Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE LVI

Les Sarrasins, les Francs et les Grecs en Italie. Premières aventures des Normands, et leur établissement dans cette partie de l’Europe. Caractère et conquêtes de Robert Guiscard, duc de la Pouille. Délivrance de la Sicile par Roger, frère de Guiscard. Victoire de Robert sur les empereurs l’Orient et de l’Occident. Roger, roi de Sicile, envahit l’Afrique et la Grèce. L’empereur Manuel Comnène. Guerre des Grecs et des Normands. Extinction des Normands.

 

 

LES trois grandes nations du monde, les Grecs, les Sarrasins et les Francs, se rencontrèrent et se combattirent sur le théâtre de l’Italie[1]. Les provinces méridionales qui foraient aujourd’hui le royaume de Naples, étaient presque toutes soumises aux ducs Lombards, princes de Bénévent[2], si redoutables à la guerre qu’ils arrêtèrent un moment le génie de Charlemagne, et si zélés pour le progrès des lumières, qu’ils entretenaient dans leur capitale une académie de trente-deux philosophes ou grammairiens. Lorsque cet état si florissant eut été détruit et divisé, on en vit sortir les principautés rivales de Bénévent, de Salerne et de Capone : l’ambition et la vengeance aveuglèrent les différents partis au point qu’ils appelèrent les Sarrasins ; et leur héritage commun devint la proie de ces étrangers. Deux siècles de calamités accablèrent l’Italie de maux cruels et sans cesse renouvelés, que ceux qui l’opprimaient n’étaient pas en état de guérir par l’union et le tranquillité qui suivent une conquête solidement affermie. Les vaisseaux des Sarrasins sortaient souvent et presque chaque année du port de Palerme ; les chrétiens de Naples les accueillaient avec trop d’indulgence : la côte d’Afrique fournissait des armements plus redoutables ; et les Arabes même de l’Andalousie venaient quelquefois secourir ou repousser des musulmans d’une secte opposée à la leur. Dans le cours des événements de la terre, les fourches Caudines se trouvèrent encore une fois destinées à cacher une embuscade ; le sang des Africains arrosa une seconde fois les champs de Cannes ; et le souverain de Rome attaqua ou défendit de nouveau les murs de Capoue et de Tarente. Une colonie de Sarrasins s’était formée à Bari, qui domine l’entrée du golfe Adriatique ; et, comme ils ravageaient sans distinction .de personnes les terres des Grecs et des Latins : les deux empereurs irrités se réunirent pour en tirer vengeance. Basile le Macédonien le premier de sa race, et Louis, arrière-petit-fils de Charlemagne[3], signèrent une alliance offensive, et chacune des parties fournit ce qui manquait à l’autre. L’empereur grec ne pouvait sans imprudence envoyer combattre en Italie les troupes stationnées en Asie, et les guerriers latins n’auraient pas suffi, si la marine de Byzance n’avait pas été maîtresse de I’embouchure du golfe. L’infanterie des Francs, la cavalerie et les galères des Grecs, investirent la forteresse de Bari ; et l’émir arabe, après s’être défendu quatre ans, se soumit à la clémence de Louis, qui conduisit en personne les opérations du siège. L’union des deux empereurs les avait rendus maîtres de cette place importante ; mais des plaintes dictées de part et d’autre par la jalousie et l’orgueil, troublèrent bientôt leur amitié. Les Grecs s’attribuaient le mérite de la conquête et la gloire du triomphe ; ils vantaient la grandeur de leurs forces, et tournèrent en dérision l’intempérance et la paresse d’une poignée de Barbares qui servaient sous les drapeaux du prince Carlovingien. La réponse de celui-ci respire l’éloquence de l’indignation et de la vérité. Nous avouons la grandeur de vos préparatifs, dit l’arrière-petit-fils de Charlemagne ; vos armées étaient en effet nombreuses comme ces bataillons de sauterelles qui obscurcissent un jour d’été, battant des ailes, et, après un vol de peu d’étendue, tombent à terre, fatiguées et hors d’haleine. Semblables à ces insectes, vous êtes tombés après un faible effort ; vous avez été vaincus par votre propre lâcheté ; vous avez abandonné le champ de bataille pour insulter, pour dépouiller les chrétiens de la côte d’Esclavonie, qui sont nos sujets. Le nombre de nos guerriers était peu considérable ; et pourquoi ne se trouvait-il pas plus grand ? parce que, lassé de vous attendre, j’avais renvoyé mon armée, en ne gardant que des soldats d’élite pour continuer le blocus de la place. Si, en présence du danger et de la mort, ils se sont livrés aux plaisirs de leurs festins hospitaliers, ces fêtés ont-elles diminué la vigueur de leurs entreprises ? Est-ce votre frugalité qui a renversé les murs de Bari ? Ces braves Francs, quoique la fatigue et la maladie leur eussent enlevé beaucoup de monde, s’ont-ils pas coupé et vaincu les trois plus puissants émirs des Sarrasins ? La défaite de ces émirs n’a-t-elle pas précipité la chute de la ville ? Bari est tombée ; la frayeur a saisi Tarente, la Calabre sera délivrée ; et si nous sommes maîtres de la mer, on eut arracher la Sicile des mains des infidèles. Mon frère, ajoutait-il (et rien n’est plus propre que ce nom de frère à blesser la vanité des Grecs), pressez les secours maritimes que vous devez me fournir ; respectez vos alliés, et défiez- vous des flâneries[4].

La mort de Louis et la faiblesse de la maison Carlovingienne anéantirent ces hantes espérances ; et à qui que ce fût des deux nations qu’appartînt l’honneur de la réduction de Bari, les empereurs grecs, Basile et son fils Léon, en recueillirent les avantages. La Pouille et la Calabre reconnurent de gré ou de force leur souveraineté ; une ligne idéale du mont Garganus à la baie de Salerne montre que la plus grande partie du royaume de Naples était soumise à l’empire d’Orient. Au-delà de cette ligne étaient les ducs ou les républiques d’Amalfi[5] et de Naples, qui, n’ayant jamais manqué aux devoirs de la vassalité, se réjouissaient du voisinage de leur légitime souverain, et Amalfi s’enrichissait du commerce qu’elle faisait avec l’Europe des productions et des ouvrages de l’Asie, mais les princes lombards de Bénévent, de Salerne et de Capoue[6], furent détachés malgré eux des provinces latines, et violèrent souvent la promesse qu’ils avaient faite de demeurer soumis et de payer un tribut. La ville de Bari s’enrichit et s’agrandit ; elle devint la métropole du nouveau thême ou de la nouvelle province de Lombardie ; l’officier qui y commandait obtint le titre de patrice, et ensuite le nom singulier de catapan[7], et on régla l’administration de l’Église et de l’État de manière à les subordonner complètement au trône de Constantinople. Ces princes de l’Italie ne disputèrent la puissance que par des efforts sans vigueur et sans accord, et les Grecs repoussèrent ou déjouèrent ceux des troupes de l’Allemagne, qui descendaient des Alpes sous le drapeau des Othon. Le premier et le plus grand de ces empereurs saxons se vit contraint d’abandonner le siége de Bari ; le second, après avoir pendu les plus hardis de ses évêques et de ses barons, sortit avec honneur de la sanglante bataille de Crotone. La valeur des Sarrasins y triompha des Francs[8]. Les escadres de Byzance avaient cependant chassé ces corsaires des forteresses et des côtes de l’Italie ; mais l’intérêt l’avait emporté sur la superstition ou le ressentiment ; le calife d’Égypte avait envoyé quarante mille musulmans au secours de son allié chrétien. Les successeurs de Basile II se laissèrent persuader qu’ils devaient la conquête de la Lombardie et la conservation de cette province à la justice de leurs lois, aux vertus de leurs ministres, et à la reconnaissance d’un peuple qu’ils avaient délivré de l’anarchie et de l’oppression. Une suite de révoltes dut jeter un rayon de lumière dans le palais de Constantinople ; et le rapide succès des aventuriers normands dissipa les illusions entretenues par la flatterie.

L’instabilité des choses humaines se faisait tristement sentir dans le contraste qui se trouvait entre l’état de la Pouille et de la Calabre, au dixième siècle de l’ère chrétienne, eu celui dont elles avaient joui du temps de Pythagore. A la plus reculée de ces deux époques, la côte de la grande Grèce (tel était alors le nom de l’Italie) était couverte de cités libres et opulentes. Ces villes étaient peuplées de soldats, d’artistes et de philosophes, et les forces militaires de Tarente, de Sybaris et Crotone, n’étaient guère inférieures à celles d’un puissant royaume. Au siècle dont nous écrivons l’histoire, ces provinces étaient en proie à l’ignorance, ruinées par la tyrannie, et dépeuplées par la guerre des Barbares ; et peut-être ne devons-nous pas trop sévèrement accuser d’exagération un auteur, contemporain qui nous montre un vaste et fertile district dévasté, comme le fut la terre après le déluge universel[9]. Dans l’histoire des ravages exercés par les Arabes, les Francs et les Grecs dans l’Italie méridionale, je choisirai deux ou trois anecdotes qui feront connaître les mœurs de ces peuples. 1° Les Sarrasins aimaient à profaner aussi bien qu’à piller les monastères et les églises. Au siège de Salerne, un chef musulman avait établi son lit sur la table de la communion, et toutes les nuits il immolait la virginité d’une religieuse. Tandis qu’il s’efforçait de vaincre la résistance que lui opposait une d’entre elles, une poutre détachée du toit par adresse ou par accident vint tomber sur sa tête, et la mort de cet impudique musulman fut attribuée à la colère de Jésus-Christ, qui prenait enfin la défense de sa fidèle épouse[10]. 2° Les Sarrasins assiégeaient les villes de Bénévent et de Capoue : les Lombards, après avoir vainement demandé du secours aux successeurs de Charlemagne, implorèrent la clémence et l’appui de l’empereur grec[11]. Un citoyen intrépide, qu’on descendit du haut des murs, traversa les retranchements, fit sa commission, et tomba, entre les mains des Barbares au moment où il allait rendre le courage à la ville par les bonnes nouvelles qu’il rapportait. Les ennemis lui ordonnèrent de favoriser leur entreprise en trompant ses compatriotes, des richesses et des honneurs devaient être le prix de sa fausseté ; la sincérité, au contraire, le dévouait à une mort prompte et certaine : il parut se rendre ; mais dès qu’il fui à la portée du rempart, il s’écria à haute voix : Mes amis, mes frères, ayez du courage et de la patience ; continuez à tenir, votre souverain sait votre détresse, et vos libérateurs approchent. Je sais le sort qui m’attend, et je confie ma femme, et mes enfants, à votre reconnaissance. La fureur des Arabes confirma son témoignage, et ce généreux citoyen fut percé de mille coups ; il mérite de vivre à jamais dans la mémoire des hommes vertueux : au reste, ce même trait a été appliqué à différentes occasions, soit des temps anciens ou des temps modernes, ce qui peut jeter quelque doute sur la réalité[12]. 3° La troisième anecdote pourra exciter le sourire au milieu des horreurs de la guerre. Thibaut, marquis de Camerino et de Spolette[13], soutenait les rebelles de Bénévent, et montrait dans sa conduite une cruauté tranquille, qui n’était point alors incompatible avec l’héroïsme. Les captifs de la nation ou du parti des Grecs, qui tombaient entre ses mains, perdaient les organes de la virilité ; et aggravant cet outrage par de cruelles plaisanteries, il se flattait, disait-il, qu’il pourrait présenter à l’empereur une troupe de ces eunuques qui faisaient l’ornement le plus précieux de la cour de Byzance. La garnison d’un château avait été défaite dans une sortie, et les prisonniers condamnés à la mutilation ordinaire. L’exécution fut interrompue par une femme qui se précipita comme une forcenée au milieu des bourreaux, et par ses cris força Thibaut à l’écouter : Est-ce ainsi, magnanime héros, s’écria-t-elle, que vous déclarez la guerre aux femmes, aux femmes qui ne vous ont jamais fait aucun tort, et qui n’ont d’autres armes que leur quenouille, et leur fuseau ? Thibaut ayant nié le fait, déclara que, depuis les Amazones, il n’avait pas ouï parler d’une guerre contre des femmes : Eh quoi ! reprit-elle furieuse, pouviez-vous nous attaquer d’une manière plus directe, pouviez-vous nous blesser dans une partie plus sensible, que vous ne le faites en privant nos maris de ce que nous aimons le plus, de la source de nos plaisirs, et de l’espérance de nôtre postérité ? Vous avec enlevé nos troupeaux, je l’ai souffert sans murmure ; mais cette fatale injure, cette perte irréparable, a lassé ma patience, et appelle sur vos têtes la justice du ciel et celle des hommes. On applaudit à son éloquence par ses éclats de rire ; les sauvages Francs, inaccessibles à la pitié, furent touchés d’un désespoir raisonnable autant que plaisant ; et, outre la délivrance des captifs, elle obtint la restitution de ses biens. Comme elle retournait en triomphe au château, un messager vint lui demander, au nom de Thibaut, quel châtiment il faudrait infliger à son mari, si on le reprenait les armes à la main. Si tel est son crime et son malheur, répondit-elle sans hésiter, il a des yeux et un nez, des mains et des pieds ; ces choses lui appartiennent ; et il peut mériter de les perdre par ses délits ; mais que mon seigneur et maître daigne épargner ce que sa petite servante ose réclamer comme sa propriété particulière et légitime[14].

L’établissement des Normands à Naples et en Sicile[15] est un événement qui, dès son origine, eut des suites importantes pour l’Italie et l’empire d’Orient. Les provinces des Grecs, des Lombards et des Sarrasins, divisées entre elles, étaient exposées à devenir la proie du premier qui voudrait les envahir : à cette même époque, les audacieux pirates de la Scandinavie ravageaient toutes les terres et toutes les mers de l’Europe. Après une longue suite de pillages et de meurtres les Normands acceptèrent et occupèrent un vaste et fertile canton de la France, auquel ils donnèrent leur nom : ils quittèrent leurs dieux pour celui des chrétiens[16] et les ducs de la Normandie se reconnurent vassaux des successeurs de Charlemagne et de Capet. Cette énergie farouche qu’ils avaient apportée des montagnes glacées de la Norvège, se polit, sans se corrompre sous un climat plus doux ; les compagnons de Rollon se mêlèrent peu à peu aux naturels du pays : ils adoptèrent les mœurs, la langue[17] et l’audace chevaleresque des Français ; et, dans un siècle guerrier, les Normands méritèrent la palme de la valeur et des prouesses militaires. Parmi les superstitions alors en usage, celles auxquelles ils se livrèrent avec le plus d’ardeur furent les pèlerinages de Rome, de l’Italie et de la Terre-Sainte. Cette active dévotion augmentait, par l’exercice, les forces de leur âme et de leur corps ; le danger leur servit d’aiguillon, et les plaisirs de la nouveauté étaient leur récompense ; l’étonnement, la crédulité et l’espérance, embellissaient à leurs yeux la scène du monde. Ils se liguaient pour leur défense mutuelle, et les voleurs des Alpes, qu’attirait l’habit d’un pèlerin, étaient châtiés souvent par le bras d’un guerrier. Dans un de ces pieux voyages à la caverne du Garganus, montagne de la Pouille, sanctifiée par une apparition de l’archange saint Michel[18], ils furent accostés par un étranger en habit grec et qui se découvrit bientôt à eux pour un rebelle fugitif et ennemi mortel de l’empire de Byzance. Son nom était Melo, noble de Bari : après une révolte dans laquelle il avait échoué, il s’était vu forcé de fuir et de chercher à son pays d’autres alliés et d’autres vengeurs. Le maintien audacieux des Normands ranima son espoir et détermina sa confiance[19] : ils écoutèrent ses plaintes et surtout ses promesses. Les richesses qu’il leur offrit en perspective démontraient la justice de sa cause et la terre fertile qu’opprimaient des tyrans efféminés leur parut l’héritage de la valeur. De retour dans la Normandie ils y répandirent le goût des expéditions lointaines, et une troupe d’aventuriers, peu nombreuse, mais intrépide, s’unit volontairement pour la délivrance de la Pouille. Ils traversèrent les Alpes séparément et cachés sous des habits de pèlerins ; ils trouvèrent aux environs de Rome, Melo, qui fournit des armes et des chevaux aux plus pauvres et les mena aux combats sans perdre de temps. Leur bravoure triompha dans la première action ; mais, accablés dans la seconde par les Grecs supérieurs en nombre et bien pourvus de machines de guerre, ils firent leur retraite avec indignation et sans tourner le dos à l’ennemi. L’infortuné Melo employa le reste de sa vie à solliciter les secours de la cour d’Allemagne : les Normands, engagés dans sa cause, exclus de la terre qui leur avait été promise, errèrent parmi les collines et les vallées de l’Italie, et furent réduits à conquérir, à la pointe de l’épée leur subsistance journalière. Cette redoutable épée servit tour à tour aux princes de Capoue, de Bénévent, de Salerne et de Naples, dans les querelles qui s’élevaient entre eux ; la valeur et la discipline des Normands déterminaient la victoire en faveur du parti qu’ils adoptaient, et ils avaient soin de maintenir l’équilibre des pouvoirs, de peur que la prépondérance de l’un des États ne rendit leurs secours moins importants, et leurs services moins utiles. Ils occupèrent d’abord un camp fortifié, situé au milieu des marais de la Campanie ; mais la libéralité du duc de Naples leur procura bientôt un établissement plus commode et plus solide. Il bâtit pour eux, à huit milles de sa résidence, la ville d’Averse, qu’il fit fortifier pour lui servir de boulevard contre Capone. Il leur accorda la jouissance du blé et des fruits, des prairies et des bois de ce fertile canton[20]. La nouvelle de leurs succès y amenait chaque année de nouvelles troupes de pèlerins et de soldats : les pauvres y étaient conduits par la nécessité, les riches par l’espérance ; et tout te qu’il y avait en Normandie de généreux et d’actif soupirait après la fortune et la gloire. La ville indépendante d’Averse offrait un asile aux habitants de la province environnante, qui se trouvaient hors de la protection des lois, à quiconque était parvenu à se soustraire à l’injustice ou à la justice de ses supérieurs ; et ces réfugiés adoptaient bientôt les mœurs et la langue de la colonie gauloise. Le comte Rainolfe fut le premier chef des Normands, et on sait que, dans l’origine de la société, le premier rang est la récompense et la preuve du mérite supérieur[21].

