Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

Édouard GIBBON

 

Nouvelle édition

Entièrement revue et corrigée, précédée d’un notice sur la vie et le caractère de Gibbon, et accompagnée de notes critiques et historiques relatives, pour la plupart, à l’histoire de la propagation du christianisme.

Traduit de l’anglais

par François Guizot

 

 

Table des matières

 

Préface de l'éditeur

À l'éditeur — Suard

Notice sur la vie et le caractère de Gibbon

Préface de l'auteur

Avertissement de l'auteur

 

Préface de l’éditeur

UN bon ouvrage à réimprimer, une traduction défectueuse à revoir, des omissions et des erreurs d’autant plus importantes à rectifier dans une histoire fort étendue, que, perdues en quelque sorte dans le nombre immense de faits qu’elle contient, elles sont éminemment propres à tromper les lecteurs superficiels qui croient tout ce qu’ils ont lu, et même les lecteurs attentifs qui ne sauraient étudier tout ce qu’ils lisent ; tels sont les motifs qui m’ont déterminé à publier cette nouvelle édition de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, par Édouard GIBBON, à en refondre la traduction et à y joindre des notes.

Cette période de l’Histoire a été l’objet des études et des travaux d’une multitude d’écrivains, de savants, dé philosophes même. La décadence graduelle de la domination la plus extraordinaire qui ait envahi et opprimé lé monde; la chute du plus vaste des empires élevé sur les débris de tant de royaumes, de républiques, d’États barbares ou civilisés, et formant à son tour, par son démembrement, tune multitude d’États, de républiques et de royaumes ; l’anéantissement de la religion de la Grèce et de Rome, la naissance et les progrès des deux religions nouvelles qui se sont partagé les plus belles contrées de la terre ; la vieillesse du monde ancien, le spectacle de sa gloire expirante et de ses mœurs dégénérées ; l’enfance du monde moderne, le tableau de ses premiers progrès, de cette direction nouvelle imprimée» aux esprits et aux caractères… Un tel sujet devait nécessairement fixer l’attention et exciter l’intérêt des hommes qui ne sauraient voir avec indifférence ces époques mémorables, où, suivant la belle expression de Corneille,

Un grand destin commence, un grand destin s’achève.

Aussi l’érudition, l’esprit philosophique et l’éloquence, se sont-ils appliqués, comme à l’envi, soit à débrouiller, soit à peindre les ruines de ce vaste édifice dont la chute avait été précédée et devait être suivie de tant de grandeur. MM. de Tillemont, Lebeau, Ameilhon, Pagi, Eckhel, et un grand nombre d’autres écrivains français et étrangers, en ont examiné toutes les parties : ils se sont enfoncés au milieu des décombres pour y chercher des faits, des renseignements, des détails, des dates ; et, à l’aide d’une érudition plus ou moins étendue, d’une critique plus ou moins éclairée, ils ont en quelque sorte rassemblé et arrangé de nouveau tous ces matériaux épars. Leurs travaux sont d’une incontestable utilité, et je n’ai garde de vouloir en diminuer le mérite ; mais en s’y enfonçant, ils s’y sont quelquefois ensevelis : soit qu’ils eussent volontairement borné l’objet et le cercle de leurs études, soit que la nature même de leur esprit les resserrât, à leur insu, dans de certaines, limites, en s’occupant de la recherche des faits, ils ont négligé l’ensemble des idées ; ils ont fouillé et éclairé les ruines sans relever le monument ; et le lecteur ne trouve point dans leurs ouvrages ces vues générales qui nous aident à embrasser d’un coup d’œil une grande étendue de pays, une longue série de siècles, et qui nous font distinguer nettement, dans les ténèbres du passé la marche de l’espèce humaine changeant sans cesse de forme et non de nature, de mœurs et non de passions, arrivant toujours aux mêmes résultats par des routes toujours diverses ; ces grandes vues enfin qui constituent la partie philosophique de l’histoire, et sans lesquelles elle n’est plus qu’un amas, de faits incohérents, sans résultat comme sans liaison.

Montesquieu, en revanche, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, jetant de toutes parts le coup d’œil du génie, a mis en avant sur ce sujet une foule d’idées toujours profondes, presque toujours neuves, mais quelquefois inexactes, et moins appuyées sur la véritable nature et la dépendance réelle des faits, que sur ces aperçus rapides et ingénieux auxquels un esprit supérieur s’abandonne trop aisément, parce qu’il trouve un vif plaisir à manifester sa puissance par cette espèce de création. Heureusement que, par un juste et beau privilège, les erreurs du génie sont fécondes en vérités ; il s’égare par moments dans la route qu’il ouvre ; mais elle est ouverte, et d’autres y marchent après lui avec plus de sûreté et de circonspection.

Gibbon, moins fort, moins profond, moins élevé que Montesquieu, s’empara du sujet dont celui-ci avait indiqué la richesse et l’étendue ; il suivit avec soin le long développement de l’enchaînement progressif de ces faits dont Montesquieu avait choisi et rappelé quelques-uns, plutôt pour y rattacher ses idées que pour faire connaître au lecteur leur marche et leur influence réciproques. L’historien anglais, éminemment doué de cette pénétration qui remonte aux causes, et de cette sagacité qui démêle parmi les causes vraisemblables celles qu’on peut regarder comme vraies ; né dans un siècle où les hommes éclairés étudiaient curieusement toutes les pièces dont se compose la machine sociale, et s’appliquaient à en reconnaître la liaison le jeu, l’utilité, les effets et l’importance ; placé par ses études et par l’étendue de son esprit au niveau des lumières de son siècle, porta dans ses recherches sur la partie matérielle de l’histoire, c’est-à-dire, sur les faits eux-mêmes, la critique d’un érudit judicieux ; et dans ses vues sur la partie morale, c’est-à-dire, sur les rapports qui lient les événements entre eux et les acteurs aux événements, celle d’un philosophe habile. Il savait que l’histoire, si elle se borne à raconter des faits, n’a plus que cet intérêt de curiosité qui attache les hommes aux actions des hommes, et que, pour devenir véritablement utile et sérieuse, elle doit envisager la société dont elle retrace l’image, sous les divers points de vue d’où cette société peut être considérée par l’homme d’État, le guerrier, le magistrat, le financier, le philosophe, tous ceux enfin que leur position ou leurs lumières rendent capables d’en connaître les différends ressorts. Cette idée, non moins juste que grande, a présidé, si je ne me trompe, à la composition de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain : ce n’est point un simple récit des événements qui ont agité le monde romain depuis l’élévation d’Auguste jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs ; l’auteur a constamment associé à ce récit le tableau de l’état des finances, des opinions, des mœurs, du système militaire, de ces causes de prospérité ou de misère, intérieures et cachées, qui fondent en silence ou minent sourdement l’existence et le bien-être de la société. Fidèle à cette loi reconnue, mais négligée, qui ordonne de prendre toujours les faits pour base des réflexions les plus générales, et d’en suivre pas à pas la marche lente, mais nécessaire, Gibbon a composé ainsi un ouvrage remarquable par l’étendue des vues, quoiqu’on y rencontre rarement une grande élévation d’idées, et plein de résultats intéressants et positifs, en dépit même du scepticisme de l’auteur.

Le succès de cet ouvrage dans un siècle qui avait produit Montesquieu, et qui possédait encore, lors de sa publication, Hume, Robertson et Voltaire, prouve incontestablement son mérite ; la durée de ce succès, qui s’est constamment soutenu depuis, en est la confirmation. En Angleterre, en France, en Allemagne, c’est-à-dire, chez les nations les plus éclairées de l’Europe, on cite toujours Gibbon comme une autorité ; et ceux même qui ont découvert dans son livre des inexactitudes, ou qui n’approuvent pas toutes ses opinions, ne relèvent ses erreurs et, ne combattent ses idées qu’avec des ménagements pleins de réserve, dus à un mérite supérieur. J’ai eu occasion, dans mon travail, de consulter les écrits de philosophes qui ont traité des finances de l’empire romain, de savants qui en ont étudié la chronologie, de théologiens qui ont approfondi l’histoire ecclésiastique, de jurisconsultes qui ont étudié avec soin la jurisprudence romaine, d’orientalistes qui se sont beaucoup occupés des Arabes et du Coran, d’historiens modernes qui ont fait de longues recherches sur les croisades et sur leur influence : chacun de ces écrivains a remarqué et indiqué dans l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, quelques négligences, quelques vues fausses ou du moins incomplètes, quelquefois même des omissions qu’on ne peut s’empêcher de croire volontaires ; ils ont rectifié quelques faits, combattu avec avantage quelques assertions ; mais le plus souvent ils ont pris les recherches et les idées de Gibbon comme point de départ ou comme preuve des recherches et des idées nouvelles qu’ils avançaient. Qu’on me permette de rendre compte ici de l’espèce d’incertitude et d’alternative que j’ai éprouvée moi-même en étudiant cet ouvrage ; j’aime mieux courir le risque de parler de moi que négliger une observation qui me parait propre à en faire mieux ressortir et les qualités et les défauts. Après une première lecture rapide, qui ne m’avait laissé sentir que l’intérêt d’une narration toujours animée malgré son étendue toujours claire, malgré la variété des objets qu’elle fait passer sous nos yeux, je suis entré dans un examen minutieux des détails dont elle se compose, et l’opinion que je m’en suis formée alors a été, je l’avoue, singulièrement sévère. J’ai rencontré dans certains chapitres des erreurs qui m’ont paru assez importantes et assez multipliées pour me faire croire qu’ils avaient été écrits avec une extrême négligence ; dans d’autres, j’ai été frappé d’une teinte générale de partialité et, de prévention qui donnait à l’exposé des faits ce défaut de vérité et de justice que les Anglais désignent par le mot heureux de misrepresentation ; quelques citations tronquées, quelques passages omis involontairement ou à dessein, m’ont rendu suspecte la bonne foi de l’auteur ; et cette violation de la première loi de l’histoire, grossie à mes yeux par l’attention prolongée avec laquelle je m’occupais de chaque phrase, de chaque note, de chaque réflexion, m’a fait porter sut tout l’ouvrage un jugement beaucoup trop rigoureux. Après avoir termine mon travail, j’ai laissé s’écouler quelque temps avant d’en revoir l’ensemble. Une nouvelle lecture attentive et suivie de l’ouvrage entier, des notes de l’auteur et de celles que j’avais cru devoir y joindre, m’a montré combien je m’étais exagéré l’importance des reproches que méritait Gibbon ; j’ai été frappé des mêmes erreurs, de la même partialité sur certains sujets ; mais j’étais loin de rendre assez de justice à l’immensité de ses recherches, à la variété de ses connaissances, à l’étendue de ses lumières, et surtout à cette justesse vraiment philosophique de son esprit, qui juge le passé comme il jugerait le présent, sans se laisser offusquer par ces nuages que le temps amasse autour des morts, et qui souvent nous empêchent de voir que sous la toge comme sous l’habit moderne, dans le sénat comme dans nos conseils, les hommes étaient ce qu’ils sont encore, et que les événements se passaient il y a dix-huit siècles comme ils se passent de nos jours. Alors j’ai senti que Gibbon, malgré ses faiblesses, était vraiment un habile historien ; que son livre, malgré ses défauts, serait toujours un bel ouvrage, et qu’on pouvait relever ses erreurs et combattre ses préventions, sans cesser de dire que peu d’hommes ont réuni, sinon à un aussi haut degré, du moins d’une manière aussi complète et aussi bien ordonnée, les qualités nécessaires à celui qui veut écrire l’histoire.

