibliothèque de Milan. L’obscure géographie de ce temps a exercé la patience du comte du Buat (t. XI, p. 69-189). Le ministre français se perd souvent dans des déserts où il aurait besoin d’un guide saxon ou polonais.
[15] Panicum, milium. (Voyez Columelle, l. II, c. 9, p. 430, édit. de Gesner ; Pline, Hist. nat., XVIII, 24, 25.) Les Sarmates faisaient une espèce de bouillie avec du millet, mêlé à du lait ou à du sang de jument. Au milieu des richesses de la culture moderne, le millet sert à nourrir la volaille et non pas les héros. Voyez les Dictionnaires de Bomare et de Miller.
[16] Voyez sur le nom, la situation et les mœurs des Esclavons, un témoignage du sixième siècle dans Procope (Goth., l. II, c. 26 ; l. III, c. 14.) Voyez aussi ce qu’en dit l’empereur Maurice (Stratagem., l. II, c. 5, apud Mascou, Annotat. 31.) Je ne sache pas que les Stratagèmes de Maurice aient été imprimés ailleurs qu’à la suite de l’édition de la Tactique d’Arrien, par Scheffer, à Upsal, 1664 (Fabricius, Bibl. græc, l. IV, c. 8, t. III, p. 278) ; livre rare, et que jusqu’ici je n’ai pu me procurer.
[17] Antes eorum fortissimi..... Taysis qui rapidus et vorticosus in Histri fluenta furens devolvitur. (Jornandès, c. 5, p. 194, édit. Muratori ; Procope, Goth., l. III, c. 14, et de Ædif., l. IV, c. 7.) Le même Procope dit que les Goths et les Huns étaient voisins, γειτουντα, du Danube (de Ædif., l. IV, c. 1).
[18] Le titre d’Anticus que prit Justinien dans les lois et les inscriptions, fut adopté par ses successeurs ; et le respectueux. Ludwig le justifie (in Vit. Justinian., p. 515). Il a fort embarrassé les gens de loi du moyen âge.
[19] Procope, Goth., l. IV, c. 25.
[20] Procope dit qu’une incursion des Huns arriva en même temps qu’une comète : il s’agit peut-être de la comète de 531. (Persic., l. II, c. 4.) Agathias (l. V, p. 154, 155) emprunte de son prédécesseur quelques faits sur les premières incursions des Barbares.
[21] Les cruautés des Esclavons sont racontées ou exagérées par Procope (Goth., l. III, c. 29, 38). Nous pouvons, sur la douceur et la générosité de leur conduite envers leurs prisonniers, citer l’autorité un peu plus récente de l’empereur Maurice (Stratagem., l. II, c. 5.).
[22] Topirus était située près de Philippes, dans la Thrace ou la Macédoine, en face de l’île de Thasos, et à douze journées de Constantinople. Cellarius, t. I, p. 676, 840.
[23] Si l’on en croit le témoignage malveillant des Anecdotes (c. 18), après ces incursions, les provinces situées au sud du Danube ressemblaient aux déserts de la Scythie.
[24] On lit dans quelques auteurs, depuis Caf jusqu’à Caf, ce qui, dans une géographie plus raisonnable, signifierait peut-être de l’Imaüs au mont Atlas. Selon la philosophie superstitieuse des mahométans, la base du mont Caf est une émeraude, dont la réflexion produit l’azur des cieux. Ils disent que cette montagne est douée, d’une action sensitive dans ses racines, ou nerfs ; et que leur vibration, qui dépend de Dieu, cause les tremblements de terre. D’Herbelot, p. 230, 231.
[25] La Sibérie fournit le fer le meilleur et le plus abondant du monde entier, et les Russes exploitent plus de soixante mines dans les parties méridionales de cette province. (Strahlenberg, Hist. de Sibérie, p. 342, 387 ; Voyage en Sibérie, par l’abbé Chappe d’Auteroche, p. 603-608, éd. in-12, Amsterdam, 1770.) Les Turcs offraient de vendre du fer aux Romains ; cependant les ambassadeurs romains, par une étrange obstination, persistèrent à croire que c’était un artifice, et que leur pays n’en produisait point. Menander, in Excerpt. legat., p. 52.
