Règne et caractère de Mahomet II. Siège, assaut et conquête définitive de Constantinople par les Turcs. Mort de Constantin Paléologue. Servitude des Grecs. Destruction de l’empire romain en Orient. Consternation de l’Europe. Conquêtes de Mahomet II ; sa mort.
LE siège de Constantinople par les Turcs attire d’abord nos regards et notre curiosité sur la personne et le caractère du puissant destructeur de cet empire[1]. Mahomet II était fils d’Amurath II : sa mère a été décorée des titres de chrétienne et de princesse ; mais vraisemblablement elle se trouva confondue dans la foule de ces concubines qui venaient de tous les pays peupler le harem du sultan. Il eut d’abord l’éducation et les sentiments d’un dévot musulman ; et à cette époque de sa vie, toutes les fois qu’il conversait avec un infidèle, il ne manquait pas ensuite de purifier ses mains et son visage, au moyen d’ablutions prescrites par la loi. Il paraît que l’âge et le trône relâchèrent la sévérité de cette étroite bigoterie ; son âme ambitieuse ne voulut reconnaître aucun pouvoir au-dessus du sien, et on dit que dans ses moments de liberté, il osait traiter le prophète de la Mecque de brigand et d’imposteur. Mais en public il montra toujours du respect pour la doctrine et la discipline du Koran[2] ; ses indiscrétions privées n’arrivèrent jamais à l’oreille du peuple, et il faut, sur cet objet, se défier beaucoup de la crédulité des étrangers et des sectaires, toujours disposés à croire qu’un esprit endurci contre la vérité doit être armé contre l’erreur et l’absurdité d’un mépris encore plus invincible. Instruit par les maîtres les plus habiles, il fit de rapides progrès dans les diverses routes de l’instruction ; on assure qu’il parlait ou entendait cinq langues[3], l’arabe, le persan, le chaldaïque ou l’hébreu, le latin et le grec. Le persan pouvait contribuer à ses amusements, et l’arabe à son édification : les jeunes Orientaux apprenaient pour l’ordinaire ces deux langues ; d’après les rapports qui se trouvaient entre les Grecs et les Turcs, il put désirer de savoir la langue d’une nation qu’il voulait asservir ; il était intéressant que ses louanges en vers ou en prose latine[4] pussent parvenir à son oreille[5] ; mais on ne voit pas de quel usage lui pouvait être, ou quel mérite pouvait recommander à sa politique le dialecte grossier de ses esclaves hébreux, L’histoire et la géographie lui étaient familières ; son émulation s’enflammait à la lecture des vies des héros de l’Orient, peut-être de ceux de l’Occident[6] ; ses connaissances en astrologie peuvent être excusées par l’absurdité du siècle, et parce que ce vain savoir suppose quelques principes de mathématiques : ses généreuses invitations aux peintres de l’Italie et les récompenses qu’il leur accorda, sont l’indice d’un goût profane pour les arts[7]. Mais la religion et les lettres ne parvinrent pas à dompter ce caractère sauvage et sans frein. Je ne rappellerai pas et je crois faiblement l’histoire de ses quatorze pages, auxquels on ouvrit le ventre pour voir qui d’entre eux avait mangé un melon, ni ce conte de la belle esclave qu’il décapita lui-même, afin de prouver à ses janissaires que les femmes ne subjugueraient jamais leur maître. Le silence des Annales turques, qui n’accusent d’ivrognerie que trois princes de la ligne ottomane[8], atteste sa sobriété ; mais la fureur et l’inflexibilité de ses passions sont incontestables. Il paraît hors de doute que dans son palais, ainsi qu’à la guerre, les motifs les plus légers le déterminaient à verser des ruisseaux de sang, et que ses goûts contre nature déshonorèrent sauvent tes plus nobles d’entre ses jeunes captifs. Durant la guerre d’Albanie, il médita les leçons de son père, qu’il surpassa bientôt, et on attribue à son invincible cimeterre la conquête de deux empires, de douze royaumes, et de deux cents villes, calcul faux et adulateur. Il avait sans aucun doute les qualités d’un soldat et peut-être celles d’un général : la prise de Constantinople mit le comble à sa gloire ; mais si nous comparons les moyens, les obstacles et les exploits, Mahomet II doit rougir de se voir placé à côté d’Alexandre ou de Timour. Les forces ottomanes qu’il commandait furent toujours plus nombreuses que l’armée des ennemis ; cependant ses conquêtes ne passèrent ni l’Euphrate ni la mer. Adriatique, et ses progrès furent arrêtés par Huniades et Scanderbeg, les chevaliers de Rhodes et le roi de Perse. Sous le règne d’Amurath, il avait goûté deux fois de la royauté et était descendu deux fois du trône : sa jeunesse ne lui permit pas de s’opposer au rétablissement de son père, mais il ne pardonna jamais aux vizirs qui avaient conseillé cette salutaire mesure. Il épousa la fille d’un émir turcoman, et, après des fêtes qui durèrent deux mois, il partit d’Andrinople avec sa femme pour aller résider dans le gouvernement de Magnésie. En moins de six semaines, il fut rappelé par un message du divan qui annonçait la mort d’Amurath, et une disposition à la révolte de la part des janissaires. Sa célérité et sa vigueur les ramenèrent à l’obéissance : il traversa l’Hellespont avec une garde choisie, et à un mille d’Andrinople, les vizirs et les émirs, les imans et les cadis, les soldats et le peuple, se prosternèrent aux pieds du nouveau sultan : ils affectèrent l’attendrissement et la joie. Il avait alors vingt et un ans : il écarta toute cause de sédition par la mort nécessaire de ses frères encore enfants[9]. Les ambassadeurs de l’Asie et de l’Europe vinrent bientôt le féliciter et solliciter son amitié ; il prit avec eux le langage ide la modération et de la paix. Il ranima la confiance de l’empereur grec par les serments solennels et les flatteuses assurances dont il accompagna la ratification du traité fait avec l’empire ; enfin il assigna un riche domaine des bords du Strymon pour le paiement de la pension annuelle de trois cent mile aspres due à la cour de Byzance, qui, à sa prière, gardait un prince ottoman. Mais ses voisins durent trembler lorsqu’ils virent la sévérité avec laquelle ce jeune monarque réformait le faste de la maison de son père. Les sommes consacrées au luxe furent employées à des objets d’ambition ; il renvoya ou il enrôla parmi ses troupes un corps inutile de sept mille fauconniers. Durant l’été de la première année de son règne, il parcourut à la tête d’une armée les provinces d’Asie ; mais après avoir humilié l’orgueil des Caramariens, il accepta leur soumission, afin de n’être détourné par aucun obstacle de l’exécution de son plus grand dessein[10]. Les casuistes musulmans, et en particulier les casuistes turcs, ont décide que les fidèles ne pouvaient être liés par une promesse contraire à l’intérêt et aux devoirs de leur religion, et que le sultan pouvait abroger ses propres traités et celui de ses prédécesseurs. La justice et la magnanimité d’Amurath avaient méprisé ce privilège immoral ; mais l’ambition fit descendre son fils, le plus orgueilleux des hommes, aux artifices les plus bas de la dissimulation et de la perfidie. La paix était sur ses lèvres et la guerre dans son cœur ; il ne songeait qu’à s’emparer de Constantinople, et l’imprudence des Grecs lui fournit le premier prétexté de la fatale rupture[11]. Loin de se faire oublier, leurs ambassadeurs suivirent son camp pour demander que le prince turc payât et même augmentât la somme annuelle que recevait l’empire grec. Le divan fut importuné de leurs plaintes ; et le vizir, ami secret des chrétiens, se vit contraint de leur faire connaître les sentiments de ses collègues. Insensés et misérables Romains, leur dit Calil, nous connaissons vos desseins ; et vous ignorez le péril où vous êtes ! Le scrupuleux Amurath n’est plus ; sa couronne appartient à un jeune vainqueur qui n’est enchaîné par aucune loi, et qu’aucun obstacle ne peut arrêter. Si vous échappez de ses mains, remerciez-la bonté divine qui diffère encore le châtiment de vos péchés. Pourquoi vouloir nous effrayer d’une manière indirecte et par de vaines menaces ? Relâchez le fugitif Orchan, couronnez le sultan de Romanie, appelez les Hongrois des autres rives du Danube, armez contre nous les nations de l’Occident, et soyez sûrs que vous ne ferez que provoquer et précipiter votre ruine. Mais si ces terribles paroles du vizir effrayèrent les ambassadeurs, ils furent rassurés par l’accueil obligeant, et les propos affectueux du prince ottoman ; Mahomet leur promit qu’au moment où il serait de retour à Andrinople, il écouterait les plaintes des Grecs, et s’occuperait de leurs véritables intérêts. Dès qu’il eut repassé l’Hellespont, il supprima la pension qu’on leur payait, et il ordonna de chasser leurs officiers des rives du Strymon ; il faisait ainsi connaître ses dispositions hostiles : bientôt il donna un second ordre, qui menaçait et même commençait en quelque sorte le siège de Constantinople. Son grand-père avait élevé une forteresse du côté de l’Asie, dans le passage étroit du Bosphore, Mahomet résolut d’en construire une plus formidable sur la rive opposée, c’est-à-dire du côte de l’Europe, et mille maçons eurent ordre de se trouver au printemps dans un lieu nommé Asomaton, situé à environ cinq milles de la capitale de l’empire grec[12]. La persuasion est la ressource des faibles ; mais les faibles persuadent rarement : les ambassadeurs de Constantin essayèrent vainement de détourner Mahomet de l’exécution de son projet. Ils représentèrent que le grand-père du sultan avait demandé la permission de Manuel pour bâtir un fort sur son propre territoire ; mais que cette double fortification, qui allait rendre les Turcs maîtres du détroit, ne pouvait avoir pour objet que de porter atteinte à l’alliance des deux nations, d’intercepter le commerce des Latins dans la mer Noire, et peut-être d’affamer Constantinople. Je ne forme point d’entreprise contre votre ville, répondit le perfide sultan ; mais ses murs sont la borne de votre empire. Avez-vous oublié la détresse où se trouva mon père lorsque vous fîtes une ligue avec les Hongrois, lorsqu’ils envahirent notre contrée par terre, lorsque des galères françaises occupaient l’Hellespont ? Amurath se vit réduit à forcer le passage du Bosphore, et vos moyens ne se trouvèrent pas répondre à votre malveillance. Alors enfant, j’étais à Andrinople ; les musulmans tremblaient, et les gabours[13] insultèrent pour un temps à nos malheurs. Mais lorsque mon père eut remporté la victoire dans les champs de Warna, il fit vœu d’élever un fort sur la rive occidentale, et je dois accomplir ce vœu : avez-vous le droit, avez-vous la force d’empêcher ce que je veux faire sur mon propre territoire ? Car ce terrain est à moi ; les établissements des Turcs en Asie arrivent jusqu’aux côtes du Bosphore, et l’Europe est désertée par les romains. Retournez chez vous ; dites à votre roi, que l’Ottoman actuel diffère beaucoup de ses prédécesseurs, que ses résolutions surpassent les vœux qu’ils formèrent, et qu’il fait plus qu’ils ne pouvaient résoudre. Partez, il ne vous sera fait aucun mâle ; mais je ferai écorcher vif le premier d’entre vous qui reviendra avec un pareil message. Après cette déclaration, Constantin, le premier des Grecs par son courage ainsi que par son rang[14], avait résolu de prendre les armes et de résister à l’approche et à l’établissement des Turcs sur le Bosphore. Il se laissa retenir par les conseils de ses ministres de l’ordre civil et de l’ordre ecclésiastique ; ils lui firent adopter un système moins noble et même moins prudent que le sien : ils le déterminèrent à prouver sa patience en souffrant de nouveaux outrages, à laisser les Ottomans se charger du crime de l’agression, et à compter sur la fortune et le temps pour leur défense et pour la destruction d’un fort que Mahomet ne pouvait garder longtemps, si près d’une capitale grande et peuplée. L’hiver s’écoula au milieu des espérances des hommes crédules et des craintes ces hommes sages : on remit sans cesse à prendre des précautions qui devaient être l’affaire de chaque citoyen et l’occupation de chaque instant. Les Grecs fermèrent les yeux sur le danger qui les menaçait, jusqu’à ce que l’arrivée du printemps et l’approche de Mahomet leur annonçassent leur perte décidée. On désobéit rarement à un maître qui ne pardonne jamais. Le 26 mars (1452), la plaine d’Asomaton se couvrît d’un essaim actif d’ouvriers turcs : on leur amena par terre et par mer, de l’Europe et de l’Asie, les matériaux dont ils avaient besoin[15]. La chaux avait été préparée dans la Cataphrygie ; on tira les bois des forêts d’Héraclée et de Nicomédie, et les carrières de l’Anatolie fournirent la pierre. Chacun des mille maçons était aidé de deux manœuvres, et on fixa leur tâche journalière à la mesure de deux coudées. On donna à la forteresse[16] une forme triangulaire ; une grosse tour épaula chacun des angles, dont l’un se trouvait sur le penchant de la colline, et les deux autres sur la côte de la mer. On fixa l’épaisseur des murs à vingt-deux pieds, et à trente le diamètre des tours ; une solide plate-forme de plomb couvrit tout l’édifice. Mahomet en personne pressa et dirigea l’ouvrage avec une ardeur infatigable ; ses trois vizirs voulurent avoir l’honneur d’achever chacun leur tour respective ; le zèle des cadis le disputa d’émulation à celui des janissaires : le service de Dieu et du sultan ennoblissait les fonctions les plus ignobles, et l’activité de la multitude était animée par les regards d’un despote qui d’un sourire envoyait l’espérance de la fortune, et d’un coup d’œil annonçait la mort. L’empereur grec vit avec effroi les progrès d’un travail qu’il ne pouvait plus arrêter ; c’est en vain qu’il essaya, par des caresses et des présents, d’apaiser un ennemi inflexible qui cherchait et fomentait secrètement des occasions de rupture. Ces occasions ne pouvaient tarder à se présenter. Les avides et sacrilèges musulmans employaient sans scrupule les débris de plusieurs magnifiques églises, et même des colonnes de marbre consacrées à l’archange saint Michel ; et quelques chrétiens, qui voulurent les empêcher de s’en emparer, reçurent de leurs mains la couronne du martyre. Constantin avait demandé une garde turque pour protéger les champs et les récoltes de ses sujets. Mahomet établit cette garde ; mais le premier ordre qu’il lui donna fut de laisser paître librement les mulets et les chevaux du camp, et de défendre ses gens, s’ils étaient attaqués par les naturels du pays. Les gens de la suite d’un chef ottoman avaient abandonné la nuit leurs chevaux au milieu d’un champ de blé mûr ; le dommage irrita les Grecs, l’insulte acheva de les révolter, et plusieurs individus des deux nations périrent dans une rixe qui en fut la suite. Mahomet écouta les plaintes avec joie, et fit partir un détachement avec ordre d’exterminer les habitants du village. Les coupables avaient pris la fuite, mais quarante moissonneurs, qui, comptant sur leur innocence, travaillaient en paix, tombèrent sous le fer des Turcs. Jusqu’alors Constantinople avait reçu les Turcs qu’y amenaient le commerce et la curiosité ; à la première alarme, l’empereur ordonna de fermer les portes ; mais, toujours occupé de la paix, il relâcha, le troisième jour, les Turcs qui s’y trouvaient[17], et son dernier message à Mahomet annonça la ferme résignation d’un chrétien et d’un guerrier. Puisque ni les serments, ni les traités, ni la soumission, ne peuvent assurer la paix, dit-il au sultan, poursuivez vos attaques impies, ma confiance est en Dieu seul : s’il lui plaît d’adoucir votre cœur, je me réjouirai de cet heureux changement ; s’il vous livre Constantinople, je me soumettrai sans murmure à sa sainte volonté. Mais tant que le juge des princes de la terre n’aura pas prononcé entre nous, je dois vivre et mourir en défendant mon peuple. La réponse de Mahomet, annonça qu’il était décidé à la guerre ; ses fortifications étaient achevées, et avant de retourner à Andrinople, il y établit un aga vigilant et quatre cents janissaires pour lever un tribut sur tous les navires, sans distinction de pays, qui passeraient à la portée de ses batteries. Un navire vénitien, qui refusait d’obéir aux nouveaux maîtres du Bosphore, fut coulé bas d’un seul coup de canon. Le capitaine et trente matelots se sauvèrent dans la chaloupe ; mais ils furent conduits à la Porte chargés de fers : on empala le chef, on coupa la tête aux autres, et l’historien Ducas vit à Démotica[18] leurs corps exposés aux bêtes féroces. Le siége de Constantinople fut renvoyé au printemps suivant ; mais une armée ottomane marcha dans la Morée pour occuper les forces des frères de Constantin. A cette époque de calamités, l’un de ces princes le despote Thomas, eut le bonheur ou le malheur de se voir naître un fils (17 janvier 1453), dernier héritier, dit l’affligé Phranza, de la dernière étincelle de l’empire romain[19]. Les Grecs et les Turcs passèrent l’hiver dans le trouble et l’anxiété : les