Depuis la conquête de la Sicile par les Arabes, les empereurs grecs s’étaient occupés sans cesse des moyens de rentrer dans cette belle province ; mais l’éloignement, et la mer opposèrent des obstacles invincibles à leurs efforts les plus vigoureux. Des expéditions dispendieuses, après quelques lueurs de succès, finissaient par ajouter de nouvelles pages de calamités et d’humiliations aux annales de Byzance ; une seule de ces expéditions lui coûta vingt mille de ses meilleurs soldats, et les musulmans victorieux se raillèrent d’une nation qui donnait à des eunuques, non seulement la garde de ses femmes, mais aussi le commandement de ses guerriers[22]. Après un règne de deux siècles, les Sarrasins se perdirent par leurs divisions[23]. L’émir refusa de reconnaître l’autorité du roi de Tunis ; le peuple se souleva contre l’émir ; les chefs envahirent les villes : le dernier des rebelles gouvernait à son gré son village ou son château et le plus faible de d’eux frères qui se faisaient la guerre implora le secours des chrétiens. Partout où se trouvait le danger, les Normands étaient prompts à accourir et à se rendre utiles. Arduin, agent et interprète des Grecs, enrôla cinq cents chevaliers et guerriers à cheval sous le drapeau de Maniacès, gouverneur de la Lombardie. Lorsqu’ils débarquèrent en Sicile, les deux frères étaient réconciliés ; l’union de la Sicile et de l’Afrique se trouvait rétablie, et des troupes gardaient le bord de la mer : les Normands menaient l’avant-garde, et les Arabes de Messine sentirent la valeur d’un ennemi dont ils n’avaient pas encore éprouvé les coups. Dans une seconde action, l’émir de Syracuse fut désarçonné et transpercé par Guillaume de Haute-vienne, surnommé Bras-de-fer. Dans une troisième bataille, ses intrépides soldats mirent en déroute une armée de soixante mille Sarrasins et ne laissèrent aux Grecs d’autre fatigue que celle de poursuivre les troupes vaincues : brillante victoire, mais dont il faut dire que la plume de l’historien partage le mérite avec la lance des Normands ; il est sûr néanmoins qu’ils contribuèrent essentiellement aux succès de Maniacés, qui soumit à l’empereur treize cités et la plus grande partie de la Sicile. Il souilla sa gloire militaire par son ingratitude et sa tyrannie ; il oublia, dans le partage du butin, le mérite de ses braves auxiliaires : leur avarice et leur orgueil furent également révoltés de ce traitement injurieux. Ils se plaignirent par la bouche de leur interprète : on dédaigna leurs plaintes, et on fustigea l’interprète : les souffrances seules de cette fustigation lui étaient personnelles ; l’outrage regardait ceux dont il avait exprimé les sentiments ; c’était à eux à le venger. Cependant ils dissimulèrent jusqu’à ce que, soit du consentement des Grecs, soit en s’échappant, ils eussent trouvé moyen de repasser sur le continent de l’Italie : les Normands d’Averse Pouille partagèrent leur colère, et la province de la Pouille[24] fut envahie, comme le gage de la dette, vingt ans après leur première émigration. Leur armée n’était encore composée que de sept cents cavaliers et cinq cents fantassins, et les troupes de Byzance, lorsqu’on eut rappelé en Italie les légions qui avaient fait la guerre de Sicile se montaient, dit-on, à soixante mille hommes[25]. Un héraut leur proposa le choix du combat bu de la retraite : Le combat !  s’écrièrent d’une voix tous les Normands, et un de lents plus robustes guerriers renversa d’un coup de poing le cheval du messager des Grecs. On renvoya, ce messager avec un autre cheval : les généraux byzantins eurent soin de cacher l’insulte aux troupes de l’empire ; mais deux batailles qui se suivirent de près leur firent connaître d’une plus terrible manière la force et la bravoure des Normands. Les Asiatiques s’enfuirent dans les plaines de Cannes devant les aventuriers de la France ; le duc de Lombardie tomba au pouvoir des vainqueurs. Les habitants de la Pouille se soumirent à une nouvelle domination ; et l’empereur grec ne sauva de ce naufrage que les quatre places de Bari, d’Otrante, de Brindes et de Tarente. C’est de cette époque que date l’empire des Normands en qui éclipsa bientôt la naissante colonie d’Averse. Le peuple élut douze comtes[26] ; l’âge, la naissance et le mérite déterminèrent les suffrages. Les contributions des districts qui leur étaient appropriés servaient à leur usage particulier, et chacun des comtes éleva au milieu de ses terres une forteresse qui commandait à ses vassaux. Là ville de Melphi, leur résidence commune, placée au centre de la province, devint la métropole et la citadelle de l’État ; chacun des douze comtes y occupait une maison et un quartier séparés, et ce sénat militaire réglait les affaires de la nation. Le premier d’entre eux président et général de la république, reçut le turc de comte de la Pouille, et cette dignité fut conférée à Guillaume Bras-de-fer, représenté, dans le langage de ce siècle, comme un lion dans les combats ; un agneau dans la société, et un ange dans les conseils[27]. Un auteur national et contemporain décrit de bonne foi les mœurs de ses compatriotes[28]. Les Normands, dit Malaterra, sont un peuple astucieux et vindicatif ; l’éloquence et la dissimulation semblent héréditaires en eux : ils savent s’abaisser à la flatterie ; mais si la loi ne les tient pas sous le joug, ils se livrent à tous les excès de leurs passions. Leurs princes se piquent de munificence envers le peuple ; le peuple garde le milieu ou plutôt il réunit les extrêmes de l’avarice et de la prodigalité : avides de richesses et de domination, ils méprisent tout ce qu’ils possèdent et espèrent tout ce qu’ils désirent ; les armes et les chevaux, le luxe des habits et l’exercice de la chasse et de la fauconnerie, font les délices des Normands[29] ; mais, dans les occasions pressantes, ils supportent avec une patience incroyable les rigueurs de tous les climats, et la fatigue et les privations d’une vie militaire[30].

Les Normands de la Pouille se trouvaient aux confins des deux empires d’Allemagne et de Constantinople ; et, selon la politique du moment, ils recevaient l’investiture de leurs terres de l’un ou de l’autre des deux empereurs. Mais le droit de conquête étant le titre le plus solide de ces aventuriers : ils n’aimaient personne et ne se fiaient à personne ; personne ne les aimait ni ne se fiait à eux le mépris qu’ils inspiraient aux princes était mêlé de frayeur, et la crainte des naturels du pays à leur égard était mêlée de haine et de ressentiment. Dès qu’ils désiraient un cheval, une femme, un jardin, ils ne manquaient pas de s’en emparer[31] ; et les chefs seulement coloraient leur cupidité des noms plus spécieux d’ambition et de gloire. Les douze comtes se liguaient quelquefois pour commettre une injustice ; dans leurs querelles domestiques, ils se disputaient la dépouille du peuple : les vertus de Guillaume disparurent avec lui, et Drogon, son frère et son successeur, était plus propre à conduire la valeur qu’à réprimer la violence de ses égaux. Sous le règne de Constantin Monomaque, le cabinet de Constantinople essaya moins par bienfaisance que par politique, de délivrer l’Italie de cette calamité permanente, plus fâcheuse qu’un torrent de Barbares[32], et Argyre, fils de Melo, qu’on chargea de l’exécution de ce dessein, reçut les titres les plus pompeux[33] et les pouvoirs les plus étendus. La mémoire de son père devait être pour lui un titre auprès des Normands : il s’était déjà assuré de leur service volontaire pour étouffer la révolte de Manacès, et venger leur injure particulière en  même temps que celle de l’État. Constantin voulait tirer cette colonie guerrière des provinces de l’Italie et l’a transplanter sur le théâtre de la guerre de Perse. Pour première marque de la magnificence impériale, le fils de Melo répandit parmi les chefs l’or de la Grèce et les ouvrages précieux de son industrie. Mais ses artifices furent déjoués par le bon sens et le courage des vainqueurs de la Pouille : après avoir rejeté ses présents ou du moins ses propositions, ils déclarèrent d’une voix unanime qu’ils n’abandonneraient pas leurs possessions et leurs espérances pour cette fortune éloignée qu’on leur offrait en Asie. Les moyens de persuasion ayant échoué, Argyre résolut de les soumettre ou de les détruire ; il réclama contre l’ennemi commun le secours des puissances latines, et forma une alliance offensive entre le pape, l’empereur d’Orient et celui d’Occident. Le trône de saint Pierre se trouvait occupé par Léon IX, un saint[34] dans toute la simplicité de ce caractère, fait pour se tromper lui-même et tromper le monde, et, par le respect qu’il inspirait, propre à consacrer sous le nom de piété les mesures les plus contraires à la pratique de la religion. Son humanité s’était laissée toucher par les plaintes, peut-être par les calomnies d’un peuple opprimé ; les impies Normands avaient interrompu le paiement des dîmes, et on ne manqua pas de décider qu’on pouvait s’armer du glaive temporel contre des brigands sacrilèges qui méprisaient les censures de l’Église. Léon, né en Allemagne, d’une famille noble et alliée de la maison royale, avait un libre accès à la cour de l’empereur Henri III, et possédait sa confiance : pour trouver des guerriers et des alliés, son zèle ardent le conduisit de la Pouille en Saxe et des rives de l’Elbe à celles du Tibre. Pendant ces préparatifs, Argyre se servit en secret des armes les plus criminelles. Une multitude de Normands furent sacrifiés aux intérêts de l’État ou à des vengeances particulières, et le brave Drogon fut assassiné dans une église (1051). Son frère, Humphroy, troisième comte de la Pouille, hérita de son courage. Les assassins furent punis ; Argyre, renversé et blessé, courut loin du champ de bataille, cacher sa honte derrière les murs de Bari, en attendant les tardifs secours de ses alliés.

Mais L’empire de Constantin était troublé par la guerre contre les Turcs : Henri, était faible et irrésolu ; et le pape, au lieu de repasser les Alpes avec une armée d’Allemands, ne ramena que sept cents soldats de la Souabe et quelques volontaires de la Lorraine. Dans sa marche lente de Mantoue à Bénévent, il reçut sous la sainte bannière un vil mélange d’Italiens de toutes les classes[35]. Le prêtre et le voleur couchaient dans la même tente : on voyait dans les premiers rangs les piques se mêler avec les croix ; et le saint guerrier qui les conduisait répétait dans l’ordre des marches, des campements et des combats, les leçons militaires qu’il avait reçues dans sa jeunesse. Les Normands de la Pouille ne purent mettre en campagne que trois mille cavaliers et un petit nombre de fantassins. La défection des naturels du pays les priva de vivres et coupa leur retraite, et un respect superstitieux glaça pour un moment leur bravoure incapable de crainte. En voyant Léon s’approcher en ennemi, ils fléchirent, le genou, sans honte et sans répugnance devant leur père spirituel. Mais le pape fut inexorable : ses Allemands, fiers de leur haute taille, se moquèrent de la petite stature de leurs adversaires[36] ; et on déclara à ceux-ci qu’ils devaient choisir entre la mort et l’exil. Les Normands dédaignaient la fuite, et plusieurs d’entre eux n’ayant pas pris de nourriture depuis trois jours, leur petite armée se décida pour une mort plus prompte et plus honorable. Après avoir monté la colline de Civitella, ils descendirent dans la plaine, et chargèrent, en trois divisions, les troupes du pape. Richard, comte d’Averse, et le fameux Robent Guiscard, qui étaient à la gauche et au centre, attaquèrent, enfoncèrent, mirent en déroute et poursuivirent les troupeaux d’italiens qui combattaient sans discipline et fuyaient sans rougir. Le comté Humphroy, qui menait la cavalerie de l’aile droite, eut à remplir une tâche plus difficile. On a représenté les Allemands comme peu habiles à manier la lance et le cheval ; mais ils formaient à pied une impénétrable phalange, et ni homme, ni cheval, ni armure, ne pouvaient résister à la pesanteur de leurs énormes sabres, qu’ils faisaient tomber à deux mains sur l’ennemi. Ils se défendaient avec opiniâtreté, lorsque la cavalerie, qui revenait de la poursuite, les environna, et ils moururent dans leurs rangs avec l’estime de l’ennemi et le plaisir de s’être vengés. Le pape prit la fuite et trouva les portes de Civitella fermées ; il fut pris par ses pieux vainqueurs, qui, baisant ses pieds, lui demandèrent sa bénédiction, et l’absolution de leur coupable victoire. Dans cet ennemi captif, les soldats ne voyaient que le vicaire de Jésus-Christ : et bien que ces marques de respect puissent de la part des chefs être attribuées à la politique, il y a tout lieu de croire qu’ils partageaient les superstitions du peuple. Dans le calme de la retraite, le pontife, dont les intentions avaient été bonnes, regretta l’effusion du sang humain versé à son occasion ; il sentit qu’il avait été une cause de péchés et de scandales, et comme son entreprise n’avait pas réussi, il voyait le blâme général s’attacher à l’inconvenance de sa conduite[37]. Dans ces dispositions, il ne se refusa point au traité avantageux qu’on lui proposait ; il abandonna une alliance prêchée par lui-même comme la cause de Dieu, et ratifia les conquêtes passées et futures des Normands.

De quelque manière qu’elles eussent été usurpées, les provinces de la Pouille et de la Calabre faisaient partie de la donation de Constantin et du patrimoine de saint Pierre : ainsi, le don et l’acceptation confirmaient à la fois les prétentions du pontife et celles des Normands. Ils se promirent réciproquement l’appui de leurs armes spirituelles ou temporelles : les Normands s’engagèrent ensuite à paye à la cour de Rome un tribut ou une redevance de douze deniers par charrue, et depuis cette transaction mémorable, c’est-à-dire depuis environ sept siècles le royaume de Naples est demeuré fief du saint-siège[38].

On fait descendre Robert Guiscard[39] tantôt d’un paysan, tantôt d’un duc de Normandie l’orgueil et l’ignorance se sont réunis chez une princesse grecque[40], pour rabaisser la naissance de Guiscard, et l’ignorance et l’adulation chez les Italiens, ses sujets, pour la relever[41]. Il. avait reçu le jour dans la seconde classe ou l’ordre moyen de la noblesse[42]. Il sortait d’une race de vavasseurs ou bannerets du diocèse de Coutances en Basse-Normandie, où ils habitaient le noble château de Hauteville ; Tancrède son père se distinguait à la cour et l’armée du duc, auquel il était tenu de fournir dix soldats ou chevaliers. Deux mariages dans une famille qui n’était pas indigne de la sienne, rendirent Tancrède père de douze enfants qui furent tous élevés dans la maison paternelle, et chéris de sa seconde femme avec une égale tendresse. Mais un modique patrimoine ne suffisait pas à une progéniture nombreuse et entreprenante : les douze frères, voyant autour d’eux les funestes suites de la pauvreté et de la discorde, résolurent de chercher fortune dans les guerres étrangères. Deux seulement se chargèrent du soin de perpétuer leur race et de soigner la vieillesse de leur père ; les dix autres, partant du château à mesure qu’ils arrivaient à l’âge de virilité, traversèrent les Alpes et joignirent les Normands de la Pouille. Les aînés furent entraînés par leur valeur ; le succès de ceux-ci encouragea les plus jeunes ; et Guillaume, Drogon et Humphroy, les derniers de tous, méritèrent d’être les chefs de leur nation et les fondateurs de la nouvelle république. Robert, le premier des sept fils du second mariage, possédait, de l’aveu même de ses ennemis, toutes les qualités d’un capitaine et d’un homme d’État. Sa stature excédait celle des hommes les plus grands de son armée : les proportions de son corps étaient celles qui donnent à la fois la force et la grâce ; au déclin de sa vie, il jouissait encore de cette ferme vigueur de santé capable de tout supporter, de cette noblesse de maintien faite pour imposer à tous. Son visage était vermeil, ses épaules larges ; ses longs cheveux et sa longue barbe avaient la couleur du lin ; ses yeux jetaient du feu, et sa voix, comme celle d’Achille, pouvait, au milieu du tumulte d’une bataille, maintenir l’obéissance et répandre la terreur. Dans les siècles barbares de la chevalerie, ces avantages étaient trop importants pour échapper à l’attention du poète ou de l’historien. Ils observent que Robert faisait tout à la fois, et, avec la même dextérité, usage de son épée qu’il tenait de la main droite, et de sa lance qu’il tenait de la main gauche ; qu’il fut désarçonné trois fois à la bataille de Civitella, et qu’à la fin de cette journée mémorable, il fut reconnu qu’il avait remporté le prix de la valeur sur tous les guerriers, soit de l’une ou de l’autre armée[43]. Son insatiable ambition était fondée sur le sentiment de sa supériorité ; dans le choix de ses moyens d’élévation, il n’était jamais arrêté par les scrupules de la justice, rarement par les sentiments de l’humanité ; et quoiqu’il ne fût pas insensible à la renommée, il agissait indifféremment en secret ou à découvert, selon que l’une ou l’autre de ces méthodes lui paraissait plus favorable à l’intérêt du moment. On donna le surnom de Guiscard[44] à ce grand maître de la sagesse politique, trop souvent confondue avec la dissimulation et la fourberie ; et le poète apulien le loue d’avoir surpassé l’astuce d’Ulysse et l’éloquence de Cicéron. Cependant ses artifices, se déguisaient sous une apparence de franchise militaire dans sa plus haute fortune, il demeura accessible et affable pour ses soldats, et, tout en se montrant indulgent pour les préjugés de ses nouveaux sujets, il affectait dans son vêtement et dans ses mœurs l’ancien usage de son pays. Il pillait avec avidité, afin de répandre des largesses avec profusion. Sa première indigence lui avait donné les habitudes de la frugalité ; le gain d’un marchand ne lui paraissait pas indigne de son attention, et il faisait subir sans pitié à ses captifs de longues et cruelles tortures pour les forcer à découvrir leurs trésors cachés. Selon les Grecs, il partit de la Normandie suivi seulement de cinq cavaliers et de trente fantassins ; et ce calcul paraît encore exagéré ; ce sixième fils de Tancrède de Hauteville passa les Alpes sous un habit de pèlerin, et leva ses premiers soldats parmi les aventuriers de l’Italie. Ses frères et ses compatriotes s’étaient partagé les fertiles terres de la Pouille, mais ils gardaient chacun leur part avec la jalousie de l’avarice : le jeune homme plein d’ambition gagna les montagnes de la Calabre, et dans ses premiers exploits contre les Grecs et les naturels du pays, il n’est pas facile de distinguer le héros du brigand. Surprendre un château ou un couvent, attirer un riche citoyen dans un piège, enlever des vivres dans les villages des environs, tels furent les obscurs travaux qui exercèrent sa force et ses facultés intellectuelles. Les volontaires de la Normandie se rangèrent sous ses drapeaux, et les paysans de la Calabre, commandés par lui, prirent le nom et le caractère des Normands.

Robert, dont l’ambition s’étendait avec sa fortune, excita la jalousie de son frère aîné, qui, dans une querelle passagère, menaça ses jours et mit des entraves à sa liberté. À la mort de Humphroy, ses fils en bas âge se trouvèrent exclus du commandement, et réduits à une vie privée par l’ambition de leur tuteur et de leur oncle ; Guiscard, élevé sur un boucher, fut déclaré comte de la Pouille, et général de la république. Plus puissant alors, et revêtu d’une autorité plus considérable, il voulut achever la conquête de la Calabre, et acquérir un rang qui le mît pour jamais au-dessus de ses égaux. Le pape l’avait excommunié pour quelques rapines ou quelques sacrilèges ; mais on persuada sans peine à Nicolas II que des amis ne peuvent se brouiller sans se nuire mutuellement, que les Normands étaient les fidèles défenseurs du saint-siège et que l’alliance d’un prince offrait plus de sûreté que la conduite capricieuse d’un corps aristocratique. Un synode de cent évêques s’assembla à Melphi, et le comte interrompit une entreprise importante pour veiller en personne à la sûreté du pontife romain et pour exécuter ses décrets. Celui-ci, par reconnaissance et par politique, accorda à Robert et à sa postérité le titre de duc[45], avec l’investiture de la Pouille, de la Calabre et de toutes les terres de l’Italie et de la Sicile qu’il enlèverait aux Grecs schismatiques et aux infidèles Sarrasins[46]. Le consentement du pape pouvait justifier les conquêtes de Robert, mais non pas l’autoriser à disposer d’un peuple libre et vainqueur, sans son aveu ; Guiscard ne rendit publique sa nouvelle dignité qu’après avoir illustré ses armes dans la campagne suivante, par la prise de Consenza et de Reggio. Au milieu de l’enthousiasme qu’inspirait son triomphe, il assembla ses troupes et leur demanda de confirmer par leur suffrage le jugement du vicaire de Jésus-Christ : les soldats saluèrent leur valeureux duc par des acclamations de joie ; et les comtes, jusqu’alors ses égaux, prononcèrent le serment de fidélité avec le sourire sur les lèvres et l’indignation dans le cœur. Robert se qualifia dès lors de duc de la Pouille, de la Calabre et de la Sicile, par la grâce de Dieu et de saint Pierre,  et travailla vingt années à mériter et à réaliser ces titres pompeux ; des sucrés si tardifs dans un pays si peu étendu paraissaient au-dessous des talents du chef et de la nation ; mais les Normands étaient en petit nombre ; ils avaient peu de ressources, leurs services étaient volontaires et précaires. Les grands desseins du duc furent quelquefois entravés par l’opposition de l’assemblée de ses barons ; les douze comtes élus par le peuple conspirèrent contre son autorité ; et les fils de Humphroy, dénonçant la perfidie de leur oncle, demandèrent justice et vengeance. L’habile Guiscard découvrit leurs complots, étouffa leur rébellion, et condamna les coupables à la mort ou à l’exil ; mais il consuma inutilement ses années et les forces de la nation dans ces querelles domestiques. Lorsqu’il eut mis en déroute ses ennemis du dehors, les Grecs, les Lombards et les Sarrasins ; les villes fortifiées de la côte de la mer leur servirent d’asile. Ils excellaient dans l’art des fortifications et celui de la défense ; les Normands, habitués à servir à cheval ne savaient combattre qu’en plaine : inhabiles à l’attaque des places, ils ne pouvaient s’en rendre maîtres que par la persévérance. Salerne se défendit plus de huit mois ; le siége ou le blocus de Bari dura près de quatre ans. Le duc normand se montrait le premier dans tous les dangers, était le dernier fatigué et le plus patient, dans ses souffrances. Tandis qu’il pressait la citadelle de Salerne, une pierre énorme, lancée du haut des remparts, mit en pièces une de ses machines, et un éclat de bois le blessa à la poitrine. Il logeait sous les murs de Bari, dans une mauvaise baraque formée de branches sèches et couverte de paille, poste dangereux, exposé de tous côtés aux rigueurs de l’hiver et aux traits de l’ennemi[47].

