Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE LXXI

Tableau des ruines de Rome au quinzième siècle. Quatre causes de décadence et de destruction. Le Colisée cité pour exemple. La ville nouvelle. Conclusion de l’ouvrage.

 

 

VERS la fin du règne d’Eugène IV, le savant Pogge[1] et un de ses amis, serviteurs du pape l’un  et l’autre, montèrent sur la colline du Capitole ; ils se reposèrent parmi les débris des colonnes et des temples, et de cette hauteur ils contemplèrent l’immense tableau de destruction qui s’offrait à leurs yeux[2]. Le lieu de la scène et ce spectacle leur ouvraient un vaste champ de moralités sur les vicissitudes de la fortune, qui n’épargne ni l’homme ni ses ouvrages les plus orgueilleux, qui précipite dans le même tombeau les empires et les cités ; et ils se réunirent dans cette opinion que, comparativement à sa grandeur passée, Rome était de toutes les villes  du monde celle dont la chute offrait l’aspect le plus imposant et le plus déplorable. L’imagination de Virgile, dit le Pogge à son ami, a décrit Rome dans son premier état et telle qu’elle pouvait être à l’époque où Évandre accueillit le réfugié troyen[3]. La roche Tarpéienne que voilà ne présentait alors qu’un hallier sauvage et solitaire : au temps du poète, sa cime était couronnée d’un temple et de ses toits dorés. Le temple n’est plus ; on a pillé l’or qui le décorait ; la roue de la fortune a achevé sa révolution, les épines et les ronces défigurent de nouveau ce terrain sacré. La colline du Capitole, où nous sommes assis, était jadis la tête de l’empire romain, la citadelle du monde et la terreur des rois, honorée par les traces de tarit de triomphateurs ; enrichie des dépouilles et des tributs  d’un si grand nombre de nations : ce spectacle qui attirait les regards du monde, combien il est déclin ! combien il est changé ! combien il s’est effacé ! Des vignes embarrassent le chemin des vainqueurs ; la fange souille l’emplacement qu’occupaient les bancs des sénateurs. Jetez les yeux sur le mont Palatin et parmi ses énormes et uniformes débris ; cherchez le théâtre de marbre, les obélisques, les statues colossales, les portiques du palais de Néron ; examinez les autres collines de la cité : partout vous apercevrez des espaces vides, coupés seulement par des ruines et des jardins. Le Forum, où le peuple romain faisait ses lois et nommait ses magistrats, contient aujourd’hui des enclos destinés à la culture des légumes, ou des espaces que parcourent les buffles et les pourceaux. Tant d’édifices publics et particuliers, qui, par la solidité de leur construction, semblaient braver tous les âges, gisent renversés, dépouillés, épars dans la poussière, comme les membres d’un robuste géant ; et ceux de ces ouvrages imposants qui ont survécu aux outrages du temps et de la fortune, rendent plus frappante la destruction du reste[4].

Ces ruines s’ont décrites fort en détail par le Pogge, l’un des premiers qui se soient élevés des monuments de la superstition religieuse à ceux de la superstition classique[5].  1° Parmi les ouvrages du temps de la république, il distinguait encore un pont, un arceau, un sépulcre, la pyramide de Cestius, et dans la partie du Capitole occupée par les officiers de la gabelle, une double rangée de voûtes qui portaient le nom de Catulus et attestaient sa munificence. 2° Il indique onze temples plus ou moins conserves ; depuis le Panthéon, encore entier, jusqu’aux trois arceaux et à la colonne de marbre, reste du temple de la Paix que Vespasien fit élever après les guerres civiles et son triomphe sur les Juifs. 3° Il fixe un peu légèrement à sept le nombre des anciens thermes ou bains publics, tous tellement dégradés qu’aucun ne laissait plus entrevoir l’usage ni la distribution de leurs diverses parties ; mais ceux de Dioclétien et d’Antonin Caracalla étaient encore appelés du nom de leurs fondateurs ; ils étonnaient les curieux qui observaient la solidité et l’étendue de ces édifices, la variété des marbres, la grosseur et la multitude des colonnes, et comparaient les travaux et la dépense qu’avaient exigés de pareils édifices avec leur utilité et leur importance. Aujourd’hui même il reste quelques vestiges des thermes de Constantin, d’Alexandre de Domitien ou plutôt de Titus. 4° Les arcs de triomphe de Titus, de Sévère et de Constantin, se trouvaient en entier et le temps n’en avait point effacé les inscriptions ; un fragment d’un autre tombant en ruine était honoré du nom de Trajan, et on en voyait sur la voie Flaminienne deux encore sur pied, consacrés à la moins noble mémoire de Faustine et de Gallien. 5° Le Pogge, après nous avoir décrit les merveilles du Colisée, aurait pu négliger un petit amphithéâtre de brique, qui vraisemblablement servait aux gardes prétoriennes, des édifices publics et particuliers occupaient déjà en grande partie l’emplacement des théâtres de Marcellus et de Pompée, et on ne distinguait plus que la position et la forme du cirque agonal et du grand cirque. 6° Les colonnes de Trajan et d’Antonin étaient debout, mais les obélisques égyptiens étaient brisés ou ensevelis sous la terre. Ce peuple de dieux et de héros créés par le ciseau des statuaires avait disparu ; il ne restait qu’une statue équestre de bronze, et cinq figures en marbre, dont les plus remarquables, étaient deux chevaux de Phidias et de Praxitèle. 7° Les mausolées ou sépulcres d’Auguste et d’Adrien ne pouvaient avoir entièrement disparu, mais le premier n’offrait plus qu’un monceau de terre ; celui d’Adrien, appelé château Saint-Ange, avait pris le nom et l’extérieur d’une citadelle moderne. Si l’on y ajoute quelques colonnes éparses et dont on ne connaissait plus la destination, telles étaient les ruines de l’ancienne ville ; car les murs, formant une circonférence de dix milles, fortifiés de trois cent soixante-dix-neuf tours et s’ouvrant par treize portes, laissaient voir les marques d’une construction plus récente.

C’est plus de neuf siècles après la chute de l’empire d’Occident, et même du royaume des Goths en Italie, que le Pogge faisait cette triste description. Durant la longue période d’anarchie et de malheurs de l’empire, les arts et les richesses, abandonnèrent les bords du Tibre, la ville ne put ajouter à ses embellissements ou rétablir les anciens : et comme toutes les choses humaines doivent rétrograder si elles n’avancent pas, le progrès de chaque siècle hâtait la ruine des ouvrages de l’antiquité. Mesurer le progrès du dépérissement et indiquer à chaque époque, l’état de claque édifice, serait un travail inutile et infini ; je me bornerai donc à deux observations qui nous conduiront à examiner brièvement et en général les causes et les effets de ce dépérissement. 1° Deux siècles avant la complainte éloquente du Pogge, un auteur anonyme avait publié une description de Rome[6]. Son ignorance peut nous avoir désigné les  mêmes objets aperçus par le Pogge, sous des noms bizarres ou fabuleux : toutefois ce topographe barbare avait des yeux et des oreilles ; il était en état d’observer les restes d’antiquités qui subsistaient encore, et d’écouter les traditions du peuple. Il indique d’une manière très distincte sept théâtres, onze bains, douze arcs de triomphe et dix-huit palais, dont plusieurs avaient disparu avant le temps où écrivait le Pogge. Il parait que plusieurs des solides monuments de l’antiquité ont subsisté longtemps[7], et que les principes de la destruction ont agi, aux treizième et quatorzième siècles, avec un redoublement d’énergie. 2° La même réflexion est applicable aux trois derniers siècles, et nous chercherions en vain le Septizonium de Sévère[8], célébré par Pétrarque et par les antiquaires du seizième siècle. Tant que les édifices de Rome furent entiers, la solidité de la masse et l’accord des parties résistèrent à l’impétuosité des premiers coups ; mais la destruction commencée, des fragments ébranlés tombèrent au premier choc.

Après des recherches faites avec beaucoup de soin sur la destruction des ouvrages des Romains, je trouve quatre causes principales, dont l’action s’est prolongée durant plus de six siècles : 1° le dégât opéré par le temps et la nature ; 2° les dévastations des Barbares et des chrétiens ; 3° l’usage et l’abus, qu’on a faits des matériaux qu’offraient les monuments de l’antiquité ; et 4° les querelles intestines des habitants de Rome.

