État de Rome depuis le douzième siècle. Domination temporelle des papes. Séditions dans la ville de Rome. Hérésie politique d’Arnaud de Brescia. Rétablissement de la république. Les sénateurs. Orgueil des Romains. Leurs guerres. Ils sont privés de l’élection et de la présence des papes, qui se retirent à Avignon. Jubilé. Nobles familles de Rome. Querelle des Colonnes et des Ursins.
DANS le cours des premiers siècles de la décadence et de la chute de l’empire romain, nos regards demeurent invariablement fixés sur la cité souveraine qui avait donné des lois, à la plus belle portion du globe. Nous contemplons sa fortune, d’abord avec admiration, ensuite avec pitié, toujours avec attention ; et lorsque notre esprit s’éloigne du Capitole pour examiner les provinces, on ne les regarde que comme des branches détachées successivement du corps de l’empire. La fondation d’une nouvelle Rome sur les rivages du Bosphore nous a obligés de suivre les successeurs de Constantin, et notre curiosité s’est laissé entraîner dans les contrées les plus reculées de l’Europe et de l’Asie, pour y découvrir les caisses et les auteurs du long affaiblissement de la monarchie de Byzance. Les conquêtes de Justinien nous ont rappelés aux bords du Tibre pour y être témoins de la délivrance de l’ancienne métropole ; mais cette délivrance ne fit que changer ou peut-être qu’aggraver la servitude. Rome avait déjà perdu ses trophées, ses dieux et ses Césars, et la domination des Goths n’avait été ni plus humiliante ni plus oppressive que la tyrannie des Grecs. Au huitième siècle de l’ère chrétienne, une querelle religieuse sur le culte des images excita les Romains à recouvrer leur indépendance. Leur évêque devint le père temporel et spirituel d’un peuple libre ; et l’empire d’Occident, rétabli par Charlemagne, releva encore de l’éclat de son nom la singulière constitution de l’Allemagne moderne. Le nom de Rome nous frappe toujours d’un respect involontaire. Ce climat, dont je n’examine pas ici l’influence, n’était plus le même[1] ; la pureté de son sang s’était corrompue à travers mille canaux étrangers ; mais ses ruines vénérables et le souvenir de sa grandeur passée ranimèrent une étincelle du caractère de la nation. Les ténèbres du moyen âge offrent quelques scènes dignes de nos regards, et je ne terminerai cet ouvrage qu’après avoir jeté un coup d’œil sur l’état et les révolutions de la ville de Rome, qui se soumit à l’autorité absolue des papes, vers l’époque où les Turcs asservirent Constantinople. Au commencement du douzième siècle[2], époque de la première croisade, les Latins respectaient Rome comme la métropole du monde, comme le trône du pape et de l’empereur, qui tiraient de la cité éternelle les titres, les hommages dont ils jouissaient, et le droit ou l’exercice de leur empire temporel. Après une si longue interruption dans son histoire, il ne sera pas inutile de répéter ici qu’une diète nationale choisissait au-delà du Rhin les successeurs de Charlemagne et des Othon ; mais que ces princes se contentaient du modeste titre de roi d’Allemagne et d’Italie, jusqu’au moment où ils avaient passé les Alpes et l’Apennin pour venir sur les bords du Tibre chercher la couronne impériale[3]. Ils recevaient à quelque distance de la ville les hommages du clergé et du peuple, qui allaient à leur rencontre avec des branches de palmier et des croix ; ces figures de loups et de lions, de dragons et d’aigles, tous ces terribles emblèmes qu’on voyait flotter sur les drapeau, rappelaient les légions et les cohortes qui avaient autrefois combattu pour la république. L’empereur jurait trois fois de maintenir les libertés de Rome, d’abord au pont Milvius, ensuite à la porte de la ville, enfin sur l’escalier du Vatican, et la distribution des largesses d’usage imitait faiblement la magnificence des premiers Césars. Il était couronné dans l’église de Saint-Pierre par le successeur de ce prince des apôtres ; la voix de Dieu se confondant avec celle du peuple, le consentement du peuple se manifestait par ces acclamations : Victoire et longue vie au pape notre souverain ! victoire et longue vie à l’empereur notre souverain ! victoire et longue vie aux soldats romains et teutons ![4] Les noms de César et d’Auguste, les lois de Constantin et de Justinien, l’exemple de Charlemagne et d’Othon, établissaient la suprême domination des empereurs ; on gravait leur titre et leur image sur les monnaies du pape[5] ; et pour constater leur juridiction, ils remettaient le glaive de la justice au préfet de la ville ; mais le nom, la langue et les mœurs d’un maître barbare réveillaient tous les préjugés des Romains. Les Césaire de la Saxe et de la Franconie étaient les chefs d’une aristocratie féodale ; ils ne pouvaient exercer une discipline civile et militaire qui seule assure l’obéissance d’un peuple éloigné, impatient du joug de la servitude, quoique peut-être incapable de liberté. Une seule fois dans sa vie chaque empereur passait les Alpes, à la tête d’une armée d’Allemands ses vassaux. J’ai décrit le paisible cérémonial de son entrée et de son couronnement ; mais l’ordre en était communément troublé par les clameurs et la sédition des Romains, qui s’opposaient à leur souverain comme à un étranger qui venait envahir leur territoire : son départ était toujours brusqué et souvent honteux ; et durant l’absence qu’occasionnait un long règne, on insultait à son pouvoir et on oubliait son nom. Les progrès de l’indépendance en Allemagne et en Italie minèrent la base de la souveraineté impériale, et le triomphe des papes fut la délivrance de Rome. L’empereur avait régné par droit de conquête ; l’autorité du pape était fondée sur l’opinion et l’habitude, base moins imposante, mais plus solide. Le pontife, en affranchissant son pays de l’influence d’un prince étranger, se rendit plus cher à son troupeau dont il redevint en effet le pasteur. Le choix du vicaire de Jésus- Christ ne dépendait plus de la nomination vénale ou arbitraire d’une cour d’Allemagne ; il était nommé librement par le collège des cardinaux, pour la plupart originaires ou habitants de Rome. Les applaudissements des magistrats et du peuple confirmaient son élection, et c’était en définitive du suffrage des Romains que dérivait cette puissance ecclésiastique à laquelle on obéissait en Suède et dans la Bretagne. Les mêmes suffrages donnaient à la capitale un souverain et un pontife. On croyait généralement que Constantin avait accordé aux papes la domination temporelle de Rome, et les publicistes les plus courageux, les plus audacieux sceptiques se bornaient à contester le droit de l’empereur et la validité de sa donation. L’ignorance et la tradition de quatre siècles avaient profondément enraciné dans les esprits l’opinion de la vérité du fait et de l’authenticité de la donation, et l’origine de cette fable se perdait sous des effets réels et durables. Le nom de dominus ou de seigneur était gravé sur la monnaie de l’évêque ; son droit était reconnu par des acclamations et des serments de fidélité ; et, d’après le consentement volontaire ou forcé des empereurs d’Allemagne, il avait longtemps exercé une juridiction suprême ou subordonnée sur la ville et sur le patrimoine de saint Pierre. Le règne des papes, agréable aux préjugés des Romains, n’était pas incompatible avec leurs libertés, et des recherches plus éclairées auraient découvert une source encore plus noble de leur pouvoir, la reconnaissance d’une nation qu’ils avaient arrachée à l’hérésie et à la tyrannie des empereurs grecs. Il paraît que, dans un siècle de superstition, la puissance royale et l’autorité sacerdotale réunies durent se fortifier l’une l’autre, et que les clefs du paradis étaient pour l’évêque de Rome le garant le plus sûr de l’obéissance qu’il voulait obtenir sur la terre. Les vices personnels de l’homme pouvaient, il est vrai, affaiblir le caractère sacré du vicaire de Jésus-Christ ; mais les scandales du dixième siècle furent effacés par les vertus austères et plus dangereuses de Grégoire VII et de ses successeurs ; et dans les combats d’ambition qu’ils soutinrent pour les droits de l’Église, leurs revers et leurs succès augmentèrent également la vénération du peuple. Victimes de la persécution, on les voyait quelquefois errer dans la pauvreté et dans l’exil ; le zèle apostolique avec lequel ils s’offraient au martyre, devait émouvoir et intéresser en leur faveur tous les catholiques. Quelquefois tonnant du haut du Vatican, ils créaient, jugeaient, déposaient les rois de la terre, et le plus orgueilleux des Romains ne pouvait se croire avili en se soumettant à un prêtre qui voyait les successeurs de Charlemagne lui baiser les pieds et lui tenir l’étrier[6]. L’intérêt même temporel de la ville de Rome était de défendre les papes et de leur assurer dans son sein un séjour tranquille et honorable, puisque c’était de leur seule présence qu’un peuple vain et paresseux tirait la plus grande partie de ses subsistances et de leurs ses richesses. Le revenu fixe des papes avait probablement diminué : des mains sacrilèges avaient envahi en Italie et dans les provinces un assez grand nombre de domaines de l’ancien patrimoine de saint Pierre, et les vastes concessions de Pépin et de ses descendants, réclamées plutôt que possédées par l’évêque de Rome, ne pouvaient compenser cette perte ; mais une foule perpétuelle et toujours croissante de pèlerins et de suppliants nourrissait le Vatican et le Capitole ; l’étendue de la chrétienté était fort augmentée, et le pape ainsi que les cardinaux étaient accablés des affaires que leur donnait le jugement des causes en matières ecclésiastiques et en matières civiles. Une nouvelle jurisprudence avait établi dans l’Église latine le droit et l’usage des appels[7] ; on engageait ou l’on sommait les évêques et les abbés du Nord et de l’Occident à venir solliciter ou porter des plaintes accuser leurs ennemis ou se justifier au sanctuaire des saints apôtres. On citait un fait qu’il faut regarder comme une espèce de prodige : on dit que deux chevaux appartenant à l’archevêque de Mayence et à l’archevêque de Cologne, repassèrent les Alpes encore chargés d’or[8] et d’argent : mais on ne tarda pas à voir que le succès des pèlerins et des clients dépendait moins de la justice de la cause que de la valeur de l’offrande. Ces étrangers déployaient avec ostentation leurs richesses et leur piété, et leurs dépenses sacrées ou profanes, tournaient par mille canaux au profit des Romains. Des raisons si puissantes devaient maintenir le peuple de Rome dans une pieuse et volontaire soumission envers son père spirituel et temporel. Mais l’opération du préjugé ou de l’intérêt est souvent troublée far les mouvements indomptables des passions. Le sauvage qui coupe l’arbre pour en cueillir le fruit[9], l’Arabe qui pille les caravanes des commerçants sont animés par la même impulsion d’une nature sauvage, qui songe au présent sans s’occuper de l’avenir, et sacrifie à des jouissances momentanées la longue et paisible possession des plus importants avantages. C’est ainsi que les Romains inconsidérés profanèrent la châsse de saint Pierre, volèrent les offrandes des fidèles, blessèrent les pèlerins, sans calculer le nombre et la valeur de ces pèlerinages qu’allait arrêtez leur brigandage sacrilège. L’influence même de la superstition est mobile et précaire, et souvent l’avarice ou l’orgueil délivre l’esclave dont la raison est asservie. Les fables et les oracles des prêtres peuvent avoir beaucoup d’empire sur l’esprit d’un barbare ; mais aucun esprit n’est moins disposé à préférer l’imagination aux sens, à sacrifier les désirs et les intérêts de ce monde à un motif éloigné ou à un objet invisible et peut-être idéal : dans la vigueur de l’âgé et de la santé, ses mœurs sont toujours en contradiction avec sa foi ; et le désordre continue jusqu’à l’époque ou la vieillesse, la maladie ou l’infortune, éveillent ses craintes et le pressent d’acquitter la double dette que lui imposent la piété et le remords. J’ai déjà observé que l’indifférence de nos temps modernes sur les matières de religion est ce qu’il y a de plus favorable à la paix et à la sûreté des prêtres. Sous le règne de la superstition, ils avaient beaucoup à espérer de l’ignorance, et beaucoup à craindre de la violence des hommes ; l’accroissement continuer de leurs richesses les aurait rendus seuls propriétaires de tous les biens de la terre, mais ces biens que leur livrait un père repentant leur étaient enlevés par un fils avide : on adorait les ecclésiastiques, ou bien on attentait à leur personne ; et les mêmes individus plaçaient sur l’autel ou foulaient aux pieds la même idole. Dans le système féodal de l’Europe, les distinctions et la mesure des pouvoirs n’étaient fondées que sur les armes ; et dans le tumulte qu’elles excitaient, on écoutait ou l’on suivait rarement la paisible voix de la loi et de la raison. Les Romains dédaignaient le joug et insultaient à l’impuissance de leur évêque[10], qui ne pouvait, par son éducation et par son caractère, exercer décemment ou avec succès la puissance du glaive. Les motifs de son élection et les faiblesses de sa vie faisaient la matière de leur entretien, et la proximité diminuait le respect que son nom et ses décrets inspiraient à un monde barbare. Cette remarque n’a pas échappé à notre historien philosophe. Tandis que le nom et l’autorité de la cour de Rome étaient la terreur des contrées recalées de l’Europe, plongées dans une profonde ignorance, et où l’on ne connaissait ni son caractère ni sa conduite, en Italie on respectait si peu le souverain pontife que ses ennemis les plus invétérés environnaient les portes de Rome ; qu’ils contrôlaient son gouvernement dans la ville ; que des ambassadeurs qui arrivaient des extrémités de l’Europe pour lui témoigner l’humble ou plutôt l’abjecte soumission du plus grand monarque de son siècle, eurent bien de la peine à parvenir jusqu’à son trône et à se jeter à ses pieds[11]. Dès les premiers temps, la richesse des papes avait excité l’envie ; leur pouvoir avait rencontré des oppositions, leur personne avait été exposée à la violente. Mais la longue guerre de la tiare et de la couronne augmenta le nombre et enflamma les passions de leurs ennemis. Les Romains, sujets et adversaires à la fois de l’évêque et de l’empereur, ne purent jamais embrasser de bonne foi et avec persévérance les haines mortelles des Guelfes et des Gibelins, si fatales à l’Italie ; mais ils étaient recherchés par les deux partis, et dans leurs bannies ils arboraient alternativement les clefs de saint Pierre et l’aigle d’Allemagne. Grégoire VII, qu’on peut ou honorer ou détester comme le fondateur de la souveraineté des papes, fut chassé de Rome, et mourut en exil à Salerne. Trente-six de ses successeurs[12] soutinrent, jusqu’à leur retraite à Avignon, une lutte inégale contre les Romains : on oublia souvent le respect dû à leur âge et à leur dignité, et les églises, au milieu des solennités de la religion, furent souvent souillées de meurtres et de séditions[13]. Ces désordres sans liaison et sans but, effets d’une brutalité capricieuse seraient aussi ennuyeux que dégoûtants à raconter ; je me bornerai à quelques événements du douzième siècle, qui peignent la situation des papes et celle de la ville de Rome. Au moment où Pascal II (1099-1118) officiait, le jeudi de la semaine sainte ; il fut interrompu par les cris de la multitude : elle demandait d’un ton impérieux, la confirmation d’un magistrat qu’elle favorisait. Le silence du pontife accrut la fureur de la populace ; et ayant refusé de se mêler des affaires de la terre lorsqu’il s’occupait de celles du ciel, on lui déclara avec des menaces et des serments qu’il serait la cause et le témoin de la ruine publique. Le jour de Pâques, se rendant avec son clergé, en procession et pieds nus, aux tombeaux des martyrs, il fut assailli deux fois, sur le pont Saint-Ange et devant le Capitole, d’une grêle de pierres et de dards. On rasa les maisons de ses adhérents : Pascal se sauva avec peine, et après avoir couru bien des dangers il leva une armée dans le