Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE XXXVII

Origine, progrès et effets de la vie monastique. Conversion des Barbares au christianisme et à l’arianisme. Persécution des Vandales en Afrique. Extinction de l’arianisme parmi les Barbares.

 

 

LES affaires du clergé ont eu avec les événements du monde une si étroite liaison, que je n’ai pu me dispenser de raconter les progrès, les persécutions, l’établissement, les divisions, le triomphe et la corruption graduelle du christianisme. J’ai différé à dessein toute réflexion sur deux objets intéressants dans l’étude de l’esprit humain, et qui influèrent sur le déclin et sur la chute de l’empire romain : 1° l’institution de la vie monastique[1], et 2° la conversion des Barbares du Nord.

I. La paix et la prospérité introduisirent la distinction de simples chrétiens et de chrétiens ascétiques[2]. La multitude se contentait d’une pratique imparfaite et relâchée. Le prince, le magistrat, le militaire et le marchand, accommodaient leur foi et leur zèle à l’exercice de leurs professions, à leurs intérêts ou à leurs passions ; mais les ascétiques, qui suivaient à la rigueur les principes de l’Évangile dont ils abusaient, se représentaient dans leur enthousiasme sauvage l’homme comme un criminel, et Dieu comme son tyran. Ils renonçaient aux affaires et aux plaisirs, s’interdisaient l’usage du vin, de la viande, et l’union légitime des deux sexes ; mortifiaient leur corps et leurs affections, et faisaient d’une vie de misère le prix auquel ils espéraient obtenir une félicité éternelle. Sous le règne de Constantin, les ascétiques se retirèrent d’un monde profane et corrompu, pour vivre solitaires ou former des sociétés religieuses[3]. À l’exemple des premiers chrétiens de Jérusalem, ils abandonnèrent l’usage ou la propriété de leurs possessions temporelles, instituèrent pour chaque sexe des communautés régulières et formées sur un même modèle, et prirent les noms d’ermites, de moines ou d’anachorètes, propres à désigner leur vie retirée et le choix qu’ils faisaient d’un désert, soit naturel, soit factice. Ils obtinrent  bientôt le respect du monde qu’ils méprisaient ; et l’on prodigua les plus hautes louanges à une philosophie divine[4], qui, sans le secours de la science où de l’étude surpassait les laborieuses vertus enseignées dans les écoles de la Grèce. Les moines pouvaient à la vérité disputer aux stoïciens le mépris de la fortune, de la douleur ou de la mort. On vit renaître dans cette discipline assujettissante le silence et la soumission des disciples de Pythagore ; et les moines se montrèrent aussi fermes que les cyniques eux-mêmes dans le mépris des usages et de la décence de la société. Mais les prosélytes de cette philosophie divine aspiraient à imiter un modèle plus pur et plus parfait ; ils marchaient sur les traces des prophètes qui s’étaient retirés dans le désert[5], et ils ramenèrent la vie de dévotion contemplative, instituée par les esséniens dans l’Égypte et dans la Palestine. Le philosophe Pline avait contemplé avec étonnement un peuple de solitaires qui habitaient parmi les palmiers de la mer Morte, qui subsistaient sans argent, qui se perpétuaient sans femmes, et que le dégoût ou le repentir recrutaient continuellement d’associes volontaires[6].

L’Égypte, mère féconde de toutes les superstitions, donna l’exemple de la vie monastique[7]. Antoine, jeune homme sans éducation, né dans la Basse-Thébaïde[8], distribua son patrimoine[9], abandonnant jeune sa famille et son pays, et exécuta sa pénitence monastique avec toute l’intrépidité et la singularité du fanatisme. Après un noviciat long et pénible au milieu des tombeaux et dans les ruines d’une tour, il s’avança hardiment à trois journées dans le désert à l’orient du Nil, découvrit un endroit solitaire, ombragé d’arbres et arrosé par un ruisseau, et fixa sa dernière résidence sur le mont Colzim, aux environs de la mer Morte, où un ancien monastère conserve encore le nom et la mémoire de saint Antoine[10]. La dévotion et la curiosité des Chrétiens le poursuivirent dans le désert[11], et lorsque le saint fut obligé de paraître à Alexandrie, il soutint sa réputation avec autant de dignité que de modestie. Il obtint l’amitié de saint Athanase, dont il approuvait la doctrine, et le paysan d’Égypte refusa une invitation respectueuse de l’empereur Constantin. Saint Antoine, dans sa vieillesse, qui se prolongea jusqu’à l’âge de cent cinq ans, vit le prodigieux accroissement de cette postérité monastique formé par son exemple et par ses leçons. De fécondes colonies de moines se multipliaient rapidement dans les sables de la Libye, sur les rochers de la Thébaïde et dans les villes voisines du Nil. Au sud d’Alexandrie, la montagne voisine et le désert étaient, habités par cinq mille anachorètes, et les voyageurs peuvent apercevoir encore les ruines de cinquante monastères élevés sur ce sol stérile par les disciples de saint Antoine[12]. Saint Pachôme et quatorze cents de ses frères occupaient l’île de Tabenne, dans la Haute-Thébaïde[13]. Ce saint abbé fonda, successivement neuf communautés d’hommes et une de femmes, et il se rassemblait quelquefois aux fêtes de Pâques cinquante mille religieux ou religieuses, tous soumis à la règle angélique[14]. La ville riche et peuplée d’Oxyrinchus avait dévoué ses temples-, ses édifices publics, et même ses remparts, à des usages de dévotion et de charité ; l’évêque pouvait y prêcher dans douze églises, et y comptait dix mille femmes et vingt mille hommes attachés à la profession monastique[15]. Les Égyptiens, qui se félicitaient de cette pieuse révolution, aimaient à croire que les moines composaient une grande moitié de la population[16] ; et la postérité a pu répéter ce mot appliqué jadis aux animaux sacrés du pays, qu’il était plus facile de trouver en Égypte un dieu qu’un homme.

Saint Athanase introduisit à Rome la connaissance et la pratique de la vie monastique ; et les disciples de saint Antoine, qui avaient suivi en Égypte leur primat sous les murs sacrés du Vatican, ouvrirent une école de cette nouvelle philosophie. L’extérieur burlesque et sauvage de ces Égyptiens excita d’abord et l’horreur et le mépris ; mais on ne tarda pas à les applaudir et à les imiter avec zèle. Les sénateurs, et principalement les matrones, convertirent leurs palais et leurs maisons de plaisance en monastères ; l’institution mesquine des six vestales fut bientôt éclipsée par le grand nombre de couvents élevés sur les ruines des temples et au milieu du Forum des Romains[17]. Excité par l’exemple de saint Antoine, un jeune Syrien, nommé Hilarion[18], se retira sur une langue de terre sablonneuse et stérile entre la mer et un marais, environ à sept milles de Gaza. La pénitence austère dans laquelle il persista durant quarante-huit ans, multiplia le nombre des enthousiastes, et le saint homme, lorsqu’il visitait les nombreux monastères de la Palestine, était toujours suivi de deux ou trois mille anachorètes.      

Saint Basile s’est fait une réputation immortelle dans l’histoire monastique de l’Orient[19]. Avec un génie orné de l’éloquence et de l’érudition d’Athènes, et une ambition qui put à peine satisfaire l’archevêché de Césarée, saint Basile se retira dans une solitude sauvage du Pont, et daigna diriger quelque temps les colonies spirituelles qu’il avait répandues en grand nombre sur les côtes de la mer Noire. Dans l’Occident, saint Martin de Tours[20], soldat, ermite, évêque et saint, établit les monastères de la Gaule. Deux mille de ses disciples, suivirent son enterrement, et son historien défie les déserts de la Thébaïde de produire, dans un climat bien plus favorable un rival orné des mêmes vertus. Le monachisme s’étendit aussi rapidement et aussi généralement que le christianisme : toutes les provinces de l’empire, et à la fin toutes les villes se remplirent d’une multitude de moines, dont le nombre augmentait sans cesse. Les anachorètes choisirent les îles désertes de la mer de Toscane entre Lérins et Lipari, pour le lieu de leur exil volontaire. La communication, tant par terre que par mer, entre les différentes provinces de l’empire, était aussi continuelle qu’elle était aisée ; et la vie de saint Hilarion est une preuve de la facilité avec laquelle un ermite indigent de la Palestine pouvait traverser l’Égypte, s’embarquer pour la Sicile, fuir dans l’Épire, et s’établir enfin dans l’île de Chypre[21]. Les chrétiens latins, embrassèrent les institutions religieuses de Rome. Les pèlerins qui visitèrent Jérusalem, imitèrent avec zèle, dans les climats les plus éloignés, le modèle de la vie monastique. Les disciples de saint Antoine se répandirent de là du tropique dans tout l’empire chrétien d’Éthiopie[22]. Le monastère de Banchor, dans le Flintshire, qui contenait deux mille moines[23] ; répandit un colonie des missionnaires parmi les Barbares de l’Irlande[24] ; et Iona, une des Hébrides, défrichée par les moines irlandais, fit parvenir dans les régions du Nord quelques lueurs d’une science obscurcie par la superstition[25].

Ces malheureux exilés de la vie sociale se livraient à l’impulsion de leur génie mélancolique et superstitieux ; leur persévérance, se soutenait par l’exemple d’une multitude des deux sexes, de tous les âges et de tous les rangs chaque prosélyte qui entrait dans un monastère croyait être sur la route pénible, mais certaine, de la félicité éternelle[26]. Ces motifs agissaient toutefois avec plus ou moins de force, selon le caractère et la situation. La raison rejetait quelquefois leur influence, et les passions l’emportaient souvent sur le fanatisme. Il étendait principalement son empire sur les âmes tendres, sur les esprits faibles des femmes et des enfants. Il se fortifiait de l’influence du malheur ou de quelques remords secrets, et des considérations d’intérêt ou de vanité purent aussi venir quelquefois à son aide. On supposait naturellement que des moines humbles et pieux qui avaient renoncé au monde pour accomplir l’œuvre du salut, étaient les hommes les plus propres à diriger le gouvernement spirituel des chrétiens ; et l’ermite, arraché malgré lui da sa cellule, allait, au milieu des acclamations du peuple, s’asseoir sur le siége archiépiscopal. Les monastères de l’Égypte, de la Gaule et de l’Orient, fournissaient une succession abondante de saints et d’évêques ; et l’ambition découvrit bientôt la route qui conduisait aux richesses et aux honneurs[27]. Les moines répandus dans le monde partageaient les succès et la réputation de leur ordre, et travaillaient assidûment à multiplier le nombre de leurs compagnons d’esclavage[28]. Ils s’insinuaient dans la familiarité des citoyens distingués par la naissance et par la fortune, et ne négligeaient ni artifices ni séductions pour s’assurer des prosélytes qui pussent ajouter aux richesses ou à la dignité de la profession monastique. Le père se voyait avec indignation enlever son fils unique ; la fille crédule se laissait entraîner par vanité à manquer au vœu de la nature, et la matrone renonçait aux vertus et aux devoirs de la vie domestique[29], pour parvenir à une perfection imaginaire[30]. Sainte Paule, séduite par l’éloquence persuasive de saint Jérôme, et par le titre profane de belle-mère de Dieu[31], consacra la virginité de sa fille Eustochie. Par les conseils et sous la conduite de son guide spirituel, sainte Paule abandonna Rome et son fils encore dans l’enfance, se retira dans le village de Bethléem, fonda un hôpital et quatre monastères, et acquit, par sa pénitence et ses aumônes, une grande renommée dans l’Église catholique. On célébrait ces exemples rares et illustres comme la gloire de leur siècle : mais les monastères étaient remplis d’une foule de plébéiens obscurs et de la plus basse classe[32], qui trouvaient dans le cloître beaucoup plus qu’ils n’avaient sacrifié en se séparant du monde. Des paysans, des esclaves et des artisans trouvaient facile d’échapper à la pauvreté et aux mépris en se réfugiant dans une profession tranquille et respectée, dont les peines apparentes étaient adoucies par l’habitude, par les applaudissements publics et par le relâchement secret de la discipline[33]. Les sujets de Rome qui voyaient leurs personnes et  leurs biens exposés à répondre du paiement d’une taxe exorbitante et inégalement répartie, échappaient dans les cloîtres à la tyrannie du gouvernement, et une partie des jeunes hommes préféraient les rigueurs de la vie monastique aux dangers du service militaire. Les différentes classes des timides habitants des provinces qui, fuyant à la vue des Barbares, y trouvaient une retraite et une subsistance ; des légions entières s’enterraient dans ces religieux asiles ; et la même cause qui adoucissait le sort des particuliers, détruisait peu à peu les forces et les ressources de l’empire[34].

La profession monastique parmi les premiers chrétiens était un acte de dévotion volontaire[35]. Le fanatique dont la constance venait à se démentir, était dévoué à la vengeance du Dieu qu’il abandonnait ; mais les portes du monastère s’ouvraient librement au repentir, et les moines que leur raison ou leurs passions parvenaient à aguerrir contre les scrupules de leur conscience, pouvaient reprendre le caractère d’homme et de citoyen ; les épouses du Christ passaient même légalement dans les bras d’un mortel[36]. Quelques exemples de scandale et les progrès de la superstition suggérèrent le dessein d’employer des lois prohibitives. Après une épreuve suffisante, le novice se lia pour toute sa vie par un vœu solennel ; et les lois de l’État et de l’Église ratifièrent cet engagement irrévocable. Les fugitifs furent déclarés criminels, poursuivis, arrêtés et reconduits dans leur prison perpétuelle, et l’interposition de l’autorité civile ôta à l’état monastique ce mérite d’obéissance et de liberté qui adoucissait l’abjection d’un esclavage volontaire[37]. Les actions d’un moine, ses paroles et jusqu’à ses pensées, furent asservies à une règle inflexible[38] ou aux caprices d’un supérieur. Les moindres fautes étaient punies par des humiliations, ou par la prison, par des jeûnes extraordinaires ou de sanglantes flagellations. La plus légère désobéissance, un murmure ou un délai, passaient pour des péchés odieux[39]. La principale vertu des moines égyptiens consistait dans une obéissance aveugle pour leur abbé, quelques absurdes ou même quelques criminels que pussent être ses ordres. Il exerçait souvent leur patience par les épreuves les plus extravagantes : on leur faisait placer des roches énormes, arroser assidûment pendant trois ans un bâton planté en terre, qui, au bout de ce temps, devait pousser des racines et produire une tige ; marcher sur des brasiers ardents, ou jeter leurs enfants dans un bassin profond. Un grand nombre de saints ou d’insensés se sont immortalisés dans l’histoire du monachisme par cette soumission, exempte de crainte ou dépourvue de réflexion[40]. L’habitude de l’obéissance et de la crédulité détruisait la liberté de l’âme, source de tous les sentiments raisonnables ou généreux ; et le moine, contractant tous les vices de d’esclavage, se dévoua sans réserve à la croyance et aux passions de son tyran ecclésiastique. La paix de l’Église d’Orient fut continuellement troublée par des troupes de fanatiques, aussi incapables de crainte que dépourvus de raison et d’humanité ; et les légions impériales ne rougissaient pas d’avouer qu’elles redoutaient moins l’attaque des Barbares les plus féroces[41].