I. L’homme parvient à élever des monuments bien plus durables que sa courte vie ; cependant ces monuments sont comme lui périssables, et dans l’immensité des siècles sa vie et ses ouvrages n’ont qu’un instant. Il n’est pourtant pas facile de circonscrire la durée d’un édifice simple et solide. Ces pyramides, merveilles de l’antiquité, excitaient déjà la curiosité des anciens[9] ; cent générations ont disparu comme les feuilles de l’automne[10], et après la chute des Pharaons et des Ptolémées, des Césars et des califes, les mêmes pyramides, debout et inébranlables, s’élèvent encore au-dessus des flots du Nil débordé. Un édifice composé de parties diverses et délicates est plus sujet au dépérissement, et le travail silencieux du temps peut être accéléré par des ouragans et des tremblements de terre,  des inondations et des incendies. Sans doute l’atmosphère et le sol de Rome ont éprouvé des secousses ; ses tours élevées ont été ébranlées dans leurs fondements ; mais il ne parait pas que les sept collines se trouvent placées sur aucune des grandes cavités du globe, et la ville n’a éprouvé dans aucun siècle des convulsions de la nature qui, dans les climats où se trouvent situées Antioche, Lisbonne ou Lima, anéantissent en peu de moments les travaux de plusieurs générations. Le feu est l’agent le plus actif de la vie et de la destruction : la volonté ou seulement la négligence des hommes peut produire, peint étendre ce rapide fléau, et toutes les époques des annales romaines sont marquées par des calamités de ce genre. Le mémorable incendie, crime ou malheur du règne de Néron, continua avec plus ou moins de fureur durant six ou neuf jours[11]. Les flammes dévorèrent une quantité innombrable d’édifices accumulés dans des rues étroites et tortueuses ; et lorsqu’elles cessèrent, des quatorze quartiers de Rome, quatre seulement étaient dans leur entier, trois se trouvaient détruits complètement, et sept étaient défigurés par les restes fumants des édifices en ruines[12]. L’empire étant au plus haut point de sa gloire, la métropole sortit de ses cendres avec un nouvel éclat ; mais les vieux citoyens déploraient des pertes irréparables, les chefs-d’œuvre des Grecs, les trophées de la victoire, et les monuments de l’antiquité primitive ou fabuleuse. Dans les temps de misère et d’anarchie, chaque blessure est mortelle, chaque perte est sans remède, et les soins publics du gouvernement, l’activité de l’intérêt particulier, ne peuvent plus réparer le dégât. Mais deux considérations donnent lieu de penser que les incendies produisent plus de ravages dans une ville florissante que dans une ville misérable. 1° Les matières combustibles, la brique, le bois et les métaux, se consument ou se fondent promptement, et les flammes attaquent en vain des murailles nues, des voûtes d’une grande épaisseur, dépouillées de leurs ornements. 2° C’est dans les habitations plébéiennes qu’une funeste étincelle cause pour l’ordinaire des incendies ; mais dès que le feu les a dévorées, les grands édifices qui ont résisté à la flamme, ou qu’elle n’a pu atteindre, se trouvent seuls au milieu d’un espace aide, et ne courent plus aucun danger. La situation de Rome l’expose à de fréquentes inondations. Le cours des rivières qui descendent de l’un ou de l’autre côté de l’Apennin, sans en excepter le Tibre, est irrégulier et de peu de longueur ; leurs eaux sont basses durant les chaleurs de l’été, et lorsque les pluies ou la fonte des neiges les grossissent au printemps ou en hiver, elles forment des torrents impétueux. Si le vent les repousse à leur arrivée dans la mer, leur lit ordinaire ne pouvant les contenir, elles débordent et inondent sans obstacle les plaines et les villes des environs. Peu après le triomphe qui suivit la première guerre punique, des pluies extraordinaires enflèrent le Tibre, et un débordement, de plus longue durée et plus étendu que ceux qu’on avait vus jusqu’alors, détruisit tous les bâtiments qui se trouvent au-dessous des collines de Rome. Diverses causes amenèrent les mêmes dégâts ; selon la nature du sol, les édifices furent entraînés par une impulsion subite, ou dissous et minés par le séjour des eaux[13]. La même calamité se renouvela sous le règne d’Auguste : le fleuve mutiné renversa les palais et les temples situés sur ses haras[14] ; et les sains de cet empereur pour nettoyer et agrandir son lit, qu’avaient encombré les ruines, n’empêchèrent pas ses successeurs d’avoir à s’occuper des mêmes périls et des mêmes travaux[15]. La superstition et des intérêts particuliers arrêtèrent longtemps le projet de détourner dans de nouveaux canaux le Tibre ; ou quelques-unes des rivières qui lui portent leur tribut[16]. On l’a exécuté depuis ; mais les avantages de cette opération tardive et mal faite n’ont pas dédommagé du travail et de la dépense. L’asservissement des rivières, est la victoire la plus belle et la plus importante que les hommes aient obtenue sur les révoltes de la nature[17]. Et si le Tibre put faire de pareils ravages sous un gouvernement actif et ferme, qui pouvait arrêter, ou qui pourrait compter les maux auxquels fut exposée la ville après la chute de l’empire d’Occident ? Le mal lui-même produisit enfin le remède. L’accumulation des décombres et de la terre détachée ces collines a exhaussé le sol de Rome, qui maintenant élevé, à ce qu’on croit, de quatorze ou quinze pieds[18] au-dessus de l’ancien niveau, rend la ville moins accessible aux débordements de la rivière[19].

II. Les auteurs de toutes les nations, qui imputent aux Goths et aux chrétiens la destruction des monuments de l’ancienne Rome, ont négligé d’examiner jusqu’à quel point ils pouvaient être animés du besoin de détruire, et jusqu’à quel degré ils eurent le loisir et les moyens de se livrer à cette disposition. J’ai décrit plus haut le triomphe de la barbarie et de la religion, je vais indiquer en peu de mots la liaison réelle ou imaginaire de ce triomphe avec la ruine de l’ancienne Rome. Nous pouvons, composant ou adoptant sur l’émigration des Goths et des Vandales les idées romanesques les plus capables de plaire à notre imagination, supposer qu’ils sortirent de la Scandinavie brûlant de venger la fuite d’Odin[20], de briser les chaînes des nations et de châtier les oppresseurs, d’anéantir tous les monuments de la littérature classique, et d’établir leur architecture nationale sur les débris de l’ordre toscan et de l’ordre corinthien. Mais, dans la réalité, les guerriers du Nord n’étaient ni assez sauvages ni assez raffinés pour former ces projets de destruction et de vengeance. Les pasteurs de la Scythie et de la Germanie avaient été élevés dans les armées de l’empire ; ils en avaient pris la discipline, et, bien instruits de la faiblesse de l’État, ils entreprirent une invasion. Avec l’usage de la langue latine, ils avaient adopté l’habitude de respecter le nom et les titres de Rome ; et bien que hors d’état de chercher à égaler les arts et les travaux littéraires d’une période plus éclairée, ils montraient plus de dispositions à les admirer qu’à les anéantir. Les soldats d’Alaric et de Genseric, maîtres un moment d’une capitale riche et qui n’offrait point de résistance, se livrèrent à toute l’effervescence d’une armée victorieuse. Au milieu des licencieux plaisirs de la débauche et de la cruauté ; les richesses d’un transport facile furent l’objet de leurs recherches, et ils ne pouvaient trouver ni orgueil, ni plaisir, ni avantage à penser qu’ils abattaient les monuments des consuls et des Césars. D’ailleurs leurs moments étaient précieux. Les Goths évacuèrent Rome le sixième jour[21], et les Vandales le quinzième[22] ; et quoiqu’il soit plus facile de détruire que d’élever un édifice ; leur fureur précipitée aurait eu peu d’effet sur les solides constructions de l’antiquité. Le lecteur doit se souvenir qu’Alaric et Genséric affectèrent de respecter les bâtiments de Rome ; que l’heureuse administration de Théodoric les maintint dans leur force et dans leur beauté[23], et que le ressentiment passager de Totila[24] fut réprimé par ses propres réflexions et par les conseils de ses amis et de ses ennemis. Si une pareille accusation lie doit point recarder les Barbares, il n’en est pas de même des catholiques de Rome. Les statues, les autels, les temples du démon, étaient abominables à leurs yeux, et il y a lieu de croire que, maîtres absolus de la ville, ils travaillèrent avec zèle et avec persévérance à effacer tous les vestiges de l’idolâtrie de leurs ancêtres. La démolition des temples de l’Orient[25] leur offrait un exemple à suivre, en même temps qu’elle appuie notre conjecture ; il est vraisemblable que le mérite ou le démérite d’une pareille action doit être en partie attribué aux nouveaux convertis. Toutefois leur aversion se bornait aux monuments de la superstition des païens, et les édifices qui servaient aux affaires et aux plaisirs de la société pouvaient être conservés sans offense et sans scandale. La nouvelle religion fut rétablie, non par un tumulte populaire, mais par les décrets des empereurs et du sénat, et par la loi du temps. De tous les individus qui composaient la hiérarchie chrétienne, les évêques de Rome furent communément les plus sages et les moins fanatiques ; et l’on n’a aucune accusation positive opposer contre eux à l’action méritoire d’avoir sauvé le Panthéon[26], pour employer ce majestueux édifice au service de la religion.