patrimoine de saint Pierre ; la guerre civile empoisonna ses derniers jours du sentiment des maux dont il fut la cause ou la victime. Les scènes qui suivirent l’élection de Gélase II (1118-1119), son successeur, furent encore plus scandaleuses sous les points de vue civils et religieux. Cencio Frangipani[14], baron puissant et factieux, entra dans le conclave furieux et les armes à la main ; il dépouilla, frappa, foula à ses pieds les cardinaux, et saisit sans respect et sans pitié le vicaire de Jésus-Christ à la gorge : il traîna Gélase par les cheveux, l’accabla de coups, le blessa avec ses éperons, et le fit conduire dans sa propre maison, où il l’enchaîna. Une insurrection du peuple délivra le pontife ; les familles rivales de Frangipani s’opposèrent à sa fureur ; et Cencio, qui se vit contraint de demander pardon, regretta moins son entreprise que son mauvais succès. Peu de jours après, le pape fut encore attaqué au pied des autels. Tandis que ses ennemis et ses partisans se livraient un combat meurtrier, il se sauva en habits pontificaux. Les compagnons de cette indigne fuite, qui excita la pitié des matrones romaines, furent ou dispersés ou désarçonnés, et on trouva le pape seul et à demi mort de crainte et de fatigue dans les champs situés derrière l’église de Saint-Pierre. Après avoir, selon le langage de l’Écriture, secoué la poussière de ses souliers, l’apôtre s’éloigna d’une ville où sa dignité était insultée et sa personne en danger ; et, avouant involontairement qu’il valait mieux obéir à un seul empereur que se voir soumis à tant de maures ; il mit au jour la vanité de ce pouvoir qui faisait l’objet de l’ambition sacerdotale[15]. Ces exemples seraient sans doute suffisants ; mais je ne peux omettre les malheurs de deux papes du même siècle, Lucius II (1144-1145) et Lucius III (1181-1185). Le premier, montant à l’assaut du Capitole, en équipage de guerrier, reçut un coup de pierre à la tempe et expira peu de jours après. Le second vit son cortège chargé de blessures. Plusieurs de ses prêtres avaient été faits prisonniers dans une émeute ; les cruels Romains réservant un de ces captifs pour servir de guide aux autres, crevèrent les yeux à tout le reste, leur mirent par dérision des mitres sur la tête, les placèrent sur des ânes, le visage tourné vers la queue, et leur firent jurer de se montrer en cet état à la tête du clergé, pour servir de leçon aux autres. L’espoir ou la crainte, la lassitude ou le remords, la disposition du peuple et les conjonctures, amenaient quelquefois un intervalle de paix et de soumission : on rétablissait le pape avec de joyeuses acclamations, dans le palais de Latran ou le Vatican, d’où on l’avait chassé avec des menaces et des violences. Mais la racine du mal était profonde, et son action subsistait toujours ; ces moments de calme se trouvaient précédés et suivis d’orages qui coulaient presque à fond la barque de saint Pierre. Rome offrait sans cesse le spectacle de la guerre et de la discorde : les diverses factions et les diverses familles fortifiaient et assiégeaient les églises et les palais. Après avoir donné la paix à l’Europe, Calliste II (1119-1124) eut seul assez de puissance et de fermeté pour interdire aux particuliers, dans la métropole l’usage des armes. Les émeutes de Rome excitèrent une indignation générale chez les peuples qui révéraient le trône apostolique ; et saint Bernard, dans une lettre à Eugène III, son disciple, fait, avec toute la vivacité de son esprit et de son zèle, le tableau des vices de ce peuple rebelle[16]. Qui ne connaît, dit le moine de Clairvaux, la vanité et l’arrogance des Romains, peuple élevé dans la sédition, nation cruelle, intraitable, qui dédaigne d’obéir à moins qu’elle ne soit trop faible pour résister ? Lorsque les Romains promettent de servir, ils aspirent à régner ; s’ils jurent de vous demeurer fidèles, ils épient l’occasion de se révolter : cependant si vos portes ou vos conseils leur sont fermés, leur mécontentement s’exhale en violentes clameurs. Habiles à faire le mal, ils n’ont jamais appris l’art de faire le bien : odieux à la terre et au ciel, impies envers la divinité ; livrés à la sédition, jaloux de leurs voisins, cruels à l’égard des étrangers, ils n’aiment personne, et personne ne les aime. Tandis qu’ils cherchent à inspirer la crainte, ils vivent eux-mêmes dans des transes continuelles et avilissantes ; ils ne veulent pas se soumettre, et ils ne savent point gouverner ; sans foi envers leurs supérieurs ; insupportable à leurs égaux ; ingrats pour leurs bienfaiteurs ; d’une égale impudence dans leurs demandes et dans leurs refus, ils sont magnifiques dans leurs promesses, misérables dans l’exécution ; enfin l’adulation et la calomnie, la perfidie et la trahison sont les moyens ordinaires de leur politique. Sûrement ce sombre portrait n’a pas été coloré par le pinceau de la charité chrétienne[17] ; mais, quelque bizarre et difforme qu’il puisse paraître, il offre l’image frappante des Romains du douzième siècle[18]. Les Juifs n’avaient point voulu reconnaître Jésus-Christ lorsqu’il parut à leurs regards sous le caractère d’un homme du peuple, et lorsque son vicaire s’environnait de la pourpre et de l’orgueil du monarque de ce monde, les Romains pouvaient également le méconnaître. L’agitation des croisades avait fait reparaître en Occident quelques étincelles de curiosité et de raison. La secte des pauliciens, qui avait commencé dans la Bulgarie, s’établit en Italie et en France : les visions des gnostiques se mêlèrent à la simplicité de l’Évangile, et les ennemis du clergé accordèrent leurs passions et leur conscience, la dévotion et l’amour de la liberté[19]. Arnaud de Brescia[20], qui ne s’éleva jamais au-dessus des derniers rangs de l’Église, et qui portait l’habit de moine, plutôt comme la livrée de la pauvreté que comme celle de l’obéissance, emboucha le premier la trompette de la liberté romaine. Ses adversaires ne pouvaient lui refuser l’esprit et l’éloquence, car ils en avaient souvent éprouvé les traits ; ils avouent malgré eux la pureté spécieuse de sa morale, et ses erreurs en imposaient au public par un mélange de vérités utiles et importantes. Dans ses études théologiques, il avait été disciple du fameux et infortuné Abailard[21], qui fût de même soupçonné d’hérésie ; mais l’amant d’Héloïse avait de la douceur et de la flexibilité dans le caractère, et l’humilité de son repentir édifia et désarma les juges ecclésiastiques. Il est vraisemblable qu’Arnaud emprunta de son maître quelques définitions métaphysiques de la Trinité, contraires au goût de son temps : on censura vaguement ses idées sur le baptême et l’eucharistie ; mais une l’hérésie politique fut la source de sa réputation et de ses malheurs. Il osa rappeler cette déclaration de Jésus-Christ, que son royaume n’est pas de ce monde : Arnaud soutint hardiment que le glaive et le sceptre appartenaient au magistrat civil ; que les honneurs et les possessions temporelles étaient le légitime apanage des laïques ; que les abbés, les évêques et le pape lui-même, devaient renoncer à leurs domaines ou à leur salut ; qu’après l’abandon de leurs revenus, les dîmes et les oblations volontaires des fidèles devaient leur suffire, non à satisfaire aux besoins du luxe et de l’avarice, mais à mener la vie frugale qui convient à l’exercice des travaux spirituels. Le prédicateur fut révéré quelque temps comme un patriote, et ses dangereuses leçons ne tardèrent pas à produire le mécontentement ou la révolte de la ville de Brescia contre son évêque. Mais la faveur du peuple est moins durable que le ressentiment des prêtres ; et lorsqu’au concile général de Latran, Innocent II[22] (1130-1143) eut condamné l’hérésie d’Arnaud ; le préjugé et la crainte déterminèrent les magistrats eux-mêmes à exécuter le décret de l’Église. Le disciple d’Abailard ne pouvait plus trouver d’asile en Italie ; il passa les Alpes et fut accueilli à Zurich, ville qui est aujourd’hui la capitale du premier des cantons suisses. Zurich, qui avait été d’abord une garnison romaine[23], ensuite une maison de campagne royale et un chapitre de filles nobles, était devenue peu à peu une cité libre et florissante, où les commissaires de l’empereur prononçaient quelquefois sur les appels des Milanais[24]. Dans un siècle moins mûr, pour la réformation gage celui de Zwingle, son précurseur fut entendu avec applaudissements ; un peuple brave et simple adopta et conserva longtemps dans ses opinions la couleur que leur avait donnée Arnaud l’évêque de Constance et même le légat du pape, séduits par son adresse ou son mérite, oublièrent en sa faveur les intérêts de leur maître et ceux de leur ordre. Les violentes exhortations de saint Bernard[25] éveillèrent enfin leur zèle, et l’ennemi de l’Église, forcé par la persécution à ce parti désespéré, vint dans Rome arborer son étendard en face du successeur de saint Pierre. Toutefois le courage d’Arnaud n’était pas dépourvu de prudence : il était protégé et avait peut-être même été appelé par les nobles et le peuple ; son éloquence tonna sur les sept collines en faveur de la liberté. Mêlant dans ses discours les passages de Tite-Live et de saint Paul, les raisons de l’Évangile et l’enthousiasme de liberté qu’inspirent les auteurs classiques, il fit sentir aux Romains combien, par leur patience et les vices du clergé, ils avaient dégénéré des premiers temps de l’Église et de la cité. Il les engagea à revendiquer leurs droits inaliénables d’hommes et de chrétiens, à rétablir les lois et les magistrats de la république, à respecter le nom de l’empereur, mais à réduire leur pasteur au gouvernement spirituel de son troupeau[26]. Le gouvernement spirituel du pape ne put même échapper à la censure du réformateur, et il apprit au clergé inférieur à résister aux cardinaux qui avaient usurpé une autorité despotique sur les vingt-huit quartiers ou paroisses de Rome[27]. Cette révolution ne put s’accomplir sans violence et sans pillage, sans que le sang coulât et que plusieurs maisons fussent démolies. La faction victorieuse s’enrichit des dépouilles du clergé et, des nobles du parti contraire. Arnaud de Brescia eut le temps de jouir des effets de sa mission ou de les déplorer. Son règne dura plus de dix ans, durant lesquels deux papes, Innocent II et Anastase IV, tremblèrent au milieu du Vatican, ou bien errèrent en exil dans les villes des environs. Un pontife plus ferme et plus heureux monta enfin sur le trône de saint Pierre. Ce fut Adrien IV[28], le seul Anglais qui ait porté la tiare, et qui, par son mérite, s’éleva du fond du monastère de Saint-Alban, de l’état de moine et presque de mendiant, à la chaire pontificale. Il se fit connaître dès la première insulte : un cardinal ayant été tué ou blessé dans la rue, il jeta un interdit sur le peuple de Rome ; depuis Noël jusqu’à Pâques la ville fut privée des consolations réelles ou imaginaires du culte religieux. Les Romains avaient méprisé leur prince temporel ; ils se soumirent avec douleur et avec effroi aux censures de leur père spirituel ; ils expièrent leur crime par le repentir, et le bannissement du prédicateur séditieux fut le prix de leur absolution. Mais la vengeance d’Adrien n’était pas satisfaite et le couronnement de Frédéric Barberousse, dont l’époque approchait, devint funeste au réformateur qui avait blessé, quoique dans une proportion différente, les chefs de l’Église et ceux de l’État. Le pape eut à Viterbe une entrevue avec l’empereur : il lui peignit les séditieuses fureurs des Romains, les insultes, les outrages et les craintes auxquels sa personne et son clergé se trouvaient continuellement exposés ; les funestes effets de l’hérésie d’Arnaud, qui tendait à renverser tous les principes de la subordination civile et ecclésiastique. Frédéric se laissa persuader par ces raisons ou séduire par le désir de la couronne impériale. Dans les calculs de l’ambition, l’innocence ou la vie d’un individu, sont des intérêts de bien peu d’importance, et ils immolèrent leur ennemi commun à une réconciliation momentanée. Arnaud, depuis sa retraite de Rome, vivait sous la protection des vicomtes de la Campanie ; l’empereur usa de son pouvoir pour s’en rendre maître ; le préfet de la ville prononça son arrêt : le martyr de la liberté fût brûlé vif sous les yeux à un peuple ingrat et indifférent ; et on jeta ses cendres dans le Tibre, de peur que les hérétiques ne fissent de ses reliques un objet de vénération[29]. Le clergé triomphait : la secte de l’hérésiarque fait dispersée avec ses cendres ; mais sa mémoire vivait encore dans l’esprit des Romains. Vraisemblablement ils avaient tiré de son école ce nouvel articlé à de foi, que la métropole de l’Église catholique n’est pas soumise aux peines de l’excommunication et de l’interdit. Les papes pouvaient répondre que la juridiction suprême qu’ils exerçaient sur les rois et les nations embrassait plus particulièrement encore la ville et le diocèse du prince des apôtres ; mais personne ne les écoutait, et le même principe qui atténuait l’action des foudres du Vatican devait en tempérer l’abus. L’amour de la liberté a fait croire que dès le dixième siècle, dans leurs premières luttes avec les Othon, le sénat et le peuple de Rome avaient rétabli la république ; que tous les ans on choisissait deux consuls parmi les nobles, et que dix à douze magistrats plébéiens faisaient revivre le nom et les fonctions des tribuns du peuple[30]. Mais cet imposant édifice disparaît au flambeau de la critique. Au milieu des ténèbres du moyen âge, on découvre quelquefois les titres de sénateur, de consul ou de fils de consul[31] ; mais ces titres étaient accordés par les empereurs, ou bien les citoyens puissants les prenaient eux-mêmes comme marque de leur rang et de leur dignité[32], et peut-être de leurs prétentions à une origine pure et patricienne ; mais ce n’étaient que des apparences sans réalité et sang conséquence, qui désignaient un homme, et non point un ordre dans le gouvernement[33]. Ce n’est qu’en 1144 que les actes de la ville commencèrent à dater du rétablissement du sénat comme d’une époque glorieuse. L’ambition de quelques individus ou l’enthousiasme du peuple produisit à la hâte une nouvelle constitution, et au douzième siècle Rome n’avait pas un antiquaire ou un législateur qui fût en état de développer ou de rétablir l’harmonie et les proportions de l’ancien modèle. L’assemblée générale d’un peuple libre et armé s’expliquera toujours par de bruyantes et imposantes acclamations. Il était difficile qu’une multitude aveugle, qui ne connaissait ni les formes ni les avantages d’un gouvernement bien combiné, adoptât cette division régulière des trente-cinq tribus, cet équilibre des centuries calculé d’après les fortunes, les débats des orateurs d’un système opposé, ni enfin la lente opération des suffrages donnés à haute voix ou au scrutin. Arnaud proposa de faire revivre l’ordre équestre ; mais quels pouvaient être le motif et la mesure d’une pareille distinction[34] ? Il aurait fallu réduire ; d’après la pauvreté qui régnait alors, la quotité de fortune nécessaire pour être membre de la classe des chevaliers : on avait plus besoin des fonctions civiles des juges et des fermiers du fisc ; les fiefs militaires et l’esprit de chevalerie, suppléaient d’une manière plus noble au devoir primitif des individus de l’ordre équestre, c’est-à-dire au service de guerre qu’ils devaient faire à cheval. La jurisprudence de la république était devenue inutile, et on ne la connaissait pas. Les nations et les familles de l’Italie qui obéissaient aux lois de la ville de Rome et aux lois barbares, avaient insensiblement formé une masse commune, où une faible tradition et des fragments imparfaits conservaient le souvenir des Pandectes de Justinien. Les Romains auraient sans doute rétabli, avec leur liberté, le titre et les fonctions de consuls, s’ils n’avaient pas dédaigné un titre si prodigué par les villes d’Italie, qu’a la fin il n’a plus désigné que les agents du commerce en pays étranger. Mais les droits de tribuns, ce mot redoutable qui arrêtait les conseils publics, supposent ou doivent produire une démocratie autorisée par les lois. Les anciennes familles patriciennes étaient sujettes de l’État, les barons modernes en étaient les tyrans ; et les ennemis de la paix et de la tranquillité publique, qui insultaient le vicaire de Jésus-Christ, n’auraient pas respecté longtemps le caractère d’un magistrat plébéien sans armes[35]. Nous devons remarquer dans le cours du douzième siècle, qui fut pour Rome une ère nouvelle et l’époque d’une nouvelle existence, les événements qui annoncèrent ou confirmèrent son indépendance politique. 