Cruautés, folies et meurtre de Commode. Élection de Pertinax. Ce prince entreprend de réformer le sénat : il est assassiné par les gardes prétoriennes.
MARC-AURÈLE, élevé dans l’école du Portique, n’y avait pas puisé toute la rudesse des stoïciens : la douceur naturelle qui rendait ce prince si cher à ses peuples, était peut-être le seul défaut de son caractère; la droiture de son jugement était souvent égarée par la confiante bonté de son cœur. Il était sans cesse entouré de ces hommes dangereux, qui savent déguiser leurs passions et étudier celles des souverains, et qui, paraissant devant lui revêtus du manteau de la philosophie, obtenaient des honneurs et des richesses en affectant de les mépriser[1]. Son indulgence excessive pour son frère[2], sa femme et son fils, passa les bornes de la vertu domestique, et devint un véritable tort public par la contagion de leur exemple et les funestes conséquences de leurs vices. Faustine, fille d’Antonin et femme de Marc-Aurèle, ne s’est pas rendue moins célèbre par sa beauté, que par ses galanteries. La grave simplicité du philosophe était un mérite peu propre à charmer une femme légère et frivole, et peu capable de satisfaire ce besoin désordonné de changement qui l’entraînait sans cesse, et qui souvent lui faisait apercevoir un mérite personnel dans le dernier de ses sujets[3]. L’amour chez les anciens était en général une divinité fort sensuelle ; et une souveraine obligée par son rang aux avances les plus claires, put difficilement conserver dans ses intrigues, une grande délicatesse de sentiment. Dans tous les siècles, les préjugés ont toujours attaché l’honneur des maris à la conduite de leurs femmes ; mais Marc-Aurèle paraissait insensible aux désordres de Faustine. Peut-être était-il le seul dans l’empire qui les ignorât. Il éleva plusieurs de ses amants à des emplois considérables[4] ; et, pendant trente ans que dura leur union, il ne cessa de lui donner des preuves de la confiance la plus intime ; enfin, il eût pour elle une vénération et une tendresse qu’il conserva jusqu’au tombeau. Marc-Aurèle remercie les dieux, dans ses Méditations, de lui avoir accordé une femme si fidèle, et douce, et d’une simplicité de mœurs si admirable[5]. Le sénat complaisant la déclara déesse à sa sollicitation ; elle était représentée dans ses temples avec les attributs de Junon, de Vénus et de Cérès. Les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe, avaient ordre de s’y rendre le jour de leur mariage, et d’offrir leurs vœux aux autels de cette chaste divinité[6]. Les vices monstrueux du fils ont affaibli, aux yeux de la postérité, l’éclat des vertus du père : on a reproché à Marc-Aurèle d’avoir sacrifié le bonheur de plusieurs millions d’hommes à une tendresse excessive pour un enfant indigne, et d’avoir choisi son successeur dans sa famille plutôt que dans la république. Cependant la sollicitude de ce tendre père, et les hommes célèbres par leur mérite et par leurs vertus, qu’il appela à partager ses soins, ne négligèrent rien pour étendre l’esprit étroit du jeune Commode, étouffer ses vices naissants, et le rendre digne du trône qu’il devait un jour occuper. En général, le pouvoir de l’éducation est peu de chose, excepté dans ces cas heureux où il est presque inutile. Les insinuations d’un favori débauché faisaient oublier en un moment au jeune César les leçons peu séduisantes d’un philosophe. Marc-Aurèle perdit lui-même le fruit de tous ses soins, en partageant la dignité impériale avec son fils, âgé de treize ou quatorze ans. Ce père trop indulgent mourut quatre ans après ; mais il vécut assez pour se repentir d’une démarche inconsidérée, qui affranchissait un jeune prince si impétueux du joug de la raison et de l’autorité. Les lois nécessaires, mais inégales, de la propriété ont été établies pour mettre des bornes à la cupidité du genre humain ; mais en donnant à quelques personnes ce que le grand nombre recherche avec le plus d’ardeur, elles sont devenues la source de la plupart des crimes qui troublent l’intérieur de la société. La soif du pouvoir est, de toutes nos passions, la plus impérieuse et la plus insociable, puisqu’elle amène l’orgueil d’un seul à exiger la soumission de tous. Dans le tumulte des discordes civiles, les lois de la société perdent toute leur force, et rarement celles de l’humanité en prennent la place : l’animosité des partis, l’orgueil de la victoire, le désespoir du succès, le souvenir des injures reçues et la crainte de nouveaux dangers, enflamment l’esprit, et contribuent, à étouffer le cri de la pitié : de la ces scènes cruelles qui ensanglantent les pages de l’histoire. Ce n’est pas à des motifs de ce genre qu’on peut attribuer les cruautés gratuites de Commode, qui, jouissant de tout, n’avait rien à désirer. Le fils chéri de Marc-Aurèle succéda à son père au milieu des acclamations [année 180] du sénat et de l’armée[7] ; et cet heureux prince, lorsqu’il monta sur le trône n’avait autour de lui ni rival à combattre ni ennemis à punir : dans cette haute et tranquille situation, il devait naturellement préférer l’amour de ses sujets à leur haine, et la douce gloire des cinq empereurs qui l’avaient précédé, au sort ignominieux de Néron et de Domitien. Cependant Commode n’était pas, comme on nous l’a représenté[8], un tigre né avec la soif insatiable du sang humain, et capable, dès ses premières années, de se porter aux excès les plus cruels[9] ; la nature l’avait formé plutôt faible que méchant : sa simplicité et sa timidité le rendirent l’esclave de ses courtisans, qui le corrompirent par degrés. Sa cruauté fut d’abord l’effet d’une impulsion étrangère ; elle dégénéra bientôt en habitude, et devint enfin la passion dominante de son âme[10]. Commode, à la mort de son père, se trouva chargé du commandement pénible d’une grande armée contre les Quades et les Marcomans[11], et, de la conduite d’une guerre difficile[12]. Une foule de jeunes débauchés vils flatteurs que Marc-Aurèle avait bannis de sa cour, regagnèrent bientôt auprès du jeune empereur leur rang et leur influence. Ils exagérèrent les fatigues et les dangers d’une campagne dans des contrées sauvages, situées au delà du Danube, et assurèrent ce prince indolent, que la terreur de son nom et les armes de ses lieutenants suffiraient pour réduire des Barbares effrayés ou pour leur imposer des conditions plus avantageuses qu’une conquête. Ils flattaient adroitement ses goûts et sa sensibilité : on les entendait sans cesse comparer la tranquillité, la magnificence et les agréments de Rome, au tumulte d’un camp de Pannonie, où l’on ne connaissait ni le luxe ni les plaisirs[13]. Commode prêta l’oreille a des avis si agréables : tandis qu’il était partagé entre sa propre