Les provinces conquises en Italie par Robert sont celles qui forment aujourd’hui le royaume de Naples, et les révolutions de sept siècles n’ont pas séparé les contrées réunies par ses armes[48]. Cette monarchie s’est composée des provinces grecques de la Calabre et de la Pouille, de la principauté de Salerne, soumise aux Lombards, de la république d’Amalfi, et des districts intérieurs du vaste et ancien duché de Bénévent. Trois de ces districts seulement échappèrent à sa domination, le premier pour jamais, et les deux autres jusque vers le milieu du siècle suivant. L’empereur d’Allemagne avait transféré au pape, par don ou par échange, la ville et le territoire immédiat de Bénévent ; et quoique cette terre sacrée ait été envahie quelquefois, le nom de saint Pierre triompha à la fin du glaive des Normands. Leur première colonie d’Averse subjugua et conserva l’État de Capoue ; et les princes de cette ville furent réduits à mendier leur subsistance à la porte du palais de leurs aïeux. Les ducs de la ville de Naples maintinrent la liberté populaire sous une apparence de soumission à l’empire de Byzance. Parmi les conquêtes de Guiscard, les lumières de Salerne[49] et le commerce d’Amalfi[50] doivent fixer un moment la curiosité du lecteur. 1° Une école de jurisprudence suppose des lois et des propriétés, et une religion bien claire ou l’évidence de la raison peut faire négliger la théologie ; mais à toutes les époques de la civilisation, les hommes ont besoin du secours de la médecine ; et, si le luxe rend les maladies aigues plus fréquentes, l’état de barbarie multiplie le nombre des contusions et des blessures. Les trésors de la médecine des Grecs s’étaient répandus parmi les colonies arabes de l’Afrique, de l’Espagne et de la Sicile : au milieu des communications de la paix et de la guerre, une étincelle de savoir avait paru et s’était maintenue à Salerne, ville recommandable par l’honnêteté des hommes et la beauté des femmes[51]. Une école, la première qu’on ait vue s’élever au milieu des ténèbres de l’Europe, s’y consacrait à l’art de guérir ; les moines et les évêques s’accommodèrent de cette profession salutaire et lucrative, et des malades sans nombre, du rang le plus élevé et des pays les plus éloignés, appelèrent ou allèrent chercher les médecins de Salerne. Les vainqueurs normands protégèrent cette école ; et Guiscard, bien qu’élevé dans le métier des armes, savait discerner le mérite et la valeur d’un philosophe. Après trente-neuf ans de voyages, Constantin, chrétien d’Afrique, rapporta de Bagdad la connaissance de la langue et des arts des Arabes, et Salerne profita de la pratique, des leçons et des écrits de l’élève d’Avicenne. Son école de médecine a sommeillé longtemps sous le nom d’université ; mais ses préceptes ont été réduits au douzième siècle en une suite d’aphorismes exprimés en vers léonins ou vers latins rimés[52]. 2° La ville d’Amalfi, située sept milles à  l’ouest de Salerne, et trente au sud de Naples, jadis obscure, déployait alors la puissance et les heureuses suites de l’industrie. Son territoire était fertile, mais de peu d’étendue, et ses habitants profitèrent de leur situation près d’une mer accessible ; ils se chargèrent les premiers du soin de fournir au monde occidental les ouvrages et les productions de l’Orient, et cet utile trafic fut la source de leur opulence et de leur liberté. Amalfi avait un gouvernement populaire, sous l’administration d’un duc, et la suprématie de l’empereur grec ; ses murs renfermaient cinquante mille citoyens, et aucune autre ville n’offrait une quantité si considérable d’or, d’argent et d’objets d’un luxe recherché. Les marins qui remplissaient son port excellaient dans la théorie et la pratique de la navigation et de l’astronomie, et on doit à leurs recherches ou à leur bonne fortune la découverte de la boussole, qui nous a donné le moyen de parcourir le globe. Leur commerce s’étendait aux rivages de l’Afrique, de l’Arabie et de l’Inde, ou du moins il embrassait les productions de ces trois pays, et leurs établissements à Constantinople, à Antioche, à Jérusalem et à Alexandrie, avaient acquis les privilèges de colonies indépendantes[53]. Après trois siècles de prospérité ; Amalfi fut subjuguée par les Normands ; et saccagée par la jalousie de la république de Pise. Elle ne contient plus qu’un millier de pêcheurs dont la misère peut s’enorgueillir des restes d’un arsenal, d’une cathédrale et des palais de ses anciens négociants[54].

Roger, le douzième ou le dernier des fils de Tancrède, avait été retenu longtemps en Normandie par sa jeunesse et le grand âge de son père. Appelé ensuite en Italie, il se hâta d’arriver dans la Pouille où il mérita l’estime et où bientôt après il excita la jalousie de Guiscard. Ils avaient la même valeur et la même ambition ; mais la jeunesse, la beauté et les manières élégantes de Roger, captivèrent l’affection des soldats et du peuple. Il avait si peu de moyens de subsistance pour lui et sa suite, composée de quarante personnes, qu’il descendit du rôle de guerrier à celui de brigand, et du brigandage au vol domestique. On avait alors des notions si imparfaites sur la propriété, que son propre historien, et par son ordre particulier, l’accuse d’avoir dérobé des chevaux dans une écurie de Melphi[55]. Son courage le fit sortir de la pauvreté et de la honte : il quitta ses viles habitudes pour la gloire et pour le mérite d’une guerre contre les infidèles, et il fut secondé dans l’invasion de la Sicile par le zèle et la politique de son frère Guiscard. Après la retraite des Grecs, les idolâtres (tel était le nom que les catholiques osaient donner aux Sarrasins) avaient réparé leurs pertes et étaient rentrés dans leurs possessions ; mais une petite troupe d’aventuriers opéra la délivrance de la Sicile, vainement entreprise, par les forces de l’empire d’Orient[56]. Lors de sa première tentative, Roger brava sur un canot découvert les dangers réels et les dangers fabuleux de Charybde et de Scylla, débarqua avec soixante soldats sur une côte ennemie, poussa les musulmans jusqu’aux portes de Messine, et retourna sain et sauf en Italie, chargé des dépouilles de la contrée environnante. Il déploya l’activité et la patience de son courage dans la forteresse de Trani. Parvenu à un âge avancé, il racontait avec plaisir que, durant le cours du siége, lui et la comtesse sa femme furent réduits à un manteau qu’ils portaient alternativement ; que son cheval ayant été tué, les Sarrasins l’entraînaient, mais qu’il se dégagea par la force de son épée, et rapporta sur son dos la selle de son coursier, afin de ne pas laisser le moindre trophée entre les mains des infidèles. Au siége de Trani trois cents Normands arrêtèrent et repoussèrent les forces de l’île. A à la bataille de Ceramio, cinquante mille hommes, tant de cavalerie que d’infanterie, furent mis en déroute par cent trente six soldats chrétiens, sans compter saint George, qui combattit à cheval aux premiers rangs. On réserva pour le successeur de saint Pierre les bannières ennemies et quatre chameaux, si on eût exposé ces dépouilles des Barbares, non pas au Vatican, mais au Capitole, elles auraient pu rappeler le souvenir des triomphes sur les Carthaginois. Ce qu’on dit du petit nombre des Normands ne doit probablement s’entendre que des chevaliers ou guerriers combattant à cheval, et de noble extraction, dont chacun avait cinq ou six hommes à sa suite[57] ; mais en adoptant cette interprétation, et en supposant tous les avantages que purent donner la valeur, la bonté des armes et la réputation, la déconfiture d’une si nombreuse armée réduit encore le lecteur prudent à choisir entre l’idée d’un miracle et celle d’une fable. Les Arabes de la Sicile recevaient de puissants secours de leurs compatriotes d’Afrique : les galères de Pise aidèrent la cavalerie des Normands à faire le siège de Palerme, et au moment de l’action, la jalousie des deux frères prit le noble caractère d’une émulation généreuse et invincible. Après une guerre de trente ans[58], Roger acquit, avec le titre de grand comte, la souveraineté de la plus grande et de la plus fertile des îles de la Méditerranée ; et son administration annonce un esprit libéral et éclairé, bien supérieur à son siècle et à son éducation. Il laissa aux musulmans la liberté de leur religion et la jouissance de leurs propriétés[59] : un philosophe, médecin de Mazara et de la race de Mahomet qui avait harangué le vainqueur, fut appelé à la cour ; on traduisit en latin sa géographie des sept climats, et Roger, après l’avoir lue avec attention, préféra le livre de l’Arabe aux écrits du Grec Ptolémée[60]. Un reste de naturels chrétiens avait contribué aux succès des Normands ; ils en furent récompensés par le triomphe de la croix. L’île rentra sons ma juridiction du pontife de Rome : on établit de nouveaux évêques dans les principales villes, et le clergé eut lieu d’être satisfait des magnifiques dotations accordée aux églises et aux monastères. Cependant le héros catholique soutint avec fermeté les droits du magistrat civil. Au lieu de renoncer à l’investiture des bénéfices, il eût l’adresse de tourner à son profit les prétentions des papes, et la singulière bulle qui déclare les princes de Sicile légats héréditaires et perpétuels du saint-siège[61], consolida et étendit la suprématie de la couronne.

La conquête de la Sicile avait été plus glorieuse qu’utile pour Robert Guiscard : la possession de la Pouille et de la Calabre ne suffisait pas à son ambition, et il résolût de saisir ou de faire naître une occasion d’envahir ou peut-être de subjuguer l’empire d’Orient[62]. Un divorce obtenu sous prétexte de consanguinité avait éloigné sa première épouse, la compagne de son humble fortune, et Bohémond, issu de ce premier mariage, se trouvait destiné à imiter son illustre père plutôt qu’à lui succéder. Sa seconde femme était fille des princes de Salerne ; les Lombards consentirent à reconnaître pour son héritier Roger, sorti de ce second mariage : cinq filles que Guiscard eut d’ailleurs de la princesse de Salerne, furent toutes honorablement mariées[63] ; et l’une d’elles fut fiancée en bas âge au jeune et beau Constantin, fils et héritier de l’empereur Michel[64] ; mais une révolution ébranla le trône de Constantinople ; la famille royale de Ducas fut emprisonnée dans le palais ou dans le cloître ; et Robert, affligé du malheur de sa fille et de l’expulsion de son allié, médita des projets de vengeance. Un Grec, qui se disait père de Constantin, parut bientôt à Salerne, et raconta l’histoire de son détrônement et de son évasion. Le duc ne méconnut point cet ami malheureux ; il l’environna de la pompe et le revêtit des titres de la dignité impériale. Michel[65] parcourut en triomphe la Pouille et la Calabre : les peuples le reçurent avec des larmes et des acclamations ; et le pape Grégoire VII exhorta les évêques à concourir, par leurs sermons, et les catholiques par le secours de leurs bras, au rétablissement de ce prince. Ses conversations avec Robert étaient fréquentes et familières ; la valeur des Normands et les trésors de l’empire grec donnaient quelque fondement à leurs promesses réciproques. Cependant, de l’aveu des Grecs et des Latins, ce Michel n’était qu’un fantôme et un imposteur : c’était un moine échappé de son couvent où un domestique qui avait servi dans le palais. L’adroit Guiscard avait imaginé cette fourberie : il comptait qu’après avoir donné ainsi une apparence de justice à ses armes, le faux empereur rentrerait, au premier signe, dans l’état obscur d’où il venait de le tirer ; mais on ne pouvait déterminer la croyance des Grecs que par la victoire, et l’ardeur des Latins n’égalait  pas leur crédulité : les soldats normands voulaient jouir en paix du fruit de leurs travaux, et la lâcheté des Italiens frémissait de la seule idée des périls connus et inconnus d’une expédition au-delà de la mer. Robert employa, sur ces nouvelles levées, le pouvoir des présents et des promesses, les menaces de l’autorité civile et de l’autorité ecclésiastique ; et quelques actes de violence ont donné lieu au reproche qui lui fut fait d’avoir enrôlé sans distinction et sans pitié, des vieillards et des enfants. Après deux années employées sans relâche en préparatifs, l’armée de terre et les forces navales s’assemblèrent à Otrante, dernier promontoire de l’Italie, situé à l’extrémité du talon de la botte ; Robert s’y rendit accompagné de sa femme, qui combattit à ses côtés, de son fils Bohémond, et de l’imposteur qu’on donnait pour l’empereur Michel. Treize cents chevaliers[66] normands, ou élevés à leur école, étaient le nerf de cette armée composée d’environ trente mille hommes[67] de toute espèce. Cent cinquante navires furent destinés à transporter les soldats, les chevaux, les armes, les machines de guerre et les tours de bois couvertes de peaux non travaillées. Ces bâtiments avaient été construits en Italie, et la république de Raguse, devenue l’alliée de Robert, avait fourni les galères.

A l’entrée du golfe Adriatique, les côtes de l’Italie  et de l’Épire se rapprochent l’une de l’autre. L’espace qui est entre Brindes et Durazzo, connu sous le nom du passage romain, n’a pas plus de cent milles[68] ; en face d’Otrante, il n’en a que cinquante[69], et le peu de largeur du détroit donna à Pyrrhus et à Pompée l’idée sublime ou extravagante d’y élever un pont. Robert, avant d’embarquer ses munitions et ses troupes, détacha Bohémond avec quinze galères pour aller subjuguer ou menacer l’île de Gorfou, reconnaître la côte opposée, et s’assurer, aux environs de Vallone, d’un havre pour ses troupes. Bohémond fit sa traversée et son débarquement sans apercevoir d’ennemis ; et cet heureux essai fit connaître l’état de décadence où la négligence des Grecs avait réduit la marine. Les îles et les villes maritimes de l’Épire cédèrent aux armes de Robert ou à la terreur de son nom, et après son arrivée à Corfou (que je désigne par son nom moderne), il conduisit son escadre et son armée pour faire le siège de Durazzo. Cette ville, qui était la clef de l’empire du côté de l’occident, se trouvait gardée par son ancienne réputation, par des ouvrages récents, par le patricien George. Paléologue qui avait gagné des batailles en Orient, et enfin par une garnison d’Albanais et de Macédoniens, peuples connus de tout temps pour fournir de bons soldats. Le courage de Guiscard fut éprouvé dans cette entreprise par des dangers et des accidents de toute espèce : dans la saison la plus favorable de l’année, sa flotte qui longeait la côte, fut assaillie tout à coup d’un ouragan mêlé de neige ; de furieux vents du sud enflèrent la mer Adriatique, et un nouveau naufrage confirma l’infâme réputation des rochers Acrocérauniens[70]. Les voiles, la mâture et les rames furent mises en pièces ou enlevées au loin. La mer et les rivages furent couverts débris de vaisseaux, d’armes et de cadavres ; et les eaux engloutirent ou endommagèrent la plus grande partie des munitions. La galère ducale n’échappa qu’avec beaucoup de peine à la fureur des vagues, et Robert s’arrêta sept jours sur le cap voisin, pour rassembler les restes de sa flotte, et ranimer le courage battu de ses soldats. Les Normands n’étaient plus ces audacieux marins qui avaient reconnu l’Océan, du Groenland au mont Atlas, et qu’on avait vus sourire aux misérables dangers de la Méditerranée. Ils pleurèrent durant la tempête, et tremblèrent à l’approche des Vénitiens, que les prières les promesses de la cour de Byzance avaient engagés à les attaquer. L’action du premier jour ne fut pas désavantageuse à Bohémond, jeune homme imberbe[71], qui commandait les vaisseaux de son père ; les galères de la république de Venise demeurèrent toute la nuit sur leurs ancres, rangées en forme de croissant ; l’habileté de leur évolutions, la manière dont ils avaient posté leurs archers, le poids de leurs javelines et le feu grégeois que leur avait prêté l’empereur, décidèrent la victoire de la seconde journée. Les vaisseaux de la Pouille et de Raguse se réfugièrent à la côte ; plusieurs virent couper leurs câbles, et tombèrent au pouvoir du vainqueur. Une sortie de la garnison de Durazzo porta le carnage et l’épouvante jusque dans les tentes de Robert : on jeta les secours dans la place, et dès que les assiégeants ne furent plus maîtres de la mer, les îles et les villes maritimes cessèrent de leur envoyer des tributs et des provisions. Une maladie pestilentielle infecta bientôt l’armée des Normands, elle fit périr sans gloire cinq cents chevaliers ; et, en supposant que les morts obtinrent tous des funérailles, on voit, d’après la liste des enterrements, que Guiscard perdit dix mille personnes. Seul, inébranlable au milieu de tant de calamités, tandis qu’il faisait venir de nouvelles forces de la Pouille et de la Sicile ; il ébranlait de ses machines de siége, escaladait ou sapait les murs de Durazzo ; mais son industrie et sa valeur rencontrèrent une valeur égale et une industrie supérieure. Il avait conduit au pied du rempart une tour mobile qui renfermait cinq cents soldats ; la descente de la porte ou du pont-levis fut arrêtée par une énorme poutre, et la tour devint en un moment la proie du feu grégeois.

Tandis que les Turcs fondaient sur l’empire romain du côté de l’orient, et l’armée de Guiscard du côté de l’occident, le vieux successeur de Michel remettait le sceptre aux mains d’Alexis, illustre général et fondateur de la dynastie de Comnènes. La princesse Anne, qui a écrit l’histoire d’Alexis son père, observe, dans son style affecté, qu’Hercule lui-même n’aurait pu suffire à un double combat ; et sur ce principe, elle approuve la paix précipitée que son père conclut avec les Turcs, et qui lui permit d’aller lui-même au secours de Durazzo. Alexis, trouva le camp vide de soldats et le trésor vide d’argent ; mais telles furent la vigueur et l’activité de ses mesures, qu’en six mois il rassembla une armée de soixante-dix mille hommes[72], et fit une marche de cinq cents milles. Il leva ses troupes en Europe et en Asie, depuis le Péloponnèse jusqu’à la mer Noire ; la pompe de son rang se déployait dans la magnificence de sa garde composée de cavaliers couverts d’armes d’argent et richement équipés ; il marchait entouré d’un nombreux cortège de nobles et de princes, dont plusieurs (preuve de la douceur des mœurs du temps), un moment revêtus de la pourpre dans les révolutions du palais, vivaient riches et revêtus de charges considérables. Jeunes et ardents, ils devaient animer la multitude par leur exemple ; mais leur goût pour le plaisir, et leur mépris pour la subordination, étaient une source de désordres et de maux : ils voulaient qu’on les menât tout de suite au combat, et leurs clameurs importunes déconcertèrent la prudence d’Alexis, qui aurait pu environner et affamer l’armée des assiégeants. L’énumération des provinces établit une triste comparaison entre les anciennes limites de l’empire et celles qu’il avait alors. Les nouveaux soldats avaient été levés à la hâte et dans la terreur ; l’on n’avait pu emmener les garnisons de l’Anatolie, ou Asie-Mineure, qu’en livrant aux Turcs les villes qu’elles défendaient. La force de l’armée grecque était dans les Varangiens, les gardes scandinaves, dont le nombre s’était accru depuis peu d’une troupe d’exilés et de volontaires de l’île de Thulé ou de la Grande-Bretagne. Les Danois et les Anglais gémissaient ensemble sous le joug des Normands : de jeunes aventuriers résolurent d’abandonner une terre d’esclavage ; la mer leur offrait un moyen de se sauver, et dans leur long voyage ils parcoururent toutes les côtes qui présentaient quelque espoir de liberté et de vengeance. L’empereur grec les prit à son service ; et on les établit d’abord dans une nouvelle ville de la côte d’Asie ; mais Alexis les appelai bientôt au secours de sa personne et de son palais, et légua depuis à ses successeurs l’héritage de leur bravoure et de leur fidélité[73]. Se rappelant avec indignation ce qu’ils avaient souffert de la part des Normands, ils marchèrent avec joie contre l’ennemi national, et ils brûlaient de recouvrer en Épire la gloire qu’ils avaient perdue à la bataille de Hastings. Les Varangiens étaient soutenus de quelques compagnies de Francs ou de latins ; les rebelles, qui s’étaient réfugiés à Constantinople pour échapper à la tyrannie de Guiscard, s’empressaient de signaler leur zèle et de satisfaire leur vengeance. Dans ces circonstances difficiles, l’empereur n’avait pas dédaigné les secours impurs des pauliciens ou des manichéens de la Thrace et de la Bulgarie, et ces hérétiques réunissaient à l’intrépidité des martyrs, la valeur active et la discipline des plus braves soldats[74]. Le traité avec le sultan avait procuré à l’empereur un renfort d’environ mille Turcs, et on opposa les traits de la cavalerie des Scythes aux lances de la cavalerie des Normands. Aux premiers bruits qui lui parvinrent de la force redoutable de l’armée qu’il voyait de loin s’avancer vers lui ; Robert assembla un conseil composé de ses principaux officiers.  Vous voyez, leur dit-il, dans quel péril vous êtes ; il est pressant et inévitable. Les collines sont couvertes de guerriers et de drapeaux, et l’empereur des Grecs est accoutumé aux guerres et aux triomphes. Nous ne pouvons nous sauver que par l’obéissance et l’union, et je suis prêt à céder le commandement à un général plus habile. Les acclamations même de ses ennemis secrets l’ayant assuré en ce périlleux moment de leur estime et de leur confiance : Comptons, ajouta-t-il, sur les fruits de la victoire, et ne laissons aux lâches aucun moyen d’échapper. Brûlons nos vaisseaux et nos bagages, et combattons sur ce terrain, comme si c’était le lieu de notre naissance et de notre sépulture. Cette résolution fut unanimement approuvée ; et, dédaignant de se renfermer dans les lignes, Guiscard, à la tête de son armée rangée en bataille, attendit l’approche de l’ennemi. Une rivière de peu de largeur couvrait ses derrières ; son aile droite se prolongeait jusqu’à la mer ; et sa gauche aboutissait à des collines : il ne savait peut-être pas qu’en ce même lieu César et Pompée s’étaient disputé l’empire du monde[75].