1° Le mont Capitolin, l’une des sept collines de la cité[36], a environ quatre cents verges de longueur, et sa largeur est de deux cents. Une rampe de cent pas conduit au sommet de la roche Tarpéienne : la montée en était beaucoup plus difficile avant que les décombres des édifices eussent adouci la pente, et comblé les précipices. Dès les premiers siècles, le Capitole avait servi de temple pendant la paix et de forteresse pendant la guerre ; les Romains y soutinrent un siége contre les Gaulois maîtres de la ville ; durant les guerres civiles de Vitellius et de Vespasien[37], ce sanctuaire de l’empire fut pris d’assaut et brûlé. A l’époque de l’histoire où je suis parvenu, les temples de Jupiter et des divinités qui lui servaient de cortège avaient disparu ; des monastères et des maisons les avaient remplacés : le temps avait détruit ou dégradé les gros murs et les longs portiques qui régnaient sur le penchant de la colline. Le premier usage que firent les Romains de leur liberté, fut de fortifier de nouveau le Capitole, quoique sans lui rendre sa beauté, d’y établir leur arsenal, et d’y tenir leur conseil ; et sans doute ils ne pouvaient y monter sans que les cœurs les plus froids ne s’enflammassent au souvenir de leurs ancêtres. 2° Les premiers Césars avaient le droit exclusif de fabriquer les monnaies d’or et d’argent ; ils abandonnèrent au sénat celui de fabriquer les monnaies de bronze et de cuivre[38]. Un champ plus vaste fut ouvert aux emblèmes et aux légendes prodigués par l’esprit de flatterie, et le prince put se dispenser du soin de célébrer ses propres vertus. Les successeurs de Dioclétien ne mirent pas même d’intérêt à l’adulation du sénat ; leurs officiers reprirent à Rome et dans les provinces la direction de toutes les monnaies, et les Goths qui régnèrent en Italie, ainsi que les dynasties grecques, françaises et allemandes, héritèrent de cette prérogative. Le sénat de Rome revendiqua au douzième siècle ce droit honorable et lucratif de fabriquer les monnaies, perdu depuis huit cents ans ; droit auquel les papes semblaient avoir renoncé depuis que Pascal II avait établi leur résidence au-delà des Alpes. On montre dans les cabinets des curieux quelques-unes de ces médailles du douzième ou treizième siècle frappées par la république de Rome. On en voit une en or, sur laquelle Jésus-Christ est représenté tenant de la main gauche un livre avec cette inscription : VŒU DU SÉNAT ET DU PEUPLE ROMAIN, ROME CAPITALE DU MONDE : sur le revers, saint Pierre remet la bannière à un sénateur à genoux qui porte la toge, et qui après de lui un bouclier où se trouvent gravés son nom et les armes de sa famille[39]. 3° A mesure que le pouvoir de l’empire déclinait, le préfet de la Ville était descendu au rang d’un officier municipal ; toutefois il exerçait en dernier ressort la juridiction civile et criminelle. Il recevait des successeurs d’Othon une épée nue ; c’était la forme de son investiture et l’emblème de ses fonctions[40]. On n’accordait cette dignité qu’aux nobles familles de Rome ; le pape ratifiait l’élection du peuple ; mais les trois serments qu’on exigeait imposèrent des obligations contradictoires, qui durent souvent l’embarrasser[41]. Les Romains, devenus indépendant, supprimèrent un serviteur qui ne leur appartenait pour ainsi dire que pour un tiers ; ils le remplacèrent par un patrice ; mais ce titre, que Charlemagne n’avait pas dédaigné, était trop grand pour un citoyen ou pour un sujet, et, après la première ferveur de la rébellion, ils consentirent sans peine au rétablissement du préfet. Environ un demi-siècle après cet événement. Innocent III (1198-1216), le plus ambitieux, ou du’ moins le plus heureux des pontifes, affranchit les Romains et lui-même de ce reste de soumission à un prince étranger ; il investit le préfet avec une bannière et non pas avec une épée, et il le déclara absous de toute espèce de serment ou de service envers les empereurs d’Allemagne[42]. Le gouvernement civil de Rome fut donné à un ecclésiastique, cardinal ou destiné à le devenir ; mais sa juridiction a été fort limitée, et dans le temps de la liberté de Rome ce fut du sénat et du peuple qu’il reçut ses pouvoirs. 4° Après, la renaissance du sénat[43], les pères conscrits, si je puis employer cette expression, furent revêtus de la puissance législative et du pouvoir exécutif ; mais leurs vues ne s’étendaient guère au-delà du jour où ils se trouvaient, et ce jour était ordinairement troublé par la violence ou le tumulte. Lorsque l’assemblée était complète elle se composait de cinquante-six sénateurs[44], dont les principaux étaient distingués par le titre de conseillers, ils étaient nommés par le peuple peut-être chaque année, mais chaque citoyen ne donnait sa voix que pour le choix des électeurs ; ces électeurs étaient au nombre, de dix dans chaque quartier ou paroisse, et cette forme présentait ainsi la base la plus solide d’une constitution libre. Les papes qui, dans cet orage, crurent devoir plier pour n’être pas brisés, confirmèrent par un traité l’établissement et les privilèges du sénat ; ils espérèrent que le temps, la paix et la religion, rétabliraient leur pouvoir. Les Romains, d’après des motifs d’intérêt public ou d’intérêt privé, faisaient quelquefois un sacrifice momentané de leurs prétentions ; ils renouvelaient alors leur serment de fidélité au successeur de saint Pierre et à Constantin, chef légitime de l’Église et de la république[45]. Dans une ville sans lois les conseils publics manquèrent d’union et de vigueur, et les Romains adoptèrent bientôt une forme d’administration plus énergique et plus simple. Un seul magistrat, ou deux au plus, furent revêtus de toute l’autorité du sénat ; et comme, ils ne restaient en place que six mois ou une année, la courte durée de leur exercice contrebalançait l’étendue de leurs fonctions ; mais les sénateurs de Rome profitaient de ces instants de règne pour satisfaire leur ambition et leur avarice : des intérêts de famille ou de parti corrompaient leur justice ; et comme ils ne punissaient que leurs ennemis, ils ne trouvaient de la soumission que parmi leurs adhérents. L’anarchie, que ne tempérait plus le soin pastoral de l’évêque, fit sentir aux Romains qu’ils ne pouvaient se gouverner eux-mêmes et ils cherchèrent au dehors un bien qu’ils n’espéraient plus de leurs concitoyens. A la même époque, les mêmes motifs déterminèrent la plupart des républiques d’Italie à une mesure qui, quelque étrange qu’elle puisse paraître, convenait à leur situation, et qui eut les effets les plus salutaires[46]. Elles choisissaient dans une ville étrangère, mais alliée, un magistrat impartial, de famille noble et d’un caractère irréprochable, tout à la fois guerrier et homme d’État, et réunissant en sa faveur la voix de la renommée et celle de son pays : elles lui déléguaient, pour un intervalle déterminé, le gouvernement dans la paix et dans la guerre. Le traité entre le gouverneur et la république qui l’appelait, état muni de serments et de signatures : on réglait avec une précision scrupuleuse leurs devoirs réciproques ainsi que la durée du pouvoir et la quotité du salaire de ce magistrat étranger. Les citoyens juraient de lui obéir comme à leur légitime supérieur ; il jurait de son côté d’unir l’impartialité d’un étranger au zèle d’un patriote. On le nommait podesta[47] ; il choisissait quatre ou six chevaliers ou jurisconsultes, qui l’aidaient à la guerre et dans l’administration de la justice : sa maison, montée sur un pied convenable-, était à ses frais ; sa femme, son fils ni son frère, dont on aurait pu craindre l’influence, n’avaient la permission de l’accompagner. Durant l’exercice de ses fonctions, on ne lui permettait pas d’acheter une terre, de former une alliance ou même d’accepter une invitation chez un citoyen, et il ne pouvait retourner avec honneur dans sa patrie, sans avoir satisfait aux plaintes qu’on avait pu élever contre son gouvernement. C’est ainsi que, vers le milieu du treizième siècle, les Romains appelèrent de Bologne le sénateur Brancaléon[48] (1252-1258), dont un historien anglais a tiré de d’oubli le nom et le mérite. Soigneux de sa réputation, et bien instruit des difficultés de cette grande charge, il refusa d’abord l’honorable commission qu’on lui proposait, mais il se rendit enfin. La durée de son gouvernement fut figée à trois ans, pendant lesquels les statuts de la ville furent suspendus. Les coupables et les mauvais sujets l’accusèrent de cruauté, le clergé le soupçonna de partialité ; mais les amis de la paix et du bon ordre applaudirent à la fermeté et à la droiture du magistrat auquel ils durent le retour de ces biens. Nul criminel ne fut assez puissant pour braver sa justice, ou assez obscur pour y échapper. Il fit monter sur un gibet deux nobles de la famille d’Annibaldi ; il fit détruire sans aucun égard, dans Rome et dans la campagne d’alentour, cent quarante tours qui servaient de repaires aux brigands. Il traita le pape comme un simple évêque, et l’obligea de résider dans son diocèse : les ennemis de Rome craignirent et éprouvèrent la puissance de ses armes. Les Romains, indignes du bonheur dont il les faisait jouir, payèrent ses services d’ingratitude. Excités par les voleurs publics, dont il s’était pour eux attiré la haine, ils déposèrent et emprisonnèrent leur bienfaiteur, et n’auraient pas épargné sa vie, si Bologne n’avait pas eu des garants de sa sûreté. Avant de partir, Brancaléon avait prudemment exigé qu’on livret trente étagés des premières familles de Rome ; des qu’on sut le podesta en danger, sa femme demanda qu’on fit autour des étages une garde plus sévère ; et Bologne, fidèle à l’honneur, brava les censures du pape. Cette généreuse résistance laissa aux Romains le loisir de comparer le présent et le passé : Brancaléon fut tiré de sa prison, et conduit au Capitole au milieu des acclamations du peuple. Il continua de gouverner avec fermeté et avec succès ; et lorsque sa mort eut fait taire l’envie, on renferma sa tête dans un vase précieux, qu’on déposa au sommet d’une grande colonne de marbre[49]. Bientôt on reconnut que la raison et la vertu n’étaient pas une puissance suffisante ; au lieu d’un A. D. 1263 simple citoyen, auquel ils accordaient une obéissance volontaire ; les Romains choisirent pour leur sénateur un prince qui, déjà revêtu d’un pouvoir indépendant, se trouvait en état de les défendre, contre l’ennemi et contre eux-mêmes. Leurs suffrages tombèrent sur Charles d’Anjou (1263-1278), le prince le plus ambitieux et le plus guerrier de son siècle : il accepta en même temps le royaume de Naples que lui offrait le pape, et l’office de sénateur que lui donnait le peuple romain[50]. Marchand à la conquête de son royaume, il passa dans Rome ; il y reçut les serments de fidélité ; il logea au palais de Latran, et, durant ce premier séjour, il eut soin de ne pas laisser apercevoir les traits fortement prononcés de son caractère despotique. Cependant il éprouva l’inconstance du peuple, qui reçut avec les mêmes acclamations son rival, l’infortuné Conradin, et la jalousie des papes fut alarmée de se voir dans le Capitole un si puissant vengeur. Il avait d’abord été revêtu, durant sa vie, de l’autorité de sénateur ; mais on régla ensuite que ses pouvoirs seraient renouvelés tous les trois ans, et l’inimitié de Nicolas III obligea le roi de Sicile à abdiquer le gouvernement de Rome. Ce pontife impérieux fit voir, dans une bulle qui devint une loi perpétuelle, l’authenticité et la validité de la donation de Constantin, non moins essentielle à la paix de la ville qu’à l’indépendance de l’Église ; il établit que le sénateur serait élu tous les ans, et déclara incapables de remplir cet emploi les empereurs, les rois, les princes et toutes les personnes d’un rang trop éminent et trop illustre[51]. Martin IV (1281), qui sollicita humblement les suffrages du peuple pour être nommé sénateur, révoqua les exclusions prononcées par la bulle de Nicolas III. Sous les yeux et en vertu de l’autorité du peuple, deux électeurs conférèrent, non pas au pape, mais au noble et fidèle Martin, la dignité de sénateur, l’administration suprême de la république[52] jusqu’à sa mort, avec le droit à en exercer les fonctions, à volonté par lui-même ou par ses délégués. Environ cinquante ans après, on accorda le même titre à l’empereur Louis de Bavière (1328), et la liberté de Rome fut ainsi reconnue par ses deux souverains, qui acceptèrent un office municipal dans l’administration de leur propre métropole. Lorsque Arnaud de Brescia eut soulevé les esprits contre l’Église, les Romains cherchèrent adroitement, dans les premiers moments de la rébellion, à mériter les bonnes grâces de l’empereur, et à faire valoir leur mérite et leurs services dans la cause de César. Les discours de leurs ambassadeurs à Conrad III (1144) et à Frédéric Ier, offrent un mélange de flatterie et d’orgueil, de souvenirs traditionnels et d’ignorance de leur propre histoire[53]. Apres quelques mots de plaintes sur le silence du premier de ces princes, et du peu d’intérêt qu’il paraissait témoigner à la ville de Rome, ils l’exhortèrent à passer les Alpes et à venir recevoir de leurs mains la couronne impériale. Nous supplions votre majesté, lui disaient-ils, de ne pas dédaigner la soumission de vos enfants et de vos vassaux, de ne pas écouter les accusations de nos ennemis communs, qui peignent le sénat comme l’ennemi de votre trône, et qui sèment des germes de discorde, pour recueillir des fruits de destruction. Le pape et le Sicilien ont formé une ligue impie ; ils veulent s’opposer à notre liberté et à votre couronnement. A l’aide du ciel, notre zèle et notre courage ont jusqu’ici repoussé leurs tentatives. Nous avons pris d’assaut les maisons et les forteresses des familles puissantes, et surtout des Frangipani, qui leur sont dévoués. Nous avons des troupes dans quelques-uns de ces édifices, et nous avons rasé les autres. Le pont Milvius, qu’ils avaient rompu et que nous avons réparé et fortifié, vous offre un passage ; votre armée peut entrer dans la ville sans être incommodée par le château Saint-Ange. Dans tout ce que nous avons fait et tout ce que nous projetons, nous n’avons songé qu’à votre gloire et à votre service, persuadés que bientôt vous viendrez vous-même venger les droits envahis par le clergé, faire revivre la dignité de l’empire, et surpasser la réputation et la gloire de vos prédécesseurs. Puissiez-vous fixer votre résidence dans Rome, la capitale du monde, donner des lois à l’Italie et au royaume teutonique, et imiter Constantin et Justinien[54], qui, par la vigueur du sénat et du peuple, obtinrent le sceptre de la terre ![55] Mais ces vues brillantes et trompeuses séduisirent peu Conrad, qui avait les yeux fixés sur la Terre-Sainte, et qui, bientôt après son retour de la Palestine, mourut sans venir à Rome. Frédéric Barberousse (1155), son neveu et son successeur, mit plus de prix à la couronne impériale, et gouverna le royaume d’Italie d’une manière plus absolue qu’aucun des successeurs d’Othon. Environné de ses princes ecclésiastiques et séculiers, il donna, dans son camp de Sutri, audience aux ambassadeurs de Rome, qui lui adressèrent ce discours hardi et pompeux : Prêtez l’oreille à la reine des cités ; venez avec des intentions paisibles et amicales dans l’enceinte de Rome, qui a secoué le joug du clergé, et qui est impatiente de couronner son légitime empereur. Puissent, sous votre heureuse influence, revenir les anciens temps ! Soutenez les droits de la ville