Élévation et tyrannie de Maximin. Rébellion en Afrique et en Italie, sous l’autorité du sénat. Guerres civiles et séditions. Mort violente de Maximin et de son fils, de Maxime et de Balbin, et des trois Gordiens. Usurpation et jeux séculaires de Philippe.
DE TOUS les gouvernements établis parmi les hommes, une monarchie héréditaire est celui qui semble d’abord prêter le plus au ridicule. Peut-on voir en effet, sans un sourire d’indignation, à la mort du père la propriété d’une nation, semblable à celle d’un vil troupeau, passer à un enfant au maillot, également inconnu au genre humain et à lui-même, et les guerriers les plus braves, les citoyens les plus habiles, renonçant à leur droit naturel, s’approcher du berceau royal les genoux ployés, et faire à cet enfant des protestations d’une fidélité inviolable ? Telles sont les couleurs sous lesquelles la satire et la déclamation peignent ce tableau : mais elles ont beau le charger, en y réfléchissant mûrement, on sent combien est respectable et utile un préjugé qui règle la succession, et qui la rend indépendante des passions humaines. On applaudit de bonne foi à tout ce qui concourt à enlever à la multitude le pouvoir dangereux et réellement idéal de se donner un chef. Dans le silence de la retraite on peut tracer des formes de gouvernement, où le sceptre soit remis constamment entre les mains du plus digne, par le suffrage libre et incorruptible de toute la société ; mais l’expérience détruit ces édifices sans fondement, et nous apprend que, dans un grand État, l’élection d’un monarque ne peut jamais être dévolue à la partie la plus nombreuse, ni même à la plus sage du peuple. L’armée est la seule classe d’hommes suffisamment unis pour embrasser les mêmes vues, et revêtus d’une force assez grande pour les faire adopter aux autres citoyens ; mais le caractère des soldats, accoutumés à la violence et l’esclavage, les rend incapables d’être les gardiens d’une constitution légale ou même civile. La justice, l’humanité et les talents politiques, leur sont trop peu connus, pour qu’ils apprécient ces qualités dans les autres. La valeur obtiendra leur estime, et la libéralité achètera leur suffrage ; mais le premier de ces deux mérites se trouve souvent dans les âmes les plus féroces ; l’autre ne se développe qu’aux dépens du public, et ils peuvent tous les deux être dirigés contre le possesseur du trône par l’ambition d’un rival entreprenant. La supériorité de la naissance, lorsqu’elle est consacrée par le temps, et par l’opinion publique, est de toutes les distinctions la plus simple et la moins odieuse. Le droit reconnu enlève à la faction ses espérances, et l’assurance du pouvoir désarme la cruauté du monarque. C’est à l’établissement de ce principe que nous sommes redevables de la succession paisible et de la douce administration de nos monarchies européennes. En Orient, où cette heureuse idée n’a point encore pénétré, un despote est souvent obligé de répandre le sang des peuples pour se frayer un chemin au trône de ses pères. Cependant, même en Asie, la sphère des prétentions est bornée, et ne renferme ordinairement que les princes de la maison régnante. Dès que le plus heureux des concurrents s’est délivré de ses frères par l’épée ou par le cordon, il ne conserve plus de soupçons contre les classes inférieures de ses sujets. Mais l’empire romain, après que l’autorité du sénat fut tombée dans le mépris, devint un théâtre de confusion. Les rois, les princes de leur sang, et même les nobles des provinces, avaient été autrefois menés en triomphe devant le char des superbes républicains. Les anciennes familles de Rome, écrasées sous la tyrannie des Césars, n’existaient plus. Ces princes avaient été enchaînés par les formes d’une république, et jamais ils n’avaient eu l’espoir de se voir renaître dans leur postérité[1] : ainsi leurs sujets ne pouvaient se former aucune idée d’une succession héréditaire. Comme la naissance ne donnait aucun droit au trône, chacun se persuada que son mérité devait l’y faire monter. L’ambition, n’étant plus retenue par le frein salutaire de la loi et du préjugé, prit un vol hardi et le dernier des hommes put, sans folie, espérer d’obtenir dans l’armée, par sa valeur et avec le secours de la fortune, un poste dans lequel un seul crime le mettrait en état d’arracher le sceptre du monde à un maître faible et détesté. Après le meurtre d’Alexandre Sévère et l’élévation de Maximin, aucun empereur ne dut se croire en sûreté. Un paysan, un Barbare pouvait aspirer à cette dignité auguste et en même temps si dangereuse. Trente-deux ans environ avant cette époque, l’empereur
Sévère, à son retour d’une expédition en Asie, s’arrêta dans Maximin, tel était son nom, quoique né sur le territoire de l’empire, descendait d’une race de Barbares. Son père était Goth, et sa mère de la nation des Alains. Leur fils déploya toujours une valeur égale à sa force, et bientôt l’usage du monde doucit, ou plutôt déguisa sa férocité naturelle. Sous le règne de Sévère et de Caracalla, il obtint le grade de centurion, et il gagna l’estime de ces deux princes, dont le premier se connaissait si bien en mérite. La reconnaissance défendit à Maximin de servir sous l’assassin de Caracalla, et l’honneur ne lui permit pas de s’exposer aux outrages du lâche Élagabal. Il reparut à la cour à l’avènement d’Alexandre, qui lui confia un poste utile et, honorable. La quatrième légion, dont il fut nommé tribun, devint bientôt, sous ses ordres, la mieux disciplinée de l’armée. Il passa successivement par tous les grades militaires[3], avec l’applaudissement général des soldats, qui se plaisaient à donner à leur héros favori les noms d’Ajax et d’Hercule ; et s’il n’eût point conservé dans ses manières une teinte trop forte de son origine sauvage, peut-être l’empereur aurait-il accorder sa sœur en mariage au fils d’un paysan de la Thrace[4]. Ces faveurs, loin d’inspirer à Maximin la fidélité, qu’il
devait à un maître bienfaisant, ne servirent qu’à enflammer son ambition. Il
ne croyait pas sa fortune proportionnée à son mérite, tant qu’il serait
obligé de reconnaître un supérieur. Quoique la sagesse ne le guidât jamais,
il n’était pas dépourvu sur ses intérêts, d’une sorte d’adresse qui lui fit
découvrir le mécontentement de l’armée, et qui lui donna les moyens d’en
profiter pour s’élever sur les ruines de l’empereur. ll est aisé à la faction
et à la calomnie de lancer des traits empoisonnés sur la conduite des
meilleurs princes, et de défigurer même leurs vertus, en les confondant avec
leurs défauts, auxquels elles tiennent de si près. Les troupes écoutèrent
avec plaisir les émissaires de Maximin, et elles rougirent de leur patience,
qui, depuis treize ans, les retenait honteusement dans les liens d’une
discipline pénible, établie par un Syrien efféminé qui rampait lâchement aux
pieds de sa mère et du sénat. "Il est temps, s’écriaient-elles,
d’abattre ce vain fantôme de l’autorité civile, et de choisir pour prince et
pour général un véritable soldat nourri dans les camps, accoutumé aux fatigues
de la guerre, capable, en un mot, de maintenir la gloire de l’empire, et d’en
distribuer les trésors aux compagnons de sa fortune". Une grande armée,
commandée par l’empereur en personne, était alors assemblée sur les rives du
Rhin, pour aller combattre les Barbares, contre lesquels, aussitôt près la
guerre de Perse, l’empereur avait été obligé de marcher ; et l’on avait
confié à Maximin le soin important de discipliner et de passer en revue les
nouvelles levées. Un jour [ Les circonstances de la mort de ce prince sont rapportées différemment. Quelques écrivains ont prétendu qu’il rendit le dernier soupir sans avoir eu la moindre connaissance de l’ingratitude et de l’ambition de Maximin. Selon eux, l’empereur, après avoir pris un léger repas en présence de l’armée s’était retiré pour dormir ; vers la septième heur du jour, un parti de ses propres gardes pénétra dans la tente impériale, et perça de plusieurs coups ce prince vertueux, et sans défiance[5]. Si nous ajoutons foi à un récit diffèrent, mais beaucoup plus probable, Maximin fut revêtu de la pourpre par un nombreux détachement, à quelques milles de distance du quartier général, et il comptait plus sur les vœux secrets que sur une déclaration publique de la grande armée. Alexandre eût le temps de ranimer parmi les soldats un faible sentiment d’honneur et de fidélité ; mais ils levèrent l’étendard de la révolte à l’aspect de Maximin, qui se déclara l’ami et le défenseur de l’ordre militaire, et qui fut aussitôt proclamé par les légions empereur des Romains. Alexandre, trahi et abandonné, se retira dans sa tente, pour n’être pas exposé, dans ses derniers moments, aux insultes de la multitude. Un tribun et quelques centurions l’y suivirent bientôt l’épée à la main : au lieu de recevoir le coup fatal avec une ferme résolution, il déshonora, par des cris impuissants et par de vaines supplications, la fin de sa vie, et le mépris de sa faiblesse diminua quelque chose de la juste pitié qu’inspiraient son innocence et son malheureux sort. Sa mère Mammée, qu’il avait accusée hautement d’avoir été la cause de sa ruine par son avarice et par son orgueil, périt avec lui ; et ses plus fidèles amis furent sacrifiés à la première fureur des soldats. On en réserva seulement quelques-uns pour être, par la suite, les victimes de la cruauté réfléchie de l’usurpateur. Ceux qui éprouvèrent les traitements les plus doux, furent dépouillés de leurs emplois et chassés ignominieusement de la cour et de l’armée[6]. Les premiers tyrans de Rome, Caligula, Néron, Commode,
Caracalla étaient tous de jeunes princes sans mœurs et sans expérience[7], élevés dans la
pourpre et corrompus par l’orgueil du pouvoir, par le luxe de Rome et par la
voix perfide de la flatterie. La cruauté de Maximin tenait à un principe
différent, la crainte du mépris. Quoiqu’il comptât sur l’attachement des
soldats, qui retrouvaient en lui les vertus dont ils faisaient profession, il
ne pouvait se dissimuler que son origine obscure et barbare, que son air sauvage
et que son ignorance totale des arts et des institutions de la vie sociale[8], formaient un
contraste défavorable avec le caractère aimable de l’infortuné Alexandre. Il
n’avait point oublié que, dans un état plus humble, il avait attendu plus
d’une fois à la porte des nobles de Rome, et que souvent l’insolence des
esclaves l’avait empêché de paraître devant ces fiers patriciens. Il se
rappelait aussi l’amitié d’un petit nombre qui l’avaient secouru dans sa
pauvreté et qui avaient aidé ses premiers pas dans la carrière des honneurs.