III. La valeur de tout objet qui sert aux besoins ou aux plaisirs de l’espèce humaine, se compose de sa substance et de sa forme, de la matière et de la main d’œuvre. Son prix dépend du nombre de ceux qui peuvent l’acquérir ou l’employer, de l’étendue du marché, et par conséquent de l’aisance ou de la difficulté qu’on trouve à l’exporter au dehors, selon la  nature de la chose, sa situation locale et les conjonctures passagères de ce monde. Les Barbares qui se rendirent maîtres de Rome, usurpèrent en un moment le travail et les trésors de plusieurs générations ; mais, excepté les choses d’une consommation immédiate, ils durent voir sans aucune convoitise toutes celles qu’on ne pouvait transporter sur les chariots des Goths ou sur les navires des Vandales[27]. L’or et l’argent furent les principaux objets de leur avidité, parce que dans chaque pays, et sous le moindre volume, ils procurent la quantité la plus considérable du travail et de la propriété des autres. La vanité d’un chef barbare put mettre du prix à un vase ou à une statue de ces métaux précieux ; mais la multitude, plus grossière, ne s’attachait qu’à la substance, sans s’occuper de la forme ; et le métal fondu en lingots fut sans doute promptement converti en monnaie au coin de l’empire. Les pillards les moins actifs et les moins heureux furent réduits à l’enlèvement de l’airain, du plomb, du fer et du cuivre : les tyrans grecs pillèrent tout ce qui avait échappé aux Goths et aux Vandales, et l’empereur Constans, dans sa visite spoliatrice à la ville de Rome, enleva les plaques de bronze qui couvraient le Panthéon[28]. Les édifices de Rome pouvaient être considérés comme une vaste mine de divers matériaux très variés ; le premier travail, celui de les tirer du sein de la terre, était fait ; les métaux étaient purifiés et jetés en moule ; les marbres étaient taillés et polis ; et après avoir satisfait à la cupidité des étrangers et des citoyens, les restes de la ville, si on eût trouvé un acheteur, étaient encore bons à vendre. On avait déjà dépouillé les monuments de l’antiquité de leurs précieux ornements ; mais le. Romains se montraient disposés à démolir, de leurs propres mains, les arcs de triomphe et les murailles, dès que le bénéfice pourrait l’emporter sur les frais du travail et de l’exportation. Si Charlemagne eût fait de l’Italie le siège de l’empire d’Occident, loin d’attenter aux constructions des Césars, son génie aurait aspiré a en être le réparateur ; mais des vues politiques retinrent ce monarque dans les forêts de la Germanie ; il ne put satisfaire son goût pour les arts qu’en achevant la dévastation, et les marbres de Ravenne[29] et de Rome[30] décorèrent le palais qu’il éleva à Aix-la-Chapelle. Cinq siècles prés Charlemagne, Robert, roi de Sicile, le plus sage et le plus éclairé des souverains de son siècle, se procura des mêmes matériaux qui lui furent facilement apportés par le Tibre et la Méditerranée, et Pétrarque se plaignait avec indignation de ce que l’ancienne capitale du monde tirait de ses entrailles de quoi embellir le luxe indolent de la ville de Naples[31]. Au reste, les pillages ou les ventes des marbres et des colonnes ne furent pas communs dans le moyen âge ; et le peuple de Rome, sans concurrent à cet égard, eût pu employer les anciennes constructions à ses besoins publics ou particuliers, si la forme et la position de ces édifices ne les eussent rendus, à bien des égards, inutiles à la ville et à ses habitants. Les murs décrivaient toujours la même circonférence ; mais la ville était descendue des sept collines dans le champ de Mars, et plusieurs de ces beaux monuments qui avaient bravé les outrages des siècles, se trouvaient loin des habitations, et pour ainsi dire dans un désert. Les palais des sénateurs ne convenaient plus aux mœurs ou à la fortune de leurs indignes successeurs ; on avait perdu l’usage des bains[32] et des portiques : les jeux du théâtre, de l’amphithéâtre et du cirque ne subsistaient plus depuis le sixième siècle ; quelques temples furent appropriés à l’usage du culte régnant ; mais en général  les églises chrétiennes préfèrent la forme de le croix, et la mode ou des calculs raisonnables avaient établi un mode particulier pour les cellules et les bâtiments des cloîtres. Le nombre de ces pieux établissements se multiplia outre mesure sous le règne ecclésiastique ; la ville contenait quarante monastères d’hommes, vingt de femmes et soixante chapitres et collèges de chanoines et de prêtres[33], qui augmentaient, au lieu de la réparée, la dépopulation du dixième siècle ; mais si les formes de l’ancienne architecture furent dédaignées d’un peuple insensible à leur usage et leur beauté, ses abondants matériaux furent employés à tous les objets auxquels les pouvaient appliquer ses besoins ou sa superstition : les plus belles colonnes de l’ordre ionique et de l’ordre corinthien, les marbres de Paros et de Numidie les plus précieux, furent réduits peut être à servir de soutien à un couvent ou à une écurie. Les dégâts que les Turcs se permettent chaque jour dans les villes de la Grèce et de l’Asie, peuvent servir d’exemple ; et dans la destruction graduelle, des monuments de l’ancienne Rome, Sixte-Quint, qui employa les pierres du Septizonium au noble édifice de Saint-Pierre, est le seul excusable[34]. Un fragment et une ruine, quelque mutilés, quelque profanés qu’ils puissent être, excitent encore un sentiment de plaisir et de regret ; mais la plupart des marbres furent non seulement défigurés, mais détruits. On les brûla pour en faire de la chaux. Le Pogge, depuis son arrivée, avait vu disparaître le temple de la Concorde[35] et beaucoup d’autres grands édifices ; et une épigramme du même temps annonçait la respectable et juste crainte que cette pratique ne finît par anéantir tout à fait les monuments de l’antiquité[36] ; les besoins et les dévastations des Romains ne furent arrêtés que par la diminution de leur nombre : Pétrarque, entraîné par son imagination, a pu supposer à Rome plus d’habitants qu’elle n’en avait[37] ; mais j’ai peine à croire que, même au quatorzième siècle, on n’y en trouvât que trente-trois mille. Si depuis cette époque jusqu’au règne de Léon X, la population s’éleva à quatre-vingt-cinq mille âmes[38], cet accroissement dut être funeste à l’ancienne cité.

 IV. J’ai réservé pour la dernière la plus puissante de ces causes de destruction, 1es guerres intestines des Romains. Sous la domination des empereurs grecs et français la paix de la ville fut troublée par de fréquentes mais passagères séditions. C’est du déclin de l’autorité des successeurs de Charlemagne ; c’est-à-dire des premières années du dixième siècle, que datent ces guerres particulières dont la licence viola impunément les lois du codé et celles de l’Évangile, sans respecter la majesté du souverain absent, ni la présence et la personne du vicaire de Jésus-Christ. Durant une obscure période de cinq siècles, Rome fut perpétuellement déchirée par les sanglantes querelles des nobles et du peuple, des Gibelins et des Guelfes, des Cotonnés et des Ursins : j’ai exposé dans les deux chapitres précédents les causes et les effets de ces désordres publics, dont plusieurs détails ont échappé à la connaissance de l’histoire, et dont quelques autres ne méritent pas son attention. A cette époque, où tous les différends étaient décidés par l’épée, où personne ne pouvait se fier à des lois sans pouvoir de la sûreté de sa vie ou de sa propriété, les citoyens puissants s’armaient pour l’attaque ou la défense, contre les ennemis, objets de leur haine ou de leur crainte. Si l’on en excepte Venise, toutes les républiques libres de l’Italie se trouvaient dans le même cas ; les nobles avaient usurpé le droit de fortifier leurs maisons et d’élever de grosses tours[39] capables de résister à une attaque subite. Les villes étaient remplies de ces constructions de pierre : Lucques contenait trois cents tours, dont la hauteur était bornée par les lois à quatre-vingts pieds ; et en suivant la proportion convenable, on peut appliquer ces détails aux États plus riches et plus peuplés. Lorsque le sénateur Brancaléon voulut rétablir la paix et la justice, son premier soin fut, comme nous l’avons dit, de démolir cent quarante des tours qu’on voyait à Rome ; et à la dernière époque de l’anarchie et de la discorde, sous le règne de Martin V, l’un des treize ou quatorze quartiers de la ville en contenait encore quarante-quatre. Les restes de l’antiquité étaient on ne saurait mieux appropriés à ces usages pernicieux : les temples et les arcs de triomphe offraient une base large, solide, pour appuyer les nouveaux remparts de briques ou de pierres ; et je puis citer pour exemple les tours qu’on éleva sur les arcs de triomphe de Jules César, de Titus et des Antonins[40]. Il fallait peu de changements pour faire d’un théâtre, d’un amphithéâtre ou d’un mausolée, une forte et vaste citadelle.  Je n’ai pas besoin de répéter que c’est du môle d’Adrien qu’on a fait le château Saint-Ange[41]. Le Septizonium de Sévère fut en état de résister à l’armée d’un souverain[42] ; le sépulcre de Metella a disparu sous les ouvrages dont on l’a chargé[43] ; les Savelli et les Ursins occupèrent les théâtres de Pompée et de Marcellus[44] ; et les forteresses informes, construites sur ces édifices, ont acquis peu à peu l’éclat et l’élégance d’un palais d’Italie. Les églises elles-mêmes furent environnées d’armes et de remparts, et les machines de guerre placées sur le comble de l’église de Saint-Pierre, épouvantaient le Vatican et scandalisaient le monde chrétien. Tout lieu fortifié doit être attaqué, et tout ce qui est attaqué peut être détruit. Si les Romains avaient pu enlever aux papes le château Saint-Ange, ils avaient résolu, par un décret public, d’anéantir ce monument de servitude. Une place voyait dans un seul siège toutes les constructions élevées pour sa défense exposées à être renversées, et à chaque siège on employait avec ardeur tous  les moyens et toutes les machines de destruction. Après la mort de Nicolas IV, Rome, sans souverain ni sénat, se trouva abandonnée pendant six mois à la fureur de la guerre civile. Les maisons, dit un contemporain cardinal et poète[45], furent écrasées par des pierres d’une grosseur énorme et lancées avec rapidité[46]. Les coups du bélier percèrent  les murailles ; les tours furent enveloppées de feu et de fumée, et l’ardeur des assiégeants était excitée par l’avidité et le ressentiment. La tyrannie des lois acheva l’ouvrage de la destruction, et les diverses factions de l’Italie, se livrant à des vengeances aveugles et inconsidérées, rasèrent tour à tour les maisons et les châteaux de leurs adversaires[47]. Si l’on compare quelques jours d’invasions étrangères à des siècles de guerres intestines, on ne pourra douter que les dernières n’aient été de beaucoup les plus funestes à la ville, et l’on peut citer Pétrarque à l’appui de cette opinion. Voyez, dit-il, ces restes qui attestent l’ancienne grandeur de Rome ; le temps et les Barbares ne peuvent s’enorgueillir d’une si incroyable destruction ; il faut l’attribuer à ses propres citoyens, aux plus illustres de ses enfants ; et vos ancêtres (il écrivait à un noble de la famille d’Annibaldi) ont fait avec le bélier ce que le héros carthaginois ne put faite avec l’épée de ses troupes[48]. L’influence des deux dernières causes que je viens de décrire, s’augmenta par une action réciproque, puisque la destruction des maisons et des tours qu’abattait la guerre civile, forçait continuellement à tirer de nouveaux matériaux des monuments de l’antiquité.

