Sollicitations des empereurs d’Orient auprès des papes. Voyages de Jean Paléologue Ier, de Manuel et de Jean II, dans les cours de l’Occident. Union des Églises grecque et latine proposée par le concile de Bâle, et accomplie à Ferrare et à Florence. État de la littérature à Constantinople. Sa renaissance en Italie, où elle fut portée par les Grecs fugitifs. Curiosité et émulation des Latins.
DURANT les quatre derniers siècles de leur empire, on pourrait considérer les marques de haine ou d’amitié des princes grecs à l’égard du pape, comme le thermomètre de leur détresse et de leur prospérité, du succès et de la chute des dynasties barbares. Lorsque les Turcs de la race de Seljouk envahirent l’Asie et menacèrent. Constantinople nous avons vu les ambassadeurs, d’Alexis implorer an concile de Plaisance la protection du père commun des chrétiens. A peine les pèlerins français eurent repoussé le sultan de Nicée à Iconium, que les empereurs de Byzance reprirent ou cessèrent de dissimuler leur haine et leur mépris naturel pour les schismatiques de l’Occident, et cette imprudence précipita la première chute de leur empire. Le ton doux et charitable de Vatacès marque la date de l’invasion des Mongouls. Après la prise de Constantinople, des factions et des ennemis étrangers ébranlèrent le trône du premier Paléologue. Tant que l’épée de Charles fut suspendue sur sa tête, il fit bassement sa cour au pape, et sacrifia au danger du moment sa foi, ses vertus, et l’affection de ses sujets. Après la mort de Michel, le prince et le peuple soutinrent l’indépendance de leur Église et la pureté de leur symbole. Andronic l’Ancien ne craignait ni n’aimait les Latins : dans ses derniers malheurs, l’orgueil servit de rempart à sa superstition ; il ne put décemment rétracter à la fin de sa vie les opinions qu’il avait soutenues avec fermeté dans sa jeunesse. Andronic, son petit-fils, asservi par son caractère et par sa situation, lorsqu’il vit les Turcs envahir la Bithynie, sollicita une alliance spirituelle et temporelle avec les princes de l’Occident. Après cinquante ans de séparation et de silence, le moine Barlaam fut député secrètement vers le pape Benoît XII ; et il paraît que ses insidieuses instructions avaient été tracées par la main habile du grand-domestique[1]. Très saint père, dit le moine, l’empereur ne désire pas moins que vous la réunion des deux Églises ; mais, dans une entreprise si délicate il se trouve forcé de respecter sa propre dignité et les préjugés de ses sujets. Les moyens sont de deux sortes, la force ou la persuasion. L’insuffisance du premier est déjà démontrée par l’expérience, puisque les Latins ont subjugué l’empire sans pouvoir ébranler l’opinion des habitants : La persuasion, plus lente, est aussi plus sûre et plus solide. Trente ou quarante de nos docteurs, envoyés chez vous en députation, s’accorderaient probablement avec ceux du Vatican dans l’amour de la vérité et l’unité d’un symbole ; mais, à leur retour, quel serait le fruit ou la récompense de leur démarche ? Le mépris de leurs confrères, et les reproches d’une nation aveugle et opiniâtre. Cependant les Grecs sont accoutumés à révérer les conciles généraux qui ont figé les articles de notre foi ; et s’ils rejettent les décrets de Lyon, c’est parce qu’on n’a daigné ni entendre ni admettre les représentants de l’Église orientale dans cette réunion arbitraire. Pour accomplir cette pieuse opération, il sera expédient et même nécessaire qu’un légat intelligent parte pour la Grèce, assemble les patriarches de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem, et qu’il prépare avec eux la tenue d’un synode libre et universel. Mais dans ce moment-ci, continua le subtil agent des Grecs, l’empire a tout à craindre de l’invasion des Turcs, qui occupent déjà quatre des principales villes de l’Anatolie. Les habitants annoncent le désir de rentrer sous l’obéissance de leur souverain et dans le sein de leur religion ; mais les forces et les revenus de l’empereur sont insuffisants pour cette entreprise ; et le légat romain doit se faire accompagner ou précéder d’une armée de Francs, pour chasser les infidèles et ouvrir la route du saint-sépulcre. En cas que les Latins soupçonneux exigeassent d’avance quelques garants, quelques gages de la fidélité des Grecs, Barlaam avait préparé une réponse raisonnable et convaincante : 1° Un synode général peut seul consommer la réunion des deux Églises ; il est impossible de l’assembler avant d’avoir délivré les trois patriarches de l’Orient, et un grand nombre d’autres prélats, du joug des mahométans. 2° Les Grecs sont aliénés par d’anciennes injures et une longue tyrannie : on ne peut espérer de les regagner que par quelque acte de fraternité, par quelque secours efficace, qui appuie l’autorité et les arguments de l’empereur et des partisans de l’union. 3° Quand même il resterait quelque légère différence dans la foi ou dans les cérémonies, les Grecs ne sont pas moins les disciples du Christ, et les Turcs sont les ennemis communs de tout ce qui porte le nom de chrétien. L’Arménie, l’île de Rhodes et l’île de Chypre, sont également attaquées, et il convient à la piété des princes français de s’armer pour la défense générale de la religion. 4° Quand même ils regarderaient les sujets d’Andronic comme les plus odieux des schismatiques, des hérétiques ou des païens, l’intérêt des princes de l’Occident devrait les engager à s’acquérir un utile allié, à protéger un empire chancelant qui couvre les frontières de l’Europe, et à se joindre aux Grecs contre les Turcs, sans attendre que ces derniers, après avoir conquis la Grèce, se servent de ses forces et de ses trésors pour porter dans le cœur de l’Europe leurs armes victorieuses. Les offres, les arguments et les demandes d’Andronic, furent éludés avec une froide et dédaigneuse indifférence. Les rois de France et de Naples rejetèrent les dangers et la gloire d’une croisade. Le pape refusa de convoquer un nouveau concile pour régler les anciens articles de la foi ; et, par égard pour les vieilles prétentions de l’empereur et du clergé latin, il fit usage dans sa réponse à l’empereur grec, d’une suscription offensante : Au Moderator[2] ou gouverneur des Grecs, et à ceux qui se disent les patriarches de l’Église d’Orient. On ne pouvait choisir pour cette ambassade une circonstance ou un caractère moins favorables. Benoît XII[3] était un lourd paysan, toujours embarrassé de scrupules, et abruti par le vin et la paresse. Sa vanité put enrichir la tiare d’une troisième couronne ; mais il était également inhabile à gouverner un royaume ou l’Église. Après la mort d’Andronic, les Grecs, en proie aux guerres civiles, ne purent s’occuper de la réunion générale des chrétiens. Mais dès que Cantacuzène eut pardonné à ses ennemis vaincus, il entreprit de justifier ou au moins d’atténuer la faute qu’il avait commise en introduisant les Turcs dans l’Europe, et en mariant sa fille à un prince musulman. Deux de ses ministres, accompagnés d’un interprète latin, se rendirent par ses ordres à la cour du pontife romain, transplantée dans la ville d’Avignon, sur les bords du Rhône, où elle resta durant soixante-dix ans. Ils représentèrent la dure nécessité qui les avait forcés d’embrasser l’alliance des infidèles, et firent entendre par son ordre les mots spécieux et édifiants de croisade et d’union. Le pape Clément VI[4], successeur de Benoît XII, leur fit une réception affable et honorable, parut touché des malheurs de Cantacuzène, convaincu de son mérite, persuadé de son innocence, et parfaitement instruit de l’état et des révolutions de son empire. Il avait appris tous ces détails d’une dame de Savoie, de la suite de l’impératrice Anne[5]. Si Clément ne possédait pas les vertus d’un prêtre, il avait du moins l’élévation et la magnificence d’un prince, et distribuait les bénéfices et les royaumes avec la même facilité. Sous son règne, Avignon fut le siége du faste et des plaisirs. Il avait surpassé dans sa jeunesse la licence des mœurs d’un baron, et son palais, lorsqu’il fut devenu pape, sa chambre a coucher même, étaient souvent embellis ou déshonorés par la présence de ses favorites. Les guerres de la France et de l’Angleterre ne permettaient pas de penser à une croisade ; mais la vanité de Clément s’amusa de ce projet brillant, et les ambassadeurs grecs s’en retournèrent avec deux prélats latins députés par le pontife. A leur arrivée à Constantinople, l’empereur et les nonces se complimentèrent mutuellement sur leur éloquence et leur piété. Les fréquentes conférences se passèrent en louanges et en promesses, dont ils se laissaient réciproquement amuser sans y donner la moindre confiance. Je suis enchanté, leur dit le dévot Cantacuzène, du projet de notre guerre sainte ; elle fera ma gloire personnelle en même temps que le bien de toute la chrétienté. Mes États offriront aux armées françaises un passage libre et sûr ; mes troupes, mes galères et mes trésors, seront consacrés à la cause commune, et mon sort serait digne d’envie si je pouvais mériter et obtenir la couronne du martyre. Je tâcherais en vain de vous peindre l’ardeur avec laquelle je désire la réunion des membres épars de Jésus-Christ. Si ma mort pouvait y servir, je présenterais avec joie ma tête et mon épée. Si ce phénix spirituel devait naître de mes cendres, j’élèverais mon bûcher et je l’allumerais de mes propres mains. L’empereur grec osa cependant observer que c’était l’orgueil et la précipitation des Latins qui avaient introduit les articles de foi sur lesquels se divisaient les deux Églises. Il blâma la conduite servile et tyrannique du premier Paléologue, et déclara qu’il ne soumettrait sa conscience qu’aux décrets libres d’un synode général. Les circonstances, continua-t-il, ne permettent ni au pape ni à moi de nous réunir à Rome ou à Constantinople ; mais on peut choisir une ville maritime sur les frontières des deux empires, pour assembler les évêques et instruire les fidèles de l’Orient et de l’Occident. Les nonces parurent satisfaits de ces propositions, et Cantacuzène affecta de déplorer la perte de ses espérances, qui furent bientôt détruites par la mort de Clément et les dispositions différentes de son successeur. Quant à lui, il vécut longtemps encore, mais dans un cloître, d’où l’humble moine ne put, si ce n’est par ses prières, influer sur la conduite de son pupille et les destinées de l’empire[6]. Cependant, de tous les princes de Byzance, aucun ne fut si bien disposé que le pupille Jean Paléologue à rentrer sous l’obéissance du pontife romain. Sa mère, Anne de Savoie, avait été baptisée dans le giron de l’Église latine : son mariage avec Andronic l’avait forcée à changer de nom, d’habillement et de culte ; mais son cœur était demeuré fidèle à son pays et à sa religion. Elle avait dirigé elle-même l’éducation de son fils, et l’empereur devenu homme, du moins par sa taille si ce n’est par son esprit, ne cessa point de se laisser gouverner par elle. Lorsque la retraite de Cantacuzène le laissa seul maître de la monarchie grecque, les Turcs commandaient sur l’Hellespont. Le fils de Cantacuzène assemblait des rebelles à Andrinople ; et Paléologue ne pouvait se fier ni à son peuple ni à lui- même. Par le conseil de sa mère, et dans l’espérance d’un secours étranger, il sacrifia les droits de l’Église et de l’État, et cet acte d’esclavage[7], signé d’encre pourpre et scellé d’une bulle d’or, fut secrètement porté au pape par un italien. Le premier article du traité consistait en un serment de fidélité et d’obéissance à Innocent VI et à ses successeurs, les pontifes suprêmes de l’Église catholique et romaine. L’empereur promettait de rendre à leurs nonces ou légats tous les honneurs auxquels ils pouvaient légitimement prétendre, de préparer un palais pour les recevoir, et une église pour leurs cérémonies ; enfin de donner Manuel, son second fils, pour otage et garant de sa fidélité. Pour toutes ces concessions, il demandait un prompt secours de quinze galères avec cinq cents hommes d’armes et mille archers pour le défendre contre ses ennemis chrétiens et musulmans. Paléologue promit de soumettre ses peuples et son clergé au joug spirituel du pontife romain. Mais pour vaincre la résistance qu’il prévoyait de la part des Grecs, il proposa les deux moyens efficaces de l’éducation et de la séduction. Le légat fut autorisé à distribuer les bénéfices vacants parmi les ecclésiastiques qui souscriraient au symbole du Vatican. On institua trois écoles pour enseigner à la jeunesse de Constantinople la langue et la doctrine des Latins, et le nom d’Andronic, héritier de l’empire, parut le premier sur la liste des étudiants. Paléologue déclarait que si tous ses efforts devenaient superflus, si la force et la persuasion se trouvaient insuffisantes, il se croirait indigne de régner. Il transférait dans ce cas à Innocent toute son autorité royale et paternelle, lui donnant plein pouvoir de diriger sa famille et son royaume, et de marier Andronic son fils et son successeur. Mais ce traité n’eut jamais ni exécution ni publicité. Le secours des Romains et la soumission des Grecs n’existèrent que dans l’imagination de leur souverain, que le secret sauva seul du déshonneur de cette inutile humiliation. Les armées victorieuses des Turcs fondirent bientôt sur lui. Après avoir perdu Andrinople et la Romanie, il se trouva resserré dans sa capitale, vassal de l’orgueilleux Amurath, et réduit à la misérable espérance de n’être que le dernier dévoré par ce sauvage. Dans cet état d’abaissement, Paléologue prit la résolution de s’embarquer pour Venise, d’où il alla se jeter aux pieds du pape. Il fut le premier souverain de Byzance qui eût jamais visité les régions inconnues de l’Occident ; mais Paléologue ne pouvait espérer de trouver ailleurs des secours et de la consolation ; et sa dignité était moins offensée de paraître dans le sacré collège qu’à la Porte ottomane. Après une longue absence, les papes retournaient alors des bords du Rhône sur ceux du Tibre : Urbain V[8], pontife d’un caractère doux et vertueux, encouragea ou permis le pèlerinage du prince grec ; et le palais du Vatican reçut dans la même année les deux fantômes d’empereurs qui représentaient la majesté de Constantin et de Charlemagne. Dans cette visité de supplication le souverain de Constantinople, dont le malheur absorbait la vanité, poussa la soumission des paroles et des formes au-delà de ce qu’on pouvait attendre : obligé de passer d’abord par un examen, il reconnut, en bon catholique, en présence de quatre cardinaux, la suprématie du pape et de la double procession du Saint-Esprit. A prés cette purification, on l’introduisit à une audience publique dans l’église de Saint-Pierre, où Urbain siégeait sur son trône, environné d’un cortége de cardinaux. Le prince grec après trois génuflexions, baisa dévotement les pieds, les mains et enfin la bouche du saint père, qui célébra une grand’messe en sa présence, lui permit de tenir la bride de sa mule, et lui donna un repas somptueux dans le Vatican. Malgré cette réception amicale et honorable, Urbain accorda quelque préférence à l’empereur d’Occident[9], et Paléologue n’obtint point le rare privilège de chanter l’évangile en qualité de diacre[10]. Urbain tâcha de ranimer le zèle du roi de France et des autres souverains de l’Europe en faveur de son prosélyte ; mais ils étaient trop occupés de leurs querelles particulières pour penser à la cause générale. L’empereur fonda son dernier espoir sur un mercenaire anglais, Jean Hawkwood[11] ou Acuto, qui, suivi d’une bande d’aventuriers sous le nom de la confrérie blanche, avait ravager toute l’Italie, depuis les Alpes jusqu’à la Calabre, vendait ses services à ceux qui voulaient les payer, et avait encouru une juste excommunication en attaquant la résidence du pape. Urbain autorisa cependant une négociation avec ce brigand ; mais les forces ou le courage d’Hawkwood se trouvèrent au-dessous de cette entreprise, et ce fut peut-être un bonheur pour Paléologue d’avoir manqué un secours probablement dispendieux, certainement insuffisant, et peut-être dangereux[12]. L’infortuné Grec se préparait à quitter l’Italie[13] ; mais il fut arrêté par un obstacle humiliant. En passant Venise, il avait emprunté des sommes considérables à une usure exorbitante ; ses coffres étaient vides, et ses créanciers inquiets le retinrent pour sûreté de leur paiement. En vain l’empereur pressait Andronic, régent du royaume, et son fils aîné, d’user de toutes les ressources et de dépouiller, s’il le fallait, les autels pour tirer son père d’une captivité ignominieuse. Insensible à la honte de son père, ce fils dénaturé se réjouissait secrètement de sa captivité. L’État était pauvre, le clergé opiniâtre ; on ne pouvait même manquer au besoin de quelque scrupule religieux pour servir de masque à une criminelle indifférence. Manuel, frère d’Andronic, après lui avoir sévèrement reproché cette négligence si contraire à son devoir, vendit ou engagea ce qu’il possédait, s’embarqua pour Venise, délivra son père, et s’offrit lui-même pour sûreté de la dette. De retour à Constantinople, comme empereur et comme père, Paléologue traita ses deux fils chacun selon leur mérite. Mais le pèlerinage de Rome n’avait réformé ni la foi ni les mœurs de l’indolent Paléologue, et son