[26] De Irgana-Kon (Abulghazi-khan, Hist. généalog. des Tatars, part. II, c. 5, p. 71-77 ; c. 15, p. 155.). La tradition qu’ont conservée les Mogols, des quatre cent cinquante années qu’ils passèrent dans les montagnes, est d’accord avec les époques chinoises de l’Histoire des Huns et des Turcs (de Guignes, t. I, part. 2, p. 376), et des vingt générations qui s’écoulèrent depuis leur établissement jusqu’à Zingis.
[27] Le Pays des Turcs, aujourd’hui le pays des Kalmouks, se trouve bien décrit dans l’Hist. généalogique, etc. (p. 521-552). Les notes curieuses du traducteur français ont été étendues et mises en ordre dans le second volume de la version anglaise.
[28] Visdelou, p. 141, 151. Quoique ce fait appartienne rigoureusement à une tribu subordonnée qui parut ensuite, j’ai cru devoir le placer ici.
[29] Procope, Persic., l. I, c. 12 ; l. II, c. 3. M. de Peyssonhel (Observations sur les Peuples barbares, p. 99, 100) dit que la distance entre Caffa et l’ancienne ville de Bosphorus est de seize grandes lieues tartares.
[30] On trouve dans un mémoire de M. de Boze (Mém. de l’Acad. des Inscript., t. VI, p. 549-565) la liste des anciens rois et des médailles du Bosphore Cimmérien. L’oraison de Démosthènes contre Leptine (Reiske, Orator. grœc., t. I, p. 466, 467) parle de la reconnaissance d’Athènes.
[31] Les détails, recueillis du chinois, qu’on vient de lire sur l’origine et les révolutions de l’empire turc, sont tirés de M. de Guignes (Hist. des Huns, t. I, part. 2, p. 357-462), et de Visdelou (Suppl. à la Bibl. orient. de d’Herbelot, p. 82-114). Menander (p. 108-164) et Théophylacte Simocatta (l. VII, c. 7, 8) ont recueilli le peu de mots qu’en ont dit les Grecs et les Romains.
[32] Le Til ou Tula, selon M. de .Guignes (t. I, part. 2, p. 58 et 352), est un petit mais précieux ruisseau du désert, qui tombe dans l’Orbon, Selinga, etc. Voyez Bell (Voyage de Pétersbourg à Pékin, vol. II, p., 124) ; toutefois sa description du Keat, sur lequel il s’embarqua jusqu’à l’Oby, offre le nom et les caractères de la rivière Noire (p. 139).
[33] Théophylacte, l. VII, c. 7, 8. Toutefois M. de Guignes lui-même n’a pu retrouver les véritables Avares ; et quoi de plus imposant que cette nation appelée par Théophylacte les faux Avares ? Les Turcs ont reconnu que les Ougres fugitifs avaient droit de prendre ce nom. Menander, p. 108.
[34] On trouve les Alains dans l’Histoire généalogique des Tartares, p. 617, et dans les Cartes de d’Anville. Ils s’opposèrent à la marche des généraux de Zingis autour de la mer Caspienne, et ils furent détruits dans une grande bataille. Hist. de Gengis-khan, l. IV, c. 9, p. 447.
[35] Les détails sur les ambassades et les premières conquêtes des Avares se trouvent dans Ménandre, Excerpt. legat., p. 99, 100, 101, 154, 155 ; Théophane, p. 196 ; Historia Miscella, l. XVI, p. 109, et saint Grégoire de Tours, l. IV, c. 23, 29, dans les Historiens de France, t. II, p. 214, 217.
[36] Théophane (Chron., p. 204) et l’Historia Miscella (l. XVI, p. 110), selon l’interprétation que donne M. de Guignes (t. I, part. II, p. 254), semblent parler d’une ambassade turque auprès de Justinien ; mais il est sûr que celle de Maniach, dans la quatrième année du règne de Justin, successeur de Justinien, est la première qui vint à Constantinople. Menander, p. 108.