inclination, et le respect qu’il conservait pour les vieux conseillers de son père, insensiblement l’été s’écoula ; il ne fit son entrée dans Rome que l’automne suivant. Ses grâces naturelles[14], son air populaire, et les vertus qu’on lui supposait, lui attirèrent la bienveillance publique. La paix honorable qu’il venait d’accorder aux Barbares inspirait une joie universelle[15] : on attribuait à l’amour de la patrie l’impatience qu’il avait montrée de revoir Rome, et à peine condamnait-on dans un jeune prince de dix-neuf ans les amusements dissolus auxquels il se livrait. Marc-Aurèle avait laissé auprès de son fils des conseillers dont la sagesse et l’intégrité inspiraient à Commode une estime mêlée d’éloignement. Pendant les trois premières années de son règne, ils conservèrent les formes, l’esprit même de l’ancienne administration. Entouré des compagnons de ses débauches, le jeune empereur se livrait aux plaisirs avec toute a liberté que donne la puissance souveraine ; mais ses mains n’étaient point encore teintes de sang ; il avait même déployé une générosité de sentiments qui pouvait, en se développant, devenir une vertu solide[16] : un incident fatal détermina ce caractère incertain. L’empereur, retournant un soir à son palais, comme il passait sous un des portiques étroits et obscurs de l’amphithéâtre[17], un assassin fondit sur lui l’épée à la main, en criant à haute voix : Voici ce que t’envoie le sénat. La menace fit manquer le coup ; l’assassin fut pris ; et aussitôt il révéla ses complices. Cette conspiration avait été tramée dans l’enceinte du palais. Lucilla, sœur de Commode, et veuve de Lucius Verus, s’indignait de n’occuper que le second rang. Jalouse de l’impératrice régnante, elle avait armé le meurtrier contre la vie de son frère. Claudius Pompeianus, son second mari, sénateur distingué par ses talents et par une fidélité inviolable ignorait ses noirs complots : cette femme ambitieuse n’aurait pas osé les lui découvrir ; mais, dans la foule de ses amants (car elle imitait en tout la conduite de Faustine), elle avait trouvé des hommes perdus, déterminés à tout entreprendre, et prêts à servir les mouvements que lui inspiraient tour à tour la fureur et l’amour. Les conspirateurs éprouvèrent les rigueurs de la justice; Lucilla fut d’abord punie, par l’exil et ensuite par la mort[18]. Les paroles de l’assassin laissèrent dans l’âme de Commode des traces profondes. Ce prince, sans cesse alarmé, conçut une haine implacable contre le corps entier du sénat[19] ; ceux qu’il avait d’abord redoutés comme des ministres importuns, lui parurent tout à coup des ennemis secrets. Les délateurs avaient été découragés sous les règnes précédents, on les croyait presque anéantis : ils parurent de nouveau dès qu’ils s’aperçurent que l’empereur cherchait partout des crimes et des complots. Cette assemblée, que Marc-Aurèle regardait comme le grand conseil de la nation, était composé des plus vertueux Romains, et bientôt le mérite devint un crime. Le zèle des délateurs, excité par l’attrait puissant des richesses, cherchait partout de nouvelles victimes : une vertu rigide passait pour une censure tacite de la conduite irrégulière du prince, et des services importants décelaient une supériorité dangereuse ; enfin l’amitié du père suffisait pour encourir toute la haine du fils. Le soupçon tenait lieu de preuve, et il suffisait d’être accusé pour être aussitôt condamné. La mort d’un sénateur entraînait la perte de tous ceux qui auraient pu la pleurer ou la venger, et lorsqu’une fois Commode eût goûté du sang humain, son cœur devint inaccessible aux remords ou à la pitié. Parmi les victimes innocentes qui tombèrent sous les coups
de la tyrannie, il n’y en eut pas de plus regrettées que Maximus et Condianus,
de la famille Quintilienne. Leur amour
fraternel a sauvé leur nom de l’oubli, et l’a rendit cher à la postérité.
Leurs études, leurs occupations, leurs emplois, leurs plaisirs, étaient les
mêmes : jouissant tous deux d’une fortune considérable, ils ne conçurent
jamais l’idée de séparer leurs intérêts. Il existe encore des fragments d’un
ouvrage qu’ils ont composé ensemble[20] ; enfin,
dans toutes les actions de leur vie, leurs corps paraissaient n’être animés
que par une seule âme. Les Antonins,
qui chérissaient leurs vertus et se plaisaient à voir leur union, les
élevèrent dans la même année à la dignité de consul. Marc-Aurèle leur donna
dans la suite le gouvernement de Après avoir porté la désolation dans le sein des premières familles de la république, le tyran tourna toute sa rage contre le principal instrument de ses fureurs. Tandis que renfermé dans son palais, Commode se plongeait dans le sang et dans la débauche, l’administration de l’empire était entre les mains de Perennis, ministre vil et ambitieux qui avait assassiné son prédécesseur pour en occuper la place, mais qui possédait de grands talents et beaucoup de fermeté. Il avait amassé une fortune immense par ses exactions, et en s’emparant des biens des nobles sacrifiés à son avarice. Les cohortes prétoriennes lui obéissaient comme à leur chef. Son fils, déjà connu dans la carrière des armes, commandait les légions d’Illyrie. Perennis aspirait au trône ; ou, ce qui paraissait également criminel aux yeux de Commode, il pouvait y aspirer, s’il n’eût été prévenu, surpris et mis à mort. La chute d’un ministre est un événement de peu d’importance dans l’histoire générale de l’empire ; mais la ruine de Perennis [en 186] fût accélérée par une circonstance extraordinaire, qui fit voir combien la discipline était déjà relâchée. Les légions de Bretagne, mécontentes du gouverneraient de ce ministre, formèrent une ambassade de quinze cents hommes choisis, et les envoyèrent à Rome, avec ordre d’exposer leurs plaintes à l’empereur. Ces députés militaires, en fomentant les divisions des prétoriens, en exagérant la force des troupes britanniques, et en alarmant le timide Commode, exigèrent et obtinrent, par la fermeté de leur conduite, la mort de Perennis[22]. L’audace d’une armée si éloignée de la capitale ; et la découverte fatale qu’elle fit de la faiblesse du gouvernement, présageaient les plus terribles convulsions. Un nouveau désordre, dont on avait négligé d’arrêter les
faibles commencements, trahit bientôt la négligence de l’administration. Les
désertions devenaient fréquentes parmi les troupes : après avoir abandonné
leurs drapeaux, les soldats, au lieu de se cacher et de fuir, infestèrent les
grands chemins. Maternus, simple soldat, mais d’une hardiesse et d’une valeur
extraordinaires, rassembla ces bandes de voleurs, et en composa une petite
armée. Il ouvrit en même temps les prisons, invita les esclaves à briser