apostasie ou conversion, dépourvue d’effets comme de sincérité, fut promptement oubliée des Grecs et des Latins[14]. Trente ans après le retour de Paléologue, le même motif fit entreprendre, mais avec plus d’étendue, le voyage de l’Occident à Manuel, son successeur. J’ai raconté, dans le chapitre précédent, son traité avec Bajazet, l’infraction du traité, le siége ou blocus de Constantinople, et le secours que les Français envoyèrent sous les ordres du vaillant Boucicault[15]. Manuel avait sollicité, par ses ambassadeurs, l’aide des princes latins ; mais on imagina que la présence d’un monarque infortuné arracherait des larmes et des secours aux Barbares les plus durs[16] ; et le maréchal, qui lui conseillait ce voyage, le précéda pour préparer sa réception. Les Turcs interceptaient la communication par terre mais la navigation de Venise était ouverte et sûre. On le reçut en Italie comme le premier, ou du moins comme le second des princes chrétiens. Manuel inspira la compassion comme confesseur et champion de la foi, et la dignité de sa conduite empêcha que cette compassion ne dégénérât en mépris. De Venise, il passa successivement à Padoue et à Pavie. Le duc de Milan, quoique allié secret de Bajazet, le fit conduire honorablement jusqu’aux frontières de ses États[17]. Lorsqu’il entra sur les terres[18] de France, les officiers du roi se chargèrent de l’accompagner et de le défrayer. Une cavalcade de deux mille des plus riches citoyens de Paris alla en armes au devant de lui jusqu’à Charenton. Aux portes de Paris, il fut complimenté par le chancelier et le parlement, et Charles VI, suivi des princes et de la noblesse, embrassa son frère avec cordialité. On revêtit le successeur de Constantin d’une robe de soie blanche et on lui présenta pour monture un superbe cheval blanc. Ce cérémonial n’est point indifférent chez les Français : on y considère la couleur blanche comme le symbole de la souveraineté ; et l’empereur d’Allemagne, après avoir réclamé avec hauteur cette distinction dans sa dernière visite et avoir éprouvé un refus positif, avait été contraint de monter un cheval noir. Manuel logea au Louvre ; les bals et les fêtes se succédèrent avec rapidité ; les Français cherchèrent, en variant ingénieusement les plaisirs de la chasse et de la table, à déployer leur magnificence aux yeux du prince étranger, et à le distraire un instant de sa douleur. On lui accorda l’usage particulier d’une chapelle, et les docteurs de Sorbonne observèrent avec surprise, et peut-être avec scandale, le langage les cérémonies et les vêtements du clergé grec. Mais du premier coup d’œil il put apercevoir qu’il n’avait point de secours à espérer de la France : l’infortuné Charles VI, ne jouissait que de quelques instants lucides, et retombait sans cesse dans un état de frénésie ou de stupidité. Le duc d’Orléans, son frère, et son oncle le duc de Bourgogne, saisissaient alternativement les rênes du gouvernement ; la guerre civile fut bientôt la suite de leur désastreuse concurrence. Le premier, jeune et d’un caractère ardent, se livrait avec impétuosité à sa passion pour les femmes et pour tous les plaisirs. Le second était père de Jean, comte de Nevers, délivré récemment de sa captivité chez les Turcs. Ce jeune prince intrépide aurait volontiers couru de nouveaux hasards pour effacer sa honte ; mais son père, plus prudent, en avait assez des frais et des dangers de la première expérience. Lorsque Manuel eut satisfait la curiosité et peut-être fatigué la patience des Français, il résolut de passer en Angleterre. Sur la route de Douvres à Londres, le prieur et les moines de Saint-Augustin lui firent à Cantorbéry une réception honorable. A Blackheath, il trouva le roi Henri IV, qui, suivi de toute sa cour, vint saluer le roi grec, dit notre vieil historien, dont je transcris exactement les expressions, et fut traité à Londres, durant plusieurs jours, comme l’empereur de l’Orient[19]. Mais l’Angleterre était encore moins disposée que la France à entreprendre une croisade. Dans cette même année, le souverain légitime avait été déposé et mis à mort. L’ambitieux usurpateur Henri de Lancastre, en proie à l’inquiétude et aux remords, n’osait éloigner ses troupes d’un trône continuellement, ébranlé par des révoltes et des conspirations : il plaignit, loua et fêta l’empereur de Constantinople ; mais s’il fit vœu de prendre la croix, ce fut sans doute pour apaiser son peuple et peut-être sa conscience par le mérite ou l’apparence de ce pieux projet[20]. Comblé cependant de présents et d’honneurs, le prince grec fit une seconde visite à Paris, et, après avoir passé deux années dans les cours de l’Occident, il traversa l’Allemagne et l’Italie, s’embarqua à Venise, et attendit patiemment dans la Morée le moment de sa ruine ou de sa délivrance. Il avait cependant échappé à la nécessité ignominieuse de vendre sa religion, soit publiquement, soit en secret. Le schisme déchirait l’Église latine : deux papes, l’un à Rome et l’autre à Avignon, se disputaient l’obéissance des rois, des nations et des universités de l’Europe. L’empereur grec, attentif à ménager les deux partis, s’abstint de toute correspondance avec ces deux rivaux, tous deux indignés et peu favorisés de l’opinion. Il partit au moment du jubilé, et traversa toute l’Italie sans demander ou mériter l’indulgence plénière, qui efface les péchés des fidèles et les dispense de la pénitence. Cette négligence offensa le pape de Rome ; il accusa Manuel d’irrévérence pour l’image du Christ, et exhorta les princes de l’Italie à abandonner un schismatique obstiné[21]. A l’époque des croisades, les Grecs avaient contemplé avec autant de terreur que de surprise le cours perpétuel des émigrations qui ne cessaient de s’écouler des pays inconnus de l’Occident. Les visites de leurs derniers empereurs déchirèrent le voile de séparation, et leur découvrirent les puissantes nations de l’Europe, qu’ils n’osèrent plus insulter du nom de barbares. Un historien grec de ce siècle[22] a conservé les observations du prince Manuel et des observateurs plus curieux qui l’accompagnaient. Je vais rassembler ces idées éparses et les présenter en raccourci à mon lecteur. Peut-être ne verra-t-il pas sans plaisir ce tableau grossier de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre, dont l’état ancien et moderne nous est si bien connu. 1° L’Allemagne, dit Chalcocondyles, offre un vaste pays, et s’étend depuis Vienne jusqu’à l’Océan, depuis Prague en Bohême jusqu’à la rivière Tartessus et aux[23] Pyrénées (cette géographie paraîtra sans doute un peu extraordinaire). Le sol est assez fertile, quoiqu’il ne produise ni figues ni olives ; l’air y est sain, les hommes sont robustes et d’une santé vigoureuse. On éprouve rarement, dans ces contrées septentrionales, les calamités de la peste ou des tremblements de terre. Après les Scythes ou les Tartares, on peut regarder les Allemands ou Germains comme la nation la plus nombreuse. Ils sont braves et patients ; et si toutes leurs forces obéissaient à un seul chef, elles seraient irrésistibles. Ils ont obtenu du pape le privilège d’élire l’empereur des Romains[24], et le patriarche latin n’a point de sujets plus zélés et plus soumis. La plus grande partie de ces pays est divisée entre des princes et des prélats ; mais Strasbourg, Cologne, Hambourg, et plus de deux cents villes libres forment autant de républiques confédérées, régies par des lois sages et justes, conformes à la volonté et à l’intérêt général. Les duels, ou combats singuliers à pied, y sont d’un usage familier, en temps de paix et de guerre. Les Allemands excellent dans tous les arts mécaniques ; c’est à leur industrie que nous devons l’invention de la poudre et des canons connus aujourd’hui de la plus grande partie des nations. 2° Le royaume de France s’étend environ à quinze ou vingt jours de marche depuis l’Allemagne jusqu’à l’Espagne, et depuis les Alpes jusqu’à la mer, qui la sépare de l’Angleterre : on y trouve un grand nombre de villes florissantes. Paris, la résidence des rois, surpassé toutes les autres en luxe et en richesses. Un grand nombre de princes et de seigneurs se rendent alternativement dans le palais du monarque, et le reconnaissent pour leur souverain. Les plus puissants sont les ducs de Bretagne et de Bourgogne : le dernier possède les riches provinces de Flandre, dont les ports sont fréquentés par nos commerçants et par les négociants des pays les plus éloignés. La nation française est ancienne et opulente ; sa langue et ses mœurs, bien qu’avec quelque différence, ne s’éloignent pas entièrement de celles des Italiens. La dignité impériale de Charlemagne, leurs victoires sur les Sarrasins, et les exploits de leurs héros Olivier et Roland[25], les enorgueillissent au point qu’ils se regardent comme le premier peuple de l’Occident ; mais cette vanité insensée a été récemment humiliée par l’événement malheureux de leur guerre contre les Anglais qui habitent l’île de la Bretagne. 3° On peut considérer la Bretagne au milieu de l’Océan, et vis-à-vis des côtes de la Flandre, comme une ou comme trois îles réunies par l’uniformité de mœurs et de langage sous le même gouvernement. Sa circonférence est de cinq mille stades ; le pays, couvert d’un grand nombre de villes et de villages, produit peu de fruits et point de vin, mais il abonde en orge, en froment, en miel et en laines. Les habitants fabriquent une grande quantité de draps et d’étoffes ; Londres[26], leur capitale, l’emporte pour le luxe, la richesse et la population, sur toutes les villes de l’Occident. Elle est située sur la Tanise, rivière large et rapide, qui, à la distance de trente milles, se jette dans la mer des Gales. Le flux et le reflux offrent tous les jours aux vaisseaux de commerce la facilité d’entrer et de sortir sans danger de son port. Le roi est le chef d’une puissante et turbulente aristocratie. Ses premiers vassaux possèdent leurs fiefs en franc-alleu héréditaire ; et les lois fixent les limites de son autorité et de leur obéissance. Ce royaume a été souvent déchiré par des factions, et conquis par des étrangers ; mais les habitants sont courageux, robustes, renommés dans les armes et victorieux à la guerre. Leurs boucliers ressemblent à ceux des Italiens, et leur épée à celle des Grecs. Leurs principales forces consistent dans la supériorité de leurs archers. Leur langage n’a aucune affinité avec celui du continent ; mais leurs habitudes de vie diffèrent peu de celles des Français. On peut regarder le mépris de la chasteté des femmes et de l’honneur conjugal comme la principale singularité de leurs mœurs. Dans leurs visites réciproques, le premier acte d’hospitalité est de permettre à leurs hôtes les embrassements de leurs femmes et de leurs filles. Entre amis, ils les empruntent et les prêtent sans honte, sans que personne soit blessé de cet étrange commerce et de ses suites inévitables[27]. Instruits comme nous le sommes des usages de la vieille Angleterre et sûrs de la vertu de nos mères, nous pouvons sourire de la crédulité, ou nous indigner de l’injustice de l’historien grec, qui a confondu sans doute un baiser[28] décent de réception, avec des familiarités criminelles ; mais cette injustice ou cette crédulité peuvent nous être utiles en nous apprenant à nous méfier des détails donnés par des voyageurs sur des nations étrangères et éloignées, et à ne pas croire légèrement des faits qui répugnent au caractère de l’homme et aux sentiments de la nature[29]. Après son retour et la victoire de Timour, Manuel régna plusieurs années heureux et paisible. Tant que les fils de Bajazet recherchèrent son amitié et ménagèrent ses faibles États, il se contenta de son ancienne religion, et composa dans ses loisirs vingt dialogues théologiques pour sa défense. L’arrivée des ambassadeurs grecs au concile de Constance[30], annonça le rétablissement de la puissance ottomane en même temps que celle de l’Église latine : les conquêtes d’Amurath et de Mahomet rapprochèrent l’empereur du Vatican ; le siège de Constantinople fit presque acquiescer à la double procession du Saint-Esprit ; et lorsque débarrassé de ses rivaux, Martin V occupa seul la chaire pontificale, il se rétablit entre l’Orient et l’Occident un commerce amical de lettres et d’ambassades. L’ambition d’une part, et de l’autre l’infortune, dictaient un même langage de paix et de charité. Manuel affectait le désir de marier les six princes ses fils à des princesses italiennes, et le pape, non moins rusé, fit passer à Constantinople la fille du marquis de Montferrat avec un cortége séduisant de jeunes filles de haute naissance, dont les charmes lui paraissaient propres à vaincre l’obstination des schismatiques. Sous l’extérieur du zèle, on pouvait cependant apercevoir que tout était faux à la cour et dans l’Église de Constantinople. Selon que le danger paraissait plus ou moins pressant, l’empereur précipitait ou prolongeait ses négociations, autorisait ou désavouait ses ministres, et échappait à des instances trop pressantes en alléguant la nécessité de consulter les patriarches et les prélats, et l’impossibilité de les assembler dans un moment où les Turcs environnaient la capitale. D’après l’examen des transactions publiques, il paraît que les Grecs insistaient sur trois opérations successives, un secours, un concile et enfin la réunion, tandis que les Latins éludaient la seconde, et ne voulaient s’engager à la première que comme une suite et une récompense volontaire de la troisième ; mais l’extrait d’une conversation particulière de Manuel nous expliquera plus clairement l’énigme de sa conduite et ses véritables intentions. Sur la fin de ses jours, l’empereur avait revêtu de la pourpre Jean Paléologue II, son fils aîné, sur lequel il se reposait de la plus grande partie du gouvernement. Dans un de ses entretiens avec son collègue, où il n’avait pour témoin que l’historien Phranza, son chambellan favori[31], Manuel développa à son successeur les vrais motifs de ses négociations avec le pontife de Rome[32]. Il ne nous reste, dit Manuel, pour toute ressource contre les Turcs, que la crainte de notre réunion avec les Latins, la terreur que leur inspirent les belliqueuses nations de l’Occident, qui pourraient se liguer pour notre délivrance et leur destruction. Des que vous serez pressé par les infidèles, faites-leur envisager ce danger. Proposez un concile, entrez en négociations ; mais prolongez-les toujours et éludez la convocation de cette assemblée, qui ne vous serait d’aucune utilité spirituelle ou temporelle. Aucun des deux partis ne voudra reculer ou se rétracter ; les Latins sont orgueilleux, les Grecs sont obstinés. En voulant accomplir la réunion, vous ne feriez que confirmer le schisme, aliéner les Églises, et nous exposer sans ressource et sans espoir à la merci des Barbares. Peu satisfait de cette sage leçon, le jeune prince se leva et sortit en silence. Le prudent monarque, continue Phranza, me regarda, et reprit ainsi son discours : Mon fils se croit grand et héroïque ; mais, hélas ! ce siècle misérable n’offre aucun champ à l’héroïsme ni à la grandeur. Son esprit audacieux pouvait convenir dans les temps plus heureux de nos ancêtres. Notre situation présente exige moins un empereur qu’un économe circonspect des débris de notre fortune. Je n’ai point oublié les vastes espérances qu’il fondait sur notre alliance avec Mustapha, et je crains que sa témérité imprudente ou même sa piété ne précipite la ruine de notre maison et de la monarchie. L’expérience et l’autorité de Manuel éludèrent cependant le concile et conservèrent la paix jusqu’à la soixante-dix-huitième année de son âge, dans laquelle il expira revêtu d’un habit monastique, après avoir distribué ses meubles précieux à ses enfants, aux pauvres, à ses médecins et à ses domestiques favoris. Andronic[33] son second fils, eut pour sa part la principauté de Thessalonique, et mourut de la lèpre peu de temps après avoir vendu cette ville aux Vénitiens, qui en furent promptement dépouillés par les Turcs. Quelques succès avaient réuni le Péloponnèse ou Morée à l’empire, et dans des temps plus heureux, Manuel avait fortifié l’isthme, dans une étendue de six milles[34], d’un mur solide, flanqué de cent cinquante-trois tours, qui disparut à la première irruption des Ottomans. La fertile péninsule aurait pu suffire aux quatre jeunes princes, Théodore, Constantin, Démétrius et Thomas ; mais ils épuisèrent les lestes de leurs forces en guerres civiles, et les vaincus se réfugièrent dans le palais de Constantinople ; où ils vécurent sous la protection et la dépendance de leur frère Jean Paléologue II. Ce prince, l’aîné des fils de Manuel, fut reconnu, après la mort de son père, pour seul empereur des Grecs, Il s’occupa d’abord de répudier son épouse et de contracter un nouveau manage avec la princesse de Trébisonde. La beauté était à ses yeux la plus indispensable qualité d’une impératrice. Il obtint l’aveu de son clergé, en le menaçant de se retirer dans un cloître, et d’abandonner le trône à son frète Constantin, si on refusait de consentir à son divorce. La première, ou pour mieux dire la seule victoire de Paléologue, fut celle qu’il remporta sur un Juif[35], qu’après une longue et savante dispute, il convertit à la foi chrétienne : cette importante conquête à été