Ce fut bien souvent la superstition qui inventa et consacra les vêtements bizarres des moines[42] ; mais leur singularité apparente vient quelquefois de l’attachement à un modèle simple et primitif que les révolutions des modes ont rendu ridicule. Le fondateur des bénédictins rejette toute idée de préférence où de mérite dans le choix de l’habillement ; il exhorte sagement ses disciples à adopter les vêtements simples et grossiers du pays qu’ils habitent[43]. Les habits monastiques des premiers chrétiens variaient selon les climats et la manière de vivre ; ils se couvraient indifféremment de la peau de mouton des paysans de l’Égypte et du manteau des philosophes de la Grèce. Les moines se permettaient l’usage du lin en Égypte, où il était à bon marché et fait dans le pays ; mais dans l’Occident ils renonçaient à ce luxe étranger et dispendieux[44]. Leur usage général était de se couper ou raser les cheveux, et de couvrir leur tête d’un capuchon pour se dérober la vue des objets profanes. Ils allaient les pieds et les jambes nus, excepté dans les grands froids, et aidaient d’un bâton leur marche lente et mal assurée. L’aspect d’un anachorète était horrible et dégoûtant. Todt ce qui faisait éprouver aux hommes une sensation pénible ou désagréable passait pour plaire à Dieu. La règle angélique de Tabenne interdisait la coutume salutaire de se laver ou de s’oindre d’huile[45]. Les moines austères couchaient sur le plancher, sur un paillasson ou sur une couverture grossière, et une même botte de feuilles de palmiers leur servait de siége durant le jour et d’oreiller pour la nuit. Leurs premières cellules étaient des huttes basses et étroites, construites de matériaux peu solides et dont la distribution régulière formait des rues et un vaste village qui renfermait dans ses murailles une église, un hôpital et peut-être une bibliothèque ; quelques communs, un jardin et une fontaine ou un réservoir d’eau. Trente ou quarante moines composaient une famille qui vivait en communauté sous la discipline de sa règle particulière, et les grands monastères de l’Égypte renfermaient trente ou quarante familles.

Plaisir et crime étaient synonymes en langage monastique, et l’expérience apprit bientôt aux solitaires que rien ne mortifiait la chair et m’éteignait aussi efficacement les désirs impurs que les jeûnes fréquents et la sobriété habituelle[46]. Leurs abstinences n’étaient pas continuelles, et les règles n’en étaient pas uniformes ; mais les mortifications extraordinaires du carême compensaient amplement les réjouissances de la Pentecôte. La ferveur des nouveaux monastères se relâcha insensiblement, et l’appétit vorace des Gaulois ne s’accoutuma point aux jeûnes des sobres et patients Égyptiens[47]. Les disciples de saint Antoine et de saint Pachôme se contentaient, pour pitance journalière[48], de douze onces de pain ou plutôt de biscuit[49], dont ils faisaient deux minces repas, l’un après midi et l’autre le soir. C’était un mérite et presque un devoir de s’abstenir des légumes bouillis destinés pour le réfectoire ; mais l’indulgence de l’abbé allait quelquefois jusqu’à leur accorder du fromage, des fruits, de la salade, et même des poissons secs[50]. On y ajouta peu à peu une augmentation de poisson de mer et de rivière ; mais longtemps on ne toléra l’usage de la viande que pour les malades et pour les voyageurs ; et lorsque les monastères moins rigides de l’Europe adoptèrent cette nourriture, ils introduisirent une distinction assez extraordinaire. Les oiseaux sauvages et domestiqués leur semblèrent probablement moins profanes que la viande plus grossière des quadrupèdes. L’eau pure était l’innocente boisson des premiers moines ; et le fondateur des bénédictins déclame contre l’intempérance du siècle, qui le forçait d’accorder un demi-setier de vin par jour à chaque religieux[51]. Les vignes de l’Italie fournirent aisément cette modique provision ; et ses disciples victorieux, lorsqu’ils passèrent les Alpes, Rhin ou la mer Baltique, exigèrent, au lieu de vin, une mesure proportionnée de cidre ou de bière forte.

Le candidat qui aspirait à la vertu de pauvreté évangélique, abjurait en entrant dans une communauté, l’idée et même le nom de toute possession exclusive ou particulière[52] ; les frères vivaient en commun du fruit de leurs travaux manuels ; le travail leur était recommandé comme pénitence, comme exercice, et comme le moyen le plus estimable d’assurer leur subsistance[53]. Les moines cultivaient soigneusement les jardins et les terres qu’ils avaient défrichés dans les forêts ou desséchés dans des marais. Ils exécutaient sans répugnance toutes les œuvres serviles des domestiques et des esclaves, et l’enceinte des grands monastères contenait les différents métiers nécessaires pour fournir les habits, les ustensiles et bâtir les logements des moines. Les études monastiques ont plus contribué à épaissir qu’à dissipés les ténèbres de la superstition ; cependant le zèle et la curiosité de quelques savants solitaires ont cultivé les sciences ecclésiastiques et même profanes ; et là postérité doit avouer, avec reconnaissance, qu’on leur doit la conservation des monuments de l’éloquence grecque et latine, dont leur plume infatigable a multiplié les copies[54] : mais, le plus grand nombre des moines, et surtout en Égypte, se livraient à un genre d’industrie moins élevé, se contentaient de l’occupation silencieuse et sédentaire de faire des sandales de bois, des paniers et des nattes de feuilles de palmiers, dont ils vendaient le superflu pour subvenir aux besoins de la communauté. Les bateaux de Tabenne et des autres monastères de la Thébaïde descendaient le Nil jusqu’à Alexandrie ; et dans un marché de chrétiens, la sainteté des ouvriers, pouvait ajouter à la valeur intrinsèque de l’ouvrage.

Mais, le travail des mains devint bientôt inutile. Le novice se laissait facilement persuader de disposer de sa fortune en faveur des saints avec lesquels il devait passer sa vie, et la pernicieuse indulgence des lois lui permettait de recevoir, pour l’usage du monastère, tous les legs ou héritages qui pourraient lui survenir après sa profession[55]. Sainte Mélanie vendit sa vaisselle d’argent, du poids de trois cents livres ; et sainte Paule contracta une dette très considérable pour soulager ses moines favoris, qui associaient généreusement au mérite de leurs prières et de leur pénitence, le pécheur dont ils connaissaient la richesse et la libéralité[56]. L’opulence des monastères s’accrut avec le temps, et souffrit peu de quelques circonstances accidentelles qui pouvaient la diminuer ; leurs possessions s’étendirent bientôt sur les campagnes et jusque dans les villes voisines ; et, dans le premier siècle de leur institution, le païen Zozime a observé malignement que, pour le service des pauvres, les moines chrétiens avaient réduit à la mendicité une grande partie de l’espèce humaine. Cependant, aussi longtemps qu’ils conservèrent leur première ferveur[57], ils se montrèrent les fidèles et judicieux dispensateurs des charités qui leur étaient confiées ; mais leur discipline se relâcha dans la prospérité. La vanité fut une suite de l’opulence, et le faste une suite de la vanité. On pouvait excuser la magnificence du culte religieux, et le luxe des bâtiments destinés à une société toujours renaissante ; mais l’Église a déclamé, dès les premiers siècles, contre la corruption des moines, qui, oubliant l’objet de leur institution, se livraient aux vanités et aux voluptés du monde auquel ils avaient renoncé[58], et abusaient scandaleusement des richesses acquises par les vertus austères de leurs fondateurs[59]. L’œil d’un philosophe verra peut-être sans surprise et sans colère des vertus pénibles et dangereuses faire place aux vices ordinaires de l’humanité.

La vie des premiers moines se passait dans la solitude et dans la pénitence, sans être jamais interrompue par ces occupations propres à remplir le temps et à exercer les facultés d’un être raisonnable, actif et naturellement sociable. Un religieux ne sortait jamais de son couvent sans être accompagné d’un de ses frères ; ils se servaient mutuellement de garde et d’espion, et devaient, à leur retour, oublier ou taire ce qu’ils avaient vu ou entendu dans le monde. Tous ceux qui professaient la foi orthodoxe pouvaient entrer dans les monastères ; mais ils n’étaient admis que dans un appartement séparé, et l’on n’exposait à leur conversation mondaine que d’anciens religieux d’une prudence et d’une discrétion éprouvées. L’esclave qui s’était enchaîné dans un couvent ne recevait qu’en leur présence les visites de ses amis ou de ses parents ; et c’était une action regardée comme très méritoire que de refuser obstinément à la douleur et à la tendresse d’une sœur ou d’un père âgé la consolation d’un mot ou d’un regard[60]. Rassemblés par hasard dans une prison où ils étaient retenus par la force ou par le préjugé, les religieux n’avaient aucun attachement personnel. Des solitaires fanatiques éprouvaient peu le besoin de communiquer leurs sentiments. L’abbé fixait, par une permission particulière, le moment et la durée des visites qu’ils se rendaient. Ils prenaient leur repas en silence, et enveloppés dans leurs capuces, demeuraient durant tout ce temps sans aucune communication entre eux et presque invisibles les uns aux autres[61]. L’étude est s la ressource de la solitude ; mais les paysans et les artisans dont les couvents étaient remplis, n’avaient été ni préparés ni disposés, par leur éducation, à l’étude des sciences ou des belles-lettres : ils pouvaient travailler ; mais la vanité leur persuada bientôt que le travail des mains altérait les vertus contemplatives et la perfection spirituelle et l’industrie n’a jamais beaucoup, d’activité lorsqu’elle n’est point animée par l’intérêt personnel[62].

Les moines employaient le temps qu’ils passaient dans leurs cellules en oraisons, soit vocales, soit mentales, selon que le leur prescrivaient leur zèle et leur foi. Ils s’assemblaient le soir et se relevaient dans la nuit pour célébrer le culte public du monastère. On connaissait l’heure à position des étoiles, que les nuages obscurcissent rarement en Égypte, et une sorte de trompette ou cornet rustique, signal de la prière, interrompu deux fois dans les vingt-quatre heures le vaste silence du désert ; où leur mesurait jusqu’au sommeil, dernier refuge des malheureux ; les heures de loisir, vides de plaisirs et d’occupations s’écoulaient lentement pour le solitaire dont l’ennui accusait vingt fois chaque jour la lenteur du soleil[63]. Dans cette situation désolante, la superstition poursuivait encore ses malheureuses victimes[64]. Le repos qu’elles avaient cherché dans le cloître, était troublé par des repentirs tardifs, des doutes sacrilèges et des désirs criminels ; considérant chaque impulsion de la nature comme un péché irrémissible, elles se croyaient toujours près de tomber dans les flammes de l’abîme éternel. La mort ou la folie venaient quelquefois les délivrer promptement de ces affreux combats contre la souffrance et le désespoir ; et dans le sixième siècle on fonda à Jérusalem un hôpital pour recevoir une petite partie des pénitents dont les austérités avaient troublé la raison[65] ; mais avant que leur délire arrivât à cet excès qui se permettait plus de le révoquer en doute, leurs visions ont fourni des matériaux abondants à l’histoire des prodiges et des miracles. Ils croyaient fermement que l’air qu’ils respiraient était peuplé d’une multitude d’ennemis invisibles, d’innombrables démons voltigeant sans cesse autour d’eux, prenant à leur gré toutes sortes de formes, épiant avec soin toutes les occasions de les épouvanter, et particulièrement de tenter leur vertu. Leur imagination et même leurs sens se laissaient frapper des illusions que leur présentait un fanatisme en démence ; et l’ermite que le sommeil surprenait malgré lui, tandis qu’il récitait ses prières nocturnes, croyait souvent avoir vu depuis son réveil les fantômes horribles ou séduisants qui lui étaient apparus en songe[66].

On distinguait les moines en deux espèces : les cénobites qui suivaient en communauté la même règle ; et les anachorètes, qui vivaient seuls et suivaient librement l’impulsion de leur fanatisme[67]. Les plus dévots ou les plus ambitieux renonçaient aux couvents comme au monde. Les fervents monastères de l’Égypte, de la Palestine et de la Syrie, étaient environnés d’une laura[68], d’un certain nombre de cellules qui formaient un cercle à quelque distance autour du couvent. Excités par les louanges et l’émulation, ces ermites renchérissaient les uns sur les autres en austérités extravagantes[69]. Ils succombaient sous le poids des chaînes et des croix ; et se chargeaient le corps, le cou, les bras et les jambes, d’anneaux et de plaques de fer d’un poids énorme et scellés autour de leurs membres amaigris ; ils rejetaient avec mépris tout vêtement superflu, et l’on a même admiré des saints des deux sexes dont la nudité n’était couverte que par la longueur de leurs cheveux. Ils semblaient jaloux de se réduire à l’état sauvage et misérable, qui assimile l’homme au reste des animaux. Une nombreuse secte d’anachorètes de la Mésopotamie tira son nom de l’habitude qu’ils avaient de pâturer dans les champs avec les troupeaux[70]. Ils s’emparaient du repaire d’une bête sauvage et s’efforçaient de lui ressembler ; ils s’ensevelissaient dans de sombres cavernes creusées dans le roc, soit par la nature ou la main des hommes. On trouve encore dans les carrières de la Thébaïde des blocs de marbre chargés d’inscriptions, monuments de leur pénitence[71]. La perfection des ermites consistait à passer plusieurs jours sans nourriture, plusieurs nuits sans sommeil ; et à garder le silence durant plusieurs années ; et une gloire certaine attendait l’ermite (s’il est permis n’abuser ainsi de ce nom) dont l’imagination avait pu inventer une habitation construite de telle sorte, qu’il s’y trouvât dans la posture la plus gênante et exposé aux intempéries de l’air.

Parmi les héros de la vie monastique, saint Siméon Stylite a immortalisé son nom par la singularité de sa pénitence aérienne[72]. A l’âge de treize ans, le jeune pâtre de Syrie quitta son métier et se renferma dans un monastère d’une règle très austère. Après un noviciat long et pénible, pendant lequel on eut plusieurs fois à empêcher le zèle religieux du jeune Siméon de se porter jusqu’au suicide, il établit sa résidence sur une montagne, à trente ou quarante milles à l’orient d’Antioche. Dans l’enceinte d’une mandra ou cercle de pierres où il s’attacha lui-même avec une chaîné pesante, Siméon monta sur une colonne qui fut successivement élevée de neuf pieds à la hauteur de soixante[73]. L’anachorète y passa trente années exposé à l’ardeur brûlante des étés et aux froids rigoureux de l’hiver. L’habitude et la pratique lui apprirent à se maintenir sans crainte et sans vertiges dans ce poste, difficile, et à y prendre différentes postures de dévotion. Il priait quelquefois debout et les bras tendus en forme de croix ; mais son exercice le plus ordinaire était de courber et de redresser alternativement son corps décharné en baissant sa tête presque jusqu’à ses pieds. Un spectateur curieux compta jusqu’à douze cent quarante-quatre répétitions ; et  n’eut pas la patience de pousser plus loin son calcul. Les suites d’un ulcère[74] à la cuisse abrégèrent la vie de Siméon Stylite, mais n’interrompirent point sa singulière pénitence, et il mourut patiemment sans bouger de dessus sa colonne. Un prince dont le caprice infligerait de pareilles tortures, passerait pour le plus cruel des tyrans ; mais tout le pouvoir d’un tyran ne parviendrait pas à prolonger par force la misérable existence de sa victime. Ce martyre volontaire avait sans doute détruit peu à peu la sensibilité du corps et de l’âme ; et l’on ne peut raisonnablement supposer que des fanatiques si cruels pour eux-mêmes fussent susceptibles d’affection pour les autres. Une insensibilité cruelle a été le caractère distinctif des moines dans tous les temps et dans tous les pays ; mais leur âme froide et inaccessible au sentiment de l’amitié s’enflammait aisément d’une haine religieuse, et l’office de la sainte inquisition à servi à exercer leur zèle impitoyable.