leurs fers, et ravagea impunément, les villes opulentes, et sans défense de Les princes soupçonneux donnent souvent leur confiance aux derniers de leurs sujets, dans cette fausse persuasion que des hommes sans appui, et tirés tout à coup d’un état vil, seront entièrement dévoués à la personne de leur bienfaiteur. Cléandre, successeur de Perennis, avait pris naissance en Phrygie ; il était d’une nation dont le caractère vil et intraitable ne pouvait être soumis que par les traitements les plus durs[25]. Envoyé à Rome comme esclave, il servit d’abord dans le palais impérial, et s’y rendit bientôt nécessaire à son maître, en flattant ses passions. Enfin, il monta rapidement au premier rang de l’empire ; son influence sur l’esprit de Commode fut encore plus grande que celle de son prédécesseur. En effet, Cléandre n’avait aucun de ces talents, capables d’exciter la jalousie de l’empereur, ou de lui inspirer de la méfiance. L’avarice était la passion dominante, de cette âme vile, et le grand principe de son administration. On vendait publiquement les dignités de consul, de patricien et de sénateur. Un citoyen sacrifiait la plus grande partie de sa fortune pour obtenir ces vains honneurs[26]. Son refus de les acheter aurait été interprété comme une marque secrète de mécontentement. Dans les provinces, le ministre partageait avec les gouverneurs les dépouilles du peuple ; l’administration de la justice était vénale et arbitraire. Non seulement un criminel opulent obtenait avec facilité la révocation de la sentence qui le condamnait, mais il pouvait aussi faire retomber la peine sur l’accusateur, les témoins et le juge, et ordonner même de leur supplice. Dans l’espace de trois ans, Cléandre amassa des trésors immenses : on n’avait point encore vu d’affranchi posséder tant de richesses[27]. Commode, séduit par les présents magnifiques que l’habile courtisan déposait à propos au pied du trône, fermait les yeux sur sa conduite. Cléandre crut aussi pouvoir imposer silence à l’envie. Il fit élever, au nom de l’empereur, des bains, des portiques et des places destinées aux exercices publics[28]. Il se flattait que les Romains, trompés par cette libéralité apparente, seraient moins touchés des scènes sanglantes qui frappaient tous les jours leurs regards ; il espérait qu’ils oublieraient la mort de Byrrhus, sénateur d’un mérite éclatant, et gendre du dernier empereur, et qu’ils perdraient le souvenir de l’exécution d’Arias Antoninus, le dernier qui eût hérité du nom et de la vertu des Antonins. L’un, plus vertueux que prudent, avait essayé de découvrir à son beau-frère le véritable caractère du favori. Le crime de l’autre était d’avoir prononcé, lorsqu’il commandait en Asie, une sentence équitable contre une des indignes créatures de Cléandre[29]. Après la chute de Perennis, les terreurs de Commode, s’étaient montrées sous les apparences d’un retour à la vertu. 0n l’avait vu casser les actes les plus odieux de ce ministre, livrer sa mémoire â l’exécration publique, et attribuer à ses conseils pernicieux les fautes d’une jeunesse sans expérience. Ce repentie ne dura que trente jours, et la tyrannie de Cléandre fit souvent regretter l’administration de Perennis. La peste et la famine vinrent mettre le comble aux calamités de Rome[30]. Le premier de ces maux pouvait être imputé à la juste colère des dieux : on crut s’apercevoir que le second prenait sa source dans un monopole de blés soutenu par les richesses et par l’autorité du ministre. On se plaignit d’abord en secret ; enfin le mécontentement public éclata dans une assemblée du cirque. Le peuple quitta ses amusements favoris pour goûter le plaisir plus délicieux de la vengeance. Il courut en foule vers un palais situé dans un des faubourgs de la ville, et l’une des maisons de plaisance de l’empereur. L’air retentit aussitôt de clameurs séditieuses. L’on demandait à haute voix la tête de l’ennemi public. Cléandre, qui commanda les gardes prétoriennes[31], fit sortir un corps de cavalerie pour dissiper les mutins. La multitude prit la fuite avec précipitation du côté de la ville. Plusieurs personnes restèrent sur la place ; d’autres, en plus grand nombre, furent mortellement blessées : mais lorsque la cavalerie prétorienne voulut s’avancer dans les rues, elle fut arrêtée par les pierres et les dards que les habitants faisaient pleuvoir du haut de leurs maisons. Les gardes à pied[32], jalouses depuis longtemps des prérogatives et de l’insolence de la cavalerie prétorienne, embrassèrent le parti du peuple. Le tumulte devint une action régulière, et fit craindre un massacre général. Enfin les prétoriens, forcés de céder au nombre, lâchèrent pied, et les flots de la populace en fureur vinrent de nouveau se briser, avec une violence redoublée, contre les portes du palais. Commode, plongé dans la débauche, ignorait seul les périls qui le menaçaient. C’était s’exposer à la mort que de lui annoncer de fâcheuses nouvelles. Ce prince avait été victime de son indolente sécurité, sans le courage de deux femmes de sa cour, Fadilla, sa sœur aînée, et Marcia, la plus chérie de ses concubines, se hasardèrent à paraître en sa présence. Les cheveux épars, et baignées de larmes, elles se jetèrent à ses pieds, et, animées par cette éloquence forte qu’inspire le danger, elles peignirent vivement la fureur du peuple, les crimes du ministre, et l’orage prêt à l’écraser sous les ruines de son palais. L’empereur, effrayé sort tout à coup de l’ivresse, du plaisir, et, fait exposer la tête du ministre aux regards avides de la multitude. Ce spectacle si désiré apaisa le tumulte. Le fils de Marc-Aurèle pouvait encore regagner le cœur et la confiance de ses sujets[33]. Mais tout sentiment de vertu et d’humanité était éteint dans l’âme de Commode. Laissant flotter les rênes de l’empire entre les mains d’indignes favoris, il n’estimait de la puissance souveraine que la liberté de pouvoir se livrer, sans aucune retenue, à toutes ses passions. Il passait sa vie dans un sérail rempli de trois cents femmes remarquables par leur beauté et d’un pareil nombre de jeunes garçons de tout rang et de tout état. Lorsqu’il ne pouvait réussir par la voie de la séduction, cet indigne amant avait recours à la violence. Les anciens historiens[34] n’ont point rougi de décrire avec une certaine étendue ces scènes honteuses de prostitution, qui révoltent également la nature et la pudeur ; mais il serait difficile de traduire leurs passages ; la décence de nos langues modernes ne nous permet pas d’exposer des peintures si fidèles. Commode, employait dans les plus viles occupations les moments qui n’étaient point consacrés à la débauche. L’influence d’un siècle éclairé et les soins vigilants de l’éducation n’avaient pu inspirer à cette âme grossière le moindre goût