Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

Chapitre II

De l’union et de la prospérité intérieure de l’empire romain dans le siècle des Antonins.

 

 

CE n’est pas seulement par l’étendue et par la rapidité des conquêtes que nous devons juger de la grandeur de Rome. Le souverain des déserts de la Russie donne des lois à une partie du globe bien plus considérable. Sept ans après son départ de Macédoine, Alexandre avait érigé des trophées sur les rives de l’Hyphase[1]. En moins d’un siècle l’invincible Zingis et les princes mongols, ses descendants, étendirent leurs cruelles dévastations à leur empire passager depuis la mer de la Chine jusqu’aux confins de l’Égypte et de l’Allemagne[2]. Mais le solide édifice de la puissance romaine avait été l’ouvrage de la sagesse de plusieurs siècles. Les contrées soumises à Trajan et aux Antonins s’étaient étroitement unies entre elles par les lois et embellies par les ans. Il pouvait arriver qu’elles eussent à souffrir occasionnellement de quelques abus du pouvoir confié aux délégués du souverain ; mais, en général, le principe du gouvernement était sage, simple, et établi pour le bonheur des peuples. Les habitants des provinces exerçaient paisiblement le culte de leurs ancêtres, et, confondus avec les conquérants, ils jouissaient des mêmes avantages, et parcouraient d’un pas égal la carrière des honneurs.

I. La politique du sénat et des souverains de Rome fut heureusement secondée, dans tout ce qui concernait la religion, par les lumières de quelques-uns de leurs sujets, et par la superstition aveugle des autres. Les différents cultes admis dans l’empire étaient considérés par le peuple comme également vrais, par le philosophe comme également faux, et par le magistrat comme également utiles. Ainsi la tolérance entretenait une indulgence réciproque et même une pieuse concorde.

La superstition du peuple n’était ni irritée par l’aigreur théologique, ni renfermée dans les chaînes d’un système spéculatif. Fidèlement attaché aux cérémonies de son pays, le polythéiste recevait avec une foi implicite les différentes religions de la terre[3]. La crainte, la connaissance, la curiosité, un songe, un présage, un accident extraordinaire, un voyage entrepris dans des régions éloignées, étaient autant de causes, qui l’engageaient perpétuellement à multiplier les articles de sa foi, et à augmenter le nombre de ses dieux tutélaires. Le frêle tissu de la mythologie païenne était composé d’une foule de matériaux différents, à la vérité, mais non mal assortis. Dès qu’il était reconnu que les héros et les sages dont la vie ou la mort avait été utile à leur patrie, étaient revêtus une puissance immortelle, on ne pouvait se dispenser d’avouer qu’ils méritaient, sinon des adorations, du moins la vénération du genre humain. Les divinités d’un millier de bocages, d’un millier de sources jouissaient en paix de leur influence locale ; et lorsque le Romain conjurait la colère du Tibre, il ne pouvait mépriser l’habitant de l’Égypte enrichissant de ses offrandes la bienfaisante divinité du Nil. Les puissances visibles de la nature, les planètes et les éléments, étaient les mêmes dans tout l’univers : les gouverneurs invisibles du monde moral ne pouvaient être représentés que par des fictions et des allégories entièrement semblables. Toutes les vertus, tous les vices, devinrent autant de divinités. Chaque art, chaque profession, reconnut parmi les habitants du ciel un protecteur dont les attributs dans les siècles et les contrées les plus éloignées, tenaient au caractère particulier de ses adorateurs. Une république de dieux, si opposés de caractère et d’intérêt, avait besoin, dans tous les systèmes, de la main régulatrice d’un magistrat suprême : c’est ce magistrat que les progrès des connaissances et de l’adulation revêtirent graduellement des perfections et des titres sublimes de père éternel, de monarque tout-puissant[4]. La douceur de l’esprit de l’antiquité était telle, que les nations faisaient moins d’attention aux différences qu’aux rapports de leur croyance religieuse. Souvent le Grec, le Romain, le Barbare, venaient offrir leur encens dans les mêmes temples, malgré la diversité de leurs cérémonies ; ils se persuadaient aisément, que sous des noms différents, ils invoquaient la même divinité. Les chants d’Homère embellirent la mythologie, et ce poète donna le premier une forme presque régulière au polythéisme de l’ancien monde[5].

Les philosophes de la Grèce avaient puisé leur morale dans la nature de l’homme plutôt que dans celle de l’Etre suprême. La Divinité était cependant à leurs yeux l’objet d’une méditation profonde et très importante. ils développèrent dans leurs sublimes recherches la force et la faiblesse de l’esprit humain[6]. On distinguait parmi eux quatre sectes principales. Les stoïciens et les platoniciens s’efforcèrent de concilier les intérêts opposés de la raison et de la piété. Ils nous ont laissé les preuves les plus sublimes de l’existence et des perfections d’une cause première ; mais comme il leur était impossible de concevoir la création de la matière, l’ouvrier, dans la philosophie de Zénon, n’est pas assez distingué de l’ouvrage. D’un autre côté, le dieu intellectuel de Platon et de ses disciples ressemble plutôt à une pure conception idéale qu’à une substance réellement existante. Les opinions des épicuriens et des académiciens étaient au fond moins religieuses : la science modeste des derniers ne leur permettait pas de se prononcer ; ils doutaient d’une Providence que l’ignorance positive des premiers leur faisait entièrement rejeter. Un esprit d’examen, excité par l’émulation et nourri par la liberté, avait divisé les écoles publiques de la philosophie en autant de sectes se combattant les unes les autres ; mais toutes s’accordaient à n’ajouter aucune foi aux superstitions du peuple. Ce grand principe leur servait de base commune, et elles s’empressaient de le communiquer aux jeunes élèves qui, remplis d’une noble émulation, accouraient en foule à Athènes et dans les autres contrées de l’empire où l’on cultivait les sciences. En effet, comment un philosophe aurait-il pu reconnaître l’empreinte de la Divinité dans les contes puérils des poètes et dans les traditions informes de l’antiquité ? Pouvait-il adorer comme dieux ses êtres imparfaits, qu’il aurait méprisés comme mortels ? Cicéron se servit des armes de la raison et de l’éloquence pour combattre les systèmes absurdes du paganisme ; mais la satire de Lucien était bien plus faite pour les détruire : aussi ses traits eurent-ils plus de succès. Un écrivain répandu dans le monde ne se serait pas hasardé à jeter du ridicule sur des divinités qui n’auraient aux yeux des classes éclairées de la société[7].

Malgré l’esprit d’irréligion qui s’était introduit dans le siècle des Antonins, on respectait encore l’intérêt des prêtres et la crédulité du peuple. Les philosophes, dans leurs écrits et dans leurs discours, soutenaient la dignité de la raison, mais ils soumettaient en même temps leurs actions à l’empire des lois et de la coutume. Remplis d’indulgence pour ces erreurs qui excitaient leur pitié, ils pratiquaient avec soin les cérémonies de leurs ancêtres, et on les voyait fréquenter les temples des dieux ; quelquefois même ils ne dédaignaient pas de jouer un rôle sur le théâtre de la superstition, et la robe d’un pontife cachait souvent un athée.

Avec de pareilles dispositions les sages de l’antiquité étaient bien éloignés de vouloir s’engager dans aucune dispute sur les dogmes et les différents cultes du vulgaire. Ils voyaient avec la plus grande indifférence les formes variées que prenait l’erreur pour en imposer à la multitude, et ils s’approchaient avec le même respect apparent et le même mépris secret des autels du Jupiter Libyen, ou de ceux du Jupiter Olympien, ou de ceux du Jupiter qu’on adorait au Capitole[8].

Il est difficile d’imaginer comment l’esprit de persécution aurait pu s’introduire dans l’administration de l’empire : les magistrats ne pouvaient se laisser entraîner par les prestiges d’un zèle aveugle bien que sincère, puisqu’ils étaient eux-mêmes philosophes, et que l’école d’Athènes avait donné des lois au sénat de Rome : ils ne pouvaient être guidés ni par l’ambition ni par l’avarice dans un État où la juridiction ecclésiastique était réunie à la puissance temporelle. Les plus illustres sénateurs remplissaient les fonctions augustes du sacerdoce, et les souverains furent constamment revêtus de la dignité de grand pontife. Ils reconnaissaient les avantages d’une religion unie au gouvernement civil ; ils encourageaient les fêtes publiques instituées pour adoucir les mœurs des peuples ; ils sentaient combien l’art des augures était un instrument utile dans les mains de la politique, et ils entretenaient, comme le plus solide lien de la société, cette utile opinion, que, soit dans cette vie, soit dans l’autre, le crime de parjure ne pouvait échapper au châtiment que lui réservait l’inévitable vengeance des dieux[9]. Persuadés ainsi des avantages généraux de la religion, ils croyaient que les différentes espèces de culte contribuaient également au bonheur de l’empire : des institutions consacrées dans chaque pays par le temps et par l’expérience, leur paraissaient pouvoir seules convenir au climat et aux habitants. Il est vrai que les statues des dieux et les ornements des temples devenaient souvent la proie de l’avarice et de la cupidité[10] ; mais les nations vaincues. éprouvaient, dans l’exercice de la religion de leurs ancêtres, l’indulgence et même  la protection des vainqueurs. La Gaule seule semble avoir été exceptée de cette tolérance universelle : sous le prétexte spécieux d’abolir les sacrifices humains, Tibère et Claude détruisirent l’autorité dangereuse des druides[11] ; mais ces prêtres, leurs dieux et leurs autels, subsistèrent en paix dans l’obscurité jusqu’à la destruction du paganisme[12].

Rome était, sans cesse remplie d’étrangers qui se rendaient en foule de toutes les parties du monde dans cette capitale de l’empire[13], et qui tous y introduisaient et y pratiquaient les superstitions de leur patrie[14]. Chaque ville avait le droit de maintenir son ancien culte dans sa pureté : le sénat romain usait quelquefois de ce privilège commun pour opposer une digue à l’inondation de tant de cérémonies ridicules. De toutes les religions, celle des Égyptiens était la plus vile et la plus méprisable ; aussi l’exercice en fut-il souvent défendu : on démolissait les temples d’Isis et de Sérapis, et leurs adorateurs étaient bannis de Rome et de l’Italie[15]. Mais que peuvent les faibles efforts de la politique contre le zèle ardent du fanatisme ? Bientôt les exilés reparaissaient ; on voyait s’augmenter en même temps le nombre des prosélytes ; les temples étaient rebâtis avec encore plus de magnificence ; enfin Isis et Sérapis prirent place parmi les divinités romaines[16]. Cette indulgence n’avait rien de contraire aux anciennes maximes du gouvernement. Dans les plus beaux siècles de la république, Cybèle et Esculape avaient été invités par des ambassades solennelles[17], à venir prendre séance dans le Capitole ; et, pour séduire les divinités tutélaires des villes assiégées, on avait coutume de leur promettre des honneurs plus distingués que ceux dont elles jouissaient dans leur patrie[18]. Insensiblement Rome devint le temple général de ses sujets, et le droit de bourgeoisie fut accordé à tous les dieux de l’univers[19].

II. Les anciennes républiques de la Grèce avaient cru devoir conserver sans aucun mélange le sang de leurs premiers citoyens : cette fausse politique arrêta la fortune et hâta la ruine d’Athènes et de Lacédémone ; mais le génie entreprenant de Rome sacrifia l’orgueil à l’ambition, il jugea plus prudent et plus honorable à la fois d’adopter pour siens le mérite et la vertu partout où il les pourrait découvrir, fût-ce parmi les esclaves, les étrangers, les ennemis ou les Barbares[20]. Durant l’époque la plus florissante de la république d’Athènes, trente mille[21] citoyens furent insensiblement réduits au nombre de vingt et un mille[22]. Rome nous présente dans ses accroissements un tableau bien différent : le premier cens de Servius Tullius ne se montait qu’à quatre vingt-trois mille citoyens ; ce nombre s’augmenta rapidement, malgré les guerres perpétuelles et les colonies que l’on envoyait souvent au-dehors : enfin, avant la guerre des alliés, on comptait quatre cent soixante-trois mille citoyens en état de porter les armes[23]. Les alliés demandèrent avec hauteur à être compris dans la distribution des honneurs et des privilèges, mais le sénat aima mieux recourir aux armes que de se déshonorer par une concession forcée. Les Samnites et les Lucaniens furent punis sévèrement de leur témérité. La république ouvrit son sein aux autres États de l’Italie, à mesure qu’ils rentrèrent dans leur devoir[24], et bientôt la liberté publique fut anéantie. Dans un gouvernement démocratique, les citoyens exercent l’autorité souveraine : entre les mains d’une multitude immense, incapable de suivre la même direction, cette autorité est une source d’abus, et finit par s’évanouir. Mais lorsque les empereurs eurent supprimé les assembles populaires, les vainqueurs se trouvèrent confondus avec les autres nations ; seulement ils tenaient le premier rang parmi les sujets.  Leur accroissement, quoique rapide, n’était plus accompagné des mêmes dangers ; cependant, les princes qui adoptèrent les sages maximes d’Auguste maintinrent avec le plus grand soin la dignité du nom romain, et ils furent très réservés à accorder le droit de cité[25].