éternelle ; abaissez sous sa domination l’insolence des autres peuples. Vous n’ignorez pas que dans les premiers siècles la sagesse du sénat, la valeur et la discipliné de l’ordre équestre, étendirent ses armes victorieuses en Orient et en Occident, au-delà ces Alpes et sur les îles de l’Océan. Nos péchés, en l’absence de nos princes, avaient fait tomber dans l’oubli le sénat, cette noble institution, et nos forces ont diminué avec notre sagesse. Nous avons rétabli le sénat et l’ordre équestre ; l’un dévouera ses conseils et l’autre ses armes à votre personne et au service de l’empire. N’entendez-vous pas le langage de la cité de Rome ? Elle vous dit : Vous étiez mon hôte, je vous ai fait un de mes citoyens[56], vous étiez un étranger de par-delà les Alpes, et je vous ai choisi pour mon souverain, je me suis donnée à vous, je vous ai donné tout ce qui m’appartenait. Le premier, le plus sacré de vos devoirs, est de jurer, de signer, que vous verserez votre sang pour la république, que vous y maintiendrez la paix et la justice, que vous observerez les lois de la ville et les chartres de vos prédécesseurs, et que pour récompenser les fidèles sénateurs qui vous proclameront au Capitole, vous leur paierez cinq mille livres d’argent. Enfin, avec le nom d’Auguste, prenez-en le caractère. La fastueuse rhétorique des ambassadeurs n’était pas épuisée ; mais Frédéric, qu’impatientait leur vanité, les interrompit et prit avec eux le langage d’un roi et d’un conquérant. La valeur et la sagesse des premiers Romains furent en effet célèbres, leur dit-il ; mais on ne retrouve pas cette sagesse dans votre harangue, et je voudrais que vos actions nous offrissent leur courage. Ainsi que toutes les choses de ce monde, Rome a éprouvé les vicissitudes du temps et de la fortune. Vos familles les plus nobles se sont transplantées dans la cité royale élevée par Constantin, et il y a longtemps que les Grecs et les Francs ont épuisé le reste de vos forces et de votre liberté. Voulez-vous revoir l’antique gloire de Rome, la sagesse du sénat et le courage des chevaliers, la discipline du camp et la valeur des légions ? vous les retrouverez dans la république d’Allemagne. L’empire n’est point sorti de Rome, nu et dépouillé. Ses ornements et ses vertus ont aussi passé les Alpes pour se réfugier chez un peuple qui en est plus digne[57] ; ils seront employés à votre defense, mais ils exigent votre soumission. Vous dites que mes prédécesseurs ou moi nous avons été appelés par les Romains ; l’expression est impropre : on ne nous a pas appelés ; on nous a implorés. Charlemagne et Othon, dont les cendres reposent ici, délivrèrent Rome des tyrans étrangers ou domestiques qui l’opprimaient, et leur domination fut le prix de votre délivrance. Vos aïeux ont vécu, ils sont morts sous cette domination. Je vous réclame à titre d’héritage et de possession ; et qui osera vous arracher de mes mains ? Le bras des Francs[58] et des Germains est-il affaibli par la vieillesse ? Suis-je vaincu ? suis-je captif ? Ne suis-je pas environné des drapeaux d’une armée puissante et invincible ? Vous imposez des conditions à votre maître, vous exigez des serments : si les conditions sont justes, les serments seraient superflus ; si elles sont injustes, ils deviennent criminels. Pouvez-vous douter de ma justice ? elle s’étend sur le dernier de mes sujets. Après avoir rendu à l’empire romain le royaume de Danemark, ne saurai-je pas défendre le Capitole ? Vous prescrivez la mesure et l’objet de mes largesses ; je les répands avec profusion, mais elles sont toujours volontaires. J’accorderai tout au mérite patient, et je refuserai tout à l’importunité[59]. L’empereur ni le sénat ne purent soutenir ces hautes prétentions de domination et de liberté. Frédéric, réuni au pape et suspect aux Romains, continua sa marche vers le Vatican ; une sortie du Capitole troubla son couronnement : le nombre et la valeur des Allemands triomphèrent dans un combat sanglant ; mais, après cette victoire, il ne se crut pas en sûreté sous les murs d’une ville dont il se disait le souverain. Douze années après, il voulut placer un antipape sur le trône de saint Pierre ; il assiégea Rome, et douze galères pisanes entrèrent dans le Tibre ; mais d’artificieuses négociations et une maladie contagieuse qui frappa les assiégeants, sauvèrent le sénat et le peuple, et depuis cette époque, ni Frédéric ni ses successeurs ne renouvelèrent une pareille entreprise. Les papes, les croisades et l’indépendance de la Lombardie et de l’Allemagne, suffirent pour les occuper. Ils recherchèrent l’alliance des Romains, et Frédéric II fit présent au Capitole du grand drapeau qu’on nommait le Carroccio de Milan[60]. Après l’extinction de la maison de Souabe, ils furent relégués au-delà des Alpes, et leurs derniers couronnements laissèrent apercevoir la faiblesse et la misère des Césars teutoniques[61]. Sous le règne d’Adrien, à l’époque où l’empire se prolongeait de l’Euphrate à l’Océan, du mont Atlas aux collines Grampiennes, un historien plein d’imagination[62] retraçait ainsi aux Romains le tableau de leurs premières guerres : Il fut un temps, dit Florus, où Tibur et Préneste, nos maisons de plaisance durant l’été, étaient l’objet des vœux de conquête offerts au Capitole ; nous redoutions alors les bocages d’Aricie ; nous pouvions triompher sans rougir des villages sans noms des Sabins et des Latins, et Corioles même donnait un titre qu’on ne croyait pas indigne d’un général victorieux. Ce contraste du passé et du présent flattait l’orgueil de ses contemporains ; il les aurait humiliés, s’il avait pu leur montrer le tableau de l’avenir, s’il leur avait prédit qu’après dix siècles Rome, dépouillée de l’empire et resserrée dans ses premières limites, recommencerait les mêmes hostilités sur ces mêmes cantons qu’embellissaient ces maisons de campagne et ces jardins. Le territoire qui borde les deux rives du Tibre était toujours réclamé comme le patrimoine de saint Pierre, et quelquefois possédé à ce titre ; mais les barons ne reconnaissaient ni lois ni maîtres, et les villes imitaient trop fidèlement les révoltes et les discordes de la métropole. Les Romains des douzième et treizième siècles travaillèrent sans relâche à soumettre ou à détruire les vassaux rebelles de l’Église et du sénat, et si le pape modéra quelquefois leurs vues intéressées et la violence de leur ambition, il les encouragea souvent par le secours de ses armes spirituelles. Leurs petites guerres furent celles des premiers consuls et des premiers dictateurs qu’on tirait de la charrue. Ils se rassemblaient en armes au pied du Capitole ; ils sortaient de la ville, pillaient ou brûlaient la récolte de leurs voisins, livraient des combats tumultueux, et rentraient dans leurs murs après une expédition de quinze ou vingt jours. Les sièges étaient longs et mal conduits : ils se livraient, après la victoire, aux ignobles passions de la jalousie et de la vengeance, et au lieu de se fortifier du courage d’un ennemi vaincu, ils ne songeaient qu’à l’écraser. Les captifs sollicitaient leur pardon en chemise et la corde au cou : le vainqueur démolissait les remparts et même les maisons des cités rivales ; il dispersait les habitants dans les villages des environs. C’est ainsi que, dans ces féroces hostilités, furent successivement détruites les villes de Porto, d’Ostie, d’Albano, de Tusculum, de Préneste et de Tibur[63] ou Tivoli, résidences des cardinaux évêques. Porto et Ostie, les deux clefs du Tibre, ne se sont pas relevées[64] : les bords marécageux et malsains de cette rivière sont couverts de troupeaux de buffles, et le Tibre est perdu pour la navigation et le commerce. Les collines offrant une douce retraite contre les chaleurs de la fin de l’été, ont repris leurs charmes arec la paix : Frascati s’est élevée près des ruines de Tusculum : Tibur ou Tivoli a repris la dignité d’une petite ville[65] ; et les bourgades moins étendues d’Albano et de Palestrine s’embellissent des villa des cardinaux et des princes de Rome. L’ambition destructive des Romains fut souvent contenue et repoussée par les cités voisines et leurs alliés. Au premier siége de Tibur, ils furent chassés de leur camp ; et par rapport à l’état comparatif de la ville de Rome aux deux époques, on peut rapprocher les batailles de Tusculum[66] (1167) et de Viterbe[67] ces mémorables journées de Trasimène et de Cannes. Dans la première de ces petites guerres, trente mille Romains furent battus par mille cavaliers allemands que Frédéric Barberousse avait envoyés au secours de Tusculum ; et, d’après les calculs les plus authentiques et les plus modérés, le nombre des morts fut de trois mille, et le nombre des prisonniers de deux mille. Soixante-huit ans après, les Romains marchèrent contre Viterbe (1234), ville de l’État ecclésiastique, avec toutes les forces de Rome ; par une rare coalition, l’aigle des Césars se trouva unie aux clefs de Saint Pierre sur les drapeaux de deux armées, et les auxiliaires du pape se trouvaient commandés par un comte de Toulouse et un évêque de Winchester. Les Romains perdirent beaucoup de monde, et leur déroute fut honteuse ; mais si le prélat anglais a réellement porté leur nombre à cent mille hommes et leur perte à trente mille, la vanité d’un pèlerin a pu seule lui dicter cette exagération. Supposé qu’en rebâtissant le Capitole on eût fait revivre la politique du sénat et la discipline des légions, l’Italie se trouvait tellement divisée, qu’il eût été facile de la conquérir une seconde fois. Mais à la guerre, les Romains de ce temps n’étaient qu’au niveau des républiques des environs, et ils étaient fort inférieurs dans les arts. Leur ardeur guerrière ne durait pas longtemps ; après quelques saillies désordonnées, ils retombaient dans l’apathie nationale, ils négligeaient les institutions utilitaires, et recouraient pour leur défense à l’humiliant et dangereux secours des mercenaires étrangers. L’ambition est une ivraie qui croit de bonne heure et avec rapidité dans la vigne du Seigneur. Sous les premiers princes chrétiens, la chaire de saint Pierre était disputée par la vénalité et la violence qui accompagnent une élection populaire ; le sang souillait les sanctuaires de Rome ; et du troisième au douzième siècle l’Église fut troublée par des schismes fréquents. Aussi longtemps que le magistrat civil prononça en dernier ressort sur ces discussions, le mal fut passager et local ; que le mérite fût jugé par l’équité ou la faveur, le compétiteur évincé ne pouvait guère arrêter le triomphe de son rival. Lorsque les empereurs eurent perdu leurs anciennes prérogatives, lorsqu’on eut établi pour maxime que le vicaire de Jésus-Christ n’est justiciable d’aucun tribunal de la terre, à chaque vacance du saint-siège la chrétienté courait le risque de se voir déchirée par le schisme et la guerre. Les prétentions des cardinaux et du clergé inférieur, des nobles et du peuple, étaient vagues et sujettes à contestation ; la liberté de l’élection se trouvait anéantie par les émeutes d’une ville qui ne reconnaissait plus de supérieur. A la mort d’un pape, les deux factions procédaient, en différentes églises, à une double élection. Le nombre et le poids des suffrages, l’époque de la cérémonie, le mérite des candidats, se balançaient mutuellement : les membres les plus respectables du clergé étaient divisés ; et les princes étrangers, qui se courbaient devant le trône spirituel, ne pouvaient distinguer la fausse idole de la véritable. Les empereurs produisirent souvent des schismes en voulant opposer à un pontife ennemi un pontife dévoué à leurs intérêts : chacun des compétiteurs essuyait les outrages des adhérents de son rival qui n’étaient pas retenus par la conscience ; ils se voyaient réduits à acheter les partisans, que l’avarice ou l’ambition animait presque toujours. Alexandre III établit un ordre de succession paisible et durable[68] ; il abolit les élections tumultueuses du clergé et du peuple ; et attribua au seul collège des cardinaux le droit de choisir le pape[69] (1179). L’exercice de cet important privilège plaça sur le même niveau les évêques, les prêtres et les diacres ; le clergé paroissial de Rome obtint le premier rang dans la hiérarchie ; les ecclésiastiques qui le composaient étaient pris indifféremment chez toutes les nations chrétiennes, et la possession des plus riches bénéfices et des évêchés les plus considérables n’était pas incompatible avec le titre qu’ils obtenaient à Rome et les fonctions qu’ils y exerçaient : les sénateurs de l’Église catholique, les coadjuteurs et les légats du souverain pontife, furent revêtus de pourpre, symbole du martyre ou de la royauté ; ils’ se prétendaient égaux aux rois ; et comme jusqu’au règne de Léon X ils n’ont guère été plus de vingt ou vingt-cinq, leur petit nombre relevait encore leur dignité. Par ce sage règlement toute incertitude et tout scandale furent dissipés ; et cette opération coupa si bien la racine du schisme, que dans un intervalle de six siècles on ne vit qu’une seule fois une double élection ; mais comme on avait exigé les deux tiers des voix, l’intérêt et les passions des cardinaux différèrent souvent le choix d’un nouveau pape ; et tandis qu’ils prolongeaient leur règne indépendant, le monde chrétien n’avait point de chef. Le trône pontifical vaquait depuis trois ans, lorsque les suffrages se réunirent sur Grégoire X (1274) ; il voulut prévenir un pareil abus. La bulle qu’il a publiée sur cette matière, après avoir éprouvé quelque opposition, a passé dans le code de la loi canonique[70] ; elle accorde neuf jours pour les funérailles du pape défunt et l’arrivée des cardinaux absents ; elle ordonne de les emprisonner le dixième jour, chacun avec un domestique, dans un appartement commun ou conclave, qui ne soit séparé ni par des murs ni par des tapisseries, et auquel on ne laisse qu’une petite fenêtre, par où l’on introduira les choses dont ils auront besoin ; de fermer toutes les portes, qui seront gardées par les magistrats de la ville, afin que les cardinaux n’aient aucune communication avec le dehors ; si l’élection n’est pas faite en trois jours, de ne servir ensuite aux cardinaux qu’un plat le matin et un plat le soir, et à la fin du huitième jour, de ne leur accorder qu’une petite quantité de pain, d’eau et de vin : tant que dure la vacance du saint-siège, les cardinaux ne peuvent toucher aux revenus de l’Église, ni se mêler de l’administration, excepté dans des cas de nécessité très rares ; toute espèce de conventions et de promesses parmi les électeurs est formellement annulée, et leur intégrité doit être garantie par des serments et soutenue par les prières des fidèles. On s’est relâché peu à peu sur quelques articles d’une rigueur incommode et superflue ; mais la clôture est demeurée entière : des raisons de santé et le besoin de la liberté excitent toujours les cardinaux à hâter le moment de leur délivrance ; et l’introduction du scrutin a couvert les intrigues du conclave[71] du voile brillant de la charité et de la politesse[72]. Les Romains furent ainsi dépouillés de l’élection de leur prince et de leur évêque ; et au milieu, de l’effervescence de la liberté qu’ils croyaient avoir reconquise, ils se montrèrent insensibles à la perte de cet inestimable privilège. L’empereur Louis de Bavière, qui suivit les traces d’Othon le Grand voulut le leur rendre (1328). Après quelques négociations avec les magistrats, il fit assembler les Romains[73] devant l’église de Saint-Pierre ; le pape d’Avignon, Jean XXII, fut déposé, et le choix de son successeur fut ratifié par le consentement et les applaudissements du peuple. Il fut établi par une loi nouvelle, librement adoptée, que l’évêque de Rome ne serait jamais absent de la ville plus de trois mois de l’année, et ne s’en éloignerait jamais de plus de deux journées de chemin ; que s’il ne revenait pas à la troisième sommation, il serait, comme officier public, chassé de son siège et dégradé de ses fonctions[74]. Mais Louis publiait sa faiblesse et les préjugés de son temps : hors de l’enceinte de son camp, le fantôme qu’il avait créé