On peut appliquer chacune de ces observations à l’amphithéâtre de Titus, qui a pris le nom de COLISÉE[49], soit à cause de son étendue, ou de la statue colossale de Néron, et qui peut-être aurait subsisté à jamais s’il n’avait eu d’autre ennemi que le temps et la nature. Les antiquaires qui ont calculé le nombre des spectateurs sont disposés à croire qu’il y avait au-dessus du dernier gradin de pierre des galeries de bois à plusieurs étages, qui furent à diverses reprises consumées par le feu et reconstruites par les empereurs. Tout ce qu’il y avait de précieux, de portatif ou de profane, les statues des dieux et des héros, les riches sculptures de bronze ou revêtues de feuilles d’or et d’argent, fut d’abord la proie de la conquête ou du fanatisme, de d’avarice des Barbares ou de celle des chrétiens. On voit plusieurs trous dans les énormes pierres qui composent les murs du Colisée ; et voici les deux conjectures les plus vraisemblables qu’on ait formées sur cet objet. Des crampons d’airain ou de fer liaient l’assise inférieure à l’assise supérieure, et l’œil de la rapine ne dédaigna pas les métaux les moins précieux[50]. On a tenu longtemps une foire ou un marché dans l’arène de cet amphithéâtre ; une ancienne description de la cité parle des ouvriers établis au Colisée ; et ils firent ou ils agrandirent ces trous pour y placer les morceaux de bois qui soutenaient leurs échoppes et leurs tentes[51]. Le Colisée, réduit à sa majestueuse simplicité, excita le respect et l’admiration des pèlerins du Nord, et leur grossier enthousiasme se manifesta par ces mots sublimes devenus proverbe, et que le vénérable Bède a recueillis au huitième siècle, dans  ses écrits : Rome subsistera tant que le Colisée sera debout. Quand le Colisée tombera, Rome tombera ; et quand Rome tombera, le monde tombera avec elle[52]. Dans les principes modernes de l’art militaire, le Colisée, dominé par trois collines, n’eût pas été choisi pour servir de forteresse ; mais la force de ses murs et de ses voûtes pouvait résister aux machinés de siège ; il pouvait contenir dans son enceinte une nombreuse garnison ; et tandis qu’une faction occupait le Vatican et le Capitole, l’autre se retranchait au palais de Latran et au Colisée[53].

Nous avons parlé de l’abolition des jeux de l’ancienne Rome, mais il ne faut pas prendre ces mots à la rigueur ; car aux quatorzième et quinzième siècles, la loi[54] ou la coutume de la ville réglait les jeux qui se donnaient avant le carême, sur le mont Testacée et dans le cirque agonal[55]. Le sénateur présidait en grand appareil ; il adjugeait et distribuait les prix, c’est-à-dire un anneau d’or ou le pallium, comme il était appelé, morceau d’étoffe[56] de laine ou de soie. Un impôt sur les Juifs, fournissait à la dépense annuelle de ces jeux[57], et aux courses de chevaux, de chars ou à pied, on ajoutait les jeux plus nobles d’une joute ou tournoi exécuté par soixante-douze combats de jeunes Romains. L’an 1332, on donna au Colisée un combat de taureaux, à l’exemple des Maures et des Espagnols, et le journal d’un auteur contemporain peint les mœurs de ce temps[58]. On répara un nombre de gradins suffisant pour asseoir les spectateurs ; et une proclamation, qui fut publiée jusqu’à Rimini et Ravenne, invita les nobles à venir exercer leur habileté et leur courage dans cette périlleuse aventure. La fête eut lieu le 3 septembre : les dames romaines formaient trois divisions et occupaient trois balcons revêtues d’une étoffe écarlate : la belle Jacova de Rovère conduisait les matrones qui habitaient au-delà du Tibre,  race pure qui offre encore de nos jours les traits et le caractère de l’antiquité. Les autres étaient, comme à l’ordinaire, pour le parti des Colonnes ou pour celui des Ursins. Les deux factions s’enorgueillissaient du nombre et de la beauté de leurs femmes ; l’historien vante les charmes de Savella des Ursins, et les Colonnes regrettèrent l’absence de la plus jeune femme de leur famille, qui s’était foulé la cheville du pied dans les jardins de la tour de Néron. Un vieux et respectable citoyen tira au sort les combattants, qui, descendus dans l’arène, attaquèrent les taureaux sans autre arme qu’une lance, et, à ce qu’il paraît, à pied, Monaldescho indique ensuite les noms, les couleurs et les devises de vingt des chevaliers les plus distingués parmi ces noms ; on en trouve plusieurs des plus illustres de Rome et de l’État ecclésiastique, les Malatesta, Polenta, della Valle, Cafarello, Savelli, Capoccio, Conti, Annibaldi, Altieri, Corsi. Chacun d’eux avait choisi sa couleur d’après son goût et sa situation. Les devises respiraient l’espérance ou la douleur, la bravoure ou l’esprit de galanterie : Je suis seul comme le plus jeune des Horaces, disait un intrépide étranger. — Je vis inconsolable, était la devise d’un veuf affligé. — Je brûle sous la cendre, celle d’un amant discret. — J’adore Lavinie ou Lucrèce, ces mots équivoques déclaraient et cachaient une passion plus moderne. — Ma fidélité est aussi pure, était la devise d’une livrée blanche. — Si je suis noyé dans le sang, est-il une mort plus agréable ? ainsi s’exprimait un courage féroce. — Y a-t-il quelqu’un de plus fort que moi ? le corps de la devise était une peau de lion. L’orgueil ou la prudence des Ursins ne leur permit pas d’entrer dans la lice, où trois de leurs rivaux portaient ces devises qui prouvaient la fierté des Colonnes : Je suis fort malgré ma tristesse. — Ma force égale ma grandeur. Celle du troisième : Si je tombe, vous tomberez avec moi, était adressée aux spectateurs ; voulant faire entendre, dit l’auteur contemporain, que tandis que les autres familles étaient soumises au Vatican, eux seuls soutenaient le Capitole. Les combats furent dangereux et meurtriers. Chacun des chevaliers attaqua à son tour un taureau sauvage, et il paraît que les animaux remportèrent la victoire, puisque onze seulement demeurèrent étendus sur l’arène, et qu’il y eut dix-huit chevaliers de tués et neuf blessés. Plusieurs des plus nobles familles purent avoir des pertes à pleurer ; mais la pompe des funérailles qui eurent lieu, dans les églises de Saint-Jean-de-Latran et de Sainte-Marie-Majeure, procura au peuple une seconde fête. Sans doute ce n’était pas en de pareils combats que les Romains devaient prodiguer leur sang ; mais en blâmant leur folie, il faut donner des éloges à leur bravoure ; et les nobles chevaliers qui étalent leur magnificence en exposant leurs jours sous les yeux des belles, excitent un intérêt d’un genre plus relevé que les milliers de captifs et de malfaiteurs que l’ancienne Rome traînait malgré eux à la boucherie de l’amphithéâtre[59].