Avant que les privilèges des Romains se fussent étendus à tous les habitants de l’empire, l’Italie, bien différente des autres provinces, était le centre du gouvernement et la base la plus solide de la constitution : elle se vantait d’être le berceau, ou du moins la résidence des sénateurs et des Césars[26]. Les terres des Italiens étaient exemptes d’impositions, et leurs personnes, de la juridiction arbitraire des gouverneurs. Formées d’après le modèle parfait de la capitale, leurs villes jouissaient de la puissance exécutive sous l’inspection immédiate de l’autorité souveraine. Depuis les Alpes jusqu’à l’extrémité de la Calabre, les naturels du pays naissaient tous citoyens de Rome. Ils avaient oublié leurs anciennes divisions, et insensiblement ils étaient parvenus à former une grande nation, réunie par la langue, les mœurs et les institutions civiles, et capable de soutenir le poids d’un puissant empire. La république se glorifiait de cette noble politique ; elle en était souvent récompensée par le mérite et les services des enfants qu’elle avait adoptés. Si la distinction du nom romain renfermée dans les murs de la ville, n’eût été le partage que des anciennes familles, ce nom immortel aurait été privé de ses plus riches ornements. Mantoue est devenue célèbre par la naissance de Virgile. Horace ne sait s’il doit être appelé Lucanien ou citoyen de l’Apulie. Ce fût à Padoue que le peuple romain trouva un historien digne de retracer la suite majestueuse de ses triomphes. Les Catons étaient venus de Tusculum déployer dans Rome toutes les vertus du patriotisme ; et la petite ville d’Arpinum eut l’honneur d’avoir produit deux illustres citoyens : Marius, qui mérita, après Romulus et Camille, le titre glorieux de fondateur de Rome ; et Cicéron, qui, arrachant sa patrie aux fureurs de Catilina, la mit en état de disputer à la Grèce la palme de l’éloquence[27].

Les provinces de l’empire, dont nous avons déjà donné la description, étaient dépourvues de toute force politique et de tous les avantages d’une liberté constitutionnelle. Dans la Grèce[28], en Étrurie et dans la Gaule[29], le premier soin du sénat fut de détruire des confédérations dangereuses et capables d’apprendre à l’univers que si les Romains avaient su profiter de la division de leurs ennemis, l’union pouvait arrêter les progrès de leurs armes. Souvent leur ambition prenait le masque de la générosité ou de la reconnaissance. Des souverains devaient, pendant quelque temps, leurs sceptres  à ces fausses vertus ; mais aussitôt qu’ils avaient rempli la tâche qui leur avait été imposée,  de façonner au joug les nations vaincues, ils étaient, précipités au trône. Les États libres qui avaient embrassé la cause de Rome, admis d’abord en apparence au rang d’alliés, furent ensuite insensiblement réduits en servitude. Des ministres nommés par le sénat et par les empereurs exerçaient une autorité absolue et sans bornes. Mais les maximes salutaires  du gouvernement, qui avaient assuré la paix et la soumission de l’Italie, pénétrèrent dans les contrées les plus éloignées. L’établissement des colonies et le droit de bourgeoisie accordé aux sujets distingués par leur mérite et leur fidélité, formèrent bientôt une nation de Romains sur toute la surface de l’empire.

Partout où le Romain porte ses conquêtes, il établit son habitation, dit très bien Sénèque[30] ; l’histoire et l’expérience ont confirmé cette observation. Les habitants de l’Italie, attirés par l’attrait du plaisir et de l’intérêt, se hâtaient de jouir des fruits de la victoire. Quarante ans après la réduction de l’Asie, quatre-vingt mille Romains furent massacrés en un seul jour par les ordres du cruel Mithridate[31]. Ces exilés volontaires consentaient à vivre, loin de leur patrie pour se livrer au commerce, à l’agriculture et à la perception des revenus publics. Dans la suite, lorsque sous les empereurs les légions eurent été rendues permanentes, toutes les provinces se peuplèrent de familles de soldats ; les vétérans, après avoir reçu la récompense de leurs services, en argent ou en terres, avaient coutume de s’établir avec leurs familles dans le pays qui avait été le théâtre de leurs exploits. Dans tout l’empire, mais principalement dans la partie occidentale, on réservait les terrains les plus fertiles et les positions les plus avantageuses pour les colonies, dont les unes étaient d’institution civile, et les autres d’une nature militaire. Dans leurs mœurs et dans l’administration intérieure, elles présentaient une image parfaite de la métropole. Elles contribuaient à faire respecter le nom romain ; les habitants du pays ou elles étaient situées, unis bientôt avec elles par des alliances et par les nœuds de l’amitié, ne manquaient pas d’aspirer, dans l’occasion favorable, aux mêmes honneurs et aux mêmes avantages, et manquaient rarement de les obtenir[32]. Les villes municipales parvinrent insensiblement au rang et à la splendeur des colonies. Sous Adrien, l’on disputait pour savoir quel sort devait être préféré, ou celui de ces sociétés que Rome avait tirées de son sein, ou celui des peuples qu’elle y avait reçus[33]. Le droit de Latium était d’une espèce particulière : dans les villes qui jouissaient de cette faveur, les magistrats seulement prenaient, à l’expiration de leurs offices, la qualité de citoyen romain ; mais comme, ils étaient annuels, les principales familles se trouvaient bientôt revêtues de cette dignité[34]. Ceux des habitants des provinces à qui on permettait de porter les armés dans les légions[35], ceux qui exerçaient quelque emploi civil ; en un mot,  tous ceux qui avaient servi l’État d’une manière quelconque, ou déployé quelque talent personnel, recevaient pour récompense un présent dont le prix diminuait tous les jours par la libéralité excessive des empereurs. Cependant, dans le siècle des Antonins, ce titre était encore accompagné d’avantages réels, quoiqu’il eût été alors accordé à un très grand nombre de sujets. Il procurait aux gens du peuple le bénéfice des lois romaines, particulièrement dans les mariages, les successions et les testaments ; et il ouvrait une carrière brillante à ceux dont les prétentions étaient secondées par la faveur ou par le mérite. Les petits-fils de ces Gaulois qui avaient assiégé Jules César dans Alésia[36], commandaient des légions, gouvernaient des provinces, et étaient admis dans le sénat de Rome[37] ; leur ambition, au lieu de troubler la tranquillité publique, se trouvait étroitement liée à la grandeur et à la sûreté de l’État.

Les Romains n’ignoraient pas l’influence du langage sur les mœurs ; aussi s’occupèrent-ils sérieusement des moyens d’étendre avec leurs conquêtes l’usage de la langue latine[38]. Il ne resta aucune trace des différents dialectes de l’Italie : l’étrusque, le sabin et le vénète, disparurent. Les provinces de l’Orient ne furent pas aussi dociles à la voix d’un maître victorieux. L’empire se trouva ainsi partagé en deux parties entièrement  différentes. Cette distinction se perdit dans l’éclat de la prospérité ; mais elle devint plus sensible à mesure que les ombres de l’adversité s’abaissèrent sur l’univers romain. Les contrées de l’Occident furent civilisées par les mains qui les avaient soumises. Lorsque les Barbares commencèrent à porter avec moins de répugnance le joug de la servitude, leurs esprits s’ouvrirent aux impressions nouvelles des sciences et de la civilisation. La langue de Virgile et de Cicéron fut universellement adoptée en Afrique, en Espagne, dans la Gaule, en Bretagne et dans la Pannonie[39] : il est vrai qu’elle y perdit de sa pureté. Les paysans seuls conservèrent dans leurs montagnes de faibles vestiges des idiomes celtique et punique[40], L’étude et l’éducation répandirent insensiblement les opinions romaines parmi les habitants de ces contrées, et les provinces reçurent de l’Italie leurs coutumes aussi bien que leurs lois. Elles sollicitèrent avec plus d’ardeur, et obtinrent avec plus de facilité le titre et les honneurs de la cité, elles soutinrent la dignité de la république dans les armes aussi bien, que dans les lettres[41] ; enfin, elles produisirent dans la personne de Trajan, un empereur que les Scipions n’auraient pas désavoué pour leur compatriote. La situation des Grecs, était bien différente de celle des Barbares. Il s’était écoule plusieurs siècles depuis que ce peuple célèbre avait été civilisé et corrompu : il avait trop de goût pour abandonner sa langue nationale, et trop de vanité pour adopter des institutions étrangères. Constamment attaché aux préjugés de ses ancêtres, après en avoir oublié les vertus, il affectait de mépriser les mœurs grossières des Romains, dont il était forcé d’admirer la haute sagesse, et de respecter la puissance supérieure[42]. Les mœurs et la langue des Grecs n’étaient pas renfermés dans les limites étroites de cette contrée jadis si fameuse ; leurs armes et leurs colonies en avaient répandu l’influence depuis la mer Adriatique jusqu’au Nil et à l’Euphrate. L’Asie était remplie de villes grecques et la longue domination des princes de Macédoine avait, sans éclat, opéré une révolution dans les mœurs de la Syrie et de l’Égypte. Ces monarques réunissaient dans leur extérieur pompeux l’élégance d’Athènes et le luxe de l’Orient, et les plus riches d’entre leurs sujets suivaient à une distance convenable l’exemple de la cour. Telle était la division générale de l’empire romain, relativement aux langues grecque et latine. On peut renfermer dans une troisième classe les naturels de Syrie, et surtout ceux de l’Égypte. Attachés à leurs anciens dialectes, qui leur interdisaient tout commerce avec le genre humain, ils restèrent plongés dans une ignorance profonde[43]. La vie molle et efféminée des uns les exposait au mépris, la sombre férocité des autres leur attira la haine des vainqueurs[44]. Ils s’étaient soumis à la puissance romaine, mais ils cherchèrent rarement à se rendre dignes du titre de citoyen romain ; et l’on a remarqué qu’après la chute des Ptolémées, il s’écoula plus de deux cent trente ans avant qu’un Égyptien eût été admis dans le sénat de Rome[45].

C’est une observation devenue commune, et qui  n’en est pas moins vraie, que Rome triomphante fut subjuguée par les arts de la Grèce. Ces écrivains immortels, qui font encore les délices de l’Europe savante, furent bientôt connus en Italie et dans les provinces occidentales : ils furent lus avec transport, et devinrent d’objet de l’admiration publique ; mais les occupations agréables des Romains n’avaient rien de commun avec les maximes profondes de leur politique. Quoique séduits par les chefs-d’œuvre de la Grèce, ils surent conserver la dignité de leur langue, qui seul était en usage dans tout ce qui regardait l’administration civile et le gouvernement militaire[46]. Le grec et le latin exerçaient en même temps dans l’empire une juridiction séparée : l’un comme l’idiome naturel des sciences, l’autre comme le dialecte légal de toutes les transactions publiques. Ces deux langues étaient également familières à ceux qui au maniement des affaires unissaient la culture des lettres ; et parmi les sujets de Rome, ayant reçu une éducation libérale, il était presque impossible d’en trouver qui ignorassent l’une et l’autre de ces langes universelles.

Ce fut par de semblables institutions que les nations de l’empire se confondirent insensiblement dans ce même nom et ce même peuple romain ; mais il existait toujours au centre de toutes les provinces et dans le sein de chaque famille, une classe d’hommes infortunés, destinés à supporter toutes les charges de la société sans en partager les avantages. Dans les États libres de l’antiquité, les esclaves domestiques étaient exposés à toute la rigueur capricieuse du despotisme. L’établissement complet de l’empire romain avait été précédé par des siècles de violence et de rapines. Les esclaves étaient, pour la plupart, des Barbares captifs, que le sort des armes faisait tomber par milliers entre les mains du vainqueur[47], et que l’on vendait à vil prix[48]. Impatients de briser leurs fers, ils ne respiraient que la vengeance, et regrettaient sans cesse cette vie indépendante à laquelle ils avaient été accoutumés. Le désespoir leur donna souvent des armes, et leur soulèvement mit plus d’une fois la république sur le penchant de sa ruine[49]. On établit contre ces ennemis dangereux de sévères règlements[50] et des châtiments cruels, que la nécessité seule pouvait justifier. Mais. lorsque les principales nations de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique, eurent été réunies sous un seul gouvernement, les sources étrangères de l’abondance des esclaves commencèrent à se tarir ; et pour, en entretenir toujours le même nombre, les Romains furent obligés d’avoir recours à des moyens plus doux, mais moins prompts[51] : ils encouragèrent les mariages entre leurs nombreux esclaves, et surtout à la campagne. Les sentiments de la nature, les habitudes de l’éducation, la possession d’une sorte de propriété dépendante, contribuèrent à adoucir les peines de la servitude[52]. L’existence d’un esclave devint un objet plus précieux ; et quoique son bonheur tînt toujours au caractère et à la fortune de celui dont il dépendait, la crainte n’étouffait plus la voix de la pitié, et l’intérêt du maître lui dictait des sentiments plus humains. La vertu ou la politique des souverains accéléra le progrès des mœurs ; et, par les édits d’Adrien et des Antonins, la protection des lois s’étendit jusque sur la classe la plus abjecte de la société. Après bien des siècles, le droit de vie et de mort sur les esclaves fut enlevé aux particuliers, qui en avaient si souvent abusé ; il fut réservé aux magistrats seuls. L’usage des prisons souterraines fut aboli, et dès qu’un esclave se plaignait d’avoir été maltraité injustement, il obtenait sa délivrance ou un maître moins cruel[53].