Mais ceux qui avaient dédaigné le paysan de L’âme noire et féroce du tyran recevait avidement toutes sortes d’impressions sinistres contre les citoyens les plus distingués par leur naissance et par leur mérite. Dès que le mot de trahison venait l’effrayer, sa cruauté n’avait plus de bornes, et devenait inexorable. On avait découvert ou imaginé une conspiration contre sa vie ; Magnus, sénateur consulaire, était nommé comme le principal auteur du complot ; et, sans qu’on entendit un seul témoin, sans jugement, sans avoir la permission de se défendre, il fut mis à mort avec quatre mille de ses prétendus complices. Une foule innombrable d’espions et de délateurs infestaient l’Italie et les provinces : sur la plus légère accusation, les premiers citoyens de l’État qui avaient gouverné des provinces, commandé des armées, possédé le consulat et porté les ornements du triomphe, étaient chargés de chaînes, conduits ignominieusement sur des chariots publics et en présence de l’empereur. La confiscation, l’exil, ou une mort simple, passaient pour des exemples extraordinaires de sa douceur. Il fit enfermer dans des peaux de bêtes nouvellement égorgées plusieurs des malheureux qu’il destinait à la mort ; d’autres furent déchirés, par des animaux, et quelques-uns expirèrent sous des coups de massue. Pendant les trois années de son règne, il dédaigna de visiter Rome ou l’Italie. Des circonstances particulières l’avaient obligé de transporter son armée des rives du Rhin aux bords du Danube. Son camp était le siége de cet affreux despotisme qui, ouvertement soutenu par la puissance terrible de l’épée, foulait aux pieds les lois et l’équité[10]. Il ne souffrait auprès de lui aucun homme d’une naissance illustre, ou qui fut connu par des qualités éminentes ou par des talents pour l’administration. La cour d’un empereur romain retraçait l’image de ces anciens chefs d’esclaves ou de gladiateurs, dont le souvenir inspirait encore la terreur, et dont on ne se rappelait qu’en frémissant la puissance formidable. Tant que la cruauté Maximin ne frappa que des sénateurs illustres, ou même ces hardis aventuriers qui s’exposaient, à la cour ou à l’armée, aux caprices de la fortune, le peuple contempla ces scènes sanglantes, avec indifférence, et peut-être avec plaisir. Mais l’avarice du tyran, irritée par les désirs insatiables des soldats, attaqua enfin les propriétés publiques. Chaque ville possédait un revenu indépendant, destiné à des achats de blé pour la multitude, et aux dépenses qu’exigeaient les jeux et les spectacles : un seul acte d’autorité confisqua en un moment toutes ces richesses au profit de l’empereur. Les temples furent dépouillés des offrandes en or et en argent, que la superstition y avait consacrées depuis tant de siècles ; et les statues élevées en l’honneur des dieux, des héros et des souverains, servirent à frapper de nouvelles espèces. Ces ordres impies ne pouvaient être exécutés, sans donner lieu à des soulèvements et à des massacres. En plusieurs endroits, le peuple aima mieux mourir pour ses autels, que de voir, dans le sein de la paix, ses villes exposées aux déprédations et à toutes les horreurs de la guerre. Les soldats eux-mêmes, qui partageaient ces dépouilles sacrées, rougissaient de les recevoir. Quoique endurcis à la violence, ils redoutaient les justes reproches de leurs parents et de leurs amis. Il s’éleva dans tout l’univers romain un cri général d’indignation, qui appelait la vengeance sur la tête de l’ennemi commun du genre humain ; enfin, un acte particulier d’oppression souleva contre lui les habitants d’une province jusqu’alors tranquille et désarmée[11]. L’intendant de l’Afrique était le digne ministre d’un maître qui regardait les amendes et les confiscations comme une des branches les plus considérables du revenu impérial. Une sentence inique avait été portée contré quelques-uns des jeunes gens les plus riches de la contrée ; son exécution les aurait dépouillés de la plus grande partie de leur patrimoine. Dans cette extrémité, le désespoir leur inspire une résolution qui devait compléter ou prévenir leur ruine. Après avoir obtenu trois jours avec beaucoup de difficultés, ils profitent de ce délai pour faire venir de leurs terres et rassembler autour d’eux, un grand nombre d’esclaves et de paysans armés de haches et de massues et entièrement dévoués aux ordres de leurs seigneurs. Les chefs de la conspiration ayant été admis à l’audience de l’intendant, le frappent de leurs poignards, qu’ils avaient cachés sous leurs robes. Suivis aussitôt d’une troupe tumultueuse, ils s’emparent de la petite ville de Thysdrus[12], et arborent l’étendard de la rébellion contre le maître de l’empire romain. Ils fondaient leurs espérances sur la haine générale qu’avait inspirée Maximin, et ils prirent sagement le parti d’opposer à ce tyran détesté un empereur qui, par des vertus douces, se fût déjà concilié l’amour des peuples, et dont l’autorité sur la province donnât du poids à leur entreprise. Gordien leur proconsul, qu’ils avaient choisi, refusa de bonne foi ce dangereux honneur. Il les conjura, les larmes aux yeux, de lui laisser terminer en paix une vie innocente, et de ne pas le forcer à tremper ses mains, déjà affaiblies par l’âge, dans le sang de ses concitoyens. Leurs menaces le contraignirent d’accepter la pourpre impériale, seul rempart qui lui restât désormais contre la fureur de Maximin ; puisque, selon la maxime d’un tyran, on mérite la mort dès qu’on a été jugé digne du trône et que délibérer, c’est déjà se rendre coupable de rébellion[13]. La famille de Gordien était une des plus illustres du sénat de Rome. Il descendait des Gracques par son père, et par sa mère, de l’empereur Trajan. Une fortune considérable le mettait en état de soutenir la dignité de sa naissance, et dans l’usage qu’il en faisait, il déployait l’élégance de son goût et toute le bienfaisance de son âme. Le palais que le grand Pompée avait autrefois occupé à Rome appartenait depuis plusieurs générations à la famille des Gordiens[14]. Il était décoré d’anciens trophées de victoires navales, et orné des ouvrages de la peinture moderne. La maison de campagne de Gordien, située sur le chemin qui menait à Préneste, était fameuse par des bains d’une beauté et d’une grandeur singulières, par trois galeries magnifiques, longues de cent pieds, et par un superbe portique élevé sur deux cents colonnes des quatre espèces de marbre les plus rares et les plus chères[15]. Les jeux publics dont il avait fait la dépense semblent être au-dessus de la fortune d’un sujet. L’amphithéâtre était rempli de plusieurs centaines de bêtes sauvages et de gladiateurs[16]. Bien différent des autres magistrats qui célébraient dans Rome seulement un petit nombre de fêtes solennelles, Gordien, lorsqu’il fut édile, donna des spectacles tous les mois ; et, pendant son consulat, les principales villes d’Italie éprouvèrent sa magnificence. Il fut élevé deux fois à cette dernière dignité par Caracalla et par Alexandre ; car il possédait le rare talent de mériter l’estime des princes vertueux, sans alarmer la jalousie des tyrans. Sa longue carrière fut partagée entre l’étude des lettres et les paisibles honneurs de Rome. Il refusa prudemment le commandement des armées et le gouvernement des provinces, jusqu’à ce qu’il eût été nommé proconsul d’Afrique par le sénat, et avec le consentement d’Alexandre[17]. Tant que ce prince vécut, l’Afrique fut heureuse sous l’administration de son digne représentant. Après l’usurpation du barbare Maximin, Gordien adoucit les maux qu’il ne pouvait prévenir. Lorsqu’il accepta, malgré lui, la pourpre impériale, il était âgé de plus de quatre-vingts ans. On se plaisait à contempler dans ce vieillard respectable, les restes uniques et précieux du siècle fortuné des Antonins, dont il retraçait les vertus par sa conduite, et qu’il avait célébrées dans un poème élégant de trente livres. Le fils de ce vénérable proconsul l’avait accompagné en Afrique en qualité de lieutenant : il fut pareillement proclamé empereur par les habitants de la province. Le jeune Gordien avait des mœurs moins pures que celles de son père ; mais son caractère était aussi aimable. Vingt-deux concubines reconnues, et une bibliothèque de soixante-deux mille volumes, attestent la diversité de ses goûts ; et, d’après