[37] Les Russes ont remarqué de grossiers caractères hiéroglyphiques sur les médailles, les tombeaux, les idoles, les rochers, les obélisques, etc., trouvés aux environs de l’Irtish et du Jenissea (Strahlenberg, Hist. de la Sibérie, p. 324, 346, 406, 429 ). Hyde (de Religione veter. Persarum, p. 521, etc.) a donné deux alphabets du Thibet et des Eygours. Je soupçonne depuis longtemps que toutes les connaissances des Scythes, quelques-unes et peut-être une grande partie des connaissances des Indiens, sont venues des Grecs de la Bactriane.
[38] Tous ces détails sur les ambassadeurs des Turcs et des Romains, si curieux dans l’histoire des mœurs des hommes, sont tirés des Extraits de Ménandre (p. 106-110, 151-154, 161-164), on l’on regrette souvent le défaut d’ordre et de liaison.
[39] Voyez d’Herbelot, Bibl. orient., p. 568, 929 ; Hyde, de Relig. vet. Persan, c. 21, p. 290, 291 ; Pococke, Specimen Hist. Arab., p. 70-71 ; Eutyebius, Annal., t. II, p. 176 ; Texeira, in Stevens, Hist. of Pers., l. I, c. 34.
[40] Le bruit de cette nouvelle loi sur la communauté des femmes se propagea bientôt en Syrie (Asseman., Biblioth. orient., t. III, p. 402) et dans la Grèce. Procope, Persic., liv. I, c. 5.
[41] Il offrit sa femme et sa sœur au prophète ; mais les prières de Nushirwan sauvèrent sa mère ; et le prince indigné, se souvenant toujours de l’humiliation ou sa piété filiale l’avait réduit : Pedes tuos deosculatus, dit-il ensuite à Mazdak, cujus fetor adhuc pares occupat. Pococke, Specimen Hist. Arab., p 71.
[42] Procope, Persic., l. I, c. 11. Proclus n’eut-il pas trop de prévoyance ? Les dangers qu’il craignait n’étaient-ils pas imaginaires ? L’excuse du moins qu’on adopta était injurieuse à une nation qui savait lire. Je doute beaucoup qu’il y eût des formes d’adoption en Perse.
[43] Pagi (tom. II, p. 543-626) a affirmé, d’après Procope et Agathias, que Chosroès Nushirwan monta sur le trône la cinquième année du règne de Justinien, A. D. 531, avril 1 ; A. D. 532 ; avril 1 ; mais Jean Malalas (t. II, p. 211) nous donne la véritable chronologie, qui est d’accord avec celle des Grecs et des Orientaux. Kabades ou Kobad, après un règne de quarante-trois ans et deux mois, tomba malade le 8, et mourut le 13 septembre A. D. 531), à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Selon les Annales d’Eutychius, Nushirwan régna quarante-sept ans et six mois ; et si cela est, il faut placer sa mort au mois de mars de l’année 579.
[44] Procope, Persic., liv. I, c. 23 ; Brisson, de Regn. Pers., p. 494. C’est à la porte du palais d’Ispahan qu’on envoie ou qu’on envoyait les hommes disgraciés ou condamnés à la mort. Chardin, Voyage en Perse, tome IV, pages 312, 313.
[45] En Perse, le prince des eaux est un officier de l’État. Le nombre des puits et des canaux souterrains est aujourd’hui fort diminué, et la fertilité du sol a diminué dans la même proportion. Dans ces derniers temps, quatre cents puits se sont perdus près de Tauris, et on en comptait jadis quarante-deux mille dans la province de Khorasan. Chardin, t. III, p. 99, 100 ; Tavernier, t. I, p. 416.
[46] Ce que nous avons dit du caractère et du gouvernement de Chosroès, est exprimé quelquefois dans les propres termes dé d’Herbelot (Bibl. orient., p. 680, etc., d’après Khondemir) ; d’Eutychius (Annal., t. II, p. 179, 180), qui est très détaillé ; d’Abulpharage (Dynast., VII, p. 94, 95) ; qui est très pauvre ; de Tarikh-Schikhard (p. 144-150) ; de Texeira (in Stevens, liv. I, chap. 35) ; d’Asseman. (Bibl. orient., tom. III, p. 404-410) ; et de l’abbé Tourmont (Hist. de l’Acad. des Inscript., t. VII, p. 325-334), qui a traduit un Testament authentique ou supposé de Nushirwan.