soigneusement consignée dans l’histoire du temps ; mais il renouvela bientôt le projet de réunir les deux Églises, et, sans égard pour les avis de son père, prêta l’oreille, à ce qu’il paraît de bonne foi, à la proposition de s’aboucher avec le pape dans un concile général au-delà de la mer Adriatique. Martin V encourageait ce dangereux projet, et son successeur Eugène s’en occupa faiblement, jusqu’à ce qu’enfin, après une négociation languissante, l’empereur reçut une sommation de la part d’une assemblée revêtue d’un caractère différent, celle des prélats indépendants de Bâle, qui s’intitulaient les représentants et les juges de l’Église catholique. Le pontife romain avait défendu et gagné la cause de la liberté ecclésiastique ; mais le clergé victorieux se trouva bientôt exposé à la tyrannie de son libérateur, que son caractère sacré mettait à l’abri des armes, qu’il employait si efficacement contre les magistrats civils. Les appels anéantissaient leur grande charte ou le droit d’élection ; on l’éludait par des commendes, on le déjouait par des survivances, et il était obligé de céder à des réserves arbitraires[36]. La cour de Rome institua une vente publique qui enrichissait les cardinaux et les favoris du pape des dépouilles de toutes les nations ; celles-ci voyaient les principaux bénéfices de leur territoire s’accumuler sur la tête des étrangers et des absents. Durant leur résidence à Avignon, l’ambition des papes se convertit en avarice et en débauche[37]. Ils imposaient rigoureusement sur le clergé le tribut des dîmes et des premiers fruits ; mais ils toléraient ouvertement l’impunité des vices, des désordres et de la corruption. Ces scandales multipliés furent aggravés par le grand schisme d’Occident, qui dura plus d’un demi-siècle. Dans leurs fougueuses querelles, les deux pontifes de Rome et d’Avignon publiaient réciproquement les vices de leur rival ; leur situation précaire avilissait leur autorité, relâchait leur discipline et multipliait leurs besoins et leurs exactions. Les synodes de Pise et de Constance[38], furent successivement tenus pour guérir les maux de l’Église et rétablir son autorité ; mais, sentant leurs forces, ces grandes assemblées résolurent de rétablir les privilèges de l’aristocratie chrétienne. Les pères de Constance prononcèrent une sentence personnelle contre deux pontifes qu’ils refusaient de reconnaître, et déposèrent par une troisième celui qu’ils avaient avoué pour leur souverain. Ils procédèrent ensuite à limiter l’autorité du pape, et ne se séparèrent point qu’ils ne l’eussent soumis à la suprématie d’un concile général. On statua que pour la réforme et le maintien de l’Église, on convoquerait régulièrement ces assemblées à une époque fixe, et que chaque synode indiquerait, avant de se dissoudre, le temps et le lieu de l’assemblée suivante. La cour de Rome éluda facilement la convocation du concile de Sienne ; mais là vigoureuse fermeté de celui de Bâle[39] pensa être fatale à Eugène IV, le pontife régnant. Les pères, qui pressentaient ses desseins, se hâtèrent de publier, par leur premier décret, que les représentants de l’Église militante étaient revêtus d’une Juridiction spirituelle ou divine sur tous les chrétiens, sans en excepter le pape, et qu’on ne pouvait dissoudre, proroger ni transférer un concile général, qu’après la délibération libre de ses membrés, suivie de leur consentement. Eugène n’ayant pas moins fulminé sa bulle de dissolution, ils osèrent sommer, réprimander et menacer le rebelle, successeur de saint Pierre après lui avoir accordé, par de longs délais le temps du repentir, ils déclarèrent finalement que s’il ne se soumettait pas avant le terme fixe de soixante jours, il demeurerait suspendu de toute autorité temporelle et ecclésiastique ; et pour établir leur juridiction sur le prince comme sur le prêtre, ils s’emparèrent de l’administration du gouvernement d’Avignon, annulèrent l’aliénation du patrimoine sacré, et défendirent de lever à Rome de nouvelles contributions. Leur hardiesse fût justifiée, non seulement par l’opinion générale du clergé, mais par l’approbation et la protection des premiers monarques de la chrétienté. L’empereur Sigismond se déclara le serviteur et le défenseur du synode ; l’Allemagne et la France en firent autant ; le duc de Milan était l’ennemi personnel d’Eugène, et une émeute du peuple romain força le pontife à fuir du Vatican. Rejeté à la fois par ses sujets spirituels et temporels, il ne lui resta d’autre parti à prendre que celui de la soumission. Eugène se rétracta dans une bulle humiliante, qui ratifiait tous les actes du concile, incorporait ses légats et les cardinaux à cette assemblée vénérable, et semblait annoncer sa résignation aux décrets d’une législature suprême. Leur renommée s’étendit jusque dans l’Orient, et ce fut en présence des pères du concile que Sigismond reçut les ambassadeurs ottomans[40], qui mirent à ses pieds douze grands vases remplis de robes de soie et de pièces d’or. Les pères de Bâle aspiraient à la gloire de ramener les Grecs et les Bohémiens dans le giron de l’Église ; leurs députés pressèrent l’empereur et le patriarche de Constantinople de se réunir à une assemblée qui possédait la confiance des nations de l’Occident. Paléologue n’était point éloigné d’accepter cette proposition, et le sénat catholique reçut honorablement ses ambassadeurs ; mais le choix du lieu parut un obstacle insurmontable : il refusait obstinément de traverser les Alpes ou la mer de Sicile, et exigeait qu’on assemblât le concile dans quelque ville de l’Italie, ou dans les environs du Danube. Les autres articles éprouvèrent moins de difficultés : on convint de défrayer l’empereur et une suite de sept cents personnes durant son voyage[41], de lui faire remettre sur-le-champ une somme de huit mille ducats[42] pour aider son clergé, et d’accorder dans son absence un secours de dix mille ducats, de trois cents archers et de quelques galères, pour la sûreté de Constantinople. La ville d’Avignon fit les fonds des premières avances, et l’on prépara l’embarquement à Marseille, quoique avec un peu de lenteur et de difficulté. Dans sa triste situation, Paléologue jouissait du plaisir de voir les puissances ecclésiastiques de la l’Occident rechercher à l’envi son amitié. Mais l’artificieuse activité d’un monarque l’emporta sur la lenteur et l’inflexibilité qui formait le caractère des républiques. Les décrets de Bâle tendaient continuellement à limiter le despotisme du pape, et à élever dans l’Église un tribunal suprême et permanent. Eugène portait le joug avec impatience, et l’union des Grecs lui fournissait un prétexte décent pour transporter du Rhin sur le Pô un synode indocile et factieux. Au-delà des Alpes, les pères n’espéraient plus de conserver leur indépendance. La Savoie ou Avignon, qu’ils acceptèrent avec répugnance, étaient regardés à Constantinople comme situés fort au-delà des colonnes d’Hercule[43]. L’empereur et son clergé redoutaient les dangers d’une longue navigation ; ils s’offensèrent de l’orgueilleuse déclaration par laquelle le concile annonça qu’après avoir anéanti la nouvelle hérésie des Bohémiens, il déracinerait bientôt l’ancienne hérésie des Grecs[44]. Du côté d’Eugène, tout était douceur, complaisance et respect. Il invitait le souverain de Constantinople à faire cesser, par sa présence, le schisme des latins comme celui des Grecs. Il proposa pour le lieu de leur entrevue amicale, Ferrare, située sur les bords de la mer Adriatique ; et à l’aide d’une surprise ou de quelque artifices, se procura un faux décret du concile qui approuvait sa translation dans cette ville de l’Italie. Neuf galères furent équipées pour cette expédition à Venise et dans l’île de Candie : elles devancèrent les vaisseaux de Bâle, l’amiral romain reçut ordre de ceux-ci de les couler à fond, de les brûler et de les détruire[45] : ces escadres ecclésiastiques auraient pu se rencontrer dans les mêmes mers où Sparte et Athènes s’étaient disputé jadis la gloire de la prééminence. Alternativement assailli par les deux factions, qui semblaient toujours prêtes à en venir aux mains pour la possession de sa personne, Paléologue hésita encore, avant de quitter son palais et son pays, de tenter cette dangereuse entreprise. Il se rappelait les conseils de son père, et le bon sens devait lui suggérer que les Latins, divisés entre eux, ne s’accorderaient pas pour une cause étrangère. Sigismond essaya de le détourner de son voyage. On ne pouvait le soupçonner de partialité, puisqu’il adhérait au concile, et ce conseil recevait encore du poids de l’étrange opinion où l’on était que Sigismond nommerait un Grec pour succéder à l’empire[46]. Le sultan des Turcs était encore un conseiller qui ne méritait pas sa confiance, mais qu’il craignait d’offenser. Amurath ne comprenait rien aux querelles des chrétiens. Bien qu’il redoutât leur union, il offrit d’ouvrir ses trésors aux besoins de Paléologue, en déclarant toutefois, avec une apparence de générosité, que Constantinople serait inviolablement respectée durant l’absence de son souverain[47]. Les plus riches présents et les plus belles promesses achevèrent de décider le prince grec. Il désirait s’éloigner pour quelque temps d’une scène de malheur et de danger. Après s’être débarrassé des députés du concile par une réponse équivoque, il annonça la résolution de s’embarquer sur les galères du pape. Le grand âge du patriarche Joseph le rendait plus susceptible de crainte que d’espoir ; effrayé des dangers qu’il allait courir sur l’Océan, le pontife observa que dans un pays étranger sa faible voix et celle d’une trentaine de ses prélats seraient étouffées par le nombre et le pouvoir des évêques qui composaient le synode latin. Il céda cependant à la volonté de Paléologue, à la flatteuse assurance qu’on l’écouterait comme l’oracle des nations, et au désir secret d’apprendre de son frère de l’Occident à rendre l’Église indépendante des souverains[48]. Les cinq porte-croix ou dignitaires de Sainte-Sophie furent attachés à sa suite ; et l’un d’eux, le grand ecclésiarque ou prédicateur, Sylvestre Syropulus[49], a composé[50] une histoire curieuse et sincère de la fausse union[51]. Le clergé obéit malgré lui aux ordres de l’empereur et du patriarche ; mais la soumission était son premier devoir, et la patience sa plus utile vertu : on trouve dans une liste choisie de vingt prélats, les métropolitains d’Héraclée, Cyzique, Nicée, Nicomédie, Éphèse et Trébisonde, deux nouveaux évêques, Marc et Bessarion, élevés à cette dignité sur la confiance qu’inspiraient leur savoir et leur éloquence. On nomma quelques moines et quelques philosophes pour donner plus d’éclat à l’érudition et à la Sainteté de l’Église grecque, et une troupe de chanteurs et de musiciens pour le service de la chapelle impériale. Les patriarches d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem, envoyèrent des députés ou on leur en supposa ; le primat de Russie représentait une Église nationale, et les Grecs pouvaient le disputer aux Latins, pour l’étendue de leur empire spirituel. On exposa les précieux vases de Sainte-Sophie aux dangers de la mer, afin que le patriarche pût officier avec la pompe ordinaire ; et l’empereur employa tout l’or qu’il put rassembler, à décorer son char et son lit d’ornements massifs[52]. Mais tandis que les Grecs tâchaient de soutenir l’extérieur de leur ancienne magnificence, ils se disputaient le partage des quinze mille ducats que le pape leur avait donnés pour aumône préliminaire. Lorsque tous les préparatifs furent terminés, Paléologue, suivi d’un train nombreux, accompagné de son fière Démétrius et des premiers personnages de l’État et de l’Église, s’embarqua sur huit vaisseaux à voiles et à rames, cingla par le détroit de Gallipoli dans l’Archipel, et passa dans le golfe Adriatique[53]. Après une longue et fatigante navigation de soixante-dix-sept jours, cette escadre religieuse jeta l’ancre devant Venise, et la réception qui lui fut faite attesta la joie et la magnificence de cette république (9 février 1438). Souverain du monde, le modeste Auguste n’avait jamais exigé de ses sujets les honneurs que les Vénitiens indépendants prodiguèrent à son faible successeur. Du haut d’un trône placé sur la poupe de son vaisseau, Paléologue reçut la visite, ou, pour parler à la grecque, les adorations du doge et des sénateurs[54]. Ils montaient le Bucentaure suivi de douze puissantes galères : la mer était couverte d’innombrables gondoles destinées, les unes à la pompe du spectacle, les autres au plaisir des spectateurs ; l’air retentissait des sons de la musique et du bruit des acclamations ; les vêtements des matelots et même les vaisseaux brillaient de soie et d’or ; et tous les emblèmes présentaient les aigles- romaines unies aux lions de Saint-Marc. Ce brillant cortége remonta le grand canal et passa sous le pont de Rialto. Les Orientaux contemplaient avec admiration les palais, les églises et l’immense population d’une ville qui semblait flotter sur les vagues[55] ; mais ils soupirèrent en apercevant les dépouilles et les trophées du sac de Constantinople. Après avoir séjourné quinze jours à Venise, Paléologue continua sa route alternativement par terre et par eau jusqu’à Ferrare. La politique du Vatican l’emporta dans cette occasion sur son orgueil et le prince grec reçut tous les anciens honneurs accordés à l’empereur d’Orient. Il fit son entrée sur un cheval noir ; mais on conduisait devant lui un superbe cheval blanc dont le harnais était décoré d’aigles en broderie d’or. Il marcha couvert d’un dais soutenu par les princes de la maison d’Este, les fils ou les parents de Nicolas, marquis de la ville et souverain plus puissant que Paléologue[56]. Le prince grec ne descendit de cheval qu’au pied de l’escalier ; le pape s’avança jusqu’à la porte de son appartement, releva le prince au moment où il fléchissait le genou, et, après l’avoir embrassé paternellement, le conduisit à un siége placé à sa gauche. Le patriarche grec ne voulut point descendre de sa galère avant d’être convenu d’un cérémonial qui mît une apparence d’égalité entre l’évêque de Rome et celui de Constantinople ; celui-ci reçut du premier un embrassement fraternel, et tous les ecclésiastiques grecs refusèrent de baiser les pieds du pontife romain. A l’ouverture du synode, les chefs ecclésiastiques et temporels se disputèrent le centre ou la place d’honneur ; et Eugène n’éluda l’ancien cérémonial de Constantin et de Marcien, qu’en alléguant que ses prédécesseurs ne s’étaient trouvés en personne ni à Nicée, ni à Chalcédoine. Après de longs débats, on convint que les deux nations occuperaient, à droite et à gauche, les deux côtés de l’église ; que la chaire de saint Pierre serait élevée à la première place devant le rang des Latins, et que le trône de l’empereur grec, à la tête de son clergé, serait à la même hauteur, en face de la seconde place ou du siège vacant de l’empereur d’Occident[57]. Mais dès que les réjouissances et les formalités des Latins firent place à des discussions sérieuses, les Grecs mécontents du pape et d’eux-mêmes, se repentirent de leur imprudent voyage. Les émissaires d’Eugène l’avaient représenté à Constantinople comme au faîte de la prospérité, à la tête des princes et des prélats européens, prêts à sa voix, à croire et à prendre les armes. L’assemblée peu nombreuse du concile de Ferrare dissipa l’illusion. Les Latins ouvrirent la première session avec cinq archevêques, dix-huit évêques et dix abbés, dont le plus gland nombre étaient sujets ou compatriotes du pontife italien. Excepté le duc de Bourgogne, aucun des souverains de l’Occident ne daigna paraître ou envoyer des ambassadeurs ; et il n’était pas possible de supprimer les actes judiciaires de Bâle contre la personne et la dignité d’Eugène, qui se terminèrent par une nouvelle élection. Dans ces circonstances, Paléologue demanda et obtint un délai qui pût lui donner le temps d’obtenir des Latins quelque avantage temporel pour prix d’une union désapprouvée de ses sujets ; après la première séance, les débats publics furent remis à six mois. L’empereur, suivi d’une troupe de favoris et de janissaires, passa l’été dans un vaste monastère situé agréablement à six miles de Ferrare. Oubliant dans les plaisirs de la chasse les querelles de l’Église et les calamités de l’État, il ne s’occupa qu’à détruire le gibier, sans écouter les justes plaintes du marquis et des laboureurs[58]. Pendant ce temps, ses malheureux Grecs souffraient tous les maux de l’exil et de la pauvreté. On avait assigné à chaque étranger, pour sa dépense, trois ou quatre florins d’or par mois ; et quoique la somme entière ne monta pas à plus de sept cents florins, l’indigence ou la politique du Vatican laissait toujours beaucoup d’arrérages[59]. Ils soupiraient après leur délivrance ; mais un triple obstacle s’opposait à leur fuite. On ne souffrait pas qu’ils sortissent de Ferrare sans un passeport de leurs supérieurs : les Vénitiens avaient promis d’arrêter et de renvoyer les fugitifs ; et en arrivant à Constantinople ils ne pouvaient échapper à l’excommunication, aux amendes, et à une sentence qui condamnait même les ecclésiastiques à être déhouillés nus et fouettés publiquement[60]. La faim put seule décider les Grecs à ouvrir la première