Alexis ayant résolu, contre l’avis de ses plus sages capitaines, de risquer l’événement d’une bataille, exhorta la garnison de Durazzo, à concourir, part une sortie faite à propos, à la délivrance de la ville. Il marcha sur deux colonnes pour surprendre les Normands avant la pointe du jour, et de deux côtés sa cavalerie légère se répandit sur la plaine ; les archers formaient la seconde ligne, et les Varangiens se réservèrent l’honneur de combattre à l’avant-garde. Au premier choc, les haches de bataille des étrangers portèrent des coups terribles à l’armée de Guiscard, réduite alors à quinze mille hommes. Les Lombards et les Calabrais prirent honteusement la fuite ; ils coururent vers les bords de la rivière et vers ceux de la mer ; mais on avait détruit le pont, afin d’arrêter les soldats de la place, et la côté était bordée de galères vénitiennes qui firent jouer leurs machines au milieu de cette multitude en désordre. Prête à périr, elle fût sauvée par la valeur et la conduite de ses chefs. Les Grecs représentent Gaita, femme de Robert, comme une amazone et une seconde Pallas ; moins habile dans les arts, mais non moins terrible à la guerre que la déesse des Athéniens[76]. Quoique blessée d’un trait, elle demeura sur le champ de bataille, et, par ses exhortations et son exemple, rallia les troupes dispersées[77]. Sa faible voix était secondée par la voix plus forte et le bras plus vigoureux de Guiscard : aussi calme au milieu de l’action que magnanime dans les conseils : Où fuyez-vous ? s’écriait-il ; votre ennemi est implacable, et la mort est moins fâcheuse que la servitude. Le moment était décisif ; les Varangiens, en se portant au devant de la ligne, laissèrent leurs flancs à découvert : les huit cents chevaliers qui formaient le corps de bataille du duc n’avaient point été entamés ; ils se précipitèrent la lance en arrêt ; et les Grecs parlent avec douleur du choc impétueux et irrésistible de la cavalerie française[78]. Alexis remplit tous les devoirs d’un soldat et d’un général ; mais, lorsqu’il vit le massacre des Varangiens et la fuite des Turcs, méprisant ses sujets, il désespéra de sa fortune. La princesse Anne, qui verse une larme sur ce triste événement, est réduite à vanter la force et l’agilité du cheval de son père, et la vigueur avec laquelle celui-ci se défendit contre un chevalier qui, d’un coup de lance, avait brisé son casque. Sa valeur désespérée s’ouvrit un passage à travers un escadron de Français qui s’opposait à sa fuite ; et, après avoir erré deux jours et deux nuits au milieu des montagnes, il put jouir de quelque repos, non de l’esprit, mais du corps ; dans les murs de Lychnidus. Robert se plaignit de ce que ses troupes, par la mollesse et la lenteur de leur poursuite, avaient laissé échapper une si brillante proie ; mais il en fut consolé par les trophées et les drapeaux enlevés à l’ennemi, la richesse et le luxe du camp des Grecs, et la gloire d’avoir défait une armée cinq fois plus nombreuse que la sienne. Une multitude d’Italiens avaient été victimes de leur frayeur mais cette mémorable journée (18 octobre 1081) ne lui coûta que trente chevaliers. L’armée de l’empereur perdit, soit Grecs, Turcs ou Anglais, environ cinq ou six mille hommes[79], parmi lesquels on compta beaucoup de nobles et de guerriers du sang royal ; l’imposteur Michel trouva dans la plaine de Durazzo une mort plus honorable que sa vie.

Il est plus que probable que Guiscard s’affligea fort peu de la perte de ce fantôme d’empereur qui lui coûtait fort cher, et n’avait eu d’autre avantage que de l’exposer à la dérision des Grecs. Après leur défaite, la garnison continua à se défendre l’empereur avait eu l’imprudence de rappeler George Paléologue, et un Vénitien commandait dans la ville. Les tentes des assiégeants furent converties en baraques, capables de soutenir les rigueurs de l’hiver ; et en réponse au défi de la place, Robert insinua que sa persévérance égalait au moins l’obstination des assiégés[80]. Peut-être comptait-il déjà sur sa liaison secrète avec un noble Vénitien, qui, séduit par l’espoir d’un grand et riche mariage, eut la bassesse de les trahir. Au milieu de la nuit des échelles de corde furent jetées du haut des murs ; les légers Calabrais les montèrent en silence, et les Grecs furent éveillés par le nom et les trompettes du vainqueur. Cependant ils défendirent trois jours les rues contre un ennemi déjà maître du rempart ; ils se rendirent enfin après un siège de sept mois depuis le moment où la place avait été investie (8 février 1082). Robert pénétra ensuite au centre de l’Épire ou Albanie ; il passa les premières montagnes de la Thessalie, surprit trois cents Anglais dans la ville de Castoria, s’approcha de Thessalonique, et fit trembler Constantinople. Un devoir plus pressant ne lui permit pas de suivre ses desseins ambitieux. Le naufrage, les maladies pestilentielles et le glaive de l’ennemi, avaient détruit les deux tiers de son armée ; et au lieu des recrues qu’il attendait de l’Italie, de douloureuses missives l’instruisirent des malheurs et des dangers auxquels l’Italie était livrée par son absence, de la révolte des villes et des barons de la Pouille, de la détresse du pape, et de l’approche ou de l’invasion de Henri, roi d’Allemagne. Il osa penser que sa présence suffirait à la sûreté de ses États, et repassa la mer avec un seul brigantin, laissant l’armée sous les ordres de son fils et des comtes normands, en exhortant Bohémond à respecter la liberté de ses égaux, et les comtes à obéir à l’autorité de leur général. Le fils de Guiscard marcha sur les traces de son père. Les Grecs comparent ces deux guerriers à la chenille et à la sauterelle, dont l’une dévore tout ce qui a échappé aux ravagés de l’autre[81]. Après avoir gagné cieux batailles contre l’empereur, il descendit dans la plaine de Thessalie, et assiégea Larisse, capitale du royaume fabuleux d’Achille[82], qui contenait le trésor et les magasins de l’armée des Grecs. Au reste, on doit des éloges à la fermeté et à la prudence d’Alexis, qui lutta courageusement contre le malheur du temps. Dans la pauvreté de l’État, il osa emprunter les ornements superflus des églises ; il suppléa à la désertion des manichéens par quelques tribus de la Moldavie ; sept mille Turcs remplacèrent et vengèrent la perte de leurs frères ; les soldats grecs apprirent à monter à cheval, à lancer des traits ; ils s’exercèrent à la pratique journalière des embuscades et des évolutions. Alexis savait, par expérience, que la cavalerie si redoutable des Français, ne pouvait ni combattre ni presque se mouvoir à pied[83]. Il ordonnait à ses archers de viser le cheval plutôt que le cavalier ; il semait de pointes de fer et de différentes sortes de piques le terrain sur lequel il pouvait s’attendre à une attaque. La guerre se prolongea aux environs de Larisse, où se balancèrent les succès des deux armées. Dans toutes les occasions, le courage de Bohémond se montra d’une manière brillante et souvent heureuse ; mais les Grecs imaginèrent un stratagème, qui occasionna le pillage de son camp : la ville était imprenable, et les comtes, mécontents ou corrompus par l’ennemi, quittèrent ses drapeaux, livrèrent leurs postes et s’enrôlèrent au service de l’empereur Alexis, qui retourna à Constantinople, remportant l’avantage plutôt que l’honneur de la victoire. Après avoir abandonné des conquêtes qu’il ne pouvait plus défendre, le fils de Guiscard s’embarqua pour l’Italie, où il fut très bien reçu par son père, qui connaissait son mérite et plaignait son infortune.

Parmi les princes latins alliés d’Alexis et ennemis de Robert, Henri III ou IV, roi d’Allemagne et d’Italie, qui devint ensuite empereur d’Occident, était le plus puissant et le plus zélé. La lettre que lui adressa le monarque grec[84] respire une vive amitié et un extrême désir de fortifier leur alliance par des liens de famille aussi bien que par des rapports politiques. Il félicita Henri de ses succès dans une juste et sainte guerre ; et il se plaint de ce que les entreprises audacieuses des Normands troublent la prospérité de son empire. La liste de ses présents est analogue aux mœurs de ce siècle : il lui envoyait une couronne d’or garnie de rayons, une croix pectorale garnie de perles, une boite de reliques avec les noms et le titre des saints, un vase de cristal, un vase de sardoine, du baume, vraisemblablement de la Mecque, et cent pièces de pourpre. Il y joignait cent quarante-quatre mille byzantins d’or, avec la promesse d’en donner deux cent seize mille de plus lorsque Henri se trouverait en armes sur le territoire de la Pouille, et confirmait par serment leur ligne contre l’ennemi commun. Le prince allemand[85], qui était déjà dans la Lombardie, la tête d’une armée et d’une faction, accepta ces offres magnifiques, et marcha vers le midi : il fut arrêté par la nouvelle de la bataille de Durazzo ; mais la terreur de ses armes ou de son nom, en rappelant précipitamment Robert dans la Pouille, paya suffisamment le présent qu’il avait reçu de l’empereur. Henri détestait les Normands, alliés et vassaux de Grégoire VII, son implacable ennemi. Le zèle et l’ambition de ce prêtre orgueilleux, avaient rallumé la longue querelle du sacerdoce et de l’empire[86] ; le roi et le pape se déposaient mutuellement, et chacun d’eux avait établit un rival sur le trône de son antagoniste. Après la défaite et la mort du rebelle de la Souabe, Henri passa en Italie pour y prendre la couronne impériale et chasser du Vatican le tyran de l’Église[87] ; mais les Romains soutinrent la cause de Grégoire ; leur courage était encore raffermi par les secours d’hommes et d’argent qui leur arrivaient de la Pouille ; et le roi d’Allemagne assiégea trois fois en vain la ville de Rome. La quatrième année, Henri corrompit, dit-on, avec l’or de Byzance, les nobles romains qui avaient vu leurs domaines et leurs châteaux ruinés par la guerre. On lui livra les portes, les ponts et cinquante otages : l’antipape Clément III fut sacré dans le palais de Latran, et, plein de reconnaissance, couronna son protecteur dans le Vatican. L’empereur Henri, en qualité de légitime successeur d’Auguste et de Charlemagne, fixa sa résidence au Capitole. Le neveu de Grégoire défendait encore les ruines du Septizonium ; le pape était bloqué dans le château Saint-Ange, et ne comptait plus que sur le courage et la fidélité de son vassal normand. Des injures et des plaintes réciproques avaient interrompu leur amitié ; mais, dans ce pressant danger, Guiscard ne vit plus que ses serments, son intérêt plus fort que les serments, l’amour de la gloire, et son inimitié pour les deux empereurs. Déployant la sainte bannière, il résolut de voler au secours du prince des apôtres, il se mit en route après avoir rassemblé six mille cavaliers et trente mille fantassins, c’est-à-dire l’armée la plus nombreuse qu’il ait jamais eue, et ses troupes, durant toute leur marche de Salerne à Rome, furent encouragées par les applaudissements publics, et la promesse des secours du ciel. Henri, vainqueur dans soixante-six batailles, trembla à approche : se souvenant de quelques affaires indispensables qui exigeaient sa présence en Lombardie, il exhorta les Romains à demeurer fidèles, et partit à la hâte trois jours avant l’arrivée des Normands. En moins de trois ans, le fils de Tancrède de Hauteville eut la gloire de délivrer le pape et de chasser devant ses armes victorieuses, l’empereur d’Orient[88] et celui d’Occident ; mais l’éclat du triomphe de Robert fut obscurci par les malheurs de Rome. A l’aide des partisans de Grégoire, on était venu à bout de percer ou d’escalader les murs ; mais la faction impériale était toujours active et puissante ; le troisième jour il s’éleva une sédition furieuse, et un mot inconsidéré échappé au vainqueur, et qui semblait commander la défense ou la vengeance, fut le signal de l’incendie et du pillage[89]. Les Sarrasins de la Sicile, les sujets de Roger, et les auxiliaires de Guiscard, saisirent cette occasion de dépouiller et de profaner la sainte cils des chrétiens : des milliers de citoyens furent outragés, égorgés ou réduits en captivité, sans les yeux et par les alliés de leur père spirituel ; un quartier spacieux, qui se prolongeait du palais de Latran au Colisée, fut consumé par les flammes, et de nos jours c’est encore un désert[90]. Grégoire, abandonnant une ville qui le détestait et qui ne le craignait plus, alla finir ses jours dans le palais de Salerne. L’adroit pontife fit sans doute espérer à Guiscard la souveraineté de Rome ou la couronne impériale ; mais cette mesure dangereuse, qui, selon toute apparence, aurait donné une nouvelle ardeur à l’ambition du duc normand, aurait indisposé pour jamais les fidèles princes de l’Allemagne.

Le libérateur et le fléau de Rome aurait pu se livrer enfin au repos ; mais, dans la même année où il avait vu fuir l’empereur d’Allemagne, l’infatigable Robert reprit ses projets de conquête en Orient. Le zèle ou la reconnaissance de Grégoire avait promis à sa valeur les royaumes de la Grèce et de l’Asie[91]. Les troupes de Guiscard étaient sous les armes, enorgueillies par le succès et prêtes à marcher aux combats. La princesse Anne, dans le langage d’Homère, compare leur troupe à un essaim d’abeilles[92] ; mais j’ai fait connaître plus liant quelles étaient les plus grandes forces au duc des Normands : il les embarqua cette fois sur cent vingt navires et comme la saison était très avancée, il préféra le havre de Brindes[93] à la rade ouverte d’Otrante. Alexis, craignant d’être attaqué une seconde fois, s’était occupé avec assiduité à rétablir la marine de l’empire. Il avait obtenu de la république de Venise un secours considérable consistant en trente-six navires de transport, quatorze galères et neuf galiotes ou vaisseaux d’une grandeur ou d’une force extraordinaire : ce secours avait été libéralement payé par la liberté ou le privilège exclusif de commerce accordé à la république ; le don que lui avait fait l’empereur d’un assez grand nombre de boutiques et de maisons dans le port de Constantinople, et un tribut d’autant plus agréable, que c’était le produit d’un impôt sur les citoyens d’Amalfi rivale de Venise. La réunion des Grecs et, des Vénitiens couvrit la mer Adriatique d’une escadre ennemie ; mais leur négligence ou l’habileté de Robert : la variation des vents du l’obscurité d’une brume, ouvrirent au duc un passage, et les troupes des Normands débarquèrent saines et sauves sur la côte d’Épire. L’intrépide duc, à la tête de vingt fortes galères, chercha l’ennemi sans perdre de temps, et, quoique plus habitué à combattre à cheval, il exposa sa vie et celle de son frère et de ses deux fils à l’événement d’une bataille navale. L’empire de la mer fut disputé dans trois combats livrés à la vue de l’île de Corfou : l’habileté et le nombre des alliés prévalurent dans les deux premiers ; mais au troisième, les Normands remportèrent une victoire complète et décisive[94]. Une fuite ignominieuse dispersa les légers brigantins des Grecs ; les neuf forteresses mouvantes des Vénitiens soutinrent un combat plus opiniâtre : sept furent coulées bas, et les deux autres tombèrent au pouvoir de l’ennemi ; deux mille cinq cents captifs implorèrent en vain la pitié du vainqueur, et la fille d’Alexis évalue, à treize mille hommes le nombre des Grecs ou alliés qui perdirent la vie en cette occasion. Le génie de Guiscard avait suppléé au défaut d’expérience : chaque soir, après avoir sonné la retraite, il examinait avec tranquillité les causes de sa défaite, et imaginait de nouvelles méthodes pour remédier à sa faiblesse et rendre inutiles les avantages de l’ennemi. L’hiver suspendit ses opérations : au retour du printemps, il songea de nouveau à se rendre maître de Constantinople ; mais, au lieu de traverser les collines de l’Épire, il se porta dans la Grèce et dans les villes de l’Archipel, dont la dépouille pouvait le payer de ses travaux, et où son armée et ses vaisseaux pouvaient agir ensemble avec plus de vigueur et de succès. Ses projets furent déconcertés par une maladie épidémique qui se répandit sur son camp dans l’île de Céphalonie : Robert lui-même y mourut dans sa tente à l’âge de soixante-dix ans. Le bruit public fut que ce prince avait été empoisonné par sa femme ou par l’empereur grec[95]. Cette mort prématurée permet à l’imagination de s’égarer dans la carrière des exploits qui pouvaient lui être réservés, et il est assez prouvé que la grandeur des Normands dépendait de son existence[96]. Une armée victorieuse, qui ne voyait plus d’ennemis autour d’elle, se dispersa ou se retira avec le désordre de la consternation, et Alexis, qui avait tremblé pour son empire, se réjouit de sa délivrance. La galère qui portait les restes de Guiscard fit naufrage sur la côte d’Italie ; mais on retira le corps, et il fut déposé dans les tombeaux de Vénuse[97], lieu plus célèbre par la naissance d’Horace[98], que par la sépulture du héros normand. Roger, son second fils et son successeur, se trouva réduit à la modeste condition de duc de la Pouille. Soit estime ou partialité, Guiscard n’avait laissé au brave Bohémond d’autre héritage que son épée. Les prétentions de celui-ci troublèrent la tranquillité nationale jusqu’à l’époque où la première croisade contre les  Sarrasins de l’Orient lui ouvrit une carrière plus éclatante de gloire et de conquêtes[99].