premiers étaient agités par leurs craintes, les seconds par leurs espérances, les uns et les autres parles préparatifs de défense et d’attaque ; et les deux empereurs, qui de tous étaient ceux qui avaient le plus à perdre ou à gagner, ressentaient plus vivement que les autres les mouvements qui occupaient les deux nations. L’ardeur de la jeunesse et la violence du caractère excitaient la vivacité des émotions de Mahomet ; il amusait ses loisirs de la construction du palais de Jehan Numa (la guérite du monde) qu’il fit élever à Andrinople[20], et auquel il donna une hauteur prodigieuse ; mais ses pensées étaient irrévocablement fixées sur le projet de conquérir la ville des Césars. Il se leva vers la seconde veille de la nuit, et manda son premier vizir. Le message et l’heure, le caractère du prince et sa propre situation, tout alarmait la conscience coupable de Calil-pacha ; il avait eu la confiance d’Amurath et avait conseillé de le rappeler au trône. Mahomet, à son avènement à la couronne, l’avait confirmé dans la place de vizir, avec les apparences de la faveur ; mais le vieux ministre savait bien qu’il marchait sur une glace fragile et glissante, qu’elle pouvait se rompre sous ses pas et le plonger dans l’abîme. Son affection pour les chrétiens, peut-être innocente sous le règne précédent, lui avait fait donner le nom odieux de Gabour Ortachi, ou de frère nourricier des infidèles[21]. Dominé par son avarice, il entretenait avec l’ennemi une correspondance vénale et criminelle, qui fut découverte et punie après la guerre. Lorsqu’il reçut pendant la nuit l’ordre de se rendre auprès du sultan, il embrassa sa femme et ses enfants qu’il craignait de ne plus revoir ; il remplit de pièces d’or une coupe, se rendit en hâte au palais, se prosterna devant le sultan et, selon l’usage des Orientaux, lui offrit l’or qu’il avait apporté comme un léger tribut, gage de sa soumission et de sa reconnaissance[22]. Je ne veux pas, lui dit Mahomet, reprendre ce que je t’ai donné, mais plutôt accumuler mes bienfaits sur ta tête. A mon tour je veux de toi un présent qui me sera bien plus utile, et auquel je mets bien plus de prix : je te demande Constantinople. Le vizir, revenu de sa surprise, lui répondit : Le même dieu qui t’a donné une si grande portion de l’empire romain ne te refusera pas la capitale et le peu de domaines qui restent à cet empire. Sa providence et ton pouvoir me l’assurent, et tes fidèles esclaves et moi nous sacrifierons nos jours et notre fortune pour exécuter tes volontés. — Lala[23] (c’est-à-dire précepteur), dit le sultan, tu vois cet oreiller ; dans mon agitation je l’ai poussé toute la nuit d’un côté et d’un autre. Je me suis levé ; je me suis recouché, mais le sommeil s’est refusé à mes paupières fatiguées. Prends garde à l’or et à l’argent des Romains ; nous valons mieux qu’eux à la guerre, et à l’aide de Dieu et du prophète nous ne tarderons pas à nous emparer de Constantinople. Pour connaître la disposition de ses soldats, il parcourait souvent les rues seul et déguisé, et il était dangereux de reconnaître le sultan lorsqu’il voulait se cacher aux yeux du vulgaire. Il employait ses heures de loisir à tracer le plan de la capitale de l’empire grec, à discuter avec ses généraux et ses ingénieurs, en quel endroit on élèverait des batteries, et de quel côté on donnerait l’assaut, où l’on ferait jouer les mines, et où l’on appliquerait les échelles. Durant le jour, on essayait les manœuvres et les opérations imaginées pendant la nuit. Parmi les instruments de destruction, il étudiait avec un soin particulier la terrible découverte que venaient de faire les Latins, et son artillerie surpassa tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. Un fondeur de canons, danois ou hongrois, qui trouvait à peine sa subsistance au service des Grecs, passa du côté des Turcs, et le sultan le paya bien. Il avait été satisfait de sa réponse à la première question qu’il s’empressa de lui faire. Puis-je avoir un canon assez fort pour envoyer un boulet ou une pierre capable de renverser les murs de Constantinople ? — Je n’ignore pas, répondit le fondeur, la force de ces murs ; mais quand ils seraient plus solides que ceux de Babylone, je pourrais leur opposer une machine d’une force supérieure ; ce sera ensuite à vos ingénieurs à la placer et à la diriger. D’après cette réponse on établit une fonderie à Andrinople, on prépara le métal, et dans l’espace de trois mois, ce fondeur, nommé Urbain, présenta un canon de bronze d’une grandeur prodigieuse et presque incroyable. Le calibre était, dit-on, de douze palmes, et il lançait un boulet de pierre qui pesait plus de six quintaux[24]. On choisit devant le nouveau palais un endroit vide pour l’essayer ; mais, afin de prévenir les suites funestes que pouvaient entraîner le saisissement et la frayeur, on avertit le public, par une proclamation, que le lendemain on se servirait du canon. L’explosion se fit sentir ou entendre à cent stades à la ronde. La portée du boulet fut de plus d’un mille, et il s’enfonça d’une brasse sur le terrain où il tomba. Pour le transport de cette machine destructive, on réunit ensemble trente chariots qu’on fît traîner par un attelage de soixante bœufs ; deux cents hommes furent placés des deux côtés pour tenir en équilibre et soutenir cette masse toujours prête à rouler d’un côté oie de l’autre ; deux cent cinquante ouvriers marchèrent en avant, chargés d’aplanir la route et de réparer les ponts, et il fallut près de deux mois de travail pour lui faire faire une route de cent cinquante milles. Un philosophe d’un esprit piquant[25] se moque en cette occasion de la crédulité des Grecs, et il observe avec beaucoup de raison qu’on doit toujours se méfier des exagérations des vaincus. Il calcule que pour chasser un boulet seulement de deux cents livres, il faudrait environ cent cinquante livres de poudre ; que cette quantité de poudre ne pouvait s’allumer à la fois, le coup partirait avant que la quinzième partie prit feu, et qu’ainsi le boulet aurait très peu d’effet. Ignorant comme je le suis dans l’art de la destruction, j’ajouterai seulement que l’artillerie, aujourd’hui plus éclairée, préfère le nombre à la grandeur des pièces, la vivacité du feu au bruit ou même à l’effet d’une seule explosion. Cependant je n’ose rejeter le témoignage positif et unanime des contemporains, et il doit paraître assez vraisemblable que, dans leurs efforts ambitieux et peu éclairés, les premiers fondeurs passèrent les bornes de la modération. Un canon turc, plus considérable que celui de Mahomet, garde encore l’entrée des Dardanelles et si l’usage en est incommode, une épreuve récente a montré que l’effet était loin d’en être méprisable. Trois cents livres de poudre chassèrent un boulet de pierre de onze quintaux à la distance de six cents toises : le boulet se sépara en trois morceaux qui traversèrent le canal, et, laissant la mer couverte d’écume, allèrent par ricochets frapper et rebondir contre la colline opposée[26]. Tandis que Mahomet menaçait la capitale de l’Orient, l’empereur grec implorait par de ferventes prières les secours de la terre et du ciel. Mais les puissances invisibles étaient sourdes, à ses supplications, et la chrétienté voyait avec indifférence la chute de Constantinople, qui n’avait d’autre espoir que d’être secourue par la jalousie politique du sultan d’Égypte. Parmi les États qui pouvaient aider Constantinople, les uns se trouvaient trop faibles et les autres trop éloignés : quelques-uns regardaient le danger comme imaginaire, d’autres comme inévitable. Les princes de l’Occident étaient enfoncés dans les interminables querelles qui les divisaient entre eux, et le pontife de Rome était irrité de la fausseté ou de l’obstination des Grecs. Au lieu d’employer en leur faveur les armes et les trésors de l’Italie, Nicolas V avait prédit la destruction de leur État, et son honneur était intéressé à l’accomplissement de cette prophétie. Il fut peut-être ému de compassion lorsqu’il les vit au dernier degré du malheur, mais sa pitié arriva trop tard ; ses efforts manquèrent d’énergie et n’eurent aucun succès, et Constantinople était au pouvoir des Turcs avant que les escadres de Gênes et de Venise, sortissent de leurs ports[27] ; les princes, ceux même de la Morée et des îles de la Grèce, gardèrent une froide neutralité : la colonie génoise établie à Galata négocia un traité particulier, et le sultan la laissa se flatter que sa clémence lui permettrait de survivre à la ruine de l’empire. Un grand nombre de plébéiens et quelques nobles abandonnèrent lâchement leur pays au moment du danger ; l’avarice des riches refusa à l’empereur et garda pour les Turcs des trésors qui auraient acheté des armées de mercenaires[28]. Indigent et abandonné, Constantin se prépara toutefois à soutenir l’approche de son redoutable adversaire ; son courage était égal à ses dangers, mais ses forces ne l’étaient pas à la lutte qui se préparait. Dès les premiers jours du printemps, l’avant-garde des Turcs s’empara des bourgs, et des villages jusqu’aux portes de Constantinople. Elle épargna et protégea ceux qui se soumirent ; mais elle extermina avec le fer et la flamme quiconque voulut résister. Les villes que possédaient les Grecs sur la mer Noire, Mesembria, Acheloum et Bizon, se rendirent à la première sommation ; Sélymbrie mérita seule les honneurs d’un siège ou d’un blocus, et ses braves habitants, pendant qu’ils étaient investis du côté de terre, mirent leurs embarcations à la mer, allèrent piller la côte de Cyzique, et vendirent en place publique les captifs qu’ils ramenèrent. Mais tout se tut et se prosterna à l’arrivée de Mahomet : il s’arrêta d’abord à cinq milles de la capitale de l’empire grec ; il s’approcha ensuite avec son armée en bataille ; il arbora son drapeau devant la porte de Saint-Romain, et commença le 6 avril le mémorable siège de Constantinople. Les troupes de l’Europe et de l’Asie s’étendaient de droite à gauche de la Propontide au port ; les janissaires étaient placés au fond, devant la tente de Mahomet ; un fossé profond couvrait les lignes ottomanes et un corps particulier environnait le faubourg de Galata, et surveillait la foi douteuse des Génois. Philelphe, qui résidait en Grèce trente années avant le siége, assure, d’après des données recueillies avec soin, que les forces des Turcs, en les comprenant toutes sans exception, ne pouvaient être de plus de soixante mille cavaliers et de vingt mille fantassins ; et il accuse la pusillanimité des nations chrétiennes qui s’étaient soumises si docilement à une poignée de Barbares. Le nombre des capiculi[29], soldats de la Porte qui marchaient avec le prince, et qu’on payait de son trésor, n’était peut-être pas en effet plus considérable ; mais les pachas entretenaient ou levaient une milice provinciale dans leurs gouvernements respectifs ; il y avait un grand nombre de terres assujetties à une redevance militaire ; l’appât du butin amenait une foule de volontaires sous le drapeau de Mahomet, et le son de la trompette sacrée dut y attirer un essaim de fanatiques affamés et intrépides, qui augmentèrent du moins la terreur des Grecs, et qui servirent à émousser leur glaive par une première attaque. Ducas, Chalcocondyles et Léonard de Chios, portent trois ou quatre cent mille hommes l’armée du sultan ; mais Phranza se trouva plus près, il l’observa mieux, et il n’y compta que deux cent cinquante-huit mille hommes, évaluation précise, qui ne passe pas la mesure des faits connus ni celle des probabilités[30]. La marine des assiégeants était moins formidable : il y avait trois cent vingt navires dans la Propontide, mais dix-huit seulement pouvaient être regardés comme des vaisseaux de guerre, et il parait que le plus grand nombre n’était que des flûtes et des transports, qui versaient dans le camp, des hommes, des munitions et des vivres. Constantinople, dans son dernier état de décadence, avait encore plus de cent mille habitants ; mais ce compte est pris sur la liste des captifs, et non sur celle des combattants. C’étaient pour la plupart des ouvriers, des prêtres, des femmes et des hommes dénués de ce courage que les femmes elles mêmes ont déployé quelquefois pour le salut commun. Je conçois, j’excuserais presque la répugnance des sujets à servir sur une frontière éloignée, pour obéir à la volonté d’un tyran ; mais l’homme qui n’ose pas exposer sa vie pour défendre ses enfants et sa propriété, a perdu dans la société la disposition la plus active et la plus énergique de la nature humaine. D’après un ordre de l’empereur, on avait été dans les différentes rues inscrire ceux des citoyens et même des moines qui se trouvaient propres et disposés à prendre les armes pour la défense du pays. La liste fut remise à Phranza[31], et, plein d’étonnement et de douleur, il avertit son maître que la nation ne pouvait compter que sur quatre mille neuf cent soixante-dix Romains. Constantin et son fidèle ministre gardèrent ce triste secret, et on tira de l’arsenal la quantité de boucliers, d’arbalètes et de mousquets, dont on avait besoin. Ils furent soutenus d’un corps de deux mille étrangers sous les ordres de Jean Justiniani, noble Génois ; ces auxiliaires furent d’avance libéralement payés, et on promit à leur chef que la souveraineté de l’île de Lesbos serait le prix de sa valeur et de ses succès. Une grosse chaîne fut tendue à l’entrée du port, que défendaient d’ailleurs quelques navires de guerre et des navires marchands, tant grecs qu’italiens ; et l’on retint pour le service public tous les vaisseaux des nations chrétiennes qui arrivèrent successivement de Candie et de la mer Noire. Une capitale de treize et peut-être de seize milles de circonférence, n’avait contre toutes les forces de l’empire ottoman qu’une garnison de sept ou huit mille soldats. L’Europe et l’Asie étaient ouvertes aux assiégeants, et la force et les vivres des Grecs devaient diminuer chaque jour, sans qu’ils pussent espérer aucun secours du dehors. Les premiers Romains se seraient armés avec la résolution de vaincre ou de mourir. Les premiers chrétiens se seraient embrassés, et auraient attendu avec patience et charité la couronne du martyre. Mais les Grecs de Constantinople ne mettaient de chaleur qu’aux affaires de religion, et cette chaleur ne produisait qu’animosité et discorde. L’empereur Jean Paléologue avait renoncé, avant de mourir, au projet détesté de ses sujets de réunir l’Église grecque et l’Église latine ; on ne le reprit que lorsque la détresse de Constantin son frère fît une loi de recourir à un dernier essai de dissimulation et de flatterie[32]. Il envoya des ambassadeurs à Rome ; il les chargea de demander des secours temporels, en assurant que les Grecs se soumettraient à la domination spirituelle du pape : il dit que s’il avait négligé l’Église, les soins pressants de l’État l’avaient exigé ; et il témoigna le désir devoir dans sa capitale un légat du pontife. Le Vatican savait trop combien il fallait peu compter sur la parole des Grecs, mais il ne pouvait décemment dédaigner ces signes de repentir ; il accorda plus aisément un légat qu’une armée ; et six mois avant la prise de Constantinople, le cardinal Isidore, né en Russie, y parut en cette qualité, avec un cortége de prêtres et de soldats. L’empereur le traita comme son ami et comme son père ; il écouta avec respect ses sermons, tant en public qu’en particulier, et signa, ainsi que les plus soumis d’entre les prêtres et les laïques de l’Église grecque, l’acte d’union tel qu’il avait été accepté dans le concile de Florence. Le 12 décembre, les Grecs et les Latins se réunirent pour le sacrifice et la prière, dans l’église de Sainte-Sophie ; on y fit une commémoration solennelle des deux pontifes, c’est-à-dire de Nicolas V, vicaire de Jésus-Christ, et du patriarche Grégoire, exilé par un peuple rebelle. Mais le vêtement et la langue du prêtre latin qui officia à l’autel furent pour les Grecs un objet de scandale ; ils observèrent avec horreur qu’il consacrait du pain sans levain, et qu’il versait de l’eau froide dans la coupe de l’eucharistie. Un historien national avoue, en rougissant, qu’aucun de ses compatriotes, pas même l’empereur, ne fut de bonne foi dans cette réconciliation[33]. Pour se disculper de leur soumission précipitée et absolue, ils disaient s’être réservé le droit de faire par la suite une révision de l’acte ; mais la meilleure ou la plus mauvaise de leurs excuses était l’aveu de leur parjure. Accablés des reproches de ceux de leurs frères qui n’avaient pas trahi leur conscience, ils leur répondaient tout bas : Ayez patience ; attendez que la ville soit délivrée du grand dragon qui cherche à nous dévorer : vous verrez alors si nous sommes sincèrement réconciliés avec les azymites. Mais la patience n’est pas l’attribut du zèle religieux et l’adresse d’une cour ne peut contenir l’énergie et la violence de