[47] Mille ans avant sa naissance, les juges de Perse avaient prononcé solennellement : τω βασιλευοντι Περσεων εξειναι ποιεειν το αν βουληται. (Hérodote, l. III, c. 31, p. 210, édit. de Wesseling.) Cette maxime constitutionnelle n’avait pas été négligée comme une vaine et stérile théorie.
[48] Agathias (l. II, c. 66-71) montre beaucoup de savoir et de grands préjugés sur la littérature de la Perse, sur les versions grecques, sur les philosophes et les sophistes, sur le savoir ou l’ignorance de Chosroès.
[49] Asseman., Bibl. orient., tom. IV, p. DCCXLV, VI, VII.
[50] Le Shah Nameh ou le livre des Rois, contient peut-être les matériaux originaux de l’histoire qui fut traduite en grec par Sergius (Agathias, l. V, p. 141), conservée après la conquête des mahométans, et mise en vers, l’an 954, par Ferdoussi, poète persan. Voyez Anquetil, Mém. de l’Acad. des Inscript., t. XXXI, p. 3j9 ; et sir William Jones, Hist. of Nader Shah, p. 161.
[51] Au cinquième siècle, le nom de Restom ou de Restam, héros qui avait la force de douze éléphants, était familier chez les Arméniens. (Moïse de Chorène, Hist. Arménienne, l. II, c. 7, p. 96, édit. de Whiston.) Au commencement du septième, le roman de Rostam et Isfendiar, écrit en langue persane, avait un grand succès à la Mecque (Koran, édit. de Sale, c. 31, p. 335). Cependant Maracci (Refut. Alcoran., pages 544-548) ne nous donne pas cette exposition du ludicrum novæ historiæ.
[52] Procope, Goth., liv. IV, chap. 10. Un médecin grec, nommé Étienne d’Édesse, était le médecin favori de Kobad. (Pers., l. II, c. 26.) Le roi de Perse tirait depuis longtemps ses médecins de la Grèce, et Hérodote raconte les aventures de Démocèdes de Crotone (l. III, c. 125-137).
[53] Voyez Pagi, t. II, p. 626. L’un des traités qu’il signa contenait un article honorable concernant les sépultures des catholiques et la tolérance qu’il leur accordait dans ses États. (Ménandre, in Excerpt. legat., p. 142.) Nushizad, fils de Nushirwan, fut chrétien, rebelle et..... martyr. D’Herbelot, p. 681.
[54] Consultez sur la langue persane et ses trois dialectes, Anquetil, p. 339-343, et Jones, p. 153-185. Αγρια τινι γλωττη και αμουσοτατω ; tel est le caractère qu’Agathias (l. II, p. 66) attribue à un idiome renommé dans l’Orient pour sa douceur poétique.
[55] Agathias désigne en particulier le Gorgias, le Phédon, le Parménides et le Timée. Renaudot (Fabricius, Bibl. græc., t. XII, p. 246-261) ne parle pas de cette version d’Aristote en langue barbare.
[56] J’ai vu trois copies de ces Fables en trois langues diverses : 1° une traduction en grec, faite par Siméon Seth, A. D. 1100, d’après l’arabe, et publiée par Starck à Berlin, en 1697, in-I2 ; 2° une traduction latine, d’après le grec, intitulée Sapientia Indorum ; et insérée par le père Poussin à la fin de son édition de Pachymère, p. 547-620, édit. Roman ; 3° une traduction en français, d’après le turc, dédiée, en 1540, au sultan Soliman. Contes et fables indiennes de Pilpay et de Lokman, par MM. Galland et Cardonne, Paris, 1778, trois vol. in-12. M. Warton (Hist. of English Poctry, vol. I, p. 129, 131) a sur cette matière des idées plus étendues.
[57] Voyez l’Historia Shahiludu du docteur Hyde. Syntag. Dissert., t. II, p. 61-69.
[58] La paix perpétuelle (Procope, Persic., l. I, c. 21) fut signée ou ratifiée la sixième année du règne de Justinien et sous son troisième consulat (A. D. 533), entre le 1er janvier et le 1er avril (Pagi, tome II, page 550 ). Marcellin, dans sa Chronique, prend le langage des Mèdes et des Persans.