Les plus brillantes comme les plus modestes espérances de la vie sont toutes et bientôt terminées par le tombeau. La lignée masculine de Robert Guiscard s’éteignit à la seconde génération, soit dans la Pouille soit à Antioche ; mais son frère cadet fut la souche d’une ligne de rois, et le fils du grand comte hérita du nom, des conquêtes et du courage de Roger Ier[100]. Ce fils était né en Sicile et n’avait que quatre ans lorsqu’il succéda à la souveraineté de ce pays, lot que la raison pourrait envier si elle se permettait un moment l’estimable mais chimérique désir du pouvoir. Si Roger s’était contenté de son fertile patrimoine, ses peuples reconnaissants auraient pu bénir leur bienfaiteur, et si une sage administration avait ramené les heureux temps des colonies grecques[101] la richesse et la puissance de la Sicile auraient égalé ce qu’on pouvait attendre des plus vastes conquêtes ; mais l’ambition du grand comte ne connaissait pas de si nobles desseins : ce fut par les vulgaires moyens de la violence et de l’artifice qu’il voulut la satisfaire. Il chercha à dominer seul à Palerme, dont la branche aînée avait obtenu la moitié ; il s’efforça d’étendre la Calabre au-delà des bornes que fraient les premiers traités ; et il épia avec impatience le déclin de la santé chancelante de son cousin, Guillaume de la Pouille, petit-fils de Robert. A la première nouvelle de sa mort, Roger partit de Palerme avec sept galères, mouilla dans la baie de Salerne, reçut, après dix jours de négociation, le serment de fidélité de la capitale des Normands, força les barons à lui rendre hommage ; et arracha une investiture des papes qui ne pouvaient plus supporter l’amitié ou l’inimitié d’un vassal puissant : il respecta le territoire de Bénévent, comme le patrimoine de saint Pierre ; mais la réduction de Capoue et de Naples compléta l’exécution des desseins formés par son oncle Guiscard, et il se trouva le maître de toutes les conquêtes des Normands. Fier du sentiment de son pouvoir et de son mérite, il dédaigna les titres de duc et de comte, et la Sicile, réunie à un tiers peut-être du continent de l’Italie, pouvait former la base d’un royaume[102] qui ne le cédait qu’aux monarchies de France et d’Angleterre. Il fut couronné à Palerme, et les chefs de la nation qui assistèrent à son couronnement avaient sans doute le droit de décider sous quel nom il règnerait sur eux ; mais l’exemple d’un tyran grec et d’un émir sarrasin ne suffisait par pour justifier son titre de monarque ; et les neuf rois du monde latin[103] pouvaient refuser de le reconnaître jusqu’à ce qu’il eût obtenu la sanction du pape. L’orgueil d’Anaclet accorda avec plaisir un titre que l’orgueil de Roger s’était soumis à demander[104]. Mais son élection à lui-même était contestée : on avait élu un autre pape sous le nom d’Innocent II ; et tandis qu’Anaclet siégeait au Vatican, son rival fugitif, mais plus heureux, était reconnu par les nations de l’Europe. La monarchie de Roger fut ébranlée et presque détruite par l’erreur qu’il avait commise dans le choix de son protecteur ecclésiastique : l’épée de l’empereur Lothaire II, les excommunications d’Innocent, les escadres de Pise et le zèle de saint Bernard, se réunirent pour la ruine du brigand de Sicile. Roger, après une vigoureuse résistance, se vit chassé du continent de l’Italie ; et, à la cérémonie de l’investiture d’un nouveau duc de la Pouille, le pape et l’empereur tinrent chacun une extrémité du gonfanon ou bâton du pavillon, pour marquer qu’ils soutenaient leurs droits et suspendaient leurs querelles. Mais cette amitié inquiète fut de peu de durée ; la maladie et la désertion ne tardèrent pas à détruire les armées d’Allemagne[105]. Roger, qui pardonnait rarement à ses ennemis morts ou vifs, extermina le duc de la Pouille et tous ses adhérents. Innocent, aussi faible que hautain, devint, ainsi que Léon IX, son prédécesseur, le captif et l’ami des Normands ; et leur réconciliation fut célébrée par l’éloquence de saint Bernard, alors plein de respect pour le titre et les vertus du roi de Sicile.

Pour expier sa guerre sacrilège contre le successeur de saint Pierre, Roger avait promis d’arborer l’étendard de la croix, et il s’empressa d’accomplir un vœu si favorable à ses intérêts et à sa vengeance. Les outrages que venait de recevoir la Sicile l’engageaient à de justes représailles sur les Sarrasins. Les Normands, qui s’étaient alliés à un si grand nombre de familles sujettes, se rappelèrent et imitèrent les exploits maritimes de ces ancêtres qui étaient devenus les leurs ; ils luttèrent, dans la maturité de leur force, contre la puissance africaine alors sur son déclin. Le calife Fatimite voulant, lors de son départ pour la conquête de l’Afrique, récompenser le mérite réel et la fidélité apparente de Joseph, un de ses officiers, lui donna son manteau royal, quarante chevaux arabes, son palais avec les meubles magnifiques qui s’y trouvaient, et enfin le gouvernement des royaumes de Tunis et d’Alger. Les Zeirides[106], descendants de Joseph, oubliant la soumission et la reconnaissance qu’ils devaient à un bienfaiteur éloigné, s’étaient emparés et avaient abusé des fruits de leur prospérité ; ils tombaient de faiblesse après avoir fourni la carrière peu étendue d’une dynastie orientale. Ils étaient accablés sur le continent par les Almohades, princes fanatiques de Maroc, et ils voyaient leurs rivages exposés aux entreprises des Grecs et des Français qui, avant la fin du onzième siècle, leur avaient arraché une contribution de deux cent mille pièces d’or. Les premières campagnes de Roger annexèrent à la couronne de Sicile le rocher de Malte, illustre depuis par une colonie religieuse et militaire. Il attaqua bientôt Tripoli[107], place forte située sur la côte de la mer ; et s’il égorgea les mâles et réduisit les femmes en captivité, on doit se souvenir que les musulmans se permirent souvent le même abus de la victoire. La capitale des Zeirides portait le nom d’Afrique, de celui de la contrée, et on l’appelait quelquefois Mahadia[108], du nom de l’Arabe qui en avait jeté les fondements : elle est forte et bâtie sur un isthme, mais la fertilité de la plaine des environs ne compense pas l’imperfection du port. George, amiral de Sicile, assiégea Mahadia avec une escadre de cent cinquante galères, bien pourvue de soldats et de machines de guerre : le souverain avait pris la fuite ; le gouverneur maure refusa de capituler : mais ne voulant pas affronter le dernier assaut, il s’échappa secrètement avec les musulmans, et abandonna aux Français la ville et ses trésors. Le roi de Sicile et ses lieutenants subjuguèrent en plusieurs expéditions Tunis, Safax, Capsia, Bona et une longue étendue de côtes[109] : on mit des garnisons dans les forteresses, on assujettit la contrée à un tribut, et la flatterie pût assurer avec quelque apparence de vérité, que le glaive de Roger tenait l’Afrique sous le joug[110]. Après sa mort, ce glaive se brisa ; et, sous le règne orageux de son successeur, on négligea, on évacua ou l’on perdit ces possessions d’outre-mer[111]. Les triomphes de Scipion et de Bélisaire ont prouvé que l’Afrique n’est ni inaccessible ni invincible ; mais de grands princes de la chrétienté ont échoué dans leurs armements contre les Maures, qui peuvent encore se glorifier de la rapidité de leurs conquêtes et de leur domination en Espagne.

Après la mort de Robert Guiscard, les Normands oublièrent soixante ans leurs projets sur l’empire la de Constantinople. L’habile Roger sollicita auprès des princes grecs des alliances politiques et domestiques qui pussent relever son titre de roi : il demanda en mariage une fille de la maison des Comnènes, et les premières négociations du traité paraissaient annoncer une issue favorable ; mais le mépris qu’on témoigna à ses ambassadeurs irrita sa vanité, et, selon les lois des nations, un peuple innocent fut puni de la morgue de la cour de Byzance[112]. George, amiral de Sicile, passa devant Corfou avec une escadre de soixante-dix galères. La capitale et l’île entière furent livrées par les habitants, peu attachés à la cour qui les gouvernait, et instruits par l’expérience qu’un siége est toujours plus désastreux qu’un tribut. Durant cette invasion, qui est de quelque importance dans les annales du commerce, les Normands se répandirent sur la Méditerranée et les provinces de la Grèce, l’âge respectable des villes d’Athènes, de Thèbes et de Corinthe, n’arrêta ni la rapine ni la cruauté. Aucun monument de la dévastation que subit Athènes n’est parvenu jusqu’à nous. Les Latins escaladèrent les anciens murs qui environnaient les richesses de Thèbes sans les garder ; les vainqueurs, ne se souvinrent de l’Évangile, que pour le faire intervenir dans le serment par lequel ils firent jurer aux légitimes propriétaires, qu’ils n’avaient soustrait aucune portion de leurs biens. La ville basse de Corinthe fut évacuée à l’approche des Normands ; les Grecs se retirèrent dans la citadelle, placée sur une hauteur ou la source de Pirène, si connue des amateurs de l’ancienne littérature, versait des eaux en abondance : elle eût été imprenable si les avantages de l’art et de la nature pouvaient suppléer au défaut de bravoure. Les assiégeants n’essuyèrent d’autre fatigue que celle de gravir la colline. Leur général, étonné de sa victoire, témoigna sa reconnaissance envers le ciel en arrachant de l’autel une image précieuse de Théodore, le saint tutélaire de la forteresse. Les fabricants de soie des deux sexes, que Roger envoya en Sicile, formèrent la partie la plus précieuse du butin, et, comparant l’habile industrie de ces artisans avec la fainéantise et la lâcheté des soldats, il s’écria que la quenouille et le métier étaient les seules armes que les Grecs fussent capables de manier. Cette expédition maritime fut signalée par deux évènements remarquables : la délivrance d’un roi de France et Constantinople insultée par les vaisseaux siciliens. Les Grecs, violant toutes les lois de l’honneur et de la religion, avaient arrêté Louis VII à son retour d’une croisade malheureuse. La flotte normande le rencontra et le délivra. Il fut conduit avec honneur à la cour de Sicile, d’où il se rendit ensuite à Paris en passant par Rome[113]. L’empereur grec se trouvait absent ; Constantinople et l’Hellespont étaient sans défense et ne se croyaient pas en danger. Les galères de Sicile vinrent mouiller devant la cité impériale, et jetèrent l’épouvante parmi le clergé et le peuple ; car les soldats avaient suivi les drapeaux de Manuel. L’amiral sicilien n’avait pas assez de force pour assiéger une si grande métropole ou l’emporter d’assaut ; mais il eut le plaisir d’humilier l’arrogance des Grecs, et de montrer aux vaisseaux de l’Occident le chemin de la victoire. Il débarqua quelques soldats pour dévaster les jardins de l’empereur, et il arma de pointes d’argent, ou, ce qui est plus vraisemblable, de matières enflammées, les traits que lança son armée contre le palais des Césars[114]. Manuel affecta de mépriser cette mauvaise plaisanterie des pirates de la Sicile, favorisée par un moment d’oubli et de négligence ; mais son courage et ses forces étaient prêts à la vengeance. L’Archipel et la mer d’Ionie furent couverts de ses escadres et de celles de Venise ; cependant je ne sais combien il faudrait supposer de bâtiments de transport, de navires munitionnaires et de chaloupes, pour accommoder notre raison ou même les calculs de notre imagination à ceux de l’historien de Byzance, qui porte à quinze cents le nombre des bâtiments mis en mer dans cette occasion. L’empereur dirigea cette opération avec sagesse et avec énergie ; George perdit dans sa retraite, dix-neuf galères, dont plusieurs tombèrent au pouvoir de l’ennemi. Corfou, après une défense opiniâtre, implora la clémence de son légitime souverain et, dès ce moment, le territoire de l’empire ne renferma pas un navire ou un soldat de Roger qui ne fût captif. La prospérité et la santé de ce prince déclinaient : tandis qu’il écoutait au fond de son palais les messagers qui lui annonçaient une victoire ou une défaite ; l’invincible Manuel, toujours le premier au combat ; était des Grecs et des Latins comme l’Alexandre ou l’Hercule de son siècle.

Un prince d’un semblable caractère ne pouvait se trouver satisfait d’avoir repoussé un insolent Barbare. Son devoir et le soin de ses droits, peut-être son intérêt et sa gloire, lui ordonnaient de rétablir l’ancienne majesté de l’empire, de recouvrer les provinces de l’Italie et de la Sicile, et de châtier ce prétendu roi, petit-fils d’un vassal normand[115]. Les naturels de la Calabre se montraient toujours, attachés à la langue et au culte des Grecs sévèrement proscrits par le clergé latin. Après l’extinction des ducs de la Pouille, le roi de Sicile avait prétendu que cette province fût regardée comme une dépendance de sa couronne ; le fondateur de la monarchie de Sicile ayant gouverné par le glaive, et sa mort avait diminué la frayeur de ses sujets sans dissiper leur mécontentement. Le gouvernement féodal renfermait des germes de rébellion, et un neveu de Roger lui-même appela en Italie les ennemis de sa famille et de son pays. La dignité de la pourpre et une suite de guerres contre les Hongrois et les Turcs empêchèrent. Manuel de conduire en personne l’expédition d’Italie. Il confia au brave et noble Paléologue, la flotte et l’armée de l’empire ; le siége de Bari fut son premier exploit, et dans toutes les occasions l’or servit autant que le fer aux succès de ce général. Salerne et quelques vides de la côte occidentale demeurèrent fidèles au roi normand ; mais il perdit en deux campagnes la plus grande partie des possessions qu’il avait sur le continent, et le modeste empereur, dédaignant la flatterie et le mensonge, se contenta d’entendre vanter la réduction de trois cents villes ou villages de la Pouille et de la Calabre, dont on grava les noms et les titres sur tous les murs du palais. Pour se conformer aux préjugés des Latins où leur montra une donation vraie ou fausse des Césars de l’Allemagne[116] ; mais le successeur de Constantin renonçant, bientôt à ce honteux prétexte, fit valoir ses droits inaliénables sur l’Italie, et déclara qu’il voulait reléguer les Barbares au-delà des Alpes. Les cités libres encouragées par les discours captieux, les largesses et les promesses sans bornes de Manuel, leur allié, persévérèrent dans leur généreuse résistance au despotisme de Frédéric Barberousse ; l’empereur de Byzance paya les frais de la reconstruction des murs de Milan et versa, dit un historien, une rivière d’or dans la ville d’Ancône, affermie dans son attachement aux Grecs par la jalouse haine des Vénitiens[117]. Le commerce d’Ancône et sa situation dans le cœur de l’Italie en faisaient une place importante ; les troupes de Frédéric l’assiégèrent deux fois, et se virent deux fois repoussées avec le courage qu’inspiré l’amour de la liberté. Il était entretenu par l’ambassadeur de Constantinople ; les patriotes Ies plus intrépides étaient comblés, par la cour de Byzance des honneurs et des richesses réservées à ses plus fidèles serviteurs[118].

L’orgueil de Manuel ne voulait point d’un Barbare pour collègue : son ambition était animée par l’espoir, d’arracher la pourpre aux usurpateurs, de l’Allemagne et d’établir, en Occident ainsi qu’en Orient, son titre légitime de seul empereur des Romains. Dans ce dessein, il sollicita l’alliance du peuple et de l’évêque de Rome. Plusieurs nobles se rangèrent de son parti : le mariage de sa nièce avec Odon Frangipani lui assura le secours de cette puissante famille[119], et l’ancienne métropole de d’empire accueillit avec respect son étendard ou son image[120]. Dans le cours de la querelle entre Frédéric et Alexandre III, le pape reçut deux fois au Vatican les ambassadeurs de Constantinople. On flatta la piété du pontife de l’union des deux Églises annoncée depuis si longtemps ; on excita la cupidité de sa cour vénale : on exhorta Alexandre III à venger ses injures et à profiter d’un moment favorable pour humilier la farouche insolence des Allemands, et reconnaître le véritable successeur de Constantin et d’Auguste[121].

Mais ces conquêtes en Italie, ce règne universel, étaient des chimères qui s’évanouirent bientôt. Les premières demandes de Manuel furent éludées par la prudence d’Alexandre III, qui pesa les suites de cette importante révolution[122], et une dispute personnelle ne put déterminer le pape à renoncer à l’héritage perpétuel du nom latin. Une fois réconcilié avec Frédéric, il parla plus nettement, confirma les actes de ses prédécesseurs, excommunia les adhérées de l’empereur grec, et prononça la séparation définitive des Églises ou du moins des empires de Constantinople et de Rome[123]. Les cités libres de la Lombardie oublièrent leur bienfaiteur étranger, et le monarque de Byzance se vit bientôt exposé à la haine de Venise sans conserver l’amitié d’Ancône[124]. Soit cupidité, soit qu’il se laissât entraîner par les plaintes de ses sujets ; il fit arrêter les négociants vénitiens et confisquer leurs effets. Cette violation de la foi publique irrita un peuple libre et commerçant. Cent galères, équipées et armées en trois mois, balayèrent les côtes de la Dalmatie et de la Grèce ; mais, après des pertes réciproques, la guerre fut terminée par un accommodement peu glorieux pour l’empire et qui ne satisfaisait pas la république. Ce fut à la génération suivante que, fut réservée la vengeance complète de ces injures, aggravées encore par des injures nouvelles. Le lieutenant de Manuel avait mandé à sa cour qu’il avait assez de forces pour étouffer les révoltes de la Pouille et de la Calabre, mais qu’il ne pourrait résister au roi de Sicile, qui ne tarderait pas à l’attaquer. Sa prédiction, se vérifia bientôt ; la mort de Paléologue partagea le commandement entre plusieurs chefs tous égaux en grade, et également dénués de talents militaires. Les Grecs furent accablés par mer et par terre, et les captifs qui échappèrent au glaive des Normands et des Sarrasins abjurèrent toute espèce d’hostilités contre la personne et les États de leur vainqueur[125]. Toutefois le roi de Sicile estimait le courage et la persévérance de Manuel, qui avait fait débarquer une seconde armée sur la côte d’Italie il adressa des propositions respectueuses à ce nouveau Justinien. Il sollicita une paix ou une trêve de trente ans, accepta le titre de roi comme une faveur, et se reconnut le vassal, militaire de l’empire romain[126]. Les Césars de Byzance agréèrent ce fantôme de domination sans espérer, et peut-être sans désirer le service des Normands ; et la trêve de trente ans ne fut troublée par aucune hostilité entre la Sicile et Constantinople. Elle allait expirer lorsque le trône de Manuel fut usurpé par un tyran inhumain ; en horreur à son pays et au monde. Un prince fugitif de la maison de Comnène arma Guillaume II, petit-fils de Roger ; et les sujets d’Andronic, ne voyant dans leur maître que le plus dangereux des ennemis, accueillirent les Normands comme des amis. Les historiens latins[127] se plaisent à raconter le rapide progrès des quatre, comtes qui envahirent la Romanie, et soumirent au roi de Sicile un assez grand nombre de châteaux et de villes : les Grecs[128] rapportent et exagèrent, les cruautés licencieuses et sacrilèges commises au sac de Thessalonique, la seconde ville de l’empire. Les premiers déplorent la mort de ces guerriers invincibles et confiants qui perdirent la vie par les artifices d’un ennemi vaincu ; les derniers célèbrent dans des chants de triomphe les victoires multipliées de leurs compatriotes sur la mer de Marmara ou là Propontide, sur les bords du Strymon et sous les murs de Durazzo. Une révolution qui punit les crimes d’Andronic, réunit coutre les Français le zèle et le courage des Grecs ; les Normands laissèrent dix mille morts sur le champ de bataille, et Isaac l’Ange, le nouvel empereur, eût à disposer de quatre mille captifs, selon qu’en voulut, ordonner sa vanité ou sa vengeance. Telle fut l’issue de la dernière guerre des Grecs et des Normands : vingt années après, les nations rivales avaient disparu ou gémissaient sous un joug étranger, et les successeurs de Constantin ne subsistèrent pas assez longtemps pour insulter à la chute de la monarchie de Sicile.