Le Colisée servit rarement à cet usage ; la fête que nous venons d’indiquer a peut-être été la seule. Les citoyens avaient chaque jour besoin de matériaux, et ils allaient sans crainte et sans remords démolit ce beau monument. Un accord scandaleux du quatorzième siècle assura aux deux factions le droit de tirer des pierres de la carrière commune du Colisée[60], et le Pogge déplore la perte de la plupart de ces pierres réduites en chaux par les insensés Romains[61]. Pour réprimer cet abus, et prévenir les crimes qui pouvaient se commettre la nuit dans cette vaste et funèbre enceinte, Eugène IV l’environna d’un mur, et, par une chartre qui a longtemps existé, donna le terrain et l’édifice à des moines d’un couvent voisin[62]. Après sa mort, le mur fut renversé dans une émeute : le peuple déclara alors que le Colisée ne devait jamais devenir une propriété particulière ; et si les Romains eussent respecté d’ailleurs ce noble monument de la grandeur de leurs pères, leur résolution mériterait des éloges. Au milieu du seizième siècle, époque de goût et d’érudition, le Colisée se trouvait endommagé dans l’intérieur ; mais la circonférence extérieure de seize cent douze pieds était entière : on y voyait trois rangs ; chacun de quatre-vingts arcades, s’élever à cent huit pieds. C’est aux neveux de Paul III qu’il faut imputer l’état de ruine où il se trouve maintenant, et tous les voyageurs qui vont examiner le palais Farnèse, doivent maudire le sacrilège et le luxe de ces princes parvenus[63]. On fait le même reproche aux Barberins ; et sous chaque règne on eut à craindre les mêmes attentats, jusqu’au moment où il fut mis sous la sauvegarde de la religion par Benoît XIV, le plus éclairé des pontifes, qui lui consacra un lieu que la persécution et la fable ont honoré de la mort d’un si grand nombre de martyrs[64].

Lorsque Pétrarque vit pour la première fois ces monuments dont les débris sont si fort au-dessus des plus belles descriptions, il fut étonné de la stupide indifférence[65] des Romains[66] ; il s’aperçut qu’excepté Rienzi et l’un des Colonnes, un habitant des rives du Rhône connaissait mieux que les nobles et les citoyens de la métropole les restes de tant de chefs-d’œuvre, et une pareille découverte l’humilia au lieu de l’enorgueillir[67]. Une ancienne description de la ville, composée dans les premières années du treizième siècle, montre bien l’ignorance et la crédulité des Romains : je n’indiquerais pas les erreurs sans nombre de lieux et de noms qu’offre cet ouvrage ; je me bornerai a un passage qui pourra faire naître sur les lèvres du lecteur un sourire de mépris et d’indignation. Le Capitole[68], dit l’auteur anonyme, est ainsi nommé parce qu’il est à la tête du monde : c’est de là que les consuls et les sénateurs gouvernaient autrefois la ville et toutes les contrées de la terre. Ses murs, très élevés et d’une grande épaisseur, étaient couverts de cristal et d’or, et surmontés d’un toit de la plus riche et de la plus précieuse ciselure. Au-dessous de la citadelle se trouvait un palais d’or, pour la plus grande partie, orné de pierres précieuses, et qui valait a lui seul le tiers du monde entier. On y voyait rangées par ordre les statues de toutes les provinces, qui avaient une clochette au cou ; et par l’effet d’un art magique[69], si une province se révoltait contre Rome, la statue qui la représentait se tournait vers le point de l’horizon où étaient les rebelles, la clochette sonnait, le prophète du Capitole annonçait le prodige, et le sénat était averti du danger qui menaçait la république. On trouve dans le même ouvrage un second exemple moins important d’une égale absurdité ; il est relatif aux deux chevaux de marbre conduits par de jeunes hommes, qui des bains de Constantin ont été transportés au mont Quirinal. L’auteur les attribue à Phidias et à Praxitèle ; et son assertion, dénuée de fondement, serait excusable s’il ne se trompait pas de plus de quatre siècles sur le temps où vécurent ces statuaires grecs, s’il ne les plaçait pas sous le règne de Tibère, s’il n’en faisait pas des philosophes ou des magiciens qui adoptèrent la nudité pour emblème de leurs connaissances et de leur amour du vrai qui révélèrent à l’empereur ses actions les plus secrètes, et qui, après avoir refusé des récompenses pécuniaires, sollicitèrent l’honneur de laisser à la postérité ce monument d’eux-mêmes[70]. L’esprit des Romains, en proie aux idées de magie, devint insensible aux beautés de l’art : le Pogge ne trouva plus à Rome que cinq statues ; et par bonheur tant d’autres ensevelies sous les ruines par hasard ou de dessein prémédité, n’ont été découvertes qu’à une époque plus éclairée[71]. La figure du Nil qui orne maintenant le Vatican, fut retrouvée par des ouvriers qui fouillaient une  vigne près du temple ou couvent de la Minerve ; mais le propriétaire, impatienté de la visite de quelques curieux, fit rentrer dans le sein de la terre ce marbre qui lui paraissait sans valeur[72]. La découverte d’une statue de Pompée, de dix pieds de hauteur, occasionna un procès. On l’avait trouvé sous un mur de séparation ; le juge décida qu’afin de satisfaire aux droits des deux propriétaires on séparerait la tête du corps, et l’arrêt allait être exécuté, si l’intercession d’un cardinal et la libéralité du pape n’eussent délivré le héros romain des mains de ses barbares compatriotes[73].

Mais les nuages de la barbarie se dissipèrent peu à peu, et la paisible autorité de Martin V et de ses successeurs travailla tout à la fois à la police de l’État ecclésiastique et à la réparation des ornements de la capitale. Les progrès de ce genre, qui commencèrent au quinzième siècle, n’ont pas été l’effet naturel de la liberté et de l’industrie. Une grande ville se forme d’abord par le travail et la population du district d’alentour, qui fournit aux citadins des subsistances et la matière première des manufactures et du commerce ; mais la plus grande  partie de la campagne de Rome n’offre qu un désert triste et solitaire : des vassaux indigents et sans espoir de salaire cultivent avec indolence les domaines des princes et du clergé, qui ont envahi tout le terrain ; et les misérables récoltes de ces domaines sont, ou renfermées, ou exportées par les calculs du monopole. Le séjour d’un monarque, les dépenses d’une cour livrée au luxe et le tribut des provinces, contribuent ensuite, quoique par des causes moins naturelles, à l’accroissement d’une capitale. Les tributs et les provinces ont disparu avec la chute de l’empire : si le Vatican a su attirer quelques parcelles de l’or du Brésil et de l’argent du Pérou, le revenu des cardinaux, le salaire des officiers, les contributions que lève le clergé et les offrandes des pèlerins et des clients, n’y ajoutent qu’une ressource bien faible et bien précaire, suffisante cependant pour alimenter l’oisiveté de la cour et de la ville. La population de Rome, bien inférieure à celle des grandes capitales de l’Europe, n’excédé pas cent soixante-dix mille âmes[74], et dans la vaste enceinte de ses murs, la plus grande partie des sept collines n’offre que des ruines et des vignobles. On doit attribuer à la superstition et aux abus du gouvernement la beauté et l’éclat de la ville moderne. Chaque règne, presque sans exception, a été marqué par l’élévation rapide d’une nouvelle famille enrichie par un pontife sans enfants aux dépens de l’Église et du pays. Les palais de ses neveux fortunés offrent les plus dispendieux monuments d’élégance et de servitude, où l’architecture, la peinture et la sculpture, dans toute leur perfection, se sont prostituées à leur service. Leurs galeries et leurs jardins renfermaient les morceaux de l’antiquité les plus précieux, rassemblés par le goût ou par la vanité. C’est avec plus de décence que les papes ont employé les revenus ecclésiastiques à la pompe du culte ; mais il n’est pas besoin d’indiquer cette multitude d’autels, de chapelles et d’églises, objets de leurs pieuses fondations. Ces astres inférieurs sont éclipsés par l’éclat du Vatican, par le dôme de Saint-Pierre, le plus noble édifice qui ait jamais été consacré à la religion : la gloire de Jules II, de Léon X et de Sixte-Quint, s’y trouve liée aux talents supérieurs du Bramante, de Fontana, de Raphaël et de Michel-Ange. La munificence qui bâtit tant de palais et d’églises s’est occupée avec le même soin de faire revivre et d’égaler les ouvrages des anciens : on a relevé des obélisques étendus sur la poussière, on les a placés dans les lieux les plus apparents ; on a réparé trois des onze aqueducs des Césars et des consuls ; on a amené sur une suite d’arcades de construction ancienne et nouvelle, des rivières artificielles qui jettent dans des bassins de marbré des flots d’une eau salutaire et rafraîchissante ; et le spectateur, impatient de monter les degrés de Saint-Pierre, est arrêté par une colonne de granit d’Égypte, qui s’élève à la hauteur de cent vingt pieds, au milieu de deux magnifiques fontaines dont l’abondance ne s’épuise jamais. Les antiquaires et les savants ont jeté du jour sur la topographie, la description e les monuments de l’ancienne Rome[75], et les voyageurs viennent en foule de ces contrées reculées du Nord, jadis sauvages, pour y contempler respectueusement les traces des héros, et visiter, non les reliques de la superstition, mais les restes de l’empire.