ne put obtenir aucune considération ; les Romains méprisèrent leur propre ouvrage ; l’antipape implora le pardon de son légitime souverain[75], et cette attaque tentée mal à propos ne fit qu’affermir le droit exclusif des cardinaux. Si l’élection des papes avait toujours eu lieu au de Vatican, on n’eut pas impunément violé les droits du sénat et du peuple ; mais les Romains oublièrent et laissèrent oublier ces droits durant l’absence des successeurs de Grégoire VII, qui ne crurent pas que l’obligation de résider dans la ville ou dans le diocèse dût être regardée comme un précepte divin. Le soin de ce diocèse les intéressait moins que le gouvernement de l’Église universelle ; et les papes ne pouvaient se plaire dans une ville où leur pouvoir rencontrait sans cesse des oppositions, et où leur personne était souvent exposée à des dangers. Fuyant la persécution des empereurs et les guerres de l’Italie, ils se réfugièrent au-delà des Alpes, dans le sein hospitalier de la France ; en d’autres occasions, pour se mettre à l’abri des séditions de Rome, ils vécurent et moururent à Agnani, à Pérouse, Viterbe et dans les cités des environs, où ils passaient des jours plus tranquilles. Lorsque le troupeau se trouvait lésé ou appauvri par l’absence du pasteur, le peuple lui déclarait, d’une manière impérieuse, que saint Pierre avait établi sa chaire, non pas dans un obscur village, mais dans la capitale du monde ; il le menaçait de prendre les armes pour aller détruire la ville et les habitants qui oseraient lui offrir une retraite. Les papes obéissaient en tremblant. A peine arrivés, on leur demandait des dédommagements pour les pertes qu’avait occasionnées leur désertion ; on leur présentait l’état des maisons qu’on n’avait pas louées, des denrées qu’on n’avait point vendues, et enfin des dépenses des serviteurs et des étrangers à la suite de la cour, dont la ville de Rome n’avait pas profité[76]. Après avoir joui de quelques moments de paix, et peut-être d’autorité, ils étaient chassés par de nouvelles séditions et rappelés de nouveau par les sommations impérieuses oit les respectueuses invitations du sénat. En pareille occasion, les exilés et les fugitifs qui se retiraient avec le pape, s’éloignaient peu de la métropole, et ne tardaient pas à y revenir ; mais au commencement du quatorzième siècle, le trône apostolique fut transféré, à ce qu’il paraissait, pour toujours, des rives du Tibre à celles du Rhône ; et on peut dire que cette transmigration, fut une suite de la violente querelle de Boniface VIII (1294-1303) et du roi de France[77]. Aux armes spirituelles du pape, l’excommunication et l’interdît, on opposa l’union des trois ordres du royaume, et les privilèges de l’Église gallicane ; mais le pape ne put se soustraire à d’autres armes plus réelles que Philippe le Bel eut le courage d’employer. Il résidait à Agnani, sans prévoir le danger qui le menaçait. Son palais et sa personne furent attaqués par trois cents cavaliers, que Guillaume de Nogaret, ministre de France, et Sciarra Colonna, noble Romain, ennemi du pape, avaient levés secrètement. Les cardinaux prirent la fuite ; les habitants d’Agnani oublièrent la fidélité et la reconnaissance qu’ils devaient à leur souverain. Seul et sans armes, l’intrépide Boniface s’assit dans son fauteuil, et, à l’exemple des anciens sénateurs, attendit le glaive des Gaulois. Nogaret, étranger à l’ennemi qu’il combattait, se contenta d’exécuter les ordres de son maître : Colonna accabla d’injures et de coups le pontife qu’il haïssait personnellement ; et durant sa captivité, qui fut de trois jours, tous deux sans cesse occupés à irriter son opiniâtreté, la provoquèrent par de mauvais traitements qui mirent sa vie en danger. Ce délai de trois jours, qu’on ne peut expliquer, ranima la valeur des partisans de l’Église, leur donna le temps d’agir, et Boniface fut délivré des mains sacrilèges qui le retenaient ; mais ce caractère impérieux avait reçu une mortelle blessure. Boniface mourut à Rome dans un accès de rage et de ressentiment. Deux vices éclatants, l’avarice et l’orgueil, ont déshonoré sa mémoire ; et son courage, qui, dans la cause de l’Église, devint celui d’un martyr, n’a pu lui obtenir les honneurs de la canonisation. Ce fut un magnanime pécheur, disent les chroniques du temps, qui se glissa comme un renard sur le trône apostolique, régna comme un lion, et mourut comme un chien. Il eut pour successeur Benoît XI, le plus doux des hommes, qui cependant excommunia les émissaires impies de Philippe le Bel, et lança sur la ville et le peuple d’Agnani d’effrayantes malédictions dont les esprits superstitieux croient encore apercevoir les effets[78]. A sa mort, l’habileté de la faction française fixa la longue indécision du conclave. Elle proposa que la faction opposée désignât trois cardinaux parmi lesquels le parti fiançais serait tenu d’en choisir un dans l’espace de quarante jours : cette offre spécieuse fut acceptée. L’archevêque de Bordeaux, ennemi forcené de son roi et de son pays, fut le premier sur la liste. Mais son ambition était connue ; le roi de France avait été informé par un rapide messager que le choix du pape était entre ses mains. L’archevêque céda à la voix de sa conscience et à l’appât du présent qui lui était offert. Les conditions en furent réglées dans une entrevue particulière, et tels furent la célérité et le secret de la négociation, que le conclave applaudit d’une voix unanime à l’élection de l’archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V[79]. Mais les cardinaux des deux partis reçurent bientôt avec une égale surprise l’ordre de le suivre au-delà des Alpes, et s’aperçurent promptement qu’ils ne devaient plus espérer de revenir à Rome. Clément V avait promis de résider en France, et ses goûts l’y portaient. Après avoir promené sa cour dans le Poitou et la Gascogne, après avoir ruiné par son séjour les villes et les couvents qui se trouvèrent sur sa route, il s’établit enfin à Avignon[80] (1309), qui a été plus de soixante-dix-sept ans[81] la florissante résidence du pontife de Rome et la métropole de la chrétienté. De tous côtés, par terre, par mer, et par le Rhône, Avignon est d’un accès facile ; les provinces méridionales de la France ne le cèdent pas à l’Italie : le pape et les cardinaux y bâtirent des palais, et les trésors de l’Église y attirèrent bientôt les arts du luxe. Les évêques de Rome possédaient déjà le comtat Venaissin[82], district peuplé et fertile touchant à celui d’Avignon. Ils profitèrent ensuite de la jeunesse et de la détresse de Jeanne Ire, reine de Naples et comtesse de Provence, pour acheter la souveraineté d’Avignon, qu’ils ne payèrent que quatre-vingt mille florins[83]. A l’ombre de la monarchie française, et au milieu d’un peuple obéissant, les papes retrouvèrent cette existence honorable et tranquille à laquelle ils étaient depuis si longtemps étrangers. Mais l’Italie déplorait leur absence, et Rome, solitaire et pauvre, dut se repentir de cet indomptable esprit de liberté qui avait chassé du Vatican le successeur de saint Pierre. Son repentir trop tardif devenait inutile. Lorsque le sacré collège eut perdu ses vieux membres, il se remplit de cardinaux français[84] qui virent Rome et l’Italie avec horreur et mépris, et perpétuèrent une suite de papes pris dans la nation et même dans la province au milieu de laquelle ils résidaient, et attachés à leur patrie par des liens indissolubles. Le progrès de l’industrie avait formé et enrichi les républiques de l’Italie ; le temps de leur liberté l’époque la plus florissante de leur population et de leur agriculture, de leurs manufacturés et de leur commerce ; leurs travaux, d’abord mécaniques, amenèrent peu à peu les arts du luxe et du génie. Mais la position de Rome était moins favorable, et le sol moins fertile ; ses habitants, avilis par la paresse et enivrés par l’orgueil, s’imaginaient follement que le tribut des sujets devait nourrir à jamais la métropole de l’Église et de l’empire. Le grand nombre de pèlerins qui venaient au tombeau des apôtres, entretenait à quelques égards ce préjugé ; et le dernier legs des papes, l’institution de l’année sainte[85], ne fut pas moins utile au peuple qu’au clergé. Depuis la perte de la Palestine, le bienfait des indulgences plénières destiné aux croisades, demeurait sans objet et le trésor le plus précieux de l’Église avait été enlevé huit ans à la circulation publique. Boniface VIII, à la fois ambitieux et avare, lui ouvrit un nouveau canal ; il se trouva assez instruit pour connaître et rappeler les jeux séculaires qu’on célébrait à Rome à la fin de chaque siècle. Pour sonder sans péril la crédulité populaire, on prêcha un sermon sur cette matière ; on eut l’adresse de répandre des bruits, on fit valoir la déposition de quelques vieillards ; et le 1er janvier de l’année 1300, l’église de Saint-Pierre fut remplie de fidèles qui demandèrent à grands cris les indulgences de l’année sainte, qu’on était dans l’usage d’accorder. Le pontife, qui épiait et excitait leur dévote impatience, se laisse facilement persuader, d’après le témoignage des vieillards, de la justice de leur demande, et publia une absolution plénière en faveur de tous les catholiques qui dans le cours de cette année et à la fin de chaque siècle, visiteraient respectueusement les églises de Saint-Pierre et de Saint-Paul. Cette heureuse nouvelle se répandit promptement par toute la chrétienté. On vit d’abord des provinces les plus voisines de l’Italie, et ensuite des contrées les plus éloignées, telles que la Hongrie et la Bretagne, les routés se couvrir d’une foule de pèlerins empressés d’obtenir le pardon de leurs péchés par un voyage sans doute pénible et dispendieux, mais qui du moins n’offrait pas les dangers du service militaire. On oublia dans ce transport général toutes les excuses que pouvaient fournir le rang ou le sexe, l’âge ou les infirmités ; et tel fût l’empressement de leur dévotion, que plusieurs personnes périrent foulées aux pieds dans les rues et dans les églises. Il n’est pas facile d’évaluer avec exactitude le nombre des pèlerins ; il a probablement été exagéré par le clergé, habile à répandre la contagion de l’exemple : mais un historien judicieux, qui était à Rome alors, nous assure que durant le jubilé il n’y eut jamais moins de deux cent mille étrangers dans la ville, et un autre témoin dit que dans toute l’année on y vit plus de deux millions d’étrangers. Il eût suffi d’une légère offrande de la part de chaque individu pour fournir un immense trésor ; et deux prêtres, des râteaux à la main, étaient occupés nuit et jour à recueillir, sans compter, les monceaux d’or et d’argent qu’on versait sur l’autel de Saint-Paul[86]. Heureusement que c’était une année de paix et d’abondance ; si le fourrage fut cher, si les hôtelleries et les logements furent à un prix énorme, l’adroit Boniface et les avides Romains avaient eu soin de préparer d’inépuisables magasins de pain et de vin, de viande et de poisson. Dans une ville dépourvue de commerce et d’industrie, on voit promptement disparaître des richesses purement casuelles. La cupidité et la jalousie de la génération suivante, demandèrent à Clément VI[87] d’accorder un nouveau jubilé sans attendre la fin du siècle (1350). Le pape eut la bonté d’y consentir, il offrit à Rome ce misérable dédommagement de ce qu’elle avait perdu par la translation du saint-siège ; et, pour qu’on ne l’accusât pas de manquer à la loi de ses prédécesseurs, il fonda cette nouvelle pratique sur la loi mosaïque, dont elle prit son nom de jubilé[88]. On obéit à sa voix, et le nombre, le zèle et la libéralité des pèlerins ne le cédèrent pas à ce qu’on avait vu au premier jubilé. Mais ils essuyèrent le triple fléau de la guerre, de la peste et de la famine ; on attenta à la pudeur des femmes et des vierges dans les châteaux de l’Italie, et les farouches Romains, qui n’étaient plus contenus par la présence de leur évêque, volèrent et égorgèrent un assez grand nombre d’étrangers[89]. C’est sans cloute à l’avidité des papes qu’il faut attribuer ce raccourcissement de l’intervalle des jubilés, d’abord à cinquante ans, puis à trente-trois, puis à vingt-cinq. Cependant la durée du second de ces intervalles fut calculée sur celui de la vie de Jésus-Christ. La profusion des indulgences, la révolte des protestants et l’affaiblissement de la superstition, ont bien diminué les produits des jubilés, toutefois le dernier qu’on a célébré (le dix-neuvième) a été une année de plaisir et de profit pour les Romains, et le sourire du philosophe ne troublera pas ici le triomphe du clergé et le bonheur du peuple[90]. Au commencement du onzième siècle, l’Italie était en proie à la tyrannie féodale, également onéreuse au souverain et au peuple. Ses nombreuses républiques, qui bientôt étendirent leur liberté et leur empire sur les campagnes d’alentour, vengèrent les droits de la nature humaine. On brisa le glaive des nobles, on affranchit leurs serfs, on démolit leurs châteaux ; ils rentrèrent dans la société, ils y reprirent les habitudes de l’obéissance ; leur ambition fut bornée aux honneurs municipaux ; dans les orgueilleuses aristocraties de Venise et de Gênes, chaque patricien fut soumis aux lois[91]. Mais le faible et irrégulier gouvernement de Rome ne put dompter ses rebelles enfant, qui, dans la ville et hors des murs, méprisaient l’autorité du magistrat. Ce n’était plus une dispute civile entre les nobles et les plébéiens sur le gouvernement de l’État ; les barons maintenaient leur indépendance par la force des armes ; ils avaient fortifié leurs palais et leurs châteaux de manière à soutenir un siége ; ils aimaient dans leurs querelles particulières une multitude de vassaux et de domestiques, ils ne tenaient à leur pays ni par leur origine ni par aucun sentiment d’affection[92] ; et un véritable Romain aurait repoussé ces fiers étrangers, qui dédaignaient le nom de citoyens, et se qualifiaient orgueilleusement de princes de Rome[93]. Après une suite d’obscures révolutions, les familles avaient perdu leur chartrier ; on avait aboli les surnoms ; le sang des diverses nations s’était mêlé dans un millier de canaux, et les Goths et les Lombards, les Grecs et les Francs, les Germains et les Normands, avaient obtenu les plus belles possessions de la faveur du prince ou comme un tribut payé à leur valeur. Il est aisé de concevoir que les choses durent se passer ainsi ; mais l’élévation d’une famille de Juifs au rang de sénateurs et de consuls, est la seule de ce genre qu’offre la longue captivité de ces malheureux proscrits[94]. Sous le règne de Léon X, un Juif opulent et éclairé embrassa le christianisme, et fut honoré du baptême du nom de son parrain, le pape régnant. Pierre, son fils, ayant montré du zèle et du courage dans la cause de Grégoire VII, ce pape lui donna le gouvernement du môle d’Adrien, qu’on appela ensuite la tour de Crescence ; et qu’on nomme aujourd’hui le château Saint-Ange. Le père et le fils eurent beaucoup d’enfants ; leurs richesses, amassées par l’usure, passèrent dans les familles de Rome les plus anciennes ; et leurs alliances devinrent si nombreuses qu’ils parvinrent à placer sur le trône de saint Pierre le petit-fils du converti. Il était soutenu par la majorité du clergé, et du peuple ; il régna plusieurs années au Vatican sous le nom d’Anaclet, et il n’a été flétri du nom d’antipape que par l’éloquence de saint Bernard et le triomphe d’Innocent II. Après sa chute et sa mort, on ne vit plus reparaître sa famille, et aucun des nobles modernes ne voudrait descendre d’une race juive. Je n’ai pas le dessein de faire connaître les familles romaines qui se sont éteintes à diverses époques, ou celles qui se sont prolongées jusqu’à nos jours[95] celle des Frangipani, qui eût des consuls à la renaissance de la république, tire son nom de la générosité qu’elle eut de rompre (frangere) ou partager son pain avec le peuple dans une famine ; souvenir plus glorieux que celui d’avoir, avec les Corsi et ses alliés, enfermé un grand quartier de la ville dans les chaînes de ses fortifications. Les Savelli, qui paraissent être d’extraction sabine, ont conservé leur dignité première. On trouve sur les monnaies des premiers sénateurs, le vieux surnom de Capizucchi ; les Conti ont gardé les honneurs, mais non pas les domaines des comtes de Signia, et les Annibaldi[96] doivent avoir été bien ignorants ou bien modestes, s’ils ne se sont pas donnés pour descendants du héros de Carthage. Mais dans le nombre, et peut-être au-dessus des pairs et des princes de Rome, il faut, distinguer les maisons rivales des Colonnes et des Ursins, dont l’histoire particulière est une partie essentielle des annales de Rome moderne. 