Cette sainteté monastique, qui excite la piété dédaigneuse des philosophes, obtenait la vénération et presque l’adoration des peuples et des souverains. Des foules de pèlerins venaient de la Gaule et des Indes se prosterner devant le pilier de saint Siméon. Des tribus de Sarrasins se disputaient les armes à la main l’honneur de sa bénédiction ; les renies de Perse et d’Arabie rendaient hommage à ses vertus surnaturelles ; et le jeune Théodose consulta le pieux ermite sur les affaires les plus importantes de l’État et de l’Église. Le patriarche et le maître général de l’Orient, six évêques, vingt et un comtes ou tribuns, et six mille soldats, transportèrent processionnellement les restes de saint Siméon de la montagne de Télénisse dans la ville d’Antioche qui révéra comme son plus glorieux ornement et sa plus sûre défense. Les anachorètes éclipsèrent peu à peu la renommée des apôtres et des martyrs ; le monde chrétien se prosterna devant leurs reliques, et les miracles attribués à leurs précieux restes surpassèrent en nombre et en durée les exploits spirituels de leurs vies ; mais la politique ou la crédulité de leurs confrères ont fort embelli les légendes dorées où sont contenues les histoires de leurs vies[75] ; et les peuples d’un siècle non moins crédule se sont persuadé facilement que la volonté d’un moine d’Égypte ou de Syrie suffisait pour interrompre l’ordre éternel de l’univers. Ces favoris du ciel était accoutumés à guérir les malades les plus désespérés en les touchant de la main, quelquefois même d’une parole, ou par un message, lorsqu’ils se trouvaient trop éloignes. Ils forçaient les démons les plus opiniâtres à sortir ou des âmes ou des corps dont ils s’étaient emparés ; les lions et les serpents du désert s’en laissaient approcher familièrement et se soumettaient à leurs ordres suprêmes. Ils faisaient renaître la végétation dans un tronc dépouillé de sève, faisaient nager le feu sur la surface des eaux. Ces contes extravagants, qui offraient les fictions de la poésie sans briller de son génie, ont trop sérieusement influé sur la raison, la foi et la morale des chrétiens. Leur crédulité dégradait les facultés de leur esprit ; ils falsifiaient le témoignage de l’histone, et les erreurs de la superstition éteignaient peu à peu les dangereuses lumières de la science et de la philosophie. La révélation divine vint à l’appui de tous les cultes religieux pratiqués par les saints,  de toutes les doctrines mystérieuses qu’ils avaient adoptées, et le règne avilissant des moines acheva d’étouffer toute vertu noble et courageuse. S’il était possible de mesurer l’intervalle entre les écrits philosophiques de Cicéron et la légende de Théodoret, entre le caractère de Caton et celui de saint Siméon Stylite, nous apprécierions peut-être la révolution qu’éprouva l’empire romain dans une période de cinq cents ans.

II. Le christianisme remporta successivement deux victoires glorieuses et décisives ; la première sur les citoyens civilisés de l’empire romain, et l’autre sur les Barbares de la Scythie et de la Germanie, qui renversèrent l’empire et embrassèrent la religion de Rome. Parmi les sauvages prosélytes, les Goths furent ceux qui donnèrent l’exemple ; et la nation fut redevable de sa conversion à un compatriote ou sujet digne d’être mis au rang de ceux qui, par d’utiles inventions, ont mérité que leur nom fût connu et honoré de la postérité. Les Goths qui ravagèrent l’Asie sous le règne de Gallien, avaient emmené en captivité un grand nombre des habitants des provinces. Parmi ces captifs il se trouvait beaucoup de chrétiens et plusieurs ecclésiastiques, réduits en esclavage, et dispersés dans les différents villages de la Dacie ; ces missionnaires travaillèrent avec succès à la conversion de leurs maîtres. Les semences de la doctrine évangélique germèrent insensiblement, et avant qu’un siècle se fut écoulé, ce pieux ouvrage fut achevé par les travaux d’Ulphilas, dont les ancêtres avaient été transportés d’une petite ville de Cappadoce au-delà du Danube.

Ulphilas, évêque et apôtre des Goths[76], mérita le respect et l’affection des Barbares par sa vie exemplaire et son zèle infatigable. Ils reçurent avec confiance la doctrine de la vertu et de la vérité qu’il prêchait, et dont il donnait l’exemple. Ulphilas exécutât la tâche pénible de traduire l’Écriture sainte dans leur langue, dialecte de la teutonique ou de celle des Germains ; mais il supprima prudemment les quatre livres des Rois, qui auraient pu exciter et autoriser le zèle féroce des Barbares. Son génie modifia et perfectionna ce langage de pâtres et de soldats, si peu propre à communiquer des idées métaphysiques. Avant de travailler à sa traduction, Ulphilas avait été forcé de composer un nouvel alphabet de vingt-quatre lettres; quatre desquelles fuirent inventées par lui pour exprimer des sons inconnus dans la prononciation grecque et latine[77] ; mais la guerre et les dissensions civiles troublèrent bientôt la paix de l’Église des Goths ; et les chefs, divisés par l’intérêt, le furent aussi par la religion. Fritigern, l’allié des Romains, devint le prosélyte d’Ulphilas, et le fougueux Athanaric rejeta l’alliance de l’empire et le joug de l’Évangile. La persécution q’il excita servit à éprouver la foi des nouveaux convertis. Une image informe, qui était peut-être celle de Thor ou de Wodin, fût promenée sur un chariot dans toutes les rues glu camp ; et l’on brûla avec leurs tentes et leurs familles ceux qui refusèrent d’adorer le Dieu de leurs ancêtres. Le mérite d’Ulphilas lui acquit l’estime de la cour d’Orient, où il parut deux fois comme ministre de paix. Il plaida la cause des Goths, qui, dans leur détresse, imploraient la protection de Valens ; et l’on donna le surnom de Moïse à ce guide spirituel qui conduisit son peuple à travers les eaux du Danube à la terre de promission[78]. Les pâtres, attachés à sa personne et dociles à sa voix, acceptèrent l’établissement qui leur était offert au pied des montagnes de la Messie, dans un pays de bois et de pâturages qui fournissaient une nourriture abondante aux troupeaux, et procuraient les moyens d’acheter le blé et le vin des provinces voisines. Ces Barbares se multiplièrent en paix dans l’obscurité et dans la foi de l’Évangile[79].

Les belliqueux Visigoths, leurs compatriotes, adoptèrent universellement la religion des Romains, avec lesquels ils entretenaient des relations continuelles de guerre, d’alliance ou de conquête. Dans leur marche longue et victorieuse depuis le Danube jusqu’à l’océan atlantique, ils convertirent leurs alliés et instruisirent la génération naissante : la dévotion qui régnait dans le camp d’Alaric et à la cour de Toulouse, aurait pu servir d’exemple et de leçon aux palais de Rome et de Constantinople[80]. Vers la même époque, tous le Barbares qui s’établirent sur les ruines de l’empire d’Occident, embrassèrent le christianisme ; les Bourguignons dans la Gaule, les Suèves en Espagne, les Vandales en Afrique, les Ostrogoths en Pannonie, et les différentes bandes de mercenaires qui placèrent Odoacre sur le trône de l’Italie. Les Francs et les Saxons persévéraient dans les erreurs du paganisme ; mais les Francs obtinrent la monarchie de la Gaule par leur soumission à l’exemple de Clovis, et les missionnaires de Rome éclairèrent la superstition sauvage des conquérants saxons de la Bretagne. Les prosélytes barbares déployèrent avec succès leur zèle ardent pour la propagation de la foi[81] ; les rois mérovingiens et leurs successeurs, Charlemagne et les Othon, étendirent l’empire de la croix par leurs lois et par leurs victoires ; l’Angleterre produisit l’apôtre de la Germanie ; et la lumière de l’Évangile se rependit insensiblement depuis les bords du Rhin jusqu’aux nations voisines de l’Elbe, de la Vistule et de la mer Baltique.

Il n’est pas aisé d’établir les différents motifs, soit de raison soit de passion, qui purent contribuer à la conversion des Barbares ; le caprice, un accident, un songe, un présage ou le récit d’un miracle, l’exemple d’un prêtre ou d’un héros, les charmes d’une épouse pieuse, et plus encore le succès d’une prière ou d’un vœu adressé au Dieu des chrétiens dans le moment du danger[82]. Le torrent, l’habitude et la société, effacèrent insensiblement les préjugés de l’enfance et de l’éducation ; les vertus extravagantes des moines soutinrent les préceptes moraux de l’Évangile, et la théologie spirituelle se maintint par l’influence des reliques et de la pompe du culte religieux : mais les missionnaires qui travaillaient à la conversion des infidèles ont pu employer quelquefois un moyen de persuasion ingénieux et sensé, qui fut suggéré à un saint par un évêque saxon[83]. Admettez, dit cet habile controversiste, sur toutes les fables qu’ils racontent de la généalogie de leurs dieux et déesses engendrés les uns par les autres ; partez de ce principe pour démontrer l’imperfection de leur nature et leurs infirmités humaines, pour prouver que, puisqu’ils sont nés, il est probable qu’ils mouront. Dans quels temps, par quel moyen, par quelle cause le plus ancien de leurs dieux ou de leurs déesses a-t-il été produit ? Continuent-ils, ou ont-ils cessé d’engendrer ? S’ils n’engendrent plus, sommez votre adversaire de vous rendre raison d’un changement si extraordinaire. S’ils engendrent encore, le nombre des dieux doit se multiplier à l’infini : et ne peut on pas risquer d’exciter le ressentiment de quelque dieu supérieur, en adorant imprudemment une divinité impuissante ? Le ciel, la terre, et tout le système de l’univers, tel qu’il est susceptible d’être conçu par l’esprit humain sont-ils créés ou éternels ? S’ils ont été créés, où et comment les dieux pouvaient-ils exister avant la création ? Si, au contraire, l’univers est éternel, comment les dieux ont-ils donner des lois à un monde qui existait avant eux et indépendamment de leur pouvoir ? Servez-vous de ces arguments avec modération, faites sentir, dans les occasions favorables, la vérité et beauté de la révélation chrétienne et tâchez de confondre les incrédules sans exciter leur colère. Ce raisonnement métaphysique, et trop raffiné peut-être pour des Barbares de la Germanie, était fortifié par l’autorité plus sensible du consentement populaire. La fortune avait abandonné les païens, elle avait passé du côté du christianisme ; et la nation romaine, la plus puissante et la plus éclairée du globe, avait renoncé à son ancienne superstition. Si les ruines de l’empire semblaient accuser l’impuissance de la nouvelle religion, la conversion des Goths victorieux détruisait toute la valeur de cet argument. Les braves et heureux Barbares qui envahirent l’empire d’Occident, reçurent et offrirent successivement les mêmes exemples d’édification. Avant le siècle de Charlemagne, les nations chrétiennes de l’Europe purent se glorifier de posséder tous les climats tempérés, et les plus fertiles qui produisent l’huile, les blés et les vins, tandis que les sauvages idolâtres et leurs idoles impuissantes se -trouvaient confinés aux extrémités de la terre dans les froides et sombres régions du Nord[84].

Le christianisme, en même temps qu’il ouvrit aux Barbares les portes du ciel, opéra une grande révolution dans leur état moral et politique. Ils acquirent l’usage des lettres, si essentiel à une religion dont la doctrine est contenue dans un livre sacré ; et, en étudiant les vérités divines, leur esprit s’agrandissait par la connaissance de l’histoire, de la pâture, des arts et de la société. La traduction de la sainte Écriture dans leur langue nationale, après avoir facilité leur conversion, put donner à leur clergé l’envie de lire le texte original, de comprendre la liturgie de l’Église, et d’examiner dans les écrits des Pères la chaîne de la tradition ecclésiastique. Ces dons spirituels se conservaient dans les langues grecque et latine, qui recélaient les monuments inestimables des anciennes lumières. Les productions immortelles de Virgile, de Cicéron et de Tite-Live devinrent accessibles aux chrétiens barbares, et établirent silencieusement, à travers les générations, une sorte de commerce entre le règne d’Auguste et les temps de Clovis et de Charlemagne. Le souvenir d’un état plus parfait, alluma l’émulation des hommes, et le feu sacré de la science se conserva en secret pour enflammer et éclairer un jour les nations de l’Occident. Quelque corrompu qu’ait été leur christianisme, les Barbares trouvaient dans la foi des principes d’équité, et dans l’Évangile des préceptes de charité et d’indulgence ; et si la connaissance de leur devoir ne suffisait pas pour diriger leurs actions ou pour régler leurs passions, ils étaient retenus quelquefois par la conscience, et souvent punis par le remords ; mais l’autorité immédiate de la religion avait moins d’empire sur eux que la confraternité qui les unissait avec tous les chrétiens. L’influence de ce sentiment contribuait à maintenir leur fidélité au service ou à l’alliance des Romains, à adoucir les horreurs de la guerre, à modérer les rigueurs de la conquête, et à conserver dans la chute de l’empire le respect du nom et des institutions de Rome. Dans les jours du paganisme les prêtres de la Gaule et de la Germanie commandaient au peuple, et contrôlaient la juridiction des magistrats. Les prosélytes zélés poussèrent encore plus loin l’obéissance pour les pontifes de la foi chrétienne. Le caractère sacré des évêques tirait encore de l’autorité de leurs possessions temporelles ; ils occupaient une place honorable, dans les assemblées législatives des soldats et des hommes libres ; et il était de leur intérêt autant que de leur devoir d’adoucir par leurs conseils pacifiques la férocité des Barbares. La correspondance continuelle du clergé latin, les pèlerinages fréquents de Rome et de Jérusalem, et l’autorité naissante des papes, cimentèrent l’union de la république chrétienne, et produisirent insensiblement cette unité de morale et de jurisprudence qui s’est conservée entre les nations de l’Europe moderne, bien qu’indépendantes et souvent ennemies les unes des autres, et les a distinguées du reste du genre humain.

Mais l’opération de ces causes bienfaisantes fut longtemps arrêtée et ralentie par l’effet du malheureux hasard qui avait infecté d’un poison mortel la coupe du salut. Quels qu’aient été les premiers sentiments d’Ulphilas, ses liaisons avec l’empire et avec l’Église s’étaient formées durant le règne de l’arianisme. L’apôtre des Goths signa la confession de foi de Rimini, soutint publiquement, et peut-être de bonde foi, que le fils n’était ni égal ni consubstantiel au père[85] ; communiqua cette erreur au peuple et au clergé, et infecta toutes les nations barbares d’une hérésie[86] que Théodose le Grand avait proscrite et éteinte chez les Romains. Le caractère et l’intelligence des nouveaux prosélytes les rendaient peu propres à s’occuper des subtilités métaphysiques ; mais ils défendaient avec fermeté les principes qu’ils avaient pieusement reçus comme la véritable doctrine du christianisme. L’avantage de prêcher et d’interpréter les saintes Écritures en langue teutonique, facilita les succès apostoliques d’Ulphilas et de ses successeurs ; et ils ordonnèrent un nombre suffisant d’évêques été de prêtres pour instruire les tribus de leurs compatriotes. Les Ostrogoths, les Bourguignons les Suèves et les Vandales, préférèrent à l’éloquence du clergé latin les leçons plus intelligibles de leurs prédicateurs nationaux[87], et les belliqueux convertis qui s’étaient établis sur les ruines de l’empire d’Occident, adoptèrent l’arianisme pour leur foi nationale. Cette différence de religion était une source perpétuelle de haine et de soupçons ; au nom insultant de Barbare on ajoutait l’épithète encore plus odieuse d’hérétique ; et les héros du Nord, après avoir adopté avec quelque répugnance une doctrine qui condamnait leurs ancêtres aux supplices de l’enfer[88], apprirent avec autant d’indignation que de surprise qu’ils n’avaient fait que changer de manière de se précipiter dans la damnation éternelle. Au lieu de ces douces louanges que les rois chrétiens ont coutume d’attendre de leurs fidèles évêques, les prélats orthodoxes et leur clergé étaient toujours en contestation avec les cours ariennes. Leurs oppositions indiscrètes devenaient souvent criminelles, et quelquefois dangereuses[89]. Les chaires, organes privilégiés de la sédition retentissaient des noms de Pharaon et d’Holopherne[90]. L’espérance ou la promesse d’une délivrance glorieuse enflammait le ressentiment du peuple, et les prélats séditieux ne pouvaient se défendre de travailler, quelquefois eux-mêmes au succès de leurs prédictions. Malgré ces provocations, les catholiques de l’Espagne, de la Gaule et de l’Italie, conservèrent, sous le règne des ariens le libre et paisible exercice de leur religion. C’es maîtres orgueilleux respectèrent le zèle d’un peuple nombreux, déterminé à mourir au pied de ses autels, et les Barbares eux-mêmes admirèrent et imitèrent la fermeté de leur dévotion. Les vainqueurs, pour se sauver la honte et l’embarras d’avouer leurs craintes, attribuèrent leur indulgence à un sentiment d’humanité ; et, affectant le vrai langage du christianisme, ils en prirent insensiblement le véritable esprit.