Le sceptre de Roger passa successivement à son fils et à son petit-fils, tous deux connus sous le nom de Guillaume, mais distingués par les surnoms opposés de Mauvais et de Bon. Cependant ces deux épithètes, qui semblent indiquer les deux extrêmes du vice et de la vertu, ne conviennent pas exactement aux deux princes dont on vient de parler. Lorsque le danger et, la honte forcèrent le premier de recourir aux armes, il ne dégénéra point de la valeur de sa race ; mais son caractère était mou, ses mœurs étaient dissolues, ses passions opiniâtres et funestes ; et il doit répondre à la postérité, non seulement de ses vices personnels, mais de ceux de Majo, son grand amiral, qui abusa de la confiance de son bienfaiteur, et qui conspira contre ses jours. La Sicile avait, depuis la conquête des Arabes, une forte empreinte des mœurs orientales : on y trouvait le despotisme, la pompe, et même le harem d’un sultan ; une nation chrétienne était opprimé et outragée par des eunuques qui professaient ouvertement ou secrètement la religion de Mahomet. Un éloquent historien de la Sicile[129] a fait le tableau des malheurs de son pays[130] ; il a peint la chute de l’ingrat Majo ; la révolte et le châtiment de ses assassins, l’emprisonnement et la délivrance du roi lui-même les guerres particulières qu’entraînèrent les désordres de l’État, et les scènes de calamité et de discorde qui affligèrent la capitale, l’île entière et le continent ; sous le règne de Guillaume Ier et la minorité de son fils. La jeunesse, l’innocence et la beauté de Guillaume II[131], le rendirent cher à la nation ; les factions se réconcilièrent, les lois reprirent de la vigueur ; et, depuis l’âge de virilité jusqu’à la mort prématurée de cet aimable prince ; la Sicile jouit d’un court intervalle de paix, de justice et de bonheur ; dont elle sentit d’autant mieux le prix, qu’elle se souvenait de ses malheurs passes et redoutait l’avenir. La postérité mâle légitime de Tancrède de Hauteville s’éteignit à la mort de Guillaume II ; mais sa tante, fille de Robert, avait épousé le prince le plus puissant de son siècle ; et Henri VI, fils de Frédéric Barberousse, descendit des Alpes pour réclamer la couronne impériale et la succession de sa femme : Repoussé par le vœu unanime d’un peuple libre, il ne put obtenir cet héritage que par la force. C’est avec plaisir que je vais transcrire les pensées et les paroles de l’historien Falcando, qui écrivait sur les lieux et au moment de l’événement, avec l’âme d’un patriote et la sagacité prophétique d’un homme d’État. Cette Constance, l’un des enfants de la Sicile, habituée, dès son berceau, aux plaisirs et à l’abondance ; élevée dans les arts et les mœurs de cette île fortunée qu’elle a quittée depuis longtemps pour enrichir les Barbares de nos trésors t revient, avec ses farouches alliés, troubler, le bonheur de la belle contrée qui l’a nourrie dans son sein. Je vois d’avance des essaims de Barbares irrités ; la frayeur agite nos cités florissantes dans une longue paix ; le carnage y moissonne les habitants : elles sont dépouillées et souillées par les rapines et la débauche de l’ennemi. Je vois le massacre ou la captivité de nos citoyens, nos vierges et nos matrones en proie aux soldats ; alors (interrogeant un ami), dans cette extrémité, que doivent faire les Siciliens ? L’élection unanime d’un roi valeureux et expérimenté peut encore sauver la Sicile et la Calabre car la légèreté des Apuliens, toujours avides de révolutions, ne m’inspire ni confiance ni espoir nous perdons la Calabre, les tours élevées, la nombreuse jeunesse et les vaisseaux de Messine suffiront pour arrêter les brigands ; mais si les sauvages Germains se réunissent aux pirates de Messine, s’ils portent ma flamme dans cette région fertile, ravagée si souvent par les feux de l’Etna, quel moyen de défense auront les parties, intérieures de l’île, ces belles cités que ne devraient jamais profaner les pas ennemis d’un Barbare[132] ? Un tremblement de terre  a de nouveau renversé Catane ; les antiques vertus de Syracuse expirent dans la pauvreté et la solitude ; mais Palerme a conservé son riche diadème, et ses triples murs contiennent une multitude de chrétiens et de Sarrasins remplis d’ardeur. Si les deux nations, songeant à leur sûreté commune, s’unissent sous un même roi, elles pourront se précipiter sur les Barbares avec des forces invincibles ; mais, si les musulmans, fatigués d’une longue suite d’injustices, se retiraient et arboraient l’étendard de la révolte, s’ils s’emparaient des châteaux des montagnes et de la côte de la mer, les malheureux chrétiens, exposés à une double attaque, et placés comme entre l’enclume et le marteau, seraient obligés de se résigner à une servitude inévitable[133]. Il ne faut pas oublier d’observer qu’un prêtre met ici son pays au-dessus de sa religion, et que les musulmans, dont il désire l’alliance, étaient encore nombreux et puissants en Sicile.

Falcando vit s’accomplir la première partie de ses espérances, ou du moins de ses désirs. Les Siciliens donnèrent le sceptre, d’une voix unanime, à Tancrède, petit-fils du premier roi, dont la naissance était illégitime, mais dont les vertus civiles et militaires brillaient d’un éclat sans tache. Il passa les quatre années de son règne sur la frontière de la Pouille, où il arrêta l’armée ennemie, et remit aux Allemands une captive du sang royal, Constance elle-même, sans lui faire éprouver aucun mauvais traitement, et sans exiger de rançon ; ce qui passait peut-être la, mesure de générosité permise par la politique et par la prudence. Après la mort de Tancrède, sa femme et son fils, en bas âge, tombèrent du trône sans résistance. Henri marcha en vainqueur de Capone à Palerme. Ses victoires détruisirent l’équilibre de l’Italie ; et si les papes et les cités libres avaient connu leurs véritables intérêts, ils auraient réuni tous les moyens de la terre et du ciel pour empêcher la dangereuse réunion du royaume de Sicile à l’empire d’Allemagne ; mais cette finesse du Vatican, qu’on a louée ou acensée si souvent fût, en cette occasion, ou aveugle ou inactive ; et s’il était vrai que Célestin III eût enlevé d’un coup de pied la couronne impériale de dessus la tête de Henri III, prosterné devant lui[134], cet acte d’un orgueil impuissant n’aurait pu avoir d’autre effet que de dégager l’empereur de toute reconnaissance et d’en faire un ennemi. Les Génois, qui avaient un établissement eh Sicile, où ils faisaient un commerce avantageux, prêtèrent l’oreille aux propositions de Henri, appuyées de la promesse d’une reconnaissance sans bornes et de celle d’un prompt départ[135]. Les vaisseaux des Génois commandaient le détroit de Messine ; ils ouvrirent à l’empereur le port de Palerme : le premier acte de son administration fut d’abolir les privilèges et de saisir la propriété de ces alliés imprudents. La discorde des chrétiens et des musulmans trompa le dernier vœu qu’avait formé Falcando : ils se battirent au sein de la capitale ; il périt plusieurs milliers des disciples de Mahomet ; mais ceux qui échappèrent à la mort se retranchèrent dans les montagnes, et troublèrent pendant plus de trente années la paix de l’île. Frédéric II transplanta soixante mille Sarrasins à Nocera, canton de la Pouille. Ce prince et son fils Mainfroy employèrent, dans leurs guerres contre l’Église romaine, le honteux secours des ennemis du Christ ; et cette colonie de musulmans garda sa religion et ses mœurs, au milieu de l’Italie, jusqu’à la fin du treizième siècle, qu’elle fut détruite par le zèle et la vengeance de la maison d’Anjou[136]. La cruauté et l’avarice de l’empereur excédèrent tous les maux qu’avait prédits Falcando. Il viola les tombeaux des rois ; son avidité rechercha les trésors secrets du palais de Palerme et de tout le royaume : outre les perles et les diamants, faciles à emporter, cent soixante chevaux furent chargés de l’or et de l’argent de la Sicile[137]. Le jeune roi, sa mère et ses sœurs, les nobles des deux sexes, furent emprisonnés séparément dans les forteresses des Alpes ; et, au plus léger trait de rébellion, on tranchait les jours des captifs, on leur crevait les yeux ou on les privait des organes de la virilité. Constance elle-même fut touchée des malheurs de son pays, l’héritière de la race des Normands s’efforça d’arrêter le despotisme de son époux, et de sauver le patrimoine de son fils nouveau-né, de cet empereur si fameux dans l’âge suivant sous le nom de Frédéric II. Dix ans après cette révolution, les rois de France réunirent le duché de Normandie à leur couronne ; le sceptre des anciens ducs avait été transmis, par une petite-fille de Guillaume le Conquérant, à la maison des Plantagenêts ; et ces braves Normands, qui avaient élevé un si grand nombre de trophées en France, en Angleterre, en Irlande, dans la Pouille et la Sicile, se trouvèrent confondus, par la victoire ou par la servitude, avec les nations vaincues.

 

 

 



[1] Je puis renvoyer sur l’histoire d’Italie des neuvième et dixième siècles, aux cinquième, sixième et septième livres de Sigonius, de Regno Italiœ (dans le second volume de ses ouvrages, Milan, 1732) ; aux Annales de Baronius, avec la Critique de Pagi ; aux septième et huitième livres de l’Istoria civile del regno di Napoli, par Giannone ; aux septième et huitième volumes (édition in-8°) des Annali d’Italia de Muratori ; et au second volume de l’Abrégé chronologique de M. de Saint-Marc, ouvrage qui, sous un titre superficiel, contient beaucoup de savoir et de recherches. Le lecteur, qui connaît bien à présent ma manière de travailler, me croira, si je l’assure que j’ai remonté aux sources quand cet examen était possible, ou lorsqu’il en pouvait résulter des avantages, et que j’ai consulté avec soin les originaux des premiers volumes de la grande collection intitulée : Scriptores rerum italicarum, par Muratori.

[2] Le savant Camillo Pellegrino, qui vivait à Capoue dans le dernier siècle, a jeté du jour sur l’histoire du duché de Bénévent, dans son Historia principum longobardorum. Voyez les Scriptores de Muratori, t. II, part. I, p. 221-345 ; et t. V, p. 159-245.

[3] Voyez Constantin Porphyrogénète, de Thematibus, l. II, c. 11, in Vit. Basil., c. 55, p. 181.

[4] L’épître originale de l’empereur Louis II à l’empereur Basile, monument curieux du neuvième siècle, a été publiée pour la première fois par Baronius (Annal. ecclés., A. D. 871, n° 51-71) ; d’après un manuscrit d’Erchempert ou plutôt de l’historien anonyme de Salerne, tiré de la bibliothèque du Vatican.

[5] Voyez une excellente dissertation de Republica Amalphitana, dans l’Appendix (p. 42) de l’Historia Pandectarum (Trajecti ad Rhenum, 1722, in-4°) par Henri Brenemann.

[6] Votre maître, disait Nicéphore, a donné secours et protection principibus Capuano et Beneventano, servis meis, quos oppugnare dispono... Nova (potius NOTA) res est quod eorum, patres et avi nostro imperio tributa dederunt (Luitprand, in Legat., p. 484). Il ne fait pas mention de Salerne cependant le prince changea de parti vers la même époque, et Camillo Pellegrino (Script. rer. ital., t. II, part. I, p. 285) a très bien remarqué ce changement dans le style de la chronique anonyme. Luitprand (p. 480) établit, d’après les preuves tirées de l’histoire et du langage, les droits des Latins sur la Pouille et sur la Calabre.

[7] Voyez les Glossaires grecs et latins de Ducange (articles Κατεπανω et Catapanus) et ses notes sur l’Alexiade (p. 275). Il n’adopte pas l’idée des contemporains, qui faisaient dériver ce mot de κατα παν, juxta omne ; il n’y trouve qu’une corruption du latin capitaneus. Au reste, M. de Saint-Marc a observé avec raison (Abrégé chronolog., t. II, p. 924) que, dans ce siècle, les capitanei n’étaient pas capitaines, mais seulement des nobles du premier rang, les grands vavasseurs de l’Italie.

[8] Léon, Tactique, c. 15, p. 741. La Chronique de Bénévent (t, II, part. I, p. 280) donne unie idée bien différente des Grecs durant les cinq ans (A. D. 891-896) que Léon fut maître de la ville.

[9] Calabriam adeunt, eamque inter se divisam reperientes funditus depopulati sunt (ou dépopularunt) ita ut deserta sit velut in diluvio. Tel est le texte de Herempert ou Erchempert, selon les deux éditions de Caracccioli (Rerum ital. Script., t. V, p. 23) et de Camillo Pellegrino (t. II, part. I, p. 246.). Ces deux ouvrages étaient extrêmement rares à l’époque où Muratori les a réimprimés.

[10] Baronius (Annal. ecclés., A. D. 874, n° 2) a tiré cette histoire d’un manuscrit d’Erchempert, qui mourut à Capoue quinze années après l’événement. Mais un faux titré a trompé ce cardinal ; et nous ne pouvons citer que la Chronique anonyme de Salerne (Paralipomena, c. 110), composée vers la fin du dixième siècle, et publiée dans le second volume de la Collection de Muratori. Voyez les Dissertations de Camillo Pellegrino (t. II, part. I, p. 231-281, etc.).

[11] Constantin Porphyrogénète (in Vit. Basil., c. 58, p. 183) est le premier auteur qui rapporte cette histoire. Il la place sous les règnes de Basile et de Louis II, mais la réduction de Bénévent par les Grecs n’eut lieu que dans l’année 891, après la mort de ces deux princes.

[12] Paul Diacre rapporte (de Gest. Langob., l. V, c. 7, p. 870, 871, édit. Grot.) un fait pareil arrivé en 663, sous les murs de la même ville de Bénévent ; mais il impute aux Grecs eux-mêmes le crime que les auteurs de Byzance attribuent aux Sarrasins. On dit que dans la guerre de 1756, M. d’Assas, officier du régiment d’Auvergne, se dévoua de la même manière. Sa conduite fut d’autant plus héroïque, que les ennemis qui l’avaient fait prisonnier ne lui demandaient que le silence (Voltaire, Siècle de Louis XV, c. 33, t. IX, p. 172.).

[13] Thibaut, que Luitprand qualifie de héros, fut, à proprement parler, duc de Spolette et marquis de Camerino, depuis l’année 926 jusqu’à l’année 935. C’étaient les empereurs français qui avaient introduit en Italie le titre et l’emploi de marquis (commandant de la Marche ou de la frontière). Voyez l’Abrégé chronologique, t. II, p. 615-732, etc.

[14] Luitprand, Hist., l. IV, c. 4, dans les Rerum italic. Scriptores, t. I, part. I, p. 453, 454. Si l’on trouve ces détails trop libres, je m’écrierai, avec le pauvre Sterne, qu’il est dur de ne pouvoir transcrire avec circonspection ce qu’un évêque a écrit sans scrupule. Et que serait-ce donc si j’avais traduit, ut viris certetis testiculos amputare, in quibus nostri corporis refocillatio, etc. ?

[15] Les monuments qui nous restent du séjour des Normands en Italie, ont été recueillis dans le cinquième volume de Muratori ; et, parmi ces monuments, il faut distinguer le poème de Guillaume de la Pouille (p. 245-278), et l’histoire de Galfridus (Geoffroy) Malaterra (p. 537-607). Ces deux auteurs étaient nés en France, mais, ils écrivaient en Italie du temps des premiers conquérants (avant l’année 1100), et avec l’énergie des hommes libres. Il n’est pas besoin de rappeler ici les noms des compilateurs et des critiques de l’histoire d’Italie ; Sigonius, Baronius, Pagi, Giannone, Muratori, Saint-Marc, etc., que j’ai toujours consultés, mais que je n’ai jamais copiés.

[16] Quelques-uns des premiers convertis furent baptisés dix ou douze fois, afin de recevoir dix ou douze fois la tunique blanche qu’il était d’usage de donner aux néophytes. Aux funérailles de Rollon, on fît des concessions aux monastères pour le repos de son âme, et on sacrifia cent captifs ; mais, dans l’intervalle d’une ou de deux générations, le changement fut complet et général.

[17] Les Normands de Bayeux, ville située sur la côte de la mer, parlaient encore la langue danoise à une époque (A. D. 940) où, à Rouen, la cour, et la capitale l’avaient déjà oubliée : Quem (Richard Ier) confestim pater Baiocas mittens Botoni militiæ suæ principi nutriendum tradidit, ut ibi LINGUA eruditus DANICA suis exterisque hominibus sciret aperte dare responsa (Wilhelm Gemeticensis, de Ducibus Normannis, l. III, c. 8, p. 623, édit. de Camden). Selden (Opera, p. 1640-1656) a donné un échantillon de la langue naturelle et favorite de Guillaume le Conquérant (A. D. 1035), échantillon qui se trouve aujourd’hui trop vieux et trop obscur, même pour les antiquaires et les gens de loi.

[18] Voyez Léandre Alberti (Descrizione d’Italia, p. 250) et Baronius. (A. D. 493, n° 43). Si l’archange se trouvait avoir hérité du temple de l’oracle, comme on peut le présumer de la caverne de Calchas, l’ancien diseur de bonne aventure (Strabon, Geogr., l. VI, p. 435, 436), les catholiques dans cette occasion avaient surpassé les Grecs par l’élégance de leur superstition.

[19] Les Normands étaient déjà connus en Italie pour leur valeur ; quelques années auparavant, cinquante de leurs chevaliers, se trouvant réunis à Salerne au moment où une petite flotte de Sarrasins venait insulter cette ville, demandèrent à Guaimar III, alors prince de Salerne, des armes et des chevaux, se firent ouvrir les portes de la ville, chargèrent les Sarrasins et les renversèrent : Guaimar voulût en vain les retenir à son service ; mais il leur fit promettre qu’ils engageraient d’autres braves de leur nation à venir combattre les infidèles. Hist. des républ. ital., t. I, p. 263. (Note de l’Éditeur.)

[20] Ce récit n’est pas exact. Après la retraite de l’empereur Henri II, les Normands, réunis sous les ordres de Rainolfe, s’étaient emparés d’Averse, alors petit château du duché de Naples. Il n’y avait que peu d’années qu’ils en étaient maîtres, lorsque Pandolphe IV, prince de Capoue, trouva moyen de s’emparer par surprise de Naples. Sergius, maître des soldats et chef de cette république, sortit, avec les principaux citoyens, d’une ville où il ne voyait pas sans horreur s’établir une domination étrangère ; il se retira dans Averse ; et lorsque, avec l’aide des Grecs et celle des citoyens fidèles à leur patrie ; il eut rassemblé assez d’argent pour satisfaire l’avidité des aventuriers normands ; il vint à leur tête attaquer la garnison du prince de Capoue, il la battit, et rentra dans Naples. Ce fut alors qu’il confirma aux Normands la possession d’Averse et de son territoire, qu’il l’érigea en comté et qu’il en investit Rainolfe. Hist. des républ. ital., t. I, p. 267. (Note de l’Éditeur.)

[21] Voyez le premier livre de Guillaume de la Pouille. Ce qu’il dit convient à tous les essaims de Barbares et de flibustiers :

Si vicinomm quis PERNICIOSUS ad illos

Confugiebat, eum gratanter suscipiebant,

Moribus et lingua quoscunque venire videbant,

Informant propria ; gens efficiatur ut una.

Et ailleurs, en parlant des aventuriers normands :

Pars parat, exiguæ vel opes aderant quia nullæ ;

Pars quia de magnis majora subire volebant.

[22] Luitprand, in Legatione, p. 185. Pagi a jeté du jour sur cet événement, d’après l’histoire manuscrite du diacre Léon (t. IV, A. D. 965, n° 17-19).

[23] Voyez la Chronique arabe de la Sicile, ap. Muratori, Script. rer. ital., t. I, p. 253.

[24] Voyez Geoffroy Malaterra, qui raconte la guerre de Sicile et la conquête de la Pouille (l. I, c. 7, 8, 9-19). Cedrenus (tom. II, p. 741-743, 755, 756) et Zonare (tom. II, p. 237, 238) décrivent les mémés événements ; et les Grecs étaient si accoutumés aux humiliations, que leur narration est assez impartiale.

[25] Cedrenus spécifie le ταγμα de l’Obsequium (Phrygia) et le μερος des Thracésiens (Lydia) ; voyez Constantin (de Thematibus, 1, 3, 4, avec la Carte de Delisle) ; et il nomme ensuite les Pisidiens et les Lycaoniens avec les fœderati.

[26] Omnes conveniunt et bis sex nobiliores,

Quos genus et gravitas morum decorabat et cetas,

Elegere duces. Provectis ad comitatum

His alii parent. Comitatus nomen honoris,

Quo donantur erat. Hi totas undique terras

Divisere sibi ; ni sors inimica repugnet,

Singula proponunt loca quœ contingere sorte

Cuique ducis debent, et quæque tributa locorum.

Et après avoir parlé de Melphi, Guillaume de la Pouille Ajoute :

Pro numero comitum bis sex stature plateas

Atque domus comitum totidem fabricantur in urbe.

Léon d’Ostie (l. II, c. 67) nous apprend de quelle manière furent partagées les villes de la Pouille ; mais ce détail m’a paru inutile.

[27] Guillaume de la Pouille, l. II, c. 12. Je compte ici sur une citation faite par Giannone (Ist. civ. di Napoli, t. II, p. 31), citation que je ne puis vérifier dans l’original. L’Apulien donne des éloges aux validas vires, probitas animi et vivida virtus de Bras-de-fer, et il déclare que, si ce héros avait vécu, aucun poète n’aurait pu égaler son mérite (l. I, p. 258 ; l. II, p. 259). Bras-de-fer fût regretté par les Normands ; quippe qui tanti consilii virum (dit Malaterra, l. I, c. 12, p. 552) tam armis strenuum, tum sibi munificum, affabilem, morigeratum, ulterius se habere diffidebant.