ce qui resta de lui, il parait que les femmes et les livres étaient plutôt destinés à son usage qu’à une vaine ostentation[18]. Le peuple romain retrouvait dans ses traits l’image chérie de Scipion l’Africain ; et se rappelant que sa mère était petite-fille d’Antonin le Pieux, il se flattait que les vertus du jeune Gordien, cachées jusqu’alors dans le luxe indolent d’une vie privée, allaient bientôt se développer sur un plus grand théâtre. Dès que les Gordiens eurent apaisé les premiers tumultes d’une élection populaire, ils se rendirent à Carthage. Ils furent reçus avec transport par les Africains, qui honoraient leurs vertus, et qui, depuis le successeur de Trajan, n’avaient jamais contemplé la majesté d’un empereur romain. Mais ces vaines démonstrations ne pouvaient ni confirmer ni fortifier le titre des deux princes ; ils se déterminèrent, par principe autant que par intérêt, à se munir de l’approbation du sénat. Une députation, composée des plus nobles de la province, se rendit immédiatement dans Rome, pour exposer et justifier la conduite de leurs compatriotes, qui, après avoir souffert si longtemps avec patience, étaient maintenant résolus d’agir avec vigueur. Les lettres des nouveaux empereurs étaient modestes et respectueuses ; ils s’excusaient sur la nécessité qui les avait forcés d’accepter le titre impérial, et ils soumettaient leur destin à la décision suprême du sénat[19]. Cette assemblée ne balança pas sur une réponse favorable, et les sentiments ne furent point partagés. La naissance et les nobles alliances des Gordiens les liaient intimement avec les plus illustres maisons de Rome. Leur grande fortune leur avait procuré beaucoup de partisans dans le sénat, et leur mérite un grand nombre d’amis. Leur douce administration faisait entrevoir dans un avenir brillant non seulement la fin des calamités qui déchiraient l’État, mais encore le rétablissement de la république. La terreur inspirée par la violence militaire, qui d’abord avait forcé les sénateurs à fermer les yeux sur le meurtre du vertueux Alexandre, et à ratifier l’élection d’un paysan barbare, produisit alors l’effet contraire, et les excita à soutenir les droits violés de la liberté et de l’humanité. On connaissait la haine implacable de Maximin contre le sénat. Les soumissions les plus respectueuses ne pouvaient le fléchir ; l’innocence la plus réservée n’aurait point été à l’abri de ses cruels soupçons. Les sénateurs, déterminés par de pareils motifs et par le soin de leur propre sûreté, résolurent de courir le hasard d’une entrepris dont ils étaient bien sûrs d’être les premières victimes, si elle ne réussissait pas. Ces considérations, et d’autres peut-être d’une nature plus particulière, avaient d’abord été discutées dans une conférence entre les consuls et les magistrats. Dès qu’ils eurent pris leur résolution, ils convoquèrent tous les sénateurs dans le temple de Castor, selon l’ancienne forme du secret[20], instituée pour réveiller leur attention et pour cacher leurs décrets. Pères conscrits, dit le consul Syllanus, les Gordiens, revêtus tous les deux d’une dignité consulaire, l’un votre proconsul, l’autre votre lieutenant en Afrique, viennent d’être déclarés empereurs avec le consentement général de cette province. Rendons des actions de grâces, continua-t-il courageusement, à la jeunesse de Thysdrus ; rendons des actions de grâces à nos généreux défenseurs les fidèles habitants de Carthage, qui nous délivrent d’un monstre horrible. Pourquoi m’écoutez-vous ainsi froidement, hommes timides ? pourquoi jetez-vous l’un sur l’autre des regards inquiets ? pourquoi hésitez-vous ? Maximin est l’ennemi de l’État : puisse son inimitié expirer bientôt avec lui ! puissions-nous recueillir longtemps les fruits de la sagesse et de la fortune de Gordien le père, de la valeur et de la constance de Gordien, le fils[21] ! La noble ardeur du consul ranima l’esprit languissant du sénat. Un décret unanime ratifia l’élection des Gordiens, déclara Maximin, son fils, et tous leurs partisans traîtres à la patrie, et offrit de grandes récompenses à ceux qui auraient le courage ou le bonheur d’en délivrer l’État. Dans l’absence de l’empereur, un détachement des gardes prétoriennes était resté à Rome pour défendre ou plutôt pour gouverner la capitale. Le préfet Vitalien avait signalé sa fidélité envers Maximin, par l’ardeur avec laquelle il avait exécuté et même prévenu ses ordres cruels. Sa mort seule pouvait assurer l’autorité chancelante des sénateurs, et mettre leurs personnes à l’abri de tout danger. Avant que leur décision eût transpiré, un questeur et quelques tribuns furent chargés d’ôter la vie au préfet. Ils remplirent leur commission avec un succès égal à la hardiesse de l’entreprise ; et, tenant à la main le poignard ensanglanté, ils coururent dans toutes les rues de la ville, en annonçant au peuple et aux soldats la nouvelle de l’heureuse révolution. L’enthousiasme de la liberté fut secondé par des promesses de récompenses considérables en argent et en terres. On renversa les statues de Maximin, et la capitale reconnut avec transport l’autorité des deux empereurs et celle du sénat[22]. Le reste de l’Italie suivit l’exemple de Rome. Un nouvel esprit animait cette assemblée subjuguée depuis si longtemps par la licence militaire et par un despotisme farouche. Le sénat se saisit des rênes du gouvernement, et prit les mesures les plus sages pour venger, les armes à la main, la cause de la liberté. Dans cette foule de sénateurs consulaires, qui, par leur mérite et par leurs services, avaient obtenu les faveurs d’Alexandre, il fut aisé d’en trouver vingt capables de commander des armées et de conduire une guerre. Ce fut à eux que l’on confia la défense de l’Italie : on leur assigna chacun différents départements. Ils avaient ordre de faire de nouvelles levées de discipliner la jeunesse italienne, et surtout de fortifier les ports et les grands chemins, dans la crainte d’une invasion. On envoya en même temps aux gouverneurs de quelques provinces plusieurs députés choisis parmi les plus distingués du sénat et de l’ordre équestre, pour les conjurer de voler au secours de la patrie, et de rappeler aux nations les nœuds de leur ancienne amitié avec le peuple romain. Le respect que l’on eut généralement pour ces députés, et l’empressement de l’Italie et des provinces à prendre le parti du sénat, prouve suffisamment que les sujets de Maximin étaient réduits à cet étrange état de malheur, dans lequel un peuple a plus à craindre de l’oppression que de la résistance. Le sentiment intime de cette triste vérité inspire un degré de fureur opiniâtre, qui caractérise rarement ces guerres civiles soutenues par les artifices de quelques chefs factieux et entreprenants[23]. Mais tandis que
l’on embrassait la cause des Gordiens avec tant d’ardeur, les Gordiens
eux-mêmes n’étaient plus. La faible cour de Carthage avait pris l’alarme à la
nouvelle de la marche rapide de Capellianus, gouverneur de Le sort imprévu des Gordiens remplit Rome d’une juste
terreur. Le sénat, convoqué dans le temple de Rome fondait, avec justice, les plus belles espérances sur la vertu et sur la réputation des nouveaux empereurs. Le genre particulier de leurs talents les rendait propres chacun aux différents départements de la guerre et de la paix. Ils pouvaient être assis sur le même trône sans qu’il s’élevât entre eux aucune émulation dangereuse. Orateur distingué, poète célèbre, sage magistrat, Balbin avait exercé avec intégrité et avec de justes applaudissements sa juridiction civile dans presque toutes les provinces intérieures de l’empire. Sa naissance était illustre[26], sa fortune considérable ; ses manières étaient généreuses et affables : un sentiment de dignité corrigeait en lui l’amour du plaisir, et les charmes d’une vie agréable ne le détournèrent jamais de l’application aux affaires. Maxime avait moins d’aménité dans le caractère : sorti d’une origine obscure, il s’était élevé, par son habileté et par sa valeur, aux premiers emplois de l’État et de l’armée. Ses victoires sur les Sarmates et sur les Germains, l’austérité de ses mœurs et l’impartialité de ses jugements lorsqu’il était préfet de la ville, lui avaient concilié l’estime des citoyens, dont l’aimable Balbin possédait toute l’affection. Ces deux collègues