1° Le nom et les armes des Colonnes[97] ont donné lieu à plusieurs étymologies bien incertaines ; et dans ces recherches, les orateurs et les antiquaires n’ont oublié ni la colonne de Trajan, ni les colonnes d’Hercule, ni la colonne à laquelle on attacha Jésus-Christ lors de sa flagellation, ni enfin la colonne lumineuse qui guida les Israélites dans le désert. C’est en 1104 que l’histoire en parle pour la première fois ; et l’explication qu’on donnait alors de leur nom, atteste leur pouvoir et leur antiquité. Les Colonnes avaient provoqué les armes de Pascal II en s’emparant de Cavæ ; mais ils possédaient légitimement les fiefs de Zagarola et de Colonna dans la campagne de Rome : il est probable que cette dernière ville était ornée de quelque colonne élevée, reste d’une ancienne maison de campagne ou d’un ancien temple[98]. Ils possédaient aussi une moitié de la ville de Tusculum, située dans le voisinage, et l’on présume de là qu’ils descendent des comtes de Tusculum, qui, au dixième siècle, opprimèrent les papes. Selon leur opinion et de celle du public, leur famille, qui remonte à un temps fort reculé, tire son origine des bords du Rhin[99], et les souverains de l’Allemagne ne se sont point crus abaissés par une affinité réelle ou fabuleuse avec une maison qui, dans les révolutions de sept siècles, a obtenu souvent les illustrations du mérite, et toujours celles de la fortune[100]. Vers la fin du treizième siècle, la branche la plus puissante était composée d’un oncle et de six frères, tous distingués dans les armes ou élevés aux dignités ecclésiastiques. Pierre, l’un d’entre eux, fut choisi pour sénateur de Rome ; un char de triomphe le porta au Capitole, et quelques voix le saluèrent du vain titre de César : Jean et Étienne furent nommés marquis d’Ancône et comtes de la Romagne par Nicolas IV, qui favorisa tellement leur famille, que sur des portraits satiriques on le voit emprisonné dans une colonne creuse[101]. Après sa mort, leur conduite hautaine révolta Boniface VIII, le plus implacable des hommes. Deux cardinaux de cette famille, l’oncle et le neveu, contestèrent son élection, et il employa contre leur maison les armes temporelles et spirituelles du saint-siège[102]. Il proclama une croisade contre ses ennemis personnels : leurs biens furent confisqués : les troupes de saint Pierre et celles des familles nobles rivales des colonnes assiégèrent les forteresses qu’ils avaient des deux côtés du Tibre et après la ruine de Palestrine ou Préneste, leur principale résidence, on fit passer sur le terrain qu’elle avait occupé, la charrue, emblème d’une éternelle désolation. Les six frères, dégradés, bannis et proscrits, furent réduits à se déguiser ; ils errèrent en Europe à travers mille dangers, mais conservant toujours l’espoir du retour et de la vengeance. La France les servit dans ce double espoir ; ils conçurent et dirigèrent l’entreprise de Philippe le Bel, et je louerais leur magnanimité s’ils avaient respecté l’infortune et le courage du tyran captif. Le peuple romain annula les actes civils de Boniface VIII ; il rétablit les Colonnes dans leur dignité et leurs possessions : on peut juger de leurs richesses par le tableau de leurs pertes, et se former une évaluation de ces pertes par les cent mille florins d’or de dédommagement qu’on leur accorda sur les biens des complices et des héritiers du dernier pape. Les successeurs de Boniface VIII abolirent prudemment toutes les censures et toutes les déclarations d’incapacité civile prononcées contre une maison dont cet orage passager ne servit qu’à affermir plus solidement la fortune[103]. Sciarra Colonna signala sa hardiesse lors de l’emprisonnement du pape à Agnani ; et longtemps après, lors du couronnement de Louis de Bavière, cet empereur, plein de reconnaissance, permit aux Colonnes d’orner leurs armes d’une couronne royale. Maïs celui qui surpassa les autres en mérite et en réputation, fut Étienne premier du nom, que Pétrarque aimait et estimait comme un héros supérieur à son siècle et digne de l’ancienne Rome. La persécution et l’exil développèrent ses talents dans la paix et dans la guerre : victime du malheur, il fut un objet, non de pitié, mais de respect ; l’aspect du danger n’était qu’un motif de plus pour l’engager à déclarer ce nom qu’on poursuivait ; et un jour qu’on lui demanda Où est maintenant votre forteresse ? il mit la main sur son cœur et répondit : Ici. Il soutint avec la même vertu le retour de la prospérité ; et jusqu’à la fin de ses jours, Étienne Colonne fût par ses ancêtres, par lui-même et par ses enfants un des personnages des plus illustres de la république romaine ou de la cour d’Avignon. 2° Les Ursins sont venus de Spolette[104] au douzième siècle : on les appelait les fils d’Ursus, du nom de quelque personnage élevé en dignité ; personnage dont on ne sait rien, sinon qu’il est leur premier ancêtre. Ils se distinguèrent bientôt entre les nobles de Rome par le nombre et la valeur de leurs alliés, par la force des tours qui leur servaient de défense, par les dignités du sénat et du sacré collège, et par deux papes de leur famille et de leur nom, Célestin III et Nicolas III[105]. Leurs richesses prouvent que les abus du népotisme sont très anciens. Célestin aliéna en leur faveur les domaines de saint Pierre[106], et Nicolas, qui sollicita pour eux l’alliance des monarques, voulait leur donner de nouveaux royaumes dans la Lombardie et la Toscane, et les revêtir à jamais de l’office de sénateurs de Rome. Tout ce que nous avons dit de la grandeur des Colonnes, rejaillit également sur les Ursins, qui ont toujours été leurs antagonistes et toujours leurs égaux en forces durant la longue querelle qui troubla l’État de l’Église pendant plus de deux siècles et demi. La jalousie de la prééminence et du pouvoir fut la véritable cause de cette querelle ; mais pour donner à leurs divisions un prétexte spécieux, les Colonnes adoptèrent le nom de Gibelins et le parti de l’empire, et les Ursins épousèrent celui de Guelfes et la cause de l’Église. L’aigle et les clefs paraissaient sur leurs bannières, et ces factions, qui se partagèrent, l’Italie ne se livrèrent jamais à de plus violentes fureurs qu’à l’époque où l’on avait oublié dès longtemps l’origine et la nature de la dispute[107]. Après la retraite des papes à Avignon, elles se disputèrent, les armes à la main, le gouvernement de la république ; elles réglèrent à la fin qu’on élirait chaque année deux sénateurs rivaux, ce qui perpétua les maux de la discorde. Leurs hostilités particulières désolèrent la ville et la campagne ; et la balance pencha alternativement de l’un et de l’autre côté. Mais aucun individu des deux familles avait péri par le glaive à l’époque où Étienne Colonne le jeune surprit et égorgea le champion le plus renommé des Ursins[108]. Il ne dût son triomphe qu’à la violation de la trêve qui subsistait alors ; et les Ursins s’en vengèrent lâchement en assassinant à la porte d’une église un enfant des Colonnes et deux domestiques qui le suivaient. Le même Étienne Colonne, fut nommé sénateur de Rome pour cinq ans, et on lui donna un collègue qui ne devait rester en place qu’une année. La muse de Pétrarque s’abandonnant à ses vœux ou à ses espérances, prédit que le fils de son respectable héros rétablirait l’antique gloire de Rome et de l’Italie ; que sa justice anéantirait les loups et les lions, les serpents et les ours, qui s’efforçaient de renverser l’inébranlable COLONNE de marbre[109]. |
[1] L’abbé Dubos, qui a soutenu et exagéré l’influence du climat avec moins de génie que Montesquieu son successeur, s’objecte lui-même la dégénération des Romains et des Bataves. Il répond sur le premier de ces exemples, 1° que l’altération est moins réelle qu’apparente, et que les modernes Romains ont la prudence de cacher en eux-mêmes les vertus de leurs ancêtres ; 2° que l’air, le sol et le climat de Rome, ont souffert une grande et visible altération. Réflexions sur la Poésie et la Peinture, part. II, sect. 16.
[2] Le lecteur est éloigné de Rome, depuis si longtemps, que je lui conseille de se rappeler, ou de relire le quarante-neuvième chapitre de cette histoire.
[3] Les auteurs qui décrivent le mieux le couronnement des empereurs d’Allemagne, surtout de ceux du onzième siècle, sont Muratori, qui suit les monuments originaux. (Antiq. Ital. medii œvi, t. I, Dissert. 1, p. 99, etc.), et Cenni (Monument. domin. pontif., t. II, Dissert. 6, p. 261). Je ne connais le dernier que par les extraits étendus de Schmidt (Hist. des Allemands, t. III, p. 255-266).
[4] Exercitui romano et teutonico ! On s’apercevait en effet de la réalité de l’armée des Allemands ; mais ce qu’on appelait l’armée romaine n’était plus que magni nominis umbra.
[5] Muratori a donné la série des monnaies pontificales (Antiquit., t. II, Dissert. 2, p. 548-554). Il n’en trouve que deux antérieures à l’année 800 ; nous en avons cinquante depuis Léon III jusqu’à Léon IX, où l’on voit le titre et l’image de l’empereur qui régnait alors : aucune de celles de Grégoire VII ou d’Urbain II n’est parvenue jusqu’à nous ; mais il paraît que Pascal II ne voulut pas permettre sur les siennes cette preuve de dépendance.
[6] Voyez Ducange, Gloss. mediœ et infimœ latinitatis, t. VI, p. 364, 365, Staffa. Les rois rendaient cet hommage aux archevêques, et les vassaux le rendaient à leurs seigneurs (Schmidt, t. III, p. 262) ; c’était un des plus adroits moyens de politique de la cour de Rome que de confondre les marques de la soumission filiale et celles de la soumission féodale.
[7] Le zélé saint Bernard (de Consideratione, l. III, t. II, p. 431-442, éd. de Mabillon, Venise, 1750) et le judicieux Fleury (Discours sur l’hist. ecclés., IV et VII) déplorent ces appels que toutes les Églises formaient devant le pontife romain ; mais le saint, qui croyait aux fausses décrétales, ne condamne que l’abus de ces appels ; l’historiens plus éclairé recherche l’origine et combat les principes de cette nouvelle jurisprudence.
[8] Germanici..... summarii non levatis sarcinis onusti nihilominus repatriant inviti. Nova res ! Quando hactenus aurum Roma refudit ? et nunc Romanorum concilio id usurpatum non credimus. (Saint-Bernard, de Consideratione, l. III, c. 3, p. 437.) Les premiers mots de ce passage sont obscurs et vraisemblablement altérés.
[9] Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique (Esprit des Lois, l. V, c. 13), et les passions et l’ignorance sont toujours despotiques.
[10] Jean de Salisbury, dans une conversation familière avec Adrien IV, son compatriote, accuse l’avarice du pape et du clergé : Provinciarurn deripiunt spolia, ac si thesauros Crœsi studeant reparare. Sed recte cum eis agit Altissimus, quoniam et ipsi aliis et sœpe vilissimis hominibus dati sunt in direptionem (de Nugis Curialium, l. VI, c. 24, p. 387). A la page suivante, il blâme la témérité et l’infidélité des Romains, dont les papes s’efforçaient en vain de captiver l’affection avec des présents, au lieu de la mériter par leurs vertus. Il est bien dommage que Jean de Salisbury, qui a écrit sur tant d’objets divers, ne nous ait pas donné, au lieu de moralités et d’érudition, quelque connaissance de lui-même et des mœurs de son temps.
[11] Humes, History of England, vol. I, p. 419. Le même auteur rapporte, d’après Fitz-Stephen, un acte de cruauté bien atroce et bien singulier que se permit contre les prêtres Geoffroi, père de Henri II. A l’époque où il était mitre de la Normandie, le chapitre de Seez s’avisa de procéder ; sans son consentement, la l’élection d’un évêque ; il ordonna de mutiler tous les chanoines et l’évêque qu’ils avaient nommé, et se fit apporter sur un plat les parties génitales de ces malheureux. Ils pouvaient se plaindre avec raison de la douleur et du danger de cette opération ; mais puisqu’ils avaient fait vœu de chasteté, il ne les privait que d’un trésor inutile.
[12] On trouve dans les Historiens italiens de Muratori (t. III, part. I, p. 277-685) la vie des papes depuis Léon IX et Grégoire VII, par le cardinal d’Aragon, Pandolphe de Pise, Bernard Guide, etc., écrivains contemporains qui ont écrit, d’après des monuments authentiques ; et j’ai toujours eu ce recueil sous les yeux.
[13] Les dates qu’on trouvé à la marge de ce chapitre peuvent être envisagées comme des renvois aux Annales de Muratori, cet excellent guide que je suis ordinairement. Il emploie et cite avec la liberté d’un maître da grande Collection des Historiens italiens, en vingt-huit volumes, et ce trésor étant dans ma bibliothèque, c’est par plaisir et non par nécessité que j’ai consulté les originaux.
[14] Je ne puis m’empêcher de transcrire cet énergique passage de Pandolphe de Pise (p. 3J4) : Hoc acadiens inimicus pacis atque turbator jam factus Centius Frajapane, more draconis immanissimi sibilans, et ab imis pectoribus trahens longa suspiria, accinctus retro gladio sine mora concurrit, valvas ac fores confregit. Ecclesiam furibundus introiit, inde custode remato papam per gulam accepit, distraxit, pugnis calcibusque percussit, et tanquam brutum animal intra limen ecclesiœ acriter calcaribus cruentavit ; et latro tartum dominum per capillos et brachia, Jesu bono interim dormiente detraxit, ad domum usque deduxit, inibi catenavit et inclusit.
[15] Ego coram Deo et Ecclesiaa dico, si unquam possibile esset, mallem unum impratorem quam tot dominos. (Vit. Gelas. II, p. 398).
[16] Quid tam notum seculis quam protervia et cervicositas Romanorum ? Gens insueta paci, tumultui assueta, gens immitis et intractabilis usque adhuc, subdi nescia, nisi cum non valet resistere (de Consideratione, l. IV, p. 441). Le saint reprend haleine, puis continue ainsi : Hi invisi terrœ et cœlo, utrique injecere manus, etc. (p. 443).
[17] Pétrarque, en qualité de citoyen romain, prend la liberté d’observer que saint Bernard, quoique saint, était homme, que le ressentiment put l’entraîner, qu’il a pu se repentir de sa précipitation, etc. Mém. sur la vie de Pétrarque, t. I, p. 330.
[18] Baronius, dans l’Index du douzième volume de ses Annales, emploie une excuse simple et facile ; il fait deux parts des Romani : il distingue les catholici des schismatici. Il applique aux premiers tout le bien, et aux seconds tout le mal qu’on a dit de la ville de Rome.
[19] Mosheim expose les hérésies du douzième siècle (Instit. Hist. ecclés., p. 419-427). Il a une opinion favorable d’Arnaud de Brescia. J’ai parlé ailleurs de la secte des pauliciens (c. 54), et j’ai suivi leurs migrations depuis l’Arménie jusque dans la Thrace et la Bulgarie, en Italie et en France.
[20] Arnaud de Brescia nous a été peint d’original par Othon de Freysingen (Chron., l. VII, c. 31 ; de Gestis Frederici I, l. I, c. 27 ; l. II, c. 21), et dans le troisième livre du Ligurinus, poème de Gunther, auteur qui vivait A. D. 1200, dans le monastère de Paris, prés de Bâle (Fabricius., Bibl. lat. med. et infim. ætat., t. III, p. 174, 175). Guilliman (de Rebus helveticis, l. III, c. 5, p. 108) copie le long passage qui a rapport à cet hérésiarque.
[21] Bayle, entraîné par son maudit penchant à la plaisanterie, s’est amusé, dans son Dictionnaire critique, à composer avec autant de légèreté que de savoir les articles Abailard, Foulques et Héloïse. Mosheim expose très bien la dispute d’Abailard et du saint Bernard sur plusieurs points de théologie scolastique et positive (Instit. Hist. ecclés., p. 412-415).
[22]
— Damnatus ab illo
Prœsule,
qui numeros vetitam contingere nostros
Nomen ab INNOCUA ducit, laudabile vita.