 

L’histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, le tableau le plus vaste et peut-être le plus imposant des annales du monde, excitera l’attention de tous ceux qui ont vu les ruines de l’ancienne Rome ; elle doit même obtenir celle de tous les lecteurs. Les diverses causes et les effets progressifs de cette révolution sont liés à la plupart des événements les plus intéressants de l’histoire : elle développe la politique artificieuse des Césars, qui conservèrent longtemps le nom et le simulacre de la république ; les désordres du despotisme militaire ; la naissance, l’établissement. et les sectes du christianisme ; la fondation de Constantinople ; la division de la monarchie ; l’invasion et l’établissement des Barbares de la Germanie et de la Scythie ; les institutions de la loi civile ; le caractère et la religion de Mahomet ; la souveraineté temporelle des papes ; le rétablissement et la chute de l’empire d’occident ; les croisades des Latins en Orient ; les conquêtes des Sarrasins et des Turcs ; la chute de l’empire grec ; la situation et les révolutions de Rome à l’époque du moyen âge. L’importance et la variété, du sujet ont pu satisfaire l’historien ; il a senti ses imperfections, mais il a dû souvent en accuser la disette des matériaux. C’est au milieu des débris du Capitole que j’ai formé le projet d’un ouvrage qui a occupé et amusé prés de vingt années de ma vie ; et que, bien qu’il soit loin de remplir mes désirs, je livre enfin à la curiosité et à l’indulgence du public.

 

Lausanne, 27 juin 1787.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] J’ai déjà indiqué (ch. LXV, note 49) l’âge, le caractère et les écrits du Pogge ; et j’ai marqué particulièrement la date de ce discours élégant et moral sur les vicissitudes de la fortune.

[2] Consedintus in ipsis Tarpeiæ arois ruinis, pone ingens postæ cujusdam, ut puto, templi, marmoreurn limen plurimasque passim confractas columnas, unde magna ex parte prospectus urbis patet (p. 5).

[3] Æneid., VIII, 97-369. Cet ancien tableau, qui est d’une touche si délicate et amené avec tant d’art devait intéresser vivement un Romain, et les études de notre jeunesse nous mettent à portée de partager les sentiments d’un Romain.

[4] Pogge, de Varietate fortunœ, p. 21.

[5] Voyez le Pogge, p. 8-22.

[6] Liber de mirabilibus Roma, ex registro Nicolai cardinalis de Aragonia, in Bibliotheca sancti Isidori armario IV, n° 69. Montfaucon (Diarium italicum, p. 283-301) a publié ce traité avec quelques notes fort courtes, mais très judicieuses. Voyez comment il en parle p. 283.

[7] Le père Mabillon (Analecta, t. IV, p. 502) a publié la relation d’un pèlerin anonyme du neuvième siècle, qui, en décrivant les églises et les saints lieux de Rome, indique plusieurs édifices, et surtout des portiques qui avaient disparu avant le treizième siècle.

[8] Voyez, sur le Septizonium, les Mémoires sur Pétrarque, tom. I, p. 325 ; Donat, p. 338 ; et Nardini, p. 117-414.

[9] L’époque de la construction des pyramides est ancienne et inconnue. Diodore de Sicile (t. I, l. I, c. 44, p. 72) ne peut dire si on les éleva mille ou trois mille quatre cents ans avant la dix-huitième olympiade. Sir John Marsham, qui a diminué la longueur des dynasties égyptiennes, fixerait cette époque environ vingt siècles avant Jésus-Christ. Canon. Chronicus, p. 47.

[10] Voyez la harangue de Glaucus dans l’Iliade (Z, 146). Homère emploie souvent cette image naturelle et mélancolique.

[11] Le savant critique M. des Vignoles (Hist. crit. de la  rép. des lettres, t. VIII, p. 74-118 ; IX, p. 172-187) place cet incendie A. D. 64, juillet 19, et la persécution des chrétiens, qui en fut la suite, au 15 novembre de la même année.

[12] Quippe in regiones quatuordecim Roma divaditur, quarum quatuor integrœ manebant, tres solo tenus dejectæ : septem reliquis pauca tectorum vestigia supererant, lacera et semiusta. Parmi les anciens édifices qui furent consumés, Tacite compte le temple de la Lune élevé par Servius Tullius, la chapelle et l’autel consacrés par Évandre præsenti Herculi ; le temple de Jupiter Stator, construit pour accomplir le vœu de Romulus, le palais de Numa, le temple de Vesta cum penatibus populi romani. Il regrette ensuite les opes tot victorias quœsitœ et Græcarum artium decora..... multa quœ seniores meminerant, quœ reparari nequibant (Annal., XV, 40, 41).

[13] A. U. C. 507, repentina subversio ipsius. Romœ prœvenit triomphum Romanorum.. diversæ ignium aquarumque clades pene absicinpsere urbem. Nam Tiberis insolitis auctus imbribus et ultra opinionem, vel diurnitate vel magnitudine, redundans, omnia Romce ædificia in plano posita delevit. Diversæ qualitates locorum ad unam convenere perniciem ; quoniam et quæ segnior inundatio tenuit madefacta dissolvit, et quæ cursus torrentis invenit, impulsa dejecit (Orose, Hist., l. IV, c. 11, p. 244, édit. Havercamp). Il faut observer que l’apologiste chrétien s’étudie à exagérer les malheurs du monde païen.

[14] Vidimus flavum Tiberim, retortis

Littore Etrusco violenter undis,

Ire dejectum monumenta regis

Templaque Vestæ.

(HORACE, Carm. I, 2.)

Si le palais de Numa et le temple de Vesta furent renversés du temps d’Horace, ce que l’incendie de Néron consuma de ces édifices pouvait à peine mériter les épithètes de vetustissima ou d’incorrupta.

[15] Ad coercendas inundationes alveum Tiberis laxavit ac repurgavit, completum olim ruderibus, et ædificiorum prolapsionibus coarctatum (Suétone, in Augusto, c. 30).

[16] Tacite rapporte les pétitions que les différentes villes de l’Italie adressèrent au sénat contre cette mesure. On peut remarquer ici les progrès de la raison. Dans une pareille affaire on consulterait sans doute les intérêts locaux ; mais la chambre des communes rejetterait avec dédain cet argument superstitieux : que la nature assigne aux rivières le cours qui leur est propre, etc.

[17] Voyez les Époques de la Nature de l’éloquent et philosophe Buffon. Son tableau de la Guyane, province de l’Amérique méridionale, est celui d’une terre neuve et sauvage où les eaux sont abandonnées à elles-mêmes, et n’ont point été dirigées par l’industrie de l’homme (p. 212-561, édit. in-4°).

[18] M. Addison a remarqué dans son voyage en Italie ce fait curieux et incontestable. Voyez ses Œuvres, t. II, p. 98, édit. de Baskerville.

[19] Le Tibre a cependant quelquefois endommagé la ville de Rome dans les temps modernes ; et les Annales de Muratori citent en 1530, 1557, 1598, trois grandes inondations qui produisirent beaucoup de mal (t. XIV, p. 268-429, t. XV, p. 99, etc.).

[20] Je saisis cette occasion de déclarer que douze années de plus m’ont fait oublier ou rejeter cette histoire de la fuite d’Odin d’Azof dans la Suède, à laquelle je n’ai jamais cru sérieusement (voyez ce que j’en ai ait au chap. X). Les Goths sont probablement des Germains ; mais au-delà de César et de Tacite les antiquités de la Germanie n’offrent que de l’obscurité et des fables.

[21] Voyez le chapitre XXXI de cet ouvrage.

[22] Voyez le chapitre XXXVI de cet ouvrage.

[23] Voyez le chapitre XXXIX de cet ouvrage.

[24] Voyez le chapitre XLIII de cet ouvrage.

[25] Voyez le chapitre XXVIII de cet ouvrage.

[26] Eodem tempore petit à Phocate principe templum, quod appellatur PANTHEON, in quo fecit ecclesiam sanctæ Mariœ semper virginis, et omnium martyrum ; in qua ecclesia princeps multa bona obtulit (Anastasius vel potius liber pontificalis in Bonifacio IV, in Muratori, Script. rer. ital., t. III, part. I, p. 135). Selon un auteur anonyme cité par Montfaucon, Agrippa avait consacré le Panthéon à Cybèle et à Neptune ; et Boniface IV, aux calendes de novembre, le dédia à la Vierge, quœ est mater omnium sanctorum (p. 297, 298).

[27] Flaminius Vacca (ap. Montfaucon, p. 155, 156 ; son Mémoire se trouve aussi p. 21, à la fin de la Roma antica de Nardini) et plusieurs Romains, doctrina graves, étaient persuadés que les Goths avaient enterré à Rome leurs trésors, dont ils révélaient le lieu, en mourant, filiis nepotibusque. Vacca raconte quelques anecdotes pour prouver que des pèlerins d’au-delà des Alpes, héritiers des conquérants goths, venaient de son temps fouiller et piller Rome et les environs.