[59] Procope, Persic., l. I, c. 26.
[60] Almondar, roi de Hira, fut déposé par Kobad, et rétabli sur le trône par Nushirwan. La beauté de sa mère la fit surnommer l’Eau céleste, dénomination qui devint héréditaire, et qu’on accorda aux princes arabes de la Syrie pour une plus noble cause, leur libéralité au milieu d’une famine. Pococke, Specimen Hist. Arab., p. 69, 70.
[61] Procope, Persic., l. II, c. 1. Nous ignorons l’origine et l’objet de ce strata, chemin pavé qui se prolongeait sur un espace de dix journées, depuis, l’Auranitide jusqu’à la Babylonie. Voyez une note latine dans la carte de l’empire d’Orient par Delille. Wesseling et d’Anville n’en parlent pas.
[62] J’ai réuni dans une courte harangue les deux discours des Arsaciles de l’Arménie et des ambassadeurs des Goths. Procope, dans son histoire publique, paraît convaincu que Justinien donna véritablement lieu à cette guerre. Persic., l. II, c. 2, 3.
[63] Procope raconte en détail, et sans lacunes, l’invasion de la Syrie, la ruine d’Antioche, etc. (Persic., l. II, c. 5-14.) Les Orientaux fournissent quelques secours. D’Herbelot (p. 680) aurait dû rougir lorsqu’il les a blâmés d’avoir fait Justinien et Nushirwan contemporains. D’Anville (L’Euphrate et le Tigre) explique d’une manière claire cette guerre.
[64] Voyez l’Histoire publique de Procope (Persic., l. II, c. 16, 18, 19, 20, 21, 24, 25, 26, 27, 28). En admettant quelques exceptions, il est raisonnable de se refuser aux insinuations malveillantes des Anecdotes (c. 2, 3), avec les notes d’Alemannus, auxquelles je renvoie toujours.
[65] Procope (Persic., l. II, c. 15-17, 28, 29, 30 ; Goth., l. IV, c. 7-16) et Agathias (l. II, III et IV, p. 55.132, 141) racontent longuement, et d’une manière ennuyeuse, la guerre Lazique et les combats des Romains et des Persans sur le Phase.
[66] Salluste avait écrit en latin, et Arrien en grec, le Périple ou la circumnavigation de l’Euxin. 1° M. de Brosses, premier président du parlement de Dijon, a refait avec un soin singulier le premier de ces ouvrages, qui n’existe plus. (Hist. de la républ. rom., t. II, 1. III, p. 199-298,) Il se hasarde à se mettre à la place de l’historien roman. Pour composer sa description de l’Euxin, il a employé tous les fragments de l’original et tous les auteurs grecs et latins que Salluste a pu copier ou qui ont pu le copier. Ce travail annonce du talent, de la patience et de l’adresse, et le mérite de l’exécution fait oublier la bizarrerie du projet. 2° Le Périple d’Arrien est adressé à l’empereur Adrien (in Geog. min. de Hudson, t. I), et il contient tout ce que le gouverneur du Pont avait vu de Trébisonde à Dioscurias, les informations qu’il avait reçues sur le pays depuis Dioscurias jusqu’au Danube, et tout ce qu’il savait de la partie qui s’étend du Danube à Trébisonde.
[67] Outre ce que disent en passant sur ce pays, selon l’occasion, les poètes, les historiens, etc., de l’antiquité, on peut consulter les descriptions de la Colchide par Strabon (l. XI, p. 760-765), et par Pline (Hist. nat., VI, 5, 19, etc.).
[68] J’ai suivi trois descriptions modernes, de la Mingrélie et des pays adjacents : 1° une du père Arch. Lamberti (Relations de Thévenot, part. I, p. 31-52, avec une carte), il a les lumières et les préjugés d’un missionnaire ; 2° une seconde de Chardin (Voyages en Perse, t. I, p. 54, 68-168), ses observations sont judicieuses, et ses aventures dans ce pays sont encore plus instructives que ses observations ; 3° une troisième de Peyssonel (Observations sur les Peuples barbares, p. 49, 50, 51, 58, 62, 64., 65, 71, etc. ; et un traité plus récent sur le Commerce de la mer Noire, tom. II, p. 1-53) : il avait résidé longtemps à Caffa en qualité de consul de France, et son érudition a moins de prix que ses observations personnelles.