Il faut applaudir à l’adresse et à l’exactitude de Ligurinus, qui tire un compliment du nom antipoétique d’Innocent II.
[23] On a trouvé à Zurich une inscription de Statio Turicensis, en lettres romaines (d’Anville, Notice de l’ancienne Gaule, p. 642-644) ; mais c’est sans preuves que la ville et le canton ont usurpé et même se sont approprié exclusivement les noms de Tigurum et Palus Tigurinus.
[24] Guilliman (de Rebus helveticis, l. III, c. 5, y. i o6) détaille la donation (A.-D. 833) de l’empereur Louis le Pieux à l’abbesse Hildegarde sa fille. Curtim nostram Turegum in ducatu Alamanniæ in pago Durgaugensi, avec les villages, les bois, les prairies, les eaux, les cerfs, les églises, etc. ; ce qui formait un magnifique présent. Charles le Chauve accorda le jus monetœ ; la ville fut environnée de murs sous Othon Ier ; et les antiquaires de Zurich répètent avec plaisir ce vers de l’évêque de Freysingen :
Nobile Turegum multarum copia rerum.
[25] Saint-Bernard, epist. 195, 196, t. I, p. 187-190. Au milieu de ses invectives, un aveu important lui est échappé, qui, utinam quam sanæ esset doctrinæ quam districtœ, est vitæ ! Il convient qu’Arnaud serait une acquisition précieuse pour l’Église.
[26] Il conseillait aux Romains,
Consiliis
armisque suis moderamina summa
Arbitrio
tractare suo : nil juris in hac re
Pontifici
summo, modicum concedere regi
Suadebat
populo ! Sic læsa stultus utraque
Majestate,
reum geminæ se fecerat aulœ.
Et la poésie de Gunther s’accorde en ce point avec la prose d’Othon.
[27] Voyez Baronius (A. D. 1148, n° 38, 39), d’après le manuscrit du Vatican : il s’élève à grandi cris contre Arnaud (A. D. 1141, n° 3). C’est à lui qu’il attribue les hérésies politiques qu’on voyait alors en France, et dont l’influence le blessait.
[28] Le lecteur anglais peut consulter la Biographia britannica, article d’Adrien IV ; mais nos propres auteurs n’ont rien ajouté à la réputation ou au mérite de leur compatriote.
[29] Outre l’historien et le poète que j’ai déjà cités, le biographe d’Adrien IV raconte les dernières aventures d’Arnaud, (Muratori, Scriptor. rerum italicar., t. III, part. I, p. 441, 442).
[30] Ducange (Gloss, latin med. et infim. œtat. Decarchones, t. II, p. 726) rapporte ce passage d’après Blondus (Decad. II, l. 2) : Duo consules ex nobilitate quotannis fiebant, qui, ad vetustum consulium exemplar, summæ rerum præessent ; et Sigonius (de Regno Italiœ, l. VI, opp., p. 400) parle des consuls et des tribuns du dixième siècle. Blondus et même Sigonius ont trop suivi la méthode classique de suppléer, par la raison ou l’imagination, à ce qui manquait aux monuments.
[31] Il est question dans le Panégyrique de Berenger (Muratori, Script. rer. ital., t. II, part. I, p. 408) d’un Romain consulis natus, au commencement du dixième siècle. Muratori (Dissert. 5) a découvert dans les années 952 et 956 un Gratianus in Dei nomine consul et dux, et un Georgius consul et dux ; et en 1015, Romanus, frère de Grégoire VIII, se qualifiait orgueilleusement, mais d’une manière un peu vague, de consul et dux et omnium Romanorum senator.
[32] Les empereurs grecs ont donné jusqu’au dixième siècle aux ducs de Venise, de Naples, d’Amalfi, etc., le titre de υπατος ou consul (voyez Chron. Sagornini passim), et les successeurs de Charlemagne n’abdiquèrent aucune de leurs prérogatives. Mais en général, les noms de consul et de sénateur, qu’on donnait autrefois chez les Français et les Allemands, ne signifient autre chose que comte ou seigneur (Seigneur, Ducange, Gloss.) Les écrivains monastiques se laissent souvent aller à l’ambition d’employer les belles expressions classiques.
[33] La forme la plus constitutionnelle est celle qu’on trouve dans un diplôme d’Othon (A. D. 998) qui contient ces mots : Consulibus senatus populique romani ; mais l’acte est vraisemblablement supposé. A l’occasion du couronnement de Henri Ier, A. D., 1014, l’historien Dithmar (ap. Muratori, Dissert. 23) représente : A senatoribus duodecim Vallatum quorum sex rasi barba, alii prolixa, mystice incedebant cum baculis. Le Panégyrique de Berenger fait mention du sénat (p. 406).
[34] Dans l’ancienne Rome, l’ordre équestre ne devint une troisième branche de la république, composée simplement jusqu’alors du sénat et du peuple, que sous le consulat de Cicéron, qui se donne le mérite de cet établissement (Pline, Hist. nat., XXXIII, 3 ; Beaufort, Républ. rom., t. I, p. 144-155).
[35] Gunther expose ainsi le plan démocratique qu’avait formé Arnaud de Brescia :
Quin
etiam titulos urbis renovare vetustos ;
Nomini
plebeio secernere noinen equestre,
Jura
tribunorum sanctum reparare senatum,
Et
senio fessas mutasque reponere leges.
Lapsa
ruinosis et adhuc pendentia muris
Reddere
primœvo Capitolia prisca nitori.
Mais quelques-unes de ces réformes étaient des chimères, et d’autres n’étaient que des mots.
[36] Après de longues disputes parmi les antiquaires de Rome, il paraît aujourd’hui reconnu que le sommet du mont Capitolin, près de la rivière, est le mons Tarpeius, l’Arx, et que sur l’autre sommet, l’église et le couvent d’Araceli, couvent de franciscains déchaussés, occupent la place du temple de Jupiter (Nardini, Roma antica, l. V, c. 11-16).
[37] Tacite, Hist., III, 69, 70.
[38] Ce partage des monnaies entre l’empereur et le sénat n’est pas cependant un fait positif, mais l’opinion vraisemblable des meilleurs antiquaires. Voyez la Science des Médailles, du père Joubert, t. II, p. 208-211, dans l’édition perfectionnée et rare du baron de La Bastie.
[39] La vingt-septième dissertation sur les Antiquités de d’Italie (t. II, p. 559-569 des Œuvres de Muratori) offre une suite de monnaies sénatoriales qui portaient les noms obscurs d’Affortiati, Infortiati, Provisini, Parparini. Durant cette époque, tous les papes, sans en excepter Boniface VII, s’abstinrent du droit de fabriquer des monnaies, que Benoît XI reprit et qu’il exerça d’une manière régulière dans la cour d’Avignon.
[40] Un historien allemand, Gérard de Reicherspeg (in Baluz. Miscell., t. V, p. 64, apud Schmidt, Hist. des Allem., t. III, p. 265), décrit ainsi la constitution de Rome au onzième siècle : Grandiora urbis et orbis negotia spectant ad romanum ponticem, itemque ad romanum imperatorem ; sive illius vicarium urbis prœfectum, qui de sua dignitate respicit utrumque, videlicet dominum papam cui facit hominium, et dominum imperatorem a quo accipit suœ potestatis insigne, sicilicet gladium exertum.
[41] Un auteur contemporain (Pandulph. Pisan., in Vit. Pascal. II, p. 357, 358) rapporte de cette manière l’élection et le serment du préfet en 1118 : Inconsultis patribus... loca prœfectoria... laudes præfectorcæ... comitiorum applausum.... juraturum populo in ambonem sublevant... confirmari eum in orbe prœfectum petunt.
[42] Urbis pæfectum ad ligiam delitatem recepit, et per mantum quod illi donavit de præfectura eum publice investivit, qui usque ad id tempus juramento fadelitatis imperatori fuit obligatus ; et ab eo præfecturæ tenuit honorem (Gesta Innocent. III, in Muratori, t. III, part. I, p. 487).
[43] Voyez Othon de Freysing., Chron., VII, 31 ; de Gestis Frederici I, l. I, c. 27.
[44] Un auteur anglais, Roger Hoveden, parle des seuls sénateurs de la famille Capuzzi, etc., quorum, termoribus melius regebatur Roma quam nunc (A. D. 1194) est temporibus LVI senatorum (Ducange, Gloss., t. VII, p. 191, SENATORES).
[45] Muratori (Dissert. 42, t. III, p. 785-788) a publié un Traité original qui a pour titre : Concordia inter D. nostrum papam Clementem III et senatores populi romani super regalibus et aliis dignitatibus urbis, etc., anno 44° senatus. Le sénat y prend le langage de l’autorité : Reddimus ad prœsens... habebimus... dabitis prœsbyteria... jurabimus pacem et fadelitatem, etc. Le même auteur rapporté aussi une chartula de Tenimentis Tusculani, datée de la quarante-septième année de la même époque, et confirmée decrete amplissimi ordinis senatus acclamatione P. R. publice Capitolio consistentis. C’est là qu’on trouve la distinction de senatores consiliarii et de simples sénateurs (Murat., Diss. 42, t. III, p. 787-789).
[46] Muratori (Dissert. 45, t. IV, p. 64-92) a très bien expliqué cette forme de gouvernement ; et l’Oculus pastoralis, qu’il a donné à la fin, est un traité ou un sermon sur les devoirs de ces magistrats étrangers.
[47] Les auteurs latins, ceux du moins du siècle d’argent, transférèrent le titre de potestas de l’office au magistrat :
Hujus
qui rahitur prætextam sumere mavis,
An
Fidenarun Gabiorumque esse POTESTAS ?
(Juvénal, Satires, X, 99.)
[48] Voyez la vie et la mort de Brancaléon dans l’Historia major de Matthieu Paris, p. 741, 757, 792, 797, 799, 823, 833, 836, 840. Les pèlerinages et les sollicitations de procès maintenaient des liaisons entre Rome et Saint-Alban ; et le clergé anglais plein de ressentiment, se réjouissait lorsque les papes étaient humiliés et opprimés.
[49] Matthieu Paris termine ainsi le morceau sur Brancaléon : Caput vero ipsius Brancaleonis in vase pretioso super maratoream columnam collocatum, in signum sici valoris et probitatis, quasi reliquias, superstitiose nimis et pompose sustulerunt. Fuerat enim superborum, potentum et malefactorum urbis, mallens et exstirpator, et populi protector et defensor, veritatis et justitiœ imitator et amator (p. 840). Un biographe d’Innocent IV (Muratori, Script., t. III, part. I, p. 591, 592), fait un portrait moins favorable de ce sénateur gibelin.
[50] Les historiens dont Muratori a inséré les ouvrages dans le huitième volume de sa Collection, Nicolas de Jamsilla (p. 592), le moine de Padoue (p. 724), Sabas Malespini (l. II, c. 9, p. 808), et Ricordano Malespini (c. 177, p. 999), parlent de la nomination de Charles d’Anjou à l’office de sénateur perpétuel de Rome.
[51] L’arrogante bulle de Nicolas, III, qui fonde sa souveraineté temporelle sur la donation de Constantin, subsiste toujours, et Boniface VIII l’ayant insérée dans la sixième des décrétales, les catholiques ou du moins les papistes doivent la révérer, comme une loi perpétuelle et sacrée.
[52] Je dois à Fleury (Hist. ecclés., t. XVIII, p. 306) un extrait de cet acte de d’autorité du peuple, qu’il a tiré des Annales ecclésiastiques d’Odericus Raynaldus, A. D. 1281, n° 14, 15.
[53] Othon, évêque de Freysingen, a conservé ces lettres et ces discours (Fabricius, Bibliot. latin. med. et infim. œt. t. V, p. 186, 187). Othon était peut-être de tous les historiens celui qui pouvait se vanter de la plus haute naissance : il était fils de Léopold, marquis d’Autriche ; Agnès sa mère était fille de l’empereur Henri IV, et il était devenu frère et oncle de Conrad III et de Frédéric Ier. Il a laissé une chronique de son temps en sept livres, et une histoire de Gestis Frederici I, en deux livres ; ce dernier ouvrage se trouve dans le sixième volume des Historiens de Muratori.
[54] Nous désirons, disaient les Romains ignorants, remettre l’empire in eum statum, quo fuit tempore Constantini et Justiniani, qui totum orbena vigore senatus et populi romani suis tenuere manibus.
[55] Othon de Freysing., de Gestis Freder. I, l. I, c. p. 662-664.
[56] Hospes eras, civem feci. Advena fuisti ex Transalpinis partibus, principem constitui.
[57] Cicéron ou Tite-Live n’auraient pas rejeté ces images qu’employait un Barbare né et élevé dans la forêt Hercynienne.
[58] Othon de Freysingen, qui connaissait sûrement le langage de la cour et de la diète d’Allemagne, parle des Francs du douzième siècle comme de la nation régnante (proceres Franci, equites Franci, manus Francorum) : il ajoute cependant l’épithète de Teutonici.
[59] Othon de Freysingen, de Gestis Freder. I, l. II, c. 22, p. 720-723. Dans la traduction et l’abrégé de ces actes authentiques et originaux, je me suis permis quelques libertés, mais sans m’écarter du sens.
[60] Muratori (Dissert. 26, t. II, p. 492) a tiré des Chroniques de Ricobaldo et de François Pépin ce fait curieux et les vers détestables qui accompagnèrent le présent :
Ave
decus orbis, ave ! Victus tibi destinor, ave !
Currus
ab Augusto Frederica Cæsare justo.
Vœ
Mediolanum ! Jam sentis spernere vanum
Imperii
vires, proprias tïbi tollere vires.
Ergo
triumphorum urbs potes memor esse priorum
Quos
tibi mittebant reges qui bella gerebant.
Voici maintenant un passage des Dissertations italiennes (t. I, p. 444) : Ne si dee tacere che nell’ anno 1727, una copia desso Carroccio in marmo dianzi ignoto si scopri nel Campidoglio, presso alle carceri di quel luogo, dove Sixto V l’avea fatto rinchiudere. Stava esso posto copra quatro colonne di marmo fino colla sequente inscrizione, etc., dont l’objet était le même que celui de l’ancienne inscription.
[61] Muratori raconte, avec une érudition impartiale (Annal., t. X, XI, XII), le déclin des forces et de l’autorité des empereurs en Italie ; et les lecteurs peuvent rapprocher sa narration de l’Histoire des Allemands (t. III, IV) par Schmidt, qui a mérité l’estime de ses compatriotes.
[62] Tibur nunc suburbanum, et æstivæ Prœneste deliciæ, nuncupatis in Capitolio votis petebantur. On peut lire avec plaisir le passage entier de Florus (l. I, c. 11), et il a obtenu les éloges d’un homme de génie (Œuvres de Montesquieu, t. III, p. 634, 635, édit. in-4°).
[63] Ne a feritate Romanorum, sicut fuerant Hostienses, Portuenses, Tusculanenses, Albanenses, Labicenses, et nuper Tiburtini, destruerentur (Matthieu Paris, p. 757). Ces événements sont indiqués dans les Annales et l’Index de Muratori (dix-huitième volume).
[64] Voyez le tableau animé que fait le P. Labat (Voyage en Espagne et en Italie) de l’état ou de la ruine de ces villes, qui sont, pour ainsi dire, les faubourgs de Rome ; ce qu’il dit des rives du Tibre, etc. Il avait résidé longtemps dans le voisinage de Rome. Voyez aussi une description plus exacte de cette ville que le P. Eschinard (Rome, 1750, in-8°) a ajoutée à la carte topographique de Cingolani.
[65] Labat (t. III, p. 233) rapporte un décret rendu alors depuis peu par le gouvernement romain, et qui a cruellement mortifié l’orgueil et la pauvreté de Tivoli : In civitate Tiburtina non vivitur civiliter.
[66] Je m’écarte de ma méthode ordinaire de ne citer que la date des Annales de Muratori, en considération de la sagesse avec laquelle il a pesé le témoignage de neuf auteurs contemporains sur la bataille de Tuscillum (t. X, p. 42-44).