L’espérance, le plus consolant appui de notre imparfaite existence, n’était pas refusée à l’esclave romain. S’il trouvait quelque occasion de se rendre utile ou agréable, il devait naturellement s’attendre qu’après un petit nombre d’années, son zèle et sa fidélité seraient récompensés par le présent inestimable de la liberté. Souvent les maîtres n’étaient portés à ces actes de générosité que par la vanité et par l’avarice : aussi les lois crurent-elles plus nécessaire de restreindre que d’encourager une libéralité prodigue et aveugle, qui aurait pu dégénérer en un abus très dangereux[54]. Selon la jurisprudence ancienne, un esclave n’avait point de patrie ; mais dès qu’il était libre, il était admis dans la société politique dont son patron était membre. En vertu de cette maxime, la dignité de citoyen serait devenue indistinctement le partage de la multitude : on jugera donc à propos d’établir d’utiles exceptions, et cette distinction honorable fut accordée seulement, et avec l’approbation du magistrat, aux esclaves qui s’en étaient rendus dignes, et qui avaient été solennellement et légalement affranchis : encore n’obtenaient-ils que les droits privés des citoyens, et ils étaient rigoureusement exclus des emplois civils et du service militaire. Leurs fils étaient pareillement incapables de prendre séance dans le sénat, quels que pussent être leur mérite et leur fortune, les traces d’une origine servile ne s’effaçaient entièrement qu’à la troisième ou quatrième génération[55]. C’est ainsi que, sans confondre les rangs, on faisait entrevoir, dans une perspective éloignée, un état libre et des honneurs à ceux que l’orgueil et le préjugé mettaient à peine au rang de l’espèce humaine.

Ou avait proposé de donner aux esclaves un habit particulier qui les distinguât ; mais on s’aperçut combien il était dangereux de leur faire connaître leur propre nombre[56]. Sans interpréter à la rigueur les mots de légions ou de myriades[57], nous pouvons avancer que la proportion des esclaves regardés comme propriété, était bien plus considérable que celle des domestiques, qu’on ne doit regarder que comme une dépense[58]. On cultivait l’esprit des jeunes esclaves qui montraient de la disposition pour les sciences ; leur prix était réglé sur leurs talents et sur leur habilité[59]. Presque tous les arts libéraux[60] et mécaniques étaient exercés dans la maison des sénateurs opulents. Les bras employés aux objets de luxe et de sensualité étaient multipliés à un point qui surpasse de beaucoup les efforts de la magnificence moderne[61]. Le marchand ou le fabricant trouvait plus d’avantage à acheter ses ouvriers qu’à les louer. Dans les campagnes les esclaves étaient employés comme les instruments les moins chers et les plus utiles de l’agriculture. Quelques exemples viendront à l’appui de ces observations générales, et nous donneront une idée de la multitude de ces malheureux condamnés à un état si humiliant. Un triste événement fit connaître qu’un seul palais à Rome renfermait quatre cents esclaves[62]. 0n en comptait un pareil nombre dans une terre en Afrique, qu’une veuve d’une condition très peu relevée cédait à son fils, tandis qu’elle se réservait des biens beaucoup plus considérables[63]. Sous le règne d’Auguste, un affranchi, dont la fortune avait été fort diminuée dans les guerres civiles, laissa après sa mort trois mille six cents paires de bœufs, deux cent cinquante mille têtes de menu bétail, et, ce qui était presque compté parmi les animaux, quatre mille cent seize esclaves[64].

Nous ne pouvons fixer avec le degré d’exactitude que demanderait l’importance du sujet, le nombre de ceux qui reconnaissaient les lois de Rome, citoyens, esclaves, ou habitants des provinces. Le dénombrement fait par l’empereur Claude, lorsqu’il exerça la fonction de censeur, était de six millions neuf cent quarante-cinq mille citoyens romains ; ce qui pourrait se monter environ à vingt millions d’âmes, en comprenant les femmes et les enfants. Le nombre des sujets d’un rang inférieur était incertain et sujet à varier ; mais, après avoir pesé avec attention tout ce qui peut entrer dans la balance, il est probable que, du temps de Claude, il existait à peu prés deux fois autant de provinciaux que de citoyens de tout âge, de l’un et de l’autre sexe. Les esclaves étaient au moins égaux en nombre aux habitants libres de l’empire[65]. Le résultat de ce calcul imparfait serait donc d’environ cent vingt millions d’âmes ; population qui excède peut-être celle de l’Europe moderne[66], et qui forme la société la plus nombreuse que l’on ait jamais vue réunie sous un seul gouvernement.

La tranquillité et la paix intérieure étaient les suites naturelles de la modération des Romains et de leur politique éclairée. Si nous jetons les yeux sur les monarchies de l’Orient, nous voyons le despotisme au centre, et la faiblesse aux extrémités ; la perception des revenus ou l’administration de la justice soutenue par la présence d’une armée ; des Barbares en état de guerre établis dans le pays même ; des satrapes héréditaires usurpant la domination des provinces ; des sujets portés à la rébellion, mais incapables de jouir de la liberté : tels sont les objets qui frappent nos regards. L’obéissance qui régnait dans tout le monde romain, était volontaire, uniforme et permanente. Les nations vaincues ne formaient plus qu’un grand peuple : elles avaient perdu l’espoir, le désir même de recouvrer leur indépendance, et elles séparaient à peine leur propre existence de celle de Rome. L’autorité des empereurs pénétrait, sans le moindre obstacle, dans toutes les parties de leurs vastes domaines ; et elle était exercée sur les bords de la Tamise ou du Nil, avec la même facilité que sur les rives mêmes du Tibre. Les légions étaient destinées à servir contre l’ennemi de l’État,  et le magistrat civil avait rarement recours à la force militaire[67]. Dans ces jours de tranquillité et de sécurité générale, le prince et ses sujets employaient leur loisir et leurs richesses à l’embellissement et à la grandeur de l’empire.

Parmi les nombreux monuments d’architecture que construisirent les Romains, combien ont échappé aux recherches de l’histoire, et qu’il en est peu qui aient résisté aux ravages des temps et de la barbarie ! Et cependant les ruines majestueuses éparses dans l’Italie et dans les provinces, prouvent assez que ces contrées ont été le siége d’un illustre et puissant empire. La grandeur et la beauté de ces superbes débris mériteraient seuls toute notre attention ; mais deux circonstances les rendent encore plus dignes d’attirer nos regards. La plupart de ces magnifiques ouvrages avaient été élevés par des particuliers, et tous étaient consacrés à l’utilité publique : considération importante, qui unit l’histoire agréable des arts à l’histoire bien plus instructive des mœurs et de l’esprit humain.

Il est naturel d’imaginer que le plus grand nombre et les plus considérables des édifices romains ont été bâtis par les empereurs, qui pouvaient disposer de tant de bras et de trésors si immenses. Auguste avait coutume de répéter avec orgueil : J’ai trouvé ma capitale en briques, et je la laisse en marbre à mes successeurs[68]. La sévère économie de Vespasien fut la source de sa magnificence. Les ouvrages de Trajan portent l’empreinte de son génie. Les monuments publics dont Adrien orna toutes les provinces de l’empire furent exécutés, non seulement par ses ordres, mais encore sous son inspection immédiate. Ce prince était lui-même artiste, et il aimait surtout les arts comme faisant la gloire d’un monarque. Les Antonins les encouragèrent, parce qu’ils les crurent propres à contribuer au bonheur de leurs sujets. Mais si les souverains donnèrent l’exemple, ils furent bientôt imités. Les principaux citoyens ne craignirent pas de montrer qu’ils avaient assez de hardiesse pour former les plus grands desseins, et assez de richesses pour les exécuter. Rome se vantait à peine de son magnifique Colisée, que les villes de Capoue et de Vérone[69] avaient fait élevé, à leurs dépens, des édifices moins vastes à la vérité, mais construits sur les mêmes plans et avec les mêmes matériaux. L’inscription trouvée à Alcantara, prouve que ce pont merveilleux avait été jeté sur le Tage aux frais de quelques communes de la Lusitanie. Lorsque Pline fut nommé gouverneur de la Bithynie et du Pont, provinces qui n’étaient ni les plus riches ni les plus considérables de l’empire, il trouva les villes de son département s’efforçant à l’envi d’élever des monuments utiles et magnifiques, qui pussent attirer la curiosité des étrangers, et mériter la reconnaissance des citoyens. Il était du devoir d’un proconsul de suppléer à ce qui pouvait leur manquer de moyens, de diriger leur goût, quelquefois même de modérer leur émulation[70]. A Rome, et dans toutes les contrées de l’empire, les sénateurs opulents croyaient devoir contribuer à la splendeur de leur siècle et de leur patrie. Souvent l’influence de la mode suppléait au manque de goût ou de générosité. Entre cette foule de particuliers qui se signalèrent par des monuments publics, nous distinguerons Hérode-Atticus, citoyen d’Athènes, qui vivait dans le siècle des Antonins. Quelque put être le motif de sa conduite, sa magnificence était digne des plus grands monarques.

Lorsque la famille d’Hérode se trouva dans l’opulence, elle compta parmi ses ancêtres Cimon et Miltiade, Thésée et Cécrops, Éaque et Jupiter. Mais la postérité de tant de dieux et de héros était bien déchue de son antique grandeur. L’aïeul d’Hérode avait été livré entre les mains de la justice, et Julius-Atticus son père aurait fini ses jours dans la pauvreté et le mépris s’il n’eût pas découvert un trésor immense dans une vieille maison, seul resté de son patrimoine. Selon la loi, une partie de ces richesses appartenait à l’empereur : Atticus prévint prudemment, par un libre aveu, le zèle des délateurs. Le trône était alors occupé par l’équitable Nerva, qui ne voulut rien accepter, et fit répondre à Atticus qu’il pouvait jouir sans scrupule du présent que lui avait fait la fortune. L’Athénien poussa plus loin la circonspection : il représenta que le trésor était trop considérable pour un sujet, et qu’il ne savait comment en user. Abuses-en donc, car il t’appartient[71], répliqua l’empereur, avec un mouvement d’impatience gui marquait la bonté de son naturel. Atticus pourra passer dans l’esprit de bien des gens pour avoir obéi littéralement à ce dernier ordre de l’empereur ; car sa fortune s’étant trouvée bientôt après augmentée par un mariage avantageux, il en consacra la plus grande partie à l’utilité publique. Il avait obtenu pour son fils Hérode la préfecture des villes libres de l’Asie. Le jeune magistrat, voyant que celle de Troade était mal fournie d’eau, reçut d’Adrien, pour la construction d’un nouvel aqueduc, trois cents myriades de drachmes (environ cent mille livres sterling ). Mais l’exécution de l’ouvrage monta à plus du double de l’évaluation ; et des officiers publics commençaient à murmurer lorsque le généreux Atticus mit fin à leurs plaintes, en leur demandant la permission de prendre sur lui le surplus de la dépense[72].

Attirés par de grandes récompenses, les maîtres les plus habiles de la Grèce et de l’Asie avaient présidé à l’éducation du jeune Hérode. Leur élève devint bientôt un célèbre orateur, du moins selon la vaine rhétorique de ce siècle, où l’éloquence, renfermée dans l’école, dédaignait de se montrer au sénat ou au barreau. Il reçut à Rome les honneurs du consulat, mais il passa la plus grande partie de sa vie à Athènes, ou dans différents palais situés aux environs de cette ville : c’était là qu’il se livrait à l’étude de la philosophe, au milieu d’une foule de sophistes qui reconnaissaient sans peine la supériorité d’un rival riche et généreux[73]. Les monuments de son génie ont disparu ; quelques vestiges servent encore à faire connaître son goût et sa magnificence. Des voyageurs modernes ont mesuré les ruines du stade qu’il avait fait bâtir à Athènes ; sa longueur était de six cents pieds : il était entièrement de marbre blanc, et il pouvait contenir tout le peuple. Ce bel ouvrage fit achevé en quatre ans, lorsque Hérode était président des jeux athéniens. Il dédia à la mémoire de sa femme Regilla, un théâtre qui pouvait difficilement trouver son égal dans tout l’empiré : on n’avait employé à cet édifice que du cèdre, chargé des plus précieuses sculptures. L’Odéon, destiné par Périclès donner des concerts publics, et à la répétition des tragédies nouvelles, était un trophée de la victoire remportée par les arts sur la grandeur asiatique ; des mâts de vaisseaux perses en composaient presque toute la charpente. Ce monument avait été déjà réparé par un roi de Cappadoce ; mais il était encore sur le point de tomber en ruines. Hérode lui rendit sa beauté et sa magnificence[74]. La générosité de cet illustre citoyen n’était pas renfermée dans les murs d’Athènes ; un théâtre à Corinthe, les plus riches ornements du temple de Neptune dans l’isthme, un stade à Delphes, des bains aux Thermopyles, et un aqueduc à Canusium en Italie, ne purent épuiser ses vastes trésors. L’Épire, la Thessalie, l’Eubée, la Béotie et le Péloponnèse, partagèrent ses bienfaits[75] ; et la reconnaissance des villes de l’Asie et de la Grèce a donné à Hérode-Atticus, dans plusieurs inscriptions, le titre de leur patron et de leur bienfaiteur.    