pour les sciences Jusqu’alors aucun empereur romain n’avait paru tout à fait insensible aux plaisirs de l’imagination. Néron lui-même, excellait ou cherchait à exceller dans la musique et dans la poésie ; et nous serions bien loin de l’en blâmés, si des études qui ne devaient être pour lui qu’un délassement agréable, ne fussent point devenues à ses yeux une affaire sérieuse et l’objet le plus vif de son ambition. Mais Commode, dès ses premières années montra de l’aversion pour toute occupation libérale ou raisonnable : il ne se plaisait que dans les amusements de la populace ; les jeux du cirque et de l’amphithéâtre, les combats de gladiateurs et la chasse des bêtes sauvages. Marc-Aurèle avait placé auprès de son fils les maîtres les plus habiles dans toutes les parties des sciences. Leurs leçons inspiraient le dégoût, et étaient à peine écoutées, tandis que les Maures et les Parthes, qui enseignaient au jeune prince à lancer le javelot et à tirer de l’arc, trouvaient un élève appliqué, et qui bientôt égala ses plus habile instituteurs dans la justesse du coup d’œil et dans la dextérité de la main. De vils courtisans, dont la fortune tenait aux vices de leurs maîtres, applaudissaient à ces talents si peu dignes d’un souverain. La voix perfide de la flatterie ne cessait de le comparer aux plus grands hommes de l’antiquité. C’était, disait-on, par des exploits de cette nature, c’était par la défaite du lion de Némée et par la mort du sanglier d’Érymanthe, que l’Hercule des Grecs avait mérite d’être mis au rang des dieux, et s’était acquis sur la terre une réputation immortelle. On oubliait seulement d’observer que dans l’enfance des sociétés, lorsque les plus féroces animaux disputent souvent à l’homme la possession d’un pays inculte, une guerre terminée heureusement contre ces cruels ennemis, est l’entreprise la plus digne d’un héros, et la plus utile au genre humain. Lorsque l’empire romain se fut élevé sur les débris de tant d’États déjà civilisés, depuis longtemps les bêtes farouches fuyaient l’aspect de l’homme, et s’étaient retirées loin des grandes habitations : il fallait traverser des déserts pour les surprendre dans leurs retraites ; et on les transportait ensuite, à grands frais, dans Rome, où elles tombaient, avec une pompe solennelle, sous les coups d’un empereur. De pareils exploits ne pouvaient que déshonorer le prince et opprimer le peuple[35]. Ces considérations échappèrent à Commode : il saisit avidement une ressemblance glorieuse, et s’appela lui-même l’Hercule romain. Ce nom paraît encore aujourd’hui, sur quelques-unes de ses médailles[36]. On voyait auprès du trône, parmi les autres marques de la souveraineté, la massue et la peau de lion. Enfin l’empereur eut des statues où il était représenté dans l’attitude et avec les attributs de ce dieu dont il s’efforçait tous les jours, dans le cours de ses amusements féroces, d’imiter l’adresse et le courage[37]. Enivré par ces louanges qui étouffaient en lui par degrés tout sentiment de respect humain, Commode résolut de donner au peuple romain un spectacle dont jusqu’alors quelques favoris avaient seuls été témoins dans l’enceinte du palais. Au jour fixé, la flatterie, la craint, la curiosité, attirèrent à l’amphithéâtre une multitude innombrable. D’abord on admira l’adresse merveilleuse du prince qu’il visât au cœur, ou à la tête de l’animal, le coup était également sûr et mortel. Armé de flèches dont la pointe se terminait en forme de croisant, Commode arrêtait souvent la course rapide de l’autruche, et coupait en deux le long cou de cet oiseau[38]. Une panthère venait d’être lâchée, déjà elle se jetait sur un criminel tremblant : aussitôt le trait vole, la bête tombe, et l’homme échappe à la mort. Cent lions remplissent à la fois l’amphithéâtre ; cent dards, partis de la main assurée de Commode, les percent à mesure qu’ils parcourent l’arène. Ni la masse énorme de l’éléphant ni la peau impénétrable du rhinocéros ne peuvent garantir ces animaux du coup fatal. L’Inde et l’Éthiopie avaient fourni leurs animaux les plus rares ; et, de tous ceux qui parurent dans l’amphithéâtre, plusieurs n’étaient connus que par les ouvrages des peintres et les descriptions des poètes[39]. Dans tous ces jeux, on prenait toutes les précautions imaginables pour ne pas exposer la personne de l’Hercule romain à quelque coup désespéré de la part d’un de ces sauvages animaux, qui aurait bien pu conserver peu d’égards pour la dignité de l’empereur ou la sainteté du dieu[40]. Mais le dernier de la populace ne put voir sans indignation son souverain entrer en lice comme gladiateur, et se glorifier d’une profession déclarée infâme, à si juste titre, par les lois et par lés mœurs des Romains[41]. Commode choisit l’habillement et les armes du sécuteur, dont le combat avec le rétiaire formait une des scènes les plus vives dans les jeux sanglants de l’amphithéâtre. Le sécuteur était armé d’un casque, d’une épée et d’un bouclier. Son antagoniste, nu, tenait d’une main un filet qui lui servait à envelopper son ennemi, et de l’autre un trident pour le percer. S’il manquait le premier coup, il était forcé de fuir et d’éviter la poursuite du sécuteur, jusqu’à ce qu’il fût de nouveau préparé à jeter son filet[42]. L’empereur combattit sept cent trente-cinq fois comme gladiateur. On avait soin d’inscrire ces exploits glorieux dans les fastes de l’empire, et Commode, pour mettre le comble à son infamie, se fit payer, sur les fonds des gladiateurs, des gages si exorbitants, qu’ils devinrent pour le peuple romain une taxe nouvelle autant qu’ignominieuse[43]. On supposera facilement que le maître du monde sortait toujours vainqueur de ces sortes de combats. Dans l’amphithéâtre, ses victoires n’étaient pas toujours sanglantes ; mais lorsqu’il exerçait son adressé dans l’école des gladiateurs ou dans son propre palais, ses infortunés antagonistes recevaient souvent une blessure mortelle de la main du prince, forcés ainsi d’appuyer du témoignage de leur sang l’hommage que leur adulation rendait à sa supériorité[44]. Commode dédaigna bientôt le nom d’Hercule ; celui de Paulus, sécuteur célèbre, fut désormais le seul qui flattât son oreille : il fut gravé sur des statues colossales, et répété avec des acclamations redoublées[45] par un sénat consterné, et forcé d’applaudir aux extravagances du prince[46]. Claudius Pompeianus, cet époux vertueux de la coupable Lucilla, osa seul soutenir la dignité de sort rang. Comme père, il permit à ses fils de pourvoir à leur sûreté en se rendant à l’amphithéâtre ; comme Romain, il déclara que sa vie était entre les mains de l’empereur, mais que pour lui, il ne pourrait jamais se résoudre à voir le fils de Marc-Aurèle prostituer ainsi sa personne et sa