[67] Matthieu Paris, p. 345. L’évêque de Winchester qui commandait une partie de l’armée du pape, était Pierre des Roches. Il fut évêque trente-deux ans (A. D. 1206-1238), et l’historien anglais en parle comme d’un guerrier et d’un homme d’Etat (p. 178-399).
[68] Voyez Mosheim, Institut. Hist. ecclés., p. 401-403. Alexandre lui-même avait pensé être la victime d’une élection contestée, et Innocent, dont le mérite était douteux, ne fut reconnu pape que parce que le génie ou le savoir de saint Bernard firent pencher la balance en sa faveur. Voyez sa vie et ses écrits.
[69] Thomassin (Discipline de l’Église, t. I, p. 1252-1287) a très bien discuté ce qui a rapport à l’origine, aux titres, à l’importance, aux vêtements, à la préséance, etc., des cardinaux ; mais leur pourpre n’a plus le même éclat. Le sacré collège fut porté et fixé au nombre de soixante-douze, pour représenter, sous l’autorité du vicaire de Jésus-Christ, le nombre de ses disciples.
[70] Voyez la bulle de Grégoire X (approbante sacro concilio, dans le SEXTE de la loi canonique, l. I, tit. 6, c. 3), c’est-à-dire dans le supplément aux décrétales que Boniface VIII promulgua à Rome en 1298, et qu’il adressa à toutes les universités d’Europe.
[71] Le génie du cardinal de Retz avait droit de peindre le conclave de 1655, auquel il assista (Mém., t. IV, p. 15-57). Mais j’ignore le cas qu’il faut faire des lumières et de la véracité d’un anonyme italien, dont l’histoire (Conclavi pontici romani, in-4°, 1667) a été continuée depuis le règne d’Alexandre VII. La forme accidentelle de l’ouvrage donne aux ambitieux une leçon qui ne les découragera pas. On arrive à travers un labyrinthe d’intrigues à la cérémonie de l’adoration ; et la page suivante commence par les funérailles de l’heureux candidat.
[72] Les expressions du cardinal de Retz sont positives et pittoresques. On y vécut toujours avec le même respect et la même civilité que l’on observe dans le cabinet des rois ; avec la même politesse qu’on avait dans la cour de Henri III ; avec la même familiarité que l’on voit dans les collèges ; avec la même modestie qui se remarque dans les noviciats, et avec la même charité, du moins en apparence, qui pourrait être entre des frères parfaitement unis.
[73] Richiesti per bando (dit Jean Villani) senatori di Roma, e 52 del popolo, e capitani de’ 25 ; et consoli (consoli ?) e 13 buoni uomini, uno per rione. Nous ne sommes pas assez instruits sur cette époque pour déterminer quelle partie de cette constitution était seulement temporaire, et quelle autre était ordinaire et permanente. Cependant les anciens statuts de Rome nous donnent à cet égard quelques faibles lumières.
[74] Villani (l. X, c : 68-71, in Muratori, Script., t. XIII, p. 641-645) parle de cette loi et raconte toute l’affaire arec beaucoup moins d’horreur que le prudent Muratori. Ceux qui ont étudié les temps barbares de nos annales ont dû observer combien les idées (je veux dire les absurdités) de la superstition sont mobiles et incohérentes.
[75] Voyez dans le premier volume des papes d’Avignon, la seconde vie originale de Jean XXII (p. 142-145), la confession de l’antipape (p. 145-152), et les notes laborieuses de Baluze (p. 714, 715).
[76] Romani autem, non valentes nec volentes ultra suam celare cupiditatem, gravissimam contra papam movere cæperunt questionem, exigentes ab eo urgentissime omnia quæ subierant per ejus absentiam damna et jacturas ; videlicet in hospiliis locandis, in mercimoniis, in usuris, in redditibus, in provisionibus, et in aliis mollis innumerabilibus. Quod cum audisset papa ; præcordialiter ingemuit, et se compeitens MUSCIPULATUM, etc. (Matthieu Paris, p. 757). Pour l’histoire ordinaire de la vie des papes, pour leurs actions, leur mort, leur résidence et leur absence, il suffit de renvoyer aux annalistes ecclésiastiques Spondanus et Fleury.
[77] Outre les historiens généraux de l’Église d’Italie et de France, nous avons un Traité précieux, composé par un savant ami de M. de Thou. Il a pour titre Histoire particulière du grand différend entre Boniface VIII et Philippe le Bel, par Pierre Dupuis (t. VII, part. II, p. 61-82), et on l’a inséré daces l’Appendix des dernières et meilleures éditions de l’histoire du président de Thou.
[78] Il n’est pas aisé de savoir si Labat (t. IV, p. 53-57) s’amusait ou parlait sérieusement, lorsqu’il suppose qu’Agnani éprouve encore l’effet de cette malédiction de Benoît XII ; et que la nature, fidèle esclave des papes, y arrête chaque année la maturité des champs de blé, des vignes ou des oliviers.
[79] Voyez dans la Chronique de Jean Villani (l. VIII, c. 63. 64, 80, dans Muratori, t. XIII) l’emprisonnement de Boniface VIII et l’élection de Clément V. Les détails de cette élection, comme ceux de beaucoup d’anecdotes, ne sont pas clairs.
[80] Les Vies originales des huit pages d’Avignon, Clément V, Jean XIII, Benoît XII, Clément VI, Innocent VI, Urbain V, Grégoire XI et Clément VII, ont été publiées par Étienne Baluze (Vitæ paparum Avenionensium, Paris, 1693, 2 vol. in-4°), avec de longues notes bien travaillées et un second volume d’actes et de documents. Avec le zèle d’un patriote et d’un éditeur, il justifie ou excuse pieusement les caractères de ses compatriotes.
[81] Les Italiens comparent Avignon à Babylone, et la translation du saint-siège dans cette ville à la captivité de Babylone. La Préface de Baluze réfute gravement ces métaphores violentes, plus analogues à l’ardeur de Pétrarque qu’à la raison de Muratori. L’abbé de Sade est embarrassé entre son affection pour Pétrarque et son amour pour son pays. Il observe modestement que plusieurs des incommodités du local d’Avignon ont disparu, et que les Italiens qui se trouvaient à la suite de la cour de Rome, y avaient porté la plupart des vices qui ont excité la verve du poète (t. I, p. 23-28).
[82] Philippe III, roi de France, céda en 1273 le comtat Venaissin aux papes, après qu’il eut hérité des domaines du comte de Toulouse. Quarante années auparavant, l’hérésie du comte Raimond leur avait donné un prétexte de le saisir ; et ils tiraient du onzième siècle quelques droits obscurs sur quelques terres citra Rhodanum (Valois, Notitia Galliarum, p. 459-610 ; Longuerue, Description de la France, t. I, p. 376-381).
[83] Si une possession de quatre siècles ne formait pas un titre, de pareilles objections pourraient rendre le marché nul ; mais il faudrait rendre la somme, car elle fait payée. Civitatem Avenionem emit.... per ejusmodi venditionem pecunia redundantes, etc. (Secunda Vit. Clément. VI, in Baluze, t. I, p. 272, Muratori, Scriptor., tom. III, part. II, p. 565). Jeanne et son second mari ne furent séduits que par l’argent comptant, sans lequel ils n’auraient pu retourner dans leur royaume de Naples.
[84] Clément V fit tout de suite une promotion de dix cardinaux, neuf Français et un Anglais (Vit. quarta, p. 63, et Baluze, p. 625, etc.). En 1331 le pape refusa deux prélats recommandés par le roi de France, quod XX cardinales, de quibus XVII de regno Franciæ originem traxisse noscuntur, in memorato collegio existant (Thomassin, Discipline de l’Église, t. I, p. 1281).
[85] Les premiers détails que nous ayons sur cette affaire sont du cardinal Jacques Caiétan (Maxima Bib. patrum, t. 25) ; je suis embarrassé de déterminer si le neveu de Boniface VIII était un sot ou un fripon, mais on a moins d’incertitude sur le caractère de son oncle.
[86] Voyez Jean Villani (l. VIII, c. 36), dans le douzième volume de la Collection de Muratori, et le Chronicon Astense, dans le onzième volume (p. 191, i92) de la même Collection. Papa innumarabilem pecuniam ab eisdem accepit ; nam duo clerici, cum rastris, etc.
[87] Les deux bulles de Boniface VIII et de Clément VI se trouvent dans le Corpus juris canonici (Extravag. commun., l. V, tit. 9, c. 1, 2).
[88] Les années et les jubilés sabbatiques de la loi de Moïse (Car. Sigon. de republ. Hebræorum, Opp., t. IV, l. III, c. 14, 15, p. 151, 152) ; la suspension de toute espèce de soins et de travaux, cette restitution périodique des terres, et cet affranchissement de dettes, de servitude, etc., paraissent une belle idée, mais l’exécution en serait impraticable dans une république non théocratique ; et si l’on pouvait me démontrer que les Juifs observaient cette fête ruineuse, j’en serais charmé.
[89] Voyez la Chronique de Matth. Villani (l. I, c. 56) dans le quatorzième volume de Muratori, et les Mém. sur la vie de Pétrarque (t. III, p. 75-89).
[90] M. Chais, ministre de la communion protestante à la Haye, a épuisé cette matière dans ses Lettres historiques et dogmatiques sur les Jubilés et les Indulgences, la Haye, 1751, trois volumes in-12. Ouvrage laborieux, et qui serait agréable si l’auteur n’avait préféré le caractère d’un théologien polémique à celui d’un philosophe.
[91] Muratori (Dissert. 47) allègue les Annales de Florence, de Padoue, de Gênes, etc., l’analogie des autres événements, le témoignage d’Othon de Freysingen (de Gestis Freder. I, l. II, c. 13) et la soumission du marquis d’Este.
[92] Dès l’an 824 l’empereur Lothaire Ier crut devoir interroger le peuple romain, et savoir de tous les individus d’après quelle loi nationale ils voudraient être gouvernés (Muratori, Dissert. 22).
[93] Pétrarque attaque ces étrangers, tyrans de Rome, dans une déclamation ou épître pleine de vérités hardies et d’un pédantisme absurde, où il veut appliquer les maximes et même les préjugés de l’ancienne république à Rome, telle qu’elle se trouvait au quatorzième siècle (Mémoires, t. III, p. 157-169).
[94] Pagi (Critica, t. IV, p. 435, A. D. 1124, n° 3, 4) rapporte l’origine et les aventures de cette famille juive. Il parle d’après le Chronoraphus Maurigniacensis, et Arnulphus Sagiensis de Schismate (in Muratori, t. III, part. I, p. 423-432). Les faits doivent être vrais à quelques égards, mais je voudrais qu’on les eut racontés froidement avant d’en faire un sujet de reproche contre l’antipape.
[95] Muratori a publié deux dissertations (41 et 42) sur les noms, les surnoms et les familles de l’Italie. Sa critique ferme et modérée a pu blesser quelques nobles qui s’enorgueillissent de leurs fabuleuses généalogies. Cependant quelques onces d’or pur valent mieux que plusieurs livres d’un métal grossier.
[96] Le cardinal de Saint-George, dans son histoire poétique ou plutôt versifiée de l’élection et du couronnement de Boniface VIII (Murat., Script. ital., tom. III, part. I, p. 641, etc.) nous fait connaître l’état de Rome et les familles qu’elle renfermait lors de ce couronnement (A. D. 1295). Les anciens statuts de Rome (l. III, c. 51, p. 174, 175) distinguent onze familles de barons qui doivent prêter serment in consilio communi, devant le sénateur, qu’ils n’accorderont ni asile ni protection aux malfaiteurs, aux proscrits, etc., serment qu’on n’observait guère.
[97] Il est bien à regretter que les Colonnes eux-mêmes n’aient pas donné au monde une histoire complète et critique de leur illustre maison. J’adopte l’idée de Muratori (Dissert. 42, t. III, p. 647, 648).
[98] Pandulph. Pisan., in Vit. Pascal. II, in Muratori, Script. ital., t. III, part., I, p. 335. Cette famille a encore de grandes possessions dans la campagne de Rome ; mais elle a vendu aux Rospigliosi le fief de Colonna (Eschinard, p. 258, 259).
[99] Te longinqua dedit tellus et pascua Rheni, dit Pétrarque ; et en 1417 un duc de Gueldres et de Juliers reconnut (Lenfant, Histoire du concile de Constance, t. II, p. 539) qu’il descendait des aïeux de Martin V (Othon Colonna). Mais le roi de Prusse observe dans les Mémoires de Brandebourg, que dans ses armes le sceptre a été confondu avec la colonne. Pour soutenir l’extraction romaine de cette maison, on a ingénieusement supposé (Diario di Mondaldeschi, dans les Script. ital., t. XII, p. 533) qu’un cousin de l’empereur Néron s’était sauvé de Rome, et avait fondé la ville de Mayence.
[100] Je ne dois pas oublier le triomphe romain ou l’ovation de Marc-Antoine Colonne, qui avait commandé les galères du pape à la bataille de Lépante (de Thou, Hist., l. VII, t. III, p. 55, 56 ; Muratori, Oratio 10, Qpp., tom. I, p. 180-190).
[101] Muratori, Annali d’Italia, t. I, p. 216-200.
[102] L’attachement de Pétrarque pour la maison de Colonne a engagé l’abbé de Sade a donner beaucoup de détails sur la position de cette famille au quatorzième siècle, sur la persécution de Boniface VIII, le caractère d’Étienne et de ses fils, leurs querelles avec les Ursins, etc. (Mém. sur Pétrarque, t. I, p. 98-110, 146-148, 174-176, 222-230, 275-280). Sa critique rectifie souvent les faits rapportés par Villani, d’après des ouï-dire, et les erreurs de quelques modernes moins exacts. On m’assure que la branche d’Étienne ne subsiste plus.
[103] Alexandre III avait déclaré les Colonnes qui adhéraient à l’empereur d’incapables de posséder aucun bénéfice ecclésiastique (Villani, l. v, c. 1). Sixte-Quint fit cesser l’usage de renouveler toutes les années l’excommunication portée contre eux (Vita di Sisto V, tome III, p. 416). La trahison, le sacrilège et la proscription, sont souvent les meilleurs titres de l’ancienne noblesse.
[104] Manaldeschi (t. XII, Script. ital., p. 533) donne une origine française à la maison des Ursins. Elle a pu en effet passer de France en Italie à une époque très reculée.
[105] La Vie de Célestin V, que le cardinal de Saint-George a publiée en vers (Muratori, t. III, part. I, p. 613, etc.) contient ce passage, qui est très clair et qui ne manque pas d’élégance (l. I, c. 3, p. 203, etc.)
— Genuit quem nobilis Ursæ (Ursi ?)
Progenies,
romana dontus, veterataque magnis
Fascibus
in clero, pompasque experta senatus,
Bellorumque
manu grandi stipata parentum
Cardineos
apices necnon furstigia dudum
Papatus iterata tenens.
Muratori (Dissert. 42, t. III) voudrait lire Ursi. Il observe que le premier pontificat de Célestin III, Ursin, était inconnu.
[106] Filii Ursi, quondam Celestini papœ nepotes, de bonis Ecclesiœ romanœ ditati (Vit. Innocent III, in Muratori, Script., t. III, p. 1). La prodigalité de Nicolas III envers ses parents se voit mieux encore dans Villani et Muratori : cependant les Ursins auraient dédaigné les neveux d’un pape moderne.
[107] Muratori, dans sa cinquante et unième dissertation sur les antiquités d’Italie, explique l’origine des factions des Guelfes et des Gibelins.
[108] Pétrarque (t. I, p. 222-230), d’après les sentiments des Colonnes, a célébré cette victoire ; mais deux auteurs contemporains, l’un de Florence (Giovanni Villani, l. X, c. 220) et l’autre de Rome (Ludov. Monaldeschi, p. 533, 534), contrarient l’opinion du poète, et sont moins favorables à leurs armes.
[109] L’abbé de Sade (t. I, notes, p. 61-66) a appliqué le sixième sonnet de Pétrarque, Spirto gentil, etc., à Étienne Colonne le jeune :
Orsi,
lupi, Leoni, aquile eserpi
Ad
una gran marmorea Colonna
Fanno
noja sovente, ed a se danno.