Je n’ai donc cherché dans mes notes qu’à rectifier les faits qui m’ont paru faux ou altérés, et à suppléer ceux dont l’omission devenait une source d’erreurs. Je suis loin de croire que ce travail soit complet ; je me suis bien gardé même de l’appliquer à l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain dans toute son étendue ; c’eût été grossir prodigieusement un ouvrage déjà très volumineux, et ajouter des notes innombrables aux notes déjà très nombreuses de l’auteur. Mon premier but et ma principale intention étaient de revoir avec soin les chapitres consacrés par Gibbon à l’histoire de l’établissement du christianisme, pour y rétablir dans toute leur exactitude, et sous leur véritable jour, les faits dont ils se composent ; c’est aussi là que je me suis permis le plus d’additions. D’autres chapitres, comme celui qui traite de la religion des anciens Perses, celui où l’orateur expose le tableau de l’état de l’ancienne Germanie et des migrations des peuples, m’ont paru avoir besoin d’éclaircissements et de rectifications leur importance me servira d’excuse. En général, mon travail ne s’étend guère au delà des cinq premiers volumes de cette nouvelle édition : c’est dans ces volumes que se trouve à peu prés tout ce qui concerne le christianisme ; c’est là aussi que l’on voit ce passage du monde ancien au monde moderne, des mœurs et des idées de l’Europe romaine à celles de notre Europe, qui forme l’époque la plus intéressante et la plus importante à éclaircir de l’ouvrage entier. D’ailleurs les temps postérieurs ont été traités avec soin par un grand nombre d’écrivains ; aussi les notes que j’ai ajoutées aux volumes suivants sont-elles rares et peu développées. C’est déjà trop peut-être ; cependant je puis assurer que je me suis sévèrement imposé la loi de ne dire que ce qui me paraissait nécessaire, et de le dire, aussi brièvement que je le trouvais possible.

On a beaucoup écrit sur et contre Gibbon : dés que son ouvrage parut, il fut commenté comme l’aurait été un manuscrit ancien ; à la vérité les commentaires étaient des critiques. Les théologiens surtout avaient à se plaindre de la manière dont y était traitée l’histoire ecclésiastique ; ils attaquèrent les chapitres XV et XVI, quelquefois avec raison, souvent avec amertume, presque toujours avec des armes inférieures à celles de leur adversaire, qui possédait et plus de connaissances et plus de lumières et plus d’esprit, autant du moins que j’en puis juger par ceux de leurs travaux que j’ai été à portée d’examiner. Le docteur R. Watson, depuis évêque de Landaff, publia une série de Lettres ou Apologie du Christianisme, dont la modération et le mérite sont reconnus par Gibbon lui-même[1]. Priestley écrivit une Lettre à un incrédule philosophe, contenant un tableau des preuves de la religion révélée, avec des observations sur les deux premiers volumes de M. Gibbon. Le docteur White, dans une suite de sermons dont le docteur S. Badcock fut, dit-on, le véritable auteur, et dont M. White ne fit que fournir les matériaux, traça un tableau comparatif de la religion chrétienne et du mahométisme (1re éd., 1784, in-8°), où il combattit souvent Gibbon, et dont Gibbon lui-même a parlé avec estime (dans les Mémoires de sa vie, p. 167 du 1er vol. des Œuvres Mêlées, et dans ses Lettres, nos 82, 83, etc.). Ces trois adversaires sont les plus recommandables de ceux qui ont attaqué notre historien : une foule d’autres écrivains se joignirent à eux. Sir David Dalrimple, le docteur Chelsum, chapelain de l’évêque de Worcester[2] ; M. Davis, membre du collège de Bailleul, à Oxford ; M. East Apthorp, recteur de Saint-Mary-le-Bow, à Londres[3] ; J. Beaitie, M. J. Milner, M. Taylor, M. Travis, prébendaire de Chester et vicaire d’Eastham[4] ; le docteur Whitaker, un anonyme qui ne prit que le nom de l’anonymous gentleman ; K. H. Kett[5], etc., etc., prirent parti contre le nouvel historien ; il répondit à quelques-uns d’entre eux par une brochure intitulée : Défense de quelques passages des chapitres XV et XVI de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain[6]. Cette défense, victorieuse sur quelques points, faible sur d’autres, mais d’une extrême amertume, décela toute l’humeur que les attaques avaient causée à Gibbon, et cette humeur indiquait peut-être qu’il ne se sentait pas tout à fait irréprochable : cependant il ne changea rien à ses opinions dans le reste de l’ouvrage; ce qui prouve du moins sa bonne foi.

Quelques peines que je me sois données, je n’ai pu me procurer qu’une bien petite partie de ces ouvrages : ceux du docteur Chelsum, de. M. Davis, de M. Travis et de l’anonyme, sont les seuls que j’aie été à portée de lire ; j’en ai tiré quelques observations intéressantes, et quand je n’ai pu ni les étendre ni les appuyer sur de plus fortes autorités, j’ai indiqué à qui je les devais.

Ce n’est pas seulement en Angleterre que Gibbon a été commenté ; F. A. G. Wenck, Professeur de droit à Leipzig, savant très estimable, en entreprit une traduction allemande, dont le premier volume parut à Leipzig, en 1779, et y ajouta des notes pleines d’une érudition non moins vaste qu’exacte ; j’en ai tiré un grand parti : malheureusement M. Wenck ne continua pas son entreprise ; les volumes suivants ont été traduits par M. Schreiter, professeur à Leipzig, qui n’y a joint qu’un très petit nombre de notes assez insignifiantes. M. Wenck annonçait dans sa préface qu’il publierait des dissertations particulières sur les chapitres XV et XVI, dont l’objet serait d’examiner le tableau tracé par Gibbon, de la propagation du christianisme ; il est mort, il y a deux ans, sans avoir lait connaître ce travail. Avant d’être informé de sa mort, je-lui avais écrit pour lui en demander la communication ; son fils m’a répondu qu’on ne l’avait point trouvé dans les papiers de son père.

Il existe une autre traduction allemande de Gibbon que je ne connais pas ; on m’a dit qu’elle ne contenait. point de notes nouvelles.

Plusieurs théologiens allemands, comme M. Walterstern[7], M. Luderwald[8], etc., ont combattu Gibbon en traitant spécialement de l’histoire de l’établissement et de la propagation du christianisme ; je ne connais que les titres de leurs ouvrages.

M. Hugo, professeur de droit à Gœttingue, a publié, en 1789, une traduction du chapitre XLIV, où Gibbon traite de la jurisprudence romaine, avec des notes critiques : j’en ai emprunté quelques-unes ; mais ces notes renferment en général peu de faits, et ne sont pas toujours suffisamment étayées de preuves.

En français, je n’ai lu qu’une espèce de Dissertation contre Gibbon, insérée dans le septième volume du Spectateur français ; elle m’a paru assez médiocre, et contient plutôt des raisonnements que des faits.

Tels sont, du moins à ma connaissance, les principaux ouvrages dont l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain ait été spécialement l’objet : ceux que j’ai eus entre les mains étaient loin de me suffire ; et après en avoir extrait ce qu’ils offraient de plus intéressant, j’ai fait moi-même, sur les diverses parties qui me restaient à examiner, un travail de critique assez étendu. Je crois devoir indiquer ici les principales sources où j’ai puisé des renseignements et des faits. Indépendamment des auteurs originaux dont s’est servi Gibbon, et auxquels je suis remonté autant que cela a été en mon pouvoir, comme l’Histoire Auguste, Dion Cassius, Ammien Marcellin, Eusèbe, Lactance etc., j’ai consulté quelques-uns des meilleurs écrivains, qui ont traité les mêmes matières avec d’autant plus de soin et d’étendue, qu’ils s’en sont plus spécialement occupés. Pour l’histoire de la primitive Église, les écrits du savant docteur Lardner, l’Abrégé de l’Histoire ecclésiastique de Spittler, l’Histoire Ecclésiastique de Henke, l’Histoire de la Constitution de l’Église chrétienne de M. Planck, un manuscrit contenant les leçons du même auteur sur l’Histoire des dogmes du christianisme, l’Histoire des Hérésies de C. G. F. Walch, l’Introduction au Nouveau Testament de Michaelis, le Commentaire sur le Nouveau Testament de M. Paulus, l’Histoire de la Philosophie de M. Tennemann, et des dissertations particulières, m’ont été d’un grand secours. Quant au tableau des migrations des peuples du Nord, l’Histoire du Nord de Schlœzer, l’Histoire Universelle de Gatterer, l’Histoire ancienne des Teutons d’Adelung, les Memoriœ populorum ex Historiis Byrzantinis erutœ de M. Stritter, m’ont fourni des renseignements que j’aurais vainement cherchés ailleurs. C’est aux travaux de ces habiles critiques que nous devons nos connaissances les plus positives sur cette partie de l’histoire du monde. Enfin j’ai du aux Dissertations que M. Kleuker a jointes à sa traduction allemande du Zend-Avesta, et des Mémoires d’Anquetil, les moyens de rectifier plusieurs erreurs que Gibbon avait commises en parlant de la religion des anciens Perses.