dignité. Malgré son noble courage, Pompéianus n’éprouva point la colère du tyran ; il fut assez heureux pour conserver sa vie avec honneur[47]. Commode état parvenu au dernier degré du vice et de l’infamie. Au milieu des acclamations d’une cour avilie, il ne pouvait se dissimuler à lui-même qu’il méritait le mépris et la haine de tout ce qu’il y avait d’hommes sages et vertueux : cette conviction, l’envie qu’il portait à toute espèce de mérite, des alarmes bien fondées, l’habitude de répandre le sang, qu’il avait contractée au milieu de ses plaisirs journaliers, tout irritait son caractère féroce. L’histoire, nous a laissé une longue liste de consulaires sacrifiés a ses soupçons. Il recherchait avec un soin particulier ceux qui étaient assez malheureux pour avoir des relations, même éloignées, avec la famille des Antonins ; il n’épargna pas les ministres de ses crimes et de ses plaisirs[48]. Enfin sa cruauté lui devint funeste. Il avait versé impunément le sang des premiers citoyens de Rome ; il périt dès qu’il se rendit redoutable à ses propres domestiques. Marcia sa favorite, Eclectus chambellan du palais, et Lætus, préfet du prétoire, alarmés du sort de leurs compagnons, et de leurs prédécesseurs, résolurent de prévenir leur perte, qui semblait inévitable ; ils tremblaient sans cessé d’être les victimes du caprice aveugle de l’empereur(1), ou de l’indignation subite du peuple. Un jour [ Les mesures des conspirateurs furent conduites avec le sang-froid et la célérité que demandait la grandeur de l’entreprise. Résolus de placer sur le trône un empereur dont la conduite les justifiât, ils firent choix de Pertinax, sénateur consulaire, dont le mérite éclatant avait fait oublier la naissance obscure, et qui était parvenu aux premières dignités de l’État. Il avait commandé successivement la plupart des provinces de l’empire, et, par son intégrité, par sa prudence et sa fermeté, il avait obtenu dans tous ses emplois, civils et militaires, l’estime de ses concitoyens[50]. Il était alors resté, presque seul des amis et des ministres de Marc-Aurèle ; et lorsqu’on vint l’éveiller au milieu de la nuit, pour lui apprendre que le chambellan et le préfet du prétoire l’attendaient à sa porte, il les reçut avec une ferme résignation, et les pria d’exécuter les ordres de leur maître. Au lieu de la mort, ils lui offrirent le trône du monde : Pertinax refusa d’ajouter foi à leurs paroles ; enfin, convaincu que le tyran n’existait plus, il accepta la pourpre avec la sincère répugnance d’un homme instruit des devoirs et des dangers du rang suprême[51]. Les moments étaient précieux. Lætus conduisit son nouvel empereur au camp des prétoriens. Il répandit en même temps dans la ville le bruit qu’une apoplexie avait enlevé subitement Commode ; et que déjà le vertueux Pertinax était monté sur le trône. Les gardes apprirent avec plus d’étonnement que de joie la mort suspecte d’un prince dont ils avaient, seuls, éprouvé l’indulgence et les libéralités ; mais l’urgence de la circonstance, l’autorité du préfet et les clameurs du peuple, les déterminèrent à dissimuler leur mécontentement. Ils acceptèrent les largesses promises par le nouvel empereur, consentirent à lui jurer fidélité ; et, tenant à leurs mains des branches de laurier, ils le conduisirent avec acclamations dans l’assemblée du sénat, afin que l’autorité civile ratifiât le contentement des troupes. La nuit était déjà fort avancée ; le lendemain, qui
se trouvait le premier jour de l’an [1er janvier 193], le sénat
devait être convoqué de grand matin pour assister à une cérémonie
ignominieuse. En dépit de toutes les remontrances, en dépit même des prières
de ceux des courtisans qui conservaient encore quelque idée de prudence et
d’honneur, Commode avait résolu de passer la nuit dans une école de
gladiateurs, et de venir ensuite à la tête de cette vile troupe, revêtu des
mêmes habits prendre possession du consulat. Tout à coup, avant la pointe du
jour, les sénateurs reçoivent ordre de s’assembler dans le temple de Ces efforts d’une rage impuissante contre un empereur mort, auquel le sénat, quelques heures auparavant, avait prostitué l’encens le plus vil, décelaient un esprit de vengeance plus conforme à la justice qu’à la générosité. La légitimité de ces décrets était fondée cependant sur les principes de la constitution impériale. De tout temps les sénateurs romains avaient eu le droit incontestable de censurer, de déposer ou de punir de mort le premier magistrat de la république, lorsqu’il avait abusé de son autorité[55] : mais cette faible assemblée était maintenant réduite à se contenter d’infliger au tyran, après sa mort, des peines dont l’arme redoutable du despotisme militaire l’avait mis à l’abri pendant son règne. Pertinax, trouva un moyen bien plus noble de condamner la mémoire de son prédécesseur : il fit briller ses vertus auprès des vices de Commode. Le jour même de son avènement, il abandonna sa fortune particulière à son fils et à sa femme, pour leur ôter tout prétexte de solliciter des faveurs aux dépens de l’État. L’épouse de l’empereur n’eut jamais le titre d’Augusta, et Pertinax craignit de corrompre la jeunesse de son fils en l’élevant, à la dignité de César : sachant distinguer les devoirs d’un père de ceux d’un souverain, il lui donna une éducation simple à la fois et sévère, qui, ne lui donnant pas l’espérance certaine d’arriver au trône, pouvait le rendre un jour plus digne d’y monter. En public, la conduite de Pertinax était grave et en même temps affable. Tandis qu’il n’était encore que simple particulier, il avait étudié le véritable caractère des sénateurs : les plus vertueux approchèrent seuls de sa personne lorsqu’il fut sur le trône : il vivait avec eux sans orgueil et sans jalousie ; il les considérait comme des amis et des compagnons dont il avait partagé les dangers pendant la vie du tyran, et avec lesquels il désirait jouir des douceurs d’un temps plus fortuné. Souvent il les invitait à venir goûter, dans l’intérieur de son palais, les plaisirs sans faste, dont la simplicité paraissait ridicule à ceux qui se rappelaient le luxe effréné de Commode[56]. Guérir, autant que cela était possible, les, blessures faites à l’État par la main de la tyrannie, devint la tâche douce, mais triste, que s’imposa Pertinax. Les victimes innocentes qui respiraient encore, furent rappelées de leur exil, tirées de leur prison, et remises en possession de leurs biens et de leurs dignités. Loin d’être assouvie par la mort de ses ennemis, la cruauté de Commode s’étendait jusque dans le tombeau : plusieurs sénateurs massacrés par des ordres n’avaient point eu les honneurs de la sépulture ; leurs cendres furent rendues au tombeau de leurs ancêtres, leur mémoire fut