[69] Pline, Hist. nat., l. XIII, 15. Les mines d’or et d’argent de la Colchide attirèrent les Argonautes. (Strabon, l. I, p. 77.) Chardin, avec toute sa sagacité, ne trouva de l’or nulle part, ni dans les mines ni dans les rivières. Toutefois un Mingrélien perdit une main et un pied, pour avoir montré à Constantinople quelques échantillons d’or natif.
[70] Hérodote, l. II, c. 104, 105, p. 150, 151 ; Diodore de Sicile, l. I, p. 33, édit. de Wesseling ; Denis Périégète, 689 ; et Eustathe, ad loc. Scholiast. ad. Apollonium Argonaut., l. IV, 282-291.
[71] Montesquieu, Esprit des Lois, l. XXI, c. 6. L’isthme..... couvert de villes et de nations qui ne sont plus.
[72] Bougainville (Mém. de l’Acad. des Inscr., t. XXVI, p. 33), sur le voyage d’Hannon et le commerce de l’antiquité.
[73] Un historien grec, Timosthènes, avait affirmé, in eam CCC nationes dissimilibus linguis descendere ; et le modeste Pline se contente d’ajouter : et postea a nostris CXXX interpretibus negotia ibi gesta (VI, 5) ; mais ensuite le mot nunc deserta couvre une multitude d’anciennes fictions.
[74] Buffon (Hist. nat., tom. III, p. 433-437) présente le suffrage unanime des naturalistes et des voyageurs sur ce point. Si au temps d’Hérodote les habitants de ces pays étaient μελαγχροες et ουλοτριχες (et il les avait observés avec soin), ce fait précieux est un exemple de l’influence du climat sur une colonie étrangère.
[75] Un ambassadeur de la Mingrélie arriva à Constantinople avec deux cents personnes ; mais il les mangea (il les vendit) une à une, jusqu’au moment où il n’eut plus à sa suite qu’un secrétaire et deux valets. (Tavernier, t. I, p. 365.) Un autre Mingrélien vendit aux Turcs douze prêtres et sa femme pour acheter une maîtresse. Chardin, t. I, p. 66.
[76] Strabon, l. XI, p. 65 ; Lamberti, Relation de la Mingrélie. Au reste, il ne faut pas donner dans une extrémité opposée, en supposant avec Chardin, que vingt mille habitants peuvent fournir à une exportation annuelle de douze mille esclaves : absurdité indigne de ce judicieux voyageur.
[77] Hérodote, l. III, c. 97. Voyez dans le livre VII, c. 79, leurs services et leurs exploits durant l’expédition de Xerxès contre les Grecs.
[78] Xénophon, qui avait combattu les habitants de la Colchide durant sa retraite (Retraite des dix mille, l. IV, p. 320, 343, 348, édit. de Hutchinson ; et Forster’s Dissert., p. 53-58, in Spelman’s English Version, vol. II), les appelle αυτονομοι ; avant la conquête de Mithridate. Appien les nommait εθνος αρειμανες. De Bell. Mithridat., l. XV, t. I, p. 661, de la dernière édition, qui est la meilleure, par Jean Schweigbæuser, Leipzig, 1785, 3 vol. gros in-8°.
[79] Appien (de Bell. Mith.) et Plutarque (in Vit. Pompée) parlent de la conquête de la Colchide par Mithridate et Pompée.
[80] Nous pouvons suivre les progrès et la chute de la famille de Polémon dans Strabon (l. XI, p. 755 ; l. XII, p. 867) Dion Cassius ou Xiphilin (p. 588, 593, 601, 719, 754, 757, 946, édit. Reimar) ; Suétone (in Néron, c. 18 ; in Vespasien, c. 8) ; Eutrope (VII, 14) ; Josèphe (Antiq. judaïc., l. XX, c. 7, p. 970, édit. Havercamp) ; et Eusèbe (Chron., avec les Remarques de Scaliger, p. 196).