On me pardonnera, j’espère, de donner ici ces détails ; je dois à la vérité l’indication des ouvrages sans lesquels je n’aurais pu exécuter ce que j’avais entrepris ; et nommer les savants qui ont été, pour ainsi dire, mes, coopérateurs, est sans doute le meilleur moyen d’inspirer pour moi-même quelque confiance.

Qu’il me soit permis de déclarer encore tout ce que je dois aux conseils d’un homme non moins éclairé en général que versé en particulier dans les recherches dont j’ai eu à m’occuper. Sans les secours que j’ai puisés dans les directions et dans la bibliothèque de M. Stapfer, j’aurais été fort souvent embarrassé pour découvrir les ouvrages qui pouvaient me fournir des renseignements sûrs, et j’en aurais sans doute ignoré plusieurs : il m’a prêté la fois ses lumières et ses livres. Tout mon regret, si l’on trouve quelque mérite dans mon travail, sera de ne pouvoir faire connaître précisément combien est considérable la part qui lui en est due.

J’avais espéré pouvoir offrir aussi aux lecteurs, en tête de cette édition, une Lettre sur la vie et le caractère de Gibbon, que m’avait promise une amitié dont je m’honore. On trouvera à l’a suite de cette Préface l’explication des raisons qui se sont opposées à l’entier accomplissement de cette promesse. J’ai tâché d’y suppléer ; du moins en partie, en employant scrupuleusement, dans la Notice destinée à remplacer cette Lettre, les matériaux et les détails que m’a fournis celui qui avait bien voulu se charger d’abord de les mettre en œuvre.

Il ne me reste plus qu’à dire un mot de la révision de la traduction. Cette révision est l’ouvrage d’une personne qui me tient de trop prés pour qu’il me soit permis de parler d’elle autrement que pour indiquer ce qu’elle a fait. Plusieurs traducteurs avaient successivement concouru à l’interprétation de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain ; leur manière avait été différente : dans les premiers volumes, traduits avec beaucoup de soin et de peine, on reconnaissait à chaque instant les efforts d’un homme qui cherche à tourner sa phrase avec élégance, avec harmonie, et qui sacrifie à cette ambition l’énergie forte et serrée de l’original, la concision de ses pensées et la vivacité de ses tours. Aussi cette traduction coulante, et assez agréable à lire, n’offrait-elle qu’une bien faible image du style plein et nerveux de l’écrivain anglais. Les volumes suivants portaient surtout l’empreinte d’une précipitation extrême : des passages, resserrés comme, si l’on n’eût voulu que les rendre plus courts, des phrases dépouillées de ces détails qui en constituent la force et le caractère ; quelquefois même des réflexions, retranchées çà et là ; enfin des contresens, causés moins par l’ignorance de la langue anglaise que par cette négligence inattentive qui croit avoir fait dès qu’elle a fini : tels étaient les principaux défauts qu’il était nécessaire de corriger. On s’est soigneusement appliqué à les faine disparaître, à rétablir constamment tout le texte et le texte seul de l’Auteur, à rendre enfin à son style sa couleur originale et particulière, dans les endroits même où une concision recherchée, une brusquerie de transitions peu naturelle, une prétérition dangereuse à faire entendre beaucoup plus que ne disent les mots, associent aux qualités du style de Gibbon les inconvénients de ces qualités mêmes.

Un tel travail a dû nécessairement être long, minutieux et difficile ; on ne peut guère, ce me semble, en méconnaître l’utilité. Maintenant, si la traduction de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain est devenue fidèle, si on la lit sans peine et sans embarras, si les notes qui y sont jointes servent à rectifier les idées de l’Auteur et à engager les lecteurs à les examiner avant de les adopter sans restriction, le but de l’Éditeur est rempli ; c’est tout ce qu’il désirait et plus sans doute qu’il n’espère.

Nota. On a laisse subsister dans cette nouvelle édition les mesures et les monnaies anglaises, comme le mille, la livre sterling, etc. La réduction en mesurés et en monnaies françaises eût entraîné des fractions incommodes, et ce travail a paru peu nécessaire. 0n n’a pas touché lion plus aux divisions politiques de l’Europe qui existaient du temps de Gibbon, ni aux remarques qui en sont l’objet : les changements arrivés depuis vingt ans sont tels, qu’on n’aurait pu en tenir compte qu’en multipliant beaucoup les notes, et ces notes n’auraient rien appris aux lecteurs, qui, s’occupant des révolutions des siècles passés, n’ont pas besoin qu’on les instruise de celles dont ils ont été lés témoins.

 

À l’éditeur

Vous avez désiré, Monsieur, que je vous communiquasse mes idées sur Edouard Gibbon, et j’ai cédé un peu légèrement à l’invitation que vous m’en avez faite. Vous avez pensé qu’ayant connu, personnellement cet écrivain, je devais avoir sur sa personne et son caractère quelques vues que ne pouvaient avoir ceux qui ne connaissaient que ses ouvrages. Je l’ai pensé comme vous, et je n’ai été détrompé qu’au moment où cherchant à rassembler mes idées, j’ai voulu mettre la main à la plume.

J’ai vu Gibbon à Londres, à Paris et dans sa jolie retraite de Lausanne ; mais dans ces différentes relations, je n’ai traité qu’avec l’homme de lettres et l’homme du monde. J’ai pu juger la nature de son esprit, ses opinions littéraires, son ton et ses manières dans la société ; mais je n’ai eu avec lui aucune relation particulière qui ait pu me mettre dans la confidence de ces sentiments intimes, de ces traits de caractère qui distinguent un homme, et qui, par leur rapprochement, souvent même par leur contraste avec les détails de la conduite, peuvent rendre à la fois plus piquant et plus vrai le portrait qu’on se propose d’en tracer.

En recueillant mes souvenirs, il me serait aisé, sans doute, de relever dans la personne, le maintien, la manière de parler de Gibbon, quelques singularités ou quelques négligences qui faisaient sourire une malignité frivole, et consolaient la médiocrité des qualités brillantes et solides que Gibbon déployait dans la conversation. À quoi peut être bon de rappeler aujourd’hui qu’un grand écrivain avait une figure irrégulière, un nez qui s’effaçait par la proéminence de ses joues, un corps volumineux porté sur deux jambes très illicites, et qu’il prononçait avec affectation et d’un ton de fausset la langue française, qu’il parlait d’ailleurs avec une correction peu commune ? Ses défauts personnels sont ensevelis à jamais dans la tombe ; mais il reste de lui un ouvrage immortel, qui seul mérite aujourd’hui d’occuper tous les esprits raisonnables.

Il nous a d’ailleurs transmis dans ses propres Mémoires sur sa vie et sur ses écrits, tous les détails qui peuvent intéresser encore, et le recueil de ses Lettres, le Journal de ses lectures, ne nous laisseraient à ajouter que quelques anecdotes insignifiantes ou douteuses.

C’est à celui qui connaît le mieux les écrits de Gibbon, qui a étudié avec le plus d’attention son Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, ses Mémoires, sa Correspondance, qu’il appartient de le juger et de le peindre. Aussi ai-je toujours été intimement convaincu, Monsieur, que vous étiez mieux que personne en état de remplir cette tâche. Cependant, pour répondre au désir que vous aviez bien voulu me témoigner, je commençais à m’en occuper, lorsqu’une attaque de goutte, étant venue se joindre à une affection catarrhale dont j’étais déjà tourmenté, m’a mis dans un état de souffrance dont je ne puis ni prévoir les suites, ni calculer le terme ; et qui me rend en ce moment toute espèce de travail impossible.   

Permettez-moi donc de remettre à vos soins cette Notice dont je m’étais chargé : je vous envoie quelques matériaux, quelques notes éparses, rassemblés pour cet objet. Je serai charmé que mes souvenirs, dont je vous ai souvent fait part en conversation, s’allient ainsi avec vos observations et vos idées.

Agréez, Monsieur, les assurances de tous les sentiments d’estime profonde et de tendre attachement que je vous ai voués depuis longtemps.

Signé SUARD.

 

Notice sur la vie et le caractère de Gibbon.

CE n’est pas seulement, pour satisfaire une curiosité frivole qu’il est intéressant de recueillir tous les détails relatifs au caractère des hommes connus par leurs actions publiques ou par leurs ouvrages : ces détails doivent entrer dans le jugement que nous portons sur leur conduite ou sur leurs écrits. Les hommes célèbres échappent rarement à cette sorte de méfiance inquiète qui, cherchant partout leurs sentiments secrets, nous fait attacher d’avance à tout ce que nous connaissons d’eux, une idée particulière, fondée sur l’opinion que nous nous sommes formée de leurs intentions. Il importe donc que ces intentions puissent être appréciées avec justesse, et s’il est impossible de déraciner de l’esprit des hommes cette disposition au préjugé qui semble inhérente à leur nature, on doit chercher du moins l’appuyer sur des bases solides et raisonnables.

On ne saurait nier d’ailleurs que, dans certains genres d’ouvrages, l’opinion qu’on a de l’auteur ne doive influer sur celle qu’on se forme de ses écrits. L’historien, entre autres, est peut-être de tous les écrivains celui qui doit le plus au public compte de sa personne ; il s’est porté caution des écrits qu’il nous a racontés ; la valeur de cette caution doit être connue : et ce n’est pas seulement sur le caractère moral de l’historien, sur la confiance que peut inspirer sa véracité, que s’appuiera cette garantie nécessaire ; la tournure habituelle de son esprit, les opinions qu’il est le plus disposé à adopter, les sentiments auxquels il se laisse entraîner le plus aisément ; voilà de quoi se compose l’atmosphère qui l’environne, et colore à ses yeux les faits qu’il se charge de nous représenter. Je rechercherai toujours la vérité, dit Gibbon dans un de ses écrits antérieurs à ses travaux historiques, quoique jusqu’ici je n’aie guère trouvé, que la vraisemblance. C’est parmi ces vraisemblances que l’historien doit trouver, et pour ainsi dire recomposer la vérité en partie effacée. Par la main du temps, son travail est de juger de leur valeur, notre droit est d’apprécier l’arrêt d’après l’idée que nous nous formons du juge.