conférence ; et ce ne fut qu’avec une répugnance extrême qu’ils consentirent à suivre à Florence le synode fugitif. Mais cette nouvelle translation était inévitable, la peste était à Ferrare : on soupçonnait la fidélité du marquis ; les troupes du duc de Milan approchaient de la ville ; et comme elles occupaient la Romagne, ce ne fut pas sans peine et sans danger que le pape, l’empereur et les prélats trouvèrent un chemin à travers les sentiers peu fréquentés de l’Apennin[61]. Mais la politique et le temps surmontèrent tous ces obstacles. La violence des pères de Bâle contribua au succès d’Eugène. Les nations de l’Europe détestèrent le schisme, et rejetèrent l’élection de Félix V, successivement duc de Savoie, ermite et pape. Les plus puissants des princes se rapprochèrent de son rival, et passèrent insensiblement de la neutralité à un attachement sincère. Les légats, suivis de quelques membres respectables, désertèrent vers les Romains, qui virent augmenter chaque jour leur nombre et ramener l’opinion publique. Le concile de Bâle se trouva réduit à trente-neuf évêques et trois cents membres du clergé inférieur[62] ; tandis que les Latins de Florence réunissaient à la personne du pape huit cardinaux, deux patriarches, huit archevêques, cinquante-deux évêques et quarante-cinq abbés ou chefs d’ordres religieux. Les travaux de neuf mois et les débats de vingt-cinq séances opérèrent enfin la réunion des Grecs. Les deux Églises avaient agité quatre questions principales : 1° l’usage du pain azyme dans la communion ; 2° la nature du purgatoire ; 3° la suprématie du pape ; 4° la procession simple ou double du Saint-Esprit. La cause des deux nations fut discutée par dix habiles théologiens. Le cardinal Julien employa son éloquence, inépuisable en faveur des Latins ; et les Grecs eurent pour principaux champions Marc d’Éphèse et Bessarion de Nicée. Nous ne passerons point sous silence une observation qui fait honneur aux progrès de la raison humaine. On traita la première de ces questions comme un point peu important qui pouvait varier sans conséquence selon l’opinion des temps ou des nations ; quant à la seconde, les deux partis convinrent qu’il devait y avoir un état intermédiaire de purification pour les péchés véniels. Quant à savoir si cette purification s’opérait par le feu élémentaire, c’était un point que dans peu d’années les contestants devaient avoir la commodité de décider sur le lieu même. La suprématie du pape paraissait plus importante et plus contestable ; cependant les Orientaux avaient toujours reconnu l’évêque de Rome pour le premier des cinq patriarches ; ils ne firent point difficulté d’admettre qu’il exercerait sa juridiction conformément aux saints canons, condescendance vague qui pouvait se définir ou s’éluder selon les circonstances. La procession du Saint-Esprit, du père seul, ou du père et du fils, était un article de foi plus profondément enraciné dans l’opinion des hommes. Dans les sessions de Ferrare et de Florence, on divisa l’addition latine de filioque en deux questions : 1° celle de la légalité ; 2° et celle de l’orthodoxie. Il n’est peut-être pas nécessaire de protester sur un pareil sujet de mon impartiale indifférence ; mais il me semble que les Grecs avaient en leur faveur un argument victorieux dans la défense, faite par le concile de Chalcédoine, d’ajouter aucun article, quel qu’il fût, au symbole de Nicée, ou plutôt de Constantinople[63]. Dans les affaires de ce monde, il n’est pas aisé de concevoir qu’une assemblée de législateurs puisse lier les mains à des successeurs revêtus de la même autorité ; mais une décision dictée par l’inspiration divine doit être vraie et immuable ; l’avis d’un évêque ou d’un synode provincial ne peut prévaloir contre le jugement universel de l’Église catholique. Quant au fond de la doctrine les arguments étaient égaux des deux côtés, et la dispute paraissait interminable : la procession d’un Dieu confond l’intelligence humaine. L’Évangile, placé sur l’autel, n’offrait rien qui pût résoudre cette question ; les textes des pères pouvaient avoir été falsifiés par supercherie ou embrouillés par des arguments captieux ; et les Grecs ne connaissaient ni les écrits des saints latins, ni leurs caractères[64]. Nous pouvons du moins être assurés que les arguments de chacun des deux partis parurent impuissants à ceux du parti opposé. La raison peut éclairer le préjugé ; une attention, soutenue peut rectifier l’erreur du premier coup d’œil, lorsque l’objet est à notre portée : mais les évêques et les moines avaient appris dès leur enfance à répéter une formule de mots mystérieux ; ils attachaient leur honneur national et personnel à la répétition des mêmes mots, et l’aigreur d’une dispute publique acheva de les rendre intraitables. Tandis qu’ils se perdaient dans un labyrinthe d’arguments obscurs, le pape et l’empereur désiraient également une apparence d’union qui pouvait seule remplir le but de leur entrevue : l’obstination ne résista point à des négociations personnelles et secrètes. Le patriarche Joseph avait succombé sous le poids de l’âge et des infirmités ; ses dernières paroles avaient été des paroles de paix et de charité. L’espoir d’occuper sa place tentait l’ambition du clergé ; et la prompte soumission des archevêques de Russie et de Nicée, Isidore et Bessarion, fut achetée et récompensée par une prompte promotion à la dignité de cardinal. Dans les premiers débats, Bessarion s’était montré le plus ferme et le plus éloquent champion de l’Église grecque ; et, si sa patrie le rejeta comme apostat et comme enfant illégitime[65], il présenta, si l’on peut en croire l’histoire ecclésiastique, l’exemple rare d’un patriote qui se recommande à la cour par une résistance marquante et une soumission placée à propos. Aidé de ses deux coadjuteurs spirituels, l’empereur sut employer vis-à-vis de chacun des évêques les arguments les plus appropriés à leur situation générale et à leur caractère particulier. Tous cédèrent successivement à l’exemple ou à l’autorité. Prisonniers chez les Latins, et dépouillés de leurs revenus par les Turcs trois robes et quarante ducats formaient leur trésor qui se trouva bientôt épuisé[66]. Ils dépendaient, pour leur retour, des vaisseaux de Venise et de la générosité du pape ; et telle était leur indigence, qu’il suffit pour les gagner de leur offrir le paiement des arrérages qui leur étaient dus[67]. Le secours qu’exigeait le danger de Constantinople pouvait excuser une prudente et pieuse dissimulation ; mais on y ajouta de vives inquiétudes pour leur sûreté personnelle, en insinuant que les hérétiques opiniâtres seraient abandonnés en Italie à la justice ou à la vengeance du pontife romain[68]. Dans l’assemblée particulière des Grecs, vingt- quatre membres de cette Église approuvèrent la formule d’union, et il n’y eut que douze opposants. Mais les cinq porte-croix de Sainte-Sophie qui prétendaient à remplacer le patriarche, furent repoussés par les règles de l’ancienne discipline ; leur droit de voter fut transmis à des moines, à des grammairiens, à des laïques, dont on attendait plus de complaisance ; et la volonté du monarque produisit une fausse et lâche unanimité. Deux fidèles patriotes osèrent seuls déclarer leurs sentiments personnels et ceux de la nation. Démétrius, frère de l’empereur, se retira Venise pour n’être pas témoin de cette union ; et Marc d’Éphèse, prenant peut-être son orgueil pour sa conscience, traita les Latins d’hérétiques, rejeta leur communion, et se déclara hautement le champion de l’Église grecque et orthodoxe[69]. On essaya de rédiger le traité d’union en termes qui pussent satisfaire les Latins sans trop humilier les Grecs ; mais, en pesant les mots et les syllabes, on laissa cependant un peu incliner la balance en faveur du Vatican. On convint (je demande ici l’attention du lecteur) que le Saint-Esprit procède du père et du fils comme d’un même principe et d’une même substance ; qu’il procède par le fils étant de la même nature et de la même substance, et qu’il procède du père et du fils par une spiration et une production. On comprendra plus facilement les articles du traité préliminaire. Eugène s’engageait vis-à-vis des Grecs à payer tous les frais de leur retour ; à entretenir dans tous les temps deux galères et trois cents soldats pour la défense de Constantinople ; à fournir dix galères pour un an, ou vingt pour six mois, toutes les fois qu’il en serait requis ; à solliciter dans une occasion pressante les secours des princes d’Europe, et faire mouiller dans le port de Byzance tous les vaisseaux qui transporteraient des pèlerins à Jérusalem. Dans la même année et presque dans le même jour (25 juin 1438), on déposait Eugène à Bâle, tandis qu’il terminait à Florence la réunion des Grecs avec les Latins. Le premier de ces synodes, que le pontife romain appelait à la vérité une assemblée de démons, le déclara coupable de simonie, de parjure, de tyrannie, d’hérésie et de schisme[70], incorrigible de ses vices et indigne de remplir aucune fonction ecclésiastique. Le second, au contraire, le révérait comme le vicaire légitime et sacré de Jésus-Christ, comme celui dont la piété et les vertus avaient réuni, après une séparation de six siècles, les catholiques de l’Orient et de l’Occident en un seul troupeau et sous un seul pasteur. L’acte d’union fut signé par le pape, l’empereur et les principaux membres des deux Églises, sans excepter même ceux qu’on avait exclus, comme Syropulus[71], du droit de donner leur suffrage. Deux copies semblaient suffire, l’une pour l’Orient, et l’autre pour l’Occident ; mais Eugène en fit transcrire et signer quatre, afin de multiplier les monuments de sa victoire[72]. Le 6 juillet, jour mémorable, les successeurs de saint Pierre et de Constantin montèrent sur leurs trônes, en présence des deux nations assemblées dans la cathédrale de Florence. Les représentants de ces nations, le cardinal Julien, et Bessarion, archevêque de Nicée, parurent dans la chaire, et après avoir lu à haute voix l’acte d’union, chacun dans sa langue nationale, ils se donnèrent publiquement le baisée de paix et de réconciliation au nom et aux applaudissements de leurs compatriotes présents. Le pape et son clergé officièrent conformément à la liturgie romaine ; on chanta le symbole avec l’addition du filioque. Les Grecs déguisèrent assez gauchement leur approbation, en prétextant l’ignorance où ils étaient du sens de ces mots harmonieux, mais mal articulés[73] ; et les Latins, plus scrupuleux, refusèrent avec fermeté d’admettre aucune des cérémonies de l’Église d’Orient. L’empereur et son clergé n’oublièrent pas cependant tout à fait l’honneur national. Ils ratifièrent volontairement le traité, sous la clause tacite qu’on n’entreprendrait point de rien innover dans leur symbole ou leurs cérémonies ; ils ménagèrent et respectèrent la généreuse fermeté de Marc d’Éphèse, et refusèrent, après la mort de Joseph, de procéder à l’élection d’un nouveau patriarche ailleurs que dans la cathédrale de Sainte-Sophie. Eugène surpassa ses promesses et leurs espérances par la libéralité de ses récompenses générales et particulières. Les Grecs s’en retournèrent par Ferrare et Venise avec moins de pompe et plus de modestie[74]. J’instruirai mon lecteur, dans le chapitre suivant, de la réception qu’on leur fit à Constantinople. Le succès de la première entreprise encouragea Eugène à renouveler cette scène édifiante ; les députés des arméniens et des maronites, les jacobites d’Égypte et de Syrie, les nestoriens et les Éthiopiens, successivement admis à baiser les pieds du pape, annoncèrent l’obéissance et l’orthodoxie de l’Orient. Leurs ambassadeurs, inconnus chez les nations qu’ils prétendaient représenter[75], répandirent dans l’Occident la pieuse renommée d’Eugène, et des clameurs adroitement semées accusèrent les schismatiques de la Suisse et de la Savoie d’être les seuls opposants à la parfaite union du monde chrétien. A leur vigoureuse opposition succéda enfin la lassitude d’un effort inutile. Le concile de Bâle fut insensiblement dissous, et Félix, renonçant à la tiare, retourna dans son dévot ou délicieux ermitage de Ripaille[76]. Des actes mutuels d’oubli et d’indemnité établirent la paix générale : on laissa tomber les projets de réforme ; les papes continuèrent à exercer leur despotisme spirituel et à en abuser, et les élections de Rome ne furent troublées depuis par aucune contestation[77]. Les voyages consécutifs des trois empereurs ne leur produisirent pas de grands avantages dans ce monde ni peut-être dans l’autre ; mais les suites en furent heureuses. Ils portèrent l’érudition grecque en Italie, d’où elle se répandit chez toutes les nations de l’Occident et du Nord. Dans l’esclavage abject où étaient réduits les sujets de Paléologue, ils possédaient encore la clef précieuse des trésors de l’antiquité, cette langue harmonieuse et féconde qui donne une âme aux objets des sens, et un corps aux abstractions de la philosophie. Depuis que les Barbares, après avoir forcé les barrières de la monarchie, s’étaient répandus jusque dans la capitale, ils avaient sans doute corrompu la pureté du dialecte, et il a fallu d’abondants glossaires pour interpréter une multitube de mots tirés des langues arabe, turque, esclavonne, latine ou française[78]. Mais cette pureté se soutenait à la cour, et on l’enseignait encore dans les collèges. Un savant Italien[79], qu’une longue résidence et une alliance honorable[80] avaient naturalisé à Constantinople environ trente ans avant la conquête des Turcs, nous a laissé sur le langage des Grecs quelques détails embellis peut-être par sa partialité. La langue vulgaire, dit Philelphe[81], a été altérée par le peuple et corrompue par la multitude de marchands ou d’étrangers qui arrivaient tous les jours à Constantinople et se mêlent avec les habitants. C’est des disciples de cette école que les Latins ont reçu les traductions plates et obscures de Platon et d’Aristote. Mais nous ne nous attachons qu’aux Grecs qui méritent d’être imités parce qu’ils ont échappé à la contagion. On retrouve dans leurs conversations familières la langue d’Aristophane et d’Euripide, des philosophes et des historiens d’Athènes, et le style de leurs écrits est encore plus soigné et plus correct. Ceux qui sont attachés à la cour par leur place et leur naissance, sont ceux qui conservent le mieux, sans aucun mélange, l’élégance et la pureté des anciens ; on retrouve toutes les grâces naturelles du langage chez les nobles matrones, qui n’ont aucune communication avec les étrangers ; que dis-je ? les étrangers ! elles vivent retirées et éloignées des regards même de leurs concitoyens. Elles paraissent rarement dans les rues, et ne sortent de leurs maisons que le soir, pour aller à l’église ou visiter leurs plus proches parents. Dans ces occasions, elles vont à cheval couvertes d’un voile, accompagnées de leurs maris, environnées de leur famille ou de leurs domestiques[82]. Parmi les Grecs, un clergé opulent et nombreux se dévouait au service des autels : les moines et les évêques se distinguèrent toujours par l’austérité de leurs mœurs, et ne se livrèrent jamais, comme les ecclésiastiques latins, aux intérêts et aux plaisirs de la vie séculière et même de la vie militaire. Après avoir perdu une partie de leur temps dans les dévotions, la discorde et l’oisiveté de l’église ou du cloître, les esprits actifs et curieux se livraient avec ardeur à l’étude de l’érudition grecque, sacrée et profane. Les ecclésiastiques présidaient à l’éducation de la jeunesse ; les écoles d’éloquence et de philosophie se perpétuèrent jusqu’à la chute de l’empire ; et l’on peu affirmer que l’enceinte de Constantinople contenait plus de sciences et de livres qu’il n’y en avait de répandus dans les vastes contrées de l’Occident[83]. Mais nous avons déjà observé que les Grecs s’étaient arrêtés ou rétrogradaient, tandis que les Latins s’avançaient par des progrès rapides. Ces progrès étaient animés par l’esprit d’indépendance et d’émulation, et même le petit univers renfermé dans les bornes de l’Italie contenait plus de population et d’industrie que l’empire expirant de Byzance. En Europe, les dernières classes de la société s’étaient affranchies de la servitude féodale ; et la liberté amène le désir de s’instruire et les lumières qui en sont la suite. La superstition avait conservé l’usage à la vérité grossier et corrompu de la langue latine ; des milliers d’étudiants peuplaient les universités répandues depuis Bologne jusqu’à Oxford[84], et leur ardeur mal dirigée pouvait se tourner vers des études plus libérales et plus nobles. Dans la résurrection des sciences l’Italie fût la première qui jeta pour ainsi dire son linceul, et Pétrarque a mérité, par ses leçons et son exemple, à être considéré comme le premier qui en ralluma le flambeau. L’étude et l’imitation des écrivains de l’ancienne Rome produisirent un style plus pur, des raisonnements plus justes et des sentiments plus nobles. Les disciples de Virgile et de Cicéron s’approchèrent avec un empressement respectueux des Grecs, maîtres de ces grands écrivains. Dans le sac de Constantinople, les Français et même les Vénitiens avaient méprisé et détruit les ouvragés de Lysippe et d’Homère : un seul coup suffit pour anéantir irrévocablement les