Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

Chapitre XXVI

Mœurs des nations pastorales. Marche des Huns de la Chine en Europe. Défaite des Goths ; ils passent le Danube. Guerre des Goths. Défaite et mort de Valens. Gratien élève Théodose sur le trône de l’empire d’Orient. Son caractère et ses succès. Paix et établissement des Goths.

 

 

DANS la seconde année du règne de Valentinien et de Valens, le 21 du mois de juillet, pendant la matinée, un tremblement de terre violent et destructeur ébranla presque toute la surface du globe occupée par l’empire romain. Le mouvement se communiqua aux mers ; les rives baignées ordinairement par la Méditerranée restèrent à sec ; on prit à la main une quantité immense de poissons. De grands vaisseaux se trouvèrent enfoncé dans la bourbe, et la retraite des flots offrit à l’œil ou plutôt à l’imagination, flattée de ce singulier tableau[1], des montagnes et des vallées, qui, depuis la formation du monde, n’avaient jamais été exposées aux rayons du soleil. Mais au retour de la marée, les eaux s’élancèrent avec une impétuosité et un poids irrésistibles qui causèrent les plus grands désastres sur les côtes de la Sicile, de la Dalmatie, de la Grèce et de l’Égypte. De grands bateaux furent entraînés et placés sur les toits des maisons, ou à la distance de deux milles du rivage ordinaire. Les maisons englouties disparurent avec leurs habitants, et la ville d’Alexandrie a perpétué, par une cérémonie annuelle le souvenir de l’inondation funeste, qui coûta la vie à cinquante mille de ses citoyens. Cette calamité, dont le récit s’exagérait en passant d’une province à l’autre, frappa tout l’empire d’étonnement et d’épouvante, et les imaginations, effrayées étendirent les conséquences d’un malheur momentané. On se rappelait les tremblements de terre précédents, qui avaient détruit les villes de la Palestine et de la Bithynie, et les Romains étaient disposés à regarder ces coups terribles comme l’annonce de malheurs encore plus affreux. Leur vanité, timide confondait les symptômes du déclin de leur empire avec ceux de la fin du monde[2]. On avait alors pour habitude d’attribuer tous les événements extraordinaires à une volonté particulière de la Divinité. Tous les phénomènes de la nature se trouvaient liés par une chaîne invisible aux opinions morales ou métaphysiques de l’esprit humain, et les plus profonds théologiens pouvaient indiquer, d’après l’espèce de leurs préjugés, comment l’établissement de l’hérésie tendait nécessairement à produire le tremblement de terre ; par quelle cause l’inondation devait inévitablement résulter des progrès de l’erreur et de l’impiété. Sans prétendre discuter la probabilité de ces sublimes spéculations, l’historien, doit se contenter d’observer, sur l’autorité de l’expérience, que les passions des hommes sont plus funestes, au genre humain que les convulsions passagères des éléments[3]. Les effets destructeurs d’un tremblement de terre, d’une tempête, d’une inondation ou de l’éruption d’un volcan, sont très peu de chose, comparés aux calamités ordinaires de la guerre ; même adoucies comme elles le sont maintenant par la prudence ou par l’humanité des souverains de l’Europe, lorsqu’ils amusent leurs loisirs ou exercent le courage de leurs sujets par la pratique de l’art militaire. Cependant les mœurs et les lois de l’Europe moderne protègent la vie et la liberté du soldat vaincu, et le citoyen paisible a rarement à se plaindre que sa personne ou même sa fortune, ait eu à souffrir des malheurs de la guerre. A l’époque désastreuse de la chute de l’empire romain, que nous pouvons dater du règne de Valens, la sûreté de tous les citoyens était personnellement attaquée. Les arts et les travaux, fruits de l’industrie d’une longue série de siècles, disparaissaient sous les mains féroces des Barbares d’Allemagne et de Scythie. L’invasion des Huns précipita sur les provinces de l’Occident la nation des Goths, qui, en moins de quarante ans, envahirent depuis les bords du Danube jusqu’à l’océan Atlantique, et ouvrirent, par leurs succès, une route aux incursions de tant de hordes encore plus sauvages. Les contrées reculées du globe recélaient le principe de cette grande commotion ; et l’examen attentif de la vie pastorale des Scythes[4], ou Tartares[5] jettera du jour sur la cause cachée de ces émigrations dévastatrices.

On peut attribuer les différents caractères des nations civilisées à l’usage et à l’abus de la raison, qui modifient d’une manière si différente, et compliquent d’une manière si artificielle, les mœurs et les opinions d’un Européen et celles d’un Chinois ; mais l’opération de l’instinct est plus sûre et plus simple que celle de la raison. Il est beaucoup plus aisé de rendre compte des appétits d’un quadrupède que des arguments d’un philosophe ; et plus les hordes de sauvages approchent de l’état des animaux, plus le caractère d’un individu est constamment le même, et plus il a de rapport à celui de tous. L’uniforme stabilité des mœurs est la suite de l’imperfection des facultés. Tous les hommes, réduits dans un état d’égalité, conservent les mêmes besoins, les mêmes désirs et les mêmes jouissances ; et l’influence de la nourriture ou du climat, qu’un si grand nombre de causes morales arrêtent ou détruisent dans un état de société plus civilisé, contribue puissamment à former et conserver le caractère national des Barbares. Dans tous les siècles, les plaines immenses de la Scythie ou Tartane ont été habitées par des tribus errantes de pisteurs et de chasseurs, dont la paresse se refuse à cultiver la terre, et dont l’esprit inquiet dédaigne la gêne d’une vie sédentaire. Dans tous les siècles, les Scythes et les Tartares ont été renommés par leur courage intrépide et par leurs rapides conquêtes. Les pasteurs du Nord ont à plusieurs reprises renversé les trônes de l’Asie, et leurs armées victorieuses ont répandu la terreur et la dévastation dans les contrées les plus fertiles et les plus belliqueuses de l’Europe[6]. Dans cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, l’historien judicieux se trouve forcé de renoncer à une agréable chimère, et d’avouer avec quelque répugnance, que les mœurs pastorales, ornées par l’imagination des attributs de la paix et de l’innocence, se joignent beaucoup plus naturellement, aux habitudes féroces d’une vie guerrière. A l’appui de cette observation, je considérerai trois articles principaux dans la vie des nations pastorales et guerrières : 1° leur nourriture ; 2° leurs habitations ; 3° leurs occupations. L’expérience des temps modernes a confirmé les récits de l’antiquité[7] ; et les bords du Volga, du Selinga et du Borysthène, nous présenteront le spectacle uniforme des mêmes mœurs et des mêmes habitudes[8].

I. Le blé ou même le riz, qui constitue la nourriture principale et la plus saine des nations civilisées, ne s’obtient que par les travaux constants des cultivateurs. Quelques uns des heureux sauvages qui habitent entre les deux tropiques, reçoivent de la libéralité de la nature une subsistance abondante ; mais dans les climats du Nord, une nation de pasteurs est réduite à ses troupeaux. Je laisse à décider aux habiles praticiens de l’art médical, si toutefois ils le peuvent, jusqu’à quel point une nourriture animale ou végétale peut influer sur le caractère des hommes, et si l’idée de cruauté attachée à l’épithète de carnivore, doit être regardée autrement que comme ici préjugé innocent, et peut-être salutaire au genre humain[9]. Cependant, s’il est vrai que le sentiment de la compassion s’affaiblisse insensiblement par le spectacle et par l’habitude de la cruauté domestique ; nous pouvons observer que la tente d’un pasteur tartare expose aux regards ; dans leur plus dégoûtante simplicité, les objets affreux que leur déguise la délicatesse de l’Europe. Chez eux les bœufs et les moutons sont égorgés par la main dont ils étaient accoutumés à recevoir tous les jours leur nourriture, et leur insensible meurtrier voit leurs membres sanglais& étalés sur sa table sans beaucoup de préparation. Dans la profession militaire, et principalement dans la marche d’une armée nombreuse, il paraît très avantageux de faire subsister les soldats de viande, exclusivement à toute autre nourriture. Les provisions de grains tiennent beaucoup de place et sont sujettes à se gâter ; et les immenses magasins absolument nécessaires à la subsistance de nos troupes, ne peuvent se transporter que lentement et emploient beaucoup d’hommes et de chevaux ; mais les troupeaux qui accompagnent les armées tartares, offrent une provision assurée et toujours croissante de lait et de viandes fraîches. L’herbe croit très vite et très abondamment dans presque tous les terrains incultes, et il y a peu de contrées assez stériles pour que le vigoureux bétail du Nord rie trouve pas à y pâturer : d’ailleurs, la patiente abstinence des Tartare et leur peu de délicatesse servent à ménager les munitions. Ils mangent également les animaux tués pour leur nourriture, et ceux qui sont morts de maladie ; ils ont un goût de préférence pour la chair du cheval, proscrite dans tous les temps par les nations civilisées de l’Europe et de l’Asie ; et ce goût particulier facilite leurs expéditions militaires. Dans leurs incursions les plus rapides et les plus éloignées, chaque cavalier scythe mène toujours avec lui un second cheval, et ces relais servent, dans l’occasion, ou à hâter la marche ou à apaiser la faim des Barbares. Le courage et la pauvreté trouvent bien des ressources. Lorsque les fourrages commencent à s’épuiser autour du camp des Tartares, ils égorgent, la plus grande partie de leurs troupeaux, et conservent la viande, qu’ils font fumer ou sécher au soleil. Dans la nécessité imprévue d’une marche rapide, ils font provision d’une quantité de petites boules de fromage, ou plutôt de lait caillé durci, qu’ils délaient au besoin dans de l’eau, et cette nourriture peu substantielle suffit pour soutenir pendant plusieurs jours la vie et même le courage de leurs patients guerriers. Mais cette extraordinaire abstinence, digne d’être approuvée du stoïcien, et peut-être même enviée par l’ermite, est ordinairement suivie des plus curieux accès de voracité. Les vins des climats plus fortunés sont le présent le plus agréable, la denrée la plus précieuse que l’on puisse offrir à des Tartares ; et ils n’ont encore exercé leur industrie qu’à extraire du lait de jument une liqueur fermentée, qui possède à un très haut degré la faculté de les enivrer. Semblables aux animaux de proie, les sauvages, soit de l’Ancien ; soit du Nouveau Monde, éprouvent les vicissitudes de la famine et de l’abondance ; et leurs estomacs endurcis souffrent sans beaucoup d’inconvénients les extrêmes opposés de l’intempérance et de la faim.

II. Dans les siècles de simplicités rustique et martiale, un peuple de soldats et de laboureurs, s’est dispersé sur la vaste étendue d’un pays qu’ils ont cultivé, et il a fallu sans doute du temps pour assembler la jeunesse guerrière de la Grèce ou de l’Italie sous les mêmes drapeaux, soit pour défendre leurs propres frontières, soit pour attaquer celles de leurs voisins. Le progrès des manufactures et du commerce rassemble peu à peu un grand nombre d’hommes dans les murs d’une ville ; mais ces citoyens ne sont plus des soldats, et les arts qui perfectionnent la société civile, anéantissent l’esprit militaire. Les mœurs pastorales des Scythes semblent réunir les différents avantages de la simplicité et de la civilisation. Les individus de la même tribu sont constamment rassemblés ; mais ils sont rassemblés dans un camp, et le courage naturel de ces intrépides pasteurs est anime par un secours et une émulation réciproques. Les maisons des Tartares ne sont que de petites tentes d’une forme ovale, demeure froide et malpropre, qu’habitent ensemble sans distinction les jeunes gens des deux sexes. Les palais des riches consistent dans des huttes de bois d’une grandeur assez médiocre peut-être facilement transportées sur de grands chariots, attelés peut-être de vingt ou trente bœufs. Les troupeaux, après avoir brouté tout le jour dans les pâturages voisins, se retirent à l’approche de la nuit dans l’enceinte du camp. La nécessité d’éviter une confusion dangereuse dans ce concours perpétuel d’hommes et d’animaux, doit introduire par degrés, dans la distribution, l’ordre et la garde des différents campements, une sorte de régularité, milita ire. Dès que le fourrage d’un district, est consommé, la tribu ou plutôt l’armée des pasteurs marche en bon ordre vers de nouveaux pâturages, et acquiert par ce moyen, dans les occupations ordinaires de sa vie, la connaissance pratique de l’une des plus importantes et des plus difficiles opérations de la guerre la différence des saisons règle le choix des campements. Dans l’été, les Tartares s’avancent au nord, et placent leurs tentes sur le bord d’une rivière ou dans le voisinage de quelque ruisseau ; mais dans l’hiver ils reviennent au midi, et appuient leur camp derrière une éminence, à l’abri des vents, qui se sont refroidis dans leur passage sur les régions glacées de la Sibérie. Ces mœurs sont très propres, à répandre chez les tribus errantes l’esprit de conquête et d’émigration. Leur attachement pour un territoire est si faible, que le moindre accident suffit pour les en éloigner. Ce n’est point le pays, c’est son camp qui est la patrie du Tartare ; il y trouve toujours sa famille, ses compagnons et tontes ses possessions. Dans ses plus longues marches, il est sans cesse, environné des objets chers, précieux ou familiers à sa vue. La soif du butin, la crainte ou le ressentiment d’une injure, l’impatience de la servitude, ont suffi dans tous les temps pour précipiter les tribus de la Scythie dans des pays inconnus, ou elles espéraient trouver une nourriture plus abondante ou un ennemi moins redoutable. Les révolutions du Nord ont souvent déterminé le destin du Midi. Dans ce conflit de nations ennemies, les vainqueurs et les vaincus ont été alternativement poursuivants et poursuivis des confins de la Chine jusqu’à ceux de l’Allemagne[10]. Ces grandes émigrations, exécutées, quelquefois avec une rapidité presque incroyable, étaient facilitées par la nature du climat. On sait, que le froid est plus rigoureux dans la Tartarie qu’il ne devrait l’être naturellement au milieu d’une zone tempérée : on en donne pour raison la hauteur des plaines, qui s’élèvent principalement du côté de l’orient, à plus d’un demi-mille au dessus du niveau de la mer, et la grande quantité de salpêtre dont le sol est rempli[11]. Dans l’hiver, les rivières larges et rapides qui déchargent leurs eaux dans l’Euxin, dans la mer Caspienne et dans la mer Glaciale, sont gelées profondément. Les terres sont couvertes de neige et les tribus victorieuses ou fugitives peuvent traverser sans danger, avec leurs chariots, leurs familles et leurs troupeaux ; la surface ferme et unie de cette vaste plaine.

III. La vie pastorale, comparée aux travaux de l’agriculture et des manufactures, est sans contredit une vie. Oisive, surtout pour les principaux pasteurs de la race tartare, qui, chargeant leurs esclaves du détail de leurs troupeaux, voient rarement leur loisir, troublé par des soins domestiques et des travaux assidus. Mais ce n’est point aux jouissances paisibles de l’amour et de la société qu’ils consacrent ces loisirs, c’est à l’exercice violent et sanguinaire de la chasse. Les plaines de la Tartarie nourrissent une nombreuse race de chevaux forts dociles, faciles à dresser pour la chasse et pour la guerre. Les Scythes ont été connus dans tous les temps pour de hardis et habiles cavaliers. L’habitude leur donne tant d’aisance et de fermeté sur leurs chevaux, qu’on a prétendu que c’était sans en descendre qu’ils se livraient aux fonctions les plus ordinaires de la vie, comme de manger, de boire et même de dormir. Ils se servent, avec beaucoup d’adresse et de vigueur, de la lance et d’un arc fort long, dont la flèche pesante, dirigée par un coup d’œil toujours sûr, frappe avec une force irrésistible. Ils en font souvent usage contre les timides animaux du désert, qui multiplient dans l’absence de leurs ennemis les plus redoutables ; contre le lièvre, la chèvre, le chevreuil, le daim, le cerf, l’élan et l’antilope. Les fatigues de là chasse exercent continuellement la patience des hommes et des chevaux, et l’abondance du gibier contribue à la subsistance et même au luxe des camps tartares. Mais les chasseurs de la Scythie ne bornent pas leurs exploits à la destruction de ces animaux timides ou peu dangereux. Ils marchent hardiment à la rencontre du sanglier, lorsque, animé par la vengeance, il revient sur ceux qui le poursuivent. Ils excitent le courage pesant de l’ours et la fureur du tigre endormi dans les bois. On peut acquérir de la gloire partout où il y a du danger ; et l’habitude de la chasse, qui donne les occasions de faire preuve d’adresse et de courage, doit être considérée comme l’image et l’école de la guerre. Les chasses générales, l’orgueil et le plus grand plaisir des princes tartares, servent, d’exercice instructif à leur nombreuse cavalerie. Ils environnent une enceinte de plusieurs lieues de circonférence, dans laquelle se trouve renfermé tout le gibier d’une grande étendue de pays ; et les troupes qui forment le cordon avancent lentement et régulièrement vers un centre marqué, où les animaux, captifs et entourés de tous côtés, tombent sous les flèches et les traits des chasseurs. Dans cette marche, qui dure souvent plusieurs jours, la cavalerie est obligée de gravir les montagnes, de passer les rivières à la nage et de traverser la profondeur des vallées sans déranger l’ordre de la marche. Les Tartares acquièrent l’habitude de diriger leurs regards et leurs pas vers un objet éloigné, de conserver leurs distances, de suspendre ou d’accélérer leur marche relativement aux mouvements des troupes qui sont sur leur droite ou sur leur gauche, d’observer et de répéter les signaux de leurs commandants. Les chefs apprennent, dans cette école pratique, la plus importante leçon de l’art militaire, le discernement prompt du terrain, de la distance et du temps. Le seul changement nécessaire au moment de la guerre est d’employer contre l’ennemi la même patience et la même valeur, la même intelligence et la même discipline ; et les amusements de la chasse peuvent servir de prélude à la conquête d’un empire[12].

La société politique des anciens Germains ne paraissait être qu’une réunion volontaire de guerriers indépendants. Les tribus de la Scythie, connues sous la dénomination moderne de hordes, semblaient présenter chacune une famille nombreuse et toujours croissante, multipliée dans le cours de plusieurs siècles. Les plus pauvres et les plus ignorants des Tartares conservent, avec un sentiment de fierté, leur généalogie comme un trésor inestimable ; et, malgré la distinction de rang introduite par la possession d’une propriété plus ou moins abondante en richesses pastorales, ils se considèrent tous particulièrement et mutuellement comme les descend ans du fondateur de leur tribu. La coutume qu’ils conservent encore d’adopter les plus braves de leurs prisonniers, peut justifier l’opinion de ceux qui regardent la multiplication extraordinaire de cette famille comme légale et fictive. Mais un préjugé utile, consacré par le temps et par l’opinion, produit l’effet de la vérité. Ces orgueilleux Barbares obéissent volontairement au chef de leur famille, et leur commandant ou coursa exerce, comme représentant de leur premier ancêtre, l’autorité d’un juge en temps de paix, et celle d’un général en temps de guerre. Dans les premiers temps du monde pastoral, chaque mursa, si nous pouvons nous servir ici de ce nom moderne, agissait comme chef indépendant d’une grande famille séparée des autres, et les limites des territoires particuliers se fixaient insensiblement par la supériorité de la force ou, par le consentement mutuel. Mais, l’influence constante de diverses causes contribua à réunir les hordes errantes en communauté nationale, sous le commandement d’un chef suprême. La faiblesse désirait du secours, et la force était ambitieuse de commander. La puissance, qui est le résultat de l’union, opprima les tribus voisines à leur imposa la loi ; et, comme on admettait les vaincus à partager les avantages de la victoire, les plus vaillants chefs se rangèrent volontairement avec toute leur suite sous l’étendard formidable de la confédération générale, et le plus heureux des princes tartares obtint ; ou par la supériorité de son mérite, ou par celle de sa puissance, le commandement militaire sur tous les autres. Il frit élevé sur le trône aux acclamations de ses égaux, et reçut le nom de khan qui exprime, dans le langage du nord de l’Asie, la toute-puissance de la royauté. Les descendants du fondateur de la monarchie conservèrent longtemps un droit exclusif à la succession, et maintenant les khans qui règnent depuis la Crimée jusqu’au mur de la Chine, descendent tous en droite ligne du fameux Gengis[13]. Mais comme le premier, devoir d’un souverain tartare est de conduire en personne ses sujets aux combats, on a souvent peu d’égard aux droits d’un enfant, et quelque prince dû sang royal, distingué par sa valeur et par son expérience, reçoit le sceptre et l’épée de son prédécesseur. On lève régulièrement sur les tribus deux taxes différentes : l’une pour soutenir la dignité du monarque national, et l’autre pour le chef particulier de la tribu ; et chacune de ces taxes monte à la dîme de la propriété de chaque sujet et des dépouilles qui lui tombent en partage. Un souverain tartare jouit de la dixième partie des richesses de ses sujets, et, comme les nombreux troupeaux qui font sa richesse particulière se multiplient ainsi dans une proportion bien plus considérable que les autres, il est en état de suffire abondamment au luxe peu recherché de sa cour, de récompenser ses favoris ; et de maintenir, par la douce séduction des présents, une obéissance qu’il n’obtiendrait peut-être pas toujours de sa seule autorité. Les mœurs des Tartares accoutumés, comme leur khan, au meurtre et au brigandage, peuvent excuser à leurs yeux quelques actes particuliers de sa tyrannie qui exciteraient l’horreur d’un peuple civilisé ; mais le pouvoir arbitraire d’un despote n’a jamais été reconnu dans les déserts de la Scythie. La juridiction immédiate du khan est restreinte à sa propre tribu, et on a modéré l’exercice de ses prérogatives par l’ancienne institution d’un conseil national. La ceroultai ou diète des Tartares, se tenait régulièrement, dans le printemps et dans l’automne, au milieu d’une vaste plaine[14] ; ou les princes de la famille régnante et les mursas des différentes tribus pouvaient à l’aise se réunir à cheval et suivis de tous leurs guerriers : le monarque ambitieux en passant en revue les forces d’un peuple armé, se voyait obligé de consulter son inclination. On aperçoit, dans la constitution politique des nations scythes ou tartares, les principes du gouvernement féodal ; mais le conflit perpétuel de ces peuples turbulents s’est terminé quelquefois par l’établissement d’un empire despotique. Le conquérant, enrichi par les tribus et soutenu parles armes de plusieurs rois dépendants, a étendu ses conquêtes dans l’Europe et dans l’Asie. Les pasteurs du Nord se sont assujettis aux arts, aux lois et à la gêne de résider dans des villes ; et le luxe, après avoir détruit la liberté, a ébranlé peu à peu les fondements du trône[15].