[81] Au temps de Procope, les Romains n’avaient point de forteresse sur le Phase. Pytius et Sébastopolis furent évacuées, d’après un bruit qui courut de l’arrivée des Persans (Goth., l. IV, c. 4) ; mais Justinien renvoya ensuite des troupes dans la dernière de ces places (de Ædific., l. IV, c. 7).
[82] Au temps de Pline, d’Arrien et de Ptolémée, les Laziques formaient une tribu particulière, et ils étaient limitrophes de la Colchide au nord. (Cellarius, Geog. antiq., t. II, p. 22.) Sous le règne de Justinien, ils se répandirent, bu du moins ils dominèrent sur tout le pays. Ils se trouvent aujourd’hui dispersés le long de la côte, vers Trébisonde, et ils forment une peuplade grossière qui s’adonne à la pêche, et qui parle un idiome particulier : Chardin, p. 149 ; Peyssonel p. 64.
[83] Jean Malalas, Chron., t. II, p. 134-137 ; Théophane, p. 144 ; Hist. Miscell., l. XV, p. 103. Le fait est authentique, mais la date est trop récente. En parlant de leur alliance avec la Perse, les Laziques contemporains de Justinien se servent de termes qui indiquent des temps très anciens : εν γραμμασι μνημειν, προγονοι. — Ces mots pouvaient-ils se rapporter à une alliance dissoute depuis moins de vingt ans ?
[84] Il ne reste aucun vestige de Pétra, si ce n’est dans les écrits de Procope et d’Agathias. On peut retrouver la plupart des villes et des châteaux de la Lazique en comparant leur nom et leur position avec la carte de Mingrélie qu’a donnée Lamberti.
[85] Voyez les Lettres amusantes du voyageur Pietro della Valle (Viaggi, t. II, p. 207, 209, 213, 215, 266, 286, 300 ; t. III, p. 54, 127). En 1618, 1619 et 1620, il conversa avec Schah-Abbas, et l’encouragea fortement à l’exécution du projet qui aurait uni la Perse et l’Europe contre les Turcs, leur ennemi commun.
[86] Voyez Hérodote (l. I, c. 140, p. 69), qui parle avec défiance ; Larcher (t. I, p. 399-401), Notes sur Hérodote ; Procope (Persic., l. I, c. 11), et Agathias (l. II, p. 61, 62). Cet usage, conforme au Zend-Avesta (Hyde, de Relig. Pers., c. 34, p. 414-431), démontre que la sépulture des rois de Perse (Xénophon, Cyropédie, l. VIII, p. 658) est une fiction grecque, et que leurs tombeaux n’étaient que des cénotaphes.
[87] Le supplice de l’écorchement n’a pu être introduit en Perse par Sapor. (Brisson, de Regn. Persic., l. II, p. 578.) On n’a pu l’adopter d’après le conte ridicule de Marsyas, le joueur de flûte phrygien, plus ridiculement cité comme exemple par Agathias (l. IV, p. 132, 133).
[88] Il y avait dans le palais de Constantinople trente silentiaires, qu’on nommait hastati ante fores eubiculi, της σιγης επισταται, titre honorable, qui donnant le rang de sénateur, sans en imposer les devoirs. Cod. Theod., l. V, tit. 23 ; Godefroy, Comment., t. II, p. 129.
[89] Agathias (l. III, p. 81, 89 ; l. IV, p. 108-116) fait dix-huit ou vingt pages de fausse rhétorique sur les détails de ce jugement. Telle est son ignorance ou sa légèreté, qu’il néglige la raison la plus forte contre le roi des Laziques, son ancienne révolte.
[90] Procope indique à ce sujet l’usage de la cour des Goths, établie alors à Ravenne (Goth., liv. I, c. 7). Les ambassadeurs étrangers ont été traités avec la même méfiance et la même rigueur en Turquie (Bushequius, epist. 3, p. 149, 242, etc.), en Russie (Voyages d’Olearius) et à la Chine. Récit de M. de Lange dans les Voyages de Bell, vol. Il, p. 189-311.
[91] Procope (Persic., l. II, c. 10, 13, 26, 27, 28 ; Goth., l. II, c. 11, 15), Agathias (l. IV, p. 141, 142) et Ménandre (in Excerpt. legat., p. 132-147) développent fort au long les négociations et les traités entre Justinien et Chosroès. Consultez aussi Barbeyrac, Hist. des anciens Traités, t. II, p. 154, 181-184, 193-200.