Si l’absence des passions, la modération des goûts, cet état moyen de fortune propre à amortir l’ambition en préservant des besoins et des prétentions, offrent l’idée de l’homme le mieux disposé à cette impartialité nécessaire pour écrire l’histoire, nul homme ne devait plus que Gibbon posséder à cet égard les qualités d’un historien.  Né d’une famille assez ancienne, mais sans éclat, quoiqu’il en détaille avec complaisance dans ses Mémoires les alliances et les avantages, il ne pouvait, comme il le dit lui-même, recevoir de ses ancêtres ni gloire ni honte (neither glory nor shame) ; et ce que ses relations de famille offrent de plus remarquable, c’est sa parenté assez proche avec le chevalier Acton, célèbre en Europe comme ministre du roi de Naples. Son grand-père s’était enrichi par des entreprises commerciales qu’il avait su faire prospérer, subordonnant, comme le dit son petit-fils, ses opinions à ses intérêts, et habillant en Flandre les troupes du roi Guillaume, tandis qu’il eût traité bien plus volontiers avec le roi Jacques ; mais non pas peut-être, ajoute l’historien, à meilleur marché. Moins disposé que l’auteur de ses jours et de sa fortune à régler ses penchants sur sa situation, le père de notre historien dissipa une partie de cette fortune qu’il avait trop facilement acquise pour en connaître la valeur, et légua ainsi à son fils la nécessité d’embellir son existence par des succès, et de tourner vers un but important l’activité d’un esprit que, dans une situation plus avantageuse, le calme de son imagination et de son âme aurait peut-être laissé sans emploi fixe et déterminé. Cette activité d’esprit s’était manifestée dès son enfance, dans les intervalles que lui laissaient une santé très faible, et les infirmités presque continuelles dont il fut assiégé jusqu’à l’âge de quinze ans : à cette époque, sa santé se fortifia tout à coup, sans que depuis il ait ressenti d’autres maux que la goutte, et une incommodité peut-être accidentelle, mais qui, longtemps négligée, a fini par causer sa mort. La langueur, si peu naturelle à l’enfance et à la jeunesse, en réprimant les saillies de l’imagination, facilite à cet âge l’application toujours moins pénible à la faiblesse qu’à la légèreté ; mais la mauvaise santé du jeune Gibbon servant de prétexte à l’indolence de son père et à l’indulgence d’une tante qui s’était chargée de le soigner pour n’avoir point à s’inquiéter de son éducation, toute son activité se tourna vers le goût de la lecture, occupation qui favorise la paresse et la curiosité de l’esprit en le dispensant d’une étude assidue et régulière, mais dont une mémoire heureuse fit pour le jeune Gibbon le fondement des vastes connaissances que dans la suite il travailla à acquérir. L’histoire fut son premier penchant, et devint ensuite son goût dominant ; il y portait même déjà cet esprit de critique et, de scepticisme qui a fait depuis un des caractères distinctifs de sa manière de la considérer, et de l’écrire. A l’âge de quinze ans, il voulut entreprendre un ouvrage d’histoire : c’était le Siècle de Sésostris ; son but n’était point, comme on aurait dû le supposer de la part d’un jeune homme de quinze ans, de peindre les merveilles du règne d’un conquérant, mais de déterminer la date probable de son existence. Dans le système qu’il avait choisi, et qui fixait le règne de Sésostris environ vers le temps de celui de Salomon, une seule objection l’embarrassait ; et la manière dont il s’en tirait, ingénieuse comme il le dit lui-même pour un jeune homme de cet âge, est curieuse, en ce qu’elle annonce l’esprit qui devait présider un jour à la composition historique sur laquelle repose sa réputation. Voici le détail tel qu’il est rapporté dans ses Mémoires. Dans la version des livres sacrés, dit-il, le grand-prêtre Manéthon fait une seule et même personne de Séthosis ou Sésostris, et du frère aîné de Danaüs, qui débarqua en Grèce, selon les marbres de Paros, quinze cent dix ans avant Jésus-Christ ; mais selon ma supposition, le grand-prêtre s’est rendu coupable d’une erreur volontaire. La flatterie est mère du mensonge ; l’histoire d’Égypte de Manéthon est dédiée à Ptolémée Philadelphe, qui faisait remonter son origine ou fabuleuse ou illégitime aux rois macédoniens de la race d’Hercule. Danaüs est un des ancêtres d’Hercule, et la branche aînée ayant manqué, ses descendants, les Ptolémées, se trouvaient les seuls représentants de la famille royale, et pouvaient prétendre par droit d’héritage au trône qu’ils occupaient par droit de conquête. Un flatteur pouvait donc espérer de faire sa cour en représentant Danaüs, la tige des Ptolémées, comme le frère des rois d’Égypte ; et dès qu’un mensonge avait pu être utile, Gibbon supposait le mensonge. Le Siècle de Sésostris fut discontinué, jeté au feu plusieurs années après, et Gibbon renonça à concilier les antiquités judaïques, égyptiennes et grecques, perdues,  dit-il, dans un nuage éloigné : mais ce fait, qu’il a conservé, m’a paru remarquable en ce qu’il me semble y reconnaître déjà l’historien de la Décadence de l’Empire romain et de l’établissement du Christianisme ; ce critique qui, toujours armé du doute et de la probabilité, cherchant toujours dans les passions ou l’intérêt des écrivains qu’il consulte de quoi combattre ou modifier leur témoignage, n’a presque rien laissé de positif et d’entier dans les crimes, et dans les vertus dont il a fait le tableau.

Un esprit si inquisitif, livré à ses propres idées, ne devait laisser sans examen aucun des objets dignes, d’attirer son attention ; la même curiosité qui lui donnait le goût des controverses historiques, l’avait jeté dans les controverses religieuses ; cette indépendance d’opinions qui nous dispose à la révolte contre l’empire que semble vouloir prendre sur nous une opinion généralement adoptée, fut peut-être ce qui le détermina un instant contre la religion de son pays, de ses parents et de ses maîtres : fier de supposer qu’il avait à lui seul trouvé la vérité, Gibbon à seize ans se fit catholique. Différentes circonstances avaient amené sa conversion ; l’Histoire des Variations des Églises protestantes, par Bossuet, l’accomplit entièrement ; et du moins, dit-il, je succombai sous un noble adversaire. Pour la seule fois de sa vie, entraîné par un mouvement d’enthousiasme dont le résultat a peut-être contribué à le dégoûter des mouvements de ce genre, il fit son abjuration à Londres, entre les mains d’un prêtre catholique, le 8 Juin 1753, étant alors âgé de seize ans, un mois et douze jours (il était né le 27 avril 1737). Cette abjuration fut faite en secret dans une des excursions que lui permettait la négligence avec laquelle il était surveillé à l’université d’Oxford, où on l’avait enfin fait entrer. Cependant il crut devoir en instruire son père, qui, dans les premiers mouvements de sa colère, divulgua le fatal secret. Le jeune Gibbon fut renvoyé d’Oxford, et, bientôt après, éloigné de sa famille, qui le fit partir pour Lausanne, où l’on espérait que quelques années de pénitence, et les instructions de M. Pavilliard, ministre protestant entre les mains duquel il fut remis, le feraient rentrer dans la voie dont il s’était écarté.

Le genre de punition qu’on avait choisi était bien propre à produire, sur un caractère tel que celui de Gibbon, l’effet qu’on en attendait. Dévoué à l’ennui par son ignorance de la langue française, qu’on parlait à Lausanne, mis à la gêne par la modicité de la pension à laquelle l’avait réduit le mécontentement de son père, exposé à toutes sortes de privations par l’avarice de madame Pavilliard, femme du ministre, qui le faisait mourir de faim, et de froid sentit s’amollir la généreuse ardeur avec laquelle il avait espéré d’abord se sacrifier à la cause qu’il embrassait, et chercha de bonne foi des arguments qui pussent le ramener à une croyance moins pénible à  soutenir. Il est rare qu’en fait d’arguments on cherche inutilement ce qu’on désire ardemment de trouver. Le ministre Pavilliard s’applaudissait de ses progrès sur l’esprit de son catéchumène qui l’aidait de ses propres réflexions, et qui fait mention du transport dont il se sentit saisi en découvrant, par ses propres lumières, un argument contre la transsubstantiation. Cet argument amena sa rétractation, qui fut faite d’aussi bon cœur et d’aussi bonne foi, à Noël 1754, que l’avait été dix-huit mois auparavant son abjuration. Gibbon avait alors dix sept ans et demi : ces variations, qui dans un âge plus avancé annonceraient un esprit léger et irréfléchi, ne prouvent, à celui qu’il avait alors, qu’une imagination mobile et un esprit avide de la vérité, mais qu’on avait laissé se dépouiller trop tôt peut-être de ces préjugés, sauvegarde à un âge où les principes ne peuvent encore être fondés sur la raison. Ce fut alors, dit Gibbon en rappelant cet événement, que je suspendis mes recherches théologiques, me soumettant avec une foi implicite aux dogmes et aux mystères adoptés par le consentement général des catholiques et des protestants. Un passage si rapide, d’une opinion à l’autre avait déjà, comme on le voit, ébranlé sa conviction sur toutes les deux. L’expérience de ces arguments adoptés d’abord avec tant de confiance et rejetés ensuite, devait lui laisser une grande disposition à douter des arguments qui lui paraissaient à lui-même les plus solides, et son scepticisme sur toute espèce de croyance religieuse eut peut-être pour première cause l’enthousiasme religieux qui lui fit secouer d’abord les idées de son enfance pour s’attacher à une croyance qui n’était pas celle qu’on lui avait enseignée. Quoi qu’il en soit, Gibbon paraît avoir regardé comme une des circonstances les plus avantageuses de sa vie celle, qui réveillant l’attention, de ses parents, les força à user plus sévèrement de leur autorité pour le soumettre, déjà un peu tard à la vérité, à un plan régulier d’éducation et d’études. Le ministre Pavilliard, homme raisonnable et instruit, n’avait pas borné ses soins à la croyance religieuse de son élève ; il avait promptement acquis de l’ascendant sur un caractère facile à conduire, et en avait profité pour régler dans le jeune Gibbon cette active curiosité à laquelle il ne manquait que d’être dirigée vers les véritables sources de l’instruction ; mais le maître, ne pouvant que les indiquer, laissa bientôt son élève marcher seul dans une route où il n’était pas assez fort pour le suivre : et l’esprit du jeune Gibbon, fait pour l’ordre et la méthode, prit dès lors, soit dans ses études, soit dans ses réflexions, cette marche régulière et suivie qui l’a si souvent conduit à la vérité, et qui l’aurait toujours empêché de s’en écarter, si une subtilité excessive, et une dangereuse facilité à prendre des préventions avant d’avoir, étudié et réfléchi, ne l’eussent quelquefois induit en erreur.