L’indiscrétion des catholiques et l’impatience des Barbares interrompirent quelquefois la paix de l’Église ; mais les écrivains orthodoxes ont fort exagéré la sévérité et les injustices partielles du clergé arien. On peut accuser du crime de persécution Euric, roi dès Visigoths, qui suspendit l’exercice des fonctions ecclésiastiques, ou du moins celles des évêques, et qui punit le zèle les prélats de l’Aquitaine par la prison, l’exil et la confiscation[91] ; mais les seuls Vandales eurent l’imprudence et la cruauté ide vouloir forcer les opinions religieuses d’une nation entière. Genseric avait renoncé, dès sa jeunesse, à la communion orthodoxe ; et son apostasie ne lui permettait ni d’attendre ni d’accorder une sincère indulgence : il s’irritait d’éprouver dans les églises et dans les synodes la résistance des Africains qu’il avait vus fuir dans la plaine ; et, dans sa férocité inaccessible à la crainte, comme à la compassion, il prononça contre ses sujets catholiques les lois les plus intolérantes et les punitions les plus arbitraires. Les expressions violentes et terribles de Genséric, et ses intentions connues, ont autorisé à donner à ses actions l’interprétation la plus défavorable ; et les ariens furent accusés de tout le sang qui souilla les États et même le palais de Genseric. Son fils Hunneric, tyran sans gloire, qui parait n’avoir hérité que des vices de son père, exerça contre les catholiques les mêmes fureurs qui avaient été funestes à son frère, à ses neveux, aux amis et aux favoris de son père, et même au patriarche arien qui fut inhumainement brûlé vif au milieu de Carthage. Une trêve insidieuse précéda et prépara la guerre de religion ; la persécution devint la principale et sérieuse affaire de la cour de Carthage, et la cruelle maladie qui hâta la mort d’Hunneric vengea les injures de l’Église sans contribuer à sa délivrance. Le trône d’Afrique fut successivement occupé par deux neveux d’Hunneric, par Gundamond, qui régna environ douze ans, et par Thrasimond, qui gouverna les Africains durant vingt-sept années. Le parti orthodoxe eut également à souffrir de ces deux administrations. Gundamond sembla d’abord prétendre à égaler ou même à surpasser son oncle en cruauté, et lorsqu’à la fin il se repentit, et lorsqu’il rappela les évêques et rendit la liberté à la doctrine de saint Athanase, sa mort fit perdre tout le fruit de cette clémence tardive. Son frère Thrasimond, le plus grand et le plus accompli des rois des Vandales fut célèbre par sa beauté, sa prudence et sa grandeur d’âme ; mais son fanatisme et les moyens insidieux qu’il employa pour le satisfaire, ternirent ses qualités brillantes. Au lieu de menaces et de tortures, il eut recours aux armes plus douces mais plus efficaces de la séduction. Les dignités, les richesses et sa faveur, étaient la récompense assurée da l’apostasie ; en renonçant à leur foi, les catholiques obtenaient le pardon de tous les crimes ; et lorsque Thrasimond voulait employer la rigueur, il attendait patiemment que ses adversaires lui en fournissent le prétexte par quelque indiscrétion. Fanatique jusqu’à sa dernière heure, il fit faire à son successeur le serment de ne jamais tolérer les disciples de saint Athanase ; mais Hilderic, fils compatissant du sauvage Hunneric préféra les devoirs de la justice et de l’humanité à l’obligation d’un vœu impie, et son règne ramena la paix et la liberté. Son cousin Gelimer, arien zélé, usurpa le trône de ce souverain vertueux, mais faible ; mais Bélisaire l’en fit descendre et détruisit la monarchie des Vandales avant que leur nouveau souverain eût pu jouir ou abuser de son pouvoir ; et le parti orthodoxe se vengea de ses souffrances[92].

Les déclamations violentes des catholiques, les seuls qui aient écrit l’histoire de cette persécution,     ne présentent ni le tableau suivi des causes et des événements, ni aucune vue impartiale sur le caractère et les projets de ceux qui l’ont excitée. Les faits qui méritent la confiance ou l’attention peuvent se réduire aux articles suivants : 1° Dans une loi d’Hunneric, qu’on peut encore trouver[93], il déclare et, à ce qu’il parait avec vérité, avoir transcrit littéralement les règlements et les punitions prononcés par les édits impériaux contre les assemblées des hérétiques, contre le clergé et les sujets qui rejetaient la religion établie. Si l’équité avait pu se faire entendre, les catholiques auraient été forcés de condamner leur propre conduite passée ou d’approuver la sévérité dont ils étaient les victimes ; mais ils persistaient à refuser aux autres l’indulgence qu’ils réclamaient pour eux-mêmes. Au même moment où ils tremblaient, sous la verge de la persécution, ils vantaient la louable sévérité avec laquelle Hunneric faisait brûler vifs ou bannissait un grand nombre de manichéens[94], et refusaient avec horreur l’offre de laisser jouir les disciples d’Arius et de saint Athanase à une liberté égale et réciproque dans les États des Romains et des Vandales[95]. 2° On se servit, contre les catholiques, de la pratique des conférences dont ils avaient fait si souvent usage eux-mêmes pour insulter ou punir l’obstination de leurs adversaires[96]. Hunneric fit assembler à Carthage quatre cent soixante-six évêques orthodoxes ; mais en entrant dans la saille d’audience, ils eurent la mortification d’apercevoir saint Cyrille l’arien assis sur le trône patriarcal. Les deux partis se séparèrent après s’être reproché mutuellement et comme à l’ordinaire, et leurs bruyantes clameurs, et le silence qu’ils gardaient sur certaines questions et les délais et la précipitation qu’ils s’accusaient tour à tour et réciproquement d’apporter leurs mesures, et l’appui qu’ils cherchaient ou dans la force militaire ou dans la faveur du peuple. On choisit parmi les évêques orthodoxes un martyr et un confesseur. Vingt-huit prirent la fuite, et quatre-vingt huit cédèrent. Quarante-six furent envoyés en Corse travailler dans les forêts pour le service de la marine royale, trois cent deux frirent bannis en différents cantons de l’Afrique, exposés aux insultes de leurs ennemis et privés soigneusement de tous secours spirituels et temporels[97]. Les souffrances de dix ans d’exil réduisirent sans doute leur nombre ; et s’ils eussent observé la loi de Thrasimond, qui défendait les consécrations épiscopales ; l’Église orthodoxe d’Afrique aurait fini avec la vie de ceux de ses membres alors existants. Ils désobéirent, et deux cent trente-huit évêques expièrent, par leur exil en Sardaigne, cette nouvelle désobéissance. Apres y avoir langui quinze ans, ils eurent leur délivrance à l’avènement du bienveillant Hilderic[98]. La haine des ariens les avait bien dirigés dans le choix de ces deux îles. Sénèque a déploré, d’après sa propre expérience, et exagéré probablement la misère de la Corse[99] ; et l’air malsain de la Sardaigne contrebalançait sa fertilité[100]. 3° Le zèle de Genséric et de ses successeurs pour la conversion des catholiques, devait les rendre plus exacts à conserver la doctrine arienne dans toute sa dureté. Avant que les églises fussent absolument fermées, c’était un crime d’y paraître en habit de Barbare ; et ceux qui négligeaient de se conformer à l’ordre du souverain étaient rudement traînés dehors par leur longue chevelure[101]. Les officiers palatins qui refusaient d’embrasser la religion de leur prince étaient ignominieusement dépouillés de leur rang et de leur emploi ; en les bannissait dans l’île de Sardaigne ou dans celle de Sicile, ou on les condamnait à travailler dans les champs d’Utique avec les paysans et les esclaves. L’exercice de la religion catholique était plus strictement défendu dans les districts particulièrement assignés aux Vandales ; et des peines sévères étaient infligées et au missionnaire et au prosélyte. Ces précautions maintinrent la foi des Barbares et enflammèrent leur zèle ; ils faisaient avec une fureur religieuse le métier d’espions, de délateurs et de bourreaux ; et lorsque leur cavalerie entrait en campagne, un de leurs amusements favoris, pendant la marche, était de souiller les églises et d’insulter le clergé des catholiques[102]. 4° Par un raffinement de cruauté, on livrait aux Maures du désert des citoyens accoutumés au luxe des provinces romaines, Hunneric fit arracher de leur demeure et chasser en grand nombre de leur pays natal de vénérables évêques prêtres et diacres, suivis d’une troupe fidèle de quatre mille quatre-vingt-seize personnes, dont le crime n’est pas bien connu. Durant la nuit, on les entassait, s’il est permis de le dire, comme un troupeau, dans leur propre ordure : dans le jour, ils continuaient leur marche à travers les sables brûlants du désert ; et lorsque, épuisés de chaleur et de fatigue, ils s’arrêtaient ou ralentissaient leur marche ; on les chassait à coups de fouet, ou on les traînait jusqu’à ce qu’ils expirassent entre les mains de leurs persécuteurs[103]. Lorsque ces malheureux exilés atteignirent les huttes des Maures excitèrent sans doute la compassion d’un peuple, dont l’humanité si elle n’était pas perfectionnée par le raisonnement, n’était pas corrompue par le fanatisme ; mais ceux qui avaient pu échapper aux fatigues et aux dangers de la route, se trouvèrent condamnés à toutes les misères d’une vie sauvage. 5° Avait d’entreprendre une persécution, les princes devraient se demander sérieusement s’ils sont résolus de la soutenir jusqu’à la dernière extrémité : ils excitent la flamme en cherchant à l’éteindre, et ils ont bientôt à punir et le crime du coupable et sa désobéissance à la loi qui le châtie. L’amende qu’il refuse de payer, faute de moyen ou de volonté, expose sa personne à la rigueur de la loi, et l’inefficacité des punitions plus légères indique la nécessité d’une peine capitale. A travers le voile des fictions et des déclamations, on aperçoit distinctement que les catholiques éprouvèrent, principalement sous le règne d’Hunneric, les traitements les plus cruels et les plus ignominieux[104]. Des citoyens respectables, des matrones d’une naissance illustre, des vierges consacrées, furent dépouillés de leurs vêtements, suspendus en l’air par des poulies avec des poids attachés à leurs pieds. Dans cette pénible attitude, on leur déchirait le corps à coups de fouet, et on leur brûlait les parties les plus sensibles avec des fers rouges. L’amputation des oreilles, du nez, de la langue, de la main droite, fut un des supplices infligés aux catholiques par les ariens. Quoiqu’on ne puisse pas fixer précisément le nombre de leurs victimes, il est évident qu’ils en firent baugue et l’on cite un évêque[105] et un proconsul[106] parmi ceux qui purent réclamer la couronne du martyre. On a accordé le même honneur à la mémoire du comte Sébastien, qui professa la foi de Nicée avec une constance inébranlable. Genséric put en effet poursuivre comme hérétique le fugitif dont il redoutait la valeur et l’ambition[107]. Les ministres ariens employèrent un nouveau moyen de conversion qui pouvait subjuguer la faiblesse et alarmer la timidité. Ils faisaient administrer le sacrement du baptême par force ou par ruse et punissaient l’apostasie des catholiques lorsqu’ils désavouaient une cérémonie odieuse et sacrilège, qui violait la liberté du consentement et l’unité du sacrement[108]. Les deux partis avaient reconnu précédemment la validité du baptême conféré par leurs adversaires, et on ne peut imputer cette innovation, soutenue avec tant de fureur par les Vandales, qu’aux conseils et à l’exemple des donatistes[109]. 6° Le clergé arien surpassait en cruauté religieuse Genseric et, ses Vandales ; mais il était incapable de cultiver la vigne spirituelle qu’il était si ardent à envahir. Un patriarche pouvait s’asseoir sur le trône de Carthage ; quelques évêques, dans les villes principales, pouvaient usurper la place de leurs rivaux ; mais leur petit nombre et leur ignorance dans la langue latine rendaient les Barbares peu propres à remplir les fonctions ecclésiastiques d’une Église étendue[110]. Après la perte de leurs pasteurs orthodoxes, les Africains furent privés de l’exercice public du christianisme. 7° Les empereurs protégeaient la doctrine homoousienne, et les peuples de l’Afrique, comme catholiques et comme romains, préféraient leur souveraineté légitime à l’usurpation des hérétiques barbares. Durant un intervalle de paix, Hunneric, à la sollicitation de Zénon, qui régnait en Orient, et de Placidie, dernière postérité des empereurs et sœur de la reine des Vandales, rétablit la cathédrale de Carthage[111] ; mais il se lassa bientôt de ces égards, et prouva publiquement son mépris pour la religion de l’empire, en plaçant avec soin les scènes sanglantes de la persécution dans les rues que l’ambassadeur romain[112] devait traverser pour se rendre au palais. Hunneric exigea des évêques qui s’assemblèrent à Carthage un serment de conserver le trône à son fils Hilderic, et de renoncer à toute correspondance avec les étrangers et au-delà des mers. Les plus prudents de l’assemblée[113] refusèrent, sous le faible prétexte qu’il ne convenait pas à un chrétien de jurer ; mais comme cet engagement paraissait ne présenter rien de contraire à la morale ni aux devoirs de la religion, une pareille excuse dut exciter le ressentiment d’un tyran soupçonneux.

Les catholiques, opprimés par l’autorité royale et par la force militaire, étaient, pour le nombre et les lumières, fort supérieurs à leurs antagonistes. Les armes dont les pères grecs et latins s’étaient servis contre les disciples de l’arianisme leur servirent souvent à terrasser ou à réduire au silence les terribles et ignorants successeurs d’Ulphilas[114]. Le sentiment de leur supériorité aurait dû les mettre au-dessus des artifices et des petites passions de la guerre théologique ; cependant les écrivains orthodoxes, séduits par la certitude de l’impunité, eurent la faiblesse de composer des fictions auxquelles on ne peut guère donner d’autre nom que celui de fraude et d’imposture. Ils attribuèrent leurs propres ouvrages aux plus respectables écrivains de l’antiquité chrétienne : Vigile et ses disciples contrefirent maladroitement saint Athanase et saint Augustin[115], et leur école[116] est fortement soupçonnée d’avoir composé le fameux symbole qui explique si clairement les mystères de la Trinité et de l’Incarnation ; ils osèrent même falsifier les saintes Écritures. Le texte mémorable par lequel est affirmé l’unité des trois qui rendent témoignage dans le ciel[117], a été condamné par le silence universel des pères orthodoxes, des anciennes traductions et des manuscrits authentiques[118]. Les évêques catholiques qu’Hunneric appela à la conférence de Carthage fusent les premiers qui le citèrent[119]. Une interpolation allégorique, en forme peut-être de note marginale, passe dans le texte des Bibles latines qui ont été revues et corrigées durant une période obscure de dix siècles[120]. Après l’invention de la presse[121], les éditeurs du Testament grec cédèrent ou à leurs propres préjugés, ou à ceux de leur temps[122] ; et la fraude pieuse, que Rome et Genève embrassèrent avec un zèle égal, se répandit dans tous les pays et dans toutes les langues de l’Europe moderne.