Le souvenir des événements ne se conserve pas longtemps chez une nation ignorante et sujette à des migrations fréquentes et éloignées. Les Tartares modernes ignorent les conquêtes de leurs ancêtres[16] ; et nous avons puisé notre connaissance de l’histoire des Scythes dans leur commerce avec les nations civilisées du Sud, les Grecs, les Chinois et les Persans. Les Grecs, qui naviguaient sur l’Euxin et envoyaient des colonies sur les bords de la mer, découvrirent à la longue, et imparfaitement, une partie de la Scythie, depuis le Danube, et les confins de la Thrace jusqu’aux Méotides glacés, le séjour d’un éternel hiver, et jusqu’au Caucase, que les poètes donnaient pour bornes à la terre. Les Grecs célébrèrent, avec une simplicité crédule, les vertus de la vie pastorale[17], et furent, avec plus de raison, effrayés du nombre et de la valeur des Barbares, qui avaient écrase avec mépris l’immense armement de Darius, fils d’Hystaspe[18]. Les monarques Persans avaient poussé leurs conquêtes vers l’occident jusqu’aux rives du Danube[19] et aux confins de la Scythie européenne. Leurs provinces orientales étaient exposées aux incursions des Scythes de l’Asie, ces sauvages habitants des plaines au-delà de l’Oxus et du Jaxarte, deux larges rivières dont le cours se dirige vers la mère Caspienne. La longue et mémorable querelle d’Iran et de Touran sert encore de sujet à l’histoire ou aux romans orientaux. La valeur fameuse et peut-être fabuleuse des héros persans, Rustan et Asfendiar, se signala pour la défense de leur pays contre les Afrasiabs du Nord[20] : et le courage indomptable des mêmes Barbares résista sur le même terrain aux armées victorieuses de Cyrus et d’Alexandre[21]. Aux yeux des Grecs et des Perses, l’étendue réelle de la Scythie était bornée à l’orient par les montagnes d’Imaüs ou de Caf ; leur ignorance sur les pays situés à l’extrémité inaccessible de l’Asie mêlait beaucoup de fables aux idées qu’ils se formaient de ces contrées éloignées. Mais ces régions inaccessibles sont l’ancienne résidence d’une nation puissante et civilisée[22], qui remonte, par une tradition vraisemblable à quarante siècles, et qui peut justifier d’une histoire de deux mille ans[23], attestée par le témoignage non interrompu d’historiens exacts et contemporains[24]. Les annales de la Chine[25] éclaircissent l’état et les révolutions des tribus pastorales, qu’on peut toujours distinguer sous l’a dénomination vague de Scythes ou de Tartares tour à tour vassaux, ennemis et conquérants d’un grand empire, dont la politique n’a cessé de résister à la valeur aveugle et impétueuse des Barbares du Nord. De l’embouchure du Danube à la mer du Japon, à longitude de la Scythie s’étend à peu près à cent dix degrés, qui, sous ce parallèle, donnent plus de cinq mille milles. Il n’est pas aussi facile de déterminer exactement la latitude de ces immenses déserts ; mais depuis le quarantième degré qui touche au mur de la Chine, nous pouvons avancer à plus de mille milles vers le nord, où nous serons arrêtés par le froid excessif de la Sibérie. Dans cet affreux climat, au lieu du portrait animé d’un camp tartare, on voit sortir de la terre, ou plutôt des neiges dont elle est couverte, la fumée qui annonce les demeures souterraines des Tongoux et des Samoïèdes. Des rennes et de gros chiens leur tiennent imparfaitement lieu de bœufs et de chevaux, et les conquérants de l’univers dégénèrent insensiblement en une racé de sauvages chétifs et difformes, que fait trembler le bruit des armes[26].

Ces mêmes Huns, qui, sous le règne de Valens, menacèrent l’empire romain, avaient longtemps auparavant semé la terreur dans l’empire de la Chine[27]. Ils occupaient anciennement, et peut-être originairement, une vaste étendue de pays aride et stérile au nord de la grande muraille. Cette contrée est occupée aujourd’hui par les quarante-neuf hordes ou bannières des Mongoux, nation pastorale, composée d’environ deux cent mille familles[28]. Mais la valeur des Huns avait reculé les étroites limites de leurs États, et leurs chefs grossiers, connus sous le nom de Tanjoux, devinrent peu à peu les conquérants et les souverains d’un empire formidable. Vers l’orient, l’Océan seul put arrêter l’effort de, leurs armes, et les tribus clairsemées entre l’Amour et l’extrémité de la péninsule de Corée, suivirent malgré elles les drapeaux des Huns victorieux. Du côté de l’occident, vers la source de l’Irtisch et des vallées de l’Imaüs, ils trouvèrent un pays plus vaste et des ennemis plus nombreux. Un des lieutenants du Tanjou subjugua dans une seule expédition vingt-six nations. Les Igours[29], distingués entre les Tartares par l’image des lettres, étaient du nombre de ses vassaux ; et, par une étrange liaison des événements du monde, la fuite d’une de ces tribus errantes rappela les Parthes victorieux de l’invasion de la Syrie[30]. Au nord, les Huns regardaient l’Océan comme la seule borne de leur domination. Sans ennemis pour leur résister, sans témoins pour contrarier leur vanité, ils pouvaient exécuter à leur gré la conquête réelle où imaginaire des régions glacées de la Sibérie, et ils fixèrent la mer du Nord pour dernière limite de leur empire. Mais le nom de cette mer, sur les rives de laquelle le patriote Sovou adopta la vie d’un pasteur et d’un exilé[31], peut s’appliquer avec plus de probabilité au Baïkal, vaste bassin d’environ trois cents milles de longueur qui dédaigne la modeste dénomination de lac[32], et, qui communique aujourd’hui avec la mer du Nord, par le long cours de l’Angara, du Tonguska et du Jénissea. La conquête d’un si grand nombre de nations éloignées pouvait flatter la vanité du Tanjou ; mais la valeur des Huns, ne pouvait être récompensée que par la jouissance des richesses et du luxe de l’empire du Sud. On avait élevé, dans le troisième siècle avant l’ère chrétienne, un mur de quinze cents milles de longueur, pour défendre les frontières de la Chine contre leurs incursions[33] ; mais ce mur immense, qui tient une place considérable sur la carte du monde, ne contribua jamais à la sûreté d’une nation peu guerrière. Le Tanjou rassemblait souvent jusqu’à deux ou trois cent mille hommes de cavalerie, redoutables par leur adresse à manier leurs arcs et leurs chevaux, par leur patience courageuse. à supporter les rigueurs des saisons, et par l’incroyable rapidité de leur marche, que n’arrêtaient guère les torrents et les précipices, les montagnes les plus escarpées et les rivières les plus profondes. Ils se répandirent tous à la fois sur la surfacé du pays, et leur impétueuse célérité déconcerta la tactique grave et compassée d’une armée chinoise. L’empereur Kaoti, soldat de fortune[34], élevé sur le trône par son mérite personnel, marcha contre les Huns avec les troupes des vétérans formés dans les guerres civiles de la Chine ; mais les Barbares l’environnèrent bientôt de tous côtes ; et, après un siége de sept jours, le monarque, n’ayant aucun espoir d’être secouru, fut forcé d’acheter sa liberté par une capitulation ignominieuse. Les successeurs de Kaoti, occupés des arts pacifiques, et livrés aux délices de leur palais, se soumirent à une humiliation plus durable. Ils se déterminèrent trop promptement à regarder comme insuffisantes leurs troupes et leurs fortifications. Ils se laissèrent trop aisément persuader que les soldats chinois, qui, pour éviter d’être surpris par les Huns, annoncés de tous côtés par la lueur des flammes, dormaient le casque en tête et la cuirasse sur le dos, seraient bientôt épuisés par des travaux continuels et des marches inutiles[35]. Pour se procurer une tranquillité précaire et momentanée, ils stipulèrent un paiement annuel d’argent et d’étoffés de soie ; et le misérable expédient de déguiser un tribut réel sous la dénomination d’un don et d’un subside, fut également adopté par les empereurs de Rome et par ceux de la Chine ; mais le tribut de ceux-ci comprenait un article encore plus honteux, qui révoltait les sentiments de la nature et de l’humanité. Les fatigues d’une vie sauvage, qui détruisent dans leurs premières années les enfants nés avec une constitution faible, mettent une disproportion sensible dans le nombre des deux sexes. Les Tartares sont généralement laids, et même difformes : ils se servent de leurs femmes pour tous les travaux domestiques ; mais ils sont avides de se procurer la jouissance d’objets plus agréables. Les Chinois étaient obligés de livrer tous les ans aux grossières caresses des Huns, un nombre fixe de leurs plus belles filles[36] ; et ils s’assuraient l’alliance des orgueilleux Tanjoux en leur donnant en mariage les filles véritables ou adoptives de la famille impériale, qui tâchaient en vain d’échapper à cet opprobre sacrilège. L’infortune de ces victimes, désolées a été peinte par une princesse de la Chine, qui déplore son malheur d’avoir été condamnée par ses parents à un exil perpétuel, et à passer sous les lois d’un époux barbare, d’être réduite pour boisson, à du lait aigre, à de la viande crue pour nourriture, et de n’avoir qu’une tente pour palais. Elle exprime, avec une simplicité touchante, son désir d’être transformée en oiseau, pour s’envoler vers sa chère patrie, l’objet de ses tendres et perpétuels regrets[37].

Les tribus pastorales du Nord avaient fait deux fois la conquête de la Chine. Les forces des Huns n’étaient point inférieures à celles des Mongoux ou des Mantcheoux, et leur ambition pouvait se flatter des mêmes succès ; mais les armes et la politique de Vouti[38], cinquième empereur de la pâlissante dynastie des Han, humilièrent leur orgueil et arrêtèrent leurs progrès. Durant son long règne de cinquante-quatre ans (146-87 av. J.-C.) les Barbares des provinces méridionales se soumirent aux lois des Chinois ; ils adoptèrent leurs mœurs, et les anciennes limites de l’empire, qui se terminaient à la grande rivière de Kiang, s’étendirent jusqu’au port de Canton. Au lieu de se borner aux timides opérations d’une guerre défensive, ses lieutenants pénétrèrent jusqu’à plusieurs centaines de milles dans le pays des Huns. Dans ces vastes déserts, où il était impossible de former des magasins, et difficile de transporter une quantité de provisions suffisante, les armées de Vouti eurent souvent à souffrir des maux intolérables. De cent quarante mille soldats, avec lesquels les généraux chinois étaient entrés en campagne, ils n’en ramenèrent que trente mille sains et saufs aux pieds de- leur empereur ; mais cette perte avait été compensée par des succès brillants et décisifs. Ils avaient profité habilement de la supériorité que leur donnaient la nature de leurs chariots de guerre et le secours des Tartares auxiliaires. Le camp du Tanjou fut surpris au milieu de la nuit et d’une débauche. Le monarque des Huns s’ouvrit courageusement un chemin au milieu des ennemis ; mais il laissa quinze mille des siens sur le champ de bataille. Cependant cette grande victoire, précédée et suivie de plusieurs combats sanglants, contribua moins à détruire la puissance des Huns que la politique adroite dont Vouti fit usage pour détacher de leur obéissance les nations tributaires. Intimidées par les armées de l’empereur chinois, ou séduites par ses promesses, elles rejetèrent l’autorité du Tanjou (70 av. J.-C.) : quelques-unes se reconnurent alliées ou vassales de l’empire ; toutes devinrent les plus implacables ennemies des Huns, et dès que ces orgueilleux Barbares se trouvèrent réduits à leurs propres forces, leur grandeur disparut, et leur nombre aurait à peine suffi pour peupler une grande ville de l’empire des Chinois[39]. La désertion de ses sujets et les embarras d’une guerre civile obligèrent le Tanjou à renoncer lui-même au titre de souverain indépendant, et à assujettir la liberté d’une nation fière et guerrière. Il fut reçu à Sigan (51 av. J.-C.), alors capitale de la monarchie par les troupes, les mandarins et l’empereur lui-même, avec tous les honneurs que la vanité chinoise fût capable d’inventer pour orner et déguiser son triomphe[40]. On le logea dans un palais magnifique ; il eût le pas avant tous les princes de la famille royale, et on épuisa la patience du roi barbare dans un banquet à huit services, durant lequel on exécuta neuf différents morceaux de musique ; mais il rendit à genoux un respectueux hommage à l’empereur, prononça, en son nom et pour tous ses successeurs, un serment de fidélité perpétuelle, et reçut du victorieux Vouti un sceau qui portait l’emblème de sa dépendante royauté. Depuis cette soumission humiliante, les Tanjoux manquèrent quelquefois à leur serment de fidélité, et saisirent l’instant favorable pour exercer leur brigandage ; mais la monarchie des Huns déclina peu à peu, et des dissensions civiles divisèrent enfin ces Barbares en deux nations séparées et ennemies (48 A. D.). Un de leurs princes, poussé par la crainte et l’ambition, se retira vers le sud avec huit hordes, composées de quarante à cinquante mille familles. Il obtint, avec le titre de Tanjou, un territoire commode sur les frontières des provinces chinoises, et la constance de son attachement pour l’empire fut maintenue par sa faiblesse et par le désir de se venger de ses anciens compatriotes. Depuis le moment de cette funeste séparation, les Huns du nord continuèrent à languir environ cinquante ans, jusqu’au moment où ils furent accablés de tous côtés par des ennemis étrangers et domestiques. Une colonne[41] élevée sur une haute montagne, apprit à la postérité que les armées chinoises s’étaient victorieusement avancées à sept cents milles dans le pas des Barbares. Les Sienpi[42], tribu des Tartares orientaux, vengèrent sur les Huns les injures que leurs ancêtres en avaient reçues, et la puissance des Tanjoux, après un règne de treize cents ans, fut entièrement détruite avant la fin du premier siècle de l’ère chrétienne[43].

Les Huns, vaincus et dispersés, éprouvèrent, selon leur caractère et leur situation, des fortunes diverses[44]. Plus de cent mille individus de cette nation, des plus pauvres à la vérité, et des moins courageux, restèrent dans leur pays natal, renoncèrent à leur nom, et se mêlèrent à la victorieuse nation des Sienpi. Cinquante-huit bordes, environ deux cent mille hommes, préférant une plus honorable servitude, se retirèrent au sud, et implorèrent la protection de l’empereur chinois ; qui leur permit d’habiter sur les frontières de la province de Chansi et du territoire d’Ortoas, et leur en confia la gaude ; mais les tribus les plus puissantes et les plus belliqueuses des Huns conservèrent dans leurs revers le courage indépendant de leurs ancêtres. L’Occident tout entier était ouvert à leur valeur, et ils résolurent d’y chercher et d’y conquérir, sous la conduite de leurs chefs héréditaires ; un pays éloigné qui put demeurer inaccessible aux armes des Sienpi et aux lois de la Chine[45]. Ils passèrent bientôt les montagnes de l’Imaüs, et les bornes de la géographie des Chinois ; mais nous pouvons, distinguer les deux principales troupes de ces formidables exilés, qui dirigèrent leur marche, l’une vers l’Oxus, l’autre vers le Volga. La première de ces colonies s’établit dans les plaines vastes et fertiles de la Sogdiane sur la rive orientale de la mer Caspienne, où ils conservèrent le nom de Huns, avec le surnom d’Euthalites ou Nephtalites. Leurs mœurs et jusqu’aux traits de leur visage, s’adoucirent insensiblement sous un climat tempéré et dans une province[46] florissante qui conservait encore quelque souvenir des arts de la Grèce[47]. Les Huns blancs, nom qui leur fut donné d’après le changement de leur couleur, abandonnèrent bientôt les mœurs pastorales de la Scythie. Gorgo, qui, sous le nom de Carizme, a joui d’une splendeur passagère, devint la résidence du roi, qui régna paisiblement sur un peuple docile. Les travaux des Sogdiens fournissaient à leur luxe, et les Huns ne conservèrent de leur ancienne barbarie que la coutume odieuse d’enterrer vivants, dans le tombeau où l’on déposait un prince ou un citoyen opulent, jusqu’au nombre de vingt de ceux qui avaient partagé ses bienfaits durant sa vie[48]. Le voisinage des frontières de la Perse exposait souvent les Huns à de sanglants combats avec toutes les armées de cette monarchie ; mais ils respectaient en temps de pain la foi des traités, et les lois de l’humanité en temps de guerre. Leur victoire mémorable sur Peroses ou Firuz fit autant d’honneur à la modération qu’à la valeur des Barbares. La seconde division des Huns, leurs compatriotes, qui s’avança vers le nord-ouest, rencontra plus d’obstacles, et se fixa sous un climat plus rigoureux. La nécessité leur fit changer les soies de la Chine pour les fourrures de la Sibérie. Les commencements imparfaits de civilisation qui se faisaient sentir parmi eux, s’effacèrent entièrement, et leur férocité naturelle s’augmenta par leurs rapports avec des tribus barbares qu’on a comparées, avec assez de justice aux animaux sauvages du désert. Leur fierté indocile rejeta bientôt la succession héréditaire des Tanjoux ; chaque horde fut gouvernée par son mursa particulier ; et leur conseil tumultueux dirigeait les entreprises de la nation. Le nom de la Grande-Hongrie a attesté jusqu’au treizième siècle leur résidence sur les rives orientales du Volga[49]. Dans l’hiver, ils descendaient avec leurs troupeaux vers l’embouchure de cette grande rivière, et ils poussaient leurs excursions dans l’été jusqu’à la latitude de Saratoff, ou peut-être jusqu’au confluent du Kama. Telles étaient du moins les récentes limites des Calmoucks noirs[50], qui restèrent environ cent ans’ sous la protection de la Russie, et qui sont retournes depuis dans leur ancienne patrie, sur les frontières de la Chine. Le départ et le retour de ces Tartares errants, dont le camp réuni composait cinquante mille familles, explique les anciennes émigrations des Huns[51].

Il est impossible de remplir l’intervalle obscur du temps qui s’est écoulé depuis que les Huns disparurent des environs de la Chine, jusqu’au moment où ils se montrèrent sur les frontières des Romains. Quoi qu’il en soit, on peut raisonnablement croire qu’ils furent poussés jusque sur les confins de l’Europe par les mêmes adversaires qui les avaient chassés de leur pays natal. La puissance des Sienpi, leurs ennemis implacables, qui s’étendait à plus de trois mille milles d’orient en occident[52], doit les avoir insensiblement éloignés par la terreur de leur voisinage ; et l’affluence des tribus fugitives de la Scythie devait nécessairement augmenter les forces des Huns ou resserrer leur territoire. Les noms barbares et peu connus de ces différentes hordes blesseraient l’oreille du lecteur, sans rien présenter à son intelligence ; mais je ne puis me dispenser d’observer que le nombre des Huns du Nord dut être considérablement, augmenté par la dynastie du Sud qui, dans le cours du troisième siècle, se soumit au gouvernement des Chinois ; que les plus braves guerriers de cette nation durent chercher et suivre les traces de leurs compatriotes libres et fugitifs, et oublier, dans les revers communs de leur infortune, les divisions qu’avait occasionnées entre eux la prospérité[53]. Les Huns, avec leurs troupeaux, leurs femmes, leurs enfants, leur suite et leurs alliés, se transportèrent sur la rive occidentale du Volga, et s’avancèrent audacieusement sur les terres des Alains, peuple de pasteurs, qui occupait ou dévastait une vaste étendue des déserts de la Scythie. Les Alains couvraient de leurs tentes les plaines situées entre le Tanaïs et le Volga ; mais leurs noms et leurs mœurs s’étendaient à toutes leurs conquêtes ; et les tribus des Agathirses et des Gélons, remarquables Par leur coutume de se peindre le corps, étaient du nombre de leurs vassaux. Ils avaient pénétré au nord, dans les régions glacées de la Sibérie, parmi des sauvages dont la rage ou la faim se nourrit de chair humaine ; et au sud, ils poussaient leurs incursions jusqu’aux frontières de la Perse et de l’Inde. Le mélange des races sarmates et germaines avait un peu contribué à rectifier les traits des Alains, à blanchir leur peau basanée, à teindre leur chevelure d’une couleur plus claire, qu’il est rare de rencontrer chez les Tartare. Moins difformes et moins sauvages que les Huns, mais non moins redoutables, ils ne leur cédaient point pour la valeur et pour l’amour de la liberté, et rejetèrent toujours l’usage de l’esclavage domestique. Passionnés pour la guerre, les Alains regardaient le pillage et les combats comme la gloire et la félicité du genre humain. Un cimeterre nu fiché en terre, était le seul objet de leur culte religieux. Les ornements dont ils caparaçonnaient leurs chevaux, chèrement achetés au prix de leur sang, étaient composés des crânes de leurs ennemis, et ils regardaient avec pitié les guerriers pusillanimes qui attendaient patiemment la mort des infirmités de l’âge ou des douleurs d’une longue maladie[54]. Les Huns et les Alains combattirent, sur les bords du Tanaïs, avec une valeur égale, mais avec un succès différent. Les Huns l’emportèrent ; le roi des Alains perdit la vie, et les restes de la nation vaincue, réduits à l’alternative ordinaire de la fuite ou de la soumission, se dispersèrent en divers lieux[55]. Une colonie de ces exilés trouva un refuge dans les montagnes du Caucase, entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne, où ils conservent encore leur nom et leur indépendance. Une autre colonie s’avança avec intrépidité jusqu’à la mer Baltique, s’associa aux tribus septentrionales de l’Allemagne, et partagea le butin fait dans la Gaule et dans l’Espagne sur les sujets de l’empire, mais la plus nombreuse partie des Alains accepta une alliance honorable et avantageuse avec ses vainqueurs ; et les Huns, qui estimaient la valeur de leurs ennemis vaincus, s’avancèrent avec leurs forces réunies vers les frontières de l’empire des Goths.