[28] Malaterra (l. I, c. 3, p. 550) dit : Gens astutissima, injuriarum ultrix... adulari sciens... eloquentiis inserviens ; et ces expressions indiquent le caractère populaire et proverbial des Normands.

[29] Le goût de la chasse et l’usage du faucon appartenaient plus particulièrement aux descendants des marins de la Norvège ; au reste, les Normands auraient pu apporter de la Norvège et de l’Irlande les plus beaux oiseaux de fauconnerie.

[30] On peut comparer ce portrait avec celui de Guillaume de Malmsbury (de Grest. Anglorum, l. III, p. 101, 102), qui apprécie en historien philosophe les vices et les vertus des Saxons et des Normands. L’Angleterre a certainement gagné à la conquête.

[31] Le biographe de saint Léon IX jette sur les Normands son venin sacré : Videns indisplinatam et alienam gentem Normannorum, crudeli et inaudita rabie et plus quam pagana impietate adversus ecclesias Dei insurgere, passione christianos trucidare, etc. (Wibert, c. 6.). L’honnête Apulien (l. II, p. 259) dit tranquillement de leur accusateur : Veris commiscens fallacia.

[32] On peut tirer ces détails sur la politique des Grecs, la révolte de Maniacès, etc., de Cedrenus (t. II, p. 757, 758), de Guillaume de la Pouille (l. I, p. 257, 258, l. II, p. 259), et des deux Chroniques de Bari, par Lupas Protospata (Muratori, Script. rer. ital., t. V, p. 42, 43, 44), et par un auteur anonyme (Antiq. Ital. med. œvii, t. I, p. 31-35). Cette dernière est un fragment qui a quelque prix.

[33] Argyre reçut, dit la Chronique anonyme de Bari, des lettres impériales, fœderatus, et patriciatus, et catapani, et vestatus. Muratori, dans ses Annales (t. VIII, p. 426), fait avec raison une correction ou une interprétation sur ce dernier mot ; il lit sevestatus, c’est-à-dire le titre de sebastos ou d’Augustus ; mais dans ses Antiquités il en fait, d’après Ducange, un office du palais ou la grande maîtrise de la garde-robe.

[34] Wibert a composé une Vie de saint Léon IX, où l’on retrouve les passions et les préjugés de son siècle : cette Vie a été imprimée à Paris en 1615, in-8°, et insérée depuis dans les recueils des bollandistes de Mabillon et de Muratori. M. de Saint-Marc (Abrégé, t. II, p. 140-210, et p. 25-95, seconde colonne) a traité avec soin l’histoire publique et privée de ce pape.

[35] Voyez, sur l’expédition de Léon IX contre les Normands, Guillaume l’Apulien (l. II, p. 259-261) et Geoffroy Malaterra (l. I, c. 13, 14, 15, p. 253). Ces deux auteurs ont de l’impartialité ; leur prévention naturelle se trouve contrebalancée par leur prévention de prêtres.

[36] Teutonici, qûia cæsaries et forma decoros

Fecerat egregiè proceri corporis illos,

Corpora derident Normannica quæ breviora

Esse videbantur.

Les vers de l’Apulien ont ordinairement cette platitude mais il s’échauffe dans la description de la bataille. Deux de ses comparaisons, tirées de la chasse au faucon et de la sorcellerie, indiquent les mœurs de son temps.

[37] M. de Saint-Marc (t. II, p. 200-204.) allègue les plaintes ou les censures que formèrent alors, de la conduite du pape, plusieurs personnages respectables. Comme Pierre Damien, l’oracle de ce temps, avait refusé aux papes le droit de faire la guerre, le cardinal Baronius (Annal. ecclés., A. D. 1053, n° 10-17) remet l’ermite à sa place (Ligens eremi incola), et soutient avec chaleur les prérogatives des deux glaives de saint Pierre.

[38] Giannone (Istor. civ. di Napoli, t. II, p. 37-49-57-66) discute habilement, comme jurisconsulte et comme antiquaire, l’origine et la nature des investitures papales ; mais il s’efforce vainement de concilier les devoirs de patriote et ceux de catholique, et par cette frivole distinction, Ecclesia romana non dedit, sed accepit, il échappe à la nécessité d’un aveu sincère, mais dangereux.

[39] On trouve des détails sur la naissance, le caractère et les premières actions de Guiscard, dans Geoffroy Malaterra (l. I, c. 3, 4-11-16, 17, 18-38, 39, 40), dans Guillaume de la Pouille (l. II, p. 260-262), dans Guillaume Gemeticensis ou de Jumièges (l. XI, c. 30, p. 663. 664, édit. de Camden), et dans Anne Comnène (Alexiade, l. I, p. 23-27 ; l. V, p. 165, 166), avec les Notes de Ducange (Not. in Alex., p. 230-232-320), qui a ramassé toutes les chroniques latines et françaises, pour en tirer de nouvelles lumières.

[40] Anne Comnène était née dans la pourpre ; mais son père n’était qu’un particulier, illustre à la vérité, que son mérite avait élevé à l’empire.

[41] Giannone (t. II, p. 2), oubliant ses auteurs originaux, s’en rapporte, pour faire sortir Guiscard d’une maison de prince, au témoignage d’Inveges, moine augustin de Palerme, qui vivait dans le dernier siècle. Ces deux auteurs prolongent la succession des ducs depuis Rollon jusqu’à Guillaume II, le Bâtard ou le Conquérant, qu’on croyait (comunemente si tiene) le père de Tancrède de Hauteville. Cette erreur est grossière et bien étonnante ; car lorsque les fils de Tancrède faisaient la guerre dans la Pouille, Guillaume II n’avait que trois ans (A. D. 1037).

[42] Le jugement de Ducange est juste et modéré : Certe humilis fuit ac tenuis Roberti familia, si ducalem et regium spectemus apicem ; ad quem postea pervenit ; quœ honesta tamen et prœter nobilium vulgarium statum et conditionem illustras habita est, quœ nec humi reperet, nec altum quid tumeret. (Guill. de Malinsb., de Gest. Anglorum, l. III, p. 107, Not. ad. Alexiad., p. 230).

[43] Je vais citer quelques-uns des meilleurs vers de l’Apulien (l. II, p. 270) :

Pugnat utraque manu, nec lancea cassa, nec ensis

Cassus erat, quocunque manu deducere vellet.

Ter dejectus equo, ter viribus ipse resumptis

Major, in arma redit : stimulos furor ipse ministrat.

Ut leo cum frendens, etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nullus in hoc bello, sicuti post bella probatum est,

Victor vel victus, tam magnos edidit ictus.

[44] Les auteurs et les éditeurs normands qui connaissaient le mieux leur langue, traduisaient le mot Guiscard ou Wiscard par Callidus, un homme rusé et astucieux. La racine Wise est familière aux oreilles anglaises, et l’ancien mot Wiseacre offre à peu près le même sens et la même terminaison. Την ψυχην πανουργοτατος rend assez bien le surnom et le caractère de Robert.

[45] L’histoire de l’acquisition du titre de duc par Robert Guiscard est une matière très délicate et très obscure. D’après les remarques judicieuses de Giannone, Muratori et Saint-Marc, j’ai tâché de faire ce récit, d’une manière cohérente et vraisemblable.

[46] Baronius (Annal. ecclésiast., A. D. 1059, n° 69) a publié l’acte original. Il dit l’avoir copié sur le Liber censuum, manuscrit du Vatican. Cependant Muratori a imprimé (Antiq. med. œvi, t. V, p. 851-908) un Liber censuum où il ne se trouve pas ; et les noms de Vatican et de cardinal éveillent les soupçons d’un protestant et même d’un philosophe.

[47] Voyez la Vie de Guiscard dans le second et le troisième livre de l’Apulien, le premier et le second livre de Malaterra.

[48] Giannone (vol. II de son Istoria civile, l. IX, X, XI ; et l. XVII, p. 460-470) expose avec impartialité les conquêtes de Robert Guiscard et de Roger Ier ; l’exemption de Bénévent et des douze provinces du royaume. Cette division n’a été établie que sous le règne de Frédéric II.

[49] Giannone (t. II, p. 119-127), Muratori (Antiq. medii œvi, t. III, Dissert. 44, p. 935, 936) et Tiraboschi (Istor. della Letteratura ital.), ont donné le tableau historique des médecins de l’école de Salerne. Le jugement de leur théorie et de leur pratique doit être abandonné à nos médecins.

[50] L’infatigable Henri Brenckmann a inséré à la fin de l’Historia Pandectarum (Trafecti ad Rhenum, 1722, in-4°) deux Dissertations de Republica amalphitana et de Amalphi a Pisanis direpta, fondées sur le témoignage de cent quarante écrivains ; mais il a oublié les deux passages importants de l’ambassade de Luitprand (A. D. 959), qui comparent le commerce et la navigation d’Amalfi et de Venise.

[51] Guglielmus Appulus, l. II, p. 267.

[52] Muratori fait remonter l’époque de ces vers par-delà l’an 1066, époque de la mort d’Edouard le Confesseur, rex Anglorum, à qui ils sont adressés. L’opinion ou plutôt la méprise de Pasquier (Recherches de la France, l. VII, c. 2) et de Ducange (Gloss. lat.) laisse les preuves de Muratori en leur entier. On connaissait dès le huitième siècle l’usage des vers rimés, emprunté des langues du Nord et de l’Orient (Muratori, Antiquit., tome III, Dissertat., 40, p. 586-708).

[53] La description d’Amalfi par Guillaume de la Pouille (l. II, p. 267) est très exacte et assez poétique ; et le troisième vers semble faire allusion à la boussole.

[54] Amalfi n’avait qu’un millier d’habitants au commencement du dix-huitième siècle, lorsque Brenckmann la visita (Brenckm., de Rep. Amalph., Diss. 1, c. 13) ; mais à présent elle en a six ou huit mille. Hist. des Rép. ital., t. I, p. 304. (Note de l’Éditeur.)

[55] Geffroy Malaterra, l. I, c. 25. Du moment où cet auteur a fait Mention de Roger son protecteur (l. I, chap. 19), Guiscard ne paraît plus jouer que le second rôle. On remarque quelque chose de semblable dans Velleius Paterculus, à l’occasion d’Auguste et de Tibère.

[56] Geoffroy Malaterra, liv. II, chap. I. Il raconte la conquête de la Sicile dans ses trois derniers livres, et il a donné lui-même un sommaire exact des chapitres (p. 544-546).

[57] Voyez le mot Milites dans le Glossaire latin de Ducange.

[58] Entre autres détails curieux ou bizarres, Malaterra dit que les Arabes avaient introduit en Sicile l’usage des chameaux (l. I, c. 53) et des pigeons messagers (c. 42) ; que la morsure de la tarentule donne une incommodité quœ per anum inhoneste crepitando emergit ; effet très ridicule qu’éprouva toute l’armée des Normands, campée près de Palerme (c. 36). J’ajouterai une étymologie qui n’est pas indigne du onzième siècle. Messana est dérivé de Messis, lieu d’où les blés de la Sicile étaient envoyés en tribut à Rome (l. II, c. 1).

[59] Voyez la capitulation de Palerme dans Malaterra (l. II, c. 45), et Giannone, qui parle de la tolérance générale accordée aux Sarrasins (t. II, p. 72).

[60] Jean Léon Afer, de Médicis et Philosophis Arabibus, c. 14, apud Fabricius, Bibl. grœc., t. XIII, p. 278, 279. Ce philosophe se nommait Esseriph Essachalli, et il mourut en Afrique A. H. 516, A. D. 1112. Ceci ressemble beaucoup au shérif Al-Eldrisi, qui présenta son livre (Geogr. nubiens. ; voyez la Préface, p. 88, 90, 170) à Roger, roi de Sicile, A. H. 548, A. D. 1153 (d’Herbelot, Bibl. orient., p. 786 ; Prideaux, Life of Mahomet, p. 188 ; Petis de La Croix, Hist. de Gengis-khan, p. 535,-536 ; Cosiri, Bibl. arab. hispan., t. II, p. 9-13), et je crains qu’il n’y ait quelque méprise.

[61] Malaterra parle de la fondation des évêchés (l. IV, c. 7), et il produit l’original de la bulle (l. IV. c. 29). Giannone donne, en écrivain du pays, une idée de ce privilège et de la monarchie de Sicile (t. II, p. 95-102), et Saint-Marc (Abrégé, t. III, p. 217-301) discute cette question avec toute l’habileté d’un jurisconsulte sicilien.

[62] Dans les détails de la première expédition de Robert contre les Grecs, je suis Anne Comnène (premier, second, quatrième et cinquième livres de l’Alexiade), Guillaume de la Pouille (l. IV et V, p. 270-275), et Geoffroy Malaterra (l. III, c. 13, 14-24, 29-39). Ils étaient contemporains, et leurs écrits sont authentiques ; mais aucun d’eux n’a été témoin oculaire de la guerre.

[63] L’une d’entre elles épousa Hugues, fils d’Azzo ou d’Axo ; marquis de Lombardie (Guglielm. Apul., l. III, p. 267), riche, puissant et noble dans le onzième siècle ; et dont Leibnitz et Muratori ont découvert les ancêtres aux neuvième et dixième siècles. Les deux illustres maisons de Brunswick et d’Este viennent des deux fils aînés du marquis Azzo. Voyez Muratori, Antichita Estense.

[64] Anne Comnène loue et regrette un peu trop librement ce beau jeune homme, qui devint son fiancé après qu’on l’eut dégagé de sa promesse de mariage à la fille de Guiscard (l. I, p. 23) ; elle dit que ce prince était αγαλμα φυσεως... Θεου χειρων φιλοτιμημα... χρυσου γενους απορροη, etc., p. 27. Elle décrit ailleurs la blancheur et le vermillon de sa peau, ses yeux de faucon, etc. (l. III, p. 71).

[65] Anne Comnène, l. I, p. 28-29 ; Guillaume de la Pouille, l. IV, p. 271 ; Geoffroy Malaterra, l. III, c. 13, p. 579, 580. Malaterra est plus réservé, mais l’Apulien dit positivement :

Mentitus se Michaelem

Venerat a Danais quidam seductor ad ilium.

Comme Grégoire vit avait été trompé à cette fourberie, Baronius presque seul ne manque pas de la soutenir (A. D. 1080, n° 44).

[66] Ipse armatœ militiœ non plus quam MCCC milites secum habuisse, ab eis qui eidem negotio interfuerunt attestatur (Malaterra, l. III, c. 24, p. 583). Ce sont les mêmes que l’Apulien (l. IV, p. 273) appelle equestris gens ducis, equites de gente ducis.

[67] Εις τριακοντα χιλιαδας, dit Anne Comnène (Alexias, l. I, p. 37), et son calcul s’accorde avec le nombre et la charge des navires. Ivit in Dyrrachium cum XV militibus hominum, dit le Chronicon Breve Normannicum (Muratori, Scriptores, t. V, p. 278). J’ai tâché de concilier ces diverses notions.

[68] L’Itinéraire de Jérusalem (p. 609, édit. Wesseling) indique un intervalle raisonnable et vrai de mille stades ou de cent milles, que Strabon (l. VI, p. 433) et Pline (Hist. nat., III, 16) ont assez étrangement porté au double.

[69] Pline (Hist. nat., III, 6, 16) donné QUINQUAGINTA millia à ce brevissimus cursus, et indique la véritable distance d’Otrante à la Vallona ou Aulon (d’Anville, Analyse de sa carte des côtes de la Grèce, etc., p. 3-6). Hermolaus Barbarus, qui y substitue le mot centum (Hardouin, Not. 66, in Plin., l. III), aurait pu être corrigé par tous les pilotes vénitiens qui étaient sortis du golfe.

[70] Infames scopulos Acroceraunia, Horace, Carmen, c. 3. Il y a un peu d’exagération dans le prœsipitem Africum decertantem aquilonibus et rabiem Noti, et dans les monstra natantia de l’Adriatique ; mais c’est un exemple intéressant pour l’histoire de la poésie et de l’amitié, qu’Horace tremblant pour la vie de Virgile.

[71] Alexias, l. IV, p. 106. Cependant les Normands coupaient leur barbe ; les Vénitiens la portaient dans toute sa longueur. C’est de là qu’on doit avoir inféré le défaut de barbe de Bohémond ; interprétation bien peu naturelle. Ducange, Not. ad Alex., p. 283.

[72] Muratori (Annali d’Italia, t. IX, p. 136-137) observe que quelques auteurs (Pierre diacre, Chron. Casin., l. III, c. 49) font monter l’armée des Grecs à cent soixante-dix mille hommes ; mais qu’on peut en ôter cent, et que Malaterra en indique seulement soixante-dix mille ; légère inattention ! Le passage auquel il fait allusion se trouvé dans la Chronique de Lupus Protospata (Script. ital., t. V, p. 45). Malaterra (l. IV, c. 27) parle en termes élevés, mais vagues, de la marche de l’empereur : Cum copiis innumerabilibus, et le poète apulien (l. IV, p. 272) :

More locustarum montes et plana teguntur.

[73] Voyez Guillaume de Malmsbury, de Gestis Anglorum, l. II, p. 92. Alexius fidem Anglorum suscipiens, præcipuis familiaritatibus his eos applicabat, amorem eorum filio transcribens. Ordericus Vitalis (Hist. ecclés., l. IV, p. 508 ; l. VII, p. 641) raconte leur départ d’Angleterre et leur service dans l’empire grec.

[74] Voyez l’Apulien, l. II, p. 256. J’ai tracé dans le cinquante-quatrième chapitre le caractère et l’histoire de ces manichéens.

[75] Voyez le simple et admirable récit de César (Comment. de Bell. civil., III, 41-75). Il est dommage que Quintus Icilius (M. Guischardt) n’ait pas assez vécu pour analyser ces opérations, ainsi qu’il a analysé les campagnes d’Afrique et d’Espagne.

[76] Παλλας αλλα και μη Αθηνη. Le président Cousin (Hist. de Constantinople, t. IV, p. 131, in-12) a fort bien traduit : Qui combattait comme une Pallas, quoiqu’elle ne fut pas aussi savante que celle de la Grèce. Les Grecs avaient composé les attributs de leur déesse de deux caractères très peu faits pour s’accorder, celui de Neith, l’ouvrière de Saïs en Égypte, et celui d’une vierge amazone du lac Tritonien dans la Libye (Banier, Mythologie, t. IV, p. 1-31, in-12).

[77] Anne Comnène (l. IV, p. 116) admire avec une sorte d’effroi ses mâles vertus. Elles étaient plus familières aux Latins ; et quoique l’Apulien (l. IV, p. 273) fasse mention de sa présence et de sa blessure, il lui donne beaucoup moins d’intrépidité. Le mot de subegerat n’est pas heureux lorsqu’il s’agit d’une femme prisonnière.

[78] Anna, l. V, p.133 ; p. 140. La pédanterie de la princesse, dans le choix des dénominations classiques, a encouragé Ducange à donner à ses compatriotes le caractère des anciens Gaulois.

[79] Lupus Protospata (t. III, p. 45) dit six mille ; Guillaume de la Pouille plus de cinq mille (l. IV, p. 213). Leur modestie est singulière et louable : il leur était si aisé de tuer d’un coup de plume vingt ou trente mille schismatiques ou infidèles !

[80] Les Romains avaient trouvé le nom d’Epidamnus de mauvais augure, et ils y avaient substitué celui de Dyrrachium (Pline, III, 26) : le peuple en aurait fait Duracium (voyez Malaterra), qui a quelque analogie avec le mot de dureté. Durand était un des noms de Robert ; ainsi Robert était un Durando ; misérable jeu de mots ! (Alberic. Monach., in Chron., apud Muratori, Annali d’Italia, tom. IX, p. 137.)

[81] Anna, l. I, p. 35. Par ces comparaisons, si différentes de celles d’Homère, elle veut inspirer du mépris et de l’horreur pour le méchant petit animal qu’on appelle le conquérant. Malheureusement le sens commun ou la déraison publique contrarient ses louables desseins.

[82] Prodiit hac auctor Trojanæ cladis Achilles. Virgile (Æneid., II, Larissæus Achilles) autorise la supposition de l’Apulien (l. VI p. 275), qui n’est pas justifiée par les détails géographiques qu’on trouve dans Homère.