réhabilitée, et l’on n’épargna rien pour consoler leurs familles ruinées et plongées dans l’affliction. La consolation la plus douce à leurs yeux était le supplice des délateurs, ces ennemis dangereux de la vertu du souverain et de la patrie : cependant, même dans la poursuite de ces assassins armés du glaive de la loi, Pertinax tira d’une modération ferme qui donnait tout à l’équité, et ne laissait rien à la vengeance ni aux préjugés du peuple. Les finances de l’État exigeaient une attention particulière. Quoique l’on eût épuisé toutes les ressources de l’injustice et de l’exaction pour faire entrer les biens des sujets dans les coffres du prince, l’avidité insatiable de Commode n’avait pu suffire à son extravagance. A sa mort, il ne se trouva dans le trésor que cent huit mille livres sterling, somme bien modique[57] pour fournir aux dépenses ordinaires du gouvernement, et pour remplir les obligations contractées par le nouvel empereur, qui avait été forcé de promettre aux prétoriens des largesses considérables. Cependant, malgré son embarras, Pertinax eut le généreux courage de remettre au peuple les impôts onéreux créés par son prédécesseur et de révoquer toutes les demandes injustes des trésoriers de l’empire. Il déclara dans un décret du sénat, qu’il aimait mieux gouverner avec équité une république pauvre, que d’acquérir des richesses par des voies tyranniques et déshonorantes. Persuadé que les véritables et les plus pures sources de l’opulence sont l’économie et l’industrie, il se trouva bientôt en état, par ces sages moyens, de satisfaire abondamment aux besoins publics. La dépense du palais fut d’abord réduite de moitié : l’empereur méprisait tous les objets de luxe ; il fit vendre publiquement[58] la vaisselle d’or et d’argent, des chars d’une construction singulière, des habits brodés, des étoffes de soie, et un très grand nombre de beaux esclaves de l’un et de l’autre sexe ; il en excepta seulement, avec une humanité attentive, ceux qui, nés libres, avaient été arrachés d’entre les bras de leurs parents éplorés. En même temps, qu’il obligeait les indignes favoris du tyran à restituer une partie de leurs biens acquis par des voies illégitimes, il satisfaisait les véritables créanciers de l’État, et payait les arrérages accumulés des sommes accordées aux citoyens qui avaient rendu des services à leur patrie ; il rétablit la liberté du commerce ; enfin, il céda toutes les terres incultes de I’Italie et des provinces à ceux qui voudraient les défricher ; et il les exempta en même temps de toute imposition pendant dix ans[59]. Une conduite si sage assurait’, à Pertinax la récompense la plus noble pour un souverain, l’amour et l’estime de son peuple. Ceux qui n’avaient point perdu le souvenir des vertus, de Marc-Aurèle, contemplaient avec plaisir dans le nouvel empereur les traits de ce brillant modèle ; ils espéraient pouvoir jouir longtemps de l’heureuse influence de son administration. Trop de précipitation dans son zèle à réformer les abus d’un État corrompu, devint fatal à Pertinax et à l’empire : l’âge et l’expérience auraient dû lui inspirer plus de ménagement. Sa vertueuse imprudence souleva contre lui cette foule d’hommes perdus et avilis qui trouvaient leur intérêt particulier dans les désordres publics, et qui préféraient la faveur d’un tyran à l’équité inexorable de la loi[60]. Au milieu, de la joie universelle, la contenance sombre et farouche des prétoriens laissait apercevoir leur mécontentement secret. Ils ne s’étaient soumis a Pertinax qu’avec répugnance ; et, redoutant la sévérité de l’ancienne discipline que ce prince se disposait à rétablir ils regrettaient la licence du dernier règne. Ces dispositions étaient fomentées en secret par Lætus, préfet du prétoire, qui s’aperçut trop tard que l’empereur consentait à récompenser les services d’un sujet, mais qu’il ne voulait point être gouverné par un favori. Le troisième jour du règne de Pertinax, les prétoriens se saisirent d’un sénateur dans l’intention de le mener à leur camp, et de le revêtir de la pourpre : loin d’être éblouie à la vue de ces honneurs dangereux, la victime tremblante s’échappe des mains des soldats et vient se réfugier aux pieds de l’empereur. Quelque temps après, Socius Falco, l’un des consuls de l’année, se laissa entraîner par l’ambition : jeune, sorti d’une famille ancienne et opulente, et déjà connu par son audace[61], il profita de l’absence de Pertinax pour tramer une conspiration que déjouèrent tout à coup le retour précipité du prince et la fermeté de sa conduite. Falco allait être condamné à mort comme un ennemi public : il fui sauvé par les instances réitérées et sincères de l’empereur, qui, malgré l’insulte faite à sa personne, conjura le sénat de ne pas permettre que le sang d’un sénateur, même coupable, souillât la pureté de son règne. Le peu de succès de ces diverses entreprises ne servit
qu’à enflammer la rage des prétoriens. Le 28 mars [193], quatre-vingt-six jours
seulement après la mort de Commode, une sédition générale éclata dans le
camp, malgré les représentations des officiers, qui manquaient de pouvoir ou
de volonté pour apaiser le tumulte. Deux ou trois cents soldats des plus
déterminés, les armes à la main et la fureur peinte dans leurs regards,
marchèrent sur le |
[1] Voyez les reproches d’Avidius-Cassius , Hist. Auguste, page 45 : ce sont, il est vrai, les reproches d’un rebelle ; mais l’esprit de parti exagère plutôt qu’il n’invente.
[2] C’est-à-dire son frère d’adoption, L. Verus, aussi son collègue : Marc-Aurèle n’avait point d’autre frère (Note de l’Éditeur).
[3] Faustinam satis constat apud Cayetam, conditiones sibi et nauticas et gladiatorias elegisse. Hist. Auguste, p. 30. Lampride explique l’espèce de mérite dont Faustine faisait choix et les conditions qu’elle exigeait. Hist. Auguste, p. 102.
[4] Histoire Auguste, p. 34.
[5] Méditations, l. I. Le monde a raillé la crédulité de Marc-Aurèle ; mais madame Dacier nous assure (et nous devons en croire une femme) que les maris seront toujours trompés quand leurs femmes voudront prendre la peine de dissimuler.
[6] Dion, LXXI , p. 1195 ; Hist. Auguste, p. 33 ; Commentaire de Spanheim sur les Césars, p. 289. La déification de Faustine est le seul sujet de blâme que le satirique Julien ait pu découvrir dans le caractère accompli de Marc-Aurèle.
[7] Commode est le premier Porphyrogénète (né depuis l’avènement de son père au trône). Par un nouveau raffinement de flatterie, les médailles égyptiennes datent des années de sa vie comme si elles n’étaient pas différentes de celles de son règne. Tillemont, Hist. des Empereurs, t. II, page 752.
[8] Voyez Lampride, Commode, 1 (Note de l’Éditeur).
[9] Histoire Auguste, p. 46.
[10] Dion, LXXII.