On avait imprimer, depuis sa mort, un volume des Extraits raisonnés de ses Lectures, dont les premiers datent à peu près de cette époque où il commença à suivre le plan d’études que lui avait indiqué le ministre Pavilliard. Il est impossible de ne pas être frappé, en le parcourant, de la sagacité, de la justesse et de la finesse de cet esprit calme et raisonner qui ne s’écarte jamais de la route qu’il s’est proposé de parcourir. Nous ne devons lire que pour nous aider à penser, dit-il dans un Avertissement qui précède ces Extraits ; et, semble indiquer qu’il les destinait lui-même à l’impression. On voit en effet que ses Lectures ne sont, pour ainsi dire, que le canevas de ses pensées ; mais il suit ce canevas avec exactitude ; il ne s’occupe des idées de l’auteur, qu’autant qu’elles ont fait naître les siennes, mais les siennes ne le distraient jamais de celles de l’auteur : il marche d’une manière ferme et sûre, mais pas à pas, et sans franchir les espaces ; on ne voit point que le cours de ses réflexions l’entraîne au-delà du sujet d’où elles sont sorties, et excite en lui cette fermentation de grandes idées qu’amène presque toujours l’étude dans les esprits forts, féconds et étendus ; mais aussi rien ne se perd de ce qu’a pu lui fournir l’ouvrage dont il se rend compte ; rien ne passe sans porter d’utiles fruits ; et tout annonce l’historien qui saura tirer des faits tout ce que leurs détails connus pourront fournir à sa sagacité naturelle, sans chercher à en suppléer ou à en recomposer ces parties inconnues que l’imagination seule pourrait deviner.

L’ouvrage de sa conversion achevé, Gibbon avait trouvé dans son séjour à Lausanne plus d’agrément que n’avait dû lui en faire espérer le premier aspect de sa situation. Si la modicité de la pension que lui accordait son père ne permettait pas de prendre part aux plaisirs et aux excès de  ses jeunes compatriotes, qui vont portant autour de l’Europe leurs idées et leurs habitudes pour en rapporter dans leur patrie des ridicules et des modes, cette privation en le confirmant dans ses goûts d’étude, en tournant son amour-propre vers un éclat plus sûr que celui qu’il pouvait tirer des avantages de la fortune, l’avait engagé à rechercher de préférence les sociétés plus simples et plus utiles de la ville qu’il habitait. Un mérite facile à reconnaître lui avait fait recevoir avec distinction, et son amour de la science l’avait mit en relation avec plusieurs savants dont l’estime le faisait jouir d’une considération flatteuse pour son âge, et qui a toujours été le premier de ses plaisirs. Cependant le calme de son âme ne le mit pas entièrement à l’abri des agitations de la jeunesse : il vit à Lausanne et aima mademoiselle Curchod, depuis madame Necker, déjà connue alors dans le pays par son mérite et sa beauté : cet amour fut tel que doit le ressentir un jeune homme honnête pour une jeune personne vertueuse ; et Gibbon, qui probablement ne retrouva plus dans la suite les mouvements qu’il lui avait fait sentir, se félicite dans ses Mémoires, avec une sorte de fierté, d’avoir été, une fois dans sa vie, capable d’éprouver un sentiment si exalté et si pur. Les parents de mademoiselle Curchod autorisaient ses vœux ;elle-même (que la mort de son père n’avait point encore réduite à l’état de pauvreté où elle se trouva depuis) semblait le recevoir avec plaisir ; mais le jeune Gibbon, rappelé enfin en Angleterre après cinq ans de séjour à Lausanne, vit bientôt qu’il ne pouvait espérer de faire consentir son père à cette alliance. Après un pénible combat, dit-il, je me résignai à ma destinée ; il ne cherche pas à étaler ni à exagérer son désespoir ; comme amant, ajoute-t-il, je soupirai ; mais comme fils, j’obéis : et cette spirituelle antithèse prouve qu’au temps où il écrivit ses Mémoires, il lui restait même peu de douleur de cette blessure, insensiblement guérie par le temps, l’absence, et les habitudes d’une vie nouvelle[9]. Ces habitudes, moins romanesques peut-être à Londres pour un homme of fashion (un homme du monde), que ne pouvaient l’être celles d’un jeune étudiant dans les montagnes de la Suisse, firent du goût qu’il conserva assez longtemps pour les femmes un simple amusement ; aucune ne vint balancer dans son esprit l’opinion qu’il avait conçue d’abord de Mademoiselle Curchod, et il retrouva avec elle, dans tous les temps de sa vie, cette douce intimité, suite d’un sentiment tendre et honnête, que la nécessité et la raison ont pu surmonter, sans que d’aucune part il y ait eu lieu aux reproches ou à l’amertume. Il la revit à Paris, en 1765, mariée à M. Necker, et jouissant de la considération qu’on devait à son caractère autant qu’à sa fortune : il peint gaîment, dans ses lettres à M. Holroyd la manière dont elle l’a reçu. Elle a été, dit-il, très affectueuse pour moi, et son mari particulièrement poli. Pouvait-il m’insulter plus cruellement ? me prier tous les soirs à souper, s’aller coucher et me laisser seul avec sa femme, c’est assurément traiter, un ancien amant sans conséquence. Gibbon m’était pas fait pour inquiéter beaucoup un mari sur les souvenirs qu’il aurait pu laisser ; capable de plaire par son esprit, et d’intéresser par un caractère doux et honnête, il était peu propre à exalter vivement l’imagination d’une jeune personne : sa figure, devenue remarquable par sa monstrueuse grosseur, n’avait jamais présente d’agréments ; ses traits étaient spirituels, mais sans caractère comme sans noblesse, et sa taille avait toujours été disproportionnée. M. Pavilliard, dit lord Sheffield dans une de ses notes aux Mémoires de Gibbon, m’a représenté sa surprise lorsqu’il contempla devant lui, M. Gibbon, cette petite figure fluette, avec une grosse tête qui disputait et employait en faveur du papisme les meilleurs arguments dont on se fût servi jusqu’alors. L’état de maladie où il avait passé presque toute son enfance, ou les habitudes qui en avaient été la suite, lui avaient donné une gaucherie, dont il parle sans cesse dans ses Lettres, et qu’augmenta dans la suite son excessive corpulence, mais qui, dans sa jeunesse même, ne lui permit de réussir à aucun exercice du corps, ni même de s’y plaire. Quant à ses qualités morales, on sera peut-être, curieux de savoir ce qu’il en pensait lui-même à l’âge de vingt-cinq ans. Voici, les réflexions qu’il a déposées sur ce sujet dans son journal, le jour où il entra dans sa vingt-sixième année. D’après les observations que j’ai faites sur moi-même, dit-il, il m’a semblé que mon caractère était vertueux, incapable d’aucune action basse, et formé pour les actions généreuses ; mais qu’il était orgueilleux, insolent et désagréable en société. Je n’ai point de trait dans l’esprit (wit I have none) ; mon imagination est forte plutôt qu’agréable, ma mémoire est vaste et heureuse ; les qualités les plus remarquables de mon esprit sont l’étendue et la pénétration ; mais je manque de promptitude et d’exactitude. C’est de la lecture des ouvrages de Gibbon qu’on doit tirer de quoi apprécier le jugement qu’il porte sur son esprit ;  l’idée que ce jugement peut faire naître sur son caractère moral, c’est que, si l’homme qui, en se parlant à lui-même, se rend témoignage qu’il est vertueux, peut se tromper sur l’étendue qu’il donne aux devoirs de la vertu, il prouve du moins par là qu’il se sent disposé à remplir ces devoirs dans toute l’étendue qu’il leur accorde : c’est à coup sûr un honnête homme, et qui le sera toujours, parce qu’il sent du plaisir à l’être. Quant à cet orgueil et à cette violence dont il s’accuse, soit que le soin de vaincre ces dispositions les lui fît sentir plus vivement qu’aux autres, soit, que la raison les eût domptées, ou que l’habitude du succès les eût calmées, ceux qui l’ont connu plus tard ne les ont jamais aperçues en lui. Quant à sa manière d’être dans la société, sans doute le genre d’amabilité de Gibbon n’était ni cette complaisance qui cède et s’efface, ni cette modestie qui s’oublie, mais son amour-propre ne se montrait jamais sous des formes désagréables, occupé de réussir et de plaire, il voulait qu’on fît attention à lui, et l’obtenait sans peine par une conversation animée, spirituelle et pleine de choses ; ce qu’il pouvait y avoir de tranchant dans son ton décelait moins l’envie toujours offensante de dominer les autres que la confiance qu’il pouvait avoir en lui-même, et cette confiance était justifiée par ses moyens et ses succès. Cependant elle ne l’entraînait jamais, et le défaut de sa conversation était une sorte d’arrangement qui ne lui laissait jamais rien dire que de bien. On pourrait attribuer ce défaut à l’embarras de parler une langue étrangère si son ami lord Sheffield, qui le défend de ce soupçon d’arrangement dans sa conversation, ne convenait pas du moins, qu’avant d’écrire une note ou une lettre, il arrangeait complètement dans son esprit ce qu’il avait intention d’exprimer. Il paraît même que c’était ainsi qu’il écrivait toujours. Le docteur Gregory, dans ses Lettres sur la Littérature, dit que Gibbon composait en se promenant dans sa chambre, et qu’il n’écrivait jamais une phrase avant de l’avoir parfaitement construite et arrangée dans sa tête. D’ailleurs le français lui était au moins aussi familier que l’anglais ; son séjour à Lausanne, où il le parlait exclusivement, en avait fait pendant quelque temps sa langue d’habitude, et l’on n’eût pu deviner qu’il en eût jamais parlé d’autre, s’il n’eût été trahi par un accent très fort, et par certains tics de prononciation, certains tons aigus qui, choquants pour des oreilles accoutumées dès l’enfance à des inflexions plus douces, gâtaient le plaisir que l’on trouvait à l’entendre. Ce fut en français que, trois ans après son retour en Angleterre, il publia son premier ouvrage, l’Essai sur l’étude de la Littérature, morceau très bien écrit, plein d’une excellente critique, mais qui, peu lu en Angleterre, devait frapper en France plutôt les gens de lettres auxquels il annonçait un homme fait pour aller plus loin que les gens du monde, rarement satisfaits d’un ouvrage d’où ils ne trouvent aucun résultat positif à tirer, si ce n’est que l’auteur à beaucoup d’esprit. C’était dans le monde cependant, que Gibbon désirait réussir ; la société à toujours eu pour lui de grands attraits, comme elle en a pour tous les cœurs qui, libres d’attachement et peu capables de sentiments très forts, n’ont besoin, pour animer suffisamment leur existence, que de cette communication de mouvement et d’idées si vive dans la société, qu’elle ne laisse pas le temps de sentir ce qui lui manque de confiance et d’abandon, Gibbon savait que le premier titre pour être agréablement dans le monde, c’est d’être homme du monde, et c’est ainsi qu’il désirait être considéré ; il parait même avoir porté quelquefois dans ce désir une faiblesse vaniteuse. On voit dans ses notes sur l’accueil, que lui a fait le duc de Nivernois, que, par la faute du docteur Maty, dont les lettres de recommandation étaient mal conçues, le duc, quoiqu’il l’ait reçu poliment, l’a traité plus en homme de lettres qu’en homme du monde (man of fashion).