chefs-d’œuvre de l’art ; mais la plume renouvelle et multiplie par la copie les œuvres du génie, et posséder et comprendre ces copies fût l’ambition de Pétrarque et de ses amis. La conquête des Turcs hâta sans doute le départ des muses, et nous ne pouvons nous défendre d’un mouvement de terreur en réfléchissant que les écoles et les bibliothèques de la Grèce auraient pu être détruites avant que l’Europe sortît de sa barbarie, et que les germes des sciences auraient été dispersés avant que le sol de l’Italie fût suffisamment préparé pour leur culture. Les plus savants italiens du quinzième siècle avouent et célèbrent la renaissance de l’érudition grecque[85], ensevelie depuis plusieurs siècles dans l’oubli. On cite pourtant dans cette contrée, et au-delà des Alpes, quelques hommes savants qui, dans les siècles d’ignorance, se distinguèrent honorablement par la connaissance de la langui grecque, et la vanité nationale n’a point négligé les louanges dues à ces exemples d’érudition extraordinaire. Sans examiner trop scrupuleusement leur mérite personnel, on doit remarquer que leur science était sans motif et sans utilité ; qu’ils pouvaient aisément se satisfaire eux-mêmes ainsi que des contemporains encore plus ignorants ; qu’il existait chez eux très peu de manuscrits écrits dans la langue qu’ils avaient apprise si miraculeusement, et qu’on ne l’enseignait dans aucune université de l’Occident. Il en restait quelques vestiges dans un coin de l’Italie, comme langue vulgaire, ou du moins comme langue ecclésiastique[86]. L’ancienne influence des colonies dôriennes et ioniennes n’était pas totalement détruite ; les églises de la Calabre avaient été longtemps attachées au trône de Constantinople, et les moines de Saint Basile faisaient encore leurs études au mont Athos et dans les écoles de l’Orient. Le moine Barlaam, qu’on a déjà vu paraître comme sectaire et comme ambassadeur, était Calabrais de naissance, et ce fut lui qui ressuscita le premier, au-delà des Alpes, la mémoire ou les écrits d’Homère[87]. Pétrarque et Boccace[88] le représentent comme un homme de petite taille, très étonnant par son génie et son érudition, qui avait un discernement juste et rapide, mais une élocution lente et difficile. Ils attestent que, dans le cours de plusieurs siècles, la Grèce n’avait pas produit son égal pour la connaissance de l’histoire, de la grammaire et de la philosophie. Les princes et les docteurs de Constantinople reconnurent, par leurs attestations, la supériorité de son mérite. Il en existe encore une : l’empereur Cantacuzène, le protecteur de ses adversaires, avoue que ce profond et subtil logicien[89] était versé dans la lecture d’Euclide, d’Aristote et de Platon. A la cour d’Avignon il se lia d’intimité avec Pétrarque[90], le plus savant des Latins, et le désir mutuel, de s’instruire fut le motif de leur commerce littéraire. Le Toscan suivit avec ardeur l’étude de la langue grecque ; après avoir laborieusement combattu contre la sécheresse et la difficulté des premières règles, Pétrarque parvînt à sentir les beautés des poètes et des philosophes dont il possédait le génie ; mais il ne jouit pas longtemps de la société et des leçons de son nouvel ami. Barlaam abandonna une ambassade inutile, et provoqua imprudemment, à son retour en Grèce, le fanatisme des moines, en tâchant de substituer la lumière de la raison à celle de leur nombril. Après une séparation de trois ans, les deux amis se rencontrèrent à la cour de Naples ; mais le généreux écolier, renonçant à l’occasion de se perfectionner, obtint pour Barlaam, à force de recommandations, un petit évêché[91] dans la Calabre, sa patrie. Les différentes occupations de Pétrarque, l’amour, l’amitié, ses correspondances et ses voyages, le laurier qu’il reçut à Rome, et ses compositions soignées en vers et en prose, en latin et en italien, le détournèrent de l’étude d’un idiome étranger ; et en avançant en âge, il lui resta moins d’espoir que de désir d’apprendre la langue grecque. Il avait environ cinquante ans, lorsqu’un de ses amis, ambassadeur de Byzance, également versé dans les deux langues, lui fit présent d’une copie d’Homère. La réponse de Pétrarque atteste également sa reconnaissance, ses regrets et son éloquence. Après avoir célébré la générosité du donateur et la valeur d’un don plus précieux à ses yeux que l’or et les rubis, il continue ainsi : Le présent du texte original de ce divin poète, source de toute invention, est digne de vous et de moi : vous avez rempli votre promesse et satisfait mes désirs. Mais votre générosité est imparfaite ; en me donnant Homère, il fallait aussi vous donner vous-même, devenir mon guide dans ce champ de lumière et découvrir à mes yeux étonnés les séduisantes merveilles de l’Iliade et de l’Odyssée. Mais hélas ! Homère est muet pour moi, ou je suis sourd pour lui et il n’est pas en mon pouvoir de jouir de la beauté que je possède. J’ai placé le prince des poètes à côté de Platon, le prince des philosophes, et je m’enorgueillis à les contempler. J’avais déjà tout ce qui a été traduit en latin de leurs écrits immortels ; mais, sans en tirer du profit, j’éprouve de la satisfaction à les voir, ces Grecs respectables, dans leur véritable costume national. La vue d’Homère m’enchante ; et, quand je tiens dans mes mains ce silencieux volume, je m’écrie avec un soupir : Poète illustre, avec quelle joie j’écouterais tes chants, si la mort d’un ami et la douloureuse absence d’un autre n’ôtaient pas à mon ouïe toute sa sensibilité ! Mais l’exemple de Caton m’encourage, et je ne désespère pas encore puisqu’il ne parvint que sur la fin de sa vie à la connaissance des lettres grecques[92]. La science à laquelle Pétrarque tâchait en vain d’atteindre, ne résista point aux efforts de son ami Boccace, le père de la prose toscane[93]. Cet écrivain populaire, qui doit sa célébrité au Décaméron, c’est-à-dire, à une centaine de contes d’amour et de plaisanterie, peut être considéré, à juste titre, comme celui qui ranima en Italie l’étude abandonnée de la langue grecque. En 1360, il parvint à retenir auprès de lui, par ses conseils et son hospitalité, Léon ou Léonce Pilate, disciple de Barlaam, qui allait à Avignon. Boccace le logea dans sa maison, lui obtint une pension de la république de Florence, et dévoua tous ses loisirs au premier professeur grec qui eût enseigné cette langue dans les contrées occidentales de l’Europe. L’extérieur de Léon aurait dégoûté un disciple moins ardent. Il était enveloppé du manteau d’un philosophe ou d’un mendiant ; son. maintien était repoussant, ses cheveux noirs rabattus sur son visage, sa barbe longue et malpropre, ses manières étaient grossières, son caractère inconstant et sombre ; et il ne réparait cet extérieur rebutant, lorsqu’il parlait latin, ni par les grâces ni même par la clarté de l’élocution. Mais son esprit renfermait un trésor d’érudition grecque. Il était également versé dans la fable et l’histoire, dans la grammaire et la philosophie : il expliqua les poèmes d’Homère dans les écoles de Florence. Ce fût sur ses instructions que Boccace composa, en faveur de son ami Pétrarque, une traduction littérale en prose de l’Iliade et de l’Odyssée, dont il est probable que Laurent Valla se servit secrètement pour composer, dans le siècle suivant, sa version latine. Boccace recueillit dans la conversation de Léon les matériaux de son traité sur la généalogie des dieux du paganisme, que son siècle regarda comme un prodige d’érudition. L’auteur le parsema de caractères et de passages grecs pour exciter la surprise et l’admiration de ses ignorants contemporains[94]. Les premiers pas de l’instruction sont lents et pénibles ; l’Italie entière ne fournit d’abord que dix disciples d’Homère Rome, Venise et Naples, n’ajoutèrent pas un seul nom à cette liste. Mais les étudiants se seraient multipliés et les progrès auraient été plus rapides, si l’inconstant Léon n’eût pas abandonné, au bout de trois ans, une situation honorable et avantageuse. En passant à Padoue, il s’arrêta quelques jours chez Pétrarque, qui fut aussi blessé de son caractère sombre et insociable que satisfait de son érudition. Mécontent des autres et de lui-même, dédaignant le bonheur dont il pouvait jouir, Léon ne portait jamais son imagination avec plaisir que sur les personnes et les objets absents. Thessalien en Italie, et Calabrais en Grèce, il méprisait, en présence des Latins, leurs mœurs, leur religion et leur langage, et ne fut pas plus tôt arrivé â Constantinople qu’il regretta la richesse de Venise et l’élégance des Florentins. Ses amis d’Italie furent sourds à ses importunités : comptant sur leur curiosité et leur indulgence, il s’embarqua pour un second voyage ; mais, à l’entrée du golfe Adriatique, le vaisseau qu’il montait fut assailli d’une tempête ; et l’infortuné professeur, qui s’était attaché comme Ulysse à un mât, périt frappé de la foudre. Le sensible Pétrarque donna des larmes à sa mort ; mais il s’informa surtout soigneusement si quelque copie de Sophocle ou d’Euripide n’était point tombée entre les mains des mariniers[95]. Les faibles germes recueillis par Pétrarque et semés par Boccace, se desséchèrent bientôt. La génération suivante se borna d’abord à perfectionner l’éloquence latine ; elle abandonna l’érudition grecque, et ce ne fut que vers la fin du treizième siècle que cette étude se renouvela, d’une manière durable en Italie[96]. Avant d’entreprendre son voyage, Manuel avait député des orateurs aux souverains de l’Occident, pour émouvoir leur compassion. Parmi ces envoyés, Manuel Chrysoloras[97] était le plus considérable par son rang ou par son savoir. Sa naissance était noble, et on prétendait que ses ancêtres avaient quitté Rome à la suite du grand Constantin. Après avoir visité les cours de France et d’Angleterre, où il obtint quelques contributions et beaucoup de promesses, le député fut invité à faire publiquement les fonctions de professeur ; et Florence eut encore tout l’honneur de cette seconde invitation. Chrysoloras, également versé dans les langues grecque et latine, mérita le traitement que lui faisait la république, et surpassa ses espérances. Des écoliers de tout âge et de tout rang accoururent à son école, et l’un d’eux composa une histoire générale, dans laquelle il rend compte de ses motifs et de ses succès. A cette époque, dit Léonard Arétin[98], j’étudiais la jurisprudence ; mais mon âme était enflammée de l’amour, des lettres, et je donnai quelque temps à l’étude de la logique et de la rhétorique. A l’arrivée de Manuel, je balançai en moi-même si j’abandonnerais l’étude des lois ou si je laisserais échapper l’occasion précieuse qui se présentait ; et, dans l’ardeur de ma jeunesse, je raisonnai ainsi avec moi-même : Te manqueras-tu à toi-même et à ta fortune ? Refuseras-tu d’apprendre à converser familièrement avec Homère, Platon et Démosthènes, avec ses poètes, ces philosophes et ces orateurs, dont on raconte tant de merveilles, et que toutes les générations ont reconnus pour les grands maîtres des sciences ? Il se trouvera toujours dans nos universités un nombre suffisant de professeurs du droit civil ; mais un maître de langue grecque, et un maître comme celui-ci, si on le laisse échapper, on ne le remplacera peut-être jamais. Convaincu par ce raisonnement, je me livrai tout entier à Chrysoloras, et mon ardeur était si vive, que les leçons que j’avais étudiées dans la journée étaient la nuit le sujet constant de mes songes[99]. Dans le même temps, Jean de Ravenne, élevé dans la maison de Pétrarque[100], expliquait les auteurs latins à Florence. Les Italiens qui illustrèrent leur siècle et leur pays, se formèrent à cette double école ; et cette ville devint l’utile séminaire de l’érudition des Grecs et des Romains[101]. L’arrivée de l’empereur rappela Chrysoloras de son école à la cour ; mais il enseigna dans la suite à Pavie et à Rome avec le même succès et les mêmes applaudissements. Les quinze dernières années de sa vie se partagèrent entre l’Italie et Constantinople ; tantôt envoyé, et tantôt professeur, l’honorable emploi d’éclairer par ses talents une nation étrangère ne lui fit jamais oublier ce qu’il devait à son prince et à son pays. Manuel Chrysoloras mourut à Constance, où il avait été député vers le concile par son souverain. D’après cet exemple, une foule de Grecs indigents et instruits au moins de leur langue, se répandirent en Italie et hâtèrent ainsi les progrès des lettres grecques. Les habitants de Thessalonique et de Constantinople fuirent loin de la tyrannie des Turcs dans un pays riche libre, et où on les accueillit généreusement. Le concile introduisit dans Florence les lumières de l’Église grecque et les oracles de la philosophie de Platon : les fugitifs qui adhéraient à l’union avaient le double mérite d’abandonner leur patrie non seulement pour la cause du christianisme, mais plus particulièrement pour celle du catholicisme. Un patriote qui sacrifie son parti et sa conscience aux séductions de la faveur, peut cependant n’être pas privé des vertus sociales d’un particulier. Loin de son pays il est moins exposé aux noms humiliants d’esclave et d’apostat, et la considération qu’il acquiert parmi ses nouveaux associés peut le rétablir insensiblement dans sa propre estime. Bessarion obtint la pourpre ecclésiastique pour prix de sa docilité ; il fixa sa résidence en Italie, et le cardinal grec, patriarche titulaire de Constantinople, fut considéré à Rome comme le chef[102] et le protecteur de sa nation. Il exerça ses talents dans les légations de Bologne, de Venise, de France et d’Allemagne ; et dans un conclave il fut presque désigné un moment pour la chaire de saint Pierre[103]. Ses honneurs ecclésiastiques illustrèrent son mérite et ses travaux littéraires. Il fit de son palais une école, et dans ses visites du Vatican le cardinal était toujours suivi d’un cortège nombreux de disciples des deux nations[104], de savants qui s’applaudissaient eux-mêmes et qu’applaudissait le public, et dont les écrits, aujourd’hui couverts de poussière, furent répandus de leur temps et utiles à leurs contemporains. Je n’entreprendrai point de compter tous ceux qui contribuèrent dans le quinzième siècle à restaurer la littérature grecque. Il suffira de citer avec reconnaissance les noms de Théodore Gaza, de Georges de Trébisonde, de Jean Argyropule et de Démétrius Chalcocondyle, qui enseignèrent leur langue nationale dans les écoles de Florence et de Rome. Leurs travaux égalèrent ceux de Bessarion, dont ils révéraient la dignité, et dont la fortune était l’objet de leur secrète envie ; mais la vie de ces grammairiens fut humble et obscure ; ils s’étaient écartés de la carrière lucrative de l’Église, leurs mœurs et leurs vêtements les séquestraient de la société, et puisque le mérite de l’érudition leur suffisait, ils devaient aussi se contenter de sa récompense. Jean Lascaris[105] mérite une exception. Son affabilité, son éloquence et sa naissance illustre, recommandèrent à la cour de France un descendant des empereurs : on l’employa alternativement dans les mêmes villes, comme professeur et comme négociateur. Par devoir et par intérêt ces savants cultivèrent l’étude de la langue latine, et quelques-uns parvinrent à écrire et à parler, une langue étrangère avec élégance et facilité ; mais ils ne dépouillèrent jamais la vanité nationale. Leurs louanges ou au moins leur admiration était réservée exclusivement aux écrivains de leur pays, aux talents desquels ils devaient leur réputation et leur subsistance. Ils trahirent quelquefois leur mépris par des critiques irrévérentes ou plutôt des satires contre la poésie de Virgile et les harangues de Cicéron[106]. Ces habiles maîtres avaient dû leur supériorité à la pratique habituelle d’une langue vivante, et leurs premiers disciples ne pouvaient plus discerner combien ils avaient dégénéré de la science et même de la pratique de leurs ancêtres. Le bon sens de la génération suivante proscrivit dans les écoles la prononciation vicieuse[107] qu’ils y avaient introduite. Ils ne connaissaient point la valeur des accents grecs ; et ces notes musicales qui, prononcées par une langue attique, renfermaient pour une oreille attique le secret de l’harmonie, n’étaient à leurs yeux, comme aux nôtres, que des marques muettes et insignifiantes inutiles en prose et gênantes dans la poésie. Ils possédaient les véritables principes de la grammaire ; les précieux fragments d’Apollonius et d’Hérodien furent fondus dans leurs leçons et leurs traités de la syntaxe et des étymologies, quoique dépourvus d’esprit philosophique, sont encore aujourd’hui d’un grand secours aux étudiants. Lorsque les bibliothèques de Byzance furent détruites, chaque fugitif saisi un fragment du trésor, une copie de quelque auteur qui, sans lui, aurait été perdu. Ces copies furent multipliées par des plumes laborieuses, quelquefois élégantes ; ils corrigèrent le texte, et y ajoutèrent leurs interprétations ou celles des anciens scholiastes. Les Latins connurent, sinon l’esprit ; du moins le sens littéral des auteurs classiques de la Grèce. Les beautés du style disparaissent dans une traduction ; mais Théodore Gaza eut le bon esprit de choisir les solides ouvrages de Théophraste et d’Aristote. Leurs histoires naturelles des plantes et des animaux ouvrirent