[28] Omnia quœ erant in œre ad ornatum civitatis deposuit : sed et ecclesiam B. Mariœ ad martyres quœ de tegulis œreis cooperta discopperuit (Anastase, in Vitalian., p. 14). Ce Grec, vil autant que sacrilège, n’eut pas même le misérable prétexte de piller un temple païen ; le Panthéon était déjà une église catholique.

[29] Voyez sur les dépouilles de Ravenne (musiva atque marmora) la concession originale du pape Adrien Ier à Charlemagne (Cod. Carolin., epist. 67, in Muratori, Script. ital., t. III, part. II, p. 223).

[30] Je citerai le témoignage authentique du poète saxon (A. D. 887-899), de Rebus gestis Caroli Magni, l. V, 437-440) dans les Historiens de France (t. V, p. 180) .

Ad quœ marmoreas prœstabat ROMA columnas,

Quasdam prœcipuas pulchra Ravenna dedit.

De tam longinqua poterit regione vetustas

Illius ornatum, Francia,  ferre tibi.

Et j’ajouterai, d’après la Chronique de Sigebert (Historiens de France, t. V, p. 378) : Extruxit etiam Aquisgrani basilicam plurimœ pulchritudinis, ad cujus structuram a ROMA et Ravennia columnas et marmora devehi fecit.

[31] Un passage de Pétrarque (Opp., p. 536, 537, in epistola hortatoria ad Nicolaum Laurentium) est si énergique et il vient si à propos, que je ne puis m’empêcher de le transcrire : Nec pudor aut pietas continuit quominus impii spoliat Dei templa, occupatas arces, opes publicas regiones urbis, atque honores magistratuum inter se divisos (habeant ?) quam una in re, turbulenti ac seditiosi homines et totius reliquœ vitæ consiliis et rationibus discordes, inhumani fœderis stupenda societate oonvenerant, in pontes et mœnia atque immeritos lapidis desœvirent. Denique post vi vel senio collapsa palatia, quœ quondam ingentes tennerunt viri, post diruptos arcus triumphales (unde majores horum forsitan corruerunt), de ipsius vetustatis ac proprice impietatis fragminibus vilem questum turpi mercimonio captare non puduit. Itaque nunc, heu dolor ! heu scelus indignum ! de vestris marmoreis columnis, de liminibus templorum (ad quœ nuper ex orbe toto concursus devotissimus fiebat), de imaginibus sepulchrorum sub quibus patrum vestrorum venerabilis civil (cinis) erat, ut reliquas sileam, desidiosa Neapolis adornatur. Sic paulatim ruinœ ipsœ deficiunt. Le roi Robert était cependant l’ami de Pétrarque.

[32] Cependant Charlemagne se baigna et nagea à Aix-la-Chapelle avec cent de ses courtisans (Eginhard, c. 22, p. 108) ; et Muratori indique des bains publics qu’on construisit encore à Spolette en Italie, en 814 (Annali, t. VI, p. 116).

[33] Voyez les Annales de l’Italie, A. D, 988. Muratori lui-même avait trouvé ce fait et le précédent dans l’Histoire de l’ordre de Saint-Benoît, publiée par le père Mabillon.

[34] Vita di Sisto-Quinto, de Gregorio Leti, t. III, p.50.

[35] Porticus ædis Concordiœ, quam, cum primum ad urbem accessi, vidi ferre integram opere marmoreo admodum specioso, Romani post modum ad calcem, ædem totam et porticus partem disjectis columnis sunt demoliti (p. 12). Le temple de la Concorde n’a donc pas été détruit dans une sédition, comme je l’ai lu dans un traité manuscrit del Governo civile di Roma, qu’on me prêta durant mon séjour à Rome, et qu’on attribuait, faussement je crois, au célèbre Gravina. Le Pogge assure aussi que les pierres du sépulcre de Cæcilia Metella furent réduites en chaux (p. 19, 20).

[36] Cette épigramme, qui est d’Æneas Sylvius, lequel devint ensuite pape sous le nom de Pie II, a été publiée par le père Mabillon, d’après un manuscrit de la reine de Suède (Musœum italicum, t. I, p. 97).

[37] Vagabamur in illa urbe tam magna ; quœ, cum propter spatium vacua videretur, populum habet immensum (Opp., p. 605, Epist. familiares., t. I, 14,).

[38] Ces détails sur la population de Rome à différentes époques, sont tirés d’un très bon Traité du médecin Lancisi, de Romanis Cœli qualitatibus, p. 122.

[39] Tous les faits qui ont rapport aux tours de Rome et des autres villes libres de l’Italie se trouvent dans la compilation laborieuse et intéressante que Muratori a publiée sous le nom d’Antiquitates Italiœ medii œvi, Dissert. 26, t. II, p. 493-496 du latin, et t. I, p. 446 du même ouvrage en italien.

[40] Templum Jani nunc dicitur, turris Centii Frangapanis ; et sane Jano impositœ turris lateritiœ conspicua hodieque vestigia supersunt (Montfaucon, Diarium italicum, p. 86). L’auteur anonyme (p. 285) indique arcus Titi, turris Cartularia ; arcus Julii Cæsaris et senatorum, turres de Bratis ; arcus Antonini, turris de Cosectis, etc.

[41] Hadriani molem..... magna ex parte Romanorum injuria..... disturbavit : quod certe funditus evertissent, si eorum manibus pervia, absunaptis grandibus saxis, reliqua moles extitisset (le Pogge, de Varietate fortunæ, p. 12).

[42] A celle de l’empereur Henri IV (Muratori, Annali d’Italia, t. IX, p. 147).

[43] Je dois placer ici un passage important de Montfaucon. Turris ingens rotunda..... Cœciliæ Metellæ..... sepulchium erat, cujus mari tam solidi, ut spatium per quam minimum intus vacuum supersit : et TORRE DI BOVE dicitur, a boum capitibus muro inscriptis. Huic sequiori ævo, tempore intestinorum bellorum, seu urbecula adjuncta fuit, cujus mœnia et turres etiamnum visuntur ; ita ut sepulchrum Metella quasi arx oppiduli fuerit. Ferventibus in urbe partibus, cum Ursini atque Columnenses mutuis cladibus perniciem inferrent civitati, in utriusve partis ditionem cederet magni momenti errat (p. 142).

[44] Voyez les témoignages de Donat, Nardini et Montfaucon. On aperçoit encore dans le palais Savelli des restes considérables du théâtre de Marcellus.

[45] Jacques, cardinal de Saint-George, ad velum aureum, dans la Vie du pape Célestin V, qu’il a composée en vers (Muratori, Script. ital., t. I, part. III, p. 261, l. I, c. 1, vers.  132, etc.).

[46] Muratori (Dissertazioni sopra le antichita italiane, t. I, p. 427-431), nous apprend qu’on se servait souvent de boulets de pierre du poids de deux ou trois quintaux ; on les porte quelquefois à douze ou dix-huit cantari de Gênes : chaque cantaro pèse sent cinquante livres.

[47] La sixième loi des Visconti  abolit ce funeste usage ; elle enjoint strictement de conserver pro communi utilitate les maisons des citoyens bannis (Gulvaneus, de la flamma, in Muratori, Script. rerum italicarum, t. XII, p. 1041).

[48] Pétrarque adressait ces paroles à son ami, qui lui avait montré en rougissant et en versant des pleurs, mœnia, lacerœ specimen miserabile Romæ, et qui annonçait l’intention de les rétablir (Carmina latina, l. II, epist. Paulo Annibulensi, XII, p. 97, 98).

[49] Le marquis Maffei traite, dans la quatrième partie de la Verona illustrata, des amphithéâtres, et en particulier de ceux de Rome et de Vérone, de leurs dimensions, de leurs galeries de bois, etc. Il paraît que c’est d’après son étendue que celui de Titus porte le nom de Colosseum ou Coliseum, puisqu’on donna la même dénomination à l’amphithéâtre de Capoue qui n’avait point de statue colossale, et puisque celle de Néron avait été placée dans la cour (in atrio) de son palais, et non pas dans le Colisée (p. IV, l. I, c. 4, p. 15-19).

[50] Joseph-Marie Suarès, savant évêque à qui l’on doit une Histoire de Préneste, a publié une dissertation particulière sur les sept ou huit causes probables de ces trous, dissertation réimprimée depuis dans le Trésor de Sallengre. Montfaucon (Diarium, p. 233) décide que l’avidité des Barbares est una germanaque causa foraminum.

[51] Donat, Roma vetus et nova, p. 285.

[52] Beda, in Excerptis, seu collectaneis, apud Ducange, Glossar. med. et infimæ latinitatis, t. II, p. 407, édit. Bâle). Il faut attribuer ces paroles aux pèlerins anglo-saxons qui allèrent à Rome avant l’année 735, époque de la mort de Bède ; car je ne crois pas que ce vénérable moine soit jamais sorti de l’Angleterre.