Dans les républiques d’Athènes et de Rome, la modestie et la simplicité des maisons particulières annonçaient l’égalité des conditions, tandis que la souveraineté du peuple brillait avec éclat dans la majesté des édifices publics[76]. L’introduction des richesses et l’établissement de la monarchie n’éteignirent pas tout à fait cet esprit républicain. Ce fût dans les ouvrages destinés à la gloire et à l’utilité de la nation, que les plus vertueux empereurs déployèrent leur magnificence. Le palais d’or de Néron avait excité à juste titre l’indignation ; mais cette vaste étendue de terrain envahie par un luxe effréné, servit bientôt à de plus nobles usages. On y admira, sous les règnes suivants, le Colisée, les bains de Titus, le portique de Claudien, et les temples élevés à la déesse de la Paix et au Génie de Rome[77]. Ces monuments étaient l’ouvrage des Romains ; mais ils étaient remplis des chefs-d’œuvre de la Grèce en peinture et en sculpture. Les savants trouvaient dans le temple de la Paix une bibliothèque curieuse. A quelque distance était située la place de Trajan ; elle était environnée d’un portique élevé, et formait un carré dont quatre arcs de triomphe faisaient les vastes et nobles entrées ; au milieu s’élevait une colonne de marbre haute de cent dix pieds, et, qui marquait ainsi l’élévation de la colline qu’il avait fallu couper. Cette colonne n’a rien perdu de sa beauté ; on y voit encore une représentation exacte des exploits de son fondateur dans la Dacie. Le vétéran contemplait l’histoire de ses campagnes ; et séduit par l’illusion de la vanité nationale, le paisible citoyen partageait les honneurs du triomphe. Les autres parties de la capitale, et toutes les provinces de l’empire se ressentaient de ce généreux esprit de magnificence publique ; des amphithéâtres, des théâtres, des temples, des portiques, des arcs de triomphe, des bains et des aqueducs, servaient, chacun selon leur destination, à la santé, à la religion et aux plaisirs du moindre des citoyens. Parmi ces divers édifices, les derniers méritent surtout notre attention ; leur utilité, la hardiesse de l’entreprise et la solidité de l’exécution, mettent les aqueducs au rang des plus beaux monuments du génie et de la puissance de Rome. Ceux de la capitale méritent à tous égards la préférence ; mais le voyageur curieux qui examinerait les aqueducs de Spolète, de Metz et de Ségovie, sans être éclairé par le flambeau de l’histoire, croirait que ces villes ont été autrefois la résidence d’un grand monarque. Les déserts de l’Asie et de l’Afrique étaient autrefois remplis de cités florissantes, qui ne devaient leur population, leur existence même, qu’à ces courants artificiels d’une eau salubre, et toujours prête à fournir à leurs besoins[78].

Nous avons fait l’énumération des habitants de l’empire, et nous venons de contempler le spectacle pompeux de ses ouvrages publics : un coup d’œil sur le nombre et la grandeur des villes confirmera nos observations sur le premier point, et nous donnera occasion sur le second d’en faire de nouvelles ; mais, en rassemblant quelques faits, il ne faut pas oublier que la vanité des nations et la disette des langues ont fait donner indifféremment le nom vague de ville à Rome et à Laurentum.

I. On prétend que l’ancienne Italie renfermait onze cent quatre-vingt dix-sept villes : et à quelque époque de l’antiquité que puisse se rapporter ce calcul[79], il n’existe aucune raison pour croire que dans le siècle des Antonins le nombre de ses habitants ait été moins considérable qu’au temps de Romulus. Attirés par une influence supérieure, les petits États du Latium furent insensiblement compris dans la métropole de l’empire. Ces mêmes contrées, qui ont langui si longtemps sous, le gouvernement faible et tyrannique des prêtres et des vice-rois, n’avaient éprouvé alors que les malheurs plus supportables de la guerre ; et les premiers symptômes de décadence qu’elles éprouvèrent furent amplement compensés par les rapides progrès qui se firent remarquer dans la prospérité de la Gaule cisalpine. La splendeur de Vérone paraît encore par ses ruines ; et cependant Vérone était moins illustre que les villes d’Aquilée, de Padoue, de Milan ou de Ravenne.

II. L’esprit, d’amélioration avait passé au-delà des Alpes, dans les forêts mêmes de la Bretagne, dont l’épaisseur s’éclaircissait par degrés pour faire place à des habitations commodes et élégantes. York était le siège du gouvernement ; déjà Londres s’enrichissait par le commerce, et Bath était célèbre pour les effets salutaires de ses eaux médicinales. Douze cents villes faisaient la gloire de la Gaule[80]. Dans les parties septentrionales, elles n’offraient guère pour la plupart, sans en excepter Paris même, que des lieux de rassemblement informes et grossiers d’un peuple naissant. Mais les provinces du midi imitaient l’élégance[81] et la pompe de l’Italie[82] : Marseille, Nîmes, Arles , Narbonne, Toulouse, Bordeaux, Autun, Vienne, Lyon, Langres et Trèves, étaient déjà célèbres ; et leur ancienne condition pourrait être comparée à leur état présent, si même ces villes n’étaient pas alors plus florissantes. L’Espagne, si brillante dans les temps qu’elle n’était qu’une simple province, est bien déchue depuis qu’elle a été érigée en monarchie. L’abus de ses forces, la superstition et la découverte de l’Amérique, l’ont entièrement épuisée. Son orgueil ne serait-il pas confondu, si nous lui demandions ce que sont devenues ces trois cent soixante villes, dont Pline a parlé sous le règne de Vespasien[83] ?

III. Trois cents villes en Afrique avaient été soumises à Carthage[84] : il n’est pas probable que ce nombre ait diminué sous l’administration des empereurs. Carthage elle-même sortit de sa cendre avec un nouvel éclat, et cette ville, aussi bien que Capoue et Corinthe, recouvra bientôt tous les avantages qui ne sont pas incompatibles avec la dépendance.

IV. L’Orient présente le contraste le plus frappant entre la magnificence romaine et la barbarie  des Turcs. Des campagnes incultes offrent de tous côtés des ruines superbes, que l’ignorance regarde comme l’ouvrage d’un pouvoir surnaturel. Ces restes précieux de l’antiquité offrent à peine un asile au paysan opprimé ou à l’Arabe vagabond. Sous les Césars, l’Asie proprement dite contenait seule cinq cents villes[85] riches, peuplées, comblées de tous les dons de la nature, et embellies par les arts. Onze d’entre elles se disputèrent l’honneur de dédier un temple à Tibère, et leur mérité respectif fut examiné dans le sénat de Rome[86]. Il y en eut quatre dont la proposition fût rejetée, parce qu’on ne les crût pas en état de fournir  aux dépenses nécessaires pour une si grande entreprise. De ce nombre était Laodicée, dont la splendeur paraît, encore dans ses ruines[87] : elle retirait des revenus immenses de la vente de ses moutons, renommés pour la finesse de leur laine ; et peu de temps avant la dispute dont nous venons de parler, un citoyen généreux lui avait laissé plus de 400 mille livres sterling par son testament[88]. Telle était la pauvreté de Laodicée : elle peut nous faire juger des richesses des villes qui avaient obtenu la préférence, et principalement de Pergame, de Smyrne et d’Éphèse, qui se disputèrent longtemps le premier rang en Asie[89]. Les capitales de la Syrie et de l’Égypte étaient d’un ordre encore supérieur dans l’empire : Antioche et Alexandrie regardaient avec dédain une foule de villes de leur dépendance[90], et le cédaient à peine à la majesté de Rome elle-même.

Toutes ces villes étaient unies entre elles, et avec la capitale de l’empire de grands chemins qui partaient du milieu de la place de Rome, traversaient l’Italie, pénétraient dans les provinces, et ne se terminaient qu’à l’extrémité de cette vaste monarchie. Depuis le mur d’Antonin jusqu’à Jérusalem, la grande, chaîne de communication s’étendait du nord-est au sud-est, dans une longueur de quatre mille quatre-vingts milles romains[91]. Toutes les routes étaient exactement divisées par les bornes militaires ; on les traçait en droite ligne d’une ville à l’autre, sans avoir égard aux droits de propriété, ni aux obstacles de la nature ; on perçait les montagnes, et des arches hardies bravaient l’impétuosité des fleuves les plus larges et les plus rapides[92]. Le milieu du chemin, qui s’élevait en terrasse au-dessus de la campagne voisine, était composé de plusieurs couches de sable, de gravier et de ciment ; on se servait de larges pierres pour paver ; et dans quelques endroits près de Rome, on avait employé le granit[93]. Telle était la construction solide des grands chemins de l’empire, qui n’ont pu être entièrement détruits par l’effort de quinze siècles. Ils procuraient aux habitants des provinces les plus éloignées, les moyens d’entretenir une correspondance aisée ; mais leur premier objet avait été de faciliter la marche des légions. Les Romains ne se croyaient entièrement maîtres d’une contrée, que lorsqu’elle était devenue, dans toutes ses parties, accessible aux armes et à l’autorité du vainqueur. Des postes régulières, établies dans les provinces, instruisaient en peu de temps le souverain de ce qui se passait dans ses vastes domaines, et portaient de tous côtés ses ordres, avec promptitude[94]. On avait distribué, à des distances seulement de cinq ou six milles, des maisons où l’on avait soin d’entretenir quarante chevaux ; et au moyen de ces relais, on pouvait faire environ cent milles par jour sur quelque route que ce fût[95]. Pour voyager ainsi, il fallait être autorisé par l’empereur ; mais quoique ces postes n’eussent été instituées que pour le service public, on permettait quelquefois aux citoyens d’en faire usage pour leurs affaires particulières[96].

La communication n’était pas moins libre par mer ; la Méditerranée se trouvait renfermée dans les provinces de l’empire, et l’Italie s’avançait en forme de promontoire au milieu de ce grand lac. En général les gîtes de l’Italie ne présentent aux vaisseaux aucun abri assuré ; mais l’industrie humaine avait réparé ce défaut de la nature. Le port artificiel d’Ostie, creusé par les ordres de l’empereur Claude, à l’embouchure du Tibre, était un des monuments les plus utiles de la grandeur romaine[97]. Il n’était éloigné de Rome que de seize milles, et, avec un vent favorable, on pouvait parvenir en sept jours aux colonnes d’Hercule ; et aborder en neuf ou dix dans la ville d’Alexandrie en Égypte[98].

xxPort d’Ostiexx

Quelques inconvénients que, soit avec justice, soit par un simple goût de déclamation, on ait voulu attribuer à la trop grande étendue des empires ; on ne peut disconvenir que la puissance de Rome n’ait eu, sous quelques rapports, des effets avantageux au bonheur du genre humain ; et cette même liberté de communications qui propageait les vices, propageait avec une égale rapidité les perfectionnements de la vie sociale. Dans une antiquité plus reculée, le globe présentait sur sa surface des parties bien différentes : l’Orient, depuis un temps immémorial, était en possession du luxe et des arts, tandis que l’Occident était habité par des Barbares grossiers et belliqueux qui ou dédaignaient l’agriculture ou n’en avaient pas même la moindre idée. A l’abri d’un gouvernement fixe et assuré, les productions dont la nature avait enrichi des climats plus fortunés, et les arts d’industries connues parmi des nations plus civilisées, furent portés dans les contrées occidentales de l’Europe, et les habitants de ces contrées, encouragés par un commerce libre et profitable, apprirent à multiplier les unes et à perfectionner les autres. Il serait presque impossible de faire l’énumération de toutes les plantes et de tous les animaux qui furent transportés en Europe de l’Asie et de l’Égypte[99] : nous ne parlerons que des principaux, persuadé qui ce sujet peut être utile, et qu’il n’est pas indigne de la majesté de l’histoire.

I. Les fleurs, les herbes et les fruits, qui croissent aujourd’hui dans nos jardins, sont, pour la plupart, d’extraction étrangère, comme il paraît souvent par le nom qui leur a été conservé. La pomme était une production naturelle de l’Italie, et lorsque les Romains eurent connu le goût plus délicat de la pêche, de l’abricot, de la grenade, du citron et de l’orange, ils donnèrent le nom de pomme a tous ces nouveaux fruits, et ne les distinguèrent que par le nom du pays d’où ils avaient été transplantés.