L’exemple de la fraude excite naturellement le soupçon ; et l’on peut attribuer avec plus de raison à l’industrie des catholiques d’Afrique qu’à la protection du ciel, les miracles qu’ils citèrent à l’appui de la justice et de la vérité de leur cause. Cependant l’historien qui examine cette querelle religieuse d’un œil impartial, peut se permettre de citer un de ces événements surnaturels qui édifiera les dévots et étonnera les incrédules. Les habitants de Tipasa[123], colonie maritime de la Mauritanie, environ à seize milles de Césarée, s’étaient distingués dans tous les temps par leur zèle pour la foi orthodoxe, avaient bravé la fureur des donatistes[124], repoussé ou éludé la tyrannie des ariens. Ils abandonnèrent tous la ville à l’arrivée d’un évêque hérétique : ceux qui purent se procurer des vaisseaux passèrent sur les côtes d’Espagne, et ceux de ces malheureux persécutés qui demeurèrent en Afrique, refusant de reconnaître l’usurpateur, continuèrent à tenir leurs assemblées pieuses, mais illégales. Cette désobéissance enflamma la colère du barbare Hunneric. Un comte militaire fut envoyé de Carthage à Tipasa ; il rassembla les catholiques dans le Forum, et, aux yeux s de toute la province, fit couper la main droite et la langue aux coupables ; mais les saints confesseurs continuèrent de parler après cette exécution inhumaine ; et ce miracle est attesté par Victor, évêque africain, qui publia une histoire de la persécution deux ans après l’événement[125]. Si quelqu’un, dit Victor, révoque ce fait en doute, qu’il aille à Constantinople entendra parler distinctement Restitutus, sous-diacre, qui fut une de ces glorieuses victimes, et qui habite en ce moment, le palais de l’empereur Zénon, où il jouit de la vénération de la pieuse impératrice. On trouve avec étonnement à Constantinople un second témoin sans passion, désintéressé, savant et, irrécusable Énée de Gaza, philosophe de la secte de Platon, a rapporté avec soin ses observations sur les martyrs d’Afrique. Je les ai vus de mes yeux, dit-il, je les ai entendus parler, je me suis informé soigneusement de ce qui pouvait produire des sons articulés sans le secours de la langue, et je me suis servi de mes yeux pour confirmer le témoignage de mes oreilles. J’ai ouvert leur bouche, et je me suis assuré que la langue avait été totalement arrachée jusqu’à la racine, opération que les médecins assurent être toujours mortelle[126].

Le récit d’Énée de Gaza est confirmé par le témoignage surabondant d’un édit perpétuel de l’empereur Justinien, par la chronique du comte Marcellin, et par le pape Grégoire Ier, qui avait résidé à Constantinople en qualité de ministre du pontife romain[127]. Ils vécurent tous dans le siècle qui fut témoin de ce prodige, et tous l’attestent comme témoins oculaires ou comme en ayant la certitude par la notoriété publique. Ces miracles, dont il y eût plusieurs exemples successifs, se passèrent sur le théâtre le plus vaste et le plus éclairé du monde, et furent soumis durant plusieurs années à l’examen des sens. Ce don surnaturel des confesseurs africains qui parlaient, quoique privés de l’organe de la parole, obtiendra sans doute la confiance de tous ceux et de ceux seulement qui sont déjà disposés à croire que leur langage était celui de la pure orthodoxie ; mais l’esprit opiniâtre des infidèles est défendu par des soupçons secrets et incurables ; l’arien ou le socinien, qui a rejeté la doctrine de la Trinité, résistera toujours à l’évidence des miracles opérés par les disciples de saint Athanase.

Les Vandales et les Ostrogoths persévérèrent dans l’hérésie d’Arius jusqu’à la destruction totale des royaumes qu’ils avaient fondés en Afrique et en Italie. Les Barbares de la Gaule se soumirent à la puissance des Francs et embrassèrent leur doctrine orthodoxe, et la conversion volontaire des Visigoths rétablit la foi catholique en Espagne.

Cette révolution salutaire fut hâtée par l’exemple d’un martyr illustre, que, dans le calme de la raison, on pourrait accuser de révolte et d’ingratitude[128]. Leuvigild, qui régnait sur les Goths d’Espagne, méritait l’estime de ses ennemis et l’amour de ses sujets. Les catholiques jouissaient dans ses États de la plus grande tolérance, et les synodes ariens tâchaient, sans beaucoup de succès, de réconcilier les deux partis en supprimant la cérémonie détestée d’un second baptême. Hermenegild, son fils aîné, à qui il avait donné le titre de roi et la souveraineté de la Bétique ou Andalousie, épousa la fille de Sigebert, roi d’Austrasie, et de la fameuse Brunehaut. La belle Ingonde, de race mérovingienne, et attachée à la foi orthodoxe, passa, à l’âge de treize ans, à la cour arienne de Tolède où elle fut reçue ; aimée et persécutée. Goisvintha, reine des Goths et grand’mère maternelle d’Ingonde, abusa de cette double autorité, et se servit alternativement des caresses et de la violence[129]. Irritée de la pieuse résistance de cette jeune princesse, Goisvintha la saisit par ses longs cheveux, la terrassa, la mit en sang à force de coups, et termina cette scène de fureur par l’ordre inhumain de dépouiller Ingonde et de la plonger nue dans un bassin ou petit étang[130]. L’amour et l’honneur excitèrent sans doute Hermenegild à venger l’injure de son épouse, et il se persuada insensiblement qu’elle avait souffert pour la cause de la vérité. Les plaintes touchantes de la princesse, et les arguments de Léandre, archevêque de Séville achevèrent sa conversion : l’héritier de la couronne des Goths embrassa la foi de Nicée, et y fut initié par la cérémonie de la confirmation[131]. Le jeune prince, emporté par son zèle, et peut-être par l’ambition, oublia le devoir d’un fils et d’un sujet, et les catholiques d’Espagne, quoiqu’ils n’eussent point à se plaindre de la persécution, applaudirent à sa pieuse révolte contre un père hérétique. La guerre civile fut prolongée par les siéges opiniâtres que soutinrent Séville, Mérida et Cordoue, étroitement attachées au parti d’Hermenegild. Il invita les Barbares orthodoxes, les Suèves et les Francs, à envahir ses États héréditaires ; il sollicita le secours dangereux des Romains, qui possédaient l’Afrique et une partie des côtes maritimes de l’Espagne ; et l’archevêque Léandre, son pieux ambassadeur, négocia personnellement et avec succès près de la cour de Byzance : mais l’activité d’un monarque qui disposait des forces et des trésors de l’Espagne, anéantit l’espoir des catholiques ; et le coupable Hermenegild, après avoir essayé successivement de résister, et de fuir, fut forcé de se rendre et d’implorer la clémence d’un père justement irrité. Leuvigild n’avait point encore oublié que le rebelle était son fils ; il le dépouilla du rang et du titre de souverain, et lui permit de continuer à professer sa religion dans un exil honorable ; mais des perfidies renouvelées sans succès et à plusieurs reprises, enflammèrent, enfin l’indignation du monarque : il parut cependant signer à regret la sentence de son fils, qui reçut la mort dans la tour de Séville. La fermeté avec laquelle ce prince refusa de sauver sa vie en acceptant la communion arienne, peut excuser les honneurs que l’on rendit à la mémoire de saint Hermenegild. Les Romains retinrent sa femme et son fils dans une captivité ignominieuse, et cette calamité domestique rendit amers les derniers moments de Leuvigild, dont elle ternit la gloire.

Recarède, son second fils, son successeur et le premier roi catholique de l’Espagne, avait adopté les principes religieux de son frère, et il les soutint avec plus de prudence et de succès. Au lieu de se révolter contre son père, Recarède attendit patiemment le moment de sa mort. Au lieu de condamner sa mémoire, il supposa pieusement que le monarque expirant avait abjuré les erreurs de l’arianisme, et recommandé à son fils de travailler à convertir ses sujets. Pour parvenir à ce but salutaire, Recarède convoqua une assemblée une clergé arien et de la noblesse, déclara publiquement qu’il était catholique, et les pressa d’imiter l’exemple de leur souverain. Une recherche trop curieuse sur des textes douteux, et des arguments métaphysiques auraient élevé une controverse interminable ; le monarque ne présenta que deux motifs à son ignorant auditoire, et tous deux d’un nature sensible et positive, la protection visible du ciel et la conviction de la terre. Le monde entier s’était soumis à la foi de Nicée ; les romains, les Barbares et les habitants de l’Espagne[132], la professaient unanimement et les Visigoths résistaient seuls au vœu du monde chrétien. Dans un siècle de superstition, on attribuait facilement à la protection du ciel les cures effectuées par la vertu ou par l’adresse du clergé ; les fonts baptismaux d’Osset en Bétique, remplis spontanément chaque année la veille de Pâques[133], la châsse miraculeuse de saint Martin de Tours, qui avait déjà converti le souverain des Suèves et les peuples de la Galice, passaient pour des preuves incontestables de la faveur divine[134]. Le roi catholique ne réussit point sans peine à réformer la religion nationale. On forma contre sa vie une conspiration secrètement fomentée par la reine douairière, et deux comtes excitèrent une révolte dangereuse dans la Gaule Narbonnaise ; mais Recarède désarma les conspirateurs, défit les rebelles, et exerça une vengeance que les ariens auraient pu traiter à leur tour de persécution. Huit évêques, dont les noms attestent l’origine barbare, abjurèrent leur erreur, et les livres de théologie arienne furent réduits en cendres avec le bâtiment où on les avait rassemblés pour cet effet. Le corps de la nation des Suèves et des Visigoths rentra, soit par persuasion, soif de force, dans la communion orthodoxe ; du moins la foi de la génération naissante fit elle fervente et sincère, les Barbares enrichirent de leurs libéralités les églises et les monastères de l’Espagne. Soixante-dix évêques, assemblés dans le concile de Tolède, reçurent la soumission de leurs vainqueurs et le zèle des Espagnols perfectionna le symbole de Nicée en déclarant que le Saint Esprit procédait également du Père et du Fils. Ce point de doctrine important produisit longtemps après le schisme des Églises grecque et latine[135]. Aussitôt après ce succès, le monarque des Visigoths envoya saluer et consulter de sa part le pape Grégoire, surnommé le Grand, prélat pieux et savant, qui eut le bonheur de voir convertir sous son règne des infidèles et des hérétiques. Les ambassadeurs de Recarède lui offrirent respectueusement de l’or, des pierres précieuses, et acceptèrent comme un échange avantageux les cheveux de saint Jean-Baptiste, une croix où était renfermé un morceau de la croix de Jésus-Christ, et une clef qui contenait quelques limailles des chaînes de saint Pierre[136].

Le même Grégoire, après avoir converti la Bretagne, encouragea la pieuse Théodelinde, reine des Lombards, à répandre la foi de Nicée parmi les sauvages victorieux dont le christianisme récent était taché par l’hérésie d’Arius. Ses pieuses entreprises laissèrent cependant encore une carrière ouverte aux travaux et aux succès des missionnaires qui vinrent après lui, et les évêques des deux partis se disputèrent encore plusieurs villes de l’Italie ; mais l’influence de la vérité, de l’exemple et de l’intérêt, anéantit insensiblement la doctrine arienne ; et les Lombards d’Italie terminèrent par leur conversion, après une guerre de trois cents ans, la controverse dont l’Égypte avait puisé les principes dans l’école de Platon[137].

Les premiers missionnaires qui prêchèrent l’Évangile aux Barbares en appelèrent au témoignage de la raison, et réclamèrent les lois naturelles de la tolérance[138] ; mais dès que leur autorité spirituelle fut établie, ils exhortèrent les rois chrétiens à extirper sans miséricorde les restes des superstitions romaines et barbares. Les successeurs de Clovis condamnèrent les paysans qui refusaient de détruire leurs idoles, à recevoir cent coups de verges ou de courroies. Les Anglo-Saxons punirent les sacrifices aux démons par l’emprisonnement et la confiscation, et le sage Alfred lui-même[139] adopta comme un devoir indispensable la rigueur des institutions mosaïques ; mais le crime et la punition disparurent peu à peu chez les peuples chrétiens ; une heureuse ignorance suspendit les querelles théologiques ; et l’esprit d’intolérance, ne trouvant plus d’hérétiques ou d’idolâtres à persécuter, fut réduit à s’exercer contre les Juifs. Cette nation exilée avait fondé quelques synagogues dans les villes de la Gaule ; mais depuis le règne d’Adrien, l’Espagne était peuplée de ses nombreuses colonies[140]. Les richesses que les Juifs avaient obtenues par je commerce, et par la gestion des finances, excitèrent la pieuse avarice de leurs maîtres, et ceux-ci purent opprimer sans danger un peuple qui avait perdu l’usage et jusqu’au souvenir des armes. Sisebut, roi des Goths, qui régnait au commencement du septième siècle, commença la persécution par le dernier excès de la rigueur[141]. On força quatre-vingt-dix mille Juifs à recevoir le sacrement du baptême ; ceux qui refusèrent furent dépouillés de leur fortune ; on leur fit souffrir la torture, et il paraît douteux qu’ils aient obtenu la liberté de sortit de leur pays. Le zèle de Sisebut était si excessif que le clergé d’Espagne voulut le modérer, et prononça solennellement la sentence la plus inconséquente. On ne devait pas, disaient-ils, forcer à recevoir les sacrements ; mais il fallait ; pour l’honneur de l’Église, que les Juifs qui avaient été baptisés fussent forcés à persévérer extérieurement dans la pratique d’une religion qu’ils croyaient fausse, et qui leur était odieuse. Leurs fréquentes apostasies déterminèrent un des successeurs de Sisebut à bannir la nation entière de ses États ; et le décret d’un concile de Tolède prononça que tous les rois des Goths feraient serment de maintenir l’exécution de cet édit salutaire ; mais les tyrans ne consentirent point à éloigner les victimes qu’ils se plaisaient à persécuter, ni à se priver d’esclaves industrieux dont l’oppression satisfaisait leur avarice. Les Juifs restèrent en Espagne sous la verge des lois civiles et ecclésiastiques, qui ont été fidèlement transcrites dans le code de l’inquisition. Les rois des Goths et les évêques éprouvèrent enfin que l’injustice et les injures engendrent la haine ; et que la haine finit toujours par trouver l’occasion de la vengeance. Cette nation, toujours, soit ouvertement, soit en secret, ennemie du christianisme[142], se multiplia dans l’esclavage et le malheur ; et les intrigues des Juifs facilitèrent les rapides succès des conquérants arabes.

L’hérésie d’Arius, généralement détestée, fut anéantie dès que les Barbares cessèrent de la soutenir ; mais les Grecs conservèrent leur subtile loquacité. L’établissement d’une doctrine obscure suggérait de nouvelles questions et de nouvelles disputes ; un évêque ambitieux ou un moisie fanatique réussirent toujours aisément à troubler la paix de l’Église et peut-être de l’État. L’historien de l’empire peut mépriser des disputes qui furent renfermées dans l’obscurité des écoles et des synodes. Les manichéens, qui voulaient conciliés la religion du Christ et celle de Zoroastre, s’étaient secrètement introduits d’ans les provinces ; mais ces sectaires étrangers furent enveloppés dans la proscription des gnostiques, et la haine publique se chargea d’exécuter les lois impériales. Les opinions raisonnables des pélagiens se répandirent de la Bretagne à Rome, dans l’Afrique et dans la Palestine, et disparurent insensiblement, dans un siècle de superstition ; mais les controverses d’Eutychès et de Nestorius déchirèrent l’Orient. En cherchant à expliquer le mystère de l’Incarnation, ils hâtèrent la ruine du christianisme dans un pays qui lui avait servi de berceau. Ces controverses s’élevèrent dès le règne de Théodose II ; mais les événements qui en furent les suites m’entraîneraient fort au-delà des bornes que je me suis proposées dans ce volume. La chaîne des arguments métaphysiques, les contestations d’un clergé ambitieux, et son influence politique sur le déclin de l’empire d’Orient, pourront fournir des matériaux à une histoire intéressante et instructive depuis les conciles généraux d’Éphèse et de Chalcédoine, jusqu’à la conquête de l’Orient par les successeurs de Mahomet.

 

 

 



[1] Thomassin (Discipl. de l’Eglise, t. I, p. 1419-1426) et Hélyot (Hist. des Ordres monastiques, t. I, p. 1-66) ont savamment discuté l’origine des institutions monastiques. Ces auteurs sont très instruits et passablement impartiaux, et la différence de leurs opinions découvre ce sujet dans toute son étendue. Cependant ceux des protestants qui hésiteraient à donner leur confiance à des écrivains papistes, peuvent consulter le septième livre des Antiquités chrétiennes de Bingham.