avaient été consuls ; Balbin même avait joui deux fois de cette honorable dignité : tous les deux avaient été nominés parmi les vingt lieutenants du sénat ; et comme l’un était âgé de soixante ans, l’autre de soixante-quatorze[27], ils étaient parvenus à cette maturité que donnent l’âge et l’expérience. Lorsque le sénat leur eut conféré les puissances consulaire et tribunitienne, le titre de pères de la patrie et la dignité de grand pontife, Maxime et Balbin montèrent au Capitole pour rendre des actions de grâces aux dieux tutélaires de Rome[28]. La solennité des sacrifices fut troublée par un soulèvement du peuple. La sévérité de Maxime déplaisait à cette multitude licencieuse ; la douceur, l’humanité de Balbin, ne lui en imposaient point assez. Bientôt la foule s’augmente, et les mutins entourent le temple de Jupiter, en frappant l’air de leurs cris : ils réclament, comme un titre légitime, le droit de ratifier l’élection d’un souverain ; et ils demandent avec une modération apparente, qu’outre les deux empereurs déjà nommés par le sénat on en choisisse un troisième dans la famille des Gordiens, comme une juste marque de reconnaissance envers ces deux princes, qui avaient sacrifié leur vie pour la république. Maxime et Balbin, à la tête des gardes de la ville et des plus jeunes de l’ordre équestre, entreprennent de se faire jour à travers les rebelles : la multitude, armée de pierres et de bâtons, repousse ces princes, et les force de se réfugier dans le Capitole. Il est prudent de céder lorsque la dispute, quelle que puisse en être l’issue, doit être fatale aux deux partis. Un enfant, âgé seulement de treize ans, petit-fils du vieux Gordien et neveu[29] du plus jeune, fut montré au peuple avec les ornements et le titre de César. Cette facile condescendance apaisa le tumulte et les deux empereurs, après avoir été reconnus paisiblement dans Rome, se préparèrent à défendre l’Italie contre l’ennemi public. Tandis qu’à Rome et dans le sein de l’Afrique les révoltes se succédaient avec une rapidité inconcevable, l’esprit de Maximin était déchiré par les passions les plus violentes. On prétend qu’il reçut, non en homme, mais en bête féroce, la nouvelle de la rébellion des Gordiens et du décret solennel rendu contre sa personne. Trop éloigné du sénat pour lui faire éprouver toute sa rage, il voulait, dans les premiers mouvements d’une fureur aveugle, souiller ses mains du sang de son fils, de ses amis et de tous ceux qui osaient l’approcher. Il s’applaudissait à peine de la chute précipitée des Gordiens, lorsqu’il apprit que les sénateurs, renonçant à tout espoir de pardon, avaient élu de nouveau deux princes dont il ne pouvait ignorer le mérite. La vengeance était la dernière ressource de Maximin, et les armes seules pouvaient lui procurer cette unique consolation : il se trouvait à la tête des meilleures légions romaines, qu’Alexandre avait rassemblées de toutes les parties de l’empire. Trois campagnes heureuses, contre les Sarmates et contre les Germains, avaient élevé leur réputation, exercé leur discipline, et augmenté même leur nombre, en remplissant leurs rangs d’une foule de jeunes Barbares. Maximin avait passé sa vie, dans les camps ; et l’histoire ne peut lui refuser la valeur d’un soldat, ni même les talents d’un général expérimenté[30]. Il était à présumer qu’un prince de ce caractère, au lieu de laisser à la rébellion le temps de se fortifier, se transporterait sur le champ des rives du Danube aux bords du Tibre, et que son armée victorieuse, pleine de mépris pour le sénat, et impatiente de s’emparer des dépouilles de l’Italie, devait brûler du désir de terminer une conquête facile et lucrative. Cependant, autant que nous pouvons en juger par la chronologie obscure de cette période[31], il parait que Maximin, retardé par les opérations de quelque guerre étrangère, ne marcha que le printemps suivant en Italie. D’après la conduite prudente de ce prince, nous sommes portés à croire que les traits farouches de son caractère ont été exagérés par l’esprit de parti ; que ses passions, quoique impétueuses se soumettaient à la force de la raison, et que son âme barbare avait quelques étincelles du noble génie de Sylla[32], qui subjugua les ennemis de Rome, avant de songer à venger ses injures particulières. Lorsque les troupes de Maximin, qui s’avançaient en bon ordre, arrivèrent au pied des Alpes Juliennes, elles furent effrayées du silence et de la désolation qui régnaient sur les frontières de l’Italie. Elles trouvèrent partout les villages déserts, les villes abandonnées : les habitants avaient pris la fuite à leur approche ; emmenant avec eux leurs troupeaux. Les provisions avaient été emportées ou détruites, les ponts rompus ; enfin, il n’existait plus rien qui pût servir d’asile à l’ennemi, ou lui procurer des vivres. Tels avaient été les ordres des généraux du sénat, dont le sage projet était de prolonger la guerre, de ruiner l’armée de Maximin par les attaques lentes de la famine, et de l’obliger à consumer ses forces au siège des principales villes d’Italie, abondamment pourvues d’hommes et de munitions. Aquilée reçut et soutint le premier choc de l’invasion. Les courants qui tombent dans la mer Adriatique, à l’extrémité du golfe de ce nom, grossis alors par la fonte des neiges[33], opposèrent aux armes de Maximin un obstacle imprévu : cependant il fit construire un pont avec de grosses futailles artistement liées ensemble ; et dès qu’il se fût transporté de l’autre côté du torrent, il arracha les vignes qui embellissaient les environs d’Aquilée, démolit les faubourgs, et en employa les matériaux à bâtir des tours et des machines pour attaquer la ville de tous côtés. On venait de réparer à la hâte les murailles qui étaient tombées en ruine pendant la tranquillité d’une longue paix ; mais le plus ferme rempart d’Aquilée consistait dans la résolution des citoyens, qui tous, loin de se montrer abattus, tiraient un nouveau courage de l’excès du danger, et de la connaissance qu’ils avaient de l’implacable caractère de Maximin. Crispinuis et Ménophile, deux des vingt lieutenants du sénat, et qui s’étaient jetés dans la place avec un petit corps de troupes régulières, soutenaient et dirigeaient la valeur des habitants. Les troupes de Maximin furent repoussées dans plusieurs assauts, et ses machines brûlées par les feux que les assiégés faisaient pleuvoir du haut de leurs murs. Le généreux enthousiasme des Aquiléens ne leur permettait pas de douter de la victoire ; ils combattaient, persuadés que Belenus, leur divinité tutélaire, prenait en personne la défense de ses adorateurs[34]. L’empereur Maxime, qui s’était avancé jusqu’à Ravenne pour couvrir cette importante place, et pour hâter les préparatifs militaires, pesait l’événement de la guerre dans la balance exacte de la raison et de la politique. Il savait trop bien qu’une seule ville ne pouvait résister aux efforts constants d’une grande armée, et il craignait que l’ennemi, fatigué de la résistance opiniâtre des assiégés, n’abandonnât subitement un siège inutile, et ne marchât droit à Rome. Le destin de l’empire et la cause de la liberté auraient été alors remis au hasard d’une bataille ; et quelle armée avait-il à opposer aux redoutables vétérans du Rhin et du Danube ? Quelques troupes nouvellement levées parmi la jeunesse italienne, remplie d’une noble ardeur, mais énervée par le luxe, et un corps de Germains auxiliaires, sur la fermeté duquel il eût été dangereux de compter dans la chaleur du combat. Au milieu de ces justes alarmes, une conspiration secrète punit les crimes de Maximin, et délivra Rome des calamités qui auraient certainement suivi la victoire d’un Barbare furieux. Jusqu’alors le peuple d’Aquilée avait à peine éprouvé quelques maux inséparables d’un siège : ses magasins étaient abondamment pourvus, et plusieurs fontaines d’eau douce renfermées dans l’enceinte de la place assuraient aux habitants des ressourcés inépuisables. Les soldats de Maximin, au contraire, exposés à toutes les inclémences de l’air, désolés par une maladie contagieuse, se voyaient encore en proie aux horreurs de la famine. Partout aux environs les campagnes étaient dévastées, les fleuves souillés de sang et remplis de cadavres : le désespoir et le découragement commençaient à s’emparer des troupes ; et comme