II. Du temps d’Homère, la vigne croissait sans culture en Sicile, et vraisemblablement dans le continent voisin ; mais l’art ne l’avait pas perfectionnée, et les habitants de ces pays alors Barbares[100], ne savaient point en extraire une liqueur agréable.  Mille ans après, l’Italie pouvait se vanter de produire plus des deux tiers des vins les plus renommés, dont on comptait quatre-vingts espèces différentes[101]. Cette denrée précieuse passa bientôt dans la Gaule narbonnaise ; mais au temps de Strabon, le froid était si excessif au nord des Cévennes que l’on croyait impossible d’y faire mûrir le raisin[102] ; cependant on surmonta par degrés cet obstacle, et il y a lieu de penser que la culture des vignes en Bourgogne[103] est aussi ancienne que le siècle des Antonins[104].

III. Dans l’Occident, la culture de l’olivier suivit les progrès de la paix dont il était le symbole. Deux siècles après la fondation de Rome, l’Italie, et l’Afrique ne connaissaient point cet arbre utile. L’olivier fut bientôt naturalisé dans ces contrées, et enfin planté dans l’intérieur de la Gaule et de l’Espagne. Les anciens s’imaginaient qu’il ne pouvait croître qu’à un certain degré de chaleur, et seulement dans le voisinage de la mer ; mais cette erreur fut insensiblement détruite par l’industrie et par l’expérience[105].

IV. La culture du lin passa  de l’Égypte dans la Gaule, et fit la richesse de tout le pays, quoique cette plante pût appauvrir les terres particulières dans lesquelles elle était semée[106].

V. Les prairies artificielles devinrent communes dans l’Italie et dans les provinces, particulièrement la luzerne, qui tirait son nom et son origine de la Médie[107]. Des provisions assurées d’une nourriture saine et abondante pour le bétail, pendant l’hiver, multiplièrent le nombre des troupeaux, qui, de leur côté, contribuèrent  à la fertilité du sol. A tous ces avantages l’on peut, ajouter une attention particulière pour la pêche et pour l’exploitation des mines. Ces travaux employaient une multitude de sujets, et servaient également aux plaisirs du riche et à la subsistance du pauvre. Columelle nous a donné, dans son excellent ouvrage, la description de l’état florissant de l’agriculture en Espagne sous le régner de Tibère, et l’on peut observer que ces famines, qui désolaient si souvent la république, dans son enfance, se firent à peine sentir lorsque Rome donna des lois à un vaste empire : s’il arrivait qu’une province éprouvât quelque disette, elle trouvait aussitôt des secours prompts dans l’abondance d’un voisin plus fortuné.

L’agriculture est la base des manufactures, puisque l’art ne peut mettre en œuvre que, les productions naturelles. Chez les Romains, un peuple entier d’ouvriers industrieux était sans cesse employé à servir, de mille façons différentes, les gens riches. Dans leurs habits, leurs tables, leurs maisons et leurs meubles, les favoris de la fortune réunissaient tous les raffinements de l’élégance, de l’utilité et de la magnificence ; on voyait briller autour d’eux tout ce qui pouvait flatter leur vanité et satisfaire leur sensualité. Ce sont ces raffinements si connus sous le nom odieux de luxe, qui ont excité dans tous les siècles l’indignation des moralistes. Peut-être la société serait-elle plus parfaite et plus heureuse, si tous les hommes possédaient le nécessaire, et que personne ne jouît du superflu ; mais, dans l’état actuel, le luxe, quoique né du vice ou de la folie, paraît seul pouvoir corriger la distribution inégale des biens. L’ouvrier laborieux, l’artiste adroit ne possèdent aucune terre ; mais ceux qui les ont en partage consentent à leur payer une taxe, et les propriétaires sont portés, par leur intérêt, à cultiver avec plus de soin des productions dont l’échange leur fournit de nouveaux moyens de plaisir. Cette réaction, dont toute société éprouve des effets particuliers, se fit sentir avec une énergie bien plus puissante dans l’univers romain. Les provinces auraient bientôt été épuisées, si les manufactures et le commerce de luxe n’eussent rendu à des sujets industrieux les richesses que leur avaient enlevées les armes et la puissance de Rome. Tant que la circulation ne s’étendit pas au-delà des limites de l’empire, elle imprima un degré d’activité, à la machine politique, et ses effets souvent utiles, ne furent jamais pernicieux.

Mais rien n’est peut-être plus difficile que de renfermer le luxe dans les bornes d’un État. Les contrées les plus éloignées furent mises à contribution pour fournir de nouveaux aliments au faste et à la pompe de la capitale. Les forêts de la Scythie donnaient des fourrures précieuses. On transportait l’ambre par terre, depuis les rives de la Baltique jusqu’au Danube ; et les Barbares étaient étonnés du prix qu’ils recevaient en échange pour une production de si peu d’utilité[108]. Les tapis de Babylone et les autres ouvrages de l’Orient étaient fort recherchés ; mais c’était avec l’Arabie et avec l’Inde que se faisait le commerce le plus considérable et le moins approuvé. Tous les ans, vers le solstice d’été, une flotte de cent vingt vaisseaux partait de Myos-Hormos, port d’Égypte situé sur la ruer Rouge. A l’aide des moussons, elle traversait l’Océan en quarante jours : la côte de Malabar et l’île de Ceylan[109] étaient le terme ordinaire de cette navigation ; et les marchands des régions de l’Asie les plus éloignées s’y rendaient pour y attendre l’arrivée des sujets de Rome. Le retour de la flotte d’Égypte était fixé au mois de décembre ou de janvier : aussitôt ses riches cargaisons, transportées sur des chameaux depuis la mer Rouge jusqu’au Nil, descendaient ce fleuve et abordaient au port d’Alexandrie ; de là elles affluaient dans la capitale de l’empire[110]. Les objets du commerce de l’Orient étaient brillants ; mais au fond de peu d’utilité : ils consistaient en soies, qui se vendaient au poids de l’or[111], en pierres précieuses, parmi lesquelles la perle tenait le premier rang après le diamant[112], et en différentes espèces d’aromates que l’on brûlait dans les temples et dans les pompes funèbres. Un profit presque incroyable dédommageait des peines et des fatigues du voyage ; mais c’était sur des sujets romains que se faisait ce gain exorbitant, et un très petit nombre de particuliers s’enrichissaient aux dépens du public. Comme les Arabes et les Indiens se contentaient des marchandises, et des productions de leur pays, l’argent était, du côté des Romains, sinon le seul, du moins le principal objet d’échange[113]. La gravité du sénat pouvait être blessée de ce que les richesses de l’État, employées à la parure des femmes, passaient sans retour entre les mains des nations étrangères et ennemies[114]. Un écrivain connu par un esprit de recherché, mais naturellement porté à la censure, fait monter la perte annuelle à plus de huit cent mille livres sterling[115] ; mais c’était le cri d’un esprit inquiet, qui, livré à la mélancolie, croyait sans cesse voir approcher la pauvreté ; et si nous comparons la proportion qui existait entre l’or et l’argent, du temps de Pline et sous le règne de Constantin, nous trouverons à cette dernière époque le numéraire considérablement augmenté[116]. Rien ne nous porte à croire que l’or fût devenu plus rare ; il est donc évident que l’argent était plus commun. Ainsi, quelles qu’aient été les sommes exportées dans l’Arabie et dans l’Inde, elles furent bien loin d’épuiser les richesses de l’empire, et les mines fournirent toujours au commerce des ressources immenses.

Malgré le penchant qu’ont tous les hommes a vanter le passé et à se plaindre du présent, les Romains et les habitants des provinces sentaient vivement et reconnaissaient de bonne foi l’état heureux et tranquille dont ils jouissaient. Ils conviennent tous que les vrais principes de la loi sociale, les lois, l’agriculture, les sciences, enseignées d’abord dans la Grèce par les sages Athéniens, ont pénétré dans toute la terre avec la puissance de Rome, dont l’heureuse influence sait, enchaîner, par les liens d’une langue commune et d’un même gouvernement, les Barbares les plus féroces. Ils affirment que le genre humain, éclairé par les arts, leur est redevable de son bonheur et d’un accroissement visible : ils célèbrent la beauté majestueuse des villes et l’aspect riant de la campagne, ornée et cultivée comme un jardin immense : ils chantent ces jours de fêtes, où tant de nations oublient leurs anciennes animosités au milieu des douceurs de la paix, et ne sont plus exposées à aucun danger[117]. Quelque doute que puisse faire naître le ton de rhéteur et l’air de déclamation que l’on aperçoit dans ce passage, ces descriptions sont entièrement conformes, à la vérité historique.

Il était presque impossible que l’œil des contemporains découvrît dans la félicité publique des semences cachées de décadence et de destruction. Une longue paix, un gouvernement uniforme, introduisirent un poison lent et secret dans toutes les parties de l’empire : toutes les âmes se trouvèrent insensiblement réduites à un même niveau ; le feu du génie disparut ; l’on vit même s’évanouir l’esprit militaire. Les Européens étaient braves et robustes. Les provinces de la Gaule. de l’Espagne, de la Bretagne et de l’Illyrie, donnaient aux légions d’excellents soldats, et constituaient la force réelle de la monarchie. Les habitants de ces provinces conservent toujours leur valeur personnelle ; mais ils cessèrent d’être animés de ce courage public qu’inspirent l’honneur national, l’amour de la liberté, la vue des dangers et l’habitude du commandement. Leurs lois et leurs gouverneurs dépendaient de la volonté du souverain, et leur défense était confiée à une troupe de mercenaires. Les descendants de ces chefs invincibles qui avaient combattu pour leur patrie, se contentaient du rang de citoyens et de sujets ; les plus ambitieux se rendaient la cour des empereurs, et les provinces, abandonnées, sans force et sans union, tombèrent enfin dans la froide langueur de la vie domestique.

L’amour des lettres est presque inséparable de la paix et de l’opulence : elles furent cultivées sous le règne d’Adrien et des deux Antonins, princes instruits eux-mêmes et jaloux de le devenir davantage. Ce goût se répandit dans toute l’étendue de l’empire : la rhétorique était connue dans le nord de la Bretagne : les rives du Rhin et du Danube retentissaient des chants, d’Homère, de Virgile et les plus faibles lueurs du mérite littéraire étaient magnifiquement[118] récompensées[119] : la médecine et l’astronomie étaient cultivées par les Grecs avec succès ; les observations de Ptolémée et les ouvrages de Galien sont encore étudiés aujourd’hui par ceux même qui ont perfectionné leurs systèmes et corrigé leurs erreurs ; mais si nous en exceptons l’inimitable Lucien, ce siècle indolent ne produisit aucun écrivain de génie, aucun même qui ait excellé dans le genre des productions simplement agréables[120]. L’autorité de Platon et d’Aristote, de Zénon et d’Épicure, était constamment suivie dans les écoles : leurs systèmes transmis d’âge en âge par leurs disciples avec une déférence aveugle, étouffaient les efforts du génie, qui auraient pu corriger les erreurs ou reculer les bornes de l’esprit humain : les beautés des poètes et des orateurs n’inspirèrent que des imitations froides et serviles, au lieu d’allumer dans l’âme du lecteur ce feu sacré dont ces hommes divins étaient embrasés ; et ceux qui osaient s’écarter de ces excellents modèles, perdaient bientôt de vue la route de la raison et du bon sens.

A la renaissance des lettres, le génie de l’Europe parut tout à coup : une imagination active et pleine de force, l’émulation nationale, une religion nouvelle, de nouvelles langues, un nouvel univers, tout l’invitait à sortir de l’engourdissement où il était enseveli ; mais dans l’empire de Rome, les habitants des provinces, subordonnés au système uniforme d’une éducation étrangère, ne pouvaient entrer en lice avec ces fiers anciens, qui, jouissant de l’avantage d’exprimer dans leur langue naturelle la hardiesse de leurs pensées, s’étaient emparés des premiers rangs. Le nom de poète était presque oublié ; les sophistes avaient usurpé celui d’orateur ; une nuée de critiques, de compilateurs et de commentateurs, obscurcissait le champ des sciences, et la corruption du goût suivit de près la décadence du génie.

Un peu plus tard, on vit paraître à la cour d’une reine de Syrie un homme qui, élevé en quelque sorte au-dessus de son siècle, fit revivre l’esprit de l’ancienne Athènes. Le sublime Longin observe et déplore cette dépravation, qui avilissait ses contemporains, énervait leur courage et étouffait les talents : Comme on voit, dit-il, les enfants dont les membres ont été trop comprimés, demeurer toujours des pygmées, ainsi, lorsque nos âmes ont été enchaînées par le préjugé et par la servitude, elles sont incapables de s’élever. Jamais elles ne connaîtront cette véritable grandeur si admirée, dans les anciens, qui, vivant sous un gouvernement républicain, écrivaient avec la même liberté qui dirigeait leurs actions[121]. Pour suivre cette métaphore, disons que le genre humain éprouva de jour en jour une dégradation sensible ; et réellement l’empire romain n’était peuplé que de pygmées, lorsque les fiers géants du Nord accoururent sur la scène, et firent disparaître cette race abâtardie. Ils firent renaître les mâles sentiments de la liberté ; et après une révolution de dix siècles, la liberté enfanta le goût et la science.