[92] D’Herbelot, Bibl. orient., p. 680, 681, 294, 295.
[93] Voyez Buffon, Hist. nat., t. III, p. 449. Ces traits et ce teint des Arabes qui se perpétuent depuis trois mille quatre cents ans (Ludolph., Hist. et Comment. Æthiop., l. I, c. 4) dans la colonie d’Abyssinie, autorisent l’opinion que la race ainsi que le climat doivent avoir contribué à la formation des nègres des environs.
[94] Les missionnaires portugais Alvarez (Ramusio, t. I, fol. 204, rect. 214, vers.) Bermudez (Purchas’s Pilgrims, vol. 2, l. V, c. 7, p. 1149-1188), Lobo (Relation, etc., par M. Legrand, avec quinze Dissertations, Paris, 1728) et Tellez, (Relation de Thévenot, part. IV) ne pouvaient dire sur l’Abyssinie moderne que ce qu’ils avaient vu ou ce qu’ils avaient inventé. L’érudition de Ludolph en vingt-cinq langues (Hist. Ethiop., Francfort, 1681 ; Commentaires, 1691 ; Appendix, 1694) fournit peu de chose sur l’histoire ancienne de ce pays. Au reste, les chansons et les légendes nationales célèbrent la gloire de Caled ou Ellisthæus, conquérant de l’Yémen.
[95] Procope (Persic., l. I, c. 19, 20) et Jean Malalas (t. II, p. 163-165, 193-196) rapportent les négociations avec les Axumites ou les Éthiopiens. L’historien d’Antioche cite la narration originale de l’ambassadeur Nonnosus, dont Photius (Bibl. Cod. 3) nous a conservé un extrait curieux.
[96] Cosmas Indicopleustes (Topograph. christian., l. II, p. 132, 138, 139, 140 ; l. XI, p. 338, 339) donne des particularités très détaillées, sur le commerce des Axumites à la côte de l’Inde et de l’Afrique, et à l’île de Ceylan.
[97] Ludolph., Hist. et Comment. Ethiop., l. II, c. 3.
[98] La ville de Negra ou Nag’ran, dans l’Yémen, est en environnée de palmiers, et se trouve sur le grand chemin, entre Saana (la capitale) et la Mecque ; elle est éloignée de la première de dix journées d’une caravane de chameaux, et de la seconde de vingt journées. Aboulféda, Descript. Arab., p. 52.
[99] Le martyre de saint Arethas, prince de Negra, et de ses trois cérat quarante compagnons, est embelli dans les légendes de Métaphraste et de Nicéphore Calliste, copiées par Baronius (A. D. 522, n° 22-26 ; A. D. 523, n° 16-29), et réfutées avec un soin qui ne les a pas tirées de l’obscurité par Basnage (Hist. des Juifs, t. XII, l. VIII, c. 2, p. 333-348), qui donne des détails sur la situation des Juifs en Arabie et en Éthiopie.
[100] Alvarez (in Ramusio, t. I, fol. 219 vers., 2221 vers.) vit Axum en 1520, dans son état florissant, luogo molto buono e grande. Ce fut dans ce même siècle que cette ville fut ruinée par une invasion des Turcs. On n’y compte aujourd’hui que cent maisons ; mais la cérémonie du couronnement du roi lui conserve le souvenir de sa grandeur passée. Ludolph., Hist. et Comment., l. II, c. 11.
[101] Il faut chercher le récit des révolutions de l’Yémen au sixième siècle dans Procope, Persic., l. 1, c.19, 20 ; Théophane de Byzance, apud Phot., Cod. 63, p. 80 ; saint Théophane, in Chronobraph., p. 144, 145, 188, 189, 206, 207, qui fait d’étranges méprisés ; Pococke, Specimen Hist. Arab., p. 62, 65 ; d’Herbelot, Bibl. orient., p. I2-477 ; et le Discours préliminaire et le Koran de Sale, c. 105. Procope, fait mention de la révolte d’Abrahah ; et sa chute est un fait historique, quoiqu’on l’ait défiguré par des miracles.