toute communication avait été interceptée, elles se persuadèrent que l’empire entier avait embrassé la cause du sénat, et qu’elles étaient destinées à périr sous les murailles imprenables d’Aquilée. Le farouche Maximin s’irritait du peu de succès de ses armes, qu’il attribuait à la lâcheté de son armée. Sa cruauté imprudente et désordonnée, loin de répandre la terreur, inspirait la haine et le plus juste désir de vengeance. Enfin, un parti de prétoriens, qui tremblaient pour leurs femmes, et pour leurs enfants, enfermés prés de Rome dans le camp d’Albe exécuta la sentence du sénat. Maximin, abandonné de ses gardes, fut assassiné [avril 238] dans sa tente avec le jeune César, son fils, avec le préfet Anulinus, et avec les principaux ministres de sa tyrannie[35]. Leurs têtes, portées sur des piques, apprirent aux habitants d’Aquilée que le siége était fini : aussitôt ils ouvrirent leurs portes, et les assiégeants affamés trouvèrent dans les marchés de la ville des provisions de toute espèce. Les troupes qui venaient de servir sous les étendards de Maximin, jurèrent une fidélité inviolable au sénat, au peuple et à leurs légitimes empereurs, Balbin et Maxime. Tel fut le destin mérité d’un sauvage féroce, prive de tous les sentiments qui distinguent un homme civilisé, et même un être raisonnable. Selon le portrait qui nous en est resté, son corps était parfaitement assorti à l’âme qui l’animait. La taille de Maximin excédait huit pieds, et l’on rapporte des exemples presque incroyables de sa force et de son appétit extraordinaires[36]. S’il eût vécu dans un siècle moins éclairé, la fable et la poésie auraient pu le représenter comme l’un de ces énormes géants qui, revêtus d’un pouvoir surnaturel, livraient au genre humain une guerre perpétuelle. Il est plus aisé de concevoir que de décrire la joie universelle qui éclata dans tout l’empire à la chute du tyran. On assure que la nouvelle de sa mort parvint en quatre jours d’Aquilée à Rome. Le retour de Maxime fut un triomphe. Son collègue et le jeune Gordien allèrent au devant de lui ; et les trois princes, entrèrent dans la capitale, accompagnés des ambassadeurs de presque toutes les villes d’Italie, comblés des présents magnifiques de la reconnaissance et de la superstition, et salués avec des acclamations sincères par le sénat et par le peuple, qui croyaient voir l’âge d’or succéder à un siècle de fer[37]. La conduite des deux empereurs répondit à l’attente publique. Ces princes, rendaient la justice en personne, et la clémence de l’un tempérait, la sévérité de l’autre. Les impôts onéreux établis par Maximin sur les legs et sur les héritages furent supprimés, ou du moins modérés ; la discipline fut remise en vigueur, et l’on vit paraître, de l’avis du sénat, plusieurs lois sages, publiées par les deux monarques qui s’efforçaient d’élever une constitution civile star les débris d’une tyrannie militaire. Quelle récompense pouvons-nous espérer pour avoir délivré Rome d’un monstre ? demandait un jour Maxime, dans un moment de confiance et de liberté. L’amour du sénat, du peuple et de tout le genre humain, répondit Balbin sans hésiter. Hélas ! s’écria son collègue plus pénétrant, je redoute la haine des soldats, et les suites funestes de leur ressentiment[38]. L’événement ne justifia que trop ses appréhensions. Durant le temps que Maxime se préparait à défendre
l’Italie contre l’ennemi commun, Balbin, qui n’avait point quitté Rome, avait
été témoin de plusieurs scènes sanglantes, et s’était trouvé engagé dans des
discordes intestines. La défiance et la jalousie régnaient parmi les
sénateurs ; et même, dans les enceintes sacrées où ils s’assemblaient,
ils portaient, ouvertement, ou en secret, les armes avec eux. Au milieu de
leurs délibérations, deux vétérans du corps des prétoriens, excités par la curiosité
ou par un motif plus coupable, eurent l’audace d’entrer dans le temple, et
pénétrèrent jusqu’à l’autel de Après la mort du tyran, son armée formidable avait reconnu, plus par nécessité que par choix, l’autorité de Maxime, qui s’était transporté sans délai au camp devant Aquilée. Dès que ce prince eut reçu des troupes le serment de fidélité, il leur parla avec beaucoup de modération et de douceur ; il leur reprocha moins qu’il ne déplora les affreux désordres des temps, et il les assura que de leur conduite passée, le sénat se rappellerait seulement la générosité avec laquelle ils avaient abandonné la cause d’un indigne tyran, et étaient rentrés volontairement dans leur devoir. Les exhortations de Maxime furent appuyées de grandes largesses ; et lorsqu’il eut purifié le camp par un sacrifice solennel d’expiation, il renvoya les légions dans leurs différentes provinces, se flattant que, fidèles désormais et obéissantes, elles conserveraient sans cesse le souvenir de ses bienfaits[40]. Mais rien ne fut capable d’étouffer le ressentiment des fiers prétoriens. Lorsqu’ils accompagnèrent les empereurs dans cette journée mémorable où ces princes entrèrent dans Rome au milieu des acclamations universelles, la sombre contenance des gardes annonçait qu’ils se regardaient plutôt comme l’objet du triomphe que comme associés aux honneurs de leurs souverains. Dès qu’ils furent tous assemblés dans leur camp, ceux qui avaient combattu pour Maximin, et ceux qui n’étaient point sortis de la capitale, se communiquèrent réciproquement leurs sujets de plainte et leurs alarmes. Les empereurs choisis par l’armée avaient subi une mort ignominieuse ; des citoyens que le sénat avait revêtus de la pourpre, étaient assis sur le trône[41]. Les sanglants démêlés qui existaient depuis si longtemps entre les puissances civile et militaire, venaient d’être terminés par une guerre dans laquelle l’autorité civile avait remporté une victoire complète. Il ne restait plus aux soldats qu’à adopter de nouvelles maximes, et à se soumettre au sénat ; et, malgré la clémence dont se parait cette compagnie politique, ils devaient redouter les funestes effets d’une vengeance lente, colorée du nom de discipline, et justifiée par de spécieux prétextes de bien public. Mais leur destinée était toujours entre leurs mains et, s’ils avaient assez de courage pour mépriser les vaines menaces d’une république impuissante, ils pouvaient convaincre l’univers que ceux qui tiennent les armes disposent de l’autorité de l’État. Le sénat, en partageant la couronne, semblait n’avoir eu
d’autre intention que de donner à l’empire deux chefs capables de le gouverner
dans la guerre et dans-la paix. Outre ce motif spécieux, il est probable que
cette assemblée fut encore guidée par le désir secret d’affaiblir, en le
divisant, le despotisme du magistrat suprême. Sa politique lui réussit ;
mais elle lui devint fatale, et entraîna la perte des souverains. Bientôt la
jalousie du pouvoir fut irritée par la différence de caractère. Maxime
méprisait Balbin, comme un noble livré aux plaisirs ; et celui-ci
dédaignait son collègue, comme un soldat obscur. Cependant jusque-là leur
mésintelligence était plutôt soupçonnée qu’aperçue[42]. Leurs
dispositions réciproques les empêchèrent d’agir avec vigueur contre les
prétoriens, leurs ennemis communs. Un jour que toute la ville assistait aux
jeux capitolins, les empereurs étaient restés presque seuls dans leur palais,
où ils occupaient déjà des appartement très éloignés l’un de l’autre. Tout à
coup ils prennent l’alarme à l’approche d’une troupe d’assassins
furieux : chacun, ignorant la situation ou les desseins de son collègue,
tremble de donner ou de recevoir des secours, et ils perdent ainsi des
moments précieux en frivoles débats et en récriminations inutiles. L’arrivée
des gardes met fin à ces vaines disputes : ils se saisissent des empereurs du