 

 

 



[1] Ils furent érigés entre Lahore et Delhi, environ à égale distance de ces deux villes. Les conquêtes d’Alexandre dans l’Indoustan se bornèrent au Pendjab, contrée arrosée par les cinq grandes Branches de l’Indus.

L’Hyphase est un des cinq fleuves qui se jettent dans l’Indus ou le Sindé, après avoir traversé la province du Pendjab, nom qui, en persan, signifie cinq rivières. De ces cinq fleuves, quatre sont connus dans l’Histoire de l’expédition d’Alexandre : ce sont l’Hydaspes, l’Acésines, l’Hydraotes, l’Hyphasis. Les géographes ne sont pas d’accord sur la correspondance qu’il faut établir entre ces noms et les noms modernes. Selon d’Anville, l’Hydaspes est aujourd’hui le Shantrow ; l’Acésines est la rivière qui passe à Lahore, ou le Rauvee, l’Hydraotes s’appelle Bïah, et l’Hyphasis Caùl. Rennell, dans les cartes de sa Géographie de l’Indoustan, donne à l’Hydaspes le nom de Béhat ou Chelum, à l’Acésines celui de Chunaub, à l’Hydraotes celui de Rauvee, à l’Hyphasis celui de Beyah. Voy. d’Anville, Géogr. anc., t. II, p. 340, et la Description de l’Indoustan, par James Rennell, t. II, p. 230, avec la carte. Un Anglais, M. Vincent, a traité depuis toutes ces questions avec étendue ; et les ressources qui ont aidé ses recherches, le soin qu’il y a apporté, ne laissent, dit-on, rien à désirer. Je ne puis parler de ses travaux, ne les connaissant que par la réputation dont l’auteur s’est acquise (Note de l’Éditeur).

[2] Voyez M. de Guignes, Hist. des Huns, l. XV, XVI et XVII.

[3] Hérodote est celui de tous les anciens qui a le mieux peint le véritable génie du polythéisme. Le plus excellent commentaire de ce qu’il nous a laissé sur ce sujet se trouve dans l’Histoire naturelle de la Religion, de M. Hume ; et M. Bossuet, dans son Histoire universelle, nous présente le contraste le plus frappant. On aperçoit dans la conduite des Égyptiens quelques faibles restes d’intolérance (voyez Juvénal, Satires, XV). Les juifs et les chrétiens qui vécurent sous les empereurs forment aussi une exception bien importante, et si importante même, que nous nous proposons d’en examiner les causes dans un chapitre particulier de cet ouvrage.

[4] Les droits, la puissance et les prétentions du souverain de l’Olympe sont très nettement décrits dans te treizième livre de l’Iliade ; j’entends dans l’original grec : car Pôpe, sans y penser, a fort amélioré la théologie d’Homère.

[5] Voyez pour exemple César (de Bello gallico, VI, 17). Dans le cours d’un ou de deux siècles, les Gaulois eux-mêmes donnèrent à leurs divinités les noms de Mercure, Mars, Apollon, etc.

[6] L’admirable ouvrage de Cicéron, sur la nature des dieux, est le meilleur guide que nous puissions suivre au milieu de ces ténèbres et dans l’abîme si profond. Cet écrivain représente sans déguisement et réfute avec habileté les opinions des philosophes.

[7] Je ne prétends pas assurer que, dans ce siècle irréligieux, la superstition eût perdu son empire, et que les songes, les présages, les apparitions, etc., n’inspirassent plus de terreur.

[8] Socrate, Épicure, Cicéron et Plutarque, ont toujours montré le plus grand respect pour la religion de leur pays. Épicure montra même une dévotion exemplaire et une grande assiduité dans les temples. Diogène-Laërce, X, 10.

[9] Polybe, l. VI, c. 53, 54. Juvénal se plaint (Satires, XIII) de ce que, de son temps, cette appréhension était devenue presque sans effet.

[10] Voyez le sort de Syracuse, de Tarente, d’Ambracie, de Corinthe, etc., la conduite de Verrès, dans Cicéron (at. II, or. 4), et la pratique ordinaire des gouverneurs dans la VIIIe satire de Juvénal.

[11] Suétone, Vie de Claude ; Pline, Hist. nat., XXX, I.

[12] Pelloutier, Hist. des Celtes, tome  VI, p. 230-252.

[13] Sen., Consol ad Helviam, p. 74, édit. de Juste-Lipse.

[14] Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, l. II.

[15] Dans l’année de Rome 701, le temple d’Isis et de Sérapis fut démoli en vertu d’un ordre du sénat (Dion , l. XL, p. 252), et par les mains mêmes du consul (Valère-Maxime, I, 3). Après la mort de César, il fut rebâti aux dépens du public (Dion, XLVII, p. 501). Auguste, dans son séjour en Égypte, respecta la majesté de Sérapis (l. LI, p. 647) ; mais il défendit le culte des dieux égyptiens dans le pœmerium de Rome, et à un mille aux environs (Dion, LIII, p. 679, LIV, p. 735). Ces divinités furent assez en vogues dans son règne (Ovide, dé Arteamandi, l. I) et sous celui de son successeur, jusqu’à ce que la justice de Tibère eût obligé ce prince à quelques actes de sévérité. Voyez Tacite, Annal., II, 85 ; Josèphe, Antiquités, l. XVIII, c. 3.

Gibbon fait ici un seul événement, de deux événements éloignés l’un de l’autre de cent soixante-six ans. Ce fut l’an de Rome 535 que le sénat ayant ordonné la destruction des temples d’Isis et de Sérapis, aucun ouvrier ne voulut y mettre la main, et que le consul L. Æmilius-Paulus prit lui-même une hache pour porter le premier coup (Valère-Maxime, I, 3). Gibbon attribue cette circonstance à la secondé démolition, qui eut lieu en 701, et qu’il regarde comme la première (Note de l’Éditeur).

[16] Tertullien, Apolog., c. 6, p. 74, édit. Havere. Il me semble que l’on peut attribuer cet établissement à la dévotion de la famille Flavienne.

[17] Voyez Tite-Live, IX et XXXIX.

[18] Macrobe, Saturnales, cet auteur nous donne une formule d’évocation.

[19] Minutius-Félix, in Octavio, page 54 ; Arnobe, l. VI, page 115.

[20] Tacite, Annal., XI, 24. L’Orbis romanus du savant Spanheim est une histoire complète de l’admission progressive du Latium, de l’Italie et des provinces, à la liberté de Rome.

[21] Hérodote, V, 97. Ce nombre paraît considérable ; on serait tenté de croire que l’auteur s’en est rapporté à des bruits, populaires.

[22] Athénée, Deipnosophist., l. VI, p. 272, édit. de Casaubon ; Meursius, de Fortunâ atticâ,  c. 4.

[23] Voyez dans M. de Beaufort, Rep. rom., l. IV, c. 4, un recueil fait avec soin des résultats de chaque cens.

[24] Appien, de Bell. civil., I ; Velleius Paterculus, II, c. 15, 16, 17.

[25] Mécène lui avait conseillé, dit-on, de donner, par un édit, à tous ses sujets le titre de citoyens ; mais nous soupçonnons, à juste titre, Dion d’être l’auteur d’un conseil si bien adapté à l’esprit de son siècle, et si peu à celui du temps d’Auguste.

[26] Les sénateurs étaient obligés d’avoir le tiers de leurs biens en Italie (voyez Pline, IV, ep. 19) ; Marc-Aurèle leur permit de n’en avoir que le quart. Depuis le règne de Trajan, l’Italie commença à n’être plus distinguée des autres provinces.

[27] La première partie de la Verona illustrata du marquis de Maffei, donne la description la plus claire et la plus étendue de l’état de l’Italie sous les Césars.

[28] Voyez Pausanias, l. VII. Lorsque ces assemblées ne furent plus dangereuses, les Romains consentirent à en rétablir les noms.

[29] César en fait souvent mention. L’abbé Dubos n’a pu réussir à prouver que les Gaulois aient continué, sous les empereurs, à tenir des assemblées. Histoire de l’Établissement de la Monarchie française, l. I, c. 4.

[30] Sénèque, in Consol. ad Helviam, c. 6.

[31] Memnon, apud Photium, c. 33 ; Valère Maxime, IX, 2. Plutarque et Dion-Cassius font monter le massacre à cent cinquante mille citoyens ; mais je pensé que le moindre de ces deux nombres est plus que suffisant.

[32] Vingt-cinq colonies furent établies en Espagne (voyez Pline, Hist. nat., III, 3, 4 ; IV, 35), et neuf en Bretagne, parmi lesquelles Londres, Colchester, Lincoln, Chester, Gloucester et Bath, sont encore des villes considérables. Voyez Richard de Cirencester, p. 36 ; et l’Histoire de Manchester par Whitaker, l. I, c. 3.

[33] Aulu-Gelle, Noctes atticæ, XVI, 13. L’empereur Adrien était étonné que les villes d’Utique, de Cadix et d’Italica, qui jouissaient déjà des privilèges attachés aux villes municipales, sollicitassent le titre de colonie : leur exemple fut cependant bientôt suivi, et l’empire se trouva rempli de colonies honoraires. Voyez Spanheim, de Usu numismat., dissert. XIII.

[34] Spanheim, Orb. rom., c. 8, p. 62.

[35] Aristide, in Romœ Encomio, tome I, page 218, édit. Jebb.

[36] Alésia, était près de Semur en Auxois, en Bourgogne. Il est resté une trace de ce nom dans celui de l’Auxois, nom de la contrée. La victoire de César à Alésia peut servir d’époque, dit d’Anville, à l’asservissement de la Gaule un pouvoir de Rome (Note de l’Éditeur).

[37] Tacite, Annal., XI, 23, 24 ; Hist., IV, 74.

[38] Pline, Hist. nat., III, 5 ; saint Augustin, de Civit. Dei, XIX, 7 ; Juste Lipse , de Pronunciatione linguœ latinœ, c. 3.

[39] Apulée et saint Augustin répondront pour l’Afrique ; Strabon, pour l’Espagne et la Gaule ; Tacite, dans la Vie d’Agricola, pour la Bretagne ; et Velleius Paterculus, pour la Pannonie. A tous ces témoignages nous pouvons ajouter celui que nous fournit le langage employé dans les inscriptions.

[40] Le celtique fut conservé dans les montagnes du pays de Galles, de- Cornouailles et de l’Armorique. Apulée reproche à un jeune Africain qui vivait avec la populace, de se servir de la langue punique tandis qu’il avait presque oublié le grec, et qu’il ne pouvait ou ne voulait pas parler latin (Apolog., p. 596). Saint Augustin ne s’exprima que très rarement en punique dans ses Congrégations.

[41] L’Espagne seule produisit Columelle, les deux Sénèque, Lucain, Martial et Quintilien.

[42] Depuis Denys jusqu’à Libanius, aucun critique grec, je crois, ne fait mention de Virgile ni d’Horace : ils paraissaient tous ignorer que les Romains eussent de bons écrivains.

[43] Le lecteur curieux peut voir, dans la Bibliothèque ecclésiastique de Dupin (tome XIX, p. I, c. 8), à quel point s’était conservé l’usage des langues syriaque et égyptienne.

[44] Voyez Juvénal, sat. III et XV ; Ammien Marcellin, XXII, 16.

[45] Dion-Cassius, LXXVII, p. 1275. Ce fut sous le règne de Septime-Sévère qu’un Égyptien fut admis pour la première fois dans le sénat.

[46] Valère-Maxime, II, c. 2, n. 2. L’empereur Claude dégrada un habile Grec, parce qu’il n’entendait pas le latin ; il était probablement revêtu de quelque charge publique. Vie de Claude, c. 16.

[47] C’est là ce qui rendait les guerres si meurtrières et les combats si acharnés : l’immortel Robertson, dans un excellent discours sur l’état de l’univers lors de l’établissement du christianisme, a tracé un tableau des funestes effets de l’esclavage, où l’on retrouve la profondeur de ses vues et la solidité de son esprit ; j’en opposerai successivement quelques passages aux réflexions de Gibbon : on ne verra pas sans intérêt des vérités que Gibbon paraît avoir méconnues ou volontairement négligées, développées par un des meilleurs historiens modernes ; il importe de les rappeler ici pour rétablir les faits et leurs conséquences avec exactitude ; j’aurai plus d’une fois l’occasion d’employer à cet effet le discours de Robertson.