En 1763, deux ans après la publication de son Essai sur l’étude de la Littérature, il quitta de nouveau l’Angleterre pour voyager, mais dans une situation bien différente de celle où il se trouvait en la quittant dix ans auparavant. Précédé par une réputation naissante, il vint à Paris. Pour un homme du caractère de Gibbon, Paris, tel qu’il était alors, devait être le séjour du bonheur ; il y passa trois mois dans les sociétés les plus faites pour lui plaire, et il regretta de voir ce temps s’écouler si vite. Si j’eusse été riche et indépendant, dit-il, j’aurais prolongé et peut-être fixé mon séjour à Paris. Mais l’Italie l’attendait ; c’était là que du milieu des divers plans d’ouvrages qui, tour à tour, adoptés et rejetés occupaient depuis longtemps son esprit, devait s’élever l’idée de celui qui a fait sa réputation et rempli une grande partie de sa vie. Ce fut à Rome, dit-il, le 15 octobre 1764, qu’étant assis, et rêvant au milieu des ruines du Capitole, tandis que des moines déchaussés chantaient vêpres dans le temple de Jupiter, je me sentis frappé pour la première fois de l’idée d’écrire l’Histoire de la Décadence et de la Chute de cette ville ; mais, ajoute-t-il, mon premier plan comprenait plus particulièrement le déclin de la ville que celui de l’empire ; et quoique dès lors mes lectures et mes réflexions commençassent à se tourner généralement vers cet objet, je laissai s’écouler plusieurs années, je me livrai même à d’autres occupations avant que d’entreprendre sérieusement ce laborieux travail. En effet, sans perdre de vue, mais sans aborder ce sujet qu’il regardait, dit-il, à une respectueuse distance, Gibbon forma, commença même à exécuter quelques plans d’ouvrages historiques ; mais les seules compositions qu’il ait achevées et publiées dans cet intervalle furent quelques morceaux de critique et de circonstance : les yeux toujours fixés sur le but vers lequel il devait diriger un jour ses efforts, il en approchait lentement, et sans doute l’idée qui le lui avait présenté d’abord resta fortement imprimé dans son esprit. Il est difficile, en lisant le tableau de l’empire romain sous Auguste et ses premiers successeurs, de ne pas sentir qu’il a été inspiré par l’aspect de Rome, de la ville éternelle, où Gibbon avoue qu‘il n’entra qu’avec une émotion qui l’empêcha toute une nuit de dormir. Peut-être aussi ne sera-t-il pas difficile de trouver dans l’impression d’où sortit la conception de l’ouvrage une des causes de cette guerre que Gibbon semble y avoir déclarée au christianisme, et dont le projet ne paraît conforme ni à son caractère peu disposé à l’esprit de parti, ni cette modération d’idées et de sentiments qui le portait à voir toujours dans les choses, tant particulières que générales, les avantages à côté des inconvénients ; mais, frappé d’une première impression, Gibbon, en écrivant l’Histoire de la Décadence de l’Empire, n’a vu dans le christianisme que l’institution qui avait mit vêpres, des moines déchaussés et des processions, à la place des magnifiques cérémonies du culte de Jupiter et des triomphateurs du Capitole.

Enfin après plusieurs autres essais successivement abandonnés, il se fixa tout à fait au projet de l’Histoire de la Décadence de l’Empire, et entreprit les études et les lectures qui devaient lui découvrir un nouvel horizon et agrandir insensiblement sous ses yeux le plan qu’il s’était formé d’abord. Les embarras que lui causèrent la mort de son père, arrivée dans cet intervalle, et le dérangement des affaires qu’il lui avait laissées ; les occupations que lui donna sa qualité de membre du parlement, où il était entré à cette époque ; enfin les distractions de la vie à Londres prolongèrent ses études sans les interrompre, et retardèrent jusqu’en 1776 la publication du premier volume (in-4°, ou bien deux volumes in-8°) de l’ouvrage qui devait en être le fruit. Le succès en fût prodigieux ; deux ou trois éditions promptement épuisées avaient établi la réputation de l’auteur, avant que la critique eût commencé à élever la voix. Elle l’éleva enfin, et tout le parti religieux, très nombreux et très respecté en Angleterre, se prononça contre les deux derniers chapitres de ce volume (les quinzième et seizième de l’ouvrage) consacrés à l’histoire de l’établissement du christianisme. Les réclamations furent vives, et en grand nombre. Gibbon ne s’y était pas attendu ; il avoue qu’il en fut d’abord effrayé. Si j’avais pensé, dit-il dans ses Mémoires, que la majorité des lecteurs anglais fût si tendrement attachée au nom et à l’ombre du christianisme ; si j’avais prévu la vivacité des sentiments qu’ont éprouvés ou feint d’éprouver en cette occasion les personnes pieuses ou timides, ou prudentes, j’aurais peut-être adouci ces  deux derniers chapitres, objet de tant de scandale, qui ont élevé contre moi beaucoup d’adversaires, en ne me conciliant qu’un bien petit nombre de partisans. Cette surprise semble annoncer la préoccupation d’un homme tellement rempli de ses idées, qu’il n’a ni aperçu ni pressenti celles des autres ; et si cette préoccupation prouve incontestablement sa sincérité, elle rend son jugement suspect de prévention et d’inexactitude. Partout où règne la prévention, la bonne foi n’est jamais parfaite : sans vouloir précisément tromper les autres, on commence par s’abuser soi-même ; pour soutenir ce qu’on regarde comme la vérité, on se laisse aller à des infidélités qu’on ne s’avoue pas ou qui paraissent légères, et les passions diminuent de l’importance d’un scrupule en raison de celle qu’elles mettent à le surmonter. C’est ainsi, sans doute, que Gibbon fut entraîné à ne voir dans l’histoire du christianisme que ce qui pouvait servir des opinions qu’il s’était formées avant d’avoir scrupuleusement examiné les faits. L’altération de quelques-uns des textes qu’il avait cités, soit qu’il les eût tronqués à dessein, soit qu’il ait négligé de les lire en entier, fournit des armes à ses adversaires ; en leur donnant des raisons de soupçonner sa borine foi. Tout l’ordre ecclésiastique partit ligué contre lui ; ceux qui le combattirent obtinrent des dignités, des grâces ; et il se félicitait, avec ironie, d’avoir valu à M. Davis une pension du roi, et au docteur Apthorp la fortune d’un archevêque (an archiepiscopal living). On peut croire que le plaisir de railler de la sorte des adversaires qui l’avaient presque toujours attaqué avec plus d’acharnement que de discernement, le dédommagea du chagrin que lui avaient d’abord causé leurs attaques, et peut-être aussi l’empêcha de reconnaître les torts réels qu’il avait à se reprocher.

D’ailleurs Hume et Robertson avaient comblé le nouvel historien des témoignages d’estime les plus flatteurs : ils parurent craindre l’un et l’autre que la manière dont il avait traité ces deux chapitres, ne nuisit au succès de son ouvrage ; mais tous deux se prononcèrent sur son talent d’une manière assez honorable pour que Gibbon fût autorisé à dire modestement dans ses Mémoires, en se félicitant d’une lettre qu’il avait reçue de Hume : Au reste, je n’ai jamais eu l’orgueil d’accepter une place dans le triumvirat des historiens anglais. Hume, surtout, exprima la plus grande prédilection pour l’ouvrage de Gibbon, dont les, opinions se rapprochaient des siennes à quelques égards, et qui de son côté, préférait aussi le talent de Hume à celui de Robertson. Quoi qu’il en soit de ce jugement, on n’adoptera peut-être pas sans restriction celui de Hume, qui, écrivant à Gibbon, le loue de la dignité de son style. La dignité ne me paraît pas être le caractère du style de Gibbon, généralement épigrammatique, et plus fort par le trait que par l’élévation. Je souscrirais plus volontiers à celui de Robertson, qui, après avoir rendu justice à l’étendue de ses connaissances, à ses recherches et à son exactitude, louait la clarté et l’intérêt de sa narration, l’élégance, la force de son style, et le rare bonheur de quelques-unes de ses expressions, bien qu’en quelques endroits il le trouvât trop travaillé, et en d’autres trop recherché. Ce défaut s’explique aisément par la manière de travailler de Gibbon, les inconvénients qu’il avait eus à éviter, et les modèles qu’il avait adoptés de préférence. Son premier travail avait été laborieux ; il nous apprend qu’il refit trois fois son premier chapitre ; deux fois le second et le troisième, et qu’il eut beaucoup de peine à saisir le milieu entre le ton d’une plate chronique (a dull chronicle) et le ton déclamatoire d’un rhéteur. Il nous dit ailleurs que lorsqu’il voulut écrire en français une histoire de Suisse, qu’il avait commencé, il sentit que soit style, au-dessus de la prose et en–dessous de la poésie, dégénérait en  une déclamation verbeuse cet emphatique ; ce qu’il attribue à la langue qu’il avait choisie : opinion d’autant plus singulière, que, selon qu’il nous l’apprend ailleurs, ce fut d’un ouvrage français, les Lettres provinciales, ouvrage qu’il relisait presque tous les ans, qu’il apprit l’art de manier les traits d’une ironie grave et modérée. Il ajoute dans son Essai sur la Littérature, que le désir d’imiter Montesquieu l’avait souvent exposé à devenir obscur en exprimant des pensées quelquefois communes avec la sentencieuse brièveté d’un oracle (sententious and oracular brevity). C’étaient donc Pascal et Montesquieu que Gibbon avait habituellement devant les yeux, pour les opposer à l’enflure naturelle d’un style encore peu formé. On sent de quels vigoureux efforts il a dut avoir besoin pour la comprimer au point qu’exigeaient les modèles qu’il avait choisis ; aussi ses efforts sont-ils faciles à apercevoir, surtout dans le commencement, lorsque le style qu’il s’était fait ne lui était pas encore devenu naturel par l’habitude ; mais l’habitude relâche les efforts, en même temps qu’elle les rend moins pénibles. Gibbon, dans ses Mémoires et dans l’Avertissement qu’il a mis en tête des derniers volumes de son ouvrage, se félicite de la facilité qu’il a acquise. Peut-être trouvera-t-on que cette facilité, dans ces derniers volumes, est quelquefois achetée aux dépens de la perfection. Devenu, par l’accoutumance, moins sévère pour des défauts qu’il avait combattus d’abord avec tant de soin, il n’est pas toujours exempt de cette sorte de déclamation qui consiste à remplacer par la commode ressource d’une épithète vague et sonore, l’énergie que reçoit la pensée d’une expression précise et d’une tournure concise. Les tournures et les expressions de ce genre, sont d’autant plus remarquables dans les premiers volumes de Gibbon, qu’il a soin de les faire ressortir par des oppositions dont on voit trop le dessein, mais dont on ne sent pas moins l’effet ; et l’on a peut-être lieu quelquefois de regretter dans la suite un travail trop peu caché, mais toujours heureux.