sénat, nom qu’ils leur donnaient par dérision [ Dans l’espace de peu de mois, l’épée avait tranché les jours de six princes. Gordien, déjà revêtu du titre de César, parût aux prétoriens le seul propre à remplir le trône vacant[44]. Ils l’emmenèrent au camp, et le saluèrent unanimement Auguste et empereur. Son nom était cher au sénat et au peuple : sa tendre jeunesse promettait à la licence des troupes une longue impunité. Enfin, le consentement de Rome et des provinces épargnait à la république, quoiqu’aux dépens de sa dignité et de sa liberté, les horreurs d’une nouvelle guerre civile dans le centre de la capitale[45]. Comme le troisième Gordien mourut à l’âge de dix-neuf ans, l’histoire de sa vie, si elle nous était parvenue avec plus d’exactitude, ne renfermerait guère que les détails de son éducation et de la conduite des ministres qui trompèrent ou guidèrent tour à tour la simplicité d’un jeune prince sans expérience. Immédiatement après son élévation, il tomba entre les mains des eunuques de sa mère, ces vils instruments du luxe asiatique, et qui, depuis la mort d’Élagabale, infestaient le palais des empereurs romains. Ces malheureux, par leurs intrigues secrètes, tirèrent un voile impénétrable entre un prince innocent et des sujets opprimés. Le vertueux Gordien ignorait que les premières dignités de l’État étaient tous les jours vendues publiquement aux plus indignes citoyens. Nous ne savons pas comment l’empereur fut assez heureux pour s’affranchir de cette ignominieuse servitude et pour placer sa confiance dans un ministre dont les sages conseils n’eurent pour objet que la gloire du souverain et le bonheur du peuple. On serait porté à croire que l’amour et les lettres valurent à Misithée la faveur de Gordien. Ce jeune prince, après avoir épousé la fille de son maître de rhétorique, éleva son beau-père aux premiers emplois de l’État. Il existe encore deux lettres admirables qu’ils s’écrivirent. Le ministre, avec cette noble fermeté que donne la vertu, félicite Gordien de ce qu’il s’est arraché à la tyrannie des eunuques, et plus encore de ce qu’il sent le prix de cet heureux affranchissement[46]. L’empereur reconnaît, avec une aimable confusion, les erreurs de sa conduite passée ; et il peint avec des couleurs bien naturelles le malheur d’un monarque entouré d’une foule de vils courtisans, qui s’efforcent perpétuellement de lui dérober la vérité. Misithée avait passé sa vie dans l’étude des lettres, et
la profession des armes lui était entièrement inconnue. Cependant telle était
la flexibilité du génie de ce grand homme, que lorsqu’il fut nommé préfet du
prétoire, il remplit les devoirs militaires de sa place avec autant de
vigueur que d’habileté. Les Perses avaient pénétré dans Nous ne pouvons nous empêcher de mettre sous les yeux du
lecteur un tableau ingénieux qu’un célèbre écrivain de nos jours a tracé du
gouvernement militaire de l’empire romain, et, dans lequel seulement ce grand
peintre s’est peut-être un peu trop livré à son imagination. Ce qu’on appelait l’empire romain dans ce siècle-là, était
une espèce de république irrégulière, telle à peu prés que l’aristocratie[51] d’Alger[52], où la milice, qui a la puissance souveraine, fait et défait
un magistrat qu’on appelle le dey ; et peut-être est-ce une règle assez
générale que le gouvernement militaire est, à certains égards, plutôt
républicain que monarchique. Et qu’on ne dise pas que les soldats ne
prenaient de part au gouvernement que par leurs désobéissances et leurs révoltes
: les harangues que les empereurs leur faisaient ne furent-elles pas à la fin
du genre de celles que les consuls et les tribuns avaient faites autrefois au
peuple ? Et quoique les armées n’eussent pas un lieu particulier pour
s’assembler, qu’elles ne se conduisissent point par de certaines formes,
qu’elles ne fussent pas ordinairement de sang-froid, délibérant peu et
agissant beaucoup, ne disposaient-elles pas en souveraines de la fortune
publique ? Et qu’était-ce qu’un empereur, que le ministre d’un
gouvernement violent, élu pour l’utilité particulière des soldats ? Quand l’armée associa à l’empire Philippe, qui était préfet du prétoire du troisième Gordien, celui-ci demanda qu’on lui laissât le commandement entier, et il ne put l’obtenir : il harangua l’armée, pour que la puissance fût égale entre eux et il ne l’obtint pas non plus il supplia qu’on lui laissât le titre de César, et on le lui refusa : il demanda d’être préfet du prétoire, et on rejeta ses prières : enfin il parla pour sa vie. L’armée, dans ses divers jugements, exerçait la magistrature suprême. Selon l’historien dont la narration douteuse a servi de guide au président de Montesquieu, Philippe, qui pendant toute la révolution, avait gardé un farouche silence, voulut un moment épargner la vie de son bienfaiteur. Bientôt, réfléchissant que l’innocence de ce jeune prince pouvait exciter une compassion dangereuse, il ordonna, sans égard pour ses cris et pour ses supplications, qu’il fût saisi, dépouillé et conduit aussitôt à la mort. Après un moment d’hésitation, la cruelle sentence fut exécutée[53]. A son retour de l’Orient, Philippe, dans la vue d’effacer
le souvenir de ses crimes, et de se concilier l’affection du peuple,
solennisa dans Rome les jeux séculaires avec une pompe et une magnificence
éclatantes [ Dix siècles s’étaient déjà écoulés depuis que Romulus avait rassemblé, sur quelques collines près du Tibre, une petite bande de pasteurs et de brigands[57]. Durant les quatre premiers siècles, les Romains, endurcis à l’école de la pauvreté, avaient acquis les vertus de la guerre et du gouvernement. Le développement de ces vertus leur avait procuré, avec le secours de la fortune, dans le cours des trois siècles suivants un empire absolu sur d’immenses contrées en Europe, en Asie et en Afrique. Pendant les trois cents dernières années, sous le voile d’une prospérité apparente, la décadence attaque les principes de la constitution. Les trente-cinq tribus du peuple romain, composées de guerriers, de magistrats et de législateurs, avaient entièrement disparu dans la masse commune du genre humain : elles étaient confondues avec des millions d’esclaves habitants des provinces, et qui avaient reçu le nom de Romains, sans adopter le génie de cette nation si célèbre. La liberté n’était plus le partage que de ces troupes mercenaires, levées parmi les sujets et les Barbares des frontières, qui souvent abusaient de leur indépendance. Leurs choix tumultuaires avaient élevé sur le trône de Rome un Syrien, un Goth, un Arabe, et les avaient investis du pouvoir de gouverner despotiquement les conquêtes et la patrie des Scipions. Les frontières de l’empire s’étendaient toujours depuis le Tigre jusqu’à l’océan occidental, et depuis le mont Atlas jusqu’aux rives du Rhin et du Danube. Le vulgaire aveugle comparait la puissance de Philippe, à celle d’Adrien ou d’Auguste : la forme était encore la même, mais le principe vivifiant n’existait plus ; tout annonçait un dépérissement universel. Une longue suite d’oppressions avait .épuisé et découragé l’industrie du peuple. La discipline militaire, qui seule, après l’extinction de toute autre vertu, aurait été capable de soutenir l’État, était corrompue par l’ambition ou relâchée par la faiblesse des empereurs. La force des frontières, qui avait toujours consisté dans les armes plutôt que dans les fortifications, se minait insensiblement, et les plus belles provinces de l’empire étaient exposées aux ravages, et allaient bientôt devenir la proie des Barbares, qui ne tardèrent pas à s’apercevoir de la décadence de la grandeur romaine. |
[1] Il n’y avait pas eu d’exemple de trois générations successives sur le trône ; seulement on avait vu trois fils gouverner l’empire après la mort de leurs pères. Malgré le divorce, les mariages des Césars furent en général infructueux.
[2] Hist. Auguste, p. 138.
[3] Hist. Auguste, p. 140 ; Hérodien, VI, p. 223 ; Aurelius Victor. En comparant ces auteurs, il semble que Maximin avait le commandement particulier de la cavalerie triballienne, et la commission de discipliner les recrues de toute l’armée. Son biographe aurait dû marquer avec plus de soin ses exploits, et les différents grades par lesquels il passa.
[4] Voyez la lettre originale d’Alexandre Sévère, Hist. Auguste, p. 149.
[5] Hist. Auguste, p. 135. J’ai adouci quelques-unes des circonstances les plus improbables rapportées dans sa vie : autant que l’on en peut juger d’après la narration de son misérable biographe, le bouffon d’Alexandre étant entré par hasard dans la tente de ce prince pendant qu’il dormait, il le réveilla. La crainte du châtiment l’engagea à persuader aux soldats mécontents de commettre le meurtre.
[6] Hérodien, VI, p. 223-227.
[7] Caligula, le plus âgé des quatre, n’avait que vingt-cinq ans lorsqu’il monta sur le trône ; Caracalla en avait vingt-trois, Commode dix-neuf, et Néron seulement dix-sept.