[2] Voyez Eusèbe, Démonstration évangélique, l. I, p. 20, 21, édit. qraec. Rob. Stephani, Paris, 1545. Dans son Histoire ecclésiastique, publiée douze ans après la Démonstration, Eusèbe (l. II, c. 17) défend le christianisme des thérapeutes, mais il semble ignorer qu’il y avait alors une institution semblable dans l’Égypte.

[3] Cassien (Collat., XVIII, 5) rapporte l’origine des cérémonies à cette institution, qui dégénéra insensiblement jusqu’au moment où elle fut rétablie par Saint Antoine et par ses disciples.

[4] Ce sont les expressions de Sozomène, qui décrit très au long et agréablement (l. I, c. 12, 13, 14), l’origine et les progrès de cette philosophie monastique. Voyez Suicer, Thes. ecclésiat., t II, p. 1441. Quelques auteurs modernes, Juste Lipse (t. IV, p. 448, Manuduct. ad philos. stoic., III, 13) et La Mothe le Vayer (t. IX, de la Vertu des Païens, p. 228-262,) ont comparé les carmélites aux disciples de Pythagore, et les cyniques aux capucins.

[5] Les carmélites tirent leur origine, en ligne directe, du prophète Élie. Voyez les Thèses de Béziers, A. D. 1682, dans Harle, Nouv. de la républ. des Lettres, Œuvres, t, I, p 82, etc., et la longue satire des ordres monastiques, ouvrage anonyme, t. I, p. 1-433, Berlin, 1751. Rome et l’inquisition d’Espagne imposèrent silence à la critique profane des jésuites de Flandre (Hélyot, Hist. des Ordres monastiques, t. I, p. 282-300) ; et la statue d’Élie le carmélite a été élevée dans l’église de Saint-Pierre. Voyage du père Labat, t. III, p. 87.

[6] Pline, Hist. nat., V, 15. Il les place à une distance suffisante du lac, pour qu’ils soient à l’abri de ses exhalaisons malsaines, et nomme Engaddi et Masada comme les villes les plus prochaines. La Laura et le monastère de Saint-Sabas n’étaient vraisemblablement pas fort éloignés de cet endroit. Voyez Roland, Palestine, t. I, p. 295 ; t. II, p. 763-874, 880-890.

[7] Voyez saint Athanase, Opera, t. IX, p. 405-540, et Vit. Patrum, p. 26-74, avec les notes de Rosweyde. La première est l’original grec ; la dernière une version latine très ancienne par Evagrius, l’ami de saint Jérôme.

[8] Saint Athanase, t. II, in Vit. S. Anton., p. 452. L’opinion de son ignorance a été adoptée par un grand nombre d’auteurs anciens et modernes ; mais Tillemont (Mém. ecclés., t. VII, p. 666) démontre, par quelques arguments plausibles, que saint Antoine savait lire et écrire dans sa propre langue (le copte) ; mais qu’il était seulement étranger aux lettres grecques. Le philosophe Synèse (p. 51) avoue que l’esprit naturel de saint Antoine n’avait pas besoin du secours de l’étude.

[9] Aruræ autem erant ei trecentæ uberes et valde optima (Vit. Patr., t. I, p. 36) Si l’arura est une mesure carrée de cent coudées d’Égypte (Rosweyde, Onomasticon, ad Vit. Patrum., p. 1014, 1015), et que la coudée égyptienne de tous les temps soit égale à vingt-deux pouces anglais. (Greaves, vol. I, p. 233), l’arura fera à peu près les deux tiers d’une acre anglaise.

[10] Saint Jérôme (t I, p. 248, 249, in Vit. Hil.) et le père Sicard (Missions du Levant, t. V, p. 122-200) donnent la description du monastère. Leurs récits ne peuvent pas toujours s’accorder. Saint Jérôme peignait d’après son imagination, et le jésuite d’après ce qu’il avait vu.       

[11] Les persécutions de Dioclétien contribuèrent beaucoup à peupler le désert de chrétiens fugitifs, qui aimèrent mieux, s’associer à la vie des anachorètes que briguer la palme du martyre. Planck., Hist. de la constitution de l’Église chrétienne, t. I, c. 14, § 3. (Note de l’Éditeur.)

[12] Saint Jérôme, t. I, p. 14.6, ad Eustoch. Hist. Lausiac., c. 7, in Vit. Patrum, p. 712. Le père Sicard (Missions du Levant, t. II, p. 29-79) a visité et décrit ce désert, qui contient aujourd’hui quatre monastères et vingt ou trente moines. Voyez d’Anville, Description de l’Égypte, p. 74.

[13] Tabenne est une petite île du Nil, dans le diocèse de Tentyra ou Dendera, entre la ville moderne de Girgé, et les ruines l’ancienne Thèbes (d’Anville, p. 194) M. de Tillemont doute qu’il y ait jamais eu une île ; mais je puis conclure, d’après les faits qu’il rapporte lui-même, que le nom primitif a été transporté dans la suite au grand monastère de Bau ou Pabau. Mém. ecclés., t. VII, p. 678-688.

[14] Voyez dans le Codex Regularum, publié par Lucas Holstenius (Rome, 1661), une Préface de sainte Jérôme en tête de sa traduction latine de la règle de saint Pachôme, t. I, p. 61.

[15] Rufin, c. 5, in. Vit. Patrum., p. 459. Il la nomme civitas ampla, valdè populosa, et y compte douze églises. Strabon (l. XVII, p. 1166) et Ammien (XXII, 16) parlent honorablement d’Oxyrinchus, dont les habitants adoraient un petit poisson dans un temple vaste et magnifique.

[16] Quanti populi habentur in urbibus, tantæ pene habentur in desertis multitudines monachorum. Rufin, c. 7, in Vit. Patrum., p. 461. Il se félicite de cette heureuse révolution.

[17] Saint Jérôme parle en passant (t. I, p. 119, 120, 199) de l’introduction de la vie monastique à Rome dans l’Italie.

[18] Voyez la Vie de saint Hilarion, par saint Jérôme, t. I, p. 241, 252. Le même auteur a parfaitement écrit les histoires de Paul, d’Hilarion et de Malchus a le seul défaut de ces agréables compositions, c’est qu’elles ne s’accordent ni avec la vérité ni avec le bon sens.

[19] Sa première retraite fut dans un petit village sur les bords de l’Iris ; près de Néo-Césarée : Les dis A douze années de sa vie monastique furent troublées par de langues et fréquentés interruptions de ses pieux exercices. Quelques critiques ont disputé l’authenticité de ses règles de discipline ; mais les preuves existantes sont irrécusables ; et attestent up enthousiasme réel ou affecté. Voyez Tillemont, Mém. ecclés., t. IX, p. 636-644 ; Hélyot, Hist. des Ordres monastiques, t. I, p. 175-181.

[20] Voyez sa Vie et trois Dialogues de Sulpice Sévère, qui affirme (Dialog., I, 16) que les libraires de Rome se félicitaient du prompt débit de cet ouvrage alors très en vogue.

[21] Lorsque saint Hilarion s’embarqua à Parœtonium pour le cap Pachinus, il offrit pour paiement de son passage un livre des Évangiles. Posthumien, moine gaulois, qui avait visité l’Égypte, trouva un vaisseau marchand qui partait d’Alexandrie pour Marseille, et fit le voyage en trente jours (Sulpice Sévère, Dialogue, I, 1.) Saint Athanase, qui envoyait sa Vie de saint Antoine aux moines étrangers, fut obligé de hâter son ouvrage, afin qu’il fut près pour le départ des flottes (t. II, p. 451).

[22] Voyez saint Jérôme, t. I, p. 126 ; Assemanni, Bibl. orient., t. IV, p. 92, 657-919 ; et Geddes, Histoire de d’Éthiopie, p. 29, 30, 31. Les moines de l’Abyssinie suivent rigoureusement l’institution primitive.

[23] La Britannia de Cambden, vol. I, p. 666, 667.

[24] L’archevêque Usher, dans ses Britannicarum ecclesiarum Antiquitates, a rapporté tout ce qu’il est possible d’extraire du fatras de ces temps obscurs. (c. 16, p. 425-503).

[25] L’île d’Iona, petite, mais fertile, autrement Hy ou Columbkill, a deux milles de longueur sur environ un mille de largeur ; elle a été distinguée, 1° par le monastère de Sainte Colombe, fondé A. D. 566, et dont l’abbé exerçait une juridiction extraordinaire sur les évêques de Calédonie ; 2° par une bibliothèque classique, où l’on avait eu quelque espérance de retrouver un Tite-Live entier ; et 3° par les tombeaux de soixante rois écossais, irlandais et norvégiens, qui y reposent en terre sainte. Voyez Usher, p. 311, 360, 370 ; et Buchanan rerum Scot., l. II, p. 15, édit. Ruddiman.

[26] Saint Chrysostome, dans le premier tome de l’édition des bénédictins, a consacré trois livres à la louange et à la défense de la vie monastique ; et l’arche d’alliance lui paraît un motif suffisant pour croire que les élus, les moines, seront seuls sauvés (l. I, p. 55, 56.). Ailleurs cependant il devient un peu plus humain (l. III, p. 83, 84), et il accorde différents degrés de gloire, comme le soleil, la lune, des étoiles. Dans sa comparaison d’un roi à un moine, il suppose (ce qui n’est pas trop juste) que le roi sera récompensé d’une manière moins brillante et puni avec plus de sévérité.

[27] Thomassin, Discipline de l’Église, t. I, p. 1426-1469, et Mabillon, Œuvres posthumes, tome 2, pages 115-158. Les moines furent admis peu à peu dans la hiérarchie ecclésiastique.

[28] Le docteur Middleton (vol. I, p. 110) critique avec justice la conduite et les écrits de saint Chrysostome, un de ceux qui ont défendu avec le plus d’éloquence et de succès la vie monastique.

[29] Les premiers statuts relatifs à l’organisation des monastères avaient défendu ces abus : de deux époux l’un ne pouvait se faire moine sans le consentement de l’autre (saint Basile, Reg. maj., qu. XII) ; un enfant mineur, sans celui de ses parents (Ibid., qu. XV, conc. Gangr., c. 16) ; un esclave, contre le gré de son maître (Conc. Chalced., c. 4). Mais l’empereur Justinien leva ces prohibitions, et permit aux esclaves, aux enfants et aux femmes, d’entrer dans les monastères sans le consentement de leurs maîtres, de leurs parents ou de leurs maris. Novell., V, c. 2, Cod. Just., l. I, t. 3, leg. 53-55. (Note de l’Éditeur.)

[30] L’éloge de la dévotion de ces disciples femelles occupe une grande partie des ouvrages de saint Jérôme ; entre autres le traité particulier qu’il intitule l’Épitaphe de sainte Paule (t. I, p. 169-192) est un panégyrique extravagant et rempli de recherches, l’exorde en est ridiculement ampoulé. Si toutes les parties de mon corps se changeaient en langues ; si tous mes membres empruntaient une voix humaine, il me serait encore impossible de, etc.

[31] Socrus Dei esse cœpisti. (Saint Jérôme, t. I, p. 140, ad Eustochium.) Rufin (in Hieronym. oper., tom. IV, p. 223), justement scandalisé, demande à son adversaire dans quel poète païen il a emprunté une expression si impie et si absurde.

[32] Saint Augustin, de Oper. Monach., c. 22, apud Thomassin, Discipline de l’Église, t. III, p. 1094.) L’Égyptien, qui blâma saint Arsène, avouait que la vie d’un moine était préférable à celle d’un pâtre. Voyez Tillemont, Mém. ecclés., t. IV, p 679.

[33] Un moine dominicain, qui logeait à Cadix dans un couvent de religieux de son ordre, s’aperçut bientôt que leur repos n’était point interrompu par les prières nocturnes, quoiqu’on ne laisse pas de sonner pour l’édification du peuple. Voyages du père Labat, t. I, p. 10.

[34] Voyez une Préface très sensée de Lucas Holstenius au Codex Regularum. Les empereurs tâchèrent de soutenir l’obligation des devoirs publics et particuliers (*) mais ces faibles digues furent bientôt renversées par le torrent du fanatisme, et Justinien favorisa les moines au-delà de leurs espérances. Thomassin., t. I, p. 1782-1799 ; et Bingham, l. VII, c. 3, p. 253.

(*) L’empereur Valens en particulier rendit une loi : Contra ignaviœ quosdam sectatores qui, desertis civitatum muneribus, captant solitudines ac secreta, et specie religionis cum cœtibus monachorum congregantud. Cod. Théod., l. XII, tit. I, leg. 63. (Note de l’Éditeur.)

[35] Quatre voyageurs dévots et curieux ont décrit les institutions monastiques, et particulièrement celles de l’Égypte, vers l’an 406. Rufin, Vit. Patrum., l. II, III, p. 424-536 ; Posthumien (Sulpice Sévère, Dialog. I) ; Palladius, Hist. Lausiac., in Vit Patrum., p. 709-863 ; et Cassien (voyez t. VII, Biblioth Max. Patrum, ses quatre premiers livres des Instituts et les vingt-quatre Conférences).

[36] L’exemple de Malchus (saint Jérôme, t. I, p. 256) ; et le dessein de Cassien et de son ami (Conférence 24), sont des preuves incontestables de leur liberté, qu’Erasme a décrite éloquemment dans sa Vie de saint Jérôme. Voyez Chardon, Hist. des Sacrements, t. VI, p. 279-300.

[37] Voyez les lois de Justinien, Novell. CXXIII, n° 42, et de saint Louis dans les Historiens de France, t. VI, p. 427 ; et la jurisprudence actuelle de France dans Denisart, Décisions, etc., t. IV, p. 855, etc.

[38] L’ancien Codex Regularum, recueilli par saint Benoît, le réformateur des moines dans le commencement du neuvième siècle, et publié dans le dix-septième par Lucas Holstenius, contient trente différentes règles pour des communautés d’hommes et de femmes. Sept furent composées en Égypte, une en Orient, une en Cappadoce, une en Italie, une en Afrique, quatre en Espagne, huit en Gaule ou en France, et une en Angleterre.

[39] La Règle de Colomban, si suivie dans l’Occident, inflige cent coups de discipline pour les fautes les plus légères. (Cod. Reg., part. II, p. 174.) Avant le règne de Charlemagne, les abbés se permettaient de mutiler leurs moines et de leur arracher les yeux. Cette punition barbare était encore moins affreuse que le terrible vade in pace (prison souterraine ou sépulcre) qu’ils inventèrent depuis. (Voyez l’excellent Discours du savant Mabillon, Œuvres posth., t. I, 321-336. ) Il parait animé dans cette occasion par le génie de l’humanité ; et on peut, en faveur de cet effort, lui pardonner sa défense de la sainte larme de Vendôme, p. 361-399.

[40] Sulpice Sévère, Dialog. I, 12, 13, p. 532, etc. Cassien, Instit., l. IV, c. 26, 27. Prœcipua ibi virtus et prima est abedientia. Parmi les verba signorum (in Vit. Patr., l. V, p. 617), le quatorzième discours traite de l’obéissance ; et le jésuite Rosweyde, qui publia cet énorme volume pour l’usage des couvents, a rassemblé dans ses deux considérables index tous les passages épars.

[41] Le docteur Jortin (Remarques sur l’Hist. ecclés., vol. IV, p. 161) cite la scandaleuse valeur des moines de Cappadoce, dont ils donnèrent un exemple à l’époque du bannissement de saint Jean Chrysostome.

[42] Cassien a décrit simplement, quoiqu’en grand détail, l’habillement des moines d’Égypte (Institut., l. I), auquel Sozomène (l. III, c. 14) attribue un sens allégorique et des vertus.

[43] Regul. Benedict., n° 55, in Cod. Regul., part. II, p. 51.

[44] Voyez la Règle de Ferréol, évêque à Uzès, n° 31, in Cod. Regul., part. II, p. 136 ; et d’Isidore, évêque de Séville, n° 13, in Cod. Regul., part. II, p. 214.