Le grand Hermanric, dont les États s’étendaient depuis la mer Baltique jusqu’au Pont-Euxin, jouissait sur la fin de sa vie, du fuit de ses victoires et d’une brillante réputation, quand il fut alarmé par l’approche redoutable d’une multitude d’ennemis inconnus[56], auxquels ses barbares sujets pouvaient sans injustice donner le nom de Barbares. Le nombre des Huns, la rapidité de leurs mouvements et leur inhumanité, jetèrent la terreur chez les Goths, qui, voyant leurs villages en flammes et leurs champs ensanglantés, s’exagérèrent encore leurs justes sujets d’effroi. A ces motifs d’épouvante se joignaient la surprise et l’horreur que leur causaient la voix grêle, les gestes sauvages et l’étrange difformité des Huns. On a comparé les sauvages de la Scythie, et avec assez de vérité, à des animaux qui marcheraient gauchement sur deux pieds, et à ces demi-figures appelées termes, placées assez souvent sur les ponts de l’antiquité. Ils différaient des autres races d’hommes par la largeur de leurs épaulés, par leurs nez épatés et leurs petits yeux noirs, profondément enfoncés dans la tête. Comme ils étaient presque sans barbe ils ne présentaient jamais ni les grâces viriles de la jeunesse, ni l’air vénérable de l’âge avancé[57]. On leur assignait une origine digne de leur figure et de leurs manières. Les sorcières de la Scythie, ayant été, dit-on, bannies de la société des hommes pour leurs forfaits, s’étaient accouplées dans les déserts avec les esprits infernaux, et les Huns avaient été le fruit de ces exécrables amours[58]. Cette fable horrible et absurde fut avidement adoptée par la haine crédule des Goths ; mais, en satisfaisant leur haine, elle augmenta leur terreur. Il était en effet bien naturel de supposer que les descendants des sorcières et des démons devaient hériter en partie de la puissance surnaturelle aussi bien que de la méchanceté de leurs ancêtres malfaisants. Hermanric se préparait à réunir toutes les forces de son royaume contre ses ennemis ; mais il découvrit bientôt que les tribus de ses vassaux, fatiguées de, l’état d’oppression où il les tenait, étaient plus disposées à seconder qu’à repousser l’invasion des Huns. Un des chefs des Roxolans[59] avait déserté précédemment les drapeaux d’Hermanric ; et le tyran cruel s’était vengé sur son épouse innocente, en la faisant écarteler par des chevaux sauvages. Les frères de cette victime infortunée saisirent à leur tour le moment de la vengeance. Le vieux roi des Goths, dangereusement blessé d’un coup de poignard, languit encore quelque temps ; mais ses infirmités retardaient les opérations de la guerre, et les conseils de la nation étaient agités par la discorde et par la jalousie. Sa mort, qu’on a attribuée à son propre désespoir, laissa les rênes du gouvernement entre les mains de Withimer, qui, avec le secours suspect d’une troupe de Scythes mercenaires, soutint quelque temps une lutte inégale contre les Huns et les Alains. Il fut vaincu à la fin, et perdit la vie dans une bataille décisive. Les Ostrogoths se soumirent à leur sort ; et nous retrouverons bientôt les descendants de la race royale des Amalis au nombre des sujets de l’orgueilleux Attila. Mais l’activité d’Alathæus et de Saptirax deux guerriers d’une fidélité et d’une valeur éprouvées, sauva l’enfance du roi Witheric. Ils conduisirent, par des marches prudentes, les restes des Ostrogoths indépendants sur les bords du Danaste où Niester, rivière considérable qui sépare aujourd’hui les États ottomans de l’empire de Russie. Le prudent Athanaric, plus occupé de la sûreté des siens que de la défense générale du royaume, avait placé le camp des Visigoths sur les rives du Niester, résolu de se défendre contre les Barbares victorieux, qu’il ne croyait pas devoir attaquer. La célérité ordinaire des Huns fut retardée par l’embarras des dépouilles et des esclaves ; mais, par leur habileté, ils trompèrent Athanaric, dont l’armée n’échappa qu’avec peine à une entière destruction. Au clair de la lune, un corps nombreux de cavalerie passa la rivière dans un endroit guéable, environna et attaqua le juge des Visigoths, qui défendait les bords du Niester ; et ce ne fut qu’à force de courage et d’intelligence, qu’il parvint à se retirer sur les hauteurs. L’intrépide général avait déjà formé un nouveau et sage plan de guerre défensive, et les lignes qu’il commençait à construire entre les montagnes, le Pruth et le Danube, auraient mis à l’abri des ravages des Huns la vaste et fertile contrée connue aujourd’hui sous le nom de Valachie[60] ; mais la timide impatience de ses compatriotes effrayés, trompa son espoir et déconcerta ses projets. Persuadés que le Danube était la seule barrière qui pût les mettre à l’abri de la rapide poursuite et de l’invincible valeur des Barbares de Scythie, le corps entier de la nation s’avança vers les bords de cette grande rivière, sous les ordres de Fritigern et d’Alavivus[61], et implora la protection de l’empereur romain de l’Orient. Athanaric, toujours attaché à ses serments, ne voulut point entrer sur les terres des Romains : il se retira, suivi d’une troupe fidèle, dans le pays montagneux de Caucaland, défendu et presque caché, à ce qu’il paraît, par les impénétrables forets de la Transylvanie[62].

Après avoir terminé la guerre des Goths avec une apparence de gloire et de succès ; Valens avait traversé ses provinces d’Asie, et était venu enfin fixer sa résidence dans la capitale de la Syrie. Il employa le séjour de cinq ans[63] qu’il fit à Antioche, à veiller, sans s’exposer de trop prés, sur les entreprises du monarque persan, à repousser les incursions des Sarrasins et des Isaures[64] à faire triompher la théologie arienne par des arguments plus irrésistibles que ceux de l’éloquence et de la raison, et à tranquilliser son âme timide et soupçonneuse en faisant périr sans distinction les innocents avec les coupables. Mais il eut bientôt de quoi occuper sérieusement son attention par l’avis important que lui donnèrent les officiers civils et militaires chargés de la défense du Danube. Ils lui apprenaient que le Nord était agité par une terrible tempête ; que l’irruption des Huns, sauvages d’une race inconnue et monstrueuse, avait renversé l’empire des Goths ; que cette nation orgueilleuse et guerrière ; maintenant réduite au dernier degré d’humiliation, couvrait d’une multitude suppliante un espace de plusieurs milles sûr les bords du fleuve, d’où ces infortunés, les bras étendus et avec de douloureuses lamentations déploraient leurs malheurs, le danger qui les menaçait, sollicitaient comme leur refuge la compassion et la clémence de l’empereur, et ils suppliaient de leur permettre de cultiver les déserts de la Thrace ; protestant que s’ils obtenaient de sa bonté libérale un si grand bienfait, ils se regarderaient comme attachés à l’empire par les liens les plus forts du devoir et de la reconnaissance, observeraient ses lois et défendraient ses frontières. Ces promesses furent confirmées par les ambassadeurs des Goths, qui attendaient impatiemment qu’une résolution de Valens décidât du sort de leurs infortunés compatriotes. Valentinien était mort à la fin de l’année précédente (17 novembre 375). Sa sagesse et son autorité ne dirigeaient plus les conseils de l’empereur d’Orient ; et comme la pressante situation des Goths exigeait une résolution aussi prompte que décisive, Valens se trouvait privé de la ressource favorite des âmes faibles et timides, qui regardent les délais et les réponses équivoques comme l’effort de la prudence la plus consommée. Tant que les passions et les intérêts subsisteront parmi les hommes, les mêmes questions débattues dans les conseils de l’antiquité, relativement à la paix ou à la guerre, à la justice ou à la politique, se représenteront fréquemment dans les délibérations des conseils modernes ; mais le plus habile ministre de l’Europe n’a jamais eut à considérer l’avantage ou le danger d’admettre ou de repousser une innombrable multitude de Barbares, contraints par la faim et par le désespoir à solliciter un établissement sur les terres d’une nation civilisée. L’examen d’une proposition si intimement liée avec la sûreté publique, embarrassa et divisa le conseil de Valens ; mais ils adoptèrent tous bientôt, le sentiment qui satisfaisait la vanité, l’indolence et l’avarice de leur souverain. Les esclaves, décorés du titre de préfet ou de général, déguisant ou ignorant le danger d’une émigration nationale, si excessivement différente des colonies partielles qu’on avait reçues accidentellement sur les frontières de l’empire, rendirent grâce à la fortune qui amenait des extrémités du globe une multitude de guerriers intrépides pour défendre le trône de Valens, dont les trésors pourraient désormais s’augmenter des sommes immenses que l’es provinciaux donnaient pour se dispenser du service militaire. La cour impériale accepta le service des Goths, et accorda leur demande. On envoya immédiatement des ordres aux gouverneurs civils et militaires du diocèse de Thrace, de faire les préparatifs nécessaires pour le passage et la subsistance de ce grand peuple, en attentant qu’on eût choisi un terrain suffisant pour sa future résidence. L’empereur mit à sa libéralité deux conditions rigoureuses que la prudence pouvait suggérer aux Romains, mais que la situation désastreuse des Goths pouvait seule contraindre leur indignation à supporter. Avant de traverser le Danube, ils devaient tous livrer leurs armés, et en outre leurs enfants, pour être répandus dans les provinces de l’Asie, où ils seraient civilisés par l’éducation, et serviraient en même temps d’otages à la fidélité de leurs parents.

Dans l’incertitude où les tenait une négociation lente et douteuse, et traitée loin d’eux, les Goths impatiens firent audacieusement quelques tentatives pour passer le Danube sans l’aveu du gouvernement, dont ils avaient imploré la protection. Les troupes postées le long de la rivière veillaient sur tous leurs mouvements, et taillèrent en pièces leurs premiers détachements ; mais telle était la pusillanimité des conseils de Valens, que les braves officiers qui avaient rempli leur devoir en défendant leur pays, perdirent leur emploi et sauvèrent difficilement leur vie. On reçut enfin l’ordre impérial de faire passer le Danube à toute la nation des Goths[65] ; mais l’exécution n’en était pas facile : des pluies continuelles avaient prodigieusement augmenté le cours du Danube, dont la largeur s’étend, en cet endroit, à plus d’un mille[66] ; et dans ce passage tumultueux, un grand nombre d’individus périrent, emportés par la violence du courant. Une foule de vaisseaux, de bateaux et de canots, passaient et repassaient nuit et jour d’un rivage à l’autre, et les officiers de Valens veillèrent, avec le soin le plus actif, à ce qu’il ne demeurât pas sur l’autre rive un seul de ces Barbares destinés à renverser l’empire romain jusque dans ses fondements. On essaya de prendre une liste exacte du nombré des émigrants ; mais ceux qui en furent chargés renoncèrent avec effroi à cette impraticable et interminable entreprise[67] ; et le principal historien de ce siècle affirme sérieusement que la multitude innombrable des Goths pouvait faire croire aux prodigieuses armées de Darius et de Xerxès, regardées jusqu’alors comme de vaines fables adoptées par une antiquité crédule. Un dénombrement qui paraît assez probable fait monter les guerriers des Goths à deux cent mille hommes : en ajoutant une juste proportion de femmes, d’enfants et d’esclaves, la totalité de cette redoutable émigration peut être évaluée à un million de personnes de tout sexe et de tout âge. Les enfants, du moins ceux des personnages au-dessus du commun, furent séparés du reste du peuple ; on les conduisit sans délai dans les différents endroits choisis pour leur résidence et leur éducation, et sur toute leur route, ces otages ou ces captifs excitèrent, par leur riche et brillante parure, par leur figure robuste et martiale, l’étonnement et l’envie des habitants des provinces. Mais la clause la plus humiliante pour les Barbares, et la plus importante pour les Romains, fut honteusement éludée. Les Goths, croyant leur gloire et leur sûreté également intéressées à la conservation de leurs armes, se montrèrent disposés à les racheter d’un prix bien propre à tenter les désirs ou l’avarice des officiers impériaux. Pour conserver leurs armes, ces orgueilleux Barbares consentirent, bien qu’avec quelque répugnance, à prostituer leurs femmes et leurs filles. Les charmes d’une jeune beauté, ou ceux d’un jeune garçon, étaient des moyens infaillibles pour s’assurer la connivence des inspecteurs, dont la cupidité était aussi excitée quelquefois par les tapis ornés de franges ou par les toiles précieuses que possédaient leurs nouveaux alliés, ou bien dont, le devoir était sacrifié à l’avidité méprisable de remplir leurs maisons d’esclaves ou leurs fermes de troupeaux[68]. Les Goths passèrent dans les bateaux les armes à la main ; et quand ils se trouvèrent tous rassemblés sur le bord opposé du fleuve, leur vaste camp, répandu sur la plaine et sur les hauteurs de la Basse Mœsie, offrait l’aspect menaçant d’une armée ennemie. Les chefs des Ostrogoths, Saphrax et Alathæus, qui avaient sauvé leur jeune roi, parurent peu de temps après sur la rive septentrionale du Danube, et envoyèrent immédiatement leurs ambassadeurs à Valens, pour solliciter, avec les mêmes protestations de reconnaissance et de fidélité, une faveur pareille à celle qui avait été accordée aux supplications des Visigoths ; mais le refus absolu de l’empereur suspendit leur marche, et découvrit le repentir, les craintes et les soupçons de son conseil.

Une nation de Barbares, sans asile et sans discipline, exigeait des mesures à la fois les plus fermes et les plus adroites. On ne pouvait suffire à la subsistance journalière d’un million de nouveaux sujets que par une prévoyance active que le, moindre accident ou la moindre méprise était susceptible de déranger. Il était également dangereux d’exciter, par l’apparence de la crainte ou du mépris, l’insolence ou l’indignation des Goths ; et le salut de l’État semblait dépendre de la prudence et de l’intégrité des généraux de Valens. Dans cette circonstance difficile, le gouvernement militaire de la Thrace était confié à Maxime et à Lupicinus, dont les âmes vénales eussent sacrifié toute considération du bien public à l’espoir du plus léger profit, et dont la seule excuse était leur incapacité, qui leur dérobait les pernicieuses conséquences de leur coupable administration. Au lieu d’obéir aux ordres de l’empereur, et de satisfaire avec une honorable générosité aux demandes des Goths, ils se firent bassement et cruellement un revenu des besoins de ces Barbares affamés ; les vivres les plus communs se vendirent à un prix exorbitant ; au lieu de viandes saines et nourrissantes, on remplissait les marchés de chair de chien et d’animaux dégoûtants morts de maladie. Pour obtenir une livre de pain, un Goth sacrifiait souvent la possession d’un esclave utile, mais qu’il ne pouvait pas nourrir, et une très petite quantité de viande s’évaluait jusqu’à dix livres d’un métal précieux, mais devenu inutile[69]. Quand ils eurent épuisé tous les autres moyens, ils vendirent, pour subsister, leurs enfants des deux sexes ; et, malgré l’amour de la liberté qui brûlait dans leurs cœurs, les Goths se soumirent à cette humiliante maxime, qu’il valait mieux que leurs enfants fussent nourris dans la servitude, que de les laisser mourir de faim dans l’indépendance. C’est un ressentiment bien vif que celui qu’excite la tyrannie d’un prétendu bienfaiteur, lorsqu’il exige encore de la reconnaissance pour un service qu’il a effacé par des injures. Un esprit de mécontentement s’éleva insensiblement dans le camp des Barbares fatigués de faire valoir sans succès le mérite de leur patience et de leur respect ; ils commencèrent à se plaindre hautement du traitement indigne qu’ils recevaient de leurs nouveaux alliés, et jetèrent autour d’eux les yeux sur ces riches et fertiles provinces au milieu desquelles on leur faisait souffrir toutes les horreurs d’une famine artificielle : mais ils avaient encore entre les mains des moyens de salut et même de vengeance, puisque l’avarice de leurs tyrans, en les outrageant, leur avait laissé leurs armes. Les clameurs d’une multitude peu accoutumée à déguiser ses sentiments, annoncèrent les premiers symptômes de la résistance, et jetèrent l’épouvante dans l’âme timide et criminelle de Maxime et de Lupicinus. Ces ministres artificieux, substituant la ruse de quelques expédients momentanés à la sagesse d’un plan général, essayèrent d’éloigner les Goths des frontières de l’empire, et de les disperser en différents cantonnements situés dans l’intérieur des provinces. Sentant bien qu’ils avaient peu mérité le respect ou l’obéissance des Barbares, ils rassemblèrent à la hâte une force militaire capable de hâter la marche tardive d’un peuple qui, obéissant avec répugnance, n’avait cependant pas encore renoncé au titre et aux devoirs de sujets de l’empire romain : mais les généraux de Valens, uniquement occupés du ressentiment des Visigoths, eurent l’imprudence de désarmer les vaisseaux et les forts qui défendaient le passage du Danube. Ce fatal oubli fut promptement aperçu et mis à profit par Saphrax et Alathæus, qui guettaient avec inquiétude le moment favorable d’échapper à la poursuite des Huns. A l’aide des bateaux et des radeaux qu’ils purent rassembler à là hâte, les chefs des Ostrogoths transportèrent, sans opposition, leur jeune roi et leur armée, et les Romains virent un camp indépendant et téméraire se fixer audacieusement sur leurs terres[70].

Sous le nom de juges, Alavivus et Fritigern gouvernaient les Visigoths en temps de guerre et en temps de paix, et le consentement libre de la nation avait ratifié le pouvoir qu’ils tenaient de leur naissance. Dans un temps de tranquillité, leur autorité aurait pu être égale ainsi que leur rang. Mais lorsque la faim et l’oppression eurent porté le désespoir dans l’âme des Visigoths, Fritigern, fort supérieur en talents à son collègue, prit seul le commandement militaire, dont il était capable de faire usage pour le bien public. Il suspendit l’impétuosité des Visigoths jusqu’au moment où les insultes de leurs oppresseurs pourraient justifier la résistance dans l’opinion publique : mais il n’était plus disposé à sacrifier à une vaine réputation de justice et de modération des avantages d’une solidité plus réelle. Sentant de quelle utilité serait à son parti la réunion de tous les Goths sous les mêmes étendards, il cultiva secrètement l’amitié des Ostrogoths ; et, affectant d’obéir aveuglément aux ordres des généraux romains, il avança lentement avec son armée jusqu’à Marcianopolis, capitale de la Basse Mœsie, environ à soixante-dix milles du Danube, et ce fut en ce lieu fatal que l’explosion de la discorde et de la haine mutuelle éclata dans une révolte générale. Lupicinus avait invité les chefs des Goths à un superbe festin, et leur suite guerrière restait sous les armes à la porte du palais : mais les portes de la ville étaient exactement gardées, et les Barbares se trouvaient exclus d’un marché abondant, auquel ils croyaient avoir droit comme alliés et comme sujets de d’empire romain. On rejeta leurs instances avec hauteur et dérision ; leur patience était épuisée, et bientôt les soldats et les Goths se trouvèrent mêlés dans un violent combat d’injures et de reproches. Un premier coup fut imprudemment porté, et une épée imprudemment tirée dans cette dispute accidentelle répandit le premier sang, qui devint le signal funeste d’une guerre longue et destructive. Au milieu du bruit et des excès de l’intempérance, Lupicinus apprit, par un avis secret, que plusieurs de ses soldats avaient perdu leurs armes et la vie. Échauffé par le vin et troublé par le sommeil, le général romain ordonna, sans réflexion, de les venger par le massacre des gardes de Fritigern et d’Alavivus. Les cris perçants et les gémissements des mourants avertirent Fritigern de son extrême danger. Il sentit qu’il était perdu s’il donnait le moment de la réflexion à celui qui venait de lui faire une si cruelle injure, et conservant l’intrépidité tranquille d’un héros : Il semble, dit-il aux Romains d’un ton ferme mais doux, qu’il s’est élevé quelque dispute entre les deux nations : elle peut avoir des suites les plus funestes si nous ne nous hâtons de calmer le tumulte en tranquillisant nos troupes sur notre sûreté, et en les contenant par notre présence. A ces mots, Fritigern et ses compagnons tirèrent leurs épées et s’ouvrirent sans peine un chemin à travers la foule qui remplissait les cours du palais, les rues, et jusqu’aux portes de la ville, où ils montèrent précipitamment à cheval, et disparurent aux yeux des Romains étonnés. A leur arrivée au camp, l’armée les reçut avec des acclamations de joie et de fureur. La guerre fut immédiatement résolue et commencée sans délai. Ils déployèrent l’étendard national, selon la coutume de leurs ancêtres, et l’air retentit du son perçant et lugubre de la trompette des Barbares[71]. Le faible et coupable Lupicinus, qui après avoir osé outrager un ennemi redoutable, avait négligé de l’anéantir et avait encore l’audace de le mépriser, marcha contre les Goths à la tête des forces militaires qu’il put rassembler dans cette circonstance pressante. Les Barbares l’attendaient à neuf milles de Marcianopolis ; et dans cette occasion des talents du général, l’emportèrent sur les armes et sur la discipline de ses ennemis. Le génie de Fritigern dirigea si habilement la valeur des Goths, que, par une attaque serrée et impétueuse, ils rompirent les légions romaines. Lupicinus laissa sur le champ de bataille ses armes, ses drapeaux, ses tribuns et ses plus bravés soldats ; leur courage inutile ne servit qu’à faciliter la fuite ignominieuse de leur commandant. Cet heureux jour mit fin aux malheurs des Barbares, et à la sécurité des Romains. Dès ce moment, les Goths, s’élevant au-dessus de la condition précaire d’étrangers fugitifs, jouirent des droits de citoyens et de conquérants. Ils exercèrent un empire indépendant sur les possesseurs des terres, et furent maîtres absolus dans les provinces septentrionales bornées par le Danube. Telles sont les expressions d’un historien des Goths[72], qui, avec une éloquence sans art, célèbre la gloire de ses compatriotes. Mais le gouvernement des Barbares ne tendait qu’à la rapine et à là destruction : les ministres de Valens, avaient Drivé les Goths des jouissances de la vie et des droits de l’humanité ; cette nation irritée se vengea cruellement de leur injustice sur les sujets de l’empire, et les crimes de Lupicinus furent expiés par la ruine des paisibles laboureurs de la Thrace, par l’incendie de leurs villages, par le massacre ou la captivité de leurs innocentes familles. La nouvelle de la victoire des Goths se répandit en peu de temps dans le pays environnant ; et les Romains, frappés d’épouvante et de terreur, contribuèrent, par leur précipitation et leur imprudence, à augmenter les forces de Fritigern et les calamités de la province. Un peu avant la grande émigration, une nombreuse colonie de Goths, conduite par Suérid et Colias, avait été reçue au service et sous la protection de l’empire[73]. Ils campaient sous les murs d’Adrianople ; mais les ministres de Valens désiraient leur faire passer l’Hellespont et les éloigner de leurs compatriotes, dans la crainte que la proximité et le succès de la révolte ne les entraînât sous les drapeaux de Fritigern. La soumission respectueuse avec laquelle ils reçurent l’ordre de leur départ pouvait être regardée comme une preuve de leur fidélité ; ils se bornèrent à demander avec modération, et dans les termes les plus convenables, deux jours de délai et les rations nécessaires pour la route. Mais le premier magistrat d’Adrianople, irrité de quelques désordres qu’ils avaient commis dans sa maison de campagne, refusa durement leur demande, et, armant contre eux les citoyens et les manufacturiers de cette ville populeuse, il leur ordonna de partir sur-le-champ, en menaçant de les y forcer. Les Barbares étonnés gardèrent le silence et souffrirent quelque temps les insultés et les hostilités de la populace. Mais dès que leur dédaigneuse patience fut épuisée, ils s’élancèrent sur cette foule indisciplinée, imprimèrent plus d’une honteuse blessure sur le dos de leurs ennemis fuyant de toutes parts, et les dépouillèrent des riches armures[74] qu’ils étaient indignes de porter. La conformité de griefs et de conduite les réunit aux Visigoths victorieux, Les troupes de Colias et de Suérid attendirent l’arrivée du grand Fritigern, se rangèrent sous ses drapeaux, et signalèrent leur valeur au siège d’Adrianople ; mais la résistance de la garnison apprit aux Barbares que l’impétuosité du courage suffit rarement pour emporter des fortifications régulières. Leur général avoua sa faute, leva le siége, déclara qu’il était en paix avec les remparts de pierres[75], et se vengea de ce mauvais succès sur les campagnes voisines. Les ouvriers qui exploitaient les mines d’or de la Thrace[76], sous la verge et au profit d’un maître inhumain[77] se joignirent à Fritigern, qui les reçut avec joie et en tira un grand secours. Ces nouveaux associés conduisirent les Barbares par des sentiers secrets dans les retraites où les habitants avaient caché leurs grains et leurs troupeaux. A l’aide de ces guides, ils pénétraient partout : la résistance devenait impossible ; la fuite était impraticable, et la patiente soumission de la faible innocence excitait rarement la compassion des Barbares victorieux. Ils retrouvèrent et reprirent dans le cours de ces ravages un grand nombre des enfants qu’ils avaient vendus et dont ils déploraient la perte ; mais ces douces entrevues, qui auraient pu les rappeler à des sentiments d’humanité, ne servirent qu’à irriter leur férocité naturelle par le désir de la vengeance. Ils écoutaient d’une oreille avide le récit de ce que leurs enfants captifs avaient eu à souffrir de la débauche et de la cruauté de leurs maîtres, et les parents indignés s’en vengèrent par de semblables excès sur les fils et les filles des Romains[78].