[11] Les Quades occupaient ce qu’on appelle
[12] Selon Tertullien (Apolog., c. 25), il mourut à Sirmium ; mais la situation de Vienne, Vindobona, où les deux Victor placent sa mort, s’accorde mieux avec les opérations de la guerre contre les Quades et les Marcomans.
[13] Hérodien, I, p. 12.
[14] Ibid., p. 16.
[15] Cette joie universelle est bien décrite par M. Wotton, d’après les médailles et les historiens. Histoire de Rome, p. 192, 193.
[16] Manilius, secrétaire particulier d’Avilius-Cassius, fut découvert, après avoir été caché plusieurs années. L’empereur dissipa noblement l’inquiétude publique, en refusant de le voir, et en brûlant ses papiers sans les ouvrir. Dion, LXXII.
[17] Voyez Maffei, degli Anfiteatri, p. 126.
[18] Dion, LXXII — Hérodien, I, p. 16 — Hist. Auguste, p. 46.
[19] Les conjurés étaient sénateurs, et entre autres l’assassin lui-même, Quintien. Hérodien, t. I, c. 8 (Note de l’Éditeur).
[20] Cet ouvrage traitait de l’agriculture, et a souvent été cité par les, écrivains postérieurs. Voyez P, Needham, Prolegomena ad Geopinoca. Cambridge, 1704, in-8°, p. 17, sqq. (Note de l’Éditeur)
[21] Casaubon a rassemblé dans une note sur l’Histoire Auguste, beaucoup de particularités concernant ces illustres frères. Voyez son savant Commentaire, p. 94.
Philostrate, dans
[22] Dion, LXXII , p. 1210 ; Hérodien, I, p. 22 ; Hist. Auguste, page 48. Dion donne à Perennis un caractère moins odieux que ne le font les autres historiens : sa modération est presque un gage de sa véracité.
Gibbon loue Dion de la
modération avec laquelle il parle de Perennis, et suit cependant, dans son
propre récit, Hérodien et Lampride. Ce n’est pas seulement avec modération,
c’est avec admiration que Dion parle de Perennis : il le représente comme un
grand homme qui vécut vertueux et mourut innocent ; peut-être est-il suspect de
partialité : mais ce qu’il y a de singulier, c’est que Gibbon, après avoir
adopté, sur ce ministre le jugement d’Hérodien et de Lampride, se conforme à la
manière peu vraisemblable dont Dion rapporte sa mort. Quelle probabilité en
effet, que quinze cents hommes aient traversé
[23] Durant la seconde guerre punique, les Romains apportèrent de l’Asie le culte de la mère des dieux. Sa fête, Magalesia, commençait le 4 avril, et durait six jours : les rues étaient remplies de folles processions ; les spectateurs se rendaient en foule aux théâtres, et l’on admettait aux tables publiques toutes sortes de convives. L’ordre et la police étaient suspendus, et le plaisir devenait la seule occupation sérieuse de toute la ville. Voyez Ovide, de Fastis, IV, 189, etc.
[24] Hérodien, I, p. 23, 28.
[25] Cicéron, de Flacco, 2.
[26] Une de ces promotions si dispendieuses donna lieu à un bon mot : on disait que Julius Solon était exilé dans le sénat.
[27] Dion-Cassius (LXXII) observe qu’aucun affranchi n’avait encore possédé autant de richesses que Cléandre : la fortune de Pallas se montait cependant à plus de cinq cent vingt mille livres sterling, ter millies, H. S.
[28] Dion, LXXII — Hérodien, I, p. 29 — Hist. Auguste, p. 52 : ces bains étaient situés près de la porte Capêne. Voyez Nardini, Roma antica, p. 79.
[29] Histoire Auguste, p. 48.
[30] Hérodien, I, p. 28 — Dion, LXXII : celui-ci prétend que pendant longtemps, il mourut par jour à Rome deux mille personnes.
[31] Tuncque primum tres prœfecti prœtorio fuere : inter quos libertinus. Quelques restes de modestie empêchèrent Cléandre de prendre le titre de préfet du prétoires tandis qu’il en avait toute autorité. Les autres affranchis étant appelés, selon leurs différentes fonctions, a rationibus, ab epistolis, Cléandre se qualifiait a pugione, comme chargé de défendre la personne de son maître. Saumaise et Casaubon ont fait des commentaires très vagues sur ce passage.
Le texte de Lampride ne
fournit aucune raison de croire que Cléandre ait été celui des trois préfets du
prétoire qui se qualifiait a pugione : Saumaise et Casaubon ne
paraissent pas non plus le penser. Voyez Hist. Auguste, p. 48 ; le Comm.
de Saumaise, p. 116 ; le Comm. de Casaubon, p. 95 (Note de l’Éditeur).
[32] Οι της πολεως πεζοι στρατιωται, Hérodien, I, p. 31. — On ne sait si cet auteur veut parler de l’infanterie prétorienne ou des cohortes de la ville, composées de six mille hommes, mais dont le rang et la discipline ne répondaient pas à leur nombre. Ni M. de Tillemont ni Wotton n’ont voulu décider cette question.
Il me semble que ce n’en
est pas une : le passage d’Hérodien est clair, et désigne les cohortes de la
ville. Comparez Dion, p. 797 (Note de l’Éditeur).
[33] Dion, LXXII ; Hérodien, I, p. 32 ; Hist. Auguste, p. 48.
[34] Sororibus suis constupratis, ipsas concubinas suas suboculis suis stuprari jubebat. Nec irruentium in se juvenum carebat infamiâ, omni parte corporis atque ore in sexum utrumque pollutus. Hist. Auguste, p. 47.
[35] Les lions d’Afrique, lorsqu’ils étaient pressés par la faim, infestaient avec impunité les villages ouverts et les campagnes cultivées. Ces animaux étaient réservés pour les plaisirs de l’empereur et de la capitale, et le malheureux paysan qui en tuait un, même pour sa défense, était sévèrement puni. Cette loi cruelle, fut adoucie par Honorius, et annulée par Justinien, Code Théod., tome V, p. 92, et Comment. Gothofred.
[36] Spanheim, de Numismat, dissertation XII, tome III, page 493.
[37] Dion, LXXII ; Hist. Auguste, p. 49.
[38] Le cou de l’autruche est long de trois pieds, et composé de dix-sept vertèbres. Voyez Buffon, Hist. nat.
[39] Commode tua une girafe (Dion, LXXII), Cet animal singulier, le plus grand, le plus doux et le moins utile des grands quadrupèdes, ne se trouve que dans l’intérieur de l’Afrique. On n’en avait point encore vu en Europe depuis la renaissance des lettres ; et M. de Buffon, en décrivant la girafe (Hist. nat., tome XIII), n’avait point osé la faire dessiner.
La girafe à été vue et
dessinée plusieurs fois en Europe depuis cette époque. Le cabinet d’histoire
naturelle du Jardin des Plantes en possède une bien conservée (Note de
l’Éditeur).
[40] Hérodien, I, p. 37 ; Hist. Auguste, p. 50.