Les prisonniers de guerre, dit-il, furent probablement soumis les premiers à une servitude constante : à mesure que les besoins ou le luxe rendirent un plus grand nombre d’esclaves nécessaire, on le compléta par de nouvelles guerres, en condamnant toujours les vaincus à cette malheureuse situation. De là naquit l’esprit de férocité et de désespoir qui présidait aux combats des anciens peuples. Les fers et l’esclavage étaient le sort des vaincus : aussi livrait-on les batailles et défendait-on les villes avec une rage, une opiniâtreté que l’horreur d’une telle destinée pouvait seule inspirer, Lorsque les maux de l’esclavage disparurent, le christianisme étendit sa bienfaisante influence sir la marnière de faire la guerre ; et cet art barbare, adouci par l’esprit de philanthropie que dictait la religion, perdit de sa force dévastatrice. Tranquille, dans tous les cas, sur sa liberté personnelle, le vaincu résista avec moins de violence, le triomphe du vainqueur fut moins cruel : ainsi l’humanité fut introduite dans les camps, où elle paraissait étrangère ; et si de nos jours les victoires sont souillées de moins de cruautés et de moins de sang, c’est aux principes bienveillants de la religion chrétienne plutôt qu’à toute autre cause que nous devons l’attribuer. » (Note de l’Éditeur).

[48] Dans le camp de Lucullus, on vendit un bœuf une drachme, et un esclave quatre drachmes (environ 3 schellings). Plutarque, Vie de Lucullus.

[49] Diodore de Sicile, in Eglog. hist., XXXIV et XXXVI ; Florus, III, 19 , 20.

[50] Voyez un exemple remarquable de sévérité dans Cicéron, in Verrem, v. 3.

Voici cet exemple : on verra si le mot de sévérité est ici sa place.

Dans le temps que L. Domitius était préteur en Sicile, un esclave tua un sanglier d’une grosseur extraordinaire. Le préteur, frappé de l’adresse et de l’intrépidité de cet homme, désira de le voir. Ce pauvre malheureux, extrêmement satisfait de cette distinction, vint en effet se présenter au préteur, espérant sans doute une récompense et des applaudissements ; mais Domitius, en apprenant qu’il ne lui avait fallu qu’un épieu pour vaincre et tuer le sanglier, ordonna qu’il fût crucifié sur le champ, sous le barbare prétexte que la loi interdisait aux esclaves l’usage de cette arme, ainsi que de toutes les autres.  Peut-être la cruauté de Domitius est-elle encore moins  étonnante que l’indifférence avec laquelle l’orateur romain raconte ce trait, qui l’affecte si peu, que voici ce qu’il en dit : Durum hoc fortasse videatur, neque ego in ullam partem disputo. « Cela paraîtra peut-être dur ; quant à moi, je ne prends aucun parti. » Cicéron, in Verr., act. a, 5, 3. — Et c’est le même orateur qui dit dans la même harangue : Facinus est vincire civem romanum ; scelus verberare ; .propè parricidium necare : quid dicam in crucem tollere ? « C’est un délit de jeter dans les fers un citoyen romain, c’est un crime de le frapper, presque un parricide de le tuer : que dirai-je de l’action de le mettre en croix ? »

En général, ce morceau de Gibbon, sur l’esclavage est plein non seulement d’une indifférence blâmable, mais encore d’une exagération d’impartialité, qui ressemble à de la mauvaise foi.  Il s’applique à atténuer ce qu’il y avait d’affreux dans la condition des esclaves et dans les traitements qu’ils- essuyaient ; il fait considérer ces traitements cruels comme pouvant être justifiés par la nécessité. Il relève ensuite, avec une exactitude minutieuse, les plus légers  adoucissements d’une condition si déplorable ; il attribue à la vertu ou à la politique des souverains l’amélioration progressive du sort des esclaves, et il passe entièrement sous silence la cause la plus efficace, celle qui, après avoir rendu les esclaves moins malheureux, a contribué à les affranchir ensuite tout à fait de leurs souffrances et de leurs chaînes, le christianisme. Il serait aisé d’accumuler ici les détails les plus effrayants, les plus déchirants sur la manière dont les anciens Romains traitaient leurs esclaves ; des ouvrages entiers ont été consacrés à la peindre ; je me borne à l’indiquer quelques réflexions de Robertson, tirées du discours que j’ai déjà cité, feront sentir que Gibbon, en faisant remonter l’adoucissement de la destinée des esclaves à une époque peu postérieure à celle qui vit le christianisme, s’établir dans le monde, n’eût pu se dispenser de reconnaître L’influence de cette cause bienfaisante, s’il n’avait pris d’avance le parti de n’en point parler.

« A peine, dit Robertson, une souveraineté illimitée se fut introduite dans l’empire romain, que la tyrannie domestique fut portée à son comble : sur ce sol fangeux crûrent et prospérèrent tous les vices que nourrit chez les grands l’habitude du pouvoir, et que fait naître chez les faibles celle de l’oppression… Ce n’est pas le respect inspiré par un précepte particulier de l’Évangile, c’est l’esprit général de la religion chrétienne, qui, plus puissant que toutes les lois écrites, a banni l’esclavage de la terre. Les sentiments que dictait le christianisme étaient bienveillants et doux ; ses préceptes donnaient à la nature humaine une telle dignité, un tel éclat, qu’ils l’arrachèrent à l’esclavage déshonorant où elle était plongée. »

C’est donc vainement que Gibbon prétend attribuer uniquement au désir d’entretenir toujours le nombre des esclaves la conduite plus douce que les Romains commencèrent à adopter à leur égard du temps des empereurs. Cette cause avait agi jusque-là en sens contraire : par quelle raison aurait-elle eu tout à coup une influence opposée ? « Les maîtres, dit-il, favorisèrent les mariages entre leurs esclaves ; … et les sentiments de la nature, les habitudes de l’éducation, contribuèrent à adoucir les peines de la servitude. Les enfants des esclaves étaient la propriété du maître, qui pouvait en disposer et les aliéner comme ses autres biens : est-ce dans une pareille situation, sous une telle dépendance, que les sentiments de la nature peuvent se développer, que les habitudes de l’éducation deviennent douces et fortes ? Il ne faut pas attribuer des causes plu efficaces ou mêmes sans énergie, des effets qui ont besoin, pour s’expliquer, d’être rapportés à des causes plus puissantes ; et lors même que les petites causes auraient eu une influence évidente, il ne faut pas oublier qu’elles étaient elles-mêmes l’effet d’une cause première, plus haute et plus étendue, qui, en donnant aux esprits et aux caractères une direction plus désintéressée, plus humaine, disposait les hommes à seconder, à amener eux-mêmes, par leur conduite, par le changement de leurs mœurs, les heureux résultats qu’elle devait produire » (Note de l’Éditeur).

[51] Les Romains permettaient à leurs esclaves une espèce de mariage (contubernium) aussi bien dans  les premiers siècles de la république que plus tard ; et malgré cela, le luxe rendit bientôt nécessaire un plus grand nombre d’esclaves (Strabon, XIV) : l’accroissement de leur population n’y put suffire, et l’on eut recours aux achats d’esclaves, qui se faisaient même dans les provinces d’Orient soumises aux Romains. On sait d’ailleurs que l’esclavage est  un état peu favorable à la population. Voyez les Essais de Hume, et l’Essai sur le principe de population, de Malthus, t. I, p. 334 (Note de l’Éditeur).

[52] Gruter et les autres compilateurs rapportent un grand nombre d’inscriptions adressées par les esclaves, leurs femmes, leurs enfants, leurs compagnons, leurs maîtres, etc., et qui selon toute apparence, sont du siècle des empereurs.

[53] Voyez l’Histoire Auguste, et une dissertation de M. de Burigny sur les esclaves romains, dans le XXXVe volume de l’Académie des Belles-Lettres.

[54] Voyez une autre dissertation de M. de Burigny sur les affranchis romains, dans le XXXVIIe vol. de la même Académie.

[55] Spanheim, Orb. rom., l. I, c. 16, p. 124, etc.

[56] Sénèque, de la Clémence, I, c. 24. L’original est beaucoup plus fort : Quantum périculum immineret, si servi nostri numerare nos cœpissent.

[57] Voy. Pline, Hist. nat., XXXIII ; et Athénée, Deipnos, VI, p. 272 ; celui-ci avance hardiment qu’il a connu plusieurs (Παμπολλοι) Romains qui possédaient, non pour l’usage, mais pour l’ostentation, dix et même vingt mille esclaves.

[58] Dans Paris, on ne compte pas plus de quarante-trois mille sept cents domestiques de toute espèce ; ce qui ne fait pas un douzième des habitants de cette ville (Messange, Recherches sur la population, p. 186).

[59] Un esclave instruit se vendait plusieurs centaines de livres sterling. Atticus en avait toujours qu’il élevait et auxquels il donnait lui-même des leçons (Cornel. Nep., Vie d’Atticus, c. 3).

[60] La plupart des médecins romains étaient esclaves. Voyez la dissertation et la défense du docteur Middleton.

[61] Pignorius, de Servis, fait une énumération très longue de leurs rangs et de leurs emplois.

[62] Tacite, Annal., XIV, 43. Ils furent exécutés pour n’avoir pas empêcher le meurtre de leur maître.

[63] Apulée, in Apolog., p. 548, édit. Delph.

[64] Pline, Hist. nat., XXXIII, 47.

[65] Selon Robertson, il y avait deux fois autant d’esclaves que de citoyens libres (Note de l’Éditeur).

[66] Si l’on compte vingt millions d’âmes en France, vingt-deux en Allemagne, quatre en Hongrie, dix en Italie et dans les îles voisines, huit dans la Grande-Bretagne et en Irlande, huit en Espagne et au Portugal, dix ou douze dans la Russie européenne, six en Pologne, six en Grèce et en Turquie, quatre en Suède, trois au Danemark et en Norvège, et quatre dans les Pays-Bas, le total se montera à cent cinq ou cent sept millions. Voyez l’Histoire générale de M. de Voltaire.

[67] Josèphe, de Bello judaico, II, c. 16. Le discours d’Agrippa, ou plutôt celui de l’historien, est une belle description de l’empire de Rome.

[68] Suétone, Vie d’Auguste, c. 28. Auguste bâtit à Rome le temple et la place de Mars Vengeur ; le temple de Jupiter Tonnant dans le Capitole ; celui d’Apollon Palatin, avec des bibliothèques publiques ; le portique et la basilique de Caius et Lucius ; les portiques de Livie et d’Octavie, et le théâtre de Marcellus. L’exemple du souverain fut imité par ses ministres et par ses généraux ; et son ami Agrippa a fait élever le Panthéon, un des plus beaux monuments qui vous soient restés de l’antiquité.

[69] Voyez Maffei, Verno illustrata, IV, p. 68.

[70] Voyez le Xe livre des Lettres de Pline. Parmi les ouvrages entrepris aux frais des citoyens, l’auteur parle de ceux qui suivent : à Nicomédie, une nouvelle place, un aqueduc et un canal, qu’un des anciens rois avait laissé imparfait ; à Nicée, un gymnase et un théâtre qui avait déjà coûté près de deux millions ; des bains à Pruse et à Claudiopolis ; et un aqueduc de seize milles de long, à l’usage de Sinope.

[71] Adrien fit ensuite un règlement très équitable, qui partageait tout trésor trouvé, entre le droit de la propriété et celui de la découverte. Hist. Aug., p. 9.

[72] Philostrate, in Vitâ sophist., II, p. 548.

[73] Aulu-Gelle, Nuits attiques, I, 2 ; IX, 2 ; XVIII, 10 ; XIX, 12. Philostrate, p. 564.

[74] L’Odéon servait à la répétition des comédies nouvelles, aussi bien qu’à celle des tragédies ; elles y étaient lues d’avance ou répétées, mais sans musique, sans décoration, etc. Aucune pièce ne pouvait, être représentée sur le théâtre si elle n’avait été préalablement approuvée sur l’Odéon par des juges ad hoc. Le roi de Cappadoce qui rétablit l’Odéon livré aux flammes par Sylla, était Ariobarzanes. Voyez Martini, Dissertation sur les Odéons des anciens, Leipzig, 1767, p. 10-91 (Note de l’Éditeur).

[75] Voyez Philostrate, II, p. 548, 566 ; Pausanias, I et VII, 10 ; la Vie d’Hérode, dans le XXXe vol. des Mém. de l’Académie.

[76] Cette remarque est principalement applicable à la publique d’Athènes par Dicæârgue, de Statu Grœciœ, p. 8, inter Geographos minores ; édit. Hudson.

[77] Donat, de Româ vetere, III, c. 4, 5, 6 ; Nardini, Roma antica, II, 3, 12,  13 , et un manuscrit qui contient une description de l’ancienne Rome, par Bernard Oricellarius ou Rucellai, dont j’ai obtenu une copie de la bibliothèque du chanoine Ricardi, à Florence. Pline parle de deux célèbres tableaux de Timanthe et de Protogène, placés, à ce qu’il parait, dans le temple de la Paix (*). Le Laocoon fut trouvé dans les bains de Titus.