Valens, et ses ministres avaient commis une grande imprudence en introduisant une nation ennemie, dans le cœur de l’empire ; mais les Visigoths pouvaient encore être rappelés à des sentiments de paix par un noble aveu des fautes passées et par une conduite plus équitable à l’avenir. Cette politique prudente et modérée semblait convenir au caractère timide du monarque, de l’Orient ; mais, dans cette seule occasion, Valens s’avisa d’être brave, et cette valeur déplacée fut également fatale à l’empereur et à ses sujets. Valens annonça la résolution de conduire son armée d’Antioche à Constantinople, pour anéantir cette dangereuse révolte ; et comme il n’ignorait pas les difficultés de l’entreprise, il demanda du secours à son neveu l’empereur Gratien, qui disposait de toutes les forcés de l’Occident. On rappela précipitamment les vétérans qui défendaient l’Arménie ; on abandonna cette importante frontière à la discrétion de Sapor, et la conduite de la guerre contre les Goths fut confiée, dans l’absence de Valens, à ses lieutenants Trajan et Profuturus, deux généraux dont l’incapacité égalait presque la présomption. Richomer, comte des domestiques, les joignit à leur arrivée dans la Thrace avec les auxiliaires de l’Occident qui marchaient sous ses drapeaux. Ils étaient composés des légions gauloises, où la désertion s’était à la vérité introduite à tel point, qu’elles ne présentaient plus que la vaine apparence d’une force et d’un nombre de soldats qu’elles n’avaient plus. Dans un conseil de guerre où l’on fit parler l’orgueil à la place de la raison, on résolut de chercher et d’attaquer les Barbares qui campaient dans de vastes prairies, près de la plus méridionale des six embouchures du Danube[79]. Leur camp était fortifié, comme à l’ordinaire, par un rempart formé de chariots ; et, tranquilles dans cette vaste enceinte[80], ils y jouissaient du fruit de leur valeur et des dépouillés de la province. Au milieu de leurs débauches, le vigilant Fritigern examinait les mouvements et pénétrait les desseins de ses ennemis. Il voyait toujours le nombre des Romains s’augmenter ; et comme il ne doutait point qu’ils n’eussent l’intention de tomber sur son arrière-garde lorsque la disette du fourrage l’obligerait à lever son camp, il rappela tous les détachements qui battaient le pays. Dès qu’ils aperçurent les fanaux enflammés[81], ils obéirent, avec une incroyable rapidité, au signal de leur commandant. Le camp se remplit d’une foule guerrière ; ses clameurs impatientes demandaient la bataille, et le courage dis chefs approuvait et animait encore le zèle tumultueux des soldats. La nuit approchait, et les deux armées se préparèrent à fondre l’une sur l’autre au point du jour. Tandis que les trompettes faisaient entendre le signal du combat, un serment mutuel et solennel affermit encore l’opiniâtre résolution des Goths. Dès que les deux armées s’ébranlèrent, la plaine retentit des cris des Goths ; des chants grossiers, qui célébraient la gloire de leurs ancêtres, se mêlèrent à ces cris sauvages et discordants. Les Romains y répondirent par l’harmonie, artificielle de leur cri militaire. Fritigern montra quelque habileté, en s’emparant d’une hauteur voisine ; mais cette mêlée sanglante, qui, commencée avec l’aurore, ne se termina qu’à la nuit, fut soutenue des deux côtés par les efforts obstinés de la valeur, de la force, et de l’adresse personnelle. Les légions d’Arménie soutinrent leur réputation mais elles furent écrasées par le poids irrésistible de la multitude de leurs ennemis. Les Barbares rompirent l’ailé gauche des Romains, et jonchèrent la plaine de leurs corps défigurés. Cet échec était compensé d’un autre côté par des succès ; et lorsque la nuit fit cesser le massacré et rentrer les deux armées dans leur camp, elles se retirèrent l’une et l’autre sans avoir obtenu ni les honneurs ni l’avantage de la victoire. La perte se fit sentir plus cruellement aux Romains relativement l’infériorité de leur nombre ; mais les Barbares furent si épouvantés de cette résistance vigoureuse, et peut-être inattendue, qu’ils restèrent sept jours sans sortir de leur camp. On enterra les principaux officiers aussi honorablement que le permirent les circonstances ; les corps des soldats restèrent étendus sur le champ de bataille, et furent avidement dévorés par les oiseaux de proie, souvent appelés, dans ce siècle, à la joie d’un pareil festin. Plusieurs années après, les ossements blanchis et dépouillés qui couvraient encore la plaine, présentèrent aux yeux d’Ammien union un effroyable monument de la bataille de Salices[82].

L’évènement douteux de cette sanglante journée arrêta les progrès des Goths, et les généraux de l’empire, dont l’armée aurait été anéantie par la répétition d’une bataille si meurtrière, conçurent le projet plus raisonnable d’accabler les Barbares sous les besoins et le poids de leur propre multitude. Ils se préparèrent à les enfermer dans un coin de terre étroit, entre le Danube, les déserts de la Scythie et les montagnes d’Hémus, jusqu’à ce que l’inévitable disette de subsistances eût épuisé leurs forces et leur courage. Ce projet fut conduit avec assez de prudence et de succès. Les Barbares avaient consumé presque tous leurs magasins et les moissons du pays ; les fortifications des Romains, s’avançaient et se resserraient par les soins de Saturnin, maître général de la cavalerie ; mais une nouvelle alarmante vint interrompre ses travaux : il apprit que de nouveaux essaims de Barbares avaient passé le Danube laissé sans défense, et s’avançaient, soit pour secourir Fritigern, soit pour l’imiter. Craignant avec raison d’être bloqué lui-même et peut-être écrasé par les armes d’une nation inconnue, Saturnin abandonna le siége du camp des Visigoths, et les Barbares furieux, délivrés de leurs entraves, rassasièrent leur faim et satisfirent leur vengeance par la dévastation du pays fertile qui s’étend à plus de trois cents milles depuis les bords du Danube jusqu’au détroit de l’Hellespont[83]. L’habile Fritigern avait appelé avec succès à son secours les pissions, et l’intérêt de ses alliés barbares, dont l’avidité pour le pillage et la haine contre les Romains avaient secondé ou même prévenu l’éloquence de ses ambassadeurs. Il s’unit par une étroite et utile alliance avec le corps principal de sa nation, qui obéissait à Saphrax et à Alathæus, comme gardiens du jeune roi. Les tribus rivales suspendirent ; en faveur de l’intérêt commun, leur ancienne animosité ; toute la partie indépendante de la nation se rangea sous le même étendard, et il paraît même que les chefs des Ostrogoths cédèrent le commandement à la supériorité de mérite reconnu du général des Visigoths. Il obtint le secours des Taifales, dont la réputation militaire était souillée et déshonorée par l’infamie de leurs mœurs publiques. Chaque jeune homme de cette nation, à son entrée dans le monde, s’attachait à un des guerriers de la tribu par les liens d’une honorable amitié et d’un amour odieux, et il ne pouvait se soustraire à cette liaison contre nature qu’après avoir prouvé sa virilité en abattant, sans aucun secours, un ours énorme ou un sanglier de la forêt[84]. Mais les Goths tirèrent leurs plus formidables auxiliaires du camp des ennemis qui les avaient chassés de leur patrie. L’indiscipline, et des possessions trop étendues, retardaient les conquêtes des Huns et des Alains, et jetaient la confusion dans leurs conseils. Plusieurs de leurs hordes se laissèrent séduire par les promesses de Fritigern, et la légère cavalerie des Scythes vint soutenir les énergiques et puissants efforts de la ferme et vigoureuse infanterie des Goths. Les Sarmates, qui ne pouvaient pardonner au successeur de Valentinien, jouirent de la confusion générale et l’augmentèrent ; et une irruption des Allemands, faite à propos dans la Gaule, nécessita l’attention de l’empereur de l’Occident[85] et divisa ses forces.

On sentit vivement dans cette circonstance, l’inconvénient auquel on s’était exposé en admettant, dans l’armée, et jusque dans le palais impérial, des Barbares qui, conservant toujours des relations avec leurs compatriotes, leur révélaient imprudemment ou à dessein la faiblesse de l’empire. Un des gardes du corps de Gratien était né chez les Allemands, dans la tribut des Lentienses, qui habitait au delà du lac de Constance. Quelques affaires de famille l’obligèrent à demander un congé, et dans la courte visite qu’il fit à ses parents et à ses amis, la vanité du jeune soldat, exposée à leurs questions, ne put résister au désir de faire connaître à quel point il était au fait des desseins de l’empereur et des secrets de l’État. Instruits par lui que Gratien se disposait à conduire toutes les forces militaires de la Gaule et de l’Occident au secours de son oncle Valens, les Allemands, impatients du repos, saisirent le moment favorable pour une invasion. Quelques détachements qui passèrent dans le mois de février sur les glaces du Rhin, furent le prélude d’une guerre plus sérieuse. L’espoir du pillage, et peut-être de la conquête, fit taire toutes les considérations de la prudence et de la foi nationale. De chaque forêt, de chaque village, il sortait des bandes d’aventuriers audacieux ; et la grande armée des Allemands, que la crainte des peuples à leur approche, fit monter d’abord à quarante mille hommes, fut portée, après leur défaite, à soixante-dix mille, par l’adulation servile des courtisans de la cour impériale. On rappela sur-le-champ, où l’on retint, pour la défense de la Gaule, les légions qui avaient reçu l’ordre de partir pour la Pannonie ; Nanienus et Mellobaudes partagèrent le commandement militaire ; et quoique le jeune empereur respectât la sagesse et l’expérience du premier, il se sentait plus dispose à admirer, à imiter l’ardeur martiale de son collègue, à qui il permit de réunir les deux titres incompatibles de comte des domestiques et de roi des Francs. Priarius, roi des Allemands, se laissait également guider ou plutôt emporter par une valeur impétueuse. Les deux armées, animées de l’esprit de leurs chefs, se cherchèrent, s’aperçurent et se chargèrent près la ville d’Argentaria ou Colmar[86], dans les plaines de l’Alsace. La discipline des Romains, leurs savantes évolutions et leurs traits redoutables, eurent tout l’honneur de la victoire. Les Allemands conservèrent longtemps leur terrain, et y furent impitoyablement massacrés. Environ cinq mille Barbares échappèrent à la mort en fuyant dans les bois et dans les montagnes. Priarius, mort glorieusement sur le champ de bataille, évita les reproches du peuple, toujours disposé à blâmer comme injuste et impolitique une guerre malheureuse. Après, cette victoire, on assura la paix de la Gaule et la gloire des armes romaines, l’empereur partit sans délai, en apparence, pour son expédition en Orient ; mais quand il fut près des confins du pays des Allemands, il se replia habilement sur la gauche, et les surprit en passant inopinément le Rhin et en s’avançant hardiment dans leurs terres. Les Barbares lui opposèrent tous les obstacles que purent leur fournir la nature et leur courage : ils se retirèrent successivement de colline en colline, jusqu’à ce que des épreuves répétées les eussent convaincus de la puissance et de la persévérance de leurs ennemis. L’empereur accepta la soumission des Barbares, non comme un gage de leur repentir, mais comme une preuve de leur détresse ; et il choisit parmi leur jeunesse un nombre de vigoureux soldats qu’il emmena comme les garants les plus certains qu’il pût avoir de la conduite future de leurs infidèles compatriotes. Les Romains savaient trop bien par expérience que les Allemands ne pouvaient être ni soumis par les armes ni contenus par les traités pour attendre de cette expédition une tranquillité durable ; mais elle fournit à leur jeune monarque l’occasion de déployer des vertus qui annonçaient la gloire et la prospérité de son règne. Lorsque les légions gravirent les montagnes et escaladèrent les fortifications des Barbares, la valeur du jeune Gratien se distingua dans les premiers rangs, et plusieurs de ses gardes eurent leur brillante armure percée et brisée à côté de leur souverain. A l’âge de dix-neuf ans, le fils de Valentinien faisait admirer ses talents politiques et militaires, et son armée regarda sa victoire sur les Allemands comme un présage certain de ses triomphes sur les Goths[87].

Tandis que Gratien jouissait des justes applaudissements de ses sujets, Valens, qui avait enfin quitté Antioche, suivi de sa cour et de son armée fut reçu à Constantinople comme l’auteur des calamités publiques. A peine s’était-il reposé dix jours dans cette capitale, que les clameurs séditieuses de l’hippodrome le pressèrent de marcher contre les Barbares qu’il avait appelés dans ses États. Les citoyens, toujours braves loin du danger, déclaraient avec confiance que si on voulait leur donner des armes, ils entreprendraient seuls de délivrer les provinces d’un insolent ennemi[88]. L’arrogante présomption d’une multitude ignorante hâta la chute de l’empire. Valens, qui ne se sentait ni dans sa réputation ni en lui-même de quoi soutenir le mépris public, fut poussé par le désespoir dans l’imprudence, et les succès de ses lieutenants lui persuadèrent qu’il triompherait facilement des Goths, réunis par les soins de Fritigern dans les environs d’Adrianople. Le vaillant Frigerid avait coupé le chemin aux Taifales ; le roi de ces Barbares débauchés avait été tué sur le champ de bataille, et le reste de ses troupes, ayant demandé la vie, avait été envoyé en Italie pour y cultiver les terres abandonnées des territoires de Parme et de Modène[89]. Les exploits de Sébastien[90], nouvellement admis au service de l’empereur, et élevé au rang de maître général de l’infanterie, étaient encore plus honorables pour lui et plus utiles à l’empire. Ayant obtenu la permission de choisir trois cents hommes dans chaque légion, il fit bientôt reprendre à ce détachement séparé l’esprit de discipline et l’exercice des armes, presque entièrement oubliés sous le règne de Valens. Le brave et vigilant Sébastien surprit un corps nombreux de Goths dans leur camp, et la quantité de dépouilles qu’il recouvra remplirent la ville d’Adrianople et la plaine voisine. Le superbe récit que le général fit de ses propres exploits, donna de l’inquiétude et de la jalousie à la cour impériale ; et quand il voulut prudemment insister sur les difficultés que présentait la guerre des Goths, on loua sa valeur, mais on rejeta ses avis ; et Valens, aveuglé par les suggestions flatteuses des eunuques de son palais, s’empressa de recueillir lui-même la gloire d’une conquête qu’on lui peignait comme sûre et facile. Un corps nombreux de vétérans joignit son armée, et sa marche de Constantinople à Adrianople fut conduite avec tant d’intelligence, qu’il prévint l’activité des Barbares qui projetaient d’occuper les défilés intermédiaires, et d’arrêter l’armée ou d’intercepter ses convois. Valens plaça son camp sous les murs d’Adrianople, le fortifia, selon l’usage des Romains, d’un fossé et d’un rempart, et assembla le conseil qui devait décider du destin de l’empereur et de l’empire. Victor né chez les Sarmates, mais dont l’expérience avait tempéré l’impétuosité, soutint le parti de la raison, et conseilla de temporiser, tandis que Sébastien, en courtisan docile, se conformait aux inclinations de la cour, et représentait toutes les précautions, toutes les mesures qui pouvaient indiquer le doute de la victoire, comme indignes du courage et de la majesté de leur invincible monarque. Les artifices de Fritigern et les avis prudents de l’empereur d’Occident précipitèrent la ruine de Valens. Le général des Barbares connaissait parfaitement l’avantage de mêler les négociations aux opérations de la guerre : il envoya un ecclésiastique chrétien, comme ministre de paix, pour pénétrer et diviser, s’il était possible, le conseil de ses ennemis. L’ambassadeur fit une peinture vraie et touchante des cruautés et des injures dont la nation des Goths avait à se plaindre, et protesta, au nom de Fritigern, qu’il était encore disposé à quitter les armes, et à ne s’en servir que pour la défense de l’empire, si on voulait accorder à ses compatriotes un établissement paisible dans les contrées incultes de la Thrace, et une quantité suffisante de grains et de bétail. Il ajouta secrètement et comme en confidence, que les Barbares irrités accepteraient peut-être difficilement ces conditions raisonnables et que Fritigern ne se flattait pas de pouvoir conclure un traité si désirable, à moins que le voisinage d’une armée impériale n’ajoutât le sentiment de la crainte à l’influence de ses sollicitations. A peu près dans le même temps, le comte Richomer arriva de l’Occident et annonça la défaite et la soumission des Allemands. Il apprit à Valens que son neveu avançait à grandes journées à la tête des vétérans et des légions victorieuses de la Gaule, et le pria, au nom de Gratien et de la république, de suspendre toute entreprise hasardeuse jusqu’au moment oie le succès serait assuré, par la jonction des deux armées et des deux empereurs. Mais les illusions de la jalousie et de la vanité aveuglaient le faible monarque de l’Orient. Dédaignant ce conseil important et un secours qui lui paraissait humiliant, il comparait en lui-même son règne sans gloire, ou peut-être honteux, à la réputation brillante d’un prince adolescent. Agité par ces cruelles réflexions, Valens se précipita sur le champ de bataille pour y ériger ses trophées imaginaires, avant que la diligence de son collègue ne vint usurper une partie de la gloire qu’il se promettrait.