l’enthousiasme populaire. De l’église de Sainte-Sophie, les citoyens des différentes classes et les personnes des deux sexes se portèrent en foule à la cellule du moine Gennadius[34], pour consulter ce religieux, qui passait pour l’oracle de l’Église. Le saint personnage ne se montra point absorbé, à ce qu’il paraît, dans ses profondes méditations ou dans ses extases mystiques, il avait seulement exposé sur sa porte une tablette, où la multitude entière lut successivement ces terribles paroles : Misérables Romains ! pourquoi abandonnez-vous la vérité ? pourquoi, au lieu de mettre votre confiance en Dieu, comptez-vous sur les Italiens ? en perdant votre foi, vous perdrez votre ville. Seigneur, ayez pitié de moi ! je proteste en votre présence que je suis innocent de ce crime. Misérables Romains ! faites vos réflexions, arrêtez-vous et repentez-vous ; au moment où vous renoncerez à la religion de vos pères, en vous liguant avec l’impiété, vous vous soumettrez à une servitude étrangère. D’après l’avis de Gennadius, les vierges consacrées à Dieu, pures comme les anges et orgueilleuses comme les démons, s’élevèrent contre l’acte d’union, et abjurèrent toute communion avec les associés présents et à venir de l’Église latine ; et la plus grande partie du clergé et du peuple approuva et imita leur exemple. En sortant du monastère de Gennadius, les Grecs dévots se dispersèrent dans les tavernes, burent à la confusion des esclaves du pape, vidèrent leurs verres en l’honneur de l’image de la sainte Vierge, et la supplièrent de défendre contre Mahomet cette ville qu’elle avait autrefois défendue contre Chosroês et le chagan ; enivrés de fanatisme et de vin, ils s’écrièrent bravement : Qu’avons-nous besoin de secours ou d’union ? Qu’avons-nous besoin des Latins ? Loin de nous le culte des azymites ! Cette frénésie épidémique troubla la nation durant l’hiver qui précéda la victoire des Turcs ; le carême et l’approche de Pâques, au lieu d’inspirer la charité, ne servirent qu’à renforcer l’obstination et l’influence des fanatiques. Les confesseurs scrutèrent et alarmèrent les consciences ; ils imposèrent des pénitences rigoureuses à ceux qui avaient, reçu la communion des mains d’un prêtre accusé d’avoir donné un aveu formel ou tacite à l’union. Le service de celui-ci à l’autel communiquait la souillure aux simples spectateurs de la cérémonie ; les prêtres qui y assistaient sans y prendre part, perdaient la vertu de leur caractère sacerdotal ; et, même dans le danger d’une mort subite, il n’était pas permis d’invoquer le secours de leurs prières ou leur absolution. Dès que le sacrifice des Latins eut souillé l’église de Sainte-Sophie, le clergé et le peuple s’en éloignèrent comme d’une synagogue juive ou d’un temple païen ; et cette basilique vénérable, qui, remplie d’un nuage d’encens, éclairée d’une multitude innombrable de flambeaux, avait si souvent retenti du son des prières et des actions de grâces, demeura livrée à un vaste et morne silence. Les Latins étaient les plus odieux des hérétiques et des infidèles ; et le premier ministre de l’empire, le grand-duc, déclara qu’il aurait mieux aimé voir à Constantinople le turban de Mahomet que la tiare du pape ou un chapeau de cardinal[35]. Ce sentiment indigne d’un chrétien et d’un patriote était général parmi les Grecs et leur devint fatal. Constantin fut privé de l’affection et de l’appui de ses sujets, et leur lâcheté naturelle se trouva consacrée par leur résignation aux décrets de Dieu ou le chimérique espoir d’une délivrance miraculeuse. Deux des côtés du triangle que forme la ville de Constantinople, ceux qui s’étendent le long de la mer, étaient inaccessibles à l’ennemi ; la Propontide formait d’un côté une défense naturelle, et le port, de l’autre, une défense artificielle. Un double mur et un fossé de cent pieds de profondeur couvraient la base du triangle située entre ces deux rives du côté de terre : Phranza, témoin oculaire, donne à ces fortifications une étendue de six milles[36]. Ce fut là que les Ottomans formèrent leur principale attaque. Constantin, après avoir réglé le service et le commandement des postes les plus périlleux, entreprit de défendre le mur extérieur. Les premiers jours du siège, les soldats descendirent dans le fossé, ou firent une sortie en pleine campagne ; mais ils s’aperçurent bientôt qu’en proportion de leurs nombres respectifs, un chrétien valait plus de vingt Turcs, et après ces premières preuves de courage ils se bornèrent prudemment à lancer des armes de trait du haut du rempart. Cette prudence ne peut être accusée de lâcheté : la nation, il est vrai, était pusillanime et vile ; mais le dernier des Constantin mérite le nom de héros ; sa noble troupe de volontaires respirait l’esprit des premiers Romains, et les auxiliaires étrangers soutenaient l’honneur de la chevalerie de l’Occident. Du milieu de la fumée, du bruit et du feu de leur mousqueterie et de leurs canons, des grêles de javelines et de traits tombaient sans cesse sur l’ennemi. Chacune de leurs petites armes vomissait en même temps cinq ou même dix balles de plomb de la grosseur d’une noix ; et selon l’épaisseur des rangs serrés, ou la force de la poudre, chaque coup pouvait traverser l’armure et le corps de plusieurs guerriers ; mais les Turcs approchèrent bientôt à couvert dans des tranchées ou derrière des ruines. Chaque jour ajoutait à la science des chrétiens ; mais leur magasin de poudre était peu considérable, et devait se trouver bientôt épuisé. Leur artillerie, peu nombreuse et de peur calibre, ne pouvait produire de grands effets ; et s’il se trouvait quelques pièces assez fortes, ils craignaient de les placer sur de vieux murs, que l’explosion devait ébranler et renverser[37]. Ce secret destructeur avait été aussi révélé aux musulmans, et ils l’employaient avec l’énergie qu’ajoutent à tout moyen le zèle les richesses et le despotisme. Nous avons déjà parlé du grand canon de Mahomet, objet important et apparent dans l’histoire de cette époque : cette énorme bouché a feu se trouvait épaulée de deux autres presque aussi grandes[38]. Les Turcs pointeront une longue chaîne de canons contre les murs quatorze batteries foudroyèrent en même temps les endroits les plus accessibles ; et les auteurs, en parlant de l’une d’entre elles, se servent d’expression équivoques, d’où il résulte, ou qu’elle contenait cent trente pièces, ou bien qu’elle envoya cent trente boulets. Au reste, malgré le pouvoir et l’activité de Mahomet, on aperçoit l’enfance de l’art. Sous un maître qui comptait les moments, le grand canon ne pouvait tirer que sept fois par jour[39]. Le métal échauffé creva ; plusieurs canonniers périrent, et on admira l’habileté d’un fondeur, qui, afin de prévenir cet accident, imagina de verser de l’huile dans les bouches à feu après chaque explosion. Les premiers boule ts des musulmans, envoyés hasard, firent plus de bruit que de ravage, et ce fut d’après l’avis d’un chrétien que les ingénieurs apprirent à diriger leurs coups sur les deux côtés opposés aux angles saillants d’un bastion. Les artilleurs n’étaient pas adroits ; mais la multiplicité des coups produisit l’effet ; et les Turcs, s’étant avancés jusqu’aux bords du fossé, entreprirent de combler cette énorme ouverture et de se frayer un chemin pour donner l’assaut[40]. Ils y entassèrent une quantité innombrable de fascines, de tonneaux et de troncs d’arbres ; et telle fut l’impétuosité des travailleurs, que ceux qui se trouvaient sur les bords, ou les plus faibles, furent poussés dans le précipice et ensevelis au même instant sous les masses qu’on y jetait. Les assiégeants s’efforçaient de remplir le fossé ; et les assiégés n’avaient d’autre moyen de salut que de rendre ces travaux inutiles ; après des combats longs et meurtriers, ils détruisaient toujours pendant la nuit ce que les soldats de Mahomet avaient fait pendant le jour. L’art des mines offrait une ressource au sultan ; mais le terrain était un rocher ; les ingénieurs chrétiens l’arrêtaient d’ailleurs par des contre-mines : on n’avait pas encore imaginé de remplir de poudre à canon ces passages souterrains, et de faine sauter des tours et des villes entières[41]. Ce qui distingua le siège de Constantinople, ce fut la réunion de l’artillerie ancienne et de l’artillerie moderne. Les bouches à feu étaient entremêlées de machines qui lançaient des pierres et des dards ; le boulet et le bélier battaient les mêmes murs ; et la découverte de la poudre à canon n’avait pas fait négliger l’usage de l’inextinguible feu grégeois. Une immense tour de bois s’approchait sur des cylindres, une triple couverture de peaux de bœufs défendait ce magasin mobile de munitions et de fascines. Les guerriers qu’elle renfermait, tiraient continuellement sans danger par les ouvertures ; et trois portes qu’elle offrait sur le devant, permettaient aux soldats et aux ouvriers de faire des sorties et de se retirer. Ils montaient par un escalier à la plate-forme supérieure, et du haut de cette plate-forme on pouvait avec des poulies élever une échelle avec laquelle on formait un pont qui s’accrochait au rempart ennemi. Par la réunion de ces divers moyens d’attaque, dont quelques-uns étaient aussi nouveaux pour les Grecs qu’ils leur devinrent funestes, la tour de Saint-Romain fut enfin renversée : après un combat opiniâtre, les Turcs furent repoussés de la brèche et arrêtés par la nuit. Ils comptaient à la pointe du jour recommencer l’attaque avec une nouvelle ardeur, et plus de succès. L’empereur et le Génois Justiniani ne perdirent pas un de ces moments laissés au repos et à l’espérance ; ils passèrent la nuit sur le rempart, et pressèrent des travaux d’où dépendaient le sort de l’Église et celui de Constantinople. Aux premiers rayons de l’aurore, l’impatient Mahomet vit avec autant d’étonnement que de douleur sa tour de bois réduite en cendres, le fossé nettoyé et rétabli, et la tour de Saint-Romain forte et entière ; il déplora la ruine de son projet, et s’écria avec irrévérence que trente-sept mille prophètes ne l’auraient pas déterminé à croire que les infidèles pussent en si peu de temps l’aire un pareil ouvrage. La générosité des princes chrétiens fut froide et tardive ; mais du moment où Constantin avait craint que sa capitale ne fût assiégée, il avait entamé des négociations dans les îles de l’Archipel, dans la Morée et en Sicile, pour en obtenir les secours les plus indispensables. Cinq grands vaisseaux marchands[42] armés en guerre auraient appareillé de Chios dès le premier jour d’avril, si un vent du nord ne les eût opiniâtrement arrêtés[43]. Un de ces vaisseaux portait le pavillon impérial ; les quatre autres appartenaient aux Génois ; ils étaient chargés de froment et d’orge, d’huile et de végétaux, et surtout de soldats et de matelots pour le service de la capitale. Après un pénible délai, une brise légère venant du sud, leur permit enfin de mettre à la voile, et ce même vent, devenu plus fort le second jour, leur fit traverser l’Hellespont et la Propontide ; mais la capitale de l’empire grec était déjà investie par terre et par mer ; et l’escadre turque placée à l’entrée du Bosphore s’étendait d’un rivage à l’autre en forme de croissant, afin d’intercepter ou du moins de repousser ces audacieux auxiliaires. Le lecteur qui a présent à l’esprit le tableau géographique de Constantinople, concevra et admirera la grandeur de ce spectacle. Les cinq vaisseaux chrétiens continuaient à s’avancer, avec de joyeuses acclamations, à force de rames et de voiles, contre une escadre ennemie de trois cents navires ; le rempart, le camp, les côtes de l’Europe et de l’Asie étaient couverts de spectateurs qui attendaient avec inquiétude l’effet de cet important secours. Au premier coup d’œil l’événement ne pouvait paraître douteux ; la supériorité des musulmans était hors de toute proportion, et dans un calme leur nombre et leur valeur auraient sûrement triomphé. Toutefois leur marine imparfaite n’avait pas été créée à loisir par le génie du peuple, mais par la volonté du sultan : au comble de la grandeur, les Turcs ont reconnu que si Dieu leur a donné l’empire de la terre, il a laissé celui de la mer aux infidèles[44] ; une suite de défaites et une rapide décadence ont établi la vérité de ce modeste aveu. Si l’on en excepte dix huit galères d’une certaine force, le reste de l’escadre était composé de bateaux ouverts, grossièrement construits, mal manœuvrés, surchargés de soldats et dénués de canon ; et comme le courage vient en grande partie du sentiment de nos forces, les plus braves janissaires purent trembler sur un nouvel élément. Du côté des chrétiens d’habiles pilotes gouvernaient cinq grands vaisseaux remplis des vétérans de l’Italie et de la Grèce, qui avaient une longue habitude des travaux, et des dangers de la navigation. Ils cherchaient à couler bas, ou à mettre en pièces les faibles embarcations qui les arrêtaient. Leur artillerie balayait les vagues, ils versaient le feu grégeois sur ceux des ennemis qui osaient s’approcher pour tenter l’abordage, et les vents et les flots sont toujours du côté des navigateurs les plus habiles. Les Génois sauvèrent dans ce combat le vaisseau impérial, qui se trouvait accablé par le nombre ; et les Turcs, repoussés dans deux attaques, l’une de loin, l’autre plus rapprochée, essuyèrent une perte considérable. Mahomet était à cheval sur la grève ; il encourageait les musulmans par sa voix, par des promesses de récompense, par la crainte qu’il inspirait, plus puissante sur eux que la crainte de l’ennemi. L’effervescence de ses esprits, les mouvements de son corps[45] semblaient imiter les actions des combattants ; et comme s’il avait été le maître de la nature, étranger à toute crainte, il faisait d’impuissants efforts pour lancer, son cheval dans la mer. Ses violents reprochés, les clameurs du camp, déterminèrent les navires turcs à une troisième attaque qui leur fut encore plus funeste que les deux autres, et je dois citer, quoique je ne puisse le croire, le témoignage de Phranza, qui dit que, de l’aveu des Turcs, le massacre de cette journée leur coûta plus de douze mille hommes. Ils s’enfuirent en désordre vers les côtes de l’Europe et de l’Asie, tandis que l’escadre des chrétiens s’avança triomphante et sans aucun dommage le long du Bosphore, et mouilla en sûreté en dedans de la chaîne du port. Dans l’ivresse de la victoire, ils soutenaient que la force de leurs bras aurait écrasé toute l’armée des Turcs. De son côté Baltha-Ogli, l’amiral ou le capitan-pacha, qui avait été blessé à l’œil, cherchait à tirer quelque consolation de cet accident, en assurant qu’il était l’unique cause de la défaite : c’était un renégat issu des princes de la Bulgarie ; le vice détesté de l’avarice souillait ses qualités militaires, et sous le despotisme d’un prince ou celui du peuple, le malheur est une preuve suffisante de crime. Le rang et les services de ce guerrier furent effacés par le mécontentement de Mahomet ; quatre esclaves l’ayant étendu par terre en présence du sultan, il reçut cent coups d’une barre d’or[46] : Mahomet avait ordonné sa mort, et le vieux général admira la bonté du sultan, qui se contenta de le dépouiller de ses biens et de l’exiler. Ce secours ranima l’espoir des Grecs, et accusa l’indifférence des peuples de l’Occident qui se trouvaient alliés de l’empire. Des millions de croisés étaient venus chercher une mort inévitable, dans les déserts de l’Anatolie et dans les rochers de la Palestine ; mais Constantinople était par sa situation bien fortifiée contre ses ennemis et accessible à ses alliés : un armement peu considérable des puissances maritimes aurait sauvé les restes du nom romain et maintenu une forteresse chrétienne au centre de l’empire ottoman. Cependant les tentatives faites pour la délivrance de Constantinople se bornèrent aux cinq vaisseaux dont je viens de parler ; les nations éloignées, se montrèrent insensibles aux progrès des Turcs, et l’ambassadeur de Hongrie, ou du moins celui de Huniades, résidait au camp des Turcs, afin de dissiper les craintes et de diriger les opérations du sultan[47]. Il était difficile aux Grecs de pénétrer le secret du divan ; toutefois leurs auteurs sont persuadés qu’une résistance si opiniâtre et si surprenante avait fatigué la persévérance de Mahomet. On dit qu’il médita une retraite, et qu’il aurait bientôt levé le siège si l’ambition et la jalousie du second vizir ne se fut élevée contre les perfides avis de Calil-pacha, qui entretenait toujours une secrète correspondance avec la cœur de Byzance. Il jugea qu’il serait impossible de s’emparer de la ville, s’il ne parvenait pas à former une attaque du côté de la mer, en même temps que ses troupes donneraient l’assaut de l’autre côté ; mais il n’avait aucun moyen de forcer le port : la grosse chaîne qui le fermait se trouvait alors appuyée de huit grands navires, de vingt autres plus petits, et