[45] On accordait quelque indulgence pour les mains et les pieds. Totum autem corpus nemo unguet, nisi causa infirmitatis ; nec lavabitur aqua nudo corpore, nisi languor perspicuus sit. Regul., Pâchom., XCII, part. I, p. 78.

[46] Saint Jérôme fait connaître en termes expressifs, mais indiscrets, quel est le principal effet des jeûnes et de l’abstinence : Non quod Deus universitatis creator et Dominus intestinorum nostrorum rugitu, et inanitate ventris pulmonisque ardore delectetur ; sed quod aliter pudicitia tuta esse non possit. (Op., t. I, p. 137, ad Eustochium.) Voyez les douzième et vingt-deuxième Conférences de Cassien, de Castitate et de Illusionibus nocturnis.

[47] Edacitas in Græcis gula est, in Gallis natura. (Dial. I, c. 4, p. 521.) Cassien avoue qu’il est impossible d’observer strictement l’abstinence dans la Gaule, et il en donne pour raison : Aerum intemperies ; et qualitas nostrœ fragilitatis. (Instit., IV, II.) Parmi les institutions de l’Occident, la plus austère est la Règle de Colomban, Irlandais. Élevé au milieu d’un pays pauvre, il avait été soumis par la nécessité à une règle plus austère et plus inflexible peut-être que toutes les vertus qui prescrivaient l’abstinence aux moines de l’Égypte. La Règle d’Isidore de Séville est plus douce ; elle permet de manger de la viande les jours de fêtes.

[48] Ceux qui ne boivent que de l’eau et ne se permettent aucune liqueur nourrissante, doivent avoir au moins une livre et demie de pain par jour, vingt-quatre onces. État des prisons, par M. Howard, p. 40.

[49] Voyez Cassien, Collat., l. II, p. 19, 20, 21. On avait donné aux pains ou biscuits qui pesaient six onces le nom de paximacia. (Rosweyde, Onomasticon, p. 1045.) Saint Pachôme accorda à ses moines un peu plus de liberté relativement à la quantité de leur nourriture ; mais il les faisait travailler en proportion de ce qu’ils mangeaient. Pallad., in Hist. Lausiac., c. 38, 39, in Vit. Patrum, l. VIII, p. 736, 737.

[50] Voyez le repas auquel Cassien (Collat., III, I) fut invité par Serenus, abbé d’Égypte.

[51] Voyez la Règle de saint Benoît, n° 39, 40, in Cod. Regul., part. II, p. 41, 42. Licet legamus vinum omnino monachorum non esse ; sed nostris  temporibus id monachis non persuaderi potest. Il leur accorde une hemina romaine, mesure qui peut être évaluée d’après les tables d’Arbuthnot.

[52] Toutes les expressions comme mon livre, mon manteau, mes souliers, étaient sévèrement défendues chez les moines de l’Occident (Cod. Reg., part. II, p 74 ; 235-288) ; et la Règle de Colomban les punissait de six coups de discipline. L’auteur ironique des Ordres monastiques, qui plaisante sur les minuties extravagantes des couvents modernes, semble ignorer que les anciens n’étaient pas moins ridicules.

[53] Deux grands maîtres de la science ecclésiastique, le père Thomassin (Discipl. de l’Église, t. III, p. 1090-1139) et le père Mabillon (Études monastiques, t. I, p. 116-155) ont examiné sérieusement les travaux et les ouvrages mécaniques des moines, que le premier considère comme méritoires, et le second comme un devoir qu’ils remplissaient.

[54] Mabillon (Études monastiques, t. I, p. 47, 55.) a rassemblé plusieurs faits curieux pour démontrer l’utilité des travaux littéraires de ses prédécesseurs dans l’Orient et dans l’Occident : On faisait de fort belles copies des livres dans les anciens monastères de l’Égypte. (Cassiers, Instit., l. IV, c. 4.) Les disciples de saint Martin se livrèrent aussi à ce genre de travail. Sulpice Sévère, in Vit. S. Martini, c. 7, p. 413. Cassiodore a donné aux études des moines une grande latitude, et nous ne devons pas être scandalisés de voir leur plume quitter quelquefois saint Augustin et saint Chrysostome pour Homère et Virgile.

[55] Thomassin (Discipline de l’Église, t. III, p. 118-145, 146, 117-179) a examiné les révolutions de la loi civile et canonique. La France moderne a confirmé la mort civile que les moines se sont infligée eux-mêmes, et les prive avec raison du droit de recevoir des successions.

[56] Voyez saint Jérôme, t. I, p. 176-183. Le moine Pambo fit une réponse, sublime à sainte Mélanie qui désirait faire l’évaluation de ce qu’elle donnait à l’Église : Est-ce à moi ou à Dieu que vous l’offrez ? Si c’est à Dieu, celui qui pèse l’univers dans sa balance n’a pas besoin que vous lui appreniez la valeur de votre argent. Pallad., Hist. Laus., c. 10, in Vit. Patrum, l. VIII, p. 715.

[57] Zozime, l. V, p. 325. La puissance souveraine des bénédictins s’élevait cependant de beaucoup au dessus de l’opulence des moines d’Orient.

[58] Le sixième concile général, le Quinisext. in Trullo, canon 47 (dans Beveridge t. I, p. 213), défend aux femmes de passer la nuit dans un couvent d’hommes, et réciproquement aux couvent de femmes de donner l’hospitalité nocturne à des hommes. Le septième concile général, le second de Nicée, canon 20 (dans Beveridge, t. I, p. 325) défend l’institution de monastères composés des deux sexes ; mais il paraît, d’après Balsamon, que cette défense fut inefficace. Voyez Thomassin (t. III, p. 1334-1368), relativement aux dépenses et aux irrégularités du clergé et des moines.

[59] J’ai lu ou entendu raconter quelque part l’aveu sincère d’un abbé de l’ordre des bénédictins : Mon vœu de pauvreté m’a valu, cent mille écus de rente ; mon vœu d’obéissance m’a élève au rang de prince souverain. Je ne me rappelle pas ce que lui a valu son vœu de chasteté.

[60] Pior, moine égyptien, reçut la visite de sa sœur ; mais if tint les yeux fermés tout le temps qu’elle resta avec lui. (Voyez Vit. Patrum, l. III, p. 504.) On pourrait citer beaucoup d’autres exemples de ce genre.

[61] Les 7, 8, 29, 30, 31, 34, 57, 60, 86 et 95 la Règle de saint Pachôme sont d’une sévérité intolérable relativement au silence et à la mortification.

[62] Cassien détaille longuement, dans les troisième et quatrième livres de ses Institutions, les prières que les moines faisaient jour et nuit, et il donne la préférence à la liturgie qu’un ange avait dictée au monastère de Tabenne.

[63] Cassin décrit, d’après sa propre expérience, l’acedia ou engourdissement de corps et d’esprit auquel un moine était exposé dans la tristesse de sa solitude. Sœpiusque egreditur et ingreditur cellam, et solem velut ad occasum tardiùs properantem crebrius intuetur. Instit., X, 1.

[64] Les souffrances et les tentations de Stagyrius ont été confiées par ce malheureux jeune homme à saint Chrysostome, son ami. (Voyez les Œuvres de Middleton, vol. I, p. 107, 210.) On trouve quelque chose de semblable au commencement de la vie de presque tous les saints ; et le fameux Inigo ou Ignace, fondateur des jésuites, peut servir d’exemple. Vie d’Inigo de Guipuscoa, t. I, p. 29-38.

[65] Fleury, Hist. ecclés., t. VII, p. 6. J’ai lu dans la vie des Pères, mais je ne me rappelle pas en quel endroit, que plusieurs moines et même je crois un grand nombre d’entre eux, qui n’osèrent pas révéler leurs tentations à leur abbé, se rendirent coupables de suicide.

[66] Voyez les septième et huitième Conférences de Cassien, qui examine gravement pourquoi les démons sont moins nombreux et moins malfaisants que du temps de saint Antoine. L’Index de Rosweyde, Vita Patrum, indique un grand nombre de scènes infernales. Les diables étaient toujours plus à craindre quand ils paraissaient sous la forme d’une femme.

[67] Pour la distinction des cénobites et des ermites principalement en Égypte, voyez saint Jérôme (tom. X, p. 45, ad Rusticrum) ; le premier Dialogue de Sulpice Sévère ; Rufin (c. 22, in Vit. Patrum, l. II, p. 478) ; Pallad. (c. 7, 69, in Vit. Patr., l. VIII, p. 712-758.) ; et, par-dessus tout, les dix-huitième et dix-neuvième Conférences de Cassien. Ces écrivains, en comparant la vie des moines réunis en communauté et celle du solitaire, découvrent l’abus et le danger de la dernière.

[68] Suicer., Thesaur. ecclés., l. II, p. 205, 218. Thomassin (Discipl. de l’Église, t. I, 1501, 1502) donne une description de ces cellules. Quand Gérasime fonda son monastère dans le désert au Jourdain, il fut environné d’une laura de soixante-dix cellules.

[69] Théodoret, dans un énorme volume (le Philothée, in Vit. Patrum, l. IX, p. 793-863) a rassemblé la vie et les miracles de trente anachorètes. Evagrius (l. I, c. 12) fait un éloge plus concis des ermites de la Palestine.

[70] Sozomène, l. VI, c. 33. Le grand saint Éphrem a fait le panégyrique de ces moines, Βοσκοι ou moines broutants. Tillemont, Mém. ecclés., t. VIII, p. 292.

[71] Le père Sicard (Missions du Levant, t. II, p. 217-233) a examiné les cavernes de la Basse-Thébaïde avec autant de surprise que de dévotion. Les inscriptions sont en caractères syriaques, dont faisaient usage les chrétiens de l’Abyssinie.

[72] Voyez Théodoret, in Vit. Patrum, liv. IX, p. 848-854 ; saint Antoine, in Vit. Patr., liv. I, p. 170-177 ; Cosmas, in Assem. Bibl. orient., tom. I, p. 239-253 ; Evagrius, l. I, chap. 13, 14 ; et Tillemont, Mém. ecclés., t. XV, p. 347-392.

[73] La circonférence étroite de deux coudées ou trois pieds qu’Evagrius donne au sommet de la colonne, ne s’accorde ni avec le bon sens ni avec les faits et les règles de l’architecture ; ceux qui la voyaient d’en bas pouvaient aisément se tromper.

[74] Je ne dois point taire une ancienne médisance relative à l’ulcère de saint Siméon Stylite : on raconte que le diable, ayant pris la forme d’un ange, invita le saint à monter comme Elie, dans un chariot enflammé. Le saint leva trop précipitamment le pied, et Satan saisit cette occasion de le punir de sa vanité.

[75] Je ne sais comment choisir ou indiquer les miracles contenus in Vit. Patrum de Rosweyde, car leur nombre surpasse de beaucoup celui des ouvrages. On en trouvera un échantillon agréable dans les Dialogues de Sulpice Sévère et dans la Vie de saint Martin. Il révère les moines de l’Egypte ; il fait cependant une remarque humiliante pour eux, c’est qu’ils ne ressuscitèrent jamais de morts tandis que l’évêque de Tours en a rappelé trois à la vie.

[76] Relativement à Ulphilas et à la conversion des Goths, voyez Sozomène, l. VI, c. 37 ; Socrate, l. IV, c. 33 ; Théodoret, l. IV, c.37 ; Philostorgius, l. II, c. 5. L’hérésie de Philostorgius semble lui avoir procuré des sources d’instruction plus certaines.

[77] On publia (A. D. 1665) une copie mutilée de la traduction des quatre évangiles dans la langue gothique, et on la regarde comme le plus ancien monument de la langue, teutonique, quoique Wetstein entreprenne, sur des conjectures frivoles, d’enlever à Ulphilas le mérite d’avoir composé cet ouvrage. Deux des quatre, lettres expriment l’une le w et l’autre le th des Anglais. Voyez Simon., Hist. crit. du Nouv. Testam., tom. II, p. 219-223 ; Mill. Prolegom., p. 151, édit. Kuster ; Wetstein, Prolegom., tome I, page 114.

[78] Philostorgius place mal à propos ce passage sous le règne de Constantin ; mais j’ai du penchant à croire qu’il précéda la grande émigration.

[79] Nous avons l’obligation à Jornandès (de Rebus getic.) d’un tableau concis et intéressant de cette tribu des Goths inférieurs. Gothi minores, populus immensus cum suo pontifice ipsoque primate Wulfila. Les derniers mots, s’ils ne sont point une répétition inutile, indiquent quelque espèce de juridiction temporelle.

[80] At nos ita Gothi, non ita Vandali, malis licet doctoribus instituti, meliores tamen etiam hac parte quam nostri. De Gubernat. Dei, l. VII, p. 243.

[81] Mosheim a donné une esquisse des progrès du christianisme dans le Nord, depuis le quatrième siècle jusqu’au quatorzième. Ce sujet, offrirait des matériaux suffisants pour une histoire ecclésiastique, et même pour une histoire philosophique.

[82] C’est à cette cause que Socrate (l. VII, c. 30) attribue la conversion des Bourguignons, dont Orose célèbre la piété chrétienne, l. VII, c. 19.

[83] Voyez une épître originale et curieuse de Daniel, le premier évêque de Winchester (Bede, Hist. ecclés. Anglic., l. V, c. 18, p. 203, édit. Smith), à saint Boniface, qui prêcha l’Évangile aux sauvages de la Hesse et de la Thuringe. Episitol Bonifacii, LXVII. In maxima bibliotitheca Patrum, t. XIII, p. 93.

[84] L’épée de Charlemagne ajouta du poids à cet argument ; mais lorsque Daniel écrivit cette épître (A. D. 723), les mahométans, dont les possessions s’étendaient depuis l’Inde jusqu’en Espagne, auraient pu le rétorquer contre les chrétiens.

[85] Les opinions d’Ulphilas et des Goths inclinaient vers le semi-arianisme, puisqu’ils ne convenaient pas que le fils fut une créature, quoiqu’ils reçussent dans leur communion ceux qui maintenaient cette doctrine. Leur apôtre représenta toute cette controverse comme une question de peu d’importance, et qui n’en avait acquis que par les emportements du clergé (l. IV, c. 37).

[86] On a imputé l’hérésie des Goths à l’empereur Valens. Itaque justo Dei judicio ipsi eum vivum incenderunt, qui propter eum, etiam mortui, vitio erroris arsuri sunt. (Orose, l. VII, c. 33, p. 554.) Cette sentence cruelle est confirmée par Tillemont (Mém. ecclés., t. VI, p. 604-610), qui dit froidement : Un seul homme entraîna dans l’enfer un nombre infini de septentrionaux, etc. Salvien (de Gubernat. Dei, l. V, p. 150, 151) plaint et excuse cette erreur involontaire.

[87] Orose affirme, dans l’année 416 (liv. VII, chap. 41, p. 580), que les églises chrétiennes (des catholiques) étaient remplies de Huns, de Suèves, de Vandales et de Bourguignons.

[88] Radbod, roi des Frison, fut si irrité de cette déclaration que lui fit imprudemment un missionnaire, qu’il retira son pied déjà entré dans les fonts baptismaux. Voyez Fleury, Hist. ecclés., t. IX, p. 167.

[89] Les épîtres de Sidonius, évêque de Clermont sous les Visigoths, et d’Avitus, évêque de Vienne sous les Bourguignons, font connaître en quelques endroits d’une manière détournée, la disposition générale des catholiques. L’histoire de Clovis et de Théodoric fournira quelques faits particuliers.

[90] Genseric semble confesser la justesse de la comparaison, par la rigueur avec laquelle il punit ces allusions indiscrètes. Victor Vitensis, I, 7, p. 10.

[91] Telles sont les plaintes de Sidonius, évêque de Clermont et contemporain. (l. VII, c. 6, p. 182, etc., éd. Sirm.) Saint Grégoire de Tours, qui cite cette épître (l. II, c. 25, t. II, p. t 74), prétend, mais sans aucune garantie, avoir été assuré que de neuf évêchés vacants dans l’Aquitaine, la plupart l’étaient par le martyre de leurs évêques.