Durant le cours de ses premiers travaux, Gibbon, comme je l’ai déjà dit, était entré au parlement. La nature de son esprit, qui ne pouvait sans quelque peine donner à ses pensées la forme la plus convenable, le rendait peu propre à parler en public ; et le sentiment de ce défaut, ainsi que celui de la gaucherie de ses manières, lui donnait à cet égard une timidité qu’il ne put jamais vaincre. Il assista en silence à huit sessions successives. N’étant ainsi lié à aucune cause, ni par l’amour-propre ni par aucune opinion énoncée publiquement, il put avec moins de peine accepter, en 1779, une place dans le gouvernement (celle de lord commissaire du commerce et des plantations) que lui procura l’amitié du lord Loughborough, alors M. Wedderburn. On a beaucoup reproché à Gibbon cette acceptation, et toute sa conduite politique annonce en effet un caractère faible et des opinions peu arrêtées : mais peut-être en devait-on être moins blessé de la part d’un homme que son éducation durait rendu entièrement étranger aux idées de son pays. Après cinq ans de séjour à Lausanne, il avait, comme il le dit lui-même, cessé d’être un Anglais. À l’âge où se forment les habitudes, mes opinions, dit-il, mes habitudes, mes sentiments, avaient été jetés dans un moule étranger ; il ne me restait de l’Angleterre qu’un souvenir faible, éloigné, et presque effacé ; ma langue maternelle m’était devenue moins familière. Il est de fait, qu’à l’époque où il quitta la Suisse, une lettre en anglais lui coûtait quelque peine à écrire. On trouve encore dans ses Lettres anglaises, écrites à la fin de sa vie de véritables gallicismes, que, dans la crainte qu’ils ne soient pas entendus en anglais, il explique lui-même par l’expression française à laquelle ils se rapportent[10]. Après son premier retour en Angleterre, son père avait voulu le faire élire membre du parlement : le jeune Gibbon, qui aimait mieux, avec raison, que les dépenses qu’eût nécessitées cette élection fussent employées à des voyages qu’il sentait devoir être plus utiles à son talent et à sa réputation, lui écrivit à ce sujet une lettre qu’on nous a conservée, et dans laquelle, outre les raisons, tirées de son peu de dispositions pour parler en public, il lui déclare qu’il manque même des préjugés de nation et de parti, nécessaires pour obtenir quelque éclat, et peut-être produire quelque bien dans la carrière qu’on veut lui faire embrasser. Si après la mort de son père il se laissa tenter par l’occasion qui s’offrit à lui d’entrer dans le parlement, il avoue en plusieurs endroits qu’il y est entré sans patriotisme, et, comme il le dit, sans ambition ; car, dans la suite, il n’a jamais porté ses vues au-delà de la place commode et honnête de lord of trade. Peut-être lui souhaiterait-on moins de facilité à avouer cette sorte de modération qui, dans un homme de talent, borne les désirs aux aisances d’une fortune acquise sans travail. Mais Gibbon exprime ce sentiment aussi franchement qu’il l’avait éprouvé ; il ne connut que par l’expérience des dégoûts attachés à la situation qu’il avait choisie. A la vérité, il parait les avoir sentis vivement en juge par quelques expressions de ses lettres sur la honte  de la dépendance à laquelle il avait été soumis, et le regret de s’être vu dans une situation indigne de son caractère. Il est vrai que lorsqu’il écrivait ces mots il avait perdu sa place.

Elle lui fut ôtée en 1782, par une révolution du ministère ; et ce qui doit faire penser qu’il se consola sincèrement d’un revers qui lui rendait la liberté ; c’est que, renonçant à toute ambition, et ne se laissant pas amuser aux espérances nouvelles que lui rendait une nouvelle révolution, il se décida à quitter l’Angleterre, où la modicité de sa fortune ne lui permettait plus de mener la vie à laquelle l’avait accoutumé l’aisance que lui donnait sa place, pour aller vivre à Lausanne, théâtre de ses premières peines et de ses premiers plaisirs, qu’il avait visité depuis avec une joie et fine affection toujours nouvelles. Un ami de trente ans, M. Deyverdun, lui offrit dans sa maison une habitation qui convenait à sa fortune, en même temps qu’elle le mettait à même de suppléer à la fortune plus que médiocre de cet ami : il y voyait avantage d’une société conforme à ses goûts sédentaires, et le repos nécessaire à la continuation de ses travaux. En 1783, il exécuta cette résolution dont il s’est toujours félicité depuis.

Il termina à Lausanne son grand ouvrage de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain. J’ai osé, dit- il, dans ses Mémoires, constater le moment de la conception de cet ouvrage ; je marquerai ici le moment qui en termina l’enfantement. Ce jour, ou plutôt cette nuit, arriva le 27 juin 1787 ; ce fut entre onze heures et minuit que j’écrivis la dernière ligne de ma dernière page, dans un pavillon de mon jardin. Après avoir quitté la plume, je fis plusieurs tours dans un berceau ou allée couverte d’acacias, d’où la vue s’étend sur la campagne, le lac et les montagnes. L’air était doux, le ciel serein ; le disque argenté de la lune se réfléchissait dans les eaux du lac, et toute la nature était plongée dans le silence. Je ne dissimulerai pas les premières émotions de ma joie en ce moment qui me rendait ma liberté, et allait peut-être établir ma réputation ; mais les mouvements de mon orgueil se calmèrent bientôt, et des sentiments moins tumultueux et plus mélancoliques s’emparèrent de mon âme, lorsque je songeai que je venais de prendre congé de l’ancien et agréable compagnon de ma vie ; et que, quel que fût un jour l’âge où parviendrait mon histoire, les jours de l’historien ne pourraient être désormais que bien courts et bien précaires. Cette idée ne pouvait affecter bien longtemps un homme en qui le sentiment de la santé et le calme de l’imagination entretenaient une sorte de certitude de la vie ; et qui, dans ses derniers moments encore, calculait avec complaisance le nombre d’années que, selon les probabilités, il lui restait à vivre. Occupé de jouir du résultat de ses travaux, il passa en Angleterre cette même année, pour y livrer à l’impression les derniers volumes de son Histoire. Le séjour qu’il y fit contribua encore à lui faire chérir la Suisse. Sous George Ier et George II, le goût des lettres et des talents s’était éteint à la cour. Le duc de Cumberland, au lever duquel Gibbon se rendit un jour, l’accueillit par cette apostrophe : Eh bien ! monsieur Gibbon, vous écrivaillez donc toujours ! (what Mr. Gibbon, still scribble, scribble !) Aussi fut-ce avec peu de regret qu’il quitta sa patrie au bout d’un an, pour revenir à Lausanne, où il se plaisait, et où il était aimé. II devait l’être de ceux qui, vivant avec lui, avaient pu jouir des avantages dé son caractère facile, parce qu’il était heureux. Ne portant jamais ses désirs au-delà de la raison, il n’était jamais mécontent des hommes ni des choses. Il se rend souvent compte de sa situation avec une satisfaction qui tient à la modération ide son caractère.

…… Je suis Français, Tourangeau, gentilhomme ;

Je pouvais naître Turc, Limousin, paysan,

dit l’Optimiste. Gibbon dit de même dans ses Mémoires : Ma place dans la vie pouvait être celle d’un esclave, d’un sauvage, on d’un paysan ; et je ne puis songer sans plaisir à la bonté de la nature, qui a placé ma naissance dans un pays libre et civilisé, dans un âge de science et de philosophie, dans une famille d’un rang honorable, et suffisamment pourvue des dons de la fortune. II se félicite ailleurs de la modicité de cette fortune, qui l’a mis dans la situation la plus propice pour acquérir par son travail une réputation honorable ; car, dit-il, la pauvreté et les mépris auraient abattu mon courage, et les soins de l’abondance d’une fortune supérieure à mes besoins auraient pu relâcher mon activité. Il se félicite de sa santé qui, toujours bonne depuis qu’il avait échappé aux périls de son enfance, ne lui avait jamais fait connaître l’intempérance d’un excès de santé (the madness of a superfluous health). Il jouit avec effusion du bonheur que lui a donné son travail pendant vingt ans ; il jouit avec simplicité des fruits qu’il en a retirés. Enfin, comme tout ajoute au bonheur d’une situation qui plaît, après avoir supporté patiemment, sans doute, celle de lord of trade, une fois arrivé à Lausanne, il ne peut assez exprimer le bonheur qu’il éprouve d’être échappé à son esclavage.