à un assez grand nombre de galères et de bateaux ; les Turcs, au lieu de forcer cette barrière, avaient à craindre une sortie des vaisseaux grecs, et un second combat en pleine mer. Au milieu de ces perplexités, le génie de Mahomet conçut et exécuta un plan d’une hardiesse merveilleuse : il résolut de faire transporter par terre, de la rive du Bosphore dans la partie la plus enfoncée du havre, ses plus légers navires et ses munitions. La distance est d’environ dix milles, le terrain est inégal ; il se trouvait parsemé de broussailles ; et comme il fallait passer derrière le faubourg de Galata, le succès de l’entreprise, où la mort de tous ceux qu’on y emploierait dépendaient de la colonie génome. Mais ces avides marchands ambitionnaient la faveur d’être dévorés les derniers, et le sultan, rassuré sur ce point, suppléa par la multitude de bras au défaut de ses connaissances en mécanique. Le chemin aplani fut couvert d’une large plate-forme composée de planches fortes et solides que, pour les rendre plus glissantes, on enduisit de graisse de bœuf et de brebis. Il fit tirer du détroit, placer sur des rouleaux et couler sur ces planches, à force de bras et de poulies, quatre-vingts galères ou brigantins de cinquante et trente rames ; deux guides ou pilotes étaient au gouvernail et la proue de chaque navire : les voiles flottaient au gré des vents, et des chants et des acclamations égayèrent ce grand travail. Dans le cours d’une seule nuit, la flotte des Turcs gravit la colline, traversa la plaine et fut lancée dans le havre, dans un lieu où il n’y avait pas assez d’eau pour les navires plus lourds des Grecs. La terreur qu’inspira aux Grecs cette opération, et la confiance qu’elle donna aux Turcs, exagérèrent son importance réelle ; mais ce fait notoire et incontestable eut pour témoins les deux nations dont les écrivains l’ont également raconté[48]. Les anciens avaient employé souvent ce stratagème[49]. Les galères ottomans, je dois le répéter, n’étaient que de gros bateaux si nous comparons la grandeur des navires et la distance, les obstacles et les moyens, on a peut-être exécuté de nos jours[50] des entreprises aussi merveilleuses[51]. Dès que Mahomet eut des navires et des troupes dans la partie supérieure du havre, avec des tonneaux réunis par des solives et des anneaux de fer, et revêtus d’un plancher solide, il construisit à l’endroit le plus resserré un pont, ou plutôt un môle, large de cinquante coudées et long de cent. Il établit un de ses plus grands canons sur cette batterie flottante, tandis que les quatre-vingts galères, les troupes et les échelles, approchaient du côté le plus accessible, celui par où les guerriers latins avaient autrefois emporté la ville d’assaut. On a reproché aux chrétiens de n’avoir pas détruit les ouvrages avant qu’ils fussent achevés ; mais un feu supérieur fit taire le feu de leur batterie, et ils essayèrent une nuit de brûler les navires ainsi que le pont du sultan. La vigilance de Mahomet empêcha leur approche ; les galiotes les plus avancées furent prises ou coulées bas ; il fit inhumainement massacrer quarante jeunes guerriers, les plus braves de l’Italie et de la Grèce. L’empereur fit exposer sur ses remparts les têtes de deux cent soixante captifs musulmans, sans que ces cruelles mais justes représailles pussent diminuer sa douleur. Après un siége de quarante jours, rien ne pouvait plus différer la prise de Constantinople : la garnison peu nombreuse se trouvait épuisée par une double attaque ; le canon des Ottomans avait détruit de toutes parts ces fortifications qui avaient résisté pendant près de dix siècles à l’attaque des ennemis ; elles offraient plusieurs brèches, et près de la porte de Saint-Romain l’artillerie des Turcs avait abattu quatre tours. Pour payer ses troupes, faibles et prêtes à se révolter, Constantin fut réduit à dépouiller les églises, en promettant de restituer quatre fois la valeur de ce qu’il y prenait ; et ce sacrilège fournit aux ennemis de l’union un nouveau sujet de reproche. L’esprit de discorde diminuait encore le peu de forces des chrétiens ; les auxiliaires génois et vénitiens faisaient valoir leur prééminence respective, et Justiniani et le grand-duc, dont l’ambition n’était pas amortie par leur commun danger, s’accusaient mutuellement de perfidie et de lâcheté. Durant le siége de Constantinople on avait parlé quelquefois de paix et de capitulation, et il y avait eu plusieurs messages, entre le camp et la ville[52]. La fierté de l’empereur Grec se trouvait abattue par le malheur, et pourvu qu’on mît à couvert sa religion et sa royauté, il se serait soumis à toutes les conditions. Mahomet désirait charger le sang de ses soldats ; il désirait surtout s’assurer les trésors de Byzance, et remplissait également son devoir de musulman en offrant aux gabours l’alternative de se faire circoncire, de payer un tribut, ou de se résigner à la mort. Une somme annuelle de cent mille ducats aurait satisfait sa cupidité ; mais son ambition voulait la capitale de l’Orient. Il proposa à Constantin un équivalent de cette ville ; il proposa la tolérance aux Grecs, ou, s’ils l’aimaient mieux, la permission de se retirer en sûreté ; mais, après une négociation infructueuse, il déclara qu’il trouverait un trône ou un tombeau sous les murs de Constantinople. Le sentiment de l’honneur et la crainte du blâme universel ne permirent pas à Paléologue de livrer sa capitale aux Ottomans : il résolut de souffrir les dernières extrémités de la gloire. Le sultan employa plusieurs jours aux préparatifs de l’assaut, et sa confiance dans l’astrologie, sa science favorite, laissa respirer les Grecs jusqu’au 29 mai, jour que les astres annonçaient être le jour heureux et prédestiné de la prise de Constantinople. Le 27 au soir, il donna ses derniers ordres. Il manda les chefs de ses troupes, et ses hérauts publièrent dans son camp les motifs de cette périlleuse entreprise, et excitèrent les soldats à faire leur devoir. La crainte est le premier principe d’un gouvernement despotique ; ses menaces, exprimées dans le style des Orientaux, annonçaient que quand les fugitifs et les déserteurs auraient les ailes d’un oiseau[53], ils n’échapperaient pas à son inexorable justice. La plupart de ses janissaires à de ses pachas avaient reçu le jour dans des familles chrétiennes ; mais des adoptions successives perpétuaient la gloire du nom turc, et, malgré le changement des individus ; l’imitation et la discipline maintiennent l’esprit d’une légion, d’un régiment ou d’une oda. On exhorta les musulmans à purifier ; pour ce pieux combat leur esprit par la prière, leur corps par sept ablutions et à s’abstenir de nourriture jusqu’au soir du lendemain. Une foule de derviches parcourut les tentes, pour inspirer aux soldats le désir du martyre, pour leur donner l’assurance qu’ils passeraient une jeunesse inépuisable au milieu des rivières et des jardins du paradis, et dans les bras des houris aux yeux noirs. Mahomet toutefois comptait principalement sur l’effet des récompenses temporelles et visibles. On promit une double solde comme prix de la victoire. La ville et les bâtiments m’appartiennent, dit Mahomet, mais je vous abandonne les captifs et le butin, les trésors de l’or et de la beauté ; soyez riches et heureux. Les provinces de mon empire sont nombreuses : l’intrépide soldat qui montera le premier sur les murs de Constantinople, sera récompensé par le gouvernement de la plus belle et de la plus riche, et ma reconnaissance accumuler sur lui des honneurs et une fortune au-delà de ses espérances. Des motifs si variés et si puissants répandirent une ardeur générale parmi les Turcs ; méprisant la mort, et impatients du combat, ils firent retentir le camp de l’acclamation mahométane : Dieu est Dieu ; il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est l’apôtre de Dieu[54] ; et depuis Galata jusqu’aux sept tours, la terre et la mer furent éclairées des feux qu’ils allumèrent pendant la nuit. La situation des chrétiens était bien différente ; ils déploraient avec des cris impuissants leurs péchés ou le châtiment qui les menaçait. On avait exposé dans une procession solennelle l’image céleste de la Vierge ; mais la Vierge n’écouta point leurs prières ils accusaient l’obstination de l’empereur, qui n’avait pas voulu rendre la place quand il en était encore temps ; ils anticipaient les horreurs de leur sort, et soupiraient après le repos et la sûreté dont ils espéraient jouir dans l’esclavage des Turcs. Les plus nobles d’entre les Grecs et les plus braves d’entre les alliés furent mandés au palais le 28 au soir, pour s’y préparer à l’assaut général qu’ils allaient avoir à soutenir. Le dernier discours de Paléologue fut l’oraison funèbre de l’empire romain[55]. Il promit, conjura, et essaya vainement de ranimer dans les cœurs l’espoir éteint dans le sien ; il n’avait à offrir pour le présent qu’un aspect triste et sombre, et l’Évangile ni l’Église chrétienne, n’ont promis aucune récompense sensible aux héros qui tomberaient en servant leur pays. Mais l’exemple du prince, et l’ennui de se voir renfermés dans une ville assiégée, avaient armé ces guerriers du courage du désespoir. L’historien Phranza, qui assista à cette lugubre assemblée, la décrit d’une manière pathétique. Ils versèrent des larmes, ils s’embrassèrent ; oubliant leurs familles et leurs richesses, ils se dévouèrent à la mort. Chacun des chefs se rendit à son poste, et passa la nuit à faire sur le rempart une garde vigilante. L’empereur, suivi de quelques fidèles compagnons, entra dans l’église de Sainte-Sophie, qui, en peu d’heures, allait devenir une mosquée pleurèrent ; ils prièrent au pied des autels, et y récurent la sainte communion. Il se reposa quelques moments dans le palais, qui retentissait de cris et de lamentations, il demanda pardon à tous ceux qu’il avait pu offenser[56], et monta à cheval pour visiter les gardes et reconnaître les mouvements de l’ennemi. La chute du dernier des Constantin est plus glorieuse que la longue prospérité des Césars de Byzance. Un assaut peut quelquefois réussir au milieu des ténèbres ; cependant les talents militaires et les connaissances astrologiques de Mahomet le déterminèrent à attendre le matin de ce mémorable 29 mai 1453 de l’ère chrétienne. On n’avait pas perdu un seul instant de la nuit ; les troupes, le canon et les fascines, s’étaient avancés au bord du fossé qui en plusieurs endroits offrait un chemin uni jusqu’à la brèche, et ses quatre-vingts galères touchaient presque avec leurs proues et leurs échelles d’escalade les murs du port le moins susceptibles de défense. Le sultan ordonna le silence sous peine de mort ; mais les lois physiques du mouvement et du son ne se trouvent pas soumises à ka discipline et à la crainte. Chaque individu pouvait étouffer sa voix et mesurer ses pas ; mais la marche et le travail d’une armée produisirent nécessairement des sons confus qui frappèrent l’oreille des sentinelles des tours. Au lever de l’aurore, les Turcs donnèrent l’assaut par mer et par terre, sans tirer, selon leur usage le canon du matin, et leur ligne d’attaque serrée, et continue a été comparée à une longue corde tressée ou tordue[57]. Les premiers rangs étaient composés du rebut des troupes, d’un ramas de volontaires qui se battaient sans ordre et sans discipline, de vieillards ou d’enfants de paysans et de vagabonds, et enfin de tous ceux qui avaient joint l’armée dans l’aveugle espoir du butin ou du martyre. Une impulsion générale les porta au pied des murs ; les plus hardis à monter sur le rempart furent précipités dans le fossé ; la foule se trouvait si pressée, que chaque dard et chaque boulet des chrétiens renversait des guerriers. Mais cette laborieuse défense ne tarda pas à épuiser leurs forces et leurs munitions : le fossé se remplit de cadavres qui servirent de pont à leurs camarades et la mort de ces enfants perdus fut plus utile que ne l’avait été leur vie. Les soldats de l’Anatolie et de la Romanie, conduits par leurs pachas et leurs sangiaks, chargèrent les uns après les autres ; leurs succès furent divers et douteux : l’assaut durait depuis deux heures, les Grecs avaient et gagnaient encore de l’avantage ; on entendit la voix de l’empereur, qui excitait ses soldats à achever, par un dernier effort, la délivrance de leur pays. Dans ce fatal moment, les janissaires s’ébranlèrent frais, vigoureux et invincibles. Le sultan, à cheval et une massue à la main, était le témoin et le juge de leur valeur ; il avait autour de lui dix mille hommes de ses troupes domestiques, qu’il réservait pour les moments décisifs, et de la voix et de l’œil il dirigeait et pressait les flots des combattants. On voyait derrière la ligne la nombreuse troupe des ministres de sa justice qui poussaient, qui contenaient, qui punissaient les guerriers ; si le danger était devant, la honte et une mort inévitable se trouvaient derrière ceux qui songeaient à prendre la fuite. La musique guerrière des tambours, des trompettes et des timbales, étouffait les cris de l’effroi et de la douleur ; et l’expérience a prouvé que l’opération mécanique des sons, en donnant plus de vivacité à la circulation du sang et des esprits, produit sur la machine humaine plus d’effet que l’éloquence de la raison et de l’honneur. L’artillerie des lignes, des galères et du pont des assaillants, foudroyait les Grecs sur tous les points ; le camp, la ville, les assiégeants et les assiégés, étaient environnés d’un nuage de fumée qui ne pouvait plus être dissipé que par la délivrance ou la destruction complète de l’empire romain. Les combats singuliers des héros, de l’histoire et de la fable amusent notre imagination et nous inspirent de l’intérêt ; les savantes évolutions de la guerre peuvent éclairer l’esprit et perfectionner un art nécessaire, quoique pernicieux au genre humain ; mais dans la peinture d’un assaut général, tout est sang, horreur et confusion ; et séparé par trois siècles et un millier de milles d’une scène qui n’a point eu de spectateurs, et dont les acteurs eux-mêmes ne pouvaient se former une idée exacte ou complète, je n’essaierai pas de la dessiner. Si Constantinople ne fit pas une plus longue résistance, il faut l’attribuer à la balle ou au trait qui perça la main de Justiniani à travers son gantelet. La vue de son sang et l’extrême douleur que lui causait sa blessure, abattirent son courage : il était, par son bras et ses conseils, le plus ferme rempart de la ville. Comme il abandonnait son poste pour chercher un chirurgien, l’infatigable empereur s’aperçut de sa retraite, et l’arrêta : Votre blessure, s’écria Paléologue, est légère ; le danger est imminent ; votre présence est nécessaire, et de quel côté se fera votre retraite ? — Je me retirerai, dit le Génois tremblant, par le chemin que Dieu a ouvert aux Turcs ; et à ces mots il traverse rapidement une des brèches. Du mur intérieur. Ce trait de lâcheté déshonora une vie toute guerrière ; il survécut peu de jours, et ses derniers instants, qu’il passa a Galata ou dans l’île de Chios, furent empoisonnés par les reproches de sa conscience et par ceux du public[58]. La plupart des auxiliaires latins imitèrent son exemple, et la défense se relâcha au moment où l’attaque était poussée avec le plus de vigueur. Le nombre des Ottomans était cinquante fois, peut-être cent fois plus considérable que celui des chrétiens : les doubles murs de la place, foudroyés par l’artillerie, n’offraient plus qu’un amas de ruines ; il devait y avoir, dans une circonférence de plusieurs milles, des endroits accessibles ou mal gardés, et si les assiégeants se rendaient maîtres d’un seul point, la ville se trouvait à jamais perdue. Hassan le janissaire, d’une stature et d’une force gigantesques, mérita le premier la récompense qu’avait promise le sultan. Son cimeterre d’une main et son bouclier de l’autre, il escalada le mur extérieur ; dix-huit de trente janissaires émules de sa valeur, périrent sous le fer ennemi : parvenu au sommet, et s’y défendant avec ses douze camarades, il fût précipité dans le fossé ; on le vit se relever sur ses genoux, mais il fut renversé de nouveau par une grêle de dards et de pierres. Toutefois il avait montré qu’il pouvait gagner le haut du rempart : bientôt un essaim de Turcs couvrit les murs et les tours, et les Grecs, perdant ainsi l’avantage du terrain, furent accablés par la multitude des musulmans, qui augmentait d’un moment à l’attire. On aperçut longtemps au milieu de cette foule, l’empereur[59] remplissant tous les devoirs de général et de soldat ; il disparut enfin. Les nobles qui combattaient autour de lui soutinrent jusqu’à leur dernier soupir les honorables noms de Paléologue et de Cantacuzène. On l’entendit prononcer ces douloureuses paroles : Aucun des chrétiens ne voudra- t-il donc me couper la tête ?