[41] Les princes sages et vertueux défendirent aux sénateurs et aux chevaliers d’embrasser cette indigne profession sous peine d’infamie, ou, ce qui semblait encore plus redoutable à ces misérables débauchés, sous peine d’exil. Les tyrans, au contraire, employèrent pour les déshonorer des menaces et des récompenses : Néron fit paraître une fois sur l’arène quarante sénateurs et soixante chevaliers. Juste-Lipse, Saturnalia, II, 12. Ce savant a heureusement corrigé un passage de Suétone, in Nerone, c. 12.
[42] Juste-Lipse, II, 7-8 ; Juvénal, dans la huitième satire, donne une description pittoresque de ce combat.
[43] Hist. Auguste, p. 50 ; Dion, LXXII. L’empereur reçut pour chaque fois cent decies, H. S., environ huit mille livres sterling.
[44] Victor rapporte que Commode ne donnait à ses antagonistes qu’une lame de plomb, redoutant, selon toutes les apparences, les suites de leur désespoir.
[45] Les sénateurs furent obligés de répéter six cent vingt-six fois : Paulus, premier des sécuteurs, etc.
[46] Dion , LXXII : il parle de sa propre bassesse, et du danger qu’il courut.
[47] L’intrépide Pompéianus usa cependant de quelque prudence, et il passa la plus grande partie de son temps à la campagne, donnant pour motif de sa retraite son âge avancé et la faiblesse de ses yeux. Je ne l’ai jamais vu dans le sénat, dit Dion , excepté pendant le peu de temps que régna Pertinax. Toutes ses infirmités disparurent alors subitement, et elles revinrent soudain dès que cet excellent prince eût été massacré. Dion, LXXIII.
[48] Les préfets étaient changés tous les jours, et même presque à toute heure. Le caprice de Commode devint souvent fatal à ceux des officiers de sa maison qu’il chérissait le plus. Hist. Auguste, p. 46, 51.
[49] Dion, LXXII ; Hérodien, I, p. 43 ; Hist. Auguste, p. 52.
[50] Pertinax était
fils d’un charpentier : il naquit à Alba-Pompeia, dans le Piémont. L’ordre de
ses emplois, que Capitolin nous a conservé, mérite d’être rapporté ; il nous
donnera une idée des mœurs et de la forme du gouvernement dans ce siècle.
Pertinax fut : 1° centurion ; 20 préfet d’une cohorte en Syrie et en Bretagne ;
3° il obtint un escadron de cavalerie dans
[51] Selon Julien (dans les Césars), il fut complice de la mort de Commode.
[52] Le sénat se rassemblait toujours au commencement de
l’année, dans la nuit du 1er janvier (voyez Savaron, sur Sidoine Apollinaire,
VIII, epit. 6) ; et cela arriva, sans aucun ordre particulier, cette année
comme à l’ordinaire (Note de l’Éditeur).
[53] Ce que Gibbon appelle improprement, ici et dans la note,
des décrets tumultuaires, n’était autre chose que les applaudissements ou acclamations qui
reviennent si souvent dans l’histoire des empereurs. L’sage en passa du théâtre
dans le Forum, et du Forum dans le sénat. On commença sous Trajan à introduire
les applaudissements dans l’adoption des décrets impériaux (Pline le Jeune,
Panégyrique, c. 75). Un sénateur lisait la formule du décret, et tous les
autres répondaient par des acclamations accompagnées d’un certain chant ou
rythme. Voici quelques-unes, des acclamations adressées à Pertinax, et contre
la mémoire de Commode : Hosti patrice
honores detrahantur. — Parriculœ honores detrahantur. — Ut salvi simus,
Jupiter, optime, maxime, serva nobis Pertinacem. — Cet usage existait non seulement dans les conseils
d’État proprement dits, mais dans les assemblées quelconques du sénat. Quelque
peu conforme qu’il nous paraisse à la majesté d’une réunion sainte, les
premiers chrétiens l’adoptèrent, et l’introduisirent même dans leurs synodes ;
malgré l’opposition de quelques pères de l’Église, entre autres de saint Jean
Chrysostome. Voyez
[54] Capitolin nous a dépeint la manière dont furent portés ces décrets tumultuaires, proposés d’abord par un sénateur, et répétés ensuite, comme en chœur, par l’assemblée entière. Hist. Auguste, p. 52.
[55] Le sénat condamna Néron à être mis à mort, more majorum. Suétone, c. 49.
Aucune loi spéciale
n’autorisait ce droit du sénat ; on le déduisait des anciens principes de la
république. Gibbon paraît entendre, par le passage de Suétone, que le sénat,
d’après son ancien droit, more majorum, punit Néron de mort ;
tandis que ces mots (more majorum) se rapportent, non au décret
du sénat, mais au genre de mort qui fut tiré d’une ancienne loi de Romulus.
Voyez Victor, Epitom., édit.
Arntzen, p. 484, n° 7 (Note de l’Éditeur).
[56] Dion (LXXIII) parle de ces divertissements comme un sénateur qui avait soupé avec le prince, et Capitolin (Hist. Auguste, p. 58), comme un esclave qui avait reçu ses informations d’un valet de chambre.
[57] Decies, H. S. Antonin le Pieux, par une sage économie, avait laissé à ses successeurs un trésor de vicies septies millies, H. S. environ vingt-deux millions sterling. Dion, LXXIII.
[58] Outre le dessein de convertir en argent ces ornements inutiles, Pertinax, (selon Dion, LXXIII) fut encore guidé par deux motifs secrets : il voulait exposer en public les vices de Commode, et découvrir, par les acquéreurs, ceux qui ressemblaient le plus à ce prince.
[59] Quoique Capitolin ait rempli de plusieurs contes puérils la vie privée de Pertinax, il se joint à Dion et à Hérodien pour admirer sa conduite publique.
[60] Leges, rem surdam, inexorabilemesse. Tite-Live, II, 3.
[61] Si l’on peut ajouter foi au récit de Capitolin, Falco se conduisit envers Pertinax avec la dernière indécence le jour de son avènement : le sage empereur l’averti seulement de sa jeunesse et de son inexpérience. Hist. Auguste, p. 55.
[62] Aujourd’hui l’évêché de Liège. Ce soldat appartenait probablement à la compagnie des gardes à cheval bataves, qu’on levait, pour la plupart, dans le duché de Gueldre et dans les environs, et qui étaient distingués par leur valeur et par la hardiesse avec laquelle, montés sur leurs chevaux, ils traversaient les fleuves les plus larges et les plus rapides. Tacite, Hist., IV, 12 ; Dion, LV ; Juste-Lipse, de Magnitudine romanâ, I, 4.
[63] Dion, LXXIII ; Hérodien, II, p. 60 ; Hist. Auguste, p. 58 ; Victor, in Epitom et in Cæsaribus ; Eutrope, VIII, 16.