un vaste champ à la théorie et aux expériences. On poursuivit cependant toujours par préférence les nuages incertains de la métaphysique. Un Grec vénérable ressuscita en Italie le génie de Platon, condamné depuis longtemps à l’oubli, et l’enseigna dans le palais des Médicis[108]. Cette élégante philosophie pouvait être de quelque avantage dans un temps où le concile de Florence ne s’occupait que de querelles théologiques. Son style est un précieux modèle de la pureté du dialecte attique ; il adapte souvent ses pus sublimés pensées au ton familier de la conversation’, et les enrichit quelquefois de tout l’art de l’éloquence et de la poésie. Les Dialogues de ce grand homme présentent un tableau dramatique de la vie et de la mort d’un sage ; et quand il daigne descendre des cieux, son système moral imprime dans l’âme l’amour de la vérité, de la patrie et de l’humanité. Socrate, par ses préceptes et son exemple, avait recommandé un doute modeste et de libres recherches ; et l’enthousiasme des platoniciens, qui adoraient aveuglément les visions et les erreurs de leur divin maître, pouvait servir à corriger la méthode sèche et dogmatique de l’école péripatéticienne. Aristote et Platon offrent des mérites si égaux, quoique très différents, qu’on trouverait, en les balançant, la matière d’une controverse interminable ; mais quelque étincelle de liberté peut jaillir du choc de deux servitudes opposées. Ces deux sectes divisèrent les Grecs modernes, qui combattirent sous l’étendard de leurs chefs avec moins d’intelligence que de fureur : les fugitifs de Constantinople choisirent Rome pour leur nouveau champ de bataille ; mais les grammairiens mêlèrent bientôt à cette contestation philosophique la haine et les injures personnelles ; et Bessarion, quoique partisan zélé de Platon, soutint l’honneur national en interposant les avis et l’autorité d’un médiateur. La doctrine de l’Académie faisait, dans les jardins des Médicis, les plaisirs des hommes polis et éclairés ; mais cette société philosophique fut bientôt détruite ; et si le sage d’Athènes fut encore étudié dans le cabinet, son puissant rival resta seul l’oracle de l’école et de l’Église[109]. J’ai représenté avec impartialité le mérite littéraire des Grecs ; mais on doit avorter que l’ardeur des Latins les seconda et les surpassa peut-être. L’Italie était alors partagée en un grand nombre de petits États indépendants ; les princes et les républiques se disputaient l’honneur d’encourager et de récompenser la littérature. Nicolas V[110], dont le mérite fût infiniment supérieur à sa réputation, se tira, par son érudition et ses vertus, de l’obscurité où l’avait placé sa naissance. Le caractère de l’homme l’emporta toujours sur l’intérêt du pape, et Nicolas aiguisa de ses propres mains les armes dont on se servit bientôt pour attaquer l’Église romaine[111]. Il avait été l’ami des principaux savants de son siècle ; il devint leur protecteur, et telle était la rare simplicité de ses mœurs, qu’eux ni lui ne s’aperçurent presque pas de ce changement. Lorsqu’il pressait d’accepter un présent, il ne l’offrait pas comme une mesure du mérite mais comme une marque de son affection ; et lorsque la modestie hésitait à profiter de sa faveur : Acceptez, disait-il avec le sentiment de ce qu’il valait, vous n’aurez pas toujours un Nicolas parmi-vous. L’influence du saint-siège se répandit dans toute la chrétienté, et le vertueux pontife en profita plus pour acquérir des livres que des bénéfices. Il fit chercher dans les ruines des bibliothèques de Constantinople et dans tous les monastères de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, les manuscrits poudreux de l’antiquité, dont il faisait tirer des copies exactes lorsqu’on refusait de lui vendre l’original. Le Vatican, ancien dépôt des bulles et des légendes, des monuments de la superstition et de la fraude, se remplit d’un mobilier plus intéressant ; et telle fut l’activité de Nicolas, que, dans les huit années de son règne, il parvint à composer une bibliothèque de cinq mille volumes. C’est à sa munificence que le monde latin fût redevable des traductions de Xénophon, Diodore, Polybe, Thucydide, Hérodote et Appien ; de la Géographie de Strabon, de l’Iliade, des plus précieux ouvrages de Platon, d’Aristote, de Ptolémée, de Théophraste, et des pères de l’Église grecque. Un marchand de Florence, qui gouvernait la république sans titre et sans armes, imita l’exemple du pontife romain. Côme de Médicis[112] fut la tige d’une suite de princes ; son nom et son siècle sont intimement liés avec l’idée du rétablissement des sciences. Son crédit devint de la renommée, ses richesses furent consacrées à l’avantage du genre humain ; ses correspondances s’étendaient du Caire à Londres, et le même vaisseau lui rapportait souvent des livres grecs et des épiceries de l’Inde. Le génie et l’éducation de son petit-fils Laurent en firent non seulement le protecteur, mais un membre et un juge de la littérature. Le malheur trouvait dans son palais un secours, et le mérite une récompense ; l’académie platonicienne faisait le charme de ses loisirs ; il encouragea l’émulation de Démétrius Chalcocondyles et d’Ange Politien ; et Jean Lascaris, son zélé missionnaire, rapporta de l’Orient deux cents manuscrits, dont quatre-vingts étaient inconnus alors aux bibliothèques de l’Europe[113]. Le même esprit anima toute l’Italie, et les progrès des nations payèrent les princes de leur libéralité. Les Latins se réservèrent la propriété exclusive de leur propre littérature ; et ces disciples de la Grèce devinrent bientôt capables de transmettre et de perfectionner les leçons qu’ils avaient recrues. Après une courte succession de maîtres étrangers, l’émigration cessa ; mais le largage de la Grèce s’était répandu au-delà des Alpes, et les étudiants de France, d’Allemagne et d’Angleterre[114], propagèrent dans leur patrie le feu sacré qu’ils avaient reçu dans les écoles de Rome et de Florence[115]. Dans les productions de l’esprit comme dans celles de la terre, l’art et l’industrie surpassent les dons de la nature : les auteurs grecs, oubliés sur les bords de l’Ilissus, ont été mis en lumière sui ceux de l’Elbe et de la Tamise ; Bessarion, et Gaza auraient pu porter envie à la supériorité des Barbares, à l’exactitude de Budé, au goût d’Érasme, à l’abondance d’Étienne, à l’érudition de Scaliger, au discernement de Reiske ou de Bentley. Ce fut le hasard qui mit du côté des Latins l’avantage de l’invention de la presse ; mais Alde Manuce et ses innombrables successeurs employèrent cet art précieux à perpétuer et à multiplier les ouvrages de l’antiquité[116]. Un seul manuscrit apporté de la Grèce produisait dix mille copies, toutes plus belles que l’original. Sous cette former Homère et Platon liraient leurs propres ouvrages avec plus de satisfaction, et leurs scholiastes doivent céder le prix à nos éditeurs occidentaux. Avant la renaissance de la littérature classique, les Barbares de l’Europe étaient plongés dans la plus épaisse ignorance ; et la pauvreté de leur langue annonçait la grossièreté de leurs mœurs. Ceux qui étudièrent les idiomes plus parfaits de Rome et de la Grèce, se trouvèrent transplantés dans un nouveau monde de sciences et de lumières. Ils se virent admis dans la société des nations libres et polies de l’antiquité, et à la conversation familière de ces hommes, immortels qui avaient parlé le langage sublime de l’éloquence et de la raison. De tels rapports devaient nécessairement élever l’âme et perfectionner le goût des modernes ; cependant on peut croire, d’après les premiers essais, que l’étude des anciens avait donné à l’esprit humain des chaînes plutôt que des ailes. L’esprit d’imitation, quelque louable qu’il soit, tient toujours de l’esclavage ; et les premiers disciples des Grecs et des Romains semblaient former une colonie d’étrangers an milieu de leur pays et de leur siècle. Le soin minutieux apporté à pénétrer dans les antiquités des temps reculés, aurait pu être employé à perfectionner l’état présent de la société : les critiques et les métaphysiciens suivaient servilement l’autorité d’Aristote ; les poètes, les historiens et les orateurs, répétaient orgueilleusement les pensées et les expressions du siècle d’Auguste ; ils observaient les ouvrages de la nature avec les yeux de Pline et de Théophraste, et quelques-uns d’eux, dévots païens, rendaient secrètement hommage aux dieux d’Homère et de Platon[117]. Les Italiens, dans le siècle qui suivit la mort de Pétrarque et de Boccace, se trouvèrent écrasés sous le nombre et la puissance de leurs anciens auxiliaires. On vit paraître une foule d’imitateurs latins que nous laissons convenablement reposer sur les rayons de nos bibliothèques ; mais on citerait difficilement, à cette époque d’érudition, la découverte d’une science, un ouvrage d’invention ou d’éloquence dans la langue[118] nationale. Cependant, aussitôt que le sol eut été suffisamment pénétré de cette rosée céleste, la végétation et la vie parurent de toutes parts ; les idiomes modernes se perfectionnèrent ; les auteurs classiques de Rome et d’Athènes inspirèrent un goût pur et une noble émulation. En Italie, comme ensuite en France et en Angleterre, au règne séduisant de la poésie et des fictions succédèrent les lumières de la philosophie spéculative et expérimentale. Le génie peut quelquefois luire prématurément ; mais dans l’éducation d’un peuple comme dans celle d’un individu, il faut que sa mémoire soit exercée avant de mettre en mouvement les ressorts de sa raison ou de son imagination, et ce n’est qu’après les avoir imités longtemps que l’artiste parvient à égaler et quelquefois a surpasser ses modèles. |
[1] Cette curieuse instruction a été tirée, je crois, des archivés du Vatican, par Odoric Raynald, et insérée dans sa continuation des Annales de Baronius (Rome, 1646-1677, en dix volumes in-folio). Je me suis contenté de l’abbé de Fleury (Hist. ecclés., t. XX, p. 1-8), dont j’ai toujours trouvé les extraits clairs, exacts et exempts de toute partialité.
[2] L’ambiguïté de ce titre est heureuse, ou ingénieuse ; et moderator, comme synonyme de rector, gubernator, est un terme de la latinité classique et même cicéronienne qu’on trouvera non pas dans le Glossaire de Ducange, mais dans le Thesaurus de Robert Étienne.
[3] La première épître (sine titulo) de Pétrarque représente le danger de la barque et l’incapacité du pilote. Hœc inter, vino madidus, ævo gravis ac soporifero rore perfusrus, jamjam nutitat, dormitat, jam somno prœceps atque (utinam solus) ruit... Heu quanto felicius patrio terram sulcasset aratro, quam scalmum piacatorium ascendisset ! Cette satire engage son biographe à peser les vertus et les vices de Benoît XII qui ont été exagères par les guelfes et par les gibelins, par les papistes et les protestants. Voyez les sur la vie de Pétrarque, tome I, page 259 ; II, not. 15, page 13-16. Ce fut lui qui donna occasion au proverbe Bibamus papaliter.
[4] Voyez les Vies originales de Clément VI, dans Muratori (Script. rerum italicar., t. III, part. II, p. 550-589) ; Matthieu Villani (Chron., l. III, c. 43, in Muratori, t. XIV, p. 186), qui le nomme molto cavallaresco, poco religioso ; Fleury (Hist. ecclés., t. XX, p. 126), et la Vie de Pétrarque (t. II, p. 42-45). L’abbé de Sade lui accordé plus d’indulgente ; mais ce dernier auteur était gentilhomme aussi bien que prêtre.
[5] On la connaît sous le nom probablement défiguré de Zampea : elle avait accompagné sa maîtresse à Constantinople, où seule elle resta avec elle. Les Grecs eux-mêmes ne purent refuser des louanges à sa prudence, à son érudition et à sa politesse. Cantacuzène, l. I, c. 42.
[6] Voyez toute cette négociation dans Cantacuzène (l. IV, c. 9), qui, à travers les louanges qu’il prodigue à sa propre vertu, trahit l’inquiétude d’une conscience coupable.
[7] Voyez ce traité ignominieux dans Fleury (Histoire ecclés., p. 151-154), d’après Raynald, qui l’avait probablement tiré des archives du Vatican. Il ne vaut pas la peine d’avoir été contrefait.
[8] Voyez les deux Vies originales d’Urbain V dans Muratori (Script. rerum italicar., t. III, part. II, p. 623-635) ; et les Annales ecclésiastiques de Spondanus (t. I, p. 573, A. D. 1369, n° 7) ; et Raynald (Fleury, Hist. ecclés., t. XX, p. 223, 224). Cependant, d’après quelques contradictions, je soupçonne les historiens des papes d’avoir légèrement exagéré les génuflexions de Paléologue.
[9] Paulo minus quam si fuisset imperator Romanorum. Cependant on ne lui disputait plus son titre d’empereur dés Grecs. Vit. Urbani V, p. 623.
[10] Elle était réservée aux successeurs de Charlemagne, et ils n’en pouvaient jouir que le jour de Noël : à toutes les autres fêtes, ces diacres couronnés se contentaient de présenter au pape le livre et le corporal lorsqu’il disait la messe. Cependant l’abbé de Sade a la générosité de croire qu’il est possible qu’on se soit relâché de cette règle en faveur du mérite de Charles IV, mais non pas le jour précis, le 1er novembre 1368. L’abbé paraît apprécier au juste l’homme et le privilège. Vie de Pétrarque, t. III, p. 735.
[11] A travers la corruption de la dénomination italienne. (Matthieu Villani, l. XI, c 79, dans Muratori, t. XV, p. 746), l’étymologie de Falcone in bosco nous donne le mot anglais Hawkwood, le véritable nom de notre audacieux compatriote (Thomas Walsingham, Hist. anglican., inter scriptores Camdeni, p. 184). Après vingt-deux victoires et une seule défaite, il mourut en 1394, général des Florentins ; et la république le fit inhumer avec des honneurs qu’elle n’avait point accordes au Dante ni à Pétrarque. Muratori, Annali d’Italia, t. XII, p. 212-371.
[12] Ce torrent d’Anglais, soit qu’ils le fussent de naissance ou seulement par la cause qu’ils avaient embrassée tomba de France en Italie ; après la paix de Brétigny, en 1360. Muratori s’écrie (Ann., t. XII, p. 197), avec plus de vérité que de politesse : Ci mancava ancor questo, che dopo essere calpestrata l’Italia da tanti masnadieri ; Tedeschi ed Ungheri, venissero fin dall’ Inghilterra nuovi cani a finire di divorarla.
[13] Chalcocondyles, liv. I, p. 25, 26. Le Grec prétend qu’il fit une visite à la cour de France ; mais le silence des historiens nationaux le réfute suffisamment. Je ne suis pas beaucoup plus disposé à croire qu’il quitta l’Italie, valde bene consolatus et contentus (Vit. Urbani V, p. 623).
[14] Son retour à Constantinople en 1370, et le couronnement de Manuel, 25 septembre 1373 (Ducange, Famil. Byzant., p. 241), laissé un intervalle pour la conspiration et le châtiment d’Andronic.
[15] Mém. de Boucicault, p. I, c. 35, 36.
[16] Chalcocondyles (l. II, c. 44-50) et Ducas (c. 14) parlent légèrement, et, à ce qu’il semble, avec répugnance, de son voyage dans l’Occident.
[17] Muratori, Annali d’Italia, t. XII, p. 406. Jean Galeazzo fut le premier et le plus puissant des ducs de Milan. Ses liaisons avec Bajazet sont attestées par Froissard ; et il contribua à sauver ou à délivrer les prisonniers français de Nicopolis.
[18] Pour la réception de Manuel à Paris, voyez Spondanu (Annal. Ecclés., t. I, p. 676, 677 A. D. 1400, n° 5) qui cite Juvénal vies Ursins et les moines de Saint-Denis, et Villaret (Hist. de France, t. XII, p. 331-334.), qui ne cite personne conformément à la nouvelle mode des écrivains français.
[19] Le docteur Hody a tiré d’un manuscrit de Lambeth (de Græcis, illustribus) une note sur le séjour de Manuel en Angleterre. Imperator, diu variisque et horrendi paganorum insultibus coarctatus, ut pro eisdem resistentiam triumphalem perquireret, Anglorurm regem visitare decrevit, etc. Rex (dit Walsingham, p. 364) nobili apparatu... suscepit (ut decuit) tantum heroa ; duxitque Londonias, et permultos dies exhibuit gloriose, pro expensis hospitii sui solvens, et cum respiciens tanto fastigio donativis. Il répète la même chose dans son Upodigma Neustriæ (p. 556).
[20] Shakespeare commence et termine la tragédie de Henri IV par le vœu que fit ce prince de prendre la croix, et le pressentiment qu’il avait de mourir à Jérusalem.
[21] Ce fait est rapporté dans l’Historia politica, A. D. 1391-1478, publiée par Martin Crusius (Turco-Græcia, p. 1-43). L’image du Christ, à laquelle l’empereur refusa ses hommages, était probablement un ouvrage de sculpture.
[22] Laonicus Chalcocondyles termine son Histoire des Grecs et des Ottomans à l’hiver de 1463, et sa conclusion précipitée semble annoncer qu’il cessa d’écrire dans cette même année. Nous savons qu’il était d’Athènes, et que quelques contemporains du même nom contribuèrent à la renaissance de l’idiome grec dans l’Italie. Mais dans ses nombreuses digressions, cet historien a toujours eu la modestie de jamais parler de lui-même. Leunclavius, son éditeur, et Fabricius (Bibl. græc., t. VI, p. 474) paraissent ignorer tout à fait son état et l’histoire de sa vie. Pour ses descriptions de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre, voyez l. II, p. 36, 37, 44-50.
[23] Je ne relèverai point les erreurs de la géographie de Chalcocondyles. Dans cette description il a peut-être suivi et mal compris Hérodote (l. II, c. 33), dont on peut interpréter le texte (Hérodote de Larcher, t. II, p. 219-220) ou excuser l’ignorance. Ces Grecs modernes n’avaient-ils donc jamais lu Strabon ni aucun de leurs géographes ?