[60] et sa dernière inquiétude fut de tomber vif entre les mains des infidèles[61]. Déterminé à la mort, il avait eu la précaution de quitter ses habits de pourpre : au milieu du tumulte, il tomba sous une main inconnue et demeura caché sous un monceau de morts. Du moment où il eut été tué, il n’y eut plus de résistance et la déroute fut générale ; les Grecs se mirent à fuir du côté de la ville ; et chacun se pressant d’entrer, plusieurs périrent étouffés dans l’étroit passage de la porte de Saint-Romain. Les Turcs, victorieux se précipitèrent à leur poursuite par les brèches du mur intérieur, et tandis qu’ils avançaient dans les rues ; ils furent rejoints par la division qui avait forcé la porte de Phenar du côté du port[62]. Dans la première chaleur de la poursuite, environ deux mille chrétiens furent passés au fil de l’épée ; mais l’avarice triompha bientôt de la cruauté, et les vainqueurs avouèrent qu’ils auraient sur-le-champ fait quartier, si la valeur de Constantin et de ses soldats d’élite ne leur eût fait supposer qu’ils trouveraient la même opposition dans tous les quartiers de la capitale. Ainsi, après un siège de cinquante-trois jours, tomba enfin sous les armes de Mahomet II, cette Constantinople qui avait bravé les forces de Chosroès, du chagan et des califes. Les Latins n’avaient renversé que son empire, mais les musulmans vainqueurs renversèrent sa religion[63]. Le bruit du malheur vole avec rapidité ; mais telle était l’étendue de la ville, que les quartiers les plus éloignés demeurèrent encore quelques moments dans l’heureuse ignorance de leur triste sort[64]. Mais au milieu de la consternation générale, au milieu des affreuses inquiétudes, que chacun éprouvait pour soi ou pour la patrie, au milieu du tumulte et du bruyant fracas de l’assaut, le repos sans doute approcha peu cette nuit des habitants de Constantinople ; et j’ai peine à croire qu’un grand nombre de femmes grecques avaient été éveillées par les janissaires d’un profond et tranquille sommeil. Dès que le malheur public fut certain, les maisons et les couvents se trouvèrent en un instant déserts ; les habitants tremblants s’amoncelaient dans les rues comme une troupe de timides animaux ; comme si la réunion de leur faiblesse eût dû produire la force, ou se flattant peut-être que dans cette foule chacun d’eue se trouverait caché et en sûreté. Ils se réfugiaient de toutes parts dans l’église de Sainte-Sophie ; en moins d’une heure, les pères et les maris, les femmes et les enfants, les prêtres, les moines et les religieuses, remplirent le sanctuaire, le chœur, la nef et les galeries supérieures et inférieures ; ils en barricadèrent les portes, ils cherchaient un asile dans ce temple sacré qui la veille encore leur paraissait un édifice souillé. Leur confiance se fondait sur la prédiction d’un fanatique, ou d’un imposteur qui avait annoncé que les Turcs emporteraient Constantinople, qu’ils poursuivraient les Grecs jusqu’à la colonne de Constantin, sur la place qui précède Sainte-Sophie, mais que ce serait la terme des malheurs de Byzance ; qu’un ange descendrait du ciel le glaive à la main, et livrerait son glaive et l’empire à un pauvre homme assis au pied de la colonne ; qu’il lui dirait : Prends ce glaive et venge le peuple du Seigneur ; qu’à ces mots les Turcs prendraient la fuite, que les Romains victorieux les chasseraient alors de l’Occident et de toute l’Anatolie, jusqu’aux frontières de la Perse. C’est à ce propos que Ducas reproche aux Grecs, avec une grande vérité et d’une manière assez piquante, leur discorde et leur opiniâtreté : Si l’ange avait paru, s’écrie cet historien, s’il eût proposé d’exterminer vos ennemis à condition que vous souscririez l’union de l’Église, dans ce fatal moment vous auriez encore refusé ce moyen de salut, ou vous auriez trompé votre Dieu[65]. Tandis qu’ils attendaient cet ange qui n’arrivait captivité point, les Turcs enfoncèrent à coups de hache les portes de Sainte-Sophie : n’éprouvant point de résistance, le sang ne coula point ; et ils ne s’occupèrent que du soin de choisir et de garder leurs prisonniers. La jeunesse, la beauté et l’apparence de la richesse, déterminèrent leur choix ; et l’antériorité de la saisie, la force personnelle et l’autorité des chefs, décidèrent alors du droit de propriété. Dans l’espace d’une heure, les captifs mâles se trouvèrent liés avec des cordes, les femmes avec leurs voiles et leurs ceintures : les sénateurs furent accouplés à leurs esclaves, les prélats aux portiers des églises, des jeunes gens de race plébéienne à de nobles vierges, cachées jusqu’alors au jour et aux regards de leurs plus proches parents. Cette captivité confondit les rangs de la société et brisa les liens de la nature ; et les gémissements des pères, les larmes des mères, les lamentations des enfants, ne purent émouvoir les inflexibles soldats de Mahomet. Les cris les plus persans étaient ceux des religieuses qu’on voyait arrachées des autels le sein découvert, les bras étendus et les cheveux épars : nous devons croire que peu d’entre elles purent préférer les grilles du sérail à celles du monastère. Les rues étaient pleines de ces malheureux captifs, de ces animaux domestiques rudement conduit en longues files. Le vainqueur, pressé de retourner chercher un nouveau butin, hâtait par des menaces et des coups leur marche tremblante. Au même instant, les mêmes scènes de rapine se répétèrent dans toutes les églises et dans tous les couvents, tous les palais et toutes les habitations de la capitale : le lieu le plus sacré ou le plus solitaire ne put défendre la personne ou la propriété des Grecs. Plus de soixante mille de ces infortunés furent traînés dans le camp et sur la flotte ; ils furent échangés ou vendus d’après le caprice ou l’intérêt de leurs maîtres, et dispersés dans les diverses provinces de l’empire ottoman. Il est bon de faire connaître ici les aventures de quelques-uns des plus remarquables. L’historien Phranza, premier chambellan et principal secrétaire de l’empereur, tomba ainsi que sa famille au pouvoir des Turcs. Après quatre mois d’esclavage, il recouvra sa liberté ; l’année suivante, il se hasarda d’aller à Andrinople, et racheta sa femme qui appartenait au mir-bashi, ou maître de la cavalerie ; mais on avait réservé pour l’usage de Mahomet ses deux enfants, qui se trouvaient dans la fleur de l’âge et de la beauté. Sa fille mourut dans le sérail, peut-être vierge : son fils, âgé de quinze ans, préféra, la mort à l’infamie et fut poignardé par le sultan qui voulait attenter à sa pudeur[66]. Mahomet ne prétendit pas sans doute expier cette action cruelle par la générosité éclairée avec laquelle il rendit la liberté à une matrone grecque et à ses deux filles, sur une ode latine de Philelphe, qui avait pris sa femme dans cette noble famille[67]. L’orgueil ou la cruauté de Mahomet aurait été sensiblement flatté de la prise du légat de Rome ; mais le cardinal Isidore parvint à s’échapper de Galata sous l’habit d’un homme du peuple[68]. Les vaisseaux italiens étaient toujours maîtres de la chaîne et de l’entrée du havre extérieur. Ils avaient signalé leur valeur durant le siège, et pour se sauver ils profitèrent du moment où le pillage de la ville occupait les équipages turcs. Lorsqu’ils appareillèrent, une foule suppliante couvrit la grève ; mais ils ne pouvaient se charger de tant de malheureux : les Vénitiens et les Génois choisirent leurs compatriotes ; et, malgré les promesses de Mahomet, les habitants de Galata abandonnèrent leurs maisons et se sauvèrent avec ce qu’ils avaient de plus précieux. Dans la peinture du sac des grandes villes, l’historien est condamné à d’uniformes récits des mêmes calamités ; les mêmes passions produisent les mêmes effets ; et lorsque ces passions n’ont plus de frein, l’homme civilisé diffère, hélas ! bien peu de l’homme sauvage. Parmi les vagues exclamations de la bigoterie et de la haine, nous ne trouvons pas qu’on accuse les Turcs d’avoir versé de gaîté de cœur le sang des chrétiens ; mais, selon leurs maximes, qui furent celles de l’antiquité, la vie des vaincus leur appartenait, et le vainqueur eut pour récompense de ses exploits les services, le prix de la vente ou la rançon de ses captifs de l’un ou l’autre sexe[69]. Le sultan avait accordé à ses soldats, toutes les richesses de Constantinople, et une heure de pillage enrichit plus que le travail de plusieurs années. Mais le butin n’ayant pas été partagé d’une manière régulière, le mérite n’en fixa pas les portions ; et les valets du camp, qui n’avaient point essuyé la fatigue et les dangers de la bataille, s’approprièrent les récompenses de la valeur. Le récit de toutes ces déprédations serait aussi peu amusant que peu instructif ; on les a évaluées à quatre millions de ducats, reste de la richesse de l’empire[70]. Une petite partie de cette somme fut prise sur les Vénitiens, les Génois, les Florentins et les négociants d’Ancône. Ces étrangers augmentaient leur fortune par une continuelle et rapide circulation ; mais les Grecs consumaient la leur dans le vain luxe de leurs palais et de leur garde-robe, ou bien ils enfouissaient leurs trésors convertis en lingots et en vieille monnaie, de peur que le fisc ne les réclamât pour la défense du pays. La profanation et le pillage des églises et des monastères excitèrent les plaintes les plus douloureuses. Sainte-Sophie, le ciel terrestre, le second firmament, le véhicule des chérubins, le trône de la gloire de Dieu[71] fut dépouillé de ces offrandes qu’y avait portées durant des siècles la dévotion des chrétiens : l’or et l’argent, les perles et les pierreries, les vases et les ornements qu’elle contenait, furent indignement employés à l’usage des hommes. Lorsque les musulmans eurent dépouillé les saintes images de ce qu’elles pouvaient offrir de précieux à des regards profanes, la toile ou le bois des tableaux ou des sièges furent déchirés, brisés, foulés aux pieds, ou employés, dans les écuries et dans les cuisines, aux usages les plus vils. Au reste les Latins qui s’étaient emparés de Constantinople s’étaient permis les mêmes sacrilèges ; et le zélé musulman pouvait bien faire éprouver aux monuments de l’idolâtrie le traitement qu’avaient souffert de la part des coupables catholiques le Christ, la Vierge et les saints. Un philosophe, au lieu de se joindre à la clameur publique, pourra observer qu’au déclin des arts le travail n’avait probablement pas plus de valeur que le sujet de l’ouvrage, et que la supercherie des prêtres et la crédulité du peuple ne tardèrent pas à rouvrir d’autres sources de visions et de miracles. Il regrettera plus sérieusement la perte des bibliothèques de Byzance ; qui furent anéanties ou dispersées au milieu de la confusion générale. On dit que cent vingt mille manuscrits furent alors perdus[72], qu’avec un ducat on achetait dix volumes, et que ce prix, trop considérable peut-être pour une tablette de livres de théologie, était le même pour les Œuvres complètes d’Aristote et d’Homère, c’est-à-dire des plus nobles productions de la science et de la littérature des anciens Grecs. On songe du moins avec plaisir qu’une portion inestimable de nos richesses classiques était déjà déposée en sûreté dans l’Italie, et que des ouvriers d’une ville d’Allemagne avaient fait une découverte qui brave les ravages du temps et des Barbares. Le désordre et le pillage commencèrent à Constantinople dès la première heure[73] de cette mémorable journée du 29 mai ; ils se prolongèrent jusqu’à la huitième : à ce moment, Mahomet arriva en triomphe par la porte de Saint-Romain ; il était accompagné de ses vizirs ; de ses pachas et de ses gardes, dont chacun, dit un historien de Byzance, doué de la force d’Hercule et de l’adresse d’Apollon, équivalait, en un jour de bataille, à dix hommes ordinaires. Le vainqueur[74] fut frappé d’étonnement et de surprise à l’aspect magnifique, mais étrange à ses yeux, de ces dômes et de ces palais d’un style si différents de celui de l’architecture orientale. Lorsqu’il fut dans l’Hippodrome ou Atmeidan, la colonne des trois serpents attira son attention ; et pour montrer sa force, il abattit, avec sa massue de fer ou sa hache de bataille, la mâchoire inférieure de l’un de ces monstres[75], que les Turcs prenaient pour les idoles ou les talismans de la ville. Il descendit de cheval à la grande porte de Sainte-Sophie, entra dans l’église, et se montra si jaloux de conserver ce monument de sa gloire, qu’apercevant un zélé musulman occupé à briser le pavé de marbre, il l’avertit d’un coup de cimeterre que s’il avait accordé à ses soldats le butin et les captifs, il avait réservé pour le souverain les édifices publics et particuliers. La métropole de l’Église d’Orient fut, par ses ordres, transformée en mosquée ; les riches objets de la superstition, ceux qu’on avait pu déplacer, ne s’y trouvaient plus ; on renversa les croix ; les murs couverts de peintures à fresque et de mosaïques furent lavés, purifiés et dépouillés de tout ornement. Le même jour ou le vendredi suivant, le muezzin ou le crieur proclama, du haut de la tour la plus élevée, l’ezan ou invitation publique au nom de Dieu et de son prophète ; l’iman prêcha, et Mahomet II fit la namaz de prières et d’actions de grâces sur le grand autel, où l’on avait célébré les mystères chrétiens, si peu de jours auparavant, devant le dernier des Césars[76]. En sortant de Sainte-Sophie, il se rendit à la demeure auguste, mais désolée, qu’avaient habitée cent successeurs de Constantin : en peu d’heures, elle avait été dépouillée de toute la pompe de la royauté ; il ne put s’empêcher de faire une triste réflexion sur les vicissitudes de la grandeur humaine, et répétant un élégant distique d’un poète persan : L’araignée, dit-il, a fabriqué sa toile dans le palais impérial, et la chouette a chanté ses chants de nuit sur les tours d’Afrasiab[77]. Toutefois son esprit n’était pas satisfait, et sa victoire ne lui semblait pas complète, tant qu’il ne savait pas ce qu’était devenu Constantin ; s’il avait pris la fuite, s’il était prisonnier, ou s’il avait péri dans le combat. Deux janissaires réclamèrent l’honneur et le prix de sa mort ; on le reconnut sous un tas de cadavres, aux aigles d’or brodés sur sa chaussure : les Grecs reconnurent en pleurant la tête de leur souverain. Mahomet, après avoir fait exposer aux regards publics ce sanglant trophée[78], accorda à son rival les honneurs de la sépulture. L’empereur mort, Lucas Notaras, grand-duc et premier ministre de l’empire[79], se trouvait être le plus important des prisonniers. On l’amena au pied du trône avec ses trésors : Et pourquoi, lui dit le sultan indigné, n’avez-vous pas employé ces trésors à la défense de votre prince et de votre pays ? — Ils vous appartenaient, répondit l’esclave ; Dieu vous les avait réservés. — S’ils m’étaient réservés, répliqua le despote, pourquoi donc avez-vous eu l’audace de les retenir si longtemps, et de vous permettre une résistance si infructueuse et si funeste ? Le grand-duc allégua l’obstination des auxiliaires et quelques encouragements secrets de la part du vizir turc ; il sortit enfin de cette périlleuse entrevue, avec l’assurance qu’on lui pardonnait et qu’on protégerait ses jours. Mahomet alla voir la femme de Notaras, princesse âgée, accablée de douleurs et de maladies, et employa pour la consoler les plus tendres expressions d’humanité et de respect filial. Il eut la même clémence pour les principaux officiers de l’État ; il paya lui-même la rançon de plusieurs, et durant quelques jours il se déclara l’ami et le père des vaincus ; mais bientôt la scène changea, et avant son départ de l’Hippodrome fut inondé du sang des plus nobles captifs. Les chrétiens parlent avec horreur de sa perfide cruauté ; dans leur récit, l’exécution du grand-duc et de ses deux fils est embellie de toutes les couleurs d’un martyre héroïque ; ils attribuent sa mort au refus généreux qu’il fit de livrer ses enfants aux intimes désirs de Mahomet. Mais un historien grec a laissé échapper, par inadvertance, un mot sur une conspiration, sur un projet de rétablir l’empire de Byzance, sur des secours qu’on attendait de l’Italie : de pareilles trahisons peuvent être glorieuses ; mais le rebelle assez courageux pour les hasarder, n’a pas le droit de se plaindre s’il les paie de sa vie ; et l’on ne peut blâmer un vainqueur de détruire des ennemis auxquels il ne peut plus se fier. Le sultan retourna à Andrinople le 18 juin, et il sourit des basses et trompeuses félicitations des princes chrétiens qui voyaient leur perte prochaine dans la chute de l’empire d’Orient. Constantinople avait été laissée vide et désolée, sans prince et sans peuple ; mais on n’avait pu lui ôter cette admirable position qui la désignera toujours pour la métropole d’un grand empire, et le génie du lieu triomphera toujours des révolutions du temps et de la fortune. Bursa et Andrinople, autrefois siéges de l’empire ottoman, ne furent plus que des villes de province ; et