Le 9 du mois d’août, jour qui a dû être marqué au nombre des plus funestes sur le calendrier des Romains[91], l’empereur Valens, après avoir laisse sous une forte garde son bagage et son trésor militaire, partit d’Adrianople pour attaquer les Goths campés à douze milles de ses murs[92]. Par quelque méprise d’ordre, ou faute de connaître suffisamment le terrain, l’aile droite, formée par la colonne de cavalerie, se trouva en vue de l’ennemi, tandis que la gauche en était encore considérablement éloignée. Les soldats, malgré la brûlante chaleur de l’été, furent obligés de précipiter leur marche, et la ligne de bataille se forma avec lenteur, confusion, et d’une manière irrégulière. La cavalerie des Goths fourrageait dans les environs, et Fritigern, pour lui donner le temps d’arriver, eut recours à ses artifices ordinaires. Il envoya plusieurs officiers porter des paroles de paix, il fit des propositions, demanda des otages et retarda l’attaque de plusieurs heures durant lesquelles des Romains restaient exposés, après une marché précipitée, à la faim, à la soif et aux rayons d’un soleil insupportable. L’empereur consentit à envoyer un ambassadeur au camp des Goths, et on applaudit au zèle de Richomer, qui seul eut le courage d’accepter cette dangereuse commission. Le comte des domestiques, décoré des marques de sa dignité, était déjà en chemin quand il fut rappelé précipitamment par l’alerte de la bataille. Bacurius l’Ibérien, qui commandait un corps d’archers et de cuirassiers, avait imprudemment commencé l’attaque ; et comme ils s’étaient avancés en désordre, ils prirent honteusement la fuite et furent fort maltraités. En ce moment, les rapides escadrons de Saphrax et d’Alathæus, attendus avec tant d’impatience par le général des Goths, descendirent comme un tourbillon des montagnes voisines, traversèrent la plaine et appuyèrent la charge tumultueuse, mais irrésistible, de l’armée barbare, L’événement de la bataille d’Adrianople, si fatale à l’empereur et à l’empire, peut être rapporté en peu de mots. La cavalerie des Romains prit la fuite ; l’infanterie fut abandonnée, entourée et taillée en pièces. Les plus savantes évolutions et la valeur la plus ferme suffisent rarement pour sauver un corps d’infanterie environné dans une plaine par une cavalerie supérieure en nombre. Mais les troupes de Valens, serrées par les ennemis, affaiblies encore par la frayeur, se trouvaient entassées sur un terrain étroit où il était impossible d’étendre les rangs, et où elles pouvaient à peine se servir de l’épée et du javelot. Au milieu du tumulte, du carnage et du désespoir, l’empereur, abandonné de ses gardes et blessé, dit-on, par un dard, chercha sa sûreté dans les rangs des lanciers et des Mattiaires, qui conservaient encore leur terrain avec un peu plus d’ordre et de fermeté que le reste. Ses fidèles généraux, Victor et Trajan, se voyant en danger, crièrent à haute voix que tout était perdu si l’on ne parvenait à sauver l’empereur. Quelques troupes, animées par cette exhortation, accoururent à son secours : elles ne trouvèrent qu’un monceau sanglant d’armes brisées et de cadavres défigurés, sans pouvoir découvrir leur malheureux souverain ni parmi les vivants ni au nombre des morts ; et leur recherche devait nécessairement être inutile, si on peut ajouter foi aux récits des historiens qui racontent les circonstances de sa mort. Les serviteurs de Valens le transportèrent du champ de bataille dans une cabane des environs, où ils essayèrent de panser sa blessure et de pourvoir à sa sûreté. Mais une troupe d’ennemis environna bientôt cette humble retraite. Ils tâchèrent d’en forcer la porte : mais, irrités de la résistance et de quelques traits lancés du comble de la cabane, les Barbares mirent le feu à une pile de bois qui consuma la cabane, l’empereur et sa suite. Un jeune Romain qui tomba de la fenêtre se sauva seul pour rendre témoignage de ce douloureux événement, et apprendre aux Goths quel prisonnier ils avaient perdu par leur imprudente cruauté. Un grand nombre d’officiers braves et distingués périrent à la bataille d’Adrianople, dont la perte fut égale à celle de la défaite de Cannes, et dont les suites entraînèrent des malheurs infiniment plus funestes[93]. On trouva parmi les morts deux maîtres généraux de la cavalerie et de l’infanterie, deux grands officiers du palais, trente cinq tribuns, et, l’univers put apprendre, avec quelque satisfaction, que Sébastien, l’auteur du désastre public, en avait été aussi la victime. L’armée romaine, réduite à moins d’un tiers, regarda comme un grand bonheur l’obscurité de la nuit qui favorisait la fuite de la multitude dispersée et la retraite plus régulière de Victor et de Richomer, qui seuls, au milieu de la consternation générale, montrèrent ce que peuvent le calme et la discipline[94].

Tandis que l’impression récente de la crainte et de la douleur agitait encore l’imagination des Romains, le plus célèbre orateur du siècle composa l’oraison funèbre d’une armée vaincue et d’un empereur haï du peuple, dont le trône était déjà occupé par un étranger. Tous ne manquons pas, dit Libanius, de censeurs, qui attribuent nos désastres à l’impétuosité de l’empereur ou à l’indiscipline et à la lâcheté de nos soldats ; pour moi, je respecte le souvenir de leurs victoires précédentes ; je respecte le courage avec lequel ils ont reçu une mort glorieuse, fermes à leur poste et les armes à la main ; je respecte le champ de bataille teint de leur sang et de celui des Barbares. Les pluies ont déjà effacé ces marques honorables ; mais leurs ossements amoncelés, les os des généraux, ceux des centurions et des braves soldats, sont un monument plus durable. L’empereur lui-même combattit et tomba aux premiers rangs. En, vain on lui offrit les chevaux les plus rapides pour le mettre à l’abri de la poursuite de l’ennemi ; en vain on le conjura de conserver sa vie pour le bien de l’empire ; il répondit constamment qu’il ne méritait pas de survivre à tant de vaillants guerriers ; à tant de sujets fidèles, et il fut honorablement enseveli sous un monceau de morts. N’imputons pas la victoire des Barbares à la terreur, à la faiblesse ou à l’imprudence des troupes romaines ; les chefs et les soldats avaient tous la valeur de leurs ancêtres : ils les égalaient en discipline et dans la science militaire. L’amour de la gloire animait leur noble intrépidité ; ils combattirent à la fois contre les rayons d’un soleil brûlant, contre les angoisses d’une soif dévorante, et contre le fer et la flamme des ennemis ; enfin ils préférèrent une mort honorable à une fuite ignominieuse. L’indignation des dieux a seule causé nos malheurs et le succès des Barbares. L’impartialité de l’histoire dément une partie de ce panégyrique[95], où l’on ne reconnaît ni le caractère de Valens, ni les circonstances de la bataille ; mais on ne peut trop louer l’éloquence, et surtout la générosité de l’orateur d’Antioche.

Cette victoire mémorable enfla l’orgueil des Goths ; mais leur avarice souffrit cruellement, quand ils apprirent qu’on avait sauvé dans Adrianople la plus riche partie du trésor impérial. Ils se hâtèrent d’arriver à cette dernière récompense de leurs travaux ; mais ils furent arrêtés par les restes de l’armée vaincue, dont le courage était animé par le désespoir et par la nécessité de conserver la ville, son dernier refuge. On avait garni les murs d’Adrianople et les remparts du camp qui y était appuyé, de machines de guerre qui lançaient des pierres d’un poids énorme, et effrayaient les Barbares ignorants, plutôt par le bruit et la rapidité de leur décharge que par le dommage réel qu’elles leur casaient. Les soldats et les citoyens, les habitants de la province et les domestiques du palais, se réunirent tous pour la défense commune ; ils repoussèrent les attaques furieuses des Barbares, et éventèrent tous leurs stratagèmes. Après un combat soutenu avec opiniâtreté durant plusieurs heures, les Goths se retirèrent dans leurs tentes, convaincus, par cette nouvelle expérience, de la sagesse du traité que leur habile chef avait tacitement conclu, et de l’inutilité de leurs efforts contre les fortifications de villes grandes et populeuses. Après avoir très impolitiquement massacré, de premier mouvement, trois cents déserteurs, dont la mort bien méritée ne pouvait être utile qu’à la discipline des Romains, les Goths levèrent en frémissant le siége d’Adrianople. Le théâtre du tumulte et de la guerre se changea tout à coup en une silencieuse solitude ; la multitude disparut en un instant ; on n’aperçut dans les sentiers secrets des bois et des montagnes que les traces des fugitifs tremblants qui cherchaient au loin un asile dans les villes de l’Illyrie et de la Macédoine ; et les fidèles officiers de la maison et du trésor de Valens se mirent avec précaution à la recherche de leur empereur dont ils ignoraient la mort. L’armée des Goths, comme un torrent dévastateur, se précipita des murs d’Adrianople vers les faubourgs de Constantinople. Ils admirèrent avec surprise l’extérieur magnifique de la capitale de l’Orient, la hauteur et l’étendue de ses murs, cette multitude opulente et effrayée assemblée sur les remparts et la double perspective de la terre et de la mer. Tandis qu’ils contemplaient avec envie les beautés inaccessibles de Constantinople, un parti de Sarrasins[96] que Valens avait heureusement pris à son service fit une sortie. La cavalerie des Scythes ne tint point contre la vitesse étonnante et l’impétuosité martiale des cheveux arabes. Leurs cavaliers étaient très exercés à la petite guerre, et la férocité des Barbares du Sud fit frémir les Barbares du Nord. Ils virent un Arabe nu et velu, qui venait de tuer un soldat goth d’un coup de poignard, appliquer ses lèvres à la plaie, et sucer avec une horrible expression de plaisir le sang de son ennemi vaincu[97]. L’armée des Goths, chargée des dépouilles des riches faubourgs de Constantinople et de tous les environs, s’achemina lentement du Bosphore aux montagnes qui bordent la Thrace du côté de l’occident. La terreur ou l’incapacité de Maurus leur livra le passage de Succi, et, n’ayant plus de résistance à craindre des armées de l’Orient vaincues et dispersées, les Goths se répandirent sur la vaste surface d’un pays fertile et cultivé, jusqu’aux confins de l’Italie et de la mer Adriatique[98].

Les Romains, qui racontent avec tant de froideur et de concision les actes de justice exercés par les légions[99], réservent leur compassion et leur éloquence pour les maux dont ils furent affligés eux-mêmes, lorsque les Barbares victorieux envahirent et saccagèrent leurs provinces. Le récit simple et circonstancié (si toutefois il en existe un seul de ce genre) de la ruine d’aine seule ville,’ou -des malheurs d’une seule famille[100], pourrait offrir un tableau intéressant et instructif des mœurs et du caractère des hommes ; mais une répétition fastidieuse de complaintes vagues et déclamatoires fatiguerait l’attention du lecteur le plus patient. Les écrivains sacrés et les écrivains profanes de ce siècle malheureux méritent tous, bien qu’avec quelque différence, le reproche de s’être laissé entraîner aux mouvements d’une imagination enflammée par l’animosité populaire vu religieuse, en sorte que leur éloquence fausse et exagérée ne laisse à aucun objet sa grandeur ou sa couleur naturelle. Le véhément saint Jérôme peut déplorer, avec raison, les horreurs commises par les Goths et par leurs barbares alliés dans la Pannonie, sa patrie, et dans toute l’étendue des provinces depuis les murs de Constantinople jusqu’au pied des Alpes Juliennes : les viols, les meurtres, les incendies, et par-dessus tout la profanation des églises, que les Barbares convertirent en écuries, et leur mépris sacrilège pour les saintes reliques des martyrs. Mais saint Jérôme[101] a sûrement outrepassé les limites de l’histoire et de la raison, lorsqu’il affirme que dans ces contrées désertes il ne resta rien que le ciel et la terre ; qu’après la destruction des villes et de la race humaine, le sol se couvrit de ronces impénétrables et d’épaisses forêts ; et, que la rareté des animaux, des oiseaux, et même des poissons, accomplissait la désolation universelle, annoncée par le prophète Zéphanie. Jérôme prononça ces complaintes environ vingt ans après la mort de Valens ; et les provinces de l’Illyrie, où les Barbares passaient et repassaient sans cesse, fournirent encore, pendant et après dix siècles de calamités, des aliments au pillage et à la dévastation. Quand on pourrait supposer qu’un pays très vaste serait resté sans culture et sans habitants, les conséquences n’auraient pas été si funestes aux autres productions animées de la nature : les races utiles et faibles des animaux nourris par la main de l’homme auraient pu périr privées de sa protection ; mais les bêtes sauvages des forêts, ennemies ou victimes de l’homme, auraient multiplié en paix dans leur domaine solitaire. Les habitants de l’air ou des eaux ont encore moins de relation avec le sort de l’espèce humaine, et il est très  probable que l’approche d’un brochet vorace aurait causé plus de dommage et de terreur aux poissons du Danube que les incursions d’une armée de Barbares.

Quelle qu’ait été la véritable mesure des calamités de l’Europe on pouvait craindre avec raison qu’elles ne s’étendissent bientôt aux paisibles contrées de l’Asie. On avait judicieusement distribué les fils des Goths dans toutes les villes de l’Orient, et employé avec soin la culture de l’éducation à vaincre la férocité de leur caractère. Dans l’espace de douze ans, leur nombre s’était considérablement augmenté, et les enfants de la dernière émigration, placés au-delà de l’Hellespont, possédaient déjà l’a force et le courage de la virilité[102]. Il était impossible de leur cacher les événements de la guerre des Goths et ces jeunes audacieux, peu faits encore au langage de la dissimulation, laissaient apercevoir leur désir, et peut-être leur dessein de partager la gloire de leurs pères. L’inquiétude et les soupçons des habitants de la province étaient justifiés par le danger de leur situation et ces soupçons furent admis comme une preuve évidente que les Goths d’Asie avaient formé secrètement une conspiration contre la sûreté publique. La mort de Valens laissait l’Orient sans souverain ; et Julius, maître général des troupes, officier qui jouissait d’une grande réputation de talent et d’activité, crut devoir consulter le sénat de Constantinople qu’il regardait comme le représentant de la nation pendant la vacance du trône. Dès qu’il eut obtenu la liberté de prendre, selon sa prudence, les mesures qu’il croirait les plus avantageuses au bien public, il assembla les principaux officiers, et concerta avec eux les moyens les plus propres à faire réussir son sanglant projet. On publia immédiatement un édit qui ordonnait à tous les jeunes Goths de s’assembler, à un jour fixé, dans les différentes capitales des provinces qu’ils habitaient ; et, par un avis débité adroitement, on leur persuada que l’intention étai de leur faire une distribution de terres et d’argent. Cette insidieuse espérance calma la violence de leur ressentiment, et suspendit peut-être les progrès de la conspiration. Au jour marqué, et dans toutes les villes désignées, toute cette jeunesse, désarmée, fut rassemblée soigneusement dans la place ou le Forum ; les troupes romaines occupaient les rues et les avenues, et les toits des maisons étalent couverts d’archers et de frondeurs. A la même heure, on donna, dans toutes les villes de l’Orient, le signal du massacre général ; et la prudence barbare de Julius délivra les provinces de l’Asie d’un ennemi domestique, qui, quelques mois plus tard, aurait peut-être porté le fer et le feu des rives de l’Hellespont aux bords de l’Euphrate[103]. Le danger pressant de la sûreté publique, peut sans doute autoriser, à violer les lois établies ; mais j’espère ignorer toujours à quel point de semblables considérations, ou toute autre du même genre, peuvent permettre d’oublier les droits naturels de la justice et de l’humanité.

L’empereur Gratien était fort avancé dans sa marche vers les plaines d’Adrianople, lorsqu’il apprit, d’abord par le bruit public, et ensuite par le récit circonstancié de Victor et de Richomer, que son collègue impatient avait perdu la bataille et la vie, et que les deux tiers de l’armée romaine avaient péri par le glaive des Goths victorieux. Quoique l’imprudente et jalouse vanité de son oncle méritât son ressentiment, l’âme généreuse de Gratien fut émue de douleur et de compassion ; mais ces mêmes sentiments furent bientôt obligés de faire place à- de sérieuses et effrayantes réflexions sur le danger de la république. Gratien n’avait pu arriver à temps, pour sauver son infortuné collègue, et il était trop faible pour le venger ce jeûne prince, vaillant et modeste, ne se crut point en, état de soutenir seul un monde chancelant. Une irruption de Barbares de la Germanie semblait prête à fondre sur la Gaule, et l’empereur se trouvait, dans ces circonstances, accablé et tourmenté des soins que lui demandait le seul empire d’Occident. Dans cette crise funeste, le gouvernement de d’Orient et la conduite de la guerre des Goths exigeaient l’attention exclusive d’un prince étalement habite dans les sciences de la politique et de la guerre. Un sujet, revêtu à un commandement si étendu, ne serait pas resté longtemps fidèle à son bienfaiteur éloigné, et le conseil impérial adopta la noble résolution d’accorder un bienfait, plutôt que de s’exposer à un affront. Gratien voulait faire de la pourpre la récompense de la vertu ; mais à l’âge de dix-neuf ans, il n’est pas facile à un prince né sur les marches du trône de connaître le véritable caractère de ses ministres et de ses généraux. Il essayait de peser, d’une main impartiale, leur mérite et leurs défauts, et, en même temps qu’il repoussait la confiance trop imprudente de l’ambitieux, il se méfiait da la:prudence trop timide, toujours prêté à désespérer du salut de la république. Cependant ce n’était pas le moment de la délibération ; chaque instant de délai diminuait la puissance et les ressources du futur empereur de l’Orient. Le choix de Gratien se déclara bientôt en faveur d’un exilé, dont le père avait souffert, seulement trois ans auparavant, sous la sanction de son autorité, une mort injuste et ignominieuse. Théodose le Grand, nom célébré dans l’histoire et cher à l’Église[104] catholique, reçut ordre de se rendre à la cour impériale, qui s’était insensiblement retirée des confins de la Thrace dans la ville plus sûre de Sirmium. Cinq mois après la mort de Valens, Gratien présenta aux troupes assemblées son collègue et leur maître, qui, après une résistance modeste, et peut-être sincère, fut forcé d’accepter, au milieu des acclamation unanimes, la pourpre le diadème et le titre d’Auguste, qui le rendait l’égal de Gratien[105]. Il eut en partage les provinces de Thrace, d’Asie et d’Egypte, gouvernées précédemment par Valens ; mais comme il était spécialement chargé de la guerre des Goths, on démembra la préfecture d’Illyrie, et les deux vastes diocèses de la Dacie et de la Macédoine appartinrent à l’empire d’Orient[106].

La province, et peut-être la ville[107] qui avait fourni au trône les vertus de Trajan et les talents d’Adrien, fut aussi la patrie d’une autre famille d’Espagnols, qui, dans des temps moins heureux, posséda pendant près de quatre-vingts ans l’empire romain, déjà près de sa décadence[108]. Le génie actif de Théodose, père de l’empereur, les fit sortir de l’obscurité des honneurs municipaux. Les exploits de ce général en Afrique et dans la Grande-Bretagne forment une des plus brillantes parties des annales de Valentinien. Le fils du général, portant le même nom, avait reçu, pendant sa jeunesse, une excellente éducation, sous la direction de maîtres habiles ; mais ce fût par les tendres soins et la sévère discipline de son père, qu’il instruisit dans l’art de la guerre[109]. Sous les étendards d’un semblable guide, le jeune Théodose chercha la gloire et l’expérience dans toutes les provinces où la guerre lui en donna l’occasion. Il endurcit sa constitution aux différentes saisons et aux différents climats, rendit sa valeur célèbre dans les combats de terre et de mer, et examina soigneusement les usages militaires des Écossais, des Maures et des Saxons. Son mérite personnel et la recommandation du conquérant de l’Afrique lui obtinrent bientôt un commandement supérieur ; et, nommé duc de Mœsie, il défit une armée de Sarmates, sauva la province, mérita la confiance des soldats, et s’attira l’envie de la cour[110]. La disgrâce et l’exécution de son illustre père détruisirent ses espérances, et Théodose obtint, à titre de faveur, la permission de se retirer comme simple particulier dans sa patrie. La facilité avec laquelle il se conforma en Espagne à sa nouvelle situation, fit l’éloge de la modération et de la fermeté de son caractère. Moitié de l’année à la ville, et le reste à la campagne, il déployait, dans l’accomplissement de ses devoirs sociaux, ce caractère de zèle et d’activité qui avait marqué sa carrière publique, et il faisait tourner la vigilante exactitude d’un soldat au profit et à l’amélioration de son ample patrimoine[111], situé entre Valladolid et Ségovie, au milieu d’un canton fertile, et encore renommé aujourd’hui par la beauté de la laine de ses moutons[112]. Des humbles et innocents travaux de la campagne, Théodose fut transporté en moins de quatre mois sur le trône de l’empire, d’Orient ; et l’histoire du monde entier n’offrira peut-être pas un second exemple d’une élévation si pure et si honorable. Les princes qui héritent paisiblement du sceptre de leur père s’appuient sur un droit légal d’autant moins exposé à être contesté qu’il est absolument indépendant de leur mérite personnel. Les sujets qui, soit dans une monarchie, soit dans une république, parviennent au pouvoir suprême, peuvent avoir acquis par leur mérite ou leur vertu, le rang qui les élève au-dessus de leurs égaux ; mais ils sont rarement exempts d’ambition, et leur succès est souvent souillé par le crime d’une conspiration ou par les horreurs d’une guerre civile. Dans les gouvernements même qui autorisent le monarque régnant à se nommer un collègue ou un successeur, son choix, rarement impartial et exposé à l’influence des plus aveugles passions, doit tomber bien souvent sur le moins digne objet ; mais l’envie la plus soupçonneuse ne put supposer à Théodose, au fond de sa retraite de Caucha, ni les artifices, ni les désirs, ni même les espérances d’un politique ambitieux. Le nom d’un exilé eût été oublié depuis longtemps, si l’éclat de ses vertus naturelles n’avait pas laissé une impression profonde dans la cour impériale. On l’avait négligé dans les temps de prospérité, mais dans la crise du danger, son mérite fut universellement senti et avoué. Quelle confiance ne devait pas avoir Gratien dans la probité de Théodose, lorsqu’il comptait que ce fils sensible, oublierait, pour l’amour de la patrie, le meurtre de son père ! Quelle opinion on manifestait de ses talents lorsqu’en le nommant, on plaçait en un seul homme l’espoir du salut et du rétablissement de l’empire d’Orient ! Théodose monta sur le trône dans la trente-troisième année de son âge. Le peuple admirait sa figure noble et sa taille majestueuse et pleine de grâce, qu’il se plaisait à comparer aux portraits et aux médailles de Trajan, tandis que les observateurs attentifs découvraient dans son cœur et dans son esprit une ressemblance plus précieuse avec le plus grand et le meilleur des empereurs romains.      