[24] Un citoyen de la nouvelle Rome, tant que cette nouvelle Rome subsista, n’aurait pas daigné honorer le ρηξ allemand du titre de βασιλευς ou αυτοκρατωρ Ρομαιων ; mais Chalcocondyles avait dépouillé toute vanité, et il désigne le prince de Byzance et ses sujets sous les dénominations exactes et humbles de Ελληνες et βασιλευς Ελληνων.
[25] On traduisait dans le quatorzième siècle la plupart des vieux romans en prose française, et ils devinrent la lecture favorite des chevaliers et des dames de la cour de Charles VI. Un Grec est sûrement plus excusable d’avoir cru aux exploits d’Olivier et de Roland, que des moines de Saint-Denis d’avoir inséré dans leur Chronique de France les fables de l’archevêque Turpin.
[26] Dès le temps de Fitz-Stephen ou le douzième siècle, Londres paraît avoir joui de supériorité en richesse et en grandeur ; elle l’a conservée depuis en augmentant son étendue progressivement, au moins dans la même proportion que les autres capitales de l’Europe.
[27] En admettant que le double sens du verbe κυω (osculor et in utero gero) fût susceptible d’une équivoque, on ne pourrait pas douter de l’erreur et du sens de Chalcocondyles, d’après la pieuse horreur qu’il annoncé pour cet usage barbare (p. 49).
[28] Érasme (epist. Fausto Andrelino) parle d’une manière agréable de la mode anglaise de baiser les étrangers à leur arrivée et à leur départ, mais n’en tire aucune mauvaise supposition.
[29] Nous pourrions peut-être appliquer cette observation à la communauté des femmes que César et Dion Cassius supposent avoir existé parmi les anciens Bretons (l. LXII, t. II, p. 1007). Voyez Dion, avec les remarques judicieuses de Reimar. Les Arreoy d’Otahiti, qu’on regardait d’abord comme de la plus grande évidence, nous paraissent moins criminels à mesure que nous acquérons la connaissance des mœurs de ce peuple amoureux et pacifique.
[30] Voyez Lenfant (Hist. du Concile de Constance, t. II, p. 579), et pour l’histoire ecclésiastique du temps, les Annales de Spondanus, la bibliothèque de Dupin (t. XII) et les vingt et un et vingt-deuxième volumes de l’histoire ou plutôt de la continuation de Fleury.
[31] Dès sa première jeunesse Georges Phranza ou Phranzès fut employé au service de l’État et du palais ; et Hanckius (de Script. byzant., part. I, c. 40) a recueilli sa vie de ses propres écrits. Il n’était âgé que de vingt-quatre ans lorsque Manuel, en mourant, le recommanda à son successeur dans les termes les plus forts. Imprimis vero nunc Phranzen tibi commendo, qui ministravit mihi fideliter et diligenter (Phranza, l. II, c. 1). L’empereur Jean lui montra cependant de la froideur, et préféra le service des despotes du Péloponnèse.
[32] Voyez Phranza, l. II, c. 13. Tandis qu’il existe tant de manuscrits grecs dans les bibliothèques de Rome, de Milan, de l’Escurial, c’est une honte que nous soyons réduits à des traductions latines et aux extraits de Jacques Pontanus (ad. calcem Teophylact. Simocattæ, Ingolstadt, 1604) qui manquent également d’élégance et d’exactitude. Fabricius, Bibl. græc., t. VI, p. 615-620.
[33] Voyez Ducange, Fam. byzant., p. 243-245.
[34] L’étendue exacte de l’Hexamilion entre les deux mers était de trois mille huit cents orgygiæ ou toises de six pieds grecs (Phranza, l. I, c. 38), ce qui produit un mille grec plus court que celui de six cent soixante toises de France, que d’Anville prétend être en usage dans la Turquie. On évalue communément la largeur de l’isthme à cinq milles. Voyez les Voyages de Spon, Wheeler et Chandler.
[35] La première objection des Juifs est sur la mort de Jésus-Christ : si elle fut volontaire, le Christ est coupable de suicide ; à quoi l’empereur oppose un mystère. Ils disputent ensuite sur la conception de la Vierge, sur le sens des prophéties, etc. Phranza, l. II, c. 12, jusqu’à la fin du chapitre.
[36] Dans le Traité delle Materie Beneficiarie de Fra Paolo (quatrième volume de la dernière et la meilleure édition de ses Œuvres), il développe avec autant de liberté que de profondeur tout le système politique des papes. Quand Rome et sa religion seraient anéanties, ce volume précieux leur survivrait comme une excellente histoire philosophique et un avertissement salutaire.
[37] Le pape Jean XXII, lorsqu’il mourut à Avignon en 1334, laissa dix-huit millions de florins d’or, et la valeur de sept millions de plus en argenterie et en bijoux. Voyez la Chronique de Jean Villani (l. XI, c. 20, dans la Collection de Muratori, t. XIII, p. 765), dont le frère apprit ces détails des trésoriers du pape. Un trésor de six ou huit millions sterling, dans le quatorzième siècle, paraît énorme et presque incroyable.
[38] M. Lenfant, protestant instruit et éclairé, a donné une Histoire des Conciles de Pise, de Constance et de Bâle, en six volumes in-quarto ; mais la dernière partie est faite à la hâte, et ne traite complètement que des troubles de la Bohême.
[39] Les actes originaux ou minutes du concile de Bâle composent douze volumes in-folio, que l’on conserve dans la bibliothèque publique. Bâle était une ville libre, avantageusement située sur le Rhin, et défendue par la confédération des Suisses ses voisins. Le pape Pie II, qui, sous le nom d’Æneas-Savius, avait été secrétaire du concile, fonda en 1459 l’université. Mais qu’est-ce qu’un concile ou une université, en comparaison des presses de Froben ou des études d’Érasme ?
[40] L’annaliste Spondanus (A. D. 1433, n° 25, t. I, p. 524) raconte, d’une manière peu affirmative, cette ambassade ottomane, qui n’est attestée que par Crantzius.
[41] Syropulus, p. 19. Il paraît par cette liste que les Grecs exagérèrent le nombre des laïques et des ecclésiastiques, qui suivirent réellement l’empereur et le patriarche ; mais le grand ecclésiarque n’en donne point le compte exact. Les soixante-quinze mille florins qu’ils demandaient au pape dans cette négociation (p. 9), formaient une somme au-dessus de leurs besoins, et qu’ils ne pouvaient espérer d’obtenir.
[42] Je me sers indifféremment des mots ducat ou florin, qui tirent leur dénomination, les premiers des ducs de Milan ; et les seconds, de la république de Florence. Ces pièces d’or, les premières qui furent frappées en Italie et peut-être dans le monde latin, peuvent être comparées, pour le poids et la valeur, au tiers d’une guinée d’Angleterre.
[43] A la fin de la traduction latine de Phranza on trouve une longue épître grecque, ou déclamation de George de Trébisonde, qui conseille à Paléologue de préférer Eugène et l’Italie. Il parle avec mépris de l’assemblée schismatique de Bâle, des Barbares, de la Gaule et de l’Allemagne, qui s’étaient ligués pour transporter la chaire de saint Pierre au-delà des Alpes. N’y avait-il donc point de carte géographique à Constantinople ?
[44] Syropulus (p. 26-31) exprime son indignation et celle de ses compatriotes. Les députés de Bâle tâchèrent d’excuser cette imprudence, mais ils ne pouvaient nier ni changer l’acte du concile.
[45] Voir la déclaration expresse de Condolmieri, neveu et amiral du pape. Les pères du synode donnèrent à leurs marins des ordres moins péremptoires, et jusqu’au moment où les deux escadres se rencontrèrent, les deux partis tâchèrent de cacher aux Grecs cette animosité.
[46] Syropulus parle des espérances de Paléologue (p. 36), et du dernier avis de Sigismond (p. 57). L’empereur grec apprit à Corfou la mort de son ami et s’il en eût été instruit plus tôt, il serait retourné à Constantinople (p. 79).
[47] Phranza lui-même, quoique par des motifs différents, était de l’avis d’Amurath (l. II, c. 13). Utinam de synodus ista unquam fuisset, si tantas offensiones et detrimenta paritura erat ! Syropulus parle aussi (p. 58) de l’ambassade ottomane. Amurath tint sa parole. Il menaça peut-être (p. 125-219), mais n’attaqua point la ville.
[48] Le lecteur sourira de l’ingénuité avec laquelle il fit part de cette espérance à ses favoris (p. 92) ; cependant il lui aurait été difficile de pratiquer les leçons de Grégoire VII.
[49] Le nom chrétien de Sylvestre est tiré du calendrier latin. En grec moderne πουλος s’ajoute à la fin d’un mot pour exprimer un diminutif ; et aucun des arguments de l’éditeur Creyghton ne peut l’autoriser à substituer Sguropulus (Sguros, fuscus) au Syropulus de son propre manuscrit, dont le nom est signé par lui-même dans les actes du concile de Florence. Pourquoi l’auteur ne serait-il pas d’extraction syrienne ?
[50] D’après la conclusion de cette histoire, j’en fixerais la date à l’année 1444, quatre ans après le synode. Lorsque le grand ecclésiarque abdiqua son office (sect. XII, p. 330-350), le temps et la retraite avaient calmé ses passions ; et Syropulus, quoique souvent partial, n’est jamais emporté.
[51] Vera historia unionis non verœ inter Grœcos et Latinos (Hagœ Comitis, 1660, in-fol.) Robert Creyghton, chapelain de Charles II durant son exil, la publia le premier avec une traduction pompeuse et peu fidèle. Le titre polémique est sûrement de l’invention de l’éditeur, puisque le commencement de l’ouvrage manque. Pour le mérite de la narration et même du style, Syropulus peut être classé parmi les meilleurs écrivains de Byzance ; mais il est exclu des Collections orthodoxes des conciles.
[52] Syropulus (p. 63) exprime franchement son intention ; et la traduction latine de ce passage par Creyghton peut donner une idée de ses brillantes paraphrases.
[53] Sans m’asservir à citer Syropulus pour chaque fait particulier, j’observerai que la navigation des Gréés, depuis Constantinople jusqu’à Venise et Ferrare, se trouve dans sa quatrième section (p. 67-100) ; et que cet historien a le rare talent de mettre chaque scène sous les yeux de son lecteur.
[54] Durant la tenue du synode, Phranza était dans le Péloponnèse ; mais le despote Démétrius lui fit un récit exact de la manière honorable dont l’empereur et le patriarche furent accueillis à Venise et à Ferrare (dux..... sedentem imperatorem adorat). Les Latins en parlent plus légèrement (l. II, c. 14, 15, 16).
[55] La surprise qu’éprouvèrent le prince grec et un ambassadeur de France à la vue de Venise (Mém. de Philippe de Comines, l. VII, c. 18), prouve incontestablement qu’elle était, dans le quatorzième siècle, la première et la plus belle ville du monde chrétien. Relativement aux dépouilles de Constantinople que les Grecs y aperçurent, voyez Syropulus (p. 87).
[56] Nicolas III, de la maison d’Este, régna quarante-huit ans (A. D. 1393-1441) ; il posséda Ferrare, Modène, Reggio, Parme, Rovigo et Commachio. Voyez sa vie dans Muratori (Antichita Estense, t. II, p. 159-201).
[57] Le peuple des villes latines rit beaucoup des vêtements des Grecs, de leurs longues robes, de leurs manches et de leur barbe. L’empereur n’était distingué que par la couleur pourpre et par son diadème ou tiare, dont la pointe était ornée d’un magnifique diamant (Hody, de Græcis illustribus, p. 31) ; un autre spectateur convient cependant que la mode grecque était piu grave e piu degna que l’italienne (Vespasiano, in Vit. Eugen. VI, Muratori, t. XXV, p. 261).
[58] Pour les chasses de l’empereur, voyez Syropulus (p. 143, 144-191). Le pape lui avait envoyé onze mauvais faucons ; mais il acheta un excellent coureur amené de Russie. On sera peut-être surpris de trouver ce nom de janissaires ; mais les Grecs adoptèrent ce nom des Ottomans sans en imiter l’institution, et on en fit souvent l’usage dans le dernier siècle de l’empire grec.
[59] Les Grecs soutinrent, après beaucoup de difficultés, qu’au lieu de provisions on leur ferait une distribution d’argent. On donna quatre florins par mois aux personnes d’un rang honorable, et trois florins pour chaque domestique. L’empereur en reçût trente-quatre, le patriarche vingt-neuf, et le prince Démétrius vingt-quatre. La paye entière du premier mois ne monta qu’à six cent quatre-vingt-onze florins. Cette somme annonce que le nombre total des Grecs n’excédait pas deux cents (Syropulus, p. 104, 105). Au mois d’octobre 1438, on devait les arrérages de quatre mois : on devait encore trois mois en avril 1439, et cinq et demi dans le mois de juillet, à l’époque de l’union (p. 172-225-271).
[60] Syropulus (p. 141, 142-204-221) déplore l’emprisonnement des Grecs qu’on retenait de force en Italie, et se plaint de la tyrannie de l’empereur et du patriarche.
[61] On trouve une relation claire et exacte des guerres d’Italie dans le quatrième volume des Annales de Muratori. Il paraît que le schismatique Syropulus (p. 145) a exagéré les craintes et la précipitation du pape, dans sa retraite de Ferrare à Florence. Les actes prouvent qu’elle fût assez tranquille, et qu’elle se fit d’une manière convenable.
[62] Syropulus compte sept cents prélats dans ce concile de Bâle ; mais l’erreur est palpable et peut-être volontaire. Les ecclésiastiques de toutes les classes qui furent présents à ce concile, et tous les prélats absents qui adhéraient expressément ou tacitement à ses décrets, n’auraient pas suffi pour composer ce nombre.
[63] Les Grecs opposés à l’union ne voulaient pas sortir de ce poste avantageux (Syropulus, p. 178-193-195-202). Les Latins n’eurent pas honte de produire un vieux manuscrit du second concile de Nicée, dans lequel on avait ajouté le filioque au symbole, supposition évidente (p. 173).
[64] Syropulus, p. 109. Voyez l’embarras des Grecs (p. 217, 218, 252, 253, 273).
[65] Voyez la dispute polie de Marc d’Éphèse et de Bessarion, dans Syropulus (p. 257), qui ne dissimule jamais les vices de ses compatriotes, et rend un hommage impartial aux vertus des Latins.
[66] Relativement à l’indigence des évêques grecs, voyez un passage de Ducas (c. 31). Un de ces prélats possédait pour tout bien trois vieilles robes, etc. Bessarion avait gagné quarante florins d’or à enseigner pendant vingt et un ans dans son monastère ; mais il en avait dépensé vingt-huit dans son voyage du Péloponnèse, et le reste à Constantinople (Syropulus, p. 127).
[67] Syropulus prétend que les Grecs ne reçurent point d’argent avant d’avoir signé l’acte d’union (p. 283) ; il raconte cependant quelques circonstances suspectes, et l’historien Duras affirme qu’ils se laissèrent corrompre par des présents.
[68] Les Grecs expriment douloureusement leurs craintes d’un exil ou d’un esclavage perpétuel (p. 196), et furent extrêmement frappés des menaces de l’empereur (p 260).
[69] J’oubliais un autre opposant d’un rang moins élevé, mais très orthodoxe, le chien favori de Paléologue, qui, ordinairement tranquille sur le marchepied du trône, aboya avec fureur durant la lecture du traité d’union. On employa inutilement les caresses et les coups de fouet pour le faire taire (Syropulus, p. 265, 266).
[70] Les Vies des papes, recueillies par Muratori (t. III, part. II, t. XXV), représentent Eugène IV comme un pontife de mœurs pures et même exemplaires. Sa situation difficile, en attachant sur lui les regards du monde et ceux de ses ennemis, était un motif et est un garant de sa circonspection.
[71] Syropulus crut qu’il était moins honteux d’assister à la cérémonie de l’union que d’en signer l’acte ; mais il fut obligé de faire l’un et l’autre, et s’excuse mal sur son obéissance à l’empereur (p. 290-292).
[72] Il n’existe plus aujourd’hui aucun de ces actes originaux de l’union. Des dix manuscrits dont on conserve cinq à Rome, et les autres à Florence, Bologne, Venise, Paris et Londres, neuf ont subi l’examen d’un critique habile, M. de Bréquigny, qui les rejette à raison de la différence des signatures grecques et des fautes dans l’écriture. On en peut cependant regarder quelques-uns comme des copies authentiques qui furent signées à Florence avant le 26 août, époque à laquelle le pape et l’empereur se séparèrent (Mém. de l’Académie des Inscriptions, tom. XLIII, p. 287-311).
[73] Syropulus, p. 297.
[74] En retournant à Constantinople, les Grecs conversèrent à Bologne avec les ambassadeurs d’Angleterre, qui, après quelques questions et quelques réponses désintéressées dans cette affaire, se moquèrent de l’union prétendue de Florence (Syropulus, p. 307).
[75] Les réunions des nestoriens et des jacobites, etc., sont si insignifiantes ou si fabuleuses, que j’ai inutilement feuilleté, pour en trouver des traces, la Bibliothèque orientale d’Assemani, fidèle esclave du Vatican.