Mahomet II établit sa résidence et celle de ses successeurs sur la colline élevée qu’avait choisie Constantin[80]. Il prit la précaution de détruire les fortifications de Galata, où les Latins auraient pu trouver un refuge ; mais il fit promptement réparer les dommages causés par l’artillerie des Turcs et avant le mois d’août on avait préparé une grande provision de chaux pour rétablir les murs de la capitale, le sol et les édifices publics et particuliers, sacrés et profanes, appartenant au vainqueur. Il prit sur la pointe du triangle un terrain de huit stades pour son sérail ou son palais. C’est là qu’au sein de la mollesse, le grand-seigneur (nom pompeux imaginé par les Italiens) semble régner sur l’Europe et sur l’Asie, tandis que sa personne non plus que les rives du Bosphore ne sont pas à l’abri des insultes d’une escadre ennemie. Il accorda un grand revenu à la cathédrale de Sainte-Sophie, désormais devenue mosquée : il la fit couronner de minarets élevés ; il l’environna de bocages et de fontaines qui servent aux ablutions des musulmans, et qui leur procurent de la fraîcheur. On suivit le même modèle dans la construction des jami ou mosquées royales : la première fut bâtie par Mahomet lui-même sur les ruines de l’église des Saints-Apôtres et des tombeaux des empereurs grecs. Le troisième jour après la conquête, une vision révéla le tombeau à Abou-Ayub ou Job, qui avait été tué durant le premier siége mis devant Constantinople par les Arabes, et c’est devant le sépulcre de ce martyr que les nouveaux sultans ceignent le glaive impérial[81]. Constantinople n’appartient plus à l’historien de l’empire de Rome ; et je ne décrirai pas les édifices civils et religieux que les Turcs profanèrent ou élevèrent. La population ne tarda pas à se rétablir, et avant la fin de septembre cinq mille familles de l’Anatolie et de la Romanie s’étaient conformées à l’ordre du prince, qui leur enjoignait, sous peine de mort, de venir occuper les habitations de la capitale. Le trône de Mahomet était gardé par de nombreux et fidèles sujets ; mais sa politique éclairée aspirait à rassembler les restes des Grecs : ceux-ci accoururent en foule, du moment où ils n’eurent plus à craindre pour leur vie, leur liberté et l’exercice de leur religion : on reprit pour l’élection et l’investiture du patriarche le cérémonial de la cour de Byzance. Ce fut avec un mélange de satisfaction et d’horreur qu’ils virent le sultan, environné de toute sa pompe, remettre aux mains de Gennadius la crosse ou le bâton pastoral, symbole de ses fonctions ecclésiastiques, le conduire à la porte du sérail, lui donner un cheval richement équipé, et commander à ses vizirs et à ses pachas de le mener au palais qui lui était assigné[82]. Les églises de Constantinople furent partagées entre les deux religions ; on fixa les bornes des deux cultes, et jusqu’au moment où les privilèges de l’Église grecque furent violés par Selim, petit-fils de Mahomet, il s’écoula soixante ans durant lesquels les Grecs[83] jouirent des avantages de cet équitable partage. Les défenseurs du christianisme, excités par les ministres du divan qui voulaient tromper le fanatisme de Selim, osèrent soutenir que ce partage avait été un acte de justice, et non pas de générosité, un traité et non pas une concession, et que si une moitié de la ville avait été prise d’assaut, l’autre moitié s’était rendue à la suite d’une capitulation sacrée ; que le feu avait consumé la chartre, mais que la déposition de trois vieux janissaires suppléait à cette perte ; et leur foi vendue a plus de poids sur l’esprit de Cantemir, que la déclaration positive et unanime des auteurs contemporains[84]. J’abandonne aux armes turques les débris de la monarchie des Grecs en Europe et en Asie ; mais, dans une histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain en Orient, je dois conduire jusqu’à leur extinction les deux dernières dynasties[85] qui aient régné à Constantinople, Démétrius et Thomas Paléologue[86], frères de Constantin et despotes de la Morée, furent consternés en apprenant la mort de l’empereur et la ruine de la monarchie. Sans espoir de pouvoir se défendre, ils se disposèrent, ainsi que les nobles attachés à leur fortune, à passer en Italie, hors de la portée de la foudre ottomane. Leurs premières inquiétudes furent dissipées par Mahomet, qui se contenta d’un tribut de douze mille ducats ; occupé à ravager le continent et les îles par ses invasions, il laissa à la Morée un répit de sept ans. Mais ces sept années furent une période de douleur, de discorde et de misère. Trois cents archers d’Italie ne pouvaient plus défendre l’hexamilion, ce rempart de l’isthme, relevé et renversé si souvent. Les Turcs s’emparèrent des portes de Corinthe ; ils revinrent de cette incursion, faite durant l’été, avec beaucoup de captifs et de butin ; les Grecs se plaignirent, mais on les écouta avec indifférence et avec mépris. Les Albanais, tribu errante de pasteurs adonnés au vol, remplirent la péninsule de brigandages et de meurtres. Démétrius et Thomas implorèrent le secours dangereux et humiliant d’un pacha voisin ; et après avoir étouffé la révolte, il traça aux deux princes la règle de leur conduite. Mais ni les liens du sang, ni les serments renouvelés au pied des autels et au moment de la communion, ni la nécessité dont la force est encore plus impérieuse, ne purent apaiser ou suspendre leurs querelles domestiques. Chacun d’eux porta le fer et la flamme sur le territoire de l’autre ; ils consumèrent dans cette guerre dénaturée les aumônes et les secours de l’Occident, et ne firent servir leur puissance qu’à des exécutions barbares et arbitraires. Dans sa détresse et son ressentiment, le plus faible des deux eut recours à leur commun maître ; et lorsque le moment du succès et de la vengeance fut arrivé, Mahomet se déclara l’ami de Démétrius, et entra dans la Morée arec des forces irrésistibles. Après avoir pris possession de Sparte : Vous êtes trop faible, dit-il à son allié, pour contenir cette province turbulente. Votre fille sera reçue dans mon lit, et vous passerez le resté de vos jours dans la tranquillité et les honneurs. Démétrius soupira, mais obéit. Il livra sa fille et ses forteresses ; il suivit à Andrinople son souverain, et son gendre, et reçut, pour son entretien et celui de sa maison, une ville de la Thrace et les îles adjacentes d’Imbros, de Lemnos et de Samothrace. Il y fut rejoint l’année suivante par un compagnon d’infortune, David, le dernier des princes de la race des Comnènes, qui, après la prise de Constantinople par les Latins, avait fondé un nouvel empire sur la côte de la mer Noire[87]. Mahomet, qui poursuivait ses conquêtes dans l’Anatolie, investit, avec une escadre et une armée la capitale de David, qui osait prendre le titre d’empereur de Trébisonde[88] : la négociation se borna à une question unique et péremptoire : Voulez-vous, lui dit le sultan, en résignant votre royaume, conserver votre vie et vos richesses ? ou bien aimez-vous mieux perdre votre royaume, vos richesses et la vie ? Le faible Comnène fut épouvanté, et suivit l’exemple d’un musulman son voisin, le prince de Sinope[89], qui, d’après une pareille sommation, avait livré une ville fortifiée, quatre cents canons et dix ou douze mille soldats. On exécuta fidèlement les articles de la capitulation de Trébisonde. David et sa famille furent conduits dans un château de la Romanie ; mais David fut soupçonné, d’après de légers indices, d’entretenir une correspondance avec le roi de Perse, et le vainqueur l’immola avec toute sa famille à ses soupçons ou à sa cupidité. Le titre de beau-père du sultan ne mit pas longtemps l’infortuné Démétrius à l’abri de l’exil et de la confiscation ; son abjecte soumission excita la pitié et le mépris de Mahomet. On fit passer à Constantinople les Grecs de sa suite ; on lui assigna une pension de cinquante mille aspres, jusqu’à ce qu’enfin l’habit monastique et la mort, qu’il n’atteignit que dans un âge avancé, le délivrassent du pouvoir d’un maître terrestre. Il n’est pas aisé de prononcer si la servitude de Démétrius fut plus humiliante que l’exil auquel se condamna son frère Thomas[90]. Lorsque la Morée tomba au pouvoir des Turcs, celui-ci se réfugia à Corfou, et delà en Italie, avec quelques compagnons dépouillés de tout. Son nom, ses malheurs, et la tête de l’apôtre saint André, lui valurent l’hospitalité au Vatican, et sa misère fut prolongée par une pension de six mille ducats, que lui firent le pape et les cardinaux. André et Manuel, ses deux fils, furent élevés en Italie ; mais l’aîné, méprisé de ses ennemis et à charge de ses amis, s’avilit par sa conduite et par son mariage. Il ne lui restait que son titre d’héritier de l’empire de Constantinople, et il le vendit successivement aux rois de France et d’Aragon[91]. Charles VIII, aux jours de sa passagère prospérité, aspira à réunir l’empire d’Orient au royaume de Naples. Au milieu d’une fête publique, il prit le titre d’Auguste et l’habit de pourpre ; les Grecs se réjouissaient, et les Ottomans tremblaient déjà de voir arriver les chevaliers français[92]. Manuel Paléologue, second fils de Thomas, voulut revoir sa patrie. Son retour pouvait être agréable à la Porte, et ne pouvait l’inquiéter ; grâces aux bontés du sultan, il vécut à Constantinople dans l’aisance, et ses funérailles furent honorées par un nombreux cortège de chrétiens et de musulmans. S’il est des animaux d’un naturel si généreux qu’ils refusent de propager leur race dans la servitude, c’est dans une moins noble espèce qu’il faut ranger les derniers princes de la famille impériale. Manuel accepta deux belles femmes de la générosité du grand seigneur, et laissa un fils confondu dans la foule des esclaves turcs, dont il adopta l’habit et la religion. Lorsque les Turcs furent maîtres de Constantinople, on sentit et on exagéra l’importance de cette perte. Le pontificat de Nicolas V, d’ailleurs paisible et heureux, fût déshonoré par la chute de l’empire d’Orient et la douleur ou l’effroi des Latins ranima ou parut ranimer l’enthousiasme des croisades. Dans l’une des contrées les plus éloignées de l’Occident, à Lille en Flandre, Philippe, duc de Bourgogne, assembla les premiers personnages de sa noblesse, et régla le fastueux appareil de la fête, de manière à frapper leur imagination et leurs sens[93]. Au milieu du banquet, un Sarrasin d’une taille gigantesque entra dans la salle ; il conduisait un simulacre d’éléphant qui portait un château ; on vit sortir du château, en habit de deuil, une matrone qui représentait la religion. Elle déplora ses malheurs, elle accusa l’indolence de ses champions ; le premier héraut de la toison d’or s’avança, tenant sur son poing un faisan en vie qu’il offrit au duc, selon les rites de la chevalerie. Sur cette étrange sommation, Philippe, prince sage et âgé, s’engagea lui et toutes ses forces pour une sainte guerre contre les Turcs. Les barons et les chevaliers réunis dans cette assemblée, imitèrent son exemple ; ils en jurèrent Dieu, la Vierge Marie, les dames et le faisan : ils y ajoutèrent des vœux particuliers non moins extravagants que la teneur générale de leur serment. Mais l’exécution de tous ces engagements défendait de quelques événements à venir et étrangers à cette entreprise ; et le duc de Bourgogne, qui vécut encore douze ans, put, jusqu’au dernier moment de sa vie, paraître et se croire peut-être à la veille de son départ. Si le même feu avait embrasé tous les cœurs ; si l’union des chrétiens avait égalé leur valeur, si toutes les puissances, depuis la Suède[94] jusqu’à Naples, avaient fourni dans une juste proportion, leur contingent de cavalerie, d’infanterie et de subsides, il y a lieu de croire que les Européens auraient repris. Constantinople, et qu’on aurait repoussé les Turcs au-delà de l’Hellespont et de l’Euphrate. Mais le secrétaire de l’empereur, qui écrivit toutes les dépêches, qui assista à toutes les assemblées, Æneas Sylvius[95], homme distingué par ses vues politiques et ses talents oratoires, fait connaître, d’après ce qu’il avait vu, combien l’état de la chrétienté et la disposition des esprits s’opposaient à l’exécution de ce projet. La chrétienté, dit-il, est un corps sans tête, une république qui n’a ni lois ni magistrats. Le pape et l’empereur ont l’éclat que donnent les grandes dignités : ce sont des fantômes éblouissants ; mais ils sont hors d’état de commander, et personne ne veut obéir. Chaque pays est gouverné par un souverain particulier, et chaque prince a des intérêts séparés. Quelle éloquence pourrait parvenir à réunir sous le même drapeau un si grand nombre de puissances discordantes par leur nature, et ennemies les unes des autres ? Si on pouvait rassembler leurs troupes, qui oserait faire les fonctions de général ? quel ordre établirait-on dans cette armée ? quelle en serait la discipline militaire ? qui voudrait entreprendre de nourrir une si énorme multitude ? qui pourrait comprendre leurs divers langages ou diriger leurs mœurs incompatibles ? Quel homme viendrait à bout de réconcilier les Anglais et les Français, Gênes et l’Aragon, les Allemands et les peuples de la Hongrie et de la Bohême ? Si on entreprend cette guerre avec un petit nombre de troupes, elles seront accablées par les infidèles ; avec un grand nombre, elles le seront par leur propre poids et par leur désordre. Toutefois ce même Æneas Sylvius, lorsqu’il fût devenu pape sous le nom de Pie II, passa le reste de sa vie à négocier une guerre contre les Turcs. Il excita au concile de Mantoue quelques étincelles d’un enthousiasme faible ou simulé : mais lorsqu’il arriva à Ancône pour s’embarquer lui-même avec les troupes, les engagements s’évanouirent en excuses ; le jour du départ, fixé d’une manière précise, fut remis à une époque indéfinie, et son armée se trouva composée de quelques pèlerins allemands qu’il fut obligé de renvoyer avec des indulgences et des aumônes. Ses successeurs et les autres princes de l’Italie ne s’occupèrent pas de l’avenir ; dominés par le moment, ils ne songèrent qu’à s’agrandir autour d’eux la distance ou la proximité de chaque objet déterminait à leurs yeux sa grandeur apparente. Des vues plus étendues les auraient engagés, pour leur propre intérêt, à soutenir sur mer une guerre défensive contre l’ennemi commun, et l’appui de Scanderbeg et de ses braves Albanais aurait empêché l’invasion du royaume de Naples. Le siège et le sac d’Otrante par les Turcs répandirent une consternation générale, et le pape Sixte IV se disposait à fuir au-delà des Alpes, lorsque cet orage fut dissipé par la mort de Mahomet II (3 mai ou 2 juillet 1481), qui termina sa carrière à l’âge de cinquante et un ans[96]. Son génie ambitieux aspirait à la conquête de l’Italie ; il possédait une ville très forte, un vaste port, et, selon toute apparence, le même prince aurait subjugué l’ancienne et la nouvelle Rome[97]. |
[1] Lorsqu’il s’agit du caractère de Mahomet II, il est dangereux de s’en rapporter entièrement soit aux Turcs, soit aux chrétiens. Le portrait le plus modéré qu’on en ait fait est celui de Phranza (l. I, c. 33), dont l’âge et la solitude avaient calmé le ressentiment. Voyez aussi Spondanus (A. D. 1451, n° 1), le continuateur de Fleury (t. XXII, p. 552), les Elogia de Paul Jove (l. III, p. 164, 166) et le Dictionnaire de Bayle (t. III, p. 272-279).
[2] Cantemir (p. 115) et les mosquées qu’il fonda attestent son respect public pour la religion. Il disputa librement avec le patriarche Gennadius sur la religion grecque et la religion musulmane (Spondanus, A. D. 1453, n° 22).
[3] Quinque linguas præter suam noverat ; græcam, latinam, chaldaïcam, persicam. L’auteur qui a traduit Phranza en latin a oublié l’arabe, que tous les musulmans étudiaient sans doute afin de lire le livre du prophète.
[4] Philelphe demanda au vainqueur de Constantinople, dans une ode latine, la liberté de la mère et des sœurs de sa femme, et il obtint cette grâce. L’ode fut remise à Mahomet par les envoyés du duc de Milan. On soupçonnait Philelphe lui-même de vouloir se retirer à Constantinople ; cependant il a souvent cherché, par ses discours, à exciter à la guerre contre les musulmans (Voyez sa Vie par Lancelot, dans les Mém. de l’Acad. des Inscript., t. X, p. 718-721, etc.
[5] Robert Valturio publia à Vérone, en 1483, ses douze livres de Re militari ; c’est le premier qui ait parlé de l’usage des bombes. Sigismond Malatesta, prince de Rimini, son protecteur, offrit cet ouvrage, avec une épître en latin, à Mahomet II.
[6] Si l’on en croit Phranza, Mahomet II étudiait assidûment la vie et les actions d’Alexandre, d’Auguste, de Constantin et de Théodose. J’ai lu quelque part qu’on avait traduit par ses ordres les vies de Plutarque en langue turque. Si le sultan savait le grec, il destinait cette version à l’usage de ses sujets ; et cependant ces vies sont une école de liberté aussi bien que de valeur.