[53] Je ne puis retrouver dans les Vies des papes, par Muratori (Scriptor. rerum italicar., l. III, p. 1), le passage qui atteste ce partage ennemi, qui est de la fin du onzième siècle ou au commencement du douzième.

[54] Voyez les Statuta urbis Romœ, l. III, c. 87, 88, 89, p. 185, 186. J’ai déjà donné une idée de ce code municipal. Le journal de Pierre Antoine, de 1404 à 1417 (Muratori, Scriptor rerum italicar., t. XXIV, p. 1124) fait aussi mention des courses de Nagona et du mont Testacée.

[55] Quoique les édifices du cirque agonal ne subsistent plus, il conserve toujours sa force et son nom (Agona, Nagata, Navona), et l’intérieur est assez uni pour qu’on puisse y donner le spectacle d’une course de chevaux ; mais le mont Testacée ; cet amas singulier de poterie cassée, parait seulement destiné à un usage annuel de précipiter du haut en bas quelques charretées de cochons pour l’amusement de la populace. Statura urbis Romæ, p. 186.

[56] Le pallium, selon Ménage, vient de palmarium, et cette étymologie est ridicule. Il est aisé de concevoir qu’on a pu transférer l’idée et le mot de robe ou de manteau à la matière de ce vêtement, et ensuite au don qu’on en faisait comme prix. Muratori, Dissertation 33.

[57] Pour subvenir à ces frais, les Juifs de Rome, payaient chaque année onze cent trente florins. Ce compte bizarre de trente florins en sus des onze cents, représentait les trente pièces d’argent que Judas reçut lorsqu’il livra son maître. Il y avait une course à pied de jeunes gens, tant Juifs que chrétiens. Statuta urbis, ibidem.

[58] Ludov. Buonconte Monaldescho a décrit ces combats de taureaux d’après la tradition plutôt que d’après ses souvenirs, dans le plus ancien des fragments des Annales romaines (Muratori, Script. rerum italic., t. XII, p. 535, 536) ; et, quelque singuliers que paraissent ces détails, ils sont fortement empreints des couleurs de la vérité.

[59] Muratori a publié une dissertation particulière (la vingt-neuvième) sur les jeux des Italiens durant le moyen age.

[60] L’abbé Barthélemy a parlé dans un Mémoire concis, mais instructif (Mém. de l’Acad. des Inscript., t. XXVIII, p. 585), de cet accord des factions, de Tiburtino faciendo, dans le Colisée, d’après un acte original qui est aux archives de Rome.

[61] Coliseum..... ob stultitiam Romanorum majori ex parte ad calcem deletum (le Pogge, p. 17).

[62] Eugène IV le donna aux moines Olivetains ; Montfaucon assure ce fait d’après les Mémoires de Flaminius Vacca (n° 72) : ils espéraient toujours trouver une occasion favorable de faire valoir ce droit.

[63] Après avoir mesuré le priscus amphitheatri gyrus, Montfaucon (p. 42) se contente d’ajouter qu’il était entier sous Paul III ; tacendo clamat. Muratori (Ann. d’Ital., t. XIV, p. 312) s’énonce avec plus de liberté sur l’attentat du pape Farnèse et l’indignation du peuple romain. Je n’ai contre les nerveux d’Urbain VIII d’autres preuves que ce dicton populaire : Quo non fecerunt Barbari, fecere Barberini, que la ressemblance des mots a peut-être seule suggéré.

[64] En qualité d’antiquaire et de prêtre, Montfaucon réprouve ainsi la ruine du Colisée : Quod si non suopte merito atque pulchritudine dignum fuisset quod improbas arceret manus, indigna res utique in locum tot martyrum cruore sacrum tantopere sævitum esse.

[65] Cependant les statuts de Rome (l. III, c. 81, p. 182) soumettent à une amende de cinq cents aurei quiconque démolira un ancien édifice, ne ruinis civitas deformetur, et ut antiqua ædificia decorem urbis perpetuo reprœsentent.

[66] Pétrarque, à son premier voyage à Rome (A. D. 1337, voyez Mémoires sur Pétrarque, t. I, p. 322, etc.), est frappé miraculo rerum tantarum, et stuporis mole obrutics..... Præsentia vero, mirum dictu, nihil imminuit : vere major fuit Roma, majoresque sunt reliquiœ quam rebar. Jam non orbent ab hac urbe domitum, sed tam sero domitum, miror (Opp., p. 605, Familiares II, 14. Joanni Columnœ).

[67] Il excepte et loue les rares connaissances de Jean Colonne. Qui enim hodie magis ignari rerum romanarum, quam romani cives ! invitus dito, nusquam minus Roma cognoscitur quam Romæ.

[68] L’auteur, après avoir décrit le Capitole, ajoute : Stature erant quot sunt mundi provinciœ, et habebat quœlibet tintinnabulum ad collum. Et erant ita per magicam artem dispositæ, ut quando aliqua regio romana imperio rebellis erat, statim imago illius provinciœ vertebat se contra illam ; unde tintinnabulum resonabat quod pendebat ad collum ; tuncque vates. Capitolii qui erant custodes senatui, etc. Il cite l’exemple des Saxons et des Suèves, qui, après avoir été subjugués par Agrippa se révoltèrent de nouveau : Tintinnabulum sonuit ; sacerdos qui erat in speculo in hebdomada senatoribus nuntiavit. Agrippa retourna sur ses pas et réduisit... les Persans (Anonym., in Montfaucont, p. 297, 298).

[69] Le même écrivain assure que Virgile captus a Romanis exiit, ivitque Neapolim. Guillaume de Malmsbury, dans le onzième siècle (de Gestis regn. Anglor., l. II, p. 66)  parle dans son ouvrage d’un magicien ; et au temps de Flaminius Vacca (n° 81, 103) on croyait vulgairement, que les étrangers (les Goths) invoquaient les démons pour découvrir des trésors cachés.

[70] Anonyme, p. 289. Montfaucon (p. 191) observe avec raison que si Alexandre est représenté dans ces statues, elles ne peuvent être l’ouvrage de Phidias (Olympiade 83) ni de Praxitèle (Olympiade 104), qui vécurent avant ce prince (Pline, Hist. nat., XXXIV, 19).

[71] Guillaume de Malmsbury (t. II, p. 86, 87) raconte qu’on découvrit d’une manière miraculeuse (A. D. 1046) le tombeau de Papas, fils d’Évandre, tué par Turnus ; que depuis le moment de sa mort il y avait toujours eu de la lumière dans son sépulcre ; qu’on y trouva une épitaphe latine, le corps bien conservé, qui était celui d’un jeune géant, et qui avait une large blessure à la poitrine (pectus perforat ingens), etc. Si cette fable est appuyée du moindre témoignage des contemporains, il faut avoir pitié des hommes aussi bien que des statues qui ont paru dans ce siècle barbare.

[72] Prope porticum Minervæ, statua est recubantis, cujus caput integra effigie, tantœ magnititdinis, ut signa omnia excedat. Quidam, ad plantandas arbores scrobes faciens derent, strepitum audientium fastidiuinque pertœsus, horti patronus congesta humo texit (le Pogge, de Varietate fortunæ, p. 12).

[73] Voyez les Mémoires de Flaminius Vacca (n° 57, p. 11, 12), à la fin de la Roma antica de Nardini (1704, in-4°).

[74] En 1709, les habitants de Rome (non compris huit ou dix mille Juifs) étaient au nombre de cent trente-huit mille cinq cent soixante-huit (Labat, Voyage en Espagne et en Italie, t. III, p. 217, 218). En 1740 on évaluait la population à cent quarante-six mille quatre-vingts âmes ; et en 1765, lorsque je quittai cette ville, on en comptait cent soixante un mille huit cent quatre-vingt-dix-neuf, les Juifs non compris. J’ignore si l’accroissement de la population a continué.

[75] Le père Montfaucon partage en vingt jours les observations qu’il a faites sur les diverses parties de la ville (Diarium italic., c. 8-20, p. 104-301) : il aurait au moins dû les diviser en vingt semaines ou vingt mois. Ce  savant bénédictin fait la revue des topographes de l’ancienne Rome : il examine les premiers efforts de Blondus, Fulvius, Martianus et Faunus ; de Pyrrhus Ligorius, qui serait le meilleur sans aucune comparaison, si son érudition avait égalé ses travaux ; des écrits d’Onuphrius Panvinius, qui omnes observavit, et des ouvrages récents, mais imparfaits, de Donat, et de Nardini. Cependant Montfaucon désire toujours un plan et une description plus complète de l’ancienne ville : et pour y parvenir, il recommandait, 1° de mesurer l’espace et les intervalles des ruines ; 2° d’étudier les inscriptions et les palais où on les trouvé ; 3° de rechercher tous les actes, chartres et journaux du moyen âge, qui donnent le nom d’un lieu ou d’un édifice de Rome. C’est à la munificence d’un prince ou à celle du public à faire exécuter ce travail, tel que le demande Montfaucon ; mais le plan très étendu que Nolli a publié en 1748, fournirait une base solide et exacte pour la topographie de l’ancienne Rome.