(*) L’empereur Vespasien, qui avait fait construire le temple de la Paix, y avait fait transporter la plus grande partie des tableaux, statues, et autres ouvrages de l’art qui avaient échappé aux troubles civils : c’était là que se rassemblaient chaque jour les artistes et les savants de Rome, et c’est aussi dans l’emplacement de ce temple qu’ont été déterrés une foule d’antiques. Voyez les Notes de Reimar sur Dion-Cassius , LXVI, 15, p. 1083 (Note de l’Éditeur).

[78] Montfaucon, Antiq. expliquée, tome IV, p. 2, l. I, c. 9. Fabretti a composé un traité fort savant sur les aqueducs de Rome.

[79] Ælien, Hist. var., IX, c. 16 : cet auteur vivait sous Alexandre Sévère.  Voyez Fabric., Biblioth. græca, IV, c. 21.

Comme Ælien dit que l’Italie avait autrefois ce nombre de villes, on peut en conjecturer que de son temps elle n’en avait plus autant : rien n’oblige d’ailleurs à appliquer ce nombre au temps de Romulus ; il est même probable qu’Ælien voulait parler des siècles postérieurs. La décadence de la population à la fin de la république, sous les empereurs, semble reconnue même par les écrivains romains. Voyez Tite-Live, VI, c. 12 (Note de l’Éditeur).

[80] Josèphe, de Bello judaico, II, 16 : ce nombre s’y trouve rapporté ; peut-être ne doit-il pas être prit à la rigueur.

Cela ne parait pas douteux ; on ne peut se fier au passage de Josèphe : l’historien Josèphe fait donner par le roi Agrippa des avis aux Juifs sur la puissance des Romains ;et ce discours est plein de déclamations dont on ne doit rien conclure pour l’histoire. En énumérant les peuples soumis aux Romains ; il dit des .Gaulois, qu’ils obéissent à douze cents soldats romains, (ce qui est faux ; car il y avait en Gaule huit légions, Tacite, Ann., IV, c. 5), tandis qu’ils ont presque plus de douze cents villes (Note de l’Éditeur).

[81] Cela ne peut se dire que de la province romaine ; car le reste de la Gaule méridionale était loin de cet état florissant. Un passage de Vitruve montre combien l’architecture était encore dans l’enfance, en Aquitaine, sous le règne d’Auguste (Vitruve, II, c. 1). En parlant de la misérable architecture des peuples étrangers, il site les Gaulois aquitains, qui bâtissent encore leurs maisons de bois et de paille (Note de l’Éditeur).

[82] Pline, Hist. nat., III, 5.

[83] Pline, Hist. nat., III, 3, 4 ; IV, 35. La liste paraît authentique et exacte. La division des provinces et la condition différente des villes sont marquées avec les plus grands détails.

[84] Strabon, Géogr., XVII, p. 1189.

[85] Josèphe, de Bello judaico, II, 16 ; Philostrate, Vies des Sophistes, II, p. 548, édit. Olear.           

[86] Tacite, Annales, XV, 55. J’ai pris quelque peine à consulter et à comparer les voyageurs modernes, pour connaître le sort de ces onze villes asiatiques. Sept ou huit sont entièrement détruites, Hypæpe, Tralles, Laodicée, Ilion, Halicarnasse, Mlilet, Éphèse, et nous pouvons ajouter Sardes. Des trois qui subsistent encore, Pergame est un village isolé contenant deux ou trois mille habitants. Magnésie, sous le nom de Guzel-Hissar, est une ville assez considérable, et Smyrne est une grande ville peuplée de cent mille âmes ; mais à Smyrne, tandis que les Francs soutenaient le commerce, les Turcs ont ruiné les arts.

[87] Le Voyage de Chandler dans l’Asie-Mineure, p. 225, etc., contient une description agréable et fort exacte des ruines de Laodicée.

[88] Strabon, XII, p. 866 ; il avait étudié à Tralles.

[89] Voyez une dissertation de M. de Boze, Mémoires de l’Académie, tome XVIII. Il existe encore un discours d’Aristide, qu’il prononça pour recommander la concorde à ces villes rivales.

[90] Le nombre des Égyptiens, sans compter les habitants d’Alexandrie, se montait à sept millions et demi (Josèphe, de Bello jud., II, 16). Sous le gouvernement militaire des mameluks, la Syrie était censée renfermer soixante mille village. Histoire de Timur-Bec, V, c. 20.

[91] L’itinéraire suivant peut nous donner une idée de la direction, de la route et de la distance entre les principales villes : 1° depuis le mur d’Antonin jusqu’à York, deux cent vingt-deux milles romains ; 2° Londres, deux cent vingt-sept ; 3° Rhutupiæ ou Sandwich soixante-sept ; 4° trajet jusqu’à Boulogne, quarante-cinq ; 5° Reims, cent soixante-quatorze ; 6° Lyon, trois cent trente ; 7° Milan trois cent vingt-quatre ; 8° Rome, quatre cent vingt-six ; 9° Brindes, trois cent soixante ; 10° trajet jusqu’à Dyrrachium, quarante ; 11° Byzance, sept cent onze ; 12° Ancyre, deux cent quatre-vingt-trois ; 13° Tarse, trois cent un ; 14° Antioche, cent quarante et un ; 15° Tyr, deux cent cinquante-deux ; 16° Jérusalem, cent soixante-huit ; en tout quatre mille quatre-vingts milles romains, qui sont un peu plus que trois mille sept cent quarante milles anglais. Voyez les Itinéraires publiés par Wesseling, avec ses notes. Voyez aussi Gale et Stukeley, pour la Bretagne, et M. d’Anville pour la Gaule et l’Italie.

[92] Montfaucon (Antiquité expliquée, tome IV, part. 2, liv. I, c.5) a décrit les ponts de Narni, d’Alcantara, de Nîmes, etc.

[93] Bergier, Histoire des grands chemins de l’empire, II, c. I, 28.

[94] Procope, in Hist. arcanâ, c. 30 ; Bergier, Hist. des grands chemins, l. IV ; Code Théodosien, l. VIII, tit. V, vol. II, .p. 506-563, avec le savant commentaire de Godefroi.

[95] Du temps de Théodose, Cæsarius, magistrat d’un rang élevé, se rendit en poste d’Antioche à Constantinople : il se mit en route le soir, passa le lendemain au soir en Cappadoce, à cinquante-cinq lieues d’Antioche, et arriva le sixième jour, à Constantinople, vers le milieu de la journée. Le chemin était de sept cent vingt-cinq milles romains, environ six cent soixante-cinq milles anglais. Voyez Libannius, orat., XXI ; et les Itinéraires, p. 572-581.

[96] Pline, quoique ministre et favori de l’empereur, s’excuse de ce qu’il avait fait donner des chevaux de poste à sa femme pour une affaire très pressée, l. X, lett. 121, I22.

[97] Bergier, Hist. des grands chemins, l. IV, c. 49.

[98] Pline, Hist. nat., XIX, I.

[99] Selon toutes les apparences, les Grecs et les Phéniciens portèrent de nouveaux arts et des productions nouvelles dans le voisinage de Cadix et de Marseille.

[100] Voyez Homère, Odyssée, IX, v. 358.

[101] Pline, Hist. nat., XIV.

[102] Strabon, Géogr., IV, p. 223. Le froid excessif d’un hiver gaulois était presque proverbial parmi les anciens.

Strabon dit seulement que le raisin ne mûrit pas facilement. On avait déjà fait des essais au temps d’Auguste, pour naturaliser la vigne dans le nord de la Gaule ; mais il y faisait trop froid. Diodore de Sicile, éd. Rhodomann, p. 304 (Note de l’Éditeur).

[103] Cela est prouvé par un passage de Pline l’Ancien, où il parle d’une certaine espèce de raisin (vitis picita, vinum picatum) qui croît naturellement dans le district de Vienne, et qui, dit-il, a été transportée depuis peu dans le pays des Arvernes (l’Auvergne), des Helviens (le Vivarais), et des Séquaniens (la Bourgogne et la Franche-Comté). Pline écrivait cela l’an de J.-C. 77. Histoire nat., XIV, c. 3 (Note de l’Éditeur).

[104] Dans le commencement du quatrième siècle, l’orateur Eumène (Panegyr. veter., VIII, édit., Delph.) parle des vignes à Autun, qui avaient perdu de leur qualité par la vétusté ; et l’on ignorait alors entièrement le temps de leur première plantation dans le territoire de cette ville. D’Anville place le pagus Arebrignus dans le district de Beaune, célèbre, même à présent, pour la bonté de ses vins.

[105] Pline, Hist. nat., XV.

[106] Ibid., XIX.

[107] Voyez les agréables Essais sur l’agriculture, de M. Harte, qui a rassemblé dans cet ouvrage tout ce que les anciens et les modernes ont dit de la luzerne.

[108] Tacite, Mœurs des Germains, c. 45 ; Pline, Hist. nat., XXXVIII, II. Celui-ci observe assez plaisamment que même la mode n’avait pu trouver à l’ambre un usage quelconque. Néron envoya un chevalier romain sur les côtes de la mer Baltique, pour acheter une grande quantité de cette denrée précieuse.

[109] Appelée Taprobane par les Romains, et Serendib par les Arabes. Cette île fut découverte sous le règne de Claude, et devint insensiblement le principal lieu de commerce de l’Orient.

[110] Pline, Hist. nat., VI ; Strabon, XVII.

[111] Histoire Auguste, p. 224. Une robe de soie était regardée comme un ornement pour une femme, et comme indigne d’un homme.

[112] Les deux grandes pêches de perles étaient les mêmes qu’à présent ; Ormuz et le cap Comorin. Autant que nous pouvons comparer la géographie ancienne avec la moderne, Rome tirait ses diamants de la mine de Jumelpur, dans le Bengale, dont on trouve une description au tome II des Voyages de Tavernier, p. 281

[113] Les Indiens n’étaient pas si peu curieux des denrées européennes : Arrien fait une longue énumérations de celles qu’on leur donnait en échange contre les leurs ; comme des vins d’Italie, du  plomb, de l’étain, du corail, des vêtements, etc. Voyez le Peripl. maris Erythrœi, dans les Géogr. minor. de Hudson , t. I, p. 27, sqq. (Note de l’Éditeur).

[114] Tacite, Annales, III, 52, dans un discours de Tibère.

[115] Pline, Hist. nat., XII, 18. Dans un autre endroit il calcule la moitié de cette somme ; quingenties H. S. pour l’Inde, sans comprendre l’Arabie.

[116] La proportion, qui était de un à dix et à douze et demi, s’éleva jusqu’à quatorze et deux cinquièmes, par une loi de Constantin. Voyez les Tables d’Arbuthnot, sur les anciennes monnaies, c. 5.

[117] Parmi plusieurs autres passages, voyez Pline, Hist. nat., III, 5 ; Aristides, de Urbe Româ, et Tertull., de Animâ, c. 30.

[118] Hérode Atticus donna au sophiste Polémon plus de huit mille livres sterling pour trois déclamations. Voy. Philostrate, l. I, p. 558. Les Antonins fondèrent à Athènes une école dans laquelle on entretenait des professeurs pour apprendre aux jeunes  gens la grammaire, la rhétorique,  la politique et les principes des quatre grandes sectes de philosophie. Les appointements que l’on donnait à un philosophe étaient de dix mille drachmes (entre trois et quatre cents livres sterling) par an. On forma de semblables établissements dans les autres grandes villes de l’empire. Voy. Lucien, dans l’Eunuque, tome II, p. 353 , édit. Reitz ; Philostrate, l. II, p. 566 ; Hist. Auguste, p. 21 ; Dion-Cassius, l. LXXI, p. 1195. Juvénal lui-même dans une de ses plus mordantes satires, où l’envie et l’humeur d’une espérance trompée se trahissent à chaque ligne, est cependant obligé de dire               :

O juvenes, circumspicit et stimulat vos,

Materiamque sibi ducis indulgentia quœrit.Satires, VII, 20.

[119] Ce fut Vespasien qui commença à donner un traitement aux professeurs : il donna à chaque professeur d’éloquence, grec ou romain, centena sestertia. Il récompensait aussi les artistes et les poètes (Suétone, Vie de Vespasien, c. 18). Adrien et les Antonins furent moins, prodigues, quoique très libéraux encore (Note de l’Éditeur).

[120] Ce jugement est un eu sévère ; outre les médecins, les astronomes, les grammairiens, parmi les quels étaient des hommes fort distingués, on voyait encore, sous Adrien, Suétone, Florus, Plutarque ; sous les Antonins, Arrien, Pausanias, Appien, Marc-Aurèle lui-même, Sextus-Empiricus, etc. La jurisprudence gagna beaucoup par les travaux de Salvius Julianus, de Julius-Celsus, de Sex-Pomponius, de Caïus et autres (Note de l’Éditeur).

[121] Longin, Traité du Sublime, c. 45, p. 229, édit. Toll. Ne pouvons-nous pas dire de Longin qu’il appuie ses allégations par son propre exemple ? Au lieu de proposer ses sentiments avec hardiesse, il les insinue avec la plus grande réserve ; il les met dans la bouche d’un ami ; et, autant que nous en pouvons juger d’après un texte corrompu, il veut paraître lui-même chercher à les réfuter.