[8] Il paraît qu’il ignorait entièrement le grec, dont un usage habituel, soit dans les lettres, soit dans la conversation, avait fait une partie essentielle de toute bonne éducation.
[9] Hist. Auguste, p. 141 ; Hérodien, VII, p. 237. C’est avec une grande injustice que l’on accuse ce dernier historien d’avoir épargné les vices de Maximin.
[10] On le comparait à Spartacus et à Athénion (Hist. Auguste, p. 141). Quelquefois cependant la femme de Maximin savait, par de sages conseils qu’elle donnait avec cette douceur si propre à son sexe, ramener le tyran dans la voie de la vérité et de l’humanité. (Voyez Ammien Marcellin, XIV, c. 1, où il fait allusion à un fait qu’il a rapporté plus au long sous le règne de Gordien.) On peut voir par les médailles, que Paulina était le nom de cette impératrice bienfaisante : le titre de diva nous apprend qu’elle mourut avant Maximin. Valois, ad loc. citat. Amm. ; Spanheim, de U. et P. N. t. II, p. 360.
Si l’on en croit Syncelle
et Zonare, ce fut Maximin lui-même qui la fit mourir (Note de l’Éditeur).
[11] Hérodien, VII, p. 238 ; Zozime, I, p. 15.
[12] Dans le fertile territoire de Bysacium, à cent cinquante milles au sud de Carthage. Ce furent probablement les Gordiens qui donnèrent le titre de colonie à cette ville, et qui y firent bâtir un bel amphithéâtre que le temps a respecté. Voyez Itineraria, Wesseling, page 59, et les Voyages de Shaw, p. 117.
[13] Hérodien, VII, p. 239 ; Hist. Auguste, p. 153.
[14] Hist. Auguste, p. 152. Marc-Antoine s’empara de la belle maison de Pompée, in Carinis : après la mort du triumvir, elle fit partie du domaine impérial. Trajan permit aux sénateurs opulents d’acheter ces palais magnifiques et devenus inutiles au prince ; ils y furent même encouragés par lui (Pline, Panégyrique, c. 50). Ce fut probablement alors que le bisaïeul de Gordien, fit l’acquisition de la maison de Pompée.
[15] Ces quatre espèces de marbre étaient le claudien, le numidien, le carystien et le synnadien. Leurs couleurs n’ont pas été assez bien décrites pour pouvoir être parfaitement distinguées ; il paraît cependant que le carystien était un vert de mer, et que le synnadien était blanc, mêlé de taches de pourpre ovales. Voyez Saumaise, ad Hist. Auguste, p. 164.
[16] Hist. Auguste,
p. 151-152. Il faisait paraître quelquefois sur l’arène cinq cents couples de
gladiateurs, jamais moins de cent cinquante. Il donna une fois au cirque cent
chevaux siciliens et autant de
[17] Voyez dans l’Histoire Auguste, p. 152, la lettre originale, qui montre à la fois le respect d’Alexandre pour l’autorité. du sénat, et son estime pour le proconsul que cette compagnie avait désigné.
[18] Le jeune Gordien eut trois ou quatre enfants de chaque concubine. Ses productions littéraires, quoique moins nombreuses, n’étaient pas à mépriser.
[19] Hérodien, VII, p. 243 ; Histoire Auguste, p. 144.
[20] Les greffiers et autres officiers du sénat étaient exclus, et les sénateurs en remplissaient alors eux-mêmes les fonctions. Nous sommes redevables à l’Histoire Auguste, p. 157, de cet exemple curieux de l’ancien usage observé sous la république.
[21] Ce courageux discours paraît avoir été tiré des registres du sénat : il est inséré dans l’Histoire Auguste, p. 156.
[22] Hérodien, VII, p. 244.
[23] Hérodien, VII, p. 247 – VIII, p. 277 ; Histoire Auguste, p. 156-158.
[24] Hérodien, VII, p. 254 ; Hist. Auguste, p. 150-160. Au lieu d’un an et six mois pour le règne de Gordien, ce qui est absurde, il faut lire, d’après Casaubon et Panvinius, un mois et six jours. Voyez Comment., p. 193. Zozime rapporte (I, p. 17) que les deux Gordiens périrent par une tempête au milieu de leur navigation : étrange ignorance de l’histoire, ou étrange abus des métaphores !
[25] Voyez l’Histoire Auguste, p. 166, d’après les registres du sénat : la date est évidemment fausse ; mais il est facile de rectifier cette erreur, en faisant attention que l’on célébrait alors les jeux apollinaires.
[26] Il descendait de Cornelius Balbus, noble espagnol, et fils adoptif de Théophanes, l’historien grec. Balbus obtint le droit de bourgeoisie par la faveur de Pompée, et il dut la conservation de ce titre à l’éloquence de Cicéron (Voyez Oratio pro Corn. Balbo). L’amitié de César, auquel il rendit en secret d’importants services dans la guerre civile, lui procura les dignités de consul et de pontife, honneurs dont aucun étranger n’avait encore été revêtu. Le neveu de ce Balbus triompha de Garamantes. Voyez le Dictionnaire de Bayle, au mot Balbus : ce judicieux écrivain distingue plusieurs personnages de ce nom, et relève avec son exactitude ordinaire les méprises de ceux qui ont traité le même sujet.
[27] Zonare, XII, p. 622 ; mais peut-on s’en rapporter à l’autorité d’un Grec moderne si peu instruit de l’histoire du troisième siècle, qu’il créé plusieurs empereurs imaginaires, et qu’il confond les princes qui ont réellement existé ?
[28] Hérodien, VII, p. 256, suppose que le sénat fut d’abord convoqué dans le Capitole, et s’exprime à ce sujet avec beaucoup d’éloquence : l’Histoire Auguste, page 116, semble beaucoup plus authentique.
[29] Fils, selon quelques-uns (Note de l’Éditeur).
[30] Dans Hérodien, VII ; p. 249, et dans l’Histoire Auguste, nous avons trois, harangues différentes de Maximin à son armée, sur la rébellion d’Afrique et de Rome. M. de Tillemont a très bien observé qu’elles ne s’accordent ni entre elles ni avec la vérité. Histoire des Empereurs, tome III, p. 799.
[31] L’inexactitude des écrivains de ce siècle nous jette dans un grand embarras. 1° Nous savons que Maxime et Balbin furent tués durant les jeux capitolins (Hérodien, VIII, p. 285). L’autorité de Censorin (de Die natali, c. 18) nous apprend que ces jeux furent célébrés dans l’année 238 ; mais nous ne connaissons ni le mois ni le jour. 2° Nous ne pouvons douter que Gordien n’ait été élu par le sénat le 27 mai ; mais nous sommes en peine de découvrir si ce fût la même année ou la précédente. Tillemont et Muratori, qui soutiennent les deux opinions opposées, s’appuient d’une foule d’autorités, de conjectures et de probabilités : l’un resserre la suite des faits entre ces deux époques, l’autre l’étend au-delà, et tous deux paraissent s’écarter également de la raison et de l’histoire. Il est cependant nécessaire de choisir entre eux.
Eckhel a traité plus
récemment ces questions de chronologie avec une clarté qui donne une grande
probabilité à ses résultats : mettant de côté tous les historiens, dont les
contradictions sont inconciliables, il n’a consulté que les médailles, et a
établi dans les faits qui nous occupent l’ordre suivant : Maximin, l’an de Rome 990 [237], après avoir vaincu les
Germains, rentre en Pannonie, établit ses quartiers d’hiver à Sirmium, et se
prépare pour faire la guerre aux peuples du Nord. L’an 991, aux calendes de
janvier, commence son quatrième tribunat. Les Gordiens sont élus empereurs en
Afrique, probablement au commencement du mois de mars. Le sénat confirme avec
joie cette élection, et déclare Maximin ennemi de Rome. Cinq jours après avoir
appris cette révolte, Maximin part de Sirmium avec son armée pour marcher
contre l’Italie. Ces événements se passent vers le commencement d’avril : peu
après, les Gordiens sont tués en Afrique par Capellianus, procurateur de
[32] Velleius Paterculus, II, 24. Le président de Montesquieu, dans son Dialogue entre Sylla et Eucrate, exprime les sentiments du dictateur d’une manière ingénieuse et même sublime.