[7] Le célèbre Gentile Bellino, qu’il avait fait venir de Venise, reçut de lui une chaîne et un collier d’or, avec une bourse de trois mille ducats. Je ne crois pas plus que Voltaire à l’histoire ridicule de cet esclave qu’on décapita pour faire voir au peintre le jeu des muscles.
[8] Ces empereurs ivrognes furent Soliman Ier, Selim II et Amurath IV (Cantemir, p. 61). Les sophis de la Perse offrent dans ce genre une liste plus longue et plus complète ; et dans le dernier siècle nos voyageurs européens assistèrent à leurs orgies et les partagèrent.
[9] On sauva Calapin, un de ces jeunes princes, des mains de son barbare frère, et il reçut à Rome le baptême et le nom de Callistus Othomanus. L’empereur Frédéric III lui accorda un domaine en Autriche, où il termina sa carrière ; et Cuspinien, qui dans sa jeunesse avait conversé à Vienne avec ce prince, alors avancé en âge, donne des éloges à sa piété et à sa sagesse (de Cæsaribus, p. 672, 673).
[10] Voyez l’avènement de Mahomet II au trône, dans Ducas (c. 33), Phranza (l. I, c. 33 ; l. III, c. 2), Chalcocondyles (l. VII, p. 199), et Cantemir (p. 96).
[11] Avant de décrire le siège de Constantinople, j’observerai qu’à l’exception d’un petit nombre de mots jetés en passant par Cantemir et Leunclavius, je n’ai pu me procurer sur cet événement aucune relation faite par les Turcs, ni rien de pareil au récit du siège de Rhodes par Soliman II (Mém. de l’Acad. des Inscript., t. XXVI, p. 723-769). Je dois donc m’en rapporter aux Grecs, dont les préjugés se trouvent à quelques, égards diminués par leur détresse. Je suivrai principalement Ducas (c. 34-42), Phranza (l. III, c. 7-20), Chalcocondyles (l. VIII, p. 201-214) et Léonard de Chios (Historia C. P. à Turco expugnatæ, Nuremberg, 1544, in-4°, vingt feuilles). Le dernier de ces récits est le plus ancien, puisqu’il fut composé dans l’île de Chios, le 16 août 1453, soixante-dix-neuf jours après la prise de Constantinople, et dans la première confusion d’idées et de sentiments excitée par un semblable événement. 0n peut tirer quelques aperçus d’une lettre du cardinal Isidore (in Farra gine rerum turcicarum, ad talc. Chalcocondyles, Clauseri, Bâle, 1556) au pape Nicolas V, et d’un Traité de Théodose Zygomala, qu’il adressa l’an 1581 à Martin Crusius (Turco-Græcia, l. I, p. 74-98, Bâle, 1584). Spondanus (A. D. 1453, n° 1-27) fait en peu de mots, mais en bon critique, la révision des faits et des matériaux divers. Je prendrai la liberté de négliger les relations de Monstrelet et des Latins, éloignés du lieu de la scène, qui toutes se fondent sur des ouï-dire.
[12] Peter Gyllius (de Bosphoro Thracio, l. II, c.13), Leunclavius (Pandect., p. 445) et Tournefort (Voyage dans le Levant, t. II, lettre XV, p. 443, 444) sont les auteurs qui font le mieux connaître la situation de la forteresse et la topographie du Bosphore ; mais je regrette la carte ou le plan que Tournefort envoya en France au ministre de la marine. Le lecteur peut relire le chapitre XVII de cette Histoire.
[13] Ducas exprime par le terme de kabour le nom de mépris que les Turcs donnent aux infidèles, et Leunclavius et les modernes, par celui de giaour. Le premier mot vient, selon Ducange (Gloss. grœc., t. I, p. 530), de καβουρον, qui en grec vulgaire signifie tortue, et par lequel les Turcs voudraient désigner un mouvement rétrograde hors de la foi. Mais, hélas ! gabour (Bibl. orient., p. 375) n’est autre chose que le mot gheber, qui a passé de la langue persane dans la langue turque, et a été transporté des adorateurs du feu à ceux de la croix.
[14] Phranza rend témoignage du bon sens et du courage de son maître : Calliditatem hominis non ignorans imperator prior, arma movere constituit ; et il traite avec un mépris hérité l’absurdité des cum sacri tum profani proceres qu’il avait entendus amentes spe vana pasci. Ducas n’était pas du conseil privé.
[15] Au lieu de ce récit clair et suivi, les Annales turques (Cantemir, p. 97) font revivre le conte ridicule de la peau de bœuf et du stratagème qu’employa Didon pour la construction de Carthage. Ces annales, si ce n’est pour ceux qu’égarent des préventions antichrétiennes, sont fort au-dessous des histoires grecques.
[16] Sur les dimensions de cette forteresse, qu’on nomme aujourd’hui le vieux château d’Europe, Phranza n’est pas tout à fait d’accord avec Chalcocondyles, dont la description a été vérifiée sur les lieux par son éditeur Leunclavius.
[17] Parmi les Turcs qui se trouvèrent à Constantinople lorsqu’on ferma les portes, il y avait quelques pages de Mahomet, si convaincus de son inflexible rigueur, qu’ils demandèrent qu’on leur coupât la tête si on leur ôtait les moyens d’être de retour au camp avant le coucher du soleil.
[18] Ducas, c. 35. Phranza (l. III, c. 3), qui avait navigué sur le vaisseau de ce capitaine vénitien, le regarde comme un martyr.
[19] Auctum est Palæologorum genus, et imperii successor, parvœque Romanorum scintillæ hæres natus, Andrœas, etc. (Phranza, l. III, c. 7.) Cette expression énergique a été inspirée par sa douleur.
[20] Cantemir, p. 97, 98. Le sultan doutait de sa conquête, ou ignorait les avantages de Constantinople. Une ville et un royaume peuvent quelquefois être ruinés par la destinée de leur souverain.
[21] Le président Cousin, traduit le mot συντροφος par celui de père nourricier : il suit, il est vrai, la version latine ; mais dans sa précipitation il a négligé la note dans laquelle Ismaël Boillaud (ad Ducam, c. 35) reconnaît et rectifie sa propre erreur.
[22] L’usage de ne jamais paraître qu’avec des présents devant son souverain ou devant son supérieur, est très ancien parmi les Orientaux, et parait analogue à l’idée de sacrifice, idée encore plus ancienne et plus universelle. Voyez des exemples de cette coutume en Perse, dans Ælien (Hist. Variar., le I, c. 31, 32, 33).
[23] Le lala des Turcs (Cantemir, p. 34) et le tata des Grecs (Ducas, c. 35) viennent des premières syllabes que prononcent les enfants ; et on peut observer que ces mots primitifs, qui désignent leurs parents, ne sont qu’une répétition d’une même syllabe, composée d’une consonne labiale ou dentale, et d’une voyelle ouverte. De Brosses, Mécanisme des langues, t. I, p. 231- 247.
[24] Le talent attique pesait environ soixante mines ou livres avoir-du-poids (voyez Hooper on Ancient Weights Measures, etc.) ; mais parmi les Grecs modernes on a donné cette dénomination classique à un poids de cent et de cent vingt-cinq livres (Ducange, ταλαντον). Léonard de Chios mesure le boulet ou la pierre du second canon : Lapidem qui palmis undecim ex meis abidibat in gyro.
[25] Voyez Voltaire, Hist. génér., c. 91, p. 294, 295. Il aspirait en littérature à la monarchie universelle ; on le voit dans ses poésies prétendre au titre d’astronome, de chimiste, etc., et chercher à en emprunter le langage.
[26] Le baron de Tott (t. III, p. 85-99), qui fortifia les Dardanelles contre les Russes dans la dernière guerre, a décrit d’un ton animé et même comique sa prouesse et la consternation des Turcs. Mais cet aventureux voyageur ne possède pas l’art d’inspirer la confiance.
[27] Non audivit, indignum ducens, dit l’honnête Antonin ; mais comme l’inquiétude et la honte se firent bientôt sentir à la cour de Rome, Platina dit du ton d’un courtisan plus habile : In animo fuisse pontifici juvare Grœcos. Æneas Sylvius dit encore plus positivement : Siractam classem, etc., (Spond., A. D. 1453, n° 1).
[28] Antonin, in Proëm. epist. cardinal. Isid., ap. Spond. Le docteur Johnson a très bien exprimé dans sa tragédie d’Irène cette circonstance caractéristique :
The
groaning Greeks dig up the golden caverns,
The accumulated
wealth of hoarding ages ;
That
wealth which, granted to their weeping prince,
Had rang’d embattled nations at their gates.
Les Grecs tirèrent, en gémissant, du sein de la terre ces monceaux d’or, trésors accumulés des générations avares ; trésors qui, accordés aux larmes de leur prince, eussent rangé devant leurs portes des nations entières de soldats.
[29] Les troupes chargées de la garde du palais sont appelées capiculi chez les Turcs ; et celles des provinces ceratculi. La plupart des noms et des institutions de la milice turque existaient avant le canon Nameli de Soliman II, d’après lequel le comte Marsigli, aidé de sa propre expérience, a composé son État militaire de l’empire ottoman.
[30] L’observation de Philelphe est approuvée en 1508 par Cuspinien (de Cæsaribus, in epilog. de militia turcica, p. 697). Marsigli, prouve que les armées effectives des Turcs sont beaucoup moins nombreuses qu’elles ne le paraissent. Léonard de Chios ne compte que quinze mille janissaires dans l’armée qui assiégea Constantinople.
[31] Ego, eidem (imp.) tabellas exhibui non absque dolore et mœstitia, mansitque apud nos duos aliis occultus numerus. (Phranza, l. III, c. 8.) En lui passant quelques préventions nationales, on ne peut désirer un témoin plus authentique, non seulement des faits publics, mais des conseils privés.
[32] Spondanus raconte l’union non seulement, avec partialité, mais d’une manière imparfaite. L’évêque de Pamiers mourut en 1642, et l’histoire de Ducas, qui parle de ces faits (c. 36, 37) avec tant de vérité et de courage, n’a été imprimée qu’en 1649.
[33] Phranza, qui était au nombre des Grecs conformistes, avoue qu’on ne se prêta à cette réconciliation que propter spem auxilii ; et en parlant de ceux qui ne voulurent pas assister au service commun dans l’église de Sainte-Sophie, il affirmé avec plaisir que extra culpam et in pace essent (l. II, c. 20).
[34] Son nom séculier était Scholarius, auquel il substitua celui de Gennadius quand il se fit moine ou lorsqu’il devint patriarche. Comme il défendit à Florence cette union qu’il avait attaque à Constantinople avec fureur, Léon Allatius (Diatrib. de Georgiis in Fabric. Bibl. græc., t. X, p. 760-786) s’est persuadé qu’il avait existé deux hommes de ce nom ; mais Renaudot (p. 343-383) a rétabli l’identité de sa personne et la duplicité de son caractère.
[35] Φακιολιον, καλυπτα, sont assez, bien rendus par chapeau de cardinal. La différence de vêtement des Grecs et des Latins aigrit encore la mésintelligence.
[36] Il faut réduire les milles grecs à une très petite mesure, qui s’est conservée dans les verstes de Russie, lesquelles sont de cinq cent quarante-sept toises de France, et de cent quatre deux cinquièmes au degré : les six milles de Phranza n’excèdent pas quatre milles d’Angleterre, selon d’Anville (Mesures itinéraires, p. 61-123, etc.).
[37] At indies doctiores nostri facti paravere contra postes machinamenta, quæ tamen avare dabantur. Pulvis erat nitri modica exigua ; tela modica ; bombardœ, si aderant, incommoditate loci primum hostes offendere maceriebus alveisque tectos non poterant. Nam si equæ magnœ erant, ne murus concuteretur noster, quiescebant. Ce passage de Leonardus de Chios est curieux et important.
[38] Selon Chalcocondyles et Phranza, le grand canon creva. Selon Ducas, l’habileté du canonnier empêcha cet accident. Il est clair qu’ils ne parlent pas de la même pièce.
[39] Environ un siècle après le siège de Constantinople, les escadres de France et d’Angleterre se vantèrent d’avoir tiré trois cents coups dans un combat de deux heures qui eut lieu dans la Manche (Mém. de Martin du Bellay, l. X, dans la Collection générale, t. XXI, p. 239).
[40] J’ai choisi quelques faits curieux, sans prétendre à l’éloquence meurtrière et infatigable de l’abbé Vertot, dans ses prolixes récits des sièges de Rhodes, de Malte, etc. Cet agréable historien avait l’esprit romanesque, et, écrivant pour plaire aux chevaliers de Malte, il a pris leur enthousiasme et leur esprit de chevalerie.
[41] La théorie des mines d’artifice se trouve pour la première fois en 1480 dans un manuscrit de Georges de Sienne (Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 324). On les employa d’abord à Sarzanella en 1487 mais leur amélioration est de 1503, et on en attribue l’honneur à Pierre de Navarre, qui les employa avec succès dans les guerres d’Italie (Hist. de la Ligue de Cambrai, t. II, p. 93-97).
[42] Il est singulier que les Grecs ne s’accordent pas sur le nombre de ces célèbres vaisseaux. Ducas en indique cinq, Phranza et Léonard en indiquent quatre, et Chalcocondyles en indique deux ; il faut que les uns se bornent à indiquer les plus grands, tandis que les autres indiquent en outre les plus petits. Voltaire, qui donne un de ces navires à Frédéric III, confond les empereurs d’Orient et d’Occident.
[43] Le président Cousin dédaigne ouvertement ou plutôt ignore complètement toutes les notions de la langue et de la géographie, lorsqu’il retient ces vaisseaux à Chios par un vent du sud, et qu’il les conduit à Constantinople par un vent du nord.
[44] On peut observer la faiblesse et la décadence continuelle de la marine turque dans Rycault (State of the ottoman Empire, p. 312-375), dans Thévenot (Voyages, parts I, p. 229-242) et dans les Mémoires du baron de Tott (t. III). Ce dernier écrivain cherche toujours à amuser et à étonner son lecteur.
[45] Je dois l’avouer, j’ai sous les yeux le tableau animé que fait Thucydide (l. VII, c. 71) de l’effervescence et des gestes des Athéniens durant un combat naval qui eut lieu dans le grand port de Syracuse.
[46] Selon le texte exagéré ou corrompu de Ducas (c. 38), cette barre d’or pesait cinq cents livres. Bouillaud lit cinq cents drachmes ou cinq livres, et ce poids suffisait pour exercer le bras de Mahomet et froisser le corps de son amiral.
[47] Ducas, qui s’avoue mal informé sur les affaires de Hongrie, donne à ce fait un motif de superstition. Les Hongrois, dit il, croyaient que Constantinople serait le terme de la conquête des Turcs. Voyez Phranza (l. III, c. 20) et Spondanus.
[48] Le témoignage unanime des quatre Grecs est confirmé par Cantemir (p. 96), d’après les Annales turques ; mais je voudrais réduire la distance de dix milles, et prolonger l’intervalle d’une nuit.
[49] Phranza cite deux exemples de navires qu’on transporta ainsi sur l’isthme de Corinthe l’espace de six milles : l’un fabuleux, celui d’Auguste après la bataille d’Actium ; l’autre véritable, celui de Nicétas, général grec du dixième siècle. Il aurait pu y ajouter l’audacieuse entreprise d’Annibal pour introduire ses navires dans le port de Tarente (Polybe, l. VIII, p. 749, édit. de Gronov.).
[50] Cette opération fut peut-être conseillée et exécutée par un Grec de Candie, qui avait servi les Vénitiens dans une entreprise pareille (Spond., A. D. 1438, n° 37).
[51] Je veux surtout parler de nos embarquements sur les lacs du Canada en 1776 et 1777, dont le travail fut si considérable, et dont l’effet fut si inutile.
[52] Chalcocondyles et Ducas diffèrent sur l’époque et les détails de la négociation ; et comme elle ne fut ni glorieuse ni salutaire, le fidèle Phranza épargne à son prince jusqu’à la pensée de se rendre.
[53] Ces ailes (Chalcocondyles, l. VIII, p. 208) ne sont qu’une figure orientale ; mais dans la tragédie anglaise d’Irène, la passion de Mahomet sort des bornes de la raison et même du sens commun.
Should
the fierce North, upon his frozen wings,
Bear
him aloft above the wondering clouds,
And
seat him in the Pleiads’ golden, chariot —
Thence
should my fury drag him down to tortures.
Quand le fougueux vent du
nord, sur ses ailes glacées, l’emporterait au-dessus des nuages étonnés, et le
déposerait dans le char doré des Pléiades, ma fureur l’en arracherait pour le
livrer aux tourments !