C’est avec le regret le plus sincère que je me vois privé d’un guide exact et impartial qui a écrit l’histoire de son siècle, sans se livrer aux passions et aux préjugés dont un contemporain se garantit difficilement. Ammien Marcellin, qui a terminé son utile ouvrage par la défaite et la mort de Valens, recommande l’histoire glorieuse du règne suivant à l’éloquence vigoureuse de la génération naissante[113] ; mais cette génération négligea son avis, et n’imita point son exemple[114] ; et dans la recherche des faits du règne de Théodose ; nous sommés réduits,â démêler la vérité des récits peu impartiaux de Zozime, au moyen de quelques passages obscurs tirés de divers fragments et de quelques chroniques ; du langage outré ou figuré des panégyriques et des Poésies, et du secours suspect des écrivains ecclésiastiques., qui dans la chaleur des factions religieuses, sont souvent disposés à négliger des vertus profanes, telles que la modération et la sincérité. Pénétré de ces désavantages, auxquels je vais me trouver exposé pendant une portion considérable de ce qui me resté à tracer du déclin et de la chute de l’empire romain, je n’avancerai désormais qu’armé du doute et de la précaution. Je puis cependant assurer hardiment que Théodose ne se vengea de la bataille d’Adrianople par aucune victoire signalée ou décisive sur les Barbares, et le silence non équivoque de ses panégyristes à cet égard est confirmé par l’examen des temps et des circonstances. La constitution d’un vaste empire, élevé par les travaux et la prospérité d’une longue suite de siècles, n’aurait pas été détruite par l’infortune d’un seul jour, si les terreurs de l’imagination n’avaient pas exagéré l’étendu’ de cette calamité. La perte de quarante mille Romains, qui périrent dans les plaines d’Adrianople, pouvait être facilement réparée par les provinces peuplées de l’Orient, qui contenaient tant de millions d’habitants. Le courage des soldats est de toutes les qualités de l’espèce humaine la plus commune et la moins chère ; et les centurions qui avaient survécu à la défaite auraient bientôt formé des recrues suffisamment habiles pour combattre des Barbares indisciplinés. Si les Goths s’étaient emparés des chevaux et des armes de leurs ennemis vaincus, les haras d’Espagne et de Cappadoce pouvaient remonter de nombreux escadrons ; les trente-quatre arsenaux de l’empire étaient encore abondamment pourvus d’armes offensives et défensives, et les richesses de l’Asie pouvaient fournir des fonds suffisants pour les dépenses de la guerre : mais l’effet qu’avait produit la bataille d’Adrianople sur l’esprit des Romains et sur celui des Barbares étendit à bien plus d’un jour les conséquences que devaient avoir des deux côtés et la défaite et la victoire. On avait entendu un chef des Goths dire, avec une insultante modération, que pour lui, il était las de carnage, mais qu’il ne pouvait pas concevoir comment des hommes qui fuyaient devant lui comme un troupeau de moutons, prétendaient encore disputer la possession de leurs trésors et de leurs provinces[115]. Les Romains tremblaient au nom des Goths, comme les Goths avaient tremblé au nom des Huns[116]. Si Théodose, rassemblant précipitamment ses forces dispersées, les eût conduites contre un ennemi victorieux, les frayeurs de son armée auraient suffi pour la dissiper ; et son imprudence n’aurait pas été justifiée par une seule chance de succès : mais, dans une circonstance si dangereuse, Théodose le Grand mérita cette honorable épithète, et se montra le gardien soigneux et fidèle de ses États chancelants. Il prit ses quartiers à Thessalonique, capitale du diocèse de la Macédoine[117], d’où il veillait sur les mouvements des Barbares, et dirigeait les opérations de ses lieutenants depuis les murs de Constantinople jusqu’aux rives de la mer Adriatique. Les fortifications et les garnisons des villes furent augmentées ; on ranima insensiblement parmi les troupes l’esprit de la discipline ; et en les accoutumant à se croire en sûreté, on leur rendit le sentiment de la confiance. On les faisait sortir fréquemment de leurs forteresses pour attaquer des partis de Barbares qui infestaient les environs. L’attention qu’on avait de leur ménager toujours l’avantage du nombre ou du terrain, faisait le plus souvent réussir leurs expéditions, et les soldats se convainquirent bientôt par l’expérience de la possibilité de vaincre des ennemis qu’ils croyaient invincibles. Les détachements des différentes garnisons se rassemblèrent peu à peu, et formèrent de petits corps d’armée. Les mêmes précautions s’observèrent dans un plan étendu d’opérations bien concédées. Les événements augmentèrent chaque jour les forces et le courage des Romains, et l’adresse avec laquelle l’empereur faisait répandre le bruit de ses succès militaires contribuait à diminuer l’orgueil des Barbares, et à ranimer l’espoir de ses sujets. Si, au lieu de cette esquisse faible et imparfaite, nous pouvions présenter au lecteur le récit circonstancié des dispositions et des actions de Théodose dans le cours de quatre campagnes, tous les militaires applaudiraient sans doute à ses talents consommés. Le sage Fabius avait sauvé précédemment la république en temporisant ; et tandis que les yeux de la postérité se fixent avec surprise sur les lauriers brillants que Scipion cueillit dans la plaine de Zama, les campements et les marches savantes du dictateur, à travers les montagnes de la Campanie, réclament à plus juste titre la renommée d’une gloire solide et indépendante, qu’il ne partagea ni avec la fortune ni avec ses soldats. Tel fut aussi le mérite de Théodose ; et les infirmités d’une maladie longue et dangereuse dont il fut alors attaqué ne purent ni diminuer la vigueur de son génie, ni distraire son attention du service public[118].

La délivrance et la tranquillité des provinces romaines[119] furent moins l’ouvrage de la valeur que celui de la prudence de Théodose. La fortune la seconda, et, l’empereur ne manqua jamais de saisir l’occasion favorable, et d’en tirer tout l’avantage. Tant que le génie supérieur de Fritigern conserva l’union parmi les Barbares et dirigea leurs opérations, leur puissance ne fut point au-dessous de la conquête d’un grand empire. La mort de ce héros, le prédécesseur et le maître du célèbre Alaric, délivra la multitude indocile du joug intolérable de la prudence et de la discipline. Ces Barbares, longtemps contenus par son autorité, se livrèrent alors à tous les excès de leurs passions, et leurs passions étaient rarement constantes. Une armée de conquérants se morcela et se divisa en bandes de voleurs féroces et sans ordre, dont la fureur aveugle et capricieuse devint aussi funeste à eux-mêmes qu’elle l’était à leurs ennemis. Naturellement portés à nuire, ils brisaient ou détruisaient tout ce qu’ils ne pouvaient pas emporter ou dont ils ne savaient pas jouir, et brûlaient souvent, dans leur rage imprévoyante, les moissons ou provisions, de grains dont ils manquaient bientôt pour leur subsistance. Un esprit de discorde divisa les tribus indépendantes et les nations qui ne s’étaient réunies que par une alliance volontaire. Les Huns et les Alains insultaient à la fuite des Goths, qui n’étaient pas disposés à user avec modération de la prospérité. L’ancienne jalousie des Ostrogoths et des Visigoths se réveilla, et les chefs orgueilleux se rappelèrent les injures qu’ils avaient réciproquement souffertes ou fait souffrir lorsqu’ils habitaient tous au-delà du Danube. Le progrès de leur haine particulière affaiblit leur aversion pour le nom romain, et les officiers de Théodose achetèrent, par des dons et des promesses, la retraite ou le service des partis mécontents. L’acquisition de Modar, prince du sang royal des Amalis, procura aux Romains un partisan hardi et fidèle ; il obtint bientôt le rang de maître général, et un commandement de confiance. L’illustre déserteur des Goths surprit une armée de ses compatriotes plongés dans le sommeil à la suite de la débauche et de l’ivresse. Après en avoir massacré la plus brande partie, il revint au camp impérial[120], chargé d’immenses dépouilles, et suivi de quatre mille chariots enlevés aux Barbares. Dans les mains d’un politique habile, des moyens différents s’appliquent avec succès à la même fin, et la délivrance de l’empire, commencée par la division des Goths, fut achevée par leur réunion. Athanaric, qui avait tranquillement contemplé de loin ces étranges événements sans y prendre part, se trouva forcé, par le sort des armes, d’abandonner l’obscure retraite des bois de Caucaland. Il n’hésita plus à traverser le Danube ; et une grande partie des sujets de Fritigern, qui commençaient à sentir les inconvénients de l’anarchie, reconnurent volontiers pour roi un juge de leur nation, dont ils respectaient la naissance, et dont ils avaient souvent éprouvé l’habileté ; mais l’âge avait refroidi l’audace d’Athanaric, et au lieu de conduire ses soldats aux combats et à la victoire, il écouta prudemment la proposition d’un traité honorable et avantageux : Théodose, qui connaissait le mérite et la puissance de son nouvel allié, ne dédaigna point d’aller au devant de lui à plusieurs milles de Constantinople, et le traita dans la ville impériale avec la confiance d’un ami et la magnificence d’un empereur. Le prince barbare examinait avec attention tous les objets qui frappaient ses regards, et rompant enfin le silence, par une vive et sincère expression de son étonnement.  Je vois aujourd’hui, dit-il, ce que je n’avais jamais pu croire de l’éclat de cette étonnante capitale.  Il admirait successivement la position de la ville, la force de ses murs, la beauté des édifices publics, la vaste étendue de son port rempli de vaisseaux innombrables, le concours de toutes les nations, les armes et la discipline des troupes. Un empereur romain, ajouta Athanaric, est un dieu sur terre, et le mortel présomptueux qui ose l’attaquer devient homicide de lui-même[121]. Le roi des Goths ne jouit pas longtemps de cette brillante et honorable réception ; et comme la sobriété n’était point une des vertus de sa nation, on peut soupçonner que la maladie dont il mourut fut la suite des excès auxquels il se livra dans les repas somptueux de l’empereur. Mais la politique de Théodose tira de sa mort plus d’avantages qu’il n’en aurait pu obtenir des plus fidèles services de ce nouvel allié. On fit de magnifiques obsèques à Athanaric dans la capitale de l’Orient ; on éleva un superbe monument à sa mémoire, et son armée, gagnée par les libéralités et par les honorables démonstrations de douleur de Théodose, passa tout entière sous les drapeaux de l’empereur des Romains[122]. La soumission d’un corps de Visigoths si considérable produisit les effets des plus salutaires ; et l’influence de la raison, de la force et de la séduction, acquit chaque jour plus de puissance et plus d’étendue. Chaque chef indépendant se hâtait de faire séparément son traité, dans la crainte qu’un plus long délai ne l’exposât seul et sans secours à la vengeance ou la justice de l’empereur. La capitulation générale, ou plutôt finale des Goths, peut être datée à quatre ans un mois et vingt-cinq jours après la défaite et la mort de Valens[123].

La retraite volontaire de Saphrax et d’Alathæus avait déjà délivré les provinces du Danube de l’oppression des Grunthungiens ou Ostrogoths. L’esprit inquiet et turbulent de ces deux chefs leur fit chercher dans d’autres climats une nouvelle scène de gloire et de brigandage. Leur course destructive se dirigea vers l’occident, mais nous n’avons qu’une connaissance très obscure et très imparfaite de leurs expéditions. Les Ostrogoths repoussèrent plusieurs tribus des Germains jusque dans les provinces de la Gaule ; ils conclurent un traité avec l’empereur. Gratien, et ne tardèrent pas à le violer ; ils s’avancèrent dans des régions inconnues du Nord, et revinrent, après un intervalle de plus de quatre ans, avec des forces plus nombreuses, sur les rives du Bas-Danube. Ils avaient recruté leur armée des plus terribles guerriers de la Scythie et de la Germanie et les soldats, ou du moins les historiens de l’empire, ne reconnurent plus le nom ni la contenance de leurs anciens ennemis[124]. Le général qui commandait les forces navales et militaires de la frontière de Thrace, présuma que la supériorité de ses forces pourrait être désavantageuse au bien du service, et que les Barbares, effrayés du spectacle imposant de la flotte et des légions, différeraient le passage du fleuve jusqu’a l’hiver.

L’adresse des espions qu’il envoya dans leur camp, attira les Ostrogoths dans un piège. Ils leur persuadèrent que par une irruption soudaine ils pourraient surprendre, dans l’obscurité de la nuit, l’armée romaine endormie, et cette multitude crédule s’embarqua, précipitamment dans trois mille canots[125]. Les plus braves des Ostrogoths formaient l’avant-garde. Le corps de la flotte portait le reste des hommes et des soldats, et les femmes avec les enfants suivaient sans crainte à l’arrière-garde. Ils avaient choisi pour l’exécution de leur dessein une nuit très obscure, et ils étaient au moment d’arriver à la rive méridionale du Danube, dans la ferme confiance qu’ils débarqueraient sans peine et surprendraient facilement un camp mal gardé ; mais un obstacle inattendu leur coupa le passage ; un triple rang de vaisseaux solidement liés l’un avec l’autre, formait une chaîne impénétrable de deux milles et demi le long de la rivière. Tandis que par un combat très inégal ils tâchaient de se faire un chemin ; leur aile droite fait écrasée par l’attaque irrésistible d’une flotte de galères qui descendait le fleuve par la double impulsion des rames et du courant. Le poids et la rapidité de ces bâtiments de guerre brisèrent, coulèrent a fond et dispersèrent les faibles canots des Barbares, et leur valeur ne leur fut d’aucun secours. Alathæus, roi ou général des Ostrogoths, périt avec les plus braves de ses soldats, ou dans les eaux du fleuve, ou par l’épée des Romains. La dernière division de cette malheureuse flotte aurait pu regagner le rivage d’où elle était partie ; mais la terreur et le désordre ne laissaient aux vaincus ni la faculté d’agir ni la liberté de penser ; ils se rendirent à discrétion, en implorant la clémence des vainqueurs. Dans cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, il n’est pas facile de concilier les passions et les préjugés des écrivains du siècle de Théodose. Ceux qui se plaisent à blâmer ou à défigurer toutes les actions de son règne, affirment que le lieutenant Promotus avait assuré la déroute des Barbares par sa valeur et son intelligence, avant que l’empereur hasardât de paraître sur le champ de bataille[126]. Le poète complaisant, qui célébrait à la cour d’Honorius la gloire du père et celle du fils, attribue tout l’honneur de la victoire à l’intrépidité de Théodose, et fait presque entendre qu’il tua dans le combat le roi des Ostrogoths[127]. La vérité de l’histoire se trouverait peut-être en adoptant un juste milieu entre ces doux récits opposés.

L’original du traité qui fixa l’établissement des Goths, assura leurs privilèges et stipula leurs obligations, éclaircirait l’histoire de Théodose et celle de ses successeurs, où l’on ne trouvé que très imparfaitement l’esprit ou la substance de cette singulière convention[128]. Les ravages de la guerre et de la tyrannie avaient laissé beaucoup de terres fertiles, mais incultes, à la disposition de ceux des Barbares qui ne dédaignaient pas les travaux de l’agriculture. On plaça dans la Thrace une nombreuse colonie de Visigoths, et l’on transporta les restes des Ostrogoths dans la Phrygie et dans la Lydie. Ils reçurent tous, pour subvenir aux besoins présents, une distribution de bétail et de grains, et l’on encouragea leur industrie par l’exemption de tout tribut durant un certain nombre d’années. Les Barbares auraient mérité d’être les victimes de la politique perfide de la cour impériale, s’ils avaient souffert qu’on les dispersât dans différentes provinces ; mais ils demandèrent et obtinrent la possession entière des villages et des districts choisis pour le lien de leur résidence ; ils conservèrent et propagèrent leurs mœurs et leur langage, assurèrent dans le sein du despotisme l’indépendance de leur gouvernement particulier, et reconnurent la souveraineté de l’empereur sans se soumettre à la juridiction inférieure des lois et des magistrats romains. Les tribus et les familles, continuèrent d’être, commandées, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, par leurs chefs héréditaires ; mais la dignité royale fut abolie, et l’empereur pouvait à son gré nommer et destituer les généraux de la nation. Il entretenait un corps de quarante mille Goths pour la défense de l’empire d’Orient, et ces troupes audacieuses, qui prenaient le nom de fœderati ou alliés, étaient distinguées par leurs colliers d’or, une paye considérable, et des privilèges dont l’étendue allait jusqu’à la licence. Ils ajoutèrent à leur courage national l’usage des armés et l’esprit de la discipline ; et, tandis que les forces suspectes des Barbares gardaient ou menaçaient l’empire, les dernières étincelles du génie militaire s’éteignaient dans l’âme des Romains[129]. Théodose eut l’adresse de persuader à ses alliés, que les conditions de paix arrachées à sa prudence par la nécessité étaient l’expression sincère de son amitié pour la nation des Goths[130] ; mais il faisait une réponse bien opposée aux plaintes du peuple, qui blâmait hautement ces concessions humiliantes et dangereuses[131]. Ses ministres peignaient de la manière la plus pathétique les calamités de la guerre, et ils exagéraient les premiers symptômes du retour de l’ordre, de l’abondance et de la sûreté publique. Les défenseurs de Théodose pouvaient affirmer, avec une apparence de vérité et de raison, qu’il était impossible d’extirper un si grand nombre de tribus guerrières réduites au désespoir par la perte de leur pays natal, et que les provinces puisées se trouveraient recrutées .de soldats et de laboureurs. Les Barbares conservaient toujours leur air féroce et menaçant ; mais l’expérience du passé pouvait faire espérer qu’ils prendraient l’habitude de l’obéissance et de l’industrie, que leurs mœurs s’adouciraient par l’influence de l’éducation et de la religion chrétienne, et que leur postérité se confondrait insensiblement avec le peuple romain[132].

Malgré ces arguments spécieux et ces brillantes espérances, il était bien facile de prévoir que les Goths seraient encore longtemps les ennemis des Romains, et qu’ils deviendraient peut-être bientôt les conquérants de leur empire. Ils montraient dans toutes les occasions, le plus insolent mépris pour les citoyens et les habitants, des provinces, qu’ils insultaient impunément[133]. Théodose était redevable à la valeur des Barbares du succès de ses armes ; mais on ne pouvait pas compter sur les secours d’une nation perfide, qui abandonnait ses drapeaux dans le moment où l’on avait le plus grand besoin de ses services, et l’empereur en fit plusieurs fois la fâcheuse expérience. Durant la rébellion de Maxime, un grand nombre de déserteurs goths se retirèrent dans les marais de la Macédoine, dévastèrent les environs, et obligèrent l’intrépide monarque à hasarder sa personne polir étouffer le feu de cette révolte naissante[134]. L’alarme publique était d’autant plus vive, qu’on soupçonnait fortement ces différentes révoltes d’être l’effet ; non pas d’un mouvement passager de fureur ou de caprice, mais plutôt d’un dessein profond et prémédité. On croyait que les Goths avaient apporté à la signature du traité de paix des dispositions hostiles et perfides ; que leurs chefs s’étaient engages d’avance, par un serment secret, à regarder toujours comme nuls tous ceux qu’ils feraient aux Romains, et, sous les plus belles apparences d’amitié et de fidélité, à saisir toutes les occasions de pillage, de conquête à de vengeance : mais les Barbares n’étaient pas tous inaccessibles au sentiment de la reconnaissance, et plusieurs de leur chefs se dévouèrent loyalement au service de l’empire, ou du moins de l’empereur. Toute la nation se divisa insensiblement en deux factions opposées, qui débattaient avec beaucoup de subtilité, dans leurs entretiens, la préférence due à leurs premiers, ou à leurs seconds engagements. Ceux des Goths qui se regardaient comme les défenseurs de la paix, de la justice et de Rome, avaient pour chef le jeune et vaillant Fravitta, distingué de ses compatriotes par l’urbanité de ses mœurs, par la générosité de ses sentiments, et par les douces vertus de la vie sociale. Mais le farouche et perfide Priulf était à la tête du parti le plus nombreux ; il animait les passions de ses compagnons d’armes et soutenait leur indépendance. Invités, dans un jour de fête, à la table de Théodose, les deux chefs, échauffés par le vin, oublièrent le respect qu’ils devaient à l’empereur, et la discrétion qu’ils avaient coutume de s’imposer, au point de trahir, devant Théodose, le fatal secret de leurs débats particuliers. Théodose, désagréablement frappé d’une dispute si extraordinaire, dissimula sa surprise, ses craintes et son ressentiment, et rompit, quelques instants après, cette assemblée tumultueuse. Fravitta, alarmé et irrité de l’insolence de son rival, dont le départ pouvait devenir le signal de la guerre civile, suivit, audacieusement Priulf ; et, lui plongeant son épée dans le sein, l’étendit mort à ses pieds. Les compagnons des deux chefs coururent aux armes, et le fidèle Fravitta aurait succombé sans le secours des gardes impériales[135]. Telles étaient les sauvages fureurs qui, déshonoraient le palais et la table de l’empereur romain ; et comme il fallait toute la fermeté et tonte la modération de Théodose pour contenir l’indocilité des Goths[136], la sûreté publique semblait dépendre de la vie et des talents d’un seul homme.

 

 

 



[1] Tel est le mauvais goût d’Ammien (XXVI, 10), qu’il est difficile de distinguer les faits qu’il raconte de ses métaphores. Il affirme cependant avoir vu 1a carcasse pourrie d’un vaisseau, ad secundum lapidem, à Méthone ou Modon, dans le Péloponnèse.

[2] On trouve des descriptions différentes des tremblements de terre et des inondations dans Libanius (Orat. de ulcisc. Julian. Nece, c. 10) ; dans Fabricius (Bibliot. Grœc., t. VII, p. 158, et les notes savantes d’Olearius) ; dans Zosime (l. IV, p. 221) ; Sozomène (l. VI, c. 2) ; Cedrenus (p. 310-314) ; saint Jérôme (in Chron., p. 186) ; et (t. I, p. 250) dans la Vie de saint Hilarion. Epidaure aurait été engloutie, si ses citoyens n’avaient prudemment placé sur le rivage saint Hilarion, moine d’Égypte. Il fit le signe de la croix, et les eaux s’arrêtèrent, s’abaissèrent devant lui, et se retirèrent.

[3] Dicéarque le péripatéticien a composé un Traité pour prouver cette vérité, que l’expérience a suffisamment démontrée ; et qui n’est pas une des plus honorables pour la race humaine. Cicéron., de Officiis, VI, 5.