[76] Ripaille est situé près Thonon dans la Savoie, au midi du lac de Genève : c’est aujourd’hui une chartreuse. M. Addison (Voyage d’Italie, vol. II, p. 147, 148, édition de ses Œuvres par Baskerville) a célébré le lieu et son fondateur. Æneas Sylvius et les pères de Bâle prodiguent des louanges à la vie austère du duc ermite, mais malheureusement le proverbe italien et le proverbe français font foi de l’opinion généralement répandue de son luxe.
[77] Relativement aux conciles de Bâle, Ferrare et Florence, j’ai consulté les actes originaux qui forment les dix-sept et dix-huitième volumes de l’édition de Venise et sont terminés par l’histoire claire, mais partiale, d’Augustin Patrice, Italien du quinzième siècle. Ils ont été rédigés et abrégés par Dupin (Bibl. ecclés., t. XII) et le continuateur de Fleury (t. XXII) ; le respect de l’Église gallicane pour les deux partis les a contenus dans une circonspection qui les rend presque ridicules.
[78] Meursius, dans son premier Essai, rassembla trois mille six cents mots græco-barbares ; il en ajouta mille huit cents dans une seconde édition, et laissa cependant encore beaucoup à faire à Portius, Ducange, Fabrotti, les Bollandistes, etc., (Fabr., Bibl. græc., tom. X, p. 101, etc.) On trouve des mots persans dans Xénophon, et des mots latins dans Plutarque ; tel est l’effet inévitable du commerce et de la guerre : mais cet alliage n’altéra point le fond de la langue.
[79] François Philelphe était un sophiste ou philosophe vain, avide et turbulent. Sa Vie a été composée avec soin par Lancelot (Mém. de l’Acad. des Inscr., t. X, p. 691-751), et Tiraboschi (Istoria della Letteratura italiana, t. VII, p. 282-294), en grande partie d’après ses propres Lettres. Ses ouvrages fort travaillés et ceux de ses contemporains sont oubliés ; mais leurs Épîtres familières peignent encore les hommes et les temps.
[80] Il épousa et avait peut-être séduit la fille de Jean, petite-fille de Manuel Chrysoloras. Elle était jeune, riche et belle, et d’une famille noble, alliée à celle des Doria de Gènes et aux empereurs de Constantinople.
[81] Philelphe, epist. ad ann. 1451, ap. Hodium, p. 188, 189.
[82] Philelphe cherche ridiculement l’origine de la jalousie grecque ou orientale dans les mœurs de l’ancienne Rome.
[83] Voyez l’état de la littérature des Treizième et quatorzième siècles, dans les Œuvres du savant et judicieux Mosheim (Instit. Hist. ecclés., p. 434-440, 490-494).
[84] A la fin du quinzième siècle, il existait en Europe environ cinquante universités ; plusieurs avaient été fondées avant l’année 1300. Elles étaient peuplées en raison de leur petit nombre. Bologne comptait dix mille étudiants, principalement de jurisprudence. Dans l’année 1357, les étudiants d’Oxford diminuèrent de trente mille à six mille (Hist. de la Grande-Bretagne, par Henry, vol. IV, p. 418). Cependant ce reste était encore fort supérieur au nombre qui compose aujourd’hui cette université.
[85] Les écrivains qui ont traité le plus à fond la restauration de la langue grecque en Italie, sont le doct. Homph. Hody (de Græcis illustribus, linguœ grœcœ litterarumque humaniorum instoratoribus, Londres, 1742, grand in-8°) et Tirahoschi (Istoria della Letteratura italiana, t. V, p. 364-377 ; t. VII, p. 112-143). Le professeur d’Oxford est un savant laborieux ; mais le bibliothécaire de Modène jouit des avantages d’un historien national et moderne.
[86] In Calabria quœ olim, magna Grœcia dicebatur, coloniis grœcis repleta, remansit quœdam linguœ veteris cognitio (docteur Hody, p. 2). Si les Romains la firent disparaître, elle fut restaurée par les moines de Saint Basile, qui possédaient sept couvents dans la seule ville de Rossano (Giannone, Istoria di Napoli, t. I, p. 520).
[87] Ii Barbari, dit Pétrarque en parlant des Allemands et des Français, vix, non dicam libros, sed nomen Homeri audierunt. Peut-être le treizième siècle était-il, à cet égard, moins heureux que celui de Charlemagne.
[88] Voyez le caractère de Barlaam dans Boccace (de Geneal. deorum, l. XV, c. 6).
[89] Cantacuzène, l. II, c. 36.
[90] Relativement à l’intimité entre Pétrarque et Barlaam, et à leurs deux entrevues à Avignon en 1339, et à Naples en 1342 ; voir les excellents Mémoires sur la vie de Pétrarque (t. I, p. 406-410 ; t. II, p. 75-77).
[91] L’évêché dans lequel se retira Barlaam, était primitivement l’ancienne Locries, Seta Cyriaca dans le moyen âge, et par corruption Hieracium, Gerace (Dissert. chorograph. Italiœ medii œvi, p. 312). La dives opum du temps des Normands fut bientôt réduite à l’indigence, puisque l’Église même était pauvre ; la ville contient cependant encore trois mille habitants (Swinburne, p. 340).
[92] Je transcrirai un passage de cette lettre de Pétrarque (Famil. IX, 2) : Donasti Homerum non in alienum sermonem violento alveo derivatum, sed ex ipsis Grœci eloquii scatebris, et qualis divino illi profluxit ingenio..... Sine tua voce Homerus tuus apud me mutus, immo vero ego apud illum surdus sum. Gaudeo tamen vel adspectu solo, ac sæpe illum amplexus atque suspirans dico : O magne vir, etc.
[93] Pour la vie et les écrits de Boccace, né en 1313, et mort en 1375, le lecteur peut consulter Fabricius (Bibl. lat. medii œvi, t. I, p. 248, etc.) et Tiraboschi (t. V, p. 83-439-451). Les éditions, les traductions et les imitations de ses Nouvelles ou Contes, sont innombrables. Il avait honte cependant de communiquer cet ouvrage frivole et peut-être scandaleux à son respectable ami Pétrarque, dans les Lettres et Mémoires duquel il paraît d’une manière honorable.
[94] Boccace se permet une honnête vanité ; Ostentationis causa græca carmina adscripsi..... Jure utor meo ; meum est hoc decus, mea gloria scilicet inter Etruscos grœcis uti carminibus. Nonne ego fui qui Leontium Pilatum, etc. (de Genealog. deorum, l. XV, c. 7). Cet ouvrage, oublié aujourd’hui, eut treize ou quatorze éditions.
[95] Léonce ou Léon Pilate est suffisamment connu par ce qu’en disent le docteur Hody (p. 211) et, l’abbé de Sades (Vie de Pétrarque, t. III, p. 625-634-670-673). L’abbé de Sades a très habilement imité le style dramatique et animé de son original.
[96] Le docteur Hody (p. 54) blâme aigrement Léonard Arétin, Guarin, Paul Jove, etc., d’avoir affirmé que les lettres grecques avaient été restaurées en Italie, post septingentos annos ; comme si, dit-il, elles avaient fleuri jusqu’à la fin du septième siècle. Ces écrivains dataient probablement de la fin de l’exarchat, et la présence des militaires et des magistrats grecs à Ravenne devait avoir conservé en quelque façon l’usage de leur langue nationale.
[97] Voyez l’article de Manuel ou Emmanuel Chrysoloras, dans Hody (p. 12-54) et Tiraboschi (t. VII, p. 113-118). La date précise de son arrivée flotte entre les années 1390 et 1400, et n’a d’autre époque sûre que le règne de Boniface IX.
[98] Cinq ou six citoyens nés à Arezzo, ont pris successivement le nom d’Arétin ; le plus célèbre et le moins digue de l’être, vécut dans le seizième siècle. Léonard Bruni l’Arétin, disciple de Chrysoloras, fut savant dans les langues, orateur, historien, secrétaire de quatre pages et chancelier de la république de Florence, où il mourut, A. D. 1444, âgé de soixante-quinze ans. Fabr., Bibl. medii œvi, t. I, p. 190, etc. ; Tiraboschi, l. VII, p. 33-38.
[99] Voyez ce passage dans l’Arétin. In Commentario rerum suo tempore in Italia gestarum, apud Hodium, p. 28-30.
[100] Pétrarque, qui aimait ce jeune homme, se plaint souvent de la curiosité trop avide, de l’activité indocile et du penchant à l’orgueil, qui annonçaient le génie et les talents futurs de son disciple (Mém. sur Pétrarque, t. III, p. 700-709).
[101] Hinc græcæ latinœque scholæ exortœ sunt, Guarino, Philelpho, Leonardo Aretino, Caroloque, ac plerisque aliis tanquam ex equo Trojano prodeuntibus, quorum emulatione multa ingenia deinceps ad laudem excitata sunt (Platina in Bonifacio IX). Un autre auteur italien ajoute les noms de Paulus Petrus Vergerius, Omnibonus Vincentius, Poggius, Franciscus Barbarus, etc. Mais je doute qu’une chronologie exacte accordât à Chrysoloras l’honneur d’avoir formé tous ces savants disciples. Hody, p. 25-27, etc.
[102] Voyez dans Hody l’article de Bessarion (p. 136-177) Théodore Gaza, George de Trébisonde, et les autres Grecs que j’ai nommés ou omis, sont cités dans les différents chapitres de ce savant auteur. Voyez aussi Tiraboschi dans les première et seconde parties de son sixième tome.
[103] Les cardinaux frappèrent à sa porte, mais son conclaviste refusa d’interrompre l’étude de Bessarion. Nicolas, lui dit-il lorsqu’il en fut instruit, ton respect me coûte la tiare et à toi le chapeau.
[104] Tels que Georges de Trébisonde, Théodore Gaza, Argyropule et Andronic de Thessalonique, Philelphe, le Pogge, Blondus, Nicolas, Perrot, Valla, Campanus, Platina, etc. : viri (dit Hody avec le zèle d’un disciple) nullo ævo perituri (p. 136).
[105] Il était né avant la prise de Constantinople, mais il poussa son honorable carrière jusqu’en 1535. Léon X et François Ier furent ses plus illustres patrons. Il fonda sous leurs auspices les collèges grecs de Rome et de Paris (Hody, p. 247-275). Lascaris laissa en France de la postérité ; mais les comtes de Vintimille et leurs nombreuses branches n’ont d’autre droit à ce nom qu’une alliance douteuse avec la fille de l’empereur grec dans le treizième siècle (Ducange, Fam. byzant., p : 224-230).
[106] François Floridus a conservé et réfuté deux épigrammes contre Virgile, et trois contre Cicéron. Il traite l’auteur de Græculus ineptus et impudens (Hody. p. 274). Un critique anglais a accusé de nos jours l’Enéide de contenir multa languida, nugatoria, spiritu et majestate carminis heroïci defecta, et beaucoup de vers que lui, Jérémie Markland, aurait rougi d’avouer (Præfat. ad Statii Sylvas, p. 21, 22).
[107] Emmanuel Chrysoloras et ses collègues ont été accusés d’ignorance, d’envie, et d’avarice (Sylloge, etc., t. II, p. 235). Les Grecs modernes prononcent le β comme le ν consonne, et confondent les trois voyelles η ι υ et plusieurs diphtongues. Telle était la prononciation commune que le sévère Gdiner maintint dans l’université de Cambridge, par des lois pénales ; mais le monosyllabe βη représentait à une oreille attique le bêlement d’une brebis, et un bélier aurait été à cet égard un meilleur témoignage qu’un évêque ou un chancelier. On trouvera les traités des savants qui rectifièrent la prononciation, et particulièrement d’Érasme, dans le Sylloge d’Havercamp (deux volumes in-8°, Lugd. Bat., 1736-1740). Mais il est difficile de peindre des sons par des mots ; et en renvoyant à l’usage moderne, ils ne peuvent se faire entendre que de leurs compatriotes respectifs. Nous observerons qu’Érasme a donné son approbation à notre prononciation du θ, th. (Érasme, tom. II, p. 130.)
[108] Georges Gemistus Pletho, qui a composé de volumineux ouvrages sur différents sujets ; il fut le maître de Bessarion et de tous les platoniciens de son siècle. Dans sa vieillesse, Georges visita l’Italie, et retourna promptement finir ses jours dans le Péloponnèse. Voyez une curieuse diatribe de Leo Allatius de Georgiis, dans Fabricius (Bibl. græc., t. X, p. 639-756).
[109] Boivin (Mém. de l’Acad. des Inscript., t. II, p. 715-729) et Tiraboschi (t. VI, part. I, p. 259-288) ont éclairci l’état de la philosophie platonicienne en Italie.
[110] Voyez la Vie de Nicolas V par deux auteurs contemporains, Janottus Manettus (t. III, part. II, p. 905-962) et Vespasien de Florence (t. XXV, p. 267-290), dans la Collection de Muratori. Consultez Tiraboschi (t. VI, p. 1-46, 52-109) et Body, aux articles de Théodore Gaza, de Georges de Trébisonde, etc.
[111] Le lord Bolingbroke observe, avec autant d’esprit que de justesse, que les papes furent à cet égard moins politiques que le mufti, et qu’ils rompirent eux-mêmes le talisman qui enchaînait depuis si longtemps le genre humain. Lettres sur l’étude de l’Hist., l. VI, p. 165, 166, édit. in-8°, 1779.
[112] Voyez l’histoire littéraire de Côme et de Laurent de Médicis dans Tiraboschi (t. VI, p. 1, l. I, c. 2), qui distribue de justes éloges à, Adolphe d’Aragon, roi de Naples, aux ducs de Milan, de Ferrare, d’Urbin, etc. La république de Venise est celle qui a le moins de droits à la reconnaissance des savants.
[113] Tiraboschi (t. VI, part. I, p. 104), extrait de la Préface de Jean Lascaris à l’Anthologie grecque, imprimée à Florence en 1494. Latebant (dit Alde dans sa Préface aux Orateurs grecs, apud Hody, p. 249) in Atho Thraciæ monte ; eas Lascaris... in Italiam reportavit. Miserat enim ipsum Laurentius ille Medices in Grœciam ad inquirendos simul et quantovis emendos pretio bonos libros. Il est assez digne de remarque que cette recherche ait été facilitée par le sultan Bajazet II.
[114] Grocyn, Linacer et Latimer, qui avaient étudié à Florence sous Démétrius Chalcocondyles, introduisirent la langue grecque dans l’université d’Oxford, dans les dernières années du quinzième siècle. Voyez la Vie curieuse d’Érasme, composée par le docteur Knight ; bien qu’un zélé champion de son académie, il est forcé d’avouer qu’Érasme apprit à Oxford le grec qu’il enseigna à Cambridge.
[115] Les jaloux Italiens désiraient se réserver le monopole de l’instruction grecque. Lorsque Alde fut sur le point de publier ses Commentaires sur Sophocle et Euripide, Cave, lui dirent-ils, cave hoc facias, ne Barbari, istis adjuti, domi mancant, et pauciores in Italiam ventitent (Docteur Knight, dans sa Vie d’Érasme, p. 365, extrait de Beatus Rhenanus).
[116] La presse d’Alde Manuce, Romain, fut établie à Venise vers l’année 1494. Il imprima au-delà de soixante ouvrages volumineux de littérature grecque, dont la plupart étaient encore en manuscrit, et dont plusieurs contenaient des Traités de différents auteurs ;, il fit de quelques-uns deux, trois et jusqu’à quatre éditions. (Fabricius, Bibl. græc., t. XIII, p. 605, etc.) Sa gloire ne doit pas cependant nous faire oublier que le premier livre grec, la Grammaire de Constantin Lascaris, fut imprimé à Milan en 1476, et que l’Homère imprimé à Florence, en 1488, est enrichi de tout l’art de la typographie. Voyez les Annales typographiques de Maittaire et la Bibliographie instructive de Debure, imprimeur-libraire de Paris, distingué par ses connaissances.
[117] Je choisirai trois exemples singuliers de cet enthousiasme classique : 1° au synode de Florence, Genistus Pletho dit à Georges de Trébisonde, dans une conversation familière, que toutes les nations .renonceraient bientôt à l’Évangile et au Koran, pour embrasser une religion ressemblante à celle des gentils (Leo Allatius, apud Fabricium, t. X, p. 751). 2° Paul II persécuta l’Académie romaine, fondée par Pomponius Lætus, et les principaux membres furent accusés d’hérésie ; d’impiété et de paganisme (Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 81, 82). 3° Dans le siècle suivant, des étudiants et des poètes célébrèrent en France : la fête de Bacchus, et immolèrent, dit-on, un boue en réjouissance des succès que Jodelle avait obtenus par sa tragédie de Cléopâtre (Dictionnaire de Bayle, art. Jodelle ; Fontenelle, t. II, p. 56-61). A la vérité, l’esprit de bigoterie a souvent découvert une impiété sérieuse dans ce qui n’était qu’un jeu de l’imagination et du savoir.
[118] Boccace ne mourut que dans l’année 1375, et nous ne pouvons placer la c6mposition du Morgante maggiore de Louis Pulci et de l’Orlando innamorato du Bojardo, avant l’année 1480. Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 174-177.