Indépendamment de l’extravagance de ce galimatias, j’observerai, 1° que l’action des vents ne s’exerce pas au-delà de la région inférieure de l’atmosphère ; 2° que le nom, l’étymologie et la fable des Pléiades, sont purement grecs (Scholiast. ad Honer., Σ. 686, Eudocia in Ionia, p. 339 ; Apollodore, l. III, c. 10 ; Heyne, p. 229, not. 682), et n’avaient point d’analogie avec l’astronomie de l’Orient (Hyde, Ulugbeg. Tabul. in Syntag. Disserta, t. I, p. 46-42 ; Goguet, Origine des arts, etc., t. VI, p. 73-78 ; Gebelin, Hist. du Calendrier, p. 73) que Mahomet avait étudiée ; 3° le char doré n’existe ni dans la science de l’astronomie ni dans la fable. J’ai peur que le docteur Johnson n’ait confondu les Pléiades avec la grande ourse ou le chariot, le zodiaque avec une constellation du nord :
Αρκτον θ'ην και αμαξαν επικλησιν καλεουσι.
[54] Phranza s’indigne contre ces acclamations des musulmans, non pour l’emploi du nom de Dieu, mais parce qu’ils y mêlent celui du prophète. Le zèle pieux de Voltaire est excessif et même ridicule.
[55] Je crains que Phranza n’ait composé ce discours, et il a une odeur si forte de sermon et de couvent, que je doute beaucoup que Constantin l’ait prononcé. Léonard lui attribue une autre harangue, dans laquelle il montre plus d’égards pour les Latins qui lui servaient d’auxiliaires.
[56] Cette marque d’humilité que la dévotion a quelquefois arrachée aux princes qui se trouvaient au lit de la mort, est un perfectionnement ajouté à la doctrine de l’Évangile sur le pardon des injures : il est plus facile de pardonner quatre cent quatre-vingt-dix fois, que de demander une seule fois pardon à un inférieur.
[57] Outre les dix mille gardes, les matelots et les soldats de marine, Ducas compte deux cent cinquante mille Turcs, cavaliers ou fantassins, comme ayant eu part à l’assaut général.
[58] Phranza, dans la sévère censure qu’il fait de l’évasion de Justiniani, exprime sa douleur et celle du public. Ducas, d’après des raisons que nous ne connaissons point, le traite avec plus de douceur et d’égards ; mais les expressions de Léonard de Chios manifestent une indignation encore dans toute sa force, gloria salutis suique oblitus. Les Génois, compatriotes de Justiniani, ont toujours été suspects et souvent coupables dans tout ce qu’ils ont fait en Orient.
[59] Ducas dit que l’empereur fut tué par deux soldats turcs. Si l’on en croit Chalcocondyles, il fut blessé à l’épaule et ensuite écrasé sous la porte de la ville. Phranza, entraîné par son désespoir, se précipita au milieu des Turcs, et ne fut pas témoin de la mort de Paléologue, mais nous pouvons sans flatterie lui appliquer ces nobles vers de Dryden :
Quant à Sébastien, laissons-les le chercher par toute la plaine, et lorsqu’on trouvera une montagne de morts, qu’un d’eux la gravisse ; alors regardant au-dessous de lui, il le reconnaîtra à sa mâle stature, et le verra le visage tourné vers le ciel et enseveli dans ce sanglant monument qu’a formé autour de lui sa forte épée.
[60] Spondanus (A. D. 1453, n° 10), qui espère le salut de l’empereur, désire pouvoir absoudre cette demande du crime de suicide.
[61] Léonard de Chios observe avec raison que si les Turcs avaient reconnu l’empereur, ils auraient fait des efforts pour sauver un captif, dont la prise eût été si agréable à Mahomet.
[62] Cantemir, p. 96. Les vaisseaux chrétiens qui étaient à l’embouchure du havre, avaient soutenu et retardé l’attaque de ce côté.
[63] Chalcocondyles suppose ridiculement que les Asiatiques saccagèrent Constantinople pour venger les anciens malheurs de Troie ; et les grammairiens du quinzième siècle se plaisent à faire dériver la grossière dénomination de Turcs du nom plus classique de Teucri.
[64] Lorsque Cyrus surprit Babylone, qui célébrait une fête, la ville était si grande et les habitants faisaient la garde avec si peu de soin, qu’il fallut un longtemps pour instruire les quartiers éloignés du succès du roi de Perse. Hérodote (l. I, c. 191) ; et Usher (Annal., p. 78), qui cite sur ce point un passage du prophète Jérémie.
[65] Cette description animée est tirée de Ducas (c. 39), qui, deux années après, se rendit auprès du sultan en qualité d’ambassadeur du prince de Lesbos (c. 44). Jusqu’à la conquête de Lesbos en 1463 (Phranza, l. III, c. 27), cette île dut être remplie de réfugiés de Constantinople, qui se plaisaient à redire et peut-être à embellir l’histoire de leurs malheurs.
[66] Voyez Phranza, l. III, c. 201.21. Ses expressions sont positives : Ameras sua mana jugulavit..... volebat enim eo turpiter et nefarie abuti. Me miserum et infelicem ! Au reste, il ne put savoir que par ouï-dire les scènes sanglantes ou infâmes qui se passaient au fond du sérail.
[67] Voyez Tiraboschi (t. VI, part. I, p. 290) et Lancelot (Mém. de l’Acad. des Inscript., t. X, p. 718). Je serais curieux de savoir comment il a pu louer cet ennemi public, qu’il outrage en plusieurs endroits comme le plus corrompu et le plus inhumain des tyrans.
[68] Les Commentaires de Pie II supposent qu’Isidore plaça son chapeau de cardinal sur la tête d’un mort, que cette tête fut coupée et portée en triomphe, tandis que le légat lui-même fut vendu et délivré comme un captif sans valeur. La grande Chronique des Belges ajoute de nouvelles aventures à l’évasion d’Isidore. Celui-ci, dit Spondanus (A. D. 1453, n° 15), les supprima dans ses lettres, de crainte de perdre le mérite et la récompense d’avoir souffert pour Jésus-Christ.
[69] Busbecq s’étend avec plaisir et approbation sur les droits de la guerre et sur la servitude si commune parmi les anciens et parmi les Turcs (de Legat. Turcica, epist. 3, p. 161).
[70] Cette somme est indiquée dans une note marginale de Leunclavius (Chalcocondyles, l. VIII, p. 211) ; mais lorsqu’on nous dit que Venise, Gênes, Florence et Ancône, perdirent cinquante, vingt et quinze mille ducats, je soupçonne qu’il y a un chiffre d’oublié ; et, dans cette supposition même, les sommes enlevées aux étrangers passeraient à peine le quart de la somme totale du butin.
[71] Voyez les éloges exaltés et les lamentations de Phranza (l. III, c. 17).
[72] Voyez Ducas (c. 43) et une lettre du 15 juillet 1453, écrite par Laurus Quirinus au pape Nicolas V (Hody, de Grœcis, p. 192 d’après un manuscrit de la Bibliothèque de Cotton).
[73] On suivait à Constantinople le calendrier julien, qui compte les jours et les heures depuis minuit ; mais Ducas semble ici prendre les heures à compter du lever du soleil.
[74] Voyez les Annales turques, p. 329, et les Pandectes de Leunclavius, p. 448.
[75] J’ai déjà parlé de ce monument curieux de l’antiquité grecque. Voyez le chapitre XVII de cet ouvrage.
[76] Nous devons à Cantemir (p. 182), les détails donnés par les Turcs sur la conversion de Sainte-Sophie en mosquée, que Phranza et Ducas déplorent avec tant d’amertume. Il est assez amusant d’observer comment le même objet paraît sous des jours opposés à un musulman et à un chrétien.
[77] Ce distique, rapporté par Cantemir en original, tire une nouvelle beauté de l’application. C’est ainsi qu’au sac de Carthage, Scipion répéta la fameuse prophétie d’Homère. C’est même un sentiment généreux qui a reporté l’esprit des deux conquérants sur le passé ou sur l’avenir.
[78] Je ne puis croire avec Ducas (voyez Spondanus, A. D. 1453, n° 13) que Mahomet ait fait porter la tête de l’empereur grec à travers les provinces de la Perse, de l’Arabie, etc. Il se serait sûrement contenté de trophées moins inhumains.
[79] Phranza était l’ennemi personnel du grand-duc, et ni le temps, ni la mort de cet ennemi, ni la retraite de Phranza dans un monastère, n’ont pu lui arracher un mouvement d’intérêt ou de pardon. Ducas penche à louer le grand-duc comme martyr ; Chalcocondyles est neutre ; mais c’est lui qui nous fait entendre que les Grecs avaient formé une conspiration.
[80] Voyez sur le rétablissement de Constantinople et les fondations des Turcs, Cantemir (p. 102-109), Ducas (c. 42), Thévenot, Tournefort, et nos autres voyageurs modernes. L’auteur de l’Abrégé de l’Histoire ottomane (t. I, p. 16-21) fait un tableau exagéré de la grandeur et de la population de Constantinople, d’où nous pouvons apprendre toutefois, qu’en 1586 les musulmans étaient moins nombreux dans cette capitale que les chrétiens ou même les Juifs.
[81] Le Turbé ou monument sépulcral d’Abou-Ayub, est décrit et gravé dans le Tableau général de l’empire ottoman (Paris, 1787, grand in-folio), ouvrage qui est peut-être plus magnifique qu’utile (t. I, p. 305, 306).
[82] Phranza (l. III, c. 19) décrit cette cérémonie, qui s’est peut-être embellie en passant dans la bouche des Grecs et dans celle des Latins. Le fait est confirmé par Emmanuel Malaxus, qui a écrit en grec vulgaire, l’Histoire des Patriarches après la prise de Constantinople, insérée dans la Turco-Græcia de Crusius (l. V, p. 106-184). Mais les lecteurs les plus dociles auront peine à croire que Mahomet ait adopté cette formule catholique : Sancta Trinitas quœ mihi donavit imperium te in patriarcham novœ Romæ delegit.
[83] Spondanus décrit (A. D. 1453, n° 21 ; 1458, n° 16), d’après la Turco-Grœcia de Crusius, l’esclavage et les querelles intestines de l’Église grecque. Le patriarche qui succéda à Gennadius, se jeta de désespoir dans un puits.
[84] Cantemir (p. 101-105) insiste sur le témoignage unanime des historiens turcs anciens et modernes ; il dit que ces auteurs ne se seraient pas permis un mensonge pour diminuer leur gloire nationale, puisqu’il est plus honorable de prendre une ville d’assaut que par capitulation : mais, 1° ces témoignages me paraissent douteux, puisqu’il ne cite aucun historien particulier, et que les Annales turques de Leunclavius affirment, sans exception, que Mahomet prit Constantinople per vim (p. 329). 2° On peut employer le même argument en faveur des Grecs contemporains, qui n’auraient pas oublié ce traité honorable et salutaire. Voltaire préfère, selon son usage, les Turcs aux chrétiens.
[85] Voyez Ducange (Fam. byzant., p. 195) sur la généalogie et la chute des Comnènes de Trébisonde ; sur les derniers Paléologues, ce même antiquaire, toujours exact dans ses recherches (p. 244-247, 248). La branche des Paléologues de Montferrat ne s’éteignit que dans le siècle suivant ; mais ils avaient oublié leur origine et les parents qui leur restaient en Grèce.
[86] Dans l’indigne histoire des disputes et des malheurs des deux frères, Phranza (l. III, c. 21-30) montre trop de préventions en faveur de Thomas Ducas (c. 44, 45) est trop bref ; Chalcocondyles (l. VIII, IX, X) est trop diffus et se permet trop de digressions.
[87] Voyez la perte ou la conquête de Trébisonde dans ses conquêtes dans Chalcocondyles (l. IX, p. 263-266), Lucas (c. 45), Phranza (l. III, c. 27) et Cantemir (p. 107).
[88] Tournefort (t. III, lettre 17, p. 179) dit que Trébisonde est mal peuplée ; mais Peyssonel, le dernier et le plus exact des observateurs, lui donne cent mille habitants (Commerce de la mer Noire, t. II, p. 72, et pour la province, p. 53-90). Sa prospérité et son commerce sont troublés continuellement par les querelles factieuses des deux Odas de janissaires, dans l’une desquelles s’enrôlent ordinairement trente mille Lazis (Mém. de Tott, t. III, p. 16, 17).
[89] Ismaël Beg, prince de Sinope ou de Sinople, avait un revenu de deux cent mille ducats, qui provenait surtout de ses mines de cuivre (Chalcocondyles, l. IX, p. 258, 259). Peyssonel (Commerce de la mer Noire, t. II, p. 100) donne à la ville moderne soixante mille habitants. Cette population parait énorme ; toutefois c’est en commerçant avec un peuple qu’on connaît sa richesse et sa population.
[90] Spondanus raconte, d’après Gobelin (Comment. Pii II, l. V), l’arrivée et la réception du despote Thomas à Rome (A. D. 1461, n° 3).
[91] Par un acte daté A. D. 1494, septembre 6, et transporté dernièrement des archives du Capitole à la Bibliothèque du roi à Paris, le despote André Paléologue, en se réservant la Morée et quelques avantages particuliers, transmit à Charles VIII, roi de France, les empires de Constantinople et de Trébisonde (Spondanus, A. D. 1495, n° 2). M. de Foncemagne (Mém. de l’Acad., des Inscript., t. XVII, p. 539-578) a donné une dissertation sur cet acte dont il avait reçu une copie de Rome.
[92] Voyez Philippe de Comines (l. VII, c. 14), qui compte avec plaisir le nombre de Grecs dont on espérait le soulèvement. Il ajouté dans ses calculs que les Français n’auraient à faire que soixante milles d’une navigation aisée, la distance de Valona à Constantinople étant seulement de dix-huit jours de marche, etc. L’empiré turc fut sauvé en cette occasion par la politique de Venise.
[93] Voyez les détails de cette fête dans Olivier de La Marche (Mémoires, part. I, c. 29, 30) et l’extrait et les observations de M. de Sainte-Palaye (Mém. sur la Chevalerie, t. I, part. III, p. 182-185). Le paon était, ainsi que le faisan, considéré comme un oiseau royal.
[94] D’après un dénombrement qui se fit alors, on trouva que la Suède, la Gothie et la Finlande, contenaient dix-huit cent mille combattants, et qu’ainsi elles étaient bien plus peuplées que de nos jours.
[95] Spondanus a fait, en 1454, d’après Æneas Sylvius, le tableau de l’état de l’Europe, qu’il a enrichi de ses observations. Ce précieux annaliste et l’Italien Muratori donnent la suite des événements depuis 1453 jusqu’en 1481, époque de la mort de Mahomet, et à laquelle je terminerai ce chapitre.
[96] Outre les deux annalistes indiqués dans la note précédente, le lecteur peut consulter Giannone (Istoria civile, l. III, p., 449-455) sur l’invasion du royaume de Naples par les Turcs. Quant aux détails du règne et des conquêtes de Mahomet II, j’ai fait usage quelquefois des Memorie istoriche de Monarchi ottomani di Giovanni Sagredo, Venise, 1677, in-4°. Soit en temps de paix ou en temps de guerre, les Turcs ont toujours fixé l’attention de la république de Venise. Sagredo, en qualité de procurateur de Saint-Marc, examina toutes les dépêches et toutes les archives de cette république, et il n’est pas sans mérite ni pour le fond ni pour le style. Cependant il a trop d’aigreur contre les infidèles ; il ignore leur langue et leurs mœurs, et sa narration, qui n’offre que soixante-dix pages sur Mahomet II (p. 69-140), devient plus détaillée et plus authentique à mesure qu’il approche des années 1640 et 1644, terme de ses travaux historiques.
[97] Comme c’est ici la fin de mes travaux sur l’empire grec, je vais dire quelques mots sur la grande collection des écrivains de Byzance, dont j’ai souvent employé les noms, et les témoignages dans le cours de cette histoire. Alde et les Italiens n’imprimèrent en grec que les auteurs classiques des temps plus éclairés ; et c’est aux Allemands que nous devons les premières éditions de Procope, d’Agathias, de Cedrenus, de Zonare, etc. Les volumes de la Byzantine (36 vol. in-folio) sont sortis successivement (A. D. 1648, etc.) de l’imprimerie du Louvre, avec quelques secours des imprimeries de Rome et de Leipzig. Mais l’édition de Venise (A. D. 1729), moins chère à la vérité et plus abondante, est aussi inférieure à celle de Paris en correction qu’en magnificence. Les Français qui furent chargés de l’édition n’ont pas tous le même mérite ; mais les notes historiques de Charles Dufresne Ducange donnent du prix au texte d’Anne Comnène de Cinnamus, de Villehardouin, etc. Les autres ouvrages qu’il a publiés sur ces matières, c’est-à-dire le Glossaire grec, la Constantinopolis christiana et les Familiœ byzantin, répandent une vive lumière sur les ténèbres du bas-empire.