[33] Muratori (Annali d’Italia, t. II , p. 294) pense que la fonte des neiges indique plutôt le mois de juin ou de juillet que celui de février. L’opinion d’un homme qui passait sa vie entre les Alpes et les Apennins, est sans contredit d’un grand poids ; il faut cependant observer, 1° que le long hiver dont Muratori tire avantage ne se trouve que dans la version latine et que le texte grec d’Hérodien n’en fait pas mention ; 2° que les pluies et le soleil, auxquels les soldats de Maximin furent tour à tour exposés (Hérodien, VIII, p. 277), désignent le printemps plutôt que l’été. Ce dont ces différents courants qui, réunis dans un seul, forment le Timave, dont Virgile, nous a donné une description si poétique, dans toute l’étendue du mot. Ils roulent leurs eaux à douze milles environ à l’est d’Aquilée. Voyez Cluvier, Italia Antiquâ, I, p. 189, etc.
[34] Hérodien, VIII, p.
272. La divinité celtique fut supposée être Apollon, et le sénat lui rendit,
sous ce nom, des actions de grâces. On bâtit aussi un temple à Vénus
[35] Hérodien , VIII, p. 279 ; Hist. Auguste, p. 146. Aucun auteur n’a calculé la durée de règne de Maximin avec plus de soin qu’Eutrope, qui lui donne trois ans et quelques jours (IX, 1) : nous pouvons croire que le texte de cet auteur n’est pas corrompu, puisque l’original latin est épuré par la version grecque de Pæan.
[36] Huit pieds romains et un tiers (*). Voyez le Traité de Greaves sur le pied romain. Maximin pouvait boire dans un jour une amphora, environ vingt-cinq pintes de vin, et manger trente ou quarante livres de viande. Il pouvait traîner une charrette chargée, casser d’un coup de poing la jambe d’un cheval, écraser des pierres dans ses mains, et déraciner de petits arbres. Voyez sa vie, dans l’Histoire Auguste.
(*) Sept pieds trois pouces de Paris. Le pied romain, d’après
Barthélemy et Jacquier, vaut
[37] Voyez, dans l’Histoire Auguste, la lettre de félicitation écrite aux deux empereurs par le consul Claudius Julianus.
[38] Histoire Auguste, p. 171.
[39] Hérodien, VIII, p. 258.
[40] Hérodien, VIII, p. 213.
[41] Le sénat, au milieu de ses acclamations, avait eu l’imprudence de faire cette remarque : elle n’échappa point aux soldats, qui la regardèrent comme une insulte. Hist. Auguste, page 170.
[42] Discordiœ tacitœ, et quœ intelligerentur potius quàm viderentur (Histoire Auguste, page 170). Cette expression heureuse est probablement prise de quelque meilleur écrivain.
[43] Hérodien , VIII , p. 287-288.
[44] Quia non alius erat in prasenti. Hist. Auguste.
[45] Quinte-Curce (X,
c. 9) félicite l’empereur régnant de ce qu’il a par son heureux avènement,
dissipé tant de troubles, fermé tant de plaies, et mis fin aux discordes qui
déchiraient l’État. Après avoir pesé très attentivement tous les mots de ce
passage, je ne vois point, dans toute l’histoire romaine d’époque à laquelle il
puisse mieux convenir qu’à l’élévation de Gordien. En ce cas il serait possible
de déterminer le temps où Quinte-Curce a écrit. Ceux gui le placent sous les
premiers Césars, raisonnent d’après la pureté et l’élégance de son style mais
ils ne peuvent expliquer le silence de Quintilien, qui nous a donné une liste
très exacte des historiens romains, sans faire mention de l’auteur de
Cette conjecture de Gibbon
n’a aucun fondement. Plusieurs passages de l’ouvrage de Quinte-Curce le placent
évidemment à une époque antérieure : ainsi, en parlant des Parthes, il dit : Hinc in
Parthienen perventum est ; tùnc ignobilem gentem ; NUNC caput omnium qui post
Euphraten et Tigrim amnes siti Rubro mari terminantur (VI, 2). L’empire parthe n’eut cette étendue qu’au
premier siècle de l’ère vulgaire ; c’est donc à ce siècle qu’il faut rapporter
l’âge de Quinte-Curce. Quoique les
critiques, édit M. de Sainte-Croix, aient
beaucoup multiplié les conjectures sur ce sujet, la plupart ont fini néanmoins
par adopter l’opinion qui place Quinte-Curce sous le règne de Claude. Voy.
Juste-Lipse, ad Ann. Tac., II, c. 20
; Michel Le Tellier, Prof. in Curt.
;. Tillemont, Hist. des Emp., t. I,
p. 251 ; Dubos, Réflex. crit. sur la
poésie, seconde part. § 13 ; Tiraboschi, Storia della Letter ital., t. II, p. 149 ; Exam. cric. des. histor. d’Alexandre, 2e éd., p. 104, 849-850 (Note de l’Éditeur).
[46] Hist. Auguste, p. 161. D’après quelques particularités contenues dans ces deux lettres, j’imagine qu’on n’obtint pas l’expulsion des eunuques sans quelque respectueuse violence, et que le jeune Gordien se contenta d’approuver leur disgrâce sans consentir.
[47] Hist. Auguste, p. 162 ; Aurelius Victor ; Porphyre, in Vit. Plotin. ap. Fabricium, Biblioth. grœc., IV, c. 36. Le philosophe Plotin accompagna l’armée, animé du désir de s’instruire, et de pénétrer jusque dans l’Inde.
[48] A vingt milles environ de la petite ville de Circesium (*), sur la frontière des deux empires.
(*) Aujourd’hui Kerkisia, placée dans l’angle que forme
l’embouchure du Chaboras ou Al-Khabour avec l’Euphrate. Cette situation parut
tellement avantageuse à Dioclétien, qu’il y ajouta des fortifications pour en
faire le boulevard de l’empire dans cette partie de
[49] L’inscription, qui
contenait un jeu de mots fort singulier, fut effacée par ordre de Licinius, qui
se disait parent de Philippe (Hist.
Auguste, p. 165) ; mais le tumulus,
où monceau de terre qui formait le sépulcre, subsistait encore du temps de
Julien. Voyez Ammien Marcellin, XXIII, 5.
[50] Aurelius Victor ; Eutrope, IX, 2 ; Orose, VII, 20 ; Ammien Marcellin, XXIII, 5 ; Zozime, I, p. 19. Philippe était né à Bostra (*), et il avait alors environ quarante ans.
(*) Aujourd’hui Bosra. Elle était jadis la métropole d’une province connue sous le nom d’Arabia, et la ville principale de
l’Auranitide, dont le nom se conserve dans celui de Belad-Haûran, et dont
l’étendue se confond avec les déserts de l’Arabie (D’Anville, Géogr. anc., t. II, p. 188). Selon
Victor (in Cœsar), Philippe était
originaire de
[51] Le terme aristocratie peut-il être appliqué avec quelque justesse au gouvernement d’Alger ? Tout gouvernement militaire flotte entre deux extrêmes, une monarchie absolue et une farouche démocratie.
[52] La république militaire des mameluks, en Égypte, aurait fourni à M. de Montesquieu un parallèle plus noble et plus juste. Voyez Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, c. 16.
[53] L’Histoire Auguste (p. 163-164) ne peut ici se concilier avec elle-même ni avec la vraisemblance. Comment Philippe pouvait-il condamner son prédécesseur, et cependant consacrer sa mémoire ? Comment pouvait-il faire exécuter publiquement le jeune Gordien, et cependant protester au sénat, dans ses lettres, qu’il n’était point coupable de sa mort ? Philippe, quoique usurpateur et ambitieux, ne fut point un tyran insensé. D’ailleurs Tillemont et Muratori ont découvert des difficultés chronologiques dans cette prétendue association de Philippe à l’empire.
[54] Ce qui nous a été rapporté sur la prétendue célébration de ces jeux à l’époque où ils avaient eu lieu, nous dit-on, pour la dernière fois, est si obscur et si peu authentique, quoique cette époque se place dans un temps déjà éclairé, qu’il me semble que l’alternative ne peut se soutenir. Lorsque Boniface VII institua les jubilés, et voulut que, comme les jeux séculaires, ils se célébrassent tous les cent ans, ce pape artificieux prétendit qu’il faisait seulement renaître une ancienne institution. Voyez M. Le Chais, Lettres sur les jubilés.
[55] Cet intervalle était de cent ans ou de cent dix ans : Varron et Tite-Live ont adopté là première de ces opinions ; mais la dernière est consacrée par l’autorité infaillible des sibylle. (Censorin, de Die nat, c. 17). Cependant les empereurs Claude et Philippe ne se conformèrent pas aux ordres de l’oracle.
[56] Pour se former une idée juste des jeux séculaires, il faut consulter le poème d’Horace, et la description de Zozime, II, p. 167, etc.
[57] Selon le calcul reçu de Varron, Rome fût fondée sept cent cinquante-quatre ans avant J.-C. ; mais la chronologie de ces temps reculés est si incertaine, que sir Isaac Newton place le même événement dans l’année 627 avant J.-C.