[92] Les monuments originaux de la persécution des Vandales sont conservés dans les cinq livres de l’histoire de Victor Vitensis, de Persec. Vand. (cet évêque avait été exilé par Hunneric) ; dans la vie de saint Fulgence, qui se distingua dans la persécution de Thrasimond (in Bibl. Max. Patr., t. IX, p. 4-16), et dans le premier livre de la guerre des Vandales par Procope (c. 7, 8, p. 196, 198, 199). Dom Ruinart, le dernier éditeur de Victor a éclairci tout ce sujet par une savante profusion de notes et par un supplément. Paris, 1664.

[93] Victor, IV, 2, p. 65. Hunneric refuse le nom de catholique aux homoousiens. Il présente comme les véritables divinæ Majestatis cultores, son propre parti, qui professait une foi approuvée par plus de mille évêques dans les synodes de Rimini et de Séleucie.

[94] Victor, II, p. 121, 122 : Laudabilior... videbatur. Dans les manuscrits qui mettent ce mot, ce passage devient inintelligible. Voyez Ruinart, Not., p. 164.

[95] Victor, II, 2, p. 22, 23. Le clergé de Carthage appelait ces conditions periculosæ et elles semblent à la vérité avoir été proposées pour faire donner les évêques catholiques dans le piége.

[96] Voyez le récit de cette conférence et la manière dont les évêques furent traités dans Victor (II, 13, 18, 35-42) et tout le quatrième livre (p. 63-171). Le troisième livre (p. 42-62) ne contient que leur apologie et leur profession de foi.

[97] Voyez la liste des évêques africains dans Victor (p. 117-140) et les notes de Ruinart (p. 217-297) ; le nom schismatique de Donatus se trouve souvent répété, et ils paraissent avoir adopté, comme nos fanatiques du dernier siècle, les pieux surnoms de Deodatus, Deogratias, Quidvultdeus, Habetdeum, etc.

[98] Fulgence, Vit., c. 16-29. Thrasimond aimait entendre louer sa modération et son érudition, et Fulgence dédia au tyran rien trois livres de controverse, en lui donnant la titre de pussime rex. (Bibl. Max. Patrum, t. IX, p. 41.) Dans la vie de Fulgence, le nombre des évêques exilés n’est porté qu’à soixante : Victor de Tunnune et Isidore en comptent cent vingt ; mais l’Historia Miscella et une Chronique authentique de ces temps fixent le nombre à deux cent vingt. Voyez Ruinart, p. 570, 571.

[99] Voyez les basses et insipides épigrammes de Sénèque ; le disciple du stoïcisme ne supporta pas l’exil plus courageusement qu’Ovide. La Corse ne produisait peut-être ni grains, ni vins, ni huile ; mais il n’était pas possible qu’elle fût destituée d’herbes, d’eau et de feu.

[100] Si ob gravitatem cœli interissent, vile damnum. (Tacite, Annal., II, 85.) Dans cette application, Thrasimond aurait adopté volontiers la variante de quelques critiques qui lisent utile damnum.

[101] Lisez ces préludes d’une persécution générale dans Victor, II, 3, 4, 7 ; et les deux édits d’Hunneric, l. II, p. 35 ; l. IV, p. 64.

[102] Voyez Procope, de Bell. vand., l. I, c. 7, p. 197, 198. Un prince maure s’efforça de s’attirer la faveur du dieu des chrétiens, par son zèle à effacer les traces des sacrilèges commis par les Vandales.

[103] Voyez cette histoire dans Victor, II, 8-12, p. 30-34. Victor raconte les souffrances de ces confesseurs comme en ayant été le témoin oculaire.

[104] Voyez le cinquième livre de Victor ; la justice de ses plaintes véhémentes est confirmée par le témoignage modéré de Procope, et par la déclaration publique de Justinien. Cod., l. I, t. 27.

[105] Victor, II, 18, p. 41.

[106] Victor, V, 4, p. 74, 75. Il se nommait Victorianus, né à Adrumète, d’une famille opulente ; il jouissait de la faveur du monarque, ce qui lui valut l’office ou au moins le titre de proconsul d’Afrique.

[107] Victor, I, 6, p. 8, 9. Après avoir raconté la résistance courageuse et la réponse du comte Sébastien, il ajoute : Quare alio generis argumento postea bellicosum virum occidit.

[108] Victor, V, 12, 13 ; Tillemont, Mém. ecclés., t. VI, p. 609.

[109] Primat était plus proprement le titre de l’évêque de Carthage ; mais les sectes et les nations donnèrent à leur premier ecclésiastique le nom de patriarche. Voyez Thomas, Discipl. de l’Église, t. I, p. 155-158.

[110] Le patriarche Cyrille déclara publiquement qu’il n’entendait pas le latin. (Victor, II, 18, p. 42), Nescio latine ; et il était possible qu’il se servît de cette langue en conversation, sans titre en état de prêcher et d’argumenter en latin. Son clergé vandale était encore plus ignorant, et l’on ne pouvait accorder beaucoup de confiance à ceux des ecclésiastiques africains qui avaient déserté le parti des catholiques.

[111] Victor, II, 2, p. 22.

[112] Victor, V, 7, 77. Il en appelle à l’ambassadeur lui-même : son nom était Uranius.

[113] Astutiores, Victor, IV, 4, p. 70. Il donne clairement à entendre que leur citation de l’Évangile, non jurabitis in toto, ne fût qu’un prétexte pour éluder le serment qu’on leur demandait. Les quarante-six évêques qui refusèrent furent bannis en Corse ; les trois cent deux qui firent le serment furent dispersés dans les provinces de l’Afrique.

[114] Fulgence, évêque de Ruspæ, dans la province de la Bysacène, descendait d’une famille de sénateurs, et avait reçu une éducation soignée : il savait Homère et Ménandre par cœur avant qu’on lui permit d’apprendre le latin, la langue de son pays. (Vit. Fulgent., c. 1.) Il est probable qu’un grand nombre des évêques, africains entendaient le grec, et qu’un grand nombre des ouvrages théologiques des Grecs étaient traduits en latin.

[115] Comparez les deux Préfaces au Dialogue de Vigile de Thapse, p. 118, 119, édit. Chiflet : il aurait pu vouloir amuser un lecteur instruit par une innocente fiction ; mais le sujet était trop sérieux, et les Africains trop ignorants.

[116] Le père Quesnel annonça le premier cette opinion, qui fût favorablement reçue ; mais les trois vérités, suivantes, toutes surprenantes qu’elles puissent paraître, sont universellement reconnues aujourd’hui. (Gérard Vossius, t. VI, p. 516-552.). Tillemont, Mém. ecclés., t. VIII, p. 667-671 : 1° Saint Athanase n’est point l’auteur du symbole qui se lit si souvent dans nos églises ; 2° il ne parait avoir existé que plus d’un siècle après la mort du saint prélat ; 3° il a été composé originairement en latin, et par conséquent dans les provinces de l’Occident. Gennadius, patriarche de Constantinople, fut si scandalisé de cette extraordinaire composition, qu’il prononça hardiment que c’était l’ouvrage d’un homme ivre. Petau, Dogmat. theologica, t. II, l. VII, c. 8, p. 687.

[117] Saint Jean, V, 7. Voyez Simon, Hist. crit. du Nouveau Testament, part. I, p. 203-218, et part. II, c. 9, p. 99-121, et la savante préface avec les notes du docteur Mill et de Wetstein, à leurs éditions du Testament grec. En 1689, Simon le Catholique s’efforçait d’être libre ; en 1707, Mill, protestant, chercha à se rendre esclave ; en 1751, Wetstein l’arminien profita de la liberté de sa secte et de son siècle.

[118] De tous les manuscrits qui existent, il y en a plus de quatre-vingt dont plusieurs ont au moins douze cents ans. (Wetstein, ad loc.) Les copies orthodoxes du Vatican, des éditeurs complutensiens, de Robert Étienne, sont devenues invisibles, et les deux manuscrits de Dublin et de Berlin ne sont pas dignes de faire une exception. Voyez les Œuvres d’Emlyn, vol. II, p. 227-255, 269-299, et les quatre lettres ingénieuses de M. de Missy, t. VIII et IX du Journal Britann.

[119] Ou plus proprement par les quatre évêques qui composèrent et publièrent la profession de foi au nom de leurs confrères. Ils appellent ce texte luce clarius. Victor Vitensis, de Persecut. Vandal., l. III, c. II, p. 54. Il est cité immédiatement après par Vigile et Fulgence.

[120] Dans les onzième et douzième siècles, les Bibles ont été corrigées par Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, et par Nicolas, cardinal et bibliothécaire de l’église de Rome, secundum orthodoxam fidem. (Wetstein, Prolegomen., p. 84, 85.) Malgré ces corrections, ce passage manque encore dans vingt-cinq manuscrits latins (Wetstein, ad loc.) les plus anciens et les plus beaux, deux qualités qui s’unissent rarement, excepté dans les manuscrits.

[121] L’art que les Allemands avaient inventé fut employé en Italie pour les écrits des écrivains profanes de Rome et de la Grèce. L’original grec du Testament fut publié à peu près dans le même temps (A. D. 1514, 1516, 1520) par l’industrie d’Érasme à la libéralité du cardinal de Ximenès. La Polyglotte complutensienne, coûta au cardinal cinquante mille ducats. Voyez Mattaire, Annal. typograph., t., II, p. 2, 8, 125-133 ; et Wetstein, Prolegomena, p. 116-127.

[122] Les trois témoignages ont été établis dans nos Testaments grecs par la prudence d’Érasme, la sincère bigoterie des éditeurs complutensiens, la fraude typographique ou l’erreur de Robert Étienne, qui a placé une virgule, et la fausseté délibérée ou l’étrange méprise de Théodore de Bèze.

[123] Pline, Hist. nat., V, 1 ; Itiner., Wesseling, p. 15 ; Cellarius, Geogr. antiq., t. II, part. 2, p. 127. Il ne faut pas confondre cette ville de Tipasa avec une autre du même nom, située en Numidie, celle dont il est question, devait être une ville un peu considérable puisque Vespasien lui accorda les privilèges du Latium.

[124] Optat. de Milène, de Schis. donatist., l. II, p. 38.

[125] Victor Vitensis, V, 6, p. 76, Ruinart, p. 483-487.

[126] Ænéas de Gaza, in Theophrasto, in Biblioth. Patrum, tom. VIII, p. 664 -665. Il était chrétien, et composa ce dialogue, le Théophraste, sur l’immortalité de l’âme et la résurrection du corps, outre vingt-six épîtres encore existantes. Voyez Cave, Hist. litteraria, p. 297 ; et Fabricius, Bibl. græc., t. I, p. 422.

[127] Justin. Codex, l. I, tit. 27 ; Marcellin, in Chronic., p. 45, in Thesaur. Tempor., Scaliger ; Procope, de Bell. vand., l. I, c. 7, p. 196 ; Greg. Magnus, Dialog. III, 32. Aucun de ces témoins n’a donné le nombre de ces confesseurs. Un ancien Martyrologe (ap. Ruinart, p. 486) le fixe à soixante. Deux d’entre eux perdirent le don de la parole en commettant le péché de fornication : la circonstance la plus singulière de ces prodiges est un enfant qui n’avait jamais parlé avant qu’on lui coupât la langue.

[128] Voyez les deux histoires générales de l’Espagne, Mariana, Hist. de Reb. Hispan., t. I, l. V, c. 12-15, p. 182-194, et Ferreras, traduction française, t. II, p. 206-247. Mariana semble oublier sa qualité de jésuite pour prendre le style et l’esprit d’un littérateur romain. Ferreras, industrieux compilateur, examine ses faits et rectifie sa chronologie.

[129] Goisvintha épousa successivement deux rois des Goths ; Athanigild, dont elle eut Brunehaut, mère d’Ingonde ; et Leuvigild, dont les deux fils, Hermenegild, et Recarède, étaient nés d’un premier mariage.

[130] Iracundiœ furore succensa adprehensam per comam capitis puellam in terrant conlidit, et diù calcibus verberatam, ac sanguine cruentatam, jussit expoliari, et piscinæ immergi. Saint Grégoire de Tours, l. V, c. 39, t. II, p. 255. L’autorité de saint Grégoire est une des meilleures pour cette portion de l’histoire.

[131] Les catholiques, qui reconnaissaient la validité du baptême ides hérétiques, répétaient la cérémonie, ou comme on l’appela par la suite, le sacrement de la confirmation, à laquelle ils attribuaient des prérogatives mystiques et merveilleuses, soit visibles, soit invisibles. Voyez Chardon, Hist. des Sacrements, t. I, p. 405-552.

[132] Osset, ou Julia Constantia, était située vis-à-vis de Séville, sur la rive septentrionale du fleuve Bœtis aujourd’hui le Guadalquivir. Pline (Hist. nat., III, 3) et le témoignage de saint Grégoire de Tours (Hist. Francorum, l. VI, c. 43, p. 288) méritent plus de confiné que le nom de Lusitania (de Gloria Martyr., c. 24) adopté par le vanité superstitieuse des Portugais. Ferreras, Hist. d’Espagne, t. II, p. 166.

[133] Ce miracle s’exécutait adroitement. Un roi qui suivait la doctrine d’Arius, fit mettre son sceau sur les portes et creuser un fossé profond autour de l’église, et les fonts baptismaux ne furent pas moins remplis à l’ordinaire la veille de Pâques.

[134] Ferreras (t. II, p. 168 -175, A. D. 550) a éclairci les difficultés relatives au temps et aux circonstances de la conversion des Suèves. Leuvigild les avait récemment réunis à la monarchie des Goths en Espagne.

[135] Cette addition au symbole de Nicée, ou plutôt de Constantinople, fut faite pour la première fois dans le huitième concile de Tolède (A. D. 653) ; mais elle était conforme à la doctrine populaire. Gérard Vossius, tome VI, page 527, de tribus Symbolis.

[136] Voyez Greg. Magn., l. VII, epist. 126 ; apud Baron, Annal. ecclés., A. D. 599, n° 25, 26.

[137] Paul Warnefrid (de Gest. Longob., l. IV, c. 44, p. 853, édit. Grot.) avoue que l’arianisme prévalait encore sous le règne de Rotharis, A. D. 536-552. Le pieux diacre ne donne point la date précise de la conversion nationale, qui fut toutefois accomplie avant la fin du septième siècle.

[138] Quorum fidei et conversioni ita congratulatus esse rex perhibetur, ut nullum tamen cogeret ad christianismum..... Didicerat enimi a doctoribus, auctoribusque suœ salutis, servitium Christi voluntarium, non coactitium, esse debere. Bedæ, Hist. ecclés., l. I, c. 26, p. 62, édit. Smith.

[139] Voyez les Historiens de France, t. IV, p. 114 ; et Wilkins, Leges Anglo-Saxonicæ, p. 11-31. Si quis sacrificium immolaverit prœter Deo soli, morte moriatur.

[140] Les Juifs prétendent qu’ils furent introduits en Espagne par les flottes de Salomon et les armes de Nabuchodonosor ; qu’Adrien transporta quarante mille familles de la tribu de Juda, et dix mille de celle de Benjamin, etc. Basnage, Hist. des Juifs, t. VII, c. 9, p. 240-256.

[141] Isidore, alors archevêque que de Séville, félicite Sisebut de son zèle, et cependant le désapprouve (Chron. goth., p. 728). Baronius (A. D. 614, n° 41) fixe le nombre sur l’autorité d’Aimoin, l. IV, c. 22. Mais cette autorité est faible, et il ne m’a été possible de vérifier la citation. Hist. de France, t. III, p. 127.

[142] Basnage (t. VIII, c. 13, p. 388-400) représente fidèlement la situation des Juifs ; mais il aurait pu tirer des canons des conciles espagnols et des lois des Visigoths, des circonstances curieuses et essentielles à son sujet, quoiqu’elles soient étrangères au mien.