[4] Les Scythes primitifs d’Hérodote (l. IV, c. 47-59 ; p. 99-101) étaient resserrés par le Danube et les Palus-Méotides dans un carré d’environ quatre mille stades (quatre cents milles romains). Voyez d’Anville (Mém. de l’Acad., t. XXXV, p. 571-573). Diodore de Sicile (t. I, l. II, p. 155, édit. Wesseling) a observé les progrès successifs du nom et de la nation.

[5] Les Tatars ou Tartares étaient originairement une tribu : ils furent d’abord les rivaux des Mongoux, et devinrent leurs sujets. Les Tartares formaient l’avant-garde de l’armée Victorieuse de Gengis-khan et de ses successeurs, et on appliqua à la nation entière le nom qui avait été connu le premier des étrangers. Freret (Hist. de l’Acad., t. XVIII, p. 60), en parlant des pâtres septentrionaux de l’Europe et de l’Asie, se sert indistinctement des noms de Scythes et de Tartares.

[6] Imperatum Asiæ ter quœsivere : ipsi perpetua ab alieno imperio, aut intacti, aut invicti, mansere. Depuis le temps de Justin ils ont ajouté à ce nombre. Voltaire (t. X, p. 64 de son Histoire générale, c. 156) a rassemblé en peu de mots les conquêtes des Tartares.

Oft, oler the trembling nations front afar,

Has Scythia breath’d the living cloud of war.

[7] Le quatrième livre d’Hérodote offre un portrait des Scythes, curieux quoique imparfait. Parmi les modernes qui ont peint le tableau de ces mœurs uniformes, il en est un, le khan de Khowaresm, Abulghazi-Bahadur, qui parle d’après ce qu’il a senti lui-même ; et les éditeurs français et anglais ont éclairci ; par d’abondantes recherches, son Histoire généalogique des Tartares. Carpin, Ascelin et Rubruquis (Histoire des Voyages, t. VII) peignent les Mongoux du quatorzième siècle. A ces guides, j’ai ajouté Gerbillon et d’autres jésuites (Description de la Chine, par du Halde, t. IV, qui a examiné avec soin la Tartarie chinoise), et l’intelligent et véridique voyageur Bell d’Antermony (2 vol. in-4°, Glasgow, 1763).

[8] Les Usbecks sont ceux qui ont le plus dérogé à leurs mœurs primitives : 1° en embrassant la religion mahométane ; 2° par la possession des villes et des moissons de la Grande-Buckarie.

[9] Il est certain que les grands mangeurs de viande sont, en général, cruels et féroces plus que les autres hommes. Cette observation est de tous les lieux et de tous les temps. La barbarie anglaise est connue, etc. (Émile de Rousseau, t. I, p. 274.) Quoi que nous puissions penser de ces observations générales, nous n’admettrons pas facilement la vérité de l’exemple qu’il allègre. La complainte de Plutarque et les lamentations pathétiques d’Ovide séduisent notre raison en excitant notre sensibilité.

[10] La découverte de ces émigrations des Tartares est due à M. de Guignes (Hist. des Huns, t. I, 2). Ce savant et laborieux interprète de la langue chinoise a ouvert des scènes nouvelles et importantes dans l’histoire du genre humain.

[11] Les missionnaires ont découvert dans la Tartarie chinoise, à quatre-vingts lieues du grand mur, une plaine élevée de trois mille pas géométriques au-dessus du niveau de la mer. Montesquieu, qui a usé et abusé des relations des voyageurs, a motivé les révolutions de l’Asie sur cette circonstance importante, que le froid et le chaud, la force et la faiblesse ; se trouvent contigus, sans qu’il y ait une zone tempérée qui les sépare. Esprit des Lois, l. XVII, c. 3.

[12] Petis de La Croix (Vie de Gengis-khan, l. III, c. 7) représente toute l’étendue et la pompe d’une chasse des Mongoux. Les jésuites Gerbillon et Verbiest suivaient l’empereur Kamhi quand il chassait dans la Tartarie (Du Halde, Description de la Chine, tome IV, p. 81, 290, etc., édition in-folio). Son petit-fils Kienlong, qui réunit la discipline tartare à l’érudition chinoise, décrit (Éloge de Moukden, p. 273-285), comme poète, les plaisirs dont il avait joui comme chasseur.

[13] Voyez le second volume de l’Histoire généalogique des Tartares, et les listes des khans, à la fin de la Vie de Gengis-khan. Sous le règne de Timur ou Tamerlan, un de ses sujets, descendant de Gengis, portait encore le titre de khan, et le conquérant de l’Asie se contentait du nom d’émir ou sultan. Abulghazi, part. V, 4 ; d’Herbelot, Bibliot. orient., p. 878.

[14] Voyez les diètes des anciens Huns (de Guignes, t. II, p. 26), et une description curieuse de celles de Gengis-khan (l. I, c. 6 ; l. IV, c. 11). Ces assemblées sont fréquemment citées dans l’histoire persane de Timur, quoiqu’elles, ne servissent qu’à légitimer les résolutions de leur maître.

[15] Montesquieu travaille péniblement à expliquer une différence qui n’a jamais existé entre la liberté des Arabes et l’esclavage perpétuel des Tartares. Esprit des Lois, l. XVII, c. 5 ; l. XVIII, c. 19, etc.

[16] Abulghazi-khan, dans les deux premières parties de son Histoire généalogique, raconté les fables ridicules et les traditions des Tartares Usbecks, concernant les temps qui précédèrent le règne de Gengis.

[17] Dans le treizième livre de l’Iliade, Jupiter détourne les yeux des plaines sanglantes de Troie vers celles de la Thrace et de la Scythie. Ce changement d’objets ne, lui aurait pas présenté des scènes plus paisibles ou plus innocentes.

[18] Thucydide, l. II, c. 97

[19] Voyez le quatrième livre d’Hérodote. Lorsque Darius s’avança dans le désert de la Moldavie, entre le Danube et le Niester, le roi des Scythes lui envoya une souris, une grenouille, un oiseau et cinq flèches. Terrible allégorie.

[20] Ces guerres et ces héros se trouvent à leurs chapitres respectifs dans la Bibliothèque orientale de d’Herbelot ; ils ont été célébrés dans un poème épique de soixante mille couplets rimés par Ferdusi, l’Homère de la Perse. (Voyez l’Histoire de Nader Shah, p. 145-165.) Le public doit regretter que sir W. Jones ait suspendu ses recherches sur la littérature orientale.

[21] La description de la mer Caspienne ; avec ses rivières et les tribus qui l’avoisinent, se trouvé éclaircie avec beaucoup de travail dans l’Examen critique des historiens d’Alexandre, qui compare la véritable géographie avec les erreurs produites par la vanité et l’ignorance des Grecs.

[22] La première habitation de ces nations semble avoir été au nord-ouest de la Chine, dans les provinces de Chensi on Chansi. Sous les deux premières dynasties, la principale ville était encore un camp mouvant. Les villages étaient clairsemés, et-les pâturages étaient beaucoup plus étendus que les terres cultivées. On recommandait l’exercice de la chasse, pour détruire les animaux sauvages. Petcheli, ou le terrain que Pékin occupe aujourd’hui, était désert, et les provinces méridionales n’étaient peuplées que d’indiens sauvages. La dynastie des Han, deux cent six ans avant Jésus-Christ, donna à l’empire, sa forme et son étendue actuelles.

[23] L’ère de la monarchie chinoise a été fixée à des époques différentes ; depuis deux mille neuf cent cinquante-deux jusqu’à deux mille cent trente-deux années avant Jésus-Christ, et l’année 2637 a été adoptée légale ment par l’autorité du présent empereur, comme celle de l’époque véritable. Les difficultés naissent de l’incertitude de la durée des deux premières dynasties, et de l’intervalle qui les sépare des temps réels ou fabuleux de Fohi ou Hoangti. Sematsien date sa chronologie authentique dès l’an 841. Les trente-six éclipses de Confucius, dont on a vérifié trente-une, furent observées entre les années 722 et 480 avant Jésus-Christ. La période historique de la Chine ne remonte pas plus haut que les olympiades des Grecs.

[24] Après l’espace de plusieurs générations d’anarchie et de despotisme, la dynastie des Han, deux cent six ans avant Jésus-Christ, fut l’époque de la renaissance des sciences. On rétablit les fragments de l’ancienne littérature ; on perfectionna et l’on fixa les caractères ; et l’on assura la conservation future des livres par les utiles inventions de l’encre, du papier, et de l’art d’imprimer. Sematsien publia la première histoire de la Chine quatre-vingt-dix-sept ans avant Jésus-Christ ; une suite de cent quatre-vingts historiens, continuèrent et perfectionnèrent ses travaux. Les extraits de leurs ouvrages existent encore, et la plus grande partie se trouve aujourd’hui déposée dans la bibliothèque royale de France.

[25] Ce qui regarde la Chine a été éclairci par les travaux des Français, des missionnaires à Pékin, et de MM. Freret et de Guignes à Paris. Les trois notes précédentes m’ont été fournies par le Chou-King, avec la préface et les notes de M. de Guignes, Paris, 1770 ; le Tong-Kien-Rang-Mou, traduit par le père de Mailla, sous le nom d’Histoire générale de la Chine, t. I, p. 49-200 ; les Mémoires sur la Chine, Paris, 1776, etc., t. I, p. 1-323 ; t. II, p. 5-364 ; l’Hist. des Huns, t. I, p. 1-131 ; t. V ; 345-362 ; et les Mémoires de l’Acad. des Inscriptions, t. X, p. 377-402 ; t. XV, p. 495-564 ; t. XVIII, p. 178-295 ; t. XXXVI, p. 164-238.

[26] Voyez l’Histoire générale des Voyages (t. XVIII), et l’Histoire généalogique (vol. II, p. 620-664).

[27] M. de Guigne, (t. II, p. 1-124) a donné l’histoire originale des anciens Hiong-nou ou Huns. La géographie chinoise de leur pays semble comprendre une partie de leurs conquêtes.

[28] Voyez dans du Halde (t. IV, p. 18-65) une description circonstanciée du pays des Mongoux, avec une carte exacte.

[29] Les Igours ou Vigours étaient partagés en trois classes, les chasseurs, les pâtres et les laboureurs ; et les deux premières classes méprisaient la dernière. Voyez Abulghazi, part. II, c. 7.

[30] Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. XXV, p. 17-33. L’esprit étendu de M. de Guignes a rapproché ces événements éloignés.

[31] On célèbre encore à la Chine la renommée de So-vou ou So-ou, son mérite et ses aventures extraordinaires. Voyez l’Éloge de Moukden, p. 20, et les notes, p. 241-247 et les Mémoires sur la Chine, t. III, p. 317-360.

[32] Voyez, Isbrand Ives, dans la Collection de Harris (vol. II, p. 931) ; les Voyages de Bell (v. I, p. 247-254) ; Gmelin, dans l’Histoire générale des Voyages (t. XVIII, p. 283-329). Ils rapportent tous cette opinion vulgaire, que la mer sainte s’irrite et devient orageuse dès qu’on ose lui donner le nom de lac. Cette délicatesse grammaticale occasionne souvent des querelles entre l’absurde superstition des mariniers, et l’absurde obstination des voyageurs.

[33] Du Halde (t. II, p. 45) et de Guignes (t. II, p. 59) parlent l’un et l’autre de la construction du grand mur de la Chine.

[34] Voyez la vie de Lieoupang ou Kaoti, dans l’Histoire de la Chine publiée à Paris en 1771, etc. (t. I, p., 442-522). Cet ouvrage volumineux est une traduction faite par le père de Ouilla du Tong-Kien-Kang-Mou, célèbre abrégé de la grande histoire de Semakouang (A. D. 1084) et de ses continuateurs.

[35] Voyez un mémoire fort long et fort libre présenté par un mandarin à l’empereur Vouti, en l’an 180 avant Jésus-Christ, dans du Halde. (t. II, p. 412-426), d’après une collection de papiers d’État, écrite avec le crayon rouge par Kamhi lui-même (p. 384-612). Un second mémoire du ministre de la guerre, Kang-Mou (tome II, p. 555), fournit quelques détails curieux sur les mœurs des Huns.

[36] Le tribut accoutumé d’un certain nombre de femmes se trouve mentionné comme un des articles du traité. Hist. de la Chine par les Tartares mantcheoux, t. I, p. 186, 187, avec les notes de l’éditeur.

[37] De Guignes, Hist. des Huns, t. II, p. 62.

[38] Voyez le règne de l’empereur Vouti dans le Kang-Mou (tome III, p. 1-98). Son caractère inconstant et inconséquent parait être peint avec impartialité.

[39] n trouve cette expression dans le mémoire présenté à l’empereur Vouti. (Du Halde, t. IV, p. 417.) Sans adapter les exagérations de Marc-Paul et d’Isaac Vossius, nous pouvons raisonnablement supposer que Pékin renferme deux millions d’habitants. Les villes du sud, où sont placées, les manufactures de la Chine, ont une population encore supérieure.

[40] Voyez le Kang-Mou (t. III, p. 150), et la suite des événements, chacun dans leur année particulière. Cette fête remarquable est célébrée dans l’éloge de Moukden, et expliquée dans une note du père Gaubil (p. 89, 90).

[41] Cette inscription fut composée sur le lieu même par Pankou, président du tribunal de l’histoire Kanh-Mou, (t. III, p. 392.) On a découvert des monuments semblables dans différents endroits de la Tartarie. Hist. des Huns, t. II, p. 122.

[42] M. de Guignes (t. II, p. 189) a inséré un article court sur les Sienpi.

[43] L’ère des Huns est placée par les Chinois douze cent dix ans avant Jésus-Christ ; mais, la suite de leurs rois ne commence que dans l’année 230. Hist. des Huns, t. II, p. 21-123.

[44] Le Kang-Mou (t. III, p. 88, 91, 95, 139, etc.) raconte les différentes circonstances de la chute et de la fuite des Huns. On peut expliquer le petit nombre dont il compose chaque horde, par leurs pertes et par leurs divisions.

[45] M. de Guignes a suivi habilement les traces des Huns à travers les vastes déserts de la Tartarie (tome II, p. 123, 277 et 325, etc.).

[46] Mohammed, sultan de Carizme, régnait dans la Sogdiane lorsqu’elle fut envahie (A. D. 1218) par Gengis-khan et ses Mongoux. Les écrivains orientaux (voyez d’Herbelot, Petis de La Croix, etc.) célèbrent les villes florissantes qu’il dépeupla et les pays fertiles qu’il ravagea. Dans le siècle suivant, Abulféda (Hudson, Géogr. min., t. III) a décrit ces mêmes provinces de Khorasmia et de Mawaralnahr. On peut voir leur misère actuelle dans l’Histoire généalogique des Tartares (p. 423-469).

[47] Justin (XII, 6) a laissé un Abrégé sur les rois grecs de la Bactriane. Je suppose que ce fut leur industrie qui ouvrit un nouveau commerce en transportant les marchandises des Indes en Europe, par la voie extraordinaire de l’Oxus, la mer Caspienne, le Cyrus, le Phase et la mer Noire. Les Séleucides et les Ptolémées étaient les maîtres de toutes les autres routes par terre et par mer.

[48] Procope, de Bell. pers., l. I, c. 3, p. 9.

[49] Dans le treizième siècle, le moine Rubruquis, qui traversa la plaine immense de Kipzak, en allant à la cour du grand khan, observa le nom remarquable de Hongrie, et des traces d’un langage et d’une origine communie avec les peuples de la Hongrie européenne. Histoire des Voyages, t. VII, p. 69.

[50] Bell (vol. I, p. 29-34) et les éditeurs de l’Hist. généalogique, p. 539) ont décrit les Calmoucks du Volga au commencement de notre siècle.

[51] Cette grande transmigration de trois cent mille Calmoucks ou Torgouts se fit en l’année 1771. Les missionnaires de Pékin ont traduit le récif original de Kienlong, l’empereur régnant de la Chine, qui fut destiné à servir d’inscription à une colonne. (Mém. sur la Chine, t. I, p. 401-418.) L’empereur affecte le doux et séduisant langage du fils de Dieu et du père des peuples.

[52] Le Kang-Mou (t. III, p. 447) donne à leurs conquêtes une étendue de quatorze mille lis. Selon la présente évaluation, deux cents, ou plus rigoureusement cent quatre-vingt-treize lis sont égales à un degré de latitude, et un mille anglais contient par conséquent plus de terrain que trois milles chinois ; mais il y a de fortes raisons de croire que les anciennes lis faisaient peine une moitié des modernes. Voyez les laborieuses recherches de M. d’Anville, géographe qui n’est étranger à aucun siècle ou climat du globe. Mém. de l’Acad., t. II, p. 125-502 ; Mesures itinéraires, p. 154, 167.

[53] Voyez l’Hist. des Huns, t. II, p. 125-144. L’histoire suivante (p. 145-277) de trois ou quatre dynasties des Huns, prouve avec évidence que leur long séjour à la Chine n’avait point amolli leur courage.

[54] Utque hominibus quietis et placidis otium est voluptabile, ita illos pericula juvant et bella. Judicatur ibi beatus qui in prœlio profuderit animam : senescentes etiam et fortuitis mortibus mundo digressos, ut degeneres et ignavos convicus atrocibus insectantur. Nous devons nous faire une grande opinion des vainqueurs de pareils hommes.

[55] Relativement aux Alains, voyez Ammien (XXXI, 2) ; Jornandès (de Rebus geticis, c. 24) ; M. de Guignes (Hist. des Huns, t. I, p. 279) ; et Généalogie des Tartares (t. II, p 617).

[56] Comme nous sommes en possession de l’histoire authentique des Huns, il serait ridicule de répéter ou de réfuter les fables qui défigurent leur origine et leurs exploits, leur passage des marais ou de la mer Méotide pour poursuivre un bœuf ou un cerf, les Indes qu’ils avaient découvertes, etc. Zozime, l. IV, p. 224 ; Sozomène, l. VI, c. 37 ; Procope, Hist. Miscell., c. 5 ; Jornandès, c. 24 ; Grandeur et Décadence des Romains, c. 17.

[57] Ammien, XXXI, 1. Jornandès (c. 24), fait une caricature frappante de la figure d’un Calmouck. Voyez Buffon, Histoire naturelle, t. III, p. 380.

[58] Cette exécrable origine, que Jornandès d’écrit avec la rancune d’un Goth, peut avoir été tirée, primitivement d’une fable grecque beaucoup plus agréable. Hérodote, l. IV, c. 9, etc.

[59] Les Roxolans peuvent être les ancêtres des Russes (d’Anville, Empire de Russie, p. 1-10), dont la résidence (A. D. 862), aux environs, de Novogorod-Veliki, ne peut pas être fort éloignée du lieu que le géographe de Ravenne assigne (I, 12 ; IV, 46 ; V, 28, 30) aux Roxolans (A. D. 886).

[60] Le texte d’Ammien parait imparfait ou corrompu ; mais on peut tirer de la nature du terrain de quoi expliquer quel devait être le rempart des Goths, et même de quoi suppléer presqu’à une description. Mém. de l’Acad., etc., t. XXVIII, p. 444-462.

[61] M. du Buat (Hist. des Peuples de l’Eur., t. VI, p. 407) a conçu l’étrange idée qu’Alavivus était le même qu’Ulphilas, l’évêque goth ; et qu’Ulphilas, petit-fils d’un esclave de Cappadoce, était devenu le prince temporel des Goths.

[62] Ammien (XXXI, 3) et Jornandès (de. Reb. get., c. 24) ont décrit la destruction de l’empire des Goths par les Huns.

[63] La chronologie d’Ammien est obscure et imparfaite. Tillemont a tâché d’éclaircir et d’arranger les annales de Valens.

[64] Zozime, l. IV, P. 223. ; Sozomène, l. VI, c. 38. Les Isauriens infestaient, durant tous les hivers, les routes de l’Asie-Mineure jusqu’aux environs de Constantinople. Saint Basile, epist. ecclés., op. Tillemont, Hist. des Emp., t. V, p. 106.

[65] On trouve le récit du passage du Danube dans Ammien (XXI, 3, 4), Zozime (l. IV, p. 223, 224), Eunape (in Excerpt. legat., p. 19, 20), et Jornandès (c. 25, 26). Ammien déclare (c. 5) qu’il n’entend seulement que ipsas rerum digerere summilates ; mais il se trompe souvent sur leur importance, et son inutile prolixité est désagréablement balancée par une concision mal placée.

[66] Chishull, voyageur attentif, a observé la largeur du Danube, qu’il traversa au sud de Bucarest, près le confluent de l’Argish (p. 77) ; il admiré la beauté et la fertilité naturelle de la Mœsie et de la Bulgarie.

[67] Quem qui scire velit, Libyci velit æquoris idem

Discere quam multœ zephyro turbentur arenæ.

Ammien a inséré dans sa prose ces vers de Virgile (Georg., l. II), destinés originairement parle poète à exprimer l’impossibilité de calculer les différentes sortes de vins. Voyez Pline, Hist. nat., l. XIV.

[68] Eunape et Zozime citent soigneusement ces preuves du luxe et de la richesse des Goths. Cependant on peut présumer que ces objets étaient le fruit de l’industrie des provinces romaines, et étaient passés entre les mains des Goths, soit comme butin en temps de guerre, soit par des présents ou des achats faits durant la paix.

[69] Decem libras. Il faut sous-entendre le mot d’argent. Jornandès laisse percer les passions et les préjugés d’un Goth. Les méprisables Grecs Eunape et Zozime déguisent la tyrannie des Romains, et parlent avec horreur de la perfidie des Barbares. Ammien, historien patriote, passe légèrement, et à regret, sur ces circonstances odieuses. Saint Jérôme, qui écrivit presque dans le temps de l’évènement, est franc et clair, quoique concis. Per avaritiam Maximi ducis, ad rebellionem fame coacti sunt. In Chron.

[70] Ammien, XXXI, 4, 5.