[83] L’ignorance a traduit par éperons les των πεδιλωα προαλμτα, qui embarrassaient les chevaliers lorsqu’ils se trouvaient à pied (Anne Comnène, Alexias, l. V, p. 140). Ducange en a fait voir le véritable sens par un usage ridicule et incommode qui a subsisté depuis le onzième jusqu’au quinzième siècle. Ces pointes, en forme de scorpion, avaient quelquefois deux pieds, et une chaîne d’argent les attachait au genou.

[84] L’épître entière mérite d’être lue (Alexias, l. III, p. 93, 94, 95). Ducange n’a pas entendu ces mots, αστροπελεκυν δεδεμενον μετα χρυσαφιον. J’ai tâché d’en tirer un sens supportable : χρυσαφιον signifie une couronne d’or ; Simon Portius (in Lexico grœco-barbar.) dit que αστροπελεκυς équivaut à κεραυνος, πρηστηρ, un éclair.

[85] Je renvoie, sur ces faits principaux, aux historiens généraux Sigonius, Baronius, Muratori, Mosheim, Saint-Marc, etc.

[86] Les Vies de Grégoire VII sont ou des légendes ou des invectives (Saint-Marc, Abrégé, t. III, p. 235, etc.), et les lecteurs modernes ne croiront ni à ses miracles ni à ses œuvres magiques. On trouve des détails instructifs dans Leclerc (Vie de Hildebrand, Bibliothèque ancienne et moderne, t. VIII), et beaucoup d’amusants dans Bayle (Dictionnaire critique, Grégoire VII). Le pape fut sans doute un grand homme, un second Athanase dans un siècle plus fortuné pour l’Église. Me permettra-t-on d’ajouter que le portrait d’Athanase est un des morceaux de mon Histoire (chap. XXI) dont je suis le moins mécontent ?

[87] Anne, avec la rancune d’un schismatique grec, l’appelle καταπτυστος ουτος παπας (l. I, p. 32), un pape ou un prêtre qui mérite qu’on crache sur lui ; elle l’accuse d’avoir fustigé, d’avoir rasé les ambassadeurs de Henri, et peut-être de les avoir privés des organes de la virilité (p. 31-33) ; mais ce cruel outrage est invraisemblable et douteux. Voyez la préface judicieuse de Cousin.

[88] . . . . . . . . . . Sic uno tempore victi

Sunt terrœ domini duo : rex Alemannicus iste,

Imperii rector romani maximus ille.

Alter ad arma ruens armis superatur, et alter

Nominis auditi sola formidine cessit.

Il est assez singulier que ce poste latin parle de l’empereur grec comme gouvernant l’empire roman (l. IV, p. 274).

[89] La narration de Malaterra (l. III, c. 37, p. 587, 588) est authentique, circonstanciée et impartiale. Dux ignem exclamans urbi incensa, etc. L’Apulien affaiblit le malheur (inde QUIBUSDAM œdibus exustis) que des chroniques partiales exagèrent encore Muratori, Annali, t. IX, p. 147.

[90] Le jésuite Donat (de Roma veteri et nova, l. IV, c. 8, p. 489), après avoir parlé de cette dévastation, ajoute agréablement : Duraret hodieque in Cœlio monte interque ipsum et Capitolium miserabilis facies prostratœ urbis, nisi in hortorum vinetorumque amœnitatem Roma resurrexisset ut perpetua viriditate contegeret vulnera et ruinas suas.

[91] Le titre de roi, promis ou donné à Robert par le pape (Anna, l. I, p. 32) est assez prouvé par le poète apulien (l. IV, p. 270) :

Romani regni sibi promisisse coronam

Papa ferebatur.

Et je ne conçois pas pourquoi ce nouveau trait de la juridiction apostolique déplaît à Gretser et à quelques autres défenseurs des papes.

[92] Voyez Homère, Iliade B (je hais cette manière pédantesque de citer les livres de l’Iliade par les lettres de l’alphabet grec), 87, etc. Ses abeilles présentent l’image d’une foule en désordre. Leur discipline et leurs travaux publics semblent être les idées d’un siècle postérieur (Virgile, Énéide, l. I).

[93] Guillaume de la Pouille, l. V, p. 276. L’admirable port de Brindes était double ; le havre extérieur présentait un golfe qui se trouvait couvert par une île, se rétrécissait par degrés, et communiquait par une passe avec le havre intérieur, qui embrassait la ville des deux côtés. César et la nature ont travaillé à sa ruine et que peuvent contre de pareils agents les faibles efforts du gouvernement napolitain ! Swinburne’s Travels in the two Sicilies, vol. I, p. 384-390.

[94] Guillaume de la Pouille (l. V, p. 276) décrit la victoire des Normands, et oublie les deux défaites antérieures qu’Anne Comnène a soin de rappeler (l. VI, p. 159, 160, 161). A son tour, elle invente ou elle exagère une quatrième action où les Vénitiens sont vengés de leur perte et récompenses de leur zèle. Les Vénitiens ne pensaient pas ainsi, puisqu’ils déposèrent leur doge, propter excidium stoli. Dandolo, in Chron., in Muratori, Script. rerum italicarum, l. XII, p. 249.

[95] Les auteurs les plus authentiques, Guillaume de la Pouille (l. V, p. 271), Geoffroy Malaterra (l. III, c. 41, p. 589), et Romuald de Salerne (Chron., in Muratori, Script. rerum ital., t. VII), ne parlent point de ce crime, qui paraît si évident à Guillaume de Malmsbury (l. III, p. 107), et Roger de Hoveden (p. 710, in Script. post Bedam). Hoveden explique comme quoi Alexis le Juste épousa, couronna et fit brûler vive sa complice. Cet historien anglais est si aveugle, qu’il place Robert Guiscard ou Wiscard au nombre des chevaliers de Henri Ier, qui monta sur le trône quinze ans après la mort du duc de la Pouille.

[96] Anne Comnène jette avec joie quelques fleurs sur le tombeau d’un ennemi (Alexiade, l. V, p. 162-166) ; mais le mérite de Guiscard est bien mieux prouvé par l’estime et la jalousie de Guillaume le Conquérant, dans les États duquel vivait sa famille. Grœcia (dit Malaterra) hostibus recedentibus libera lœta quievit ; Apulia tota, sive Calabria turbatur.

[97] Urbs Venusina nitet tantis decorata sepulchris. C’est un des meilleurs vers du poème de l’Apulien (liv. V, p. 278), Guillaume de Malmsbury (liv. III, p. 107) rapporte une épitaphe de Guiscard, qui ne mérite pas d’être insérée ici.

[98] Horace toutefois avait peu d’obligations à Vénuse : il fut conduit à Rome dès son enfance (Sermon. I, 6), et ses allusions multipliées aux limites incertaines de la Pouille et de la Lucanie (Carm. III, 4, Sermon. II, 1) sont indignes de son siècle et de son génie.

[99] Voyez Giannone (t. II, p. 88-93) et les historiens de la première croisade.

[100] Les règnes de Roger et des trois Normands de la Sicile occupent quatre livres de l’Istoria civile de Giannone (t. II, l. XI-XIV, p. 136-340), et se trouvent épars dans les neuvième et dixième volumes des Annales de Muratori. La Bibliothèque italique (t. I, p. 175-222) contient un extrait fort utile de Capecelatro, moderne Napolitain, qui a publié deux volumes sur l’histoire de son pays, depuis Roger Ier jusqu’à Frédéric II inclusivement.

[101] Selon le témoignage de Philistus et de Diodore, Denys, tyran de Syracuse, entretenait une armée de dix mille cavaliers, de cent mille fantassins et de quatre cents galères. Rapprochez Hume (Essays, vol. I, p. 268-435) de Wallace son adversaire (Numbers of Mankind, p. 306-307). Tous les voyageurs, d’Orville, Reisdesel, Swinburne, etc., parlent des ruines d’Agrigente.

[102] Un auteur contemporain, qui décrit les actions de Roger, de l’an 1127 à l’an 1135, fonde les titres de ce prince sur son mérite et son pouvoir sur le consentement des barons et l’ancienne monarchie de Sicile et de Palerme, sans parler de l’investiture du pape Anaclet (Alexand. cœnobii Telesini abbatis de Rebus gestis Rogerii, l. IV, in Muratori, Script. rerum ital., t. V, p. 607, 645).

[103] Les mois de France, d’Angleterre, d’Écosse, de Castille, d’Aragon, de Navarre, de Suède, de Danemark et de Hongrie. Le trône des trois premiers était beaucoup plus ancien que Charlemagne. Les trois suivants avaient établi le leur par le glaive, et les trois derniers par leur baptême. Le roi de Hongrie se trouvait le seul qui eût eu l’honneur ou l’affront de recevoir sa couronne du pape.

[104] Fazellus et une foule d’autres Siciliens ont imaginé un couronnement antérieur de quelques mois, et auquel le pape et l’empereur n’eurent aucune part (A. D. 1130, mai 1er) ; Giannone le rejette malgré lui (t. II, p. 137-144). Le silence des contemporains renverse cette fable, que ne peut soutenir une prétendue chartre de Messine. Muratori, Annali d’Italia, tom. IX, p. 340 ; Pagi, Critica, t. IV, p. 467, 468.

[105] Roger corrompit le second officier de l’armée de Lothaire, qui fit sonner la retraite, ou plutôt qui cria aux troupes de se retirer ; car les Allemands, dit Cinnamus (l. III, c. I, p. 51), ignorent l’usage des trompettes. Il est bien ignorant lui-même.

[106] Voyez de Guignes, Hist. génér. des Huns, t. I, p. 369-373, et Cardonne, Hist. de l’Afrique, etc., sous la domination des Arabes, t. II, p. 70-140. Il parait que ces deux auteurs ont pris Novairi pour leur guide.

[107] Tripoli (dit le géographe de Nubie, ou pour parler plus exactement, le shérif Al-Edrisi), urbs fortis, saxeo muro vallata, sita prope littus maris. Hanc expugnavit Rogerius, qui, mulieribus captivis ductis, viros peremit.

[108] Voyez la Géographie de Léon I’Africain, (in Ramusio, t. I, fol. 74, vers. ; fol. 75, recto), et les Voyages de Shaw (p. 110), le septième livre du président de Thou, et le onzième de l’abbé de Vertot. Les chevaliers de Malte eurent la sagesse de refuser cette place, que Charles-Quint leur offrait, à condition de la défendre.

[109] Pagi a indiqué d’une manière exacte les conquêtes de Roger en Afrique ; et son ami l’abbé de Longuerue a suppléé à ses remarques au moyen de quelques mémoires arabes (A. D. 1147, n° 26, 27 ; A. D. 1148, n° 16 ; A. D. 1153, n° 16).

[110] Appulus et Galaber, Siculus mihi servit et Afer.

Inscription orgueilleuse, d’où il résulte que les vainqueurs normands étaient toujours distingués de leurs sujets chrétiens et musulmans.

[111] Hugo Falcando (Hist. Sicula, in Muratori, Script., l. VII, p. 270, 271) attribue ces pertes à la négligence ou à la perfidie de l’amiral Majo.

[112] Le silence des historiens de Sicile, qui finissent trop tôt ou commencent trop tard, doit être supplée par Othon de Freysingen (de Gest. Freder. I, l. I, c : 33, in Muratori, Scriptor., t. VI, p. 668), par le vénitien André Dandolo (Id., t. XII, p. 282, 283), et par les auteurs grecs Cinnamus (liv. III, c. 2-5) et Nicétas (in Manuel, l. II, c. 1-6).

[113] J’applique à la prise et à la délivrance de Louis VII le παρ' ολιγον ηλθε του αλωναι, de Cinnamus (l. II, c. 19, p. 49). Muratori se moque, d’après d’assez bons témoignages (Ann. d’Ital., tom. IX, p. 421), de la délicatesse de quelques auteurs français, qui assurent marisque nullo impediente pcriculo ad regnum proprium reversum esse ; au reste, j’observe que Ducange, leur défenseur, est moins positif lorsqu’il commente Cinnamus que lorsqu’il donne l’édition de Joinville.

[114] In palatium regium sagatas igneas injecit, dit Dandolo ; mais Nicétas (l. II, c. 8, p. 66) transforme ces traits en Βελη αργντεους εχοντα ατρακτους ; il ajoute que Manuel qualifiait cet outrage de παιγνιον, et γελωτα..... ληστευοντα. Un compilateur, Vincent de Beauvais, dit que ces traits étaient d’or.

[115] Voyez sur l’invasion de l’Italie, que dédaigne presque Nicétas, l’histoire plus soignée de Cinnamus (l. IV, chap. 15, p. 78-10).

[116] Un auteur latin, Othon (de Gestis Frederici I, l. II, chap. 30, page 734), atteste la supposition de cette pièce ; le Grec Cinnamus (liv. I, c. 4, p. 78) fait valoir une promesse de restitution qu’avaient donnée Conrad et Frédéric. Une fraude est toujours coupable lorsqu’on l’attribue aux Grecs.

[117] Quod Anconitati græcum imperium nimis diligerent. Veneti speciali odio Anconam oderunt. Les benefacia et le flumen aureum de l’empereur étaient la cause de cet amour et peut-être de cette jalousie. Cinnamus (l. IV, c. 14, p. 98) confirme la narration latine.

[118] Muratori fait mention de deux sièges d’Ancône : le premier en 1167, soutenir contre, Frédéric Ier en personne (Ann., t. X, p. 39, etc.) ; le second en 1173, contre l’archevêque de Mayence, lieutenant de ce prince, prélat indigne de son titre et de ses emplois, (p. 76, etc.). Les Mémoires que Muratori a publiés dans sa grande collection (t. VI, p. 921-946) sont ceux du second siége.

[119] Nous tirons cette anecdote d’une Chronique anonyme de Fossa Nova, publiée par Muratori (Script. ital., t. VII, p. 874)

[120] Le Βασιλειον σημειον de Cinnamus (l. IV, c. 14, p. 99) est susceptible de ces deux explications. Un étendard est plus analogue aux mœurs des Latins, et une image à celles ces Grecs.

[121] Nihilominus quoque petebat, ut quia occasio justa et tempus opportunum et acceptabile se obtulerant, romani corona imperii a sancto apostolo sibi redderetur ; quoniam non aa Frederici Alamanni, sed ad suum jus asseruit pertinere (Vit. Alexandri III à cardinal Aragoniœ, in Script., rer. Ital., t. III, p. 458). Il partit pour sa seconde ambassade, cum immensa multitudine pecuniarum.

[122] Nimis alter et perplexa sunt (Vit Alexandri III, p. 460, 461) disait le pontife circonspect.

[123] Cinnamus, l. IV, c. 14, p. 99.

[124] Cinnamus raconte dans son sixième livre la guerre de Venise, que Nicétas n’a pas jugée digne de son attention. Muratori rapporte (année 1171, etc.) les récits des Italiens qui ne satisfont pas notre curiosité.

[125] Romuald de Salerne (in Muratori, Script. ital., t. VII, p. 198) fait mention de cette victoire. Il est assez singulier que Cinnamus (l. IV, c. 13, p. 97, 98) ait plus de chaleur et soit plus détaillé que Falcando (p. 268-270) dans l’éloge du roi de Sicile. Mais l’auteur grec aimait les descriptions, et le latin n’aimait pas Guillaume le Mauvais.

[126] Voyez sur l’Épître de Guillaume Ier, Cinnamus (l. IV, c. 15, p. 101, 102) et Nicétas (l. II, c. 8). Il est malaisé de dire si les Grecs se trompaient eux-mêmes, où s’ils voulaient tromper le public par ces tableaux flattés de la grandeur de l’empire.

[127] Je ne puis citer ici d’autres témoins originaux que les misérables Chroniques de Sicard de Crémone (p. 603) et de Fossa Nova (p. 875), qui se trouvent au 7e volume des Historiens de Muratori. Le roi de Sicile envoya ses troupes contra nequitiam Andronici..... ad acquirendum imperium C. P. Ses soldats furent capti aut confusi..... decepti, captique par Isaac.

[128] Cinnamus, nous manque ici, et nous sommes réduits à Nicétas (in Andronico, l. I, c. 7, 8, 9 ; l. II, c. 1, in Isaac Angelo, l. I, c. 1-4), qui devient un contemporain de beaucoup de poids. Comme il écrivit après la chute de l’empereur et de l’empire, il est exempt de flatterie ; mais la chute de Constantinople, aigrit ses préventions contre les Latins. J’observerai, à l’honneur des lettres, qu’Eustathe, archevêque de Thessalonique, le fameux commentateur d’Homère, refusa d’abandonner son troupeau.

[129] L’Historia Sicula de Hugo Falcando, qui à proprement parler, se prolonge de l’an 1154 à l’an 1169, se trouve au septième volume de la collection de Muratori (p. 259-344) ; elle est précédée (p. 251-258) d’une préface ou d’une lettre éloquente, de Calamitatibus Siciliæ. On a surnommé Falcando le Tacite de la Sicile ; et, déduction faite de l’immense différence qui se trouve du premier siècle au douzième, d’un sénateur à un moine, je ne refuserais pas ce titre à Falcando. Sa narration est rapide et claire ; son style a de la hardiesse et de l’élégance ; ses remarques sont pleines de sagacité : il connaissait le monde, et il avait le cœur d’un homme. Je regrette seulement qu’il ait prodigué ses travaux sur un terrain si stérile et de si peu tendue.

[130] Les laborieux bénédictins pensent (Art de vérifier les Dates, p. 866) que le véritable nom de Falcando est Futcandus ou Foucault. Selon eux, Hugues Foucault, Français d’origine, qui devint, par la suite abbé de Saint Denis, avait suivi en Sicile son protecteur Étienne de La Perche, oncle de ma mère de Guillaume II, archevêque de Palerme, et grand chancelier du royaume. Falcando a néanmoins tous les sentiments d’un Sicilien, et le titre d’alumnus (qu’il se donne lui-même) paraît indiquer qu’il reçut le jour ou du moins qu’il fut élevé dans l’île.

[131] Falcando, p. 303. Richard de Saint-Germain commence son Histoire par la mort et l’éloge de Guillaume II. Après quelques épithètes qui ne signifient rien, il ajoute : Legis et justitiœ cultus tempore suo vigebat in regno : sua erat quilibet sorte contentus (étaient-ce des hommes ?), ubique pax, ubique securitas, nec latronum metuebat viator insidias ; nec maris nauta offendicula piratorum (Script. rer. ital., t. VII, p. 969).

[132] Je voudrais transcrire sa description recherchée, mais curieuse, du palais, de la ville et de la riche plaine de Palerme.

[133] Les Normands et les Siciliens paraissent confondus.

[134] Le témoignage d’un Anglais, de Roger de Hoveden (p. 689), est de peu de poids contre le silence des auteurs allemands et italiens (Muratori, Annali d’Ital., t. X, p. 156). Les prêtres et les pèlerins qui revenaient de Rome faisaient des contes sans nombre sur la toute-puissance du saint père.

[135] Ego enim in eo cum Teulonicis manere non debeo. Caffari, Annales genuenses, in Muratori, Script. rer. ital., t. VI, p. 367, 368.

[136] Voyez sur les Sarrasins de Sicile et de Nocera les Annales de Muratori (t. X, p. 149, et A. D. 1221-1247), Giannone (t, II, p. 385) ; et parmi les originaux rapportés dans la collection de Muratori, Richard de Saint-Germain (t. VII, p. 996) ; Matteo Spinelli de Giovenazzo (t. VII, p. 1064) ; Nicolas de Jamsilla (t. X, p. 1194), et Matteo Villani (t. XIV, l. VII, p. 103). Le denier laisse entrevoir que Charles II, de la maison d’Anjou, employa l’artifice plutôt que la violence, pour réduire les Sarrasins de Nocera.

[137] Muratori rapporte le passage d’Arnaud de Lubeck (l. IV, c. 20) : Reperit thasauros absconditos, et omnem lapidum pretiosorum et gemmarum gloriam, ita ut oneratis 160 sommariis, gloriose ad terram suam redierit. Roger de Hoveden, qui parle de la violation des tombeaux et des cadavres des rois, évalue la dépouille de Salerne à deux cent mille onces d’or (p. 746). Dans ces occasions, je suis très que tenté de m’écrier avec la jeune écouteuse de La Fontaine :

Par ma foi, je voudrais avoir ce qu’il s’en faut.