[71] Vexillis de more sublatis, auditisque triste sonantibus classicis. (Ammien, XXXI, 5.) Ce sont les rauca cornua de Claudien (in Rufin., II, 57), les longues cornes des uri ou taureaux sauvages, telles que celles dont les cantons suisses d’Urie et d’Underwald se sont servis plus récemment. (Simler, de Rep. helv., l. II, p. 201, éd. Fuselin, Tigur, 1734.) On trouve sur un carnet militaire, dans une relation originale de la bataille de Nanci, quelques mots frappants ; quoique dits peut-être au hasard (A. D. 1477) : Attendant le combat, ledit cor fut corné par trois fois, tant que le vent du corneur pouvait durer ; ce qui esbahit fort M. de Bourgogne ; car déjà à Morat l’avait ouy. Voyez les pièces justificatives dans la quatrième édition de Philippe de Confines, t. III, P. 493.

[72] Jornandès, de Relus geticis, c. 26, p. 618, édit. Grot. Ces splendidi panni (car il faut les regarder ainsi relativement au reste) sont probablement tirés des histoires plus complètes de Priscus, Ablavius et Cassiodore.

[73] Cum populis suis longe ante suscepti. Nous ignorons la date précise et les circonstances de leur émigration.

[74] Il y avait une manufacture impériale de boucliers établie à Adrianople ; les fabricenses ou ouvriers, se mirent à la tête de la populace. Valois ad Ammien, XXXI, 6.

[75] Pacem sibi esse cum parietibus memoram. Ammien, XXXI, 17.

[76] Ces mines étaient, dans le pays des Bessi, sur la cime des montagnes du Rhodope, qui courent entre Philippes et Philippopolis ; deux villes de Macédoine qui tirent leur nom et leur origine du père d’Alexandre. De ces mines il tirait tous les ans, non pas le poids, mais la valeur de mille talents (deux–cent mille livres, sterling). Ce revenu servait à payer la phalange, et à corrompre les orateurs de la Grèce. Voyez Diodore de Sicile, t. II, l. XVI, p. 88, éd. Wessel ; les Commentaires de Godefroy sur le Code de Théodose, t. III, p. 496 ; Cellarius, Géogr. antiq., t. I, p. 676-857 ; d’Anville, Géogr. anc., t. I, p. 336.

[77] Comme ces malheureux ouvriers prenaient souvent la fuite, Valens avait publié des lois sévères pour les arracher de leurs retraites. Code Théodosien, l. X, tit. XIX, leg. 5, 7.

[78] Voyez Ammien (XXXI, 6). L’historien de la guerre des Goths perd son temps à récapituler inutilement les anciennes incursions des Barbares.

[79] L’Itinéraire d’Antonin (p. 226, 227, éd. Wesseling) marque la position du champ de bataille à environ soixante milles au nord de Tomi, où Ovide fut exilé, et le nom de Salices (Saules) explique la nature du terrain.

[80] Cette enceinte de chariots (carrago) était la fortification ordinaire des Barbares. Vegetius, de Re militari, l. III, c. 10 ; Valois ad Ammien, XXXI, 7. Leurs descendants en conservèrent le nom et l’usage jusqu’au quinzième siècle. Le charroi qui environnait l’armée doit être une phrase familière à ceux qui ont lu Froissard ou Comines.

[81] Statim ut accensi malleoli. Je me sers de l’expression littérale de torches ou fanaux ; mais je soupçonné que c’est une de ces pompeuses métaphores, un, de ces ornements trompeurs qui défigurent perpétuellement le style d’Ammien.

[82] Indicant nunc usque albentes ossibus campi. (Ammien, XXXI, 7.) L’historien peut avoir traversé ces plaines comme soldat ou comme voyageur ; mais sa modestie a supprimé les aventures qui lui sont arrivées personnellement depuis les guerres de Constance et de Julien contre les Persans. Nous ignorons dans quel temps il quitta le service et se retira à Rome, où il parait qu’il a composé l’histoire de son siècle.

[83] Ammien, XXXI, 8.

[84] Hanc Taifalorum gentem turpem, et obscenœ vitæ flagitiis ita accipimus mersam ; ut apud eos nefandi concubitus fœdere copulentur mares puberes, ætatis viriditatem in eorum pollutis usibus consumpturi. Porro, si qui jam adultus aprunt exceperit solus, vel interemit ursum immanent, colluvione liberatur investi. (Ammien, XXII, 9.) Parmi les Grecs, principalement chez les Crétois, les liens de l’amitié étaient desserrés et souillés par cet amour contre nature.

[85] Ammien, XXXI, 8, 9. Saint Jérôme (t. I, p. 26) fait le dénombrement des nations, et rapporte une suite de calamités qui durèrent vingt ans. Cette épître à Héliodore fut composée en 397. Tillemont, Mém. ecclés., t. XII, p. 645.

[86] M. d’Anville (Notice de l’ancienne Gaule, p. 96-99) fixe exactement le champ de bataille, Arbentaria ou Argentovaria, à vingt-trois lieues ou trente-quatre milles et demi romains au sud de Strasbourg. C’est des ruines de cette ville que s’est élevée tout à côté celle de Colmar.

[87] L’Epitomé de Victor, la Chronique de saint Jérôme, et l’Histoire d’Orose (l. VII, c. 333, p. 552, éd. Havercamp), peuvent ajouter quelques détails au récit impartial et plein de faits, donné par Ammien (XXXI, 10).

[88] Moratus paucissimos dies, seditione popularium levium pulsus. (Ammien, XXXI, 11.). Socrate (l. IV, c. 38) ajoute les dates et quelques circonstances.

[89] Vivosque omnes circa Mutinam, Regiumque, et Parmam, italica oppida, rura culturos, exterminavit. (Ammien, XXXI, 9.) Dix ans après l’établissement de la colonie des Taifales, ces villes et ces districts paraissent dans la plus grande misère. Voyez Murattori, Dissertazioni sopra le Antichita italiane, t. I, Dissert. XXI, p. 354.

[90] Ammien (XXXI, 11) ; Zozime (l. IV, p. 228-230). Le dernier s’étend sur les exploits partiels de Sébastien, et raconte en deux lignes l’importante bataille d’Adrianople. Selon les critiques ecclésiastiques qui haïssent Sébastien, les louanges de Zozime sont déshonorantes. (Tillemont, Hist. des Empereurs, t. V, p. 121.) Son ignorance et ses préjugés en font un juge très peu compétent du mérite.

[91] Ammien (XXXI, 12, 13) est presque le seul qui parle des conseils et des événements qui furent terminés par la funeste bataille d’Adrianople. Nous avons critiqué les défauts de son style, le désordre et l’obscurité de ses narrations ; mais, au moment de perdre le secours de cet historien impartial, nos reproches sont arrêtés par le regret que nous cause cette perte difficile à réparer.

[92] La différence des huit milles d’Ammien aux douze milles d’Idacius ne peut embarrasser que ces critiques (Valois, ad loc.) qui regardent une grande arrivée comme un point mathématigue qui n’a ni espace ni dimensions.

[93] Nec ulla annalibus, præter Cannensem pugnam, ita ad internecionem res legitur gesta. (Ammien, XXXI, 13.) Selon le grave Polybe, il ne s’échappa du champ de bataille de Cannes que six cent soixante-dix cavaliers, et trois mille soldats d’infanterie ; dix mille furent faits prisonniers, et le nombre des morts se monta à cinq mille six cent trente cavaliers, et soixante-dix mille fantassins. (Polybe, l. III, p. 371, éd. Casaubon, in-8°.) Tite-Live (XXII, 49) est un peu moins sanglant ; il ne compte parmi les morts que deux mille sept cents cavaliers et quarante mille hommes d’infanterie. L’armée romaine consistait, à ce que l’on suppose, en quatre-vingt-sept mille deux cents hommes effectifs (XXII, 36).

[94] J’ai tiré quelques faibles lumières de saint Jérôme (t. I, 26, et dans la Chronique, p. 188), de Victor (in Epit.), d’Orose (l. VI., c. 33, p. 554), Jornandès (c. 27), Zozime (l. IV, p. 230), Socrate (l. IV, p 38), Sozomène (l. VI, c. 40), Idatius (in Chron.). Mais toutes ces autorités réunies ne peuvent balancer celle d’Ammien.

[95] Libanius, de ulcisc. Julian. Nece, c. 3 ; Fabricius, Bibl. græc., t. VII, p. 146-148.

[96] Valens avait obtenu où plutôt acheté l’amitié des Sarrasins, dont les irruptions continuelles désolaient la Phénicie, la Palestine et l’Égypte. La foi chrétienne avait été récemment introduite chez un peuple destiné à établir et propager dans la suite une autre religion. Tillemont, Hist. des Empereurs, t. V, p. 104, 106, i41 ; Mém. ecclés., t. VII, p. 593.

[97] Crinitus quidam, nudus omnia præter pubem, subraucum et lugubre strepens. Ammien, XXXI, 16, et Valois, ad locum. Les Arabes combattaient souvent tout nus, coutume qu’on peut attribuer à la chaleur du climat autant qu’à une ostentation de bravoure. La description de ce sauvage inconnu est le portrait frappant de Derar, dont le nom sema si souvent la terreur parmi les chrétiens de Syrie. Voyez Ockley, Hist. des Sarrasins, vol. I, p. 72, 84, 87.

[98] On peut encore suivre le fil des événements dans les dernières pages d’Ammien (XXXI, 15, 16). Zozime (l. IV, p. 227, 231), des secours duquel nous sommes maintenant réduits à nous féliciter, place mal à propos l’irruption des Arabes avant la mort de Valens. Eunape (in Excerpt. leg., p. 20) parle de la Thrace et de la Macédoine comme de pays très fertiles, etc.

[99] Observez avec quelle indifférence César raconte dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, qu’il fit périr tout le sénat des Vénètes, qui s’étaient rendus à discrétion (III, 16) ; qu’il fit son possible pour exterminer toute la nation des Éburons (VI, 31) ; que ses soldats exercèrent à Bourges une juste vengeance, et massacrèrent quarante mille personnes, sans distinction de sexe ni d’âge (VII, 27, etc.).

[100] Tel est le récit que les ecclésiastiques et les pêcheurs firent du sac de Magdebourg, et que M. Harte a inséré dans l’histoire de Gustave Adolphe (V, 1, p. 313-320) avec quelque crainte de manquer à la dignité de l’histoire.

[101] Et vastatis urbibus, hominibusque interfectis, solitudinem et raritatem bestiarum quoque fieri, et volatilium, pisciumpe : testis Illyricum est, testis Thracia, testis in quo ortus sum solum (Pannonia) ; ubi prœter cœlum et terram, et crescentes vepres, et condensa sylvarum cuncta perierunt. T. VII, p. 250, ad I c. Sophonias ; et t. I, p. 26.

[102] Eunape (in Excerpt. legat., p. 20) suppose ridiculement que les jeunes Goths avaient grandi avec une rapidité surnaturelle, et cela, afin de pouvoir rappeler les hommes armés de Cadmus qui sortaient des dents du dragon. Telle était dans ce temps-là l’éloquence grecque.

[103] Ammien approuve évidemment cette exécution, efficacia velox et salutaris, dont le récit termine son ouvrage (XXXI, 16). La narration de Zozime (l. IV, p. 223-236) est étendue et détaillée ; mais il se trompe sur la date, et se fatigue à chercher la raison qui a empêché Julius de consulter l’empereur Théodose, qui n’était point encore placé sur le trône de l’Orient.

[104] On a composé dans le dernier siècle (Paris, 16719) une vie de Théodose, in-4° (en 1680, in-12), pour animer le jeune dauphin du zèle de la foi catholique. Fléchier, l’auteur de cette histoire, et depuis évêque de Nîmes, était un prédicateur éloquent, et l’éloquence de la chaire orne ou défigure son ouvrage ; mais il a pris ses faits chez Baronius, et ses principes dans saint Ambroise et saint Augustin.

[105] On trouve les détails de la naissance, du caractère et de l’élévation de Théodose dans Pacatus, in Panegyr. vet., XII, 10, 11 , 12 ; Themistius, Orat. 14, p. 182 ; Zosime, l. IV, p. 231 ; saint Augustin, de Civ. Dei., V, 25 ; Orose, l. VII, c. 34 ; Sozomène, l. VII, c. 2 ; Socrate, l. V, c. 2 ; Théodoret, l. V, c. 5 ; Philostorgius, l. IX, c. 17 ; avec les notes de Godefroy, p. 373 ; l’Epitomé de Victor et les Chroniques de Prosper, Idatius et Marcellin dans le Thesaurus temporum de Scaliger.

[106] Tillemont, Hist. des Emp., t. V, p. 716, etc.

[107] Italica, que Scipion fonda pour les vétérans infirmes de l’Italie. On en voit encore les ruines à une lieue de la ville, mais sur la rive opposée de la rivière. Voyez l’Hispania illustrata de Nonius, ouvrage utile, quoique court (c. 17 p. 64- 67).

[108] Je suis de l’avis de Tillemont, qui (Hist. des Emp., t. V, p. 726) regarde comme suspecte l’origine royale qui fut un secret jusqu’au moment où Théodose monta sur le trône ; et, même après cet événement, le silence de Pacatus l’emporte sur le témoignage vénal de Themistius, Victor et Claudien, qui allient la famille de Théodose à celles de Trajan et d’Adrien.

[109] Pacatus compare, et par conséquent préfère les instructions que reçut la jeunesse de Théodose, à l’éducation militaire d’Alexandre, d’Annibal et du second Africain, qui avaient servi comme lui sous leurs pères (XII, 8).

[110] Ammien (XXIX, 6) raconte cette victoire : Theodosius junior, dux Mœsiœ, prima etiam tum lanugine juvenis, princeps postea perfectissimus. Themistius et Zozime attestent le fait, mais Théodoret (l. V, c. 5), qui y ajoute quelques circonstances intéressantes, le place, par une singulière méprise, dans le temps de l’interrègne.

[111] Pacatus (in Panegyr. vet., XII, 9) préfère la vie rustique de Théodose à celle de Cincinnatus. L’une était l’effet de l’inclination, et l’autre de la pauvreté.

[112] M. d’Anville (Géogr. anc., t. I, p. 25) a fixé la position de Caucha ou Coca, dans la province de la Vieille Galice, où Zozime et Idatius ont placé la naissance ou le patrimoine de Théodose.

[113] Écoutons Ammien lui-même : Haec ut miles quondam et Graecus, a principatu Caesaris Neruae exorsus ad usque Valentis interitum pro virium explicavi mensura: opus veritatem professum numquam, ut arbitror, sciens silentio ausus corrumpere vel mendacio. Scribant reliqua potiores, aetate doctrinisque florentes. Quos id, si libuerit, adgressuros, procudere linguas ad majores moneo stilos. Ammien, XXXI, 16. Les treize premiers livres, qui contenaient une vue abrégée de deux cent cinquante-sept ans, sont perdus ; il ne reste que les dix-huit derniers, qui comprennent le court espace de vingt-cinq années ; et offrent l’histoire complète et authentique du temps où vivait l’auteur.

[114] Ammien fut le dernier sujet de Rome qui composa une histoire profane en langue latine. L’Orient produisit dans le siècle suivant quelques historiens déclamateurs ; Zozime, Olympiodore, Malchus, Candidus, etc. Voyez Vossius, de Hist. grec., l. II, c. 18, etc. ; de Hist. latin., l. II, c. 10, etc.

[115] Saint Chrysostome, t. I, p. 344, éd. Montfaucon. J’ai examiné et vérifié ce passage ; mais, sans le secours de Tillemont, je n’aurais jamais découvert une anecdote historique dans le bizarre amas d’exhortations morales et mystiques adressées à une jeune veuve par le prédicateur d’Antioche.

[116] Eunape, in Excerpt. legat., p. 21.

[117] Voyez la Chronologie des Lois, par Godefroy ; Codex Theod., t. I ; Prolegomen., p. 99-104.

[118] La plupart des écrivains insistent sur la maladie et le long séjour de Théodose à Thessalonique : Zozime, pour diminuer sa gloire ; Jornandès, pour favoriser les Goths, et les ecclésiastiques pour introduire son baptême.

[119] Comparez, Themistius (Orat. XIV, p. 181) avec Zozime (l. IV, p. 232), Jornandès (c. XXVII, p. 649) et le prolixe Comment. de M. du Buat (Hist. des Peuples, etc., t. VI, p. 477-552). Les Chroniques d’Idatius et de Marcellin font allusion, en termes généraux, à magna certamina, magna multaque prælia. Ces deux épithètes ne se concilient pas aisément.

[120] Zosime (l. IV, p. 232) le traité de Scythe. Les Grecs plus modernes semblent avoir donné ce nom aux Goths.

[121] Le lecteur ne sera pas fâché de trouver les expressions de Jornandès ou de l’auteur qu’il a copié. Regiam urbem ingressus est ; miransque : En, inquit, cerno quod sœpe incredulus audiebam, famam videlicet tantœ urbis. Et huc illuc oculos volvens, none situm urbis commeatumque navium, nunc mœnia clara prospectans, miratur ; populosque diversarum gentiurn, quasi fonte in uno è diversis partibus scaturiente unda, sic quoque militera ordinatum aspiciens : Deus, inquit, est, sine dubio, terrenus imperator, et quisquis adversus cum manum moverit, ipse sui sanguinis reus existit. Jornandès (c. 23, p. 650) continue à raconter sa mort et les cérémonies de ses funérailles.

[122] Jornandès, c. 28, p. 650. Zozime lui-même (l. IV, p. 246) est forcé d’applaudir à la générosité de Théodose, si honorable pour le prince et si avantageuse pour les sujets.

[123] Les passages courts, mais authentiques, des Fasti d’Idatius (Chron. Scaliger, p. 52) sont défigurés par l’esprit de parti. Le quatorzième discours de Themistius est un discours de félicitation sur la paix, et un compliment adressé au consul Saturninus (A. D. 383).

[124] Εθνος το Σκυθικον πασιν αγνωστον. Zosime, l. IV, p. 252.

[125] La raison et l’exemple m’autorisent à appliquer ce nom indien aux μονοξυλα des Barbares, des bateaux creusés dans un seul arbre, πληθει μονξυλων εμβιβασαντες. Zozime, l. IV, p. 253.

Ausi Danubium quondam tranare Gruthungi,

In lintres fregere nemus : ter mille ruebant

Per fluvium plenœ cuneis immanibus alni.

CLAUD., in IV consul. Honor., 623.

[126] Zosime, l. IV, p. 252, 255. Il montre souvent son peu de jugement en défigurant une histoire sérieuse par des circonstances frivoles et incroyables.

[127] . . . . . Odothæi regis opima

Retulit . . . . . . . . . . Vers. 631.

Les opima étaient les dépouilles qu’un général ne pouvait acquérir qu’après avoir tiré de sa propre main le roi ou le général de l’ennemi, et les siècles brillants de Rome n’en offrent que trois exemples.

[128] Voyez Themistius, Orat. XVI, p. 211. Claudien (dans Eutrope, l. II, 152) parle d’une colonie phrygienne

. . . . . Ostrogothis colitur mistisque Gruthungis

Phryx ager . . . . . . . . . . . . . . .

et nomme ensuite les rivières de Lydie, le Pactole et l’Hermus.

[129] Comparez Jornandès (XX, 27) qui rend compte de l’état et du nombre des Goths, fœderati, avec Zozime (l. IV, p. 258) ; qui cite leurs colliers d’or, et Pacatus (in Panegrr. vet., XII, 37), qui applaudit avec une joie fausse ou insensée à leur bravoure et à leur discipline.

[130] Amator pacis generisque Gothorum. Tel est le langage de l’historien des Goths (c. 29) : il représente sa nation comme douce, paisible, patiente à souffrir, et lente à se livrer à la colère. A en croire Tite-Live, les Romains n’ont conquis l’univers que pour se défendre.

[131] Outre les invectives partiales de Zozime, toujours mécontent des princes chrétiens, voyez les représentations que Synèse adresse à l’empereur Arcadius (de Regno, p. 25, 26, édit. Petau). L’évêque de Cyrène était assez près pour bien juger, et assez loin pour ne point craindre de ne point flatter.

[132] Themistius (Orat. XVI, p. 211, 212) compose une apologie sensée, mais qui n’est cependant pas exempte des puérilités ordinaires de l’éloquence grecque. Orphée ne put enchanter que les animaux sauvages de la Thrace ; mais Théodose enchantait les hommes et les femmes dans un pays où Orphée avait été mis en pièces, etc.

[133] On priva Constantinople de la moitié d’une des distributions journalières de pain accordées au peuple, pour expier le nom d’un soldat goth. Κινουντες το Σκυθικου était le crime du peuple. Libanius, Orat. XII, p. 394, édit. Morel.

[134] Zozime, l. IV, p. 267-271. Il raconte une histoire longue et ridicule de ce prince, qui courait, dit-il, le pays avec cinq ou six cavaliers pour toute suite, et d’un espion qu’il découvrit, fit fouetter et tuer dans la chaumière d’une vieille femme, etc., etc.

[135] Comparez Eunape (in Excerpt. legat.., p ; 21, 22) avec Zozime (l. IV, p. 279). Malgré la différence des noms et des circonstances, on ne peut douter que ce ne soit la même histoire. Fravitta, ou Travitta fut depuis consul (A. D. 401), et continua à servir fidèlement le fils aîné de Théodose. Tillemont, Hist. des Emper., t. V, p. 467.

[136] Les Goths ravagèrent tout, depuis le Danube jusqu’au Bosphore, exterminèrent Valens et son armée, et ne repassèrent le Danube que pour abandonner l’affreuse solitude qu’ils avaient faite. (Œuvres de Montesquieu, t. III, P. 479, Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, c. 17.). Le président de Montesquieu semble ignorer que, depuis la défaite de Valens, les Goths ne sortirent plus du territoire de l’empire romain. Il y a à présent trente ans, dit Claudien (de Bell. getic., 166, etc., A. D. 404),

Ex quo jam patrios gens hœc oblita Triones,

Atque Istrum transvecta semel vestigia fixit

Threicio funesta solo..........

L’erreur est inexcusable, puisqu’elle déguise la cause immédiate et principale de la chute de l’empire des Romains dans l’Occident.