Ses Mémoires et les Lettres, presque toutes adressées au lord Sheffield, qui en sont la suite, intéressent par cette expression d’un caractère disposé à la bienveillance, suite nécessaire de la modération et à la facilité, et d’un sentiment, sinon très tendre, du moins très affectueux envers ceux avec qui il est lié par les nœuds du sang ou de l’amitié : cette affection s’exprime avec peu de vivacité, mais d’une manière naturelle et vraie. La longue et étroite amitié qui l’unit avec le lord Sheffield et avec M. Deyverdun, est une preuve de l’attachement qu’il était capable de sentir et d’inspirer, et l’on conçoit sans peine que l’on pût s’attacher solidement à un homme dont le cœur sans passion versait dans la société de ses amis tout ce qu’il possédait de sensibilité ; dont l’esprit aimait à les faire jouir de ses solides agréments, et dont l’âme honnête et modérée, si elle n’a pas donné beaucoup de chaleur à son esprit, n’en a presque jamais du moins obscurci les vives lumières.

La tranquillité d’âme de Gibbon fut cependant troublée, dans les dernières années de sa vie, par le spectacle de notre révolution, contre laquelle, après quelques moments d’espérance, il se tourna avec une telle chaleur, qu’aucun de ceux que nos troubles avaient chassés de la France et qui le virent à Lausanne ne pouvait égaler sa vivacité à cet égard. Il s’était pendant quelque temps brouillé avec M. Necker ; mais la  connaissance qu’il avait du caractère et des intentions de cet homme vertueux, ses malheurs et les sentiments de douleur qu’il partageait avec Gibbon sur les maux de la France, renouèrent bientôt les liens de leur ancienne amitié. L’effet de la révolution avait été pour lui ce qui a été pour beaucoup d’hommes éclairés sans doute, mais qui avaient écrit d’après leurs réflexions plutôt que d’après une expérience qu’ils ne pouvaient avoir ; elle le fit revenir avec exagération sur des opinions qu’il avait longtemps soutenues. J’ai pensé quelquefois, dit-il dans ses Mémoires, à l’occasion de la révolution, à écrire un Dialogue des Morts, dans lequel Voltaire, Érasme et Lucien, se seraient, mutuellement avoué combien il est dangereux d’exposer une ancienne superstition au mépris d’une multitude aveugle et fanatique. C’est sûrement en sa qualité de vivant que Gibbon ne se serait pas mis en quatrième dans le Dialogue et dans les aveux. Il soutenait alors n’avoir attaqué le christianisme que parce que les chrétiens détruisaient le polythéisme, qui était l’ancienne religion de l’empire. L’Église primitive, écrit-il au lord Sheffield, dont j’ai parlé un peu familièrement était une innovation, et j’étais attaché à l’ancien établissement du paganisme. Il aimait tellement à professer son respect pour les anciennes institutions, que quelquefois, en plaisantant à la vérité, il s’amusait à défendre l’inquisition.

Il avait reçu, en 1791, à Lausanne, une visite du lord Sheffield accompagné de sa famille ; il avait promis de la lui rendre promptement en Angleterre : cependant les troubles de la révolution toujours croissants, et la guerre qui rendait toutes les routes dangereuses, son énorme grosseur, et des incommodités longtemps négligées, qui tous les jours lui rendaient le mouvement plus difficile, lui faisaient remettre de mois en mois cette effrayante entreprise ; mais enfin, en 1793, sur la nouvelle de la mort de lady Sheffield, qu’il aimait tendrement et qu’il appelait sa sœur, il partit sur-le-champ pour aller consoler son ami, au mois de novembre de cette année. Six mois environ après son arrivée en Angleterre, ces incommodités, dont l’origine remontait, à ce qu’il parait, à plus de trente ans, s’accrurent à un tel point qu’elles l’obligèrent à subir une opération qui, plusieurs fois renouvelée, lui laissa l’espérance de la guérison jusqu’au 16 janvier 1794, qu’il mourut sans inquiétude comme sans douleur.

Gibbon laissa une mémoire chère à ceux qui l’ont connu, et une réputation établie dans toute l’Europe. Son Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain peut, dans quelques parties négligées, laisser trop voir la fatigue d’un si long travail : on peut désirer un peu plus de cette vivacité d’imagination qui transporte le lecteur au milieu des scènes qu’on lui décrit, de cette chaleur de sentiment qui l’y place, pour ainsi dire, comme acteur avec ses passions et ses intérêts personnels ; on y peut trouver entre la vertu et le vice poussés quelquefois trop loin, et regretter que cette pénétration ingénieuse, qui décompose et démêle si bien les diverses parties des faits, n’ait pas plus souvent laissé la place à ce génie vraiment philosophique qui les réunit au contraire en un même corps, et donne ainsi plus de réalité et de vie à des objets qu’il présente dans leur ensemble. Mais nul ne pourra s’empêcher d’être frappé de la netteté d’un si vaste tableau, des vues presque toujours justes et quelquefois profondes qui l’accompagnent, de la clarté de ces développements qui fixent l’attention sans la fatiguer, où rien de vague ne trouble et n’embarrasse l’imagination ; enfin de la rare étendue de cet esprit, qui, parcourant le vaste champ de l’histoire, en examine les parties les plus secrètes, le montre sous tous les points de vue d’où il peut être considéré ; et faisant, pour ainsi dire, tourner le lecteur autour des événements et des hommes, lui prouve que les vues incomplètes sont toujours fausses ; et que sans un ordre de choses où tout se lie et se combine, il faut tout connaître, pour avoir le droit de juger le moindre détail. C’est à la pénétration de l’historien, à cette admirable sagacité qui devine et fait suivre la marche réelle des faits, en mettant au grand jour leurs causes les plus éloignées, qu’est dû cet intérêt de narration qui règne dans tout le cours de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain ; et, l’on ne saurait, à mon avis, accorder trop d’estime ni trop d’éloges à cette immense variété de connaissances et d’idées, au courage qui a entrepris de les mettre en œuvre, à la constance qui en est venue à bout : enfin à cette liberté d’esprit qui ne se laisse enchaîner ni par les institutions ni par les temps, et sans laquelle il n’y a ni grand historien ni véritable histoire. Il ne reste plus qu’un mot à ajouter pour la gloire de Gibbon : un tel ouvrage, avant lui, n’était pas fait, et, quoiqu’on pût y reprendre ou y perfectionner dans quelques parties, après lui il ne reste plus à faire.

 

Préface de l’auteur.

Mon intention n’est pas de m’étendre sur la variété et sur l’importance du sujet que j’ai entrepris de traiter ; le mérite du choix ne servirait qu’à mettre dans un plus grand jour et à rendre moins pardonnable la faiblesse de l’exécution. Mais, en donnant au public cette première partie de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, je crois devoir expliquer en peu de mots la nature de cet ouvrage et marquer les limites du plan que j’ai embrassé.

On peut diviser en trois périodes les révolutions mémorables, qui, dans le cours d’environ treize siècles, ont sapé le solide édifice de la grandeur romaine, et l’ont enfin renversé.

1° Ce fut dans le siècle de Trajan et des Antonins que la monarchie romaine, parvenue au dernier degré de sa force et de son accroissement, commença de pencher vers sa ruine. Ainsi, la première période s’étend depuis le règne de ces princes jusqu’à la destruction de l’empire d’Occident par les armes des Germains et des Scythes, souche grossière et sauvage dès nations aujourd’hui les plus polies de l’Europe. Cette révolution extraordinaire, qui soumit Rome à un chef des Goths, fut accomplie dans les premières années du sixième siècle.

2° On peut fixer le commencement de la seconde période à celui du règne de Justinien, qui, par ses lois et par ses victoires, rendit à l’empire d’Orient un éclat passager. Elle renfermé l’invasion des Lombards en Italie, la conquête des provinces romaines de l’Asie et de l’Afrique par les Arabes qui avaient embrassé la religion de Mahomet, la révolte du peuple romain contre les faibles souverains de Constantinople, et l’élévation de Charlemagne qui, en 800, fonda le second empire d’Occident, autrement dit l’empire germanique.

   La dernière et la plus longue ces périodes. contient environ six siècles et demi depuis le renouvellement de l’empire en Occident jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs, et l’extinction de la race de ces princes dégénérés, qui se paraient des vains titres de César et d’Auguste, tandis que leurs domaines étaient circonscrits dans les murailles d’une seule ville, où l’on ne conservait même aucun vestige de la langue et des mœurs des anciens Romains. En essayant de rapporter les événements de cette période, on se verrait obligé de jeter un coup d’œil sur l’histoire générale des croisades considérées du moins comme ayant contribué à la chute de l’empire grec. Il serait difficile aussi d’interdire à la curiosité quelques recherches sur l’état où se trouvait la ville de Rome au milieu des ténèbres et de la confusion du moyen âge.

En hasardant, peut-être avec trop de précipitation la publication d’un ouvrage, à tous égards imparfait, j’ai senti que je contractais l’engagement de terminer au moins là première période, et de présenter au public une Histoire complète de la décadence et de la chute des Romains, depuis le siècle des Antonins jusqu’à la destruction de l’empire en Occident. Quelles que puissent être mes espérances, je n’ose rien promettre au sujet des périodes suivantes : l’exécution du vaste plan que j’ai tracé remplirait le long intervalle qui sépare l’histoire ancienne de l’histoire moderne ; mais il exigerait plusieurs années de santé, de loisir et de persévérance.

Iam provideo animo, velut qui proximis litori vadis inducti mare pedibus ingrediuntur, quidquid progredior, in vastiorem me altitudinem ac velut profundum invehi et crescere paene opus, quod prima quæque perficiendo minui videbatur.

Mon esprit s'effraie de l'avenir : je suis comme un homme qui, des bas-fonds voisins du rivage, descendrait à pied dans la mer ; plus j'avance, plus je vois s'ouvrir devant moi de vastes profondeurs et comme un abîme sans fond ; il semble que ma tâche s'agrandisse au lieu d'avancer, vers sa fin, comme je le croyais, à mesure que j'en achevais les premières parties

Tite-Live, l. XXXI, c. I.

 

Avertissement de l’auteur.

LE soin et l’exactitude dans la recherche des faits, sont le seul mérite dont un historien puisse se glorifier, si toutefois, il y a quelque mérite à remplir un devoir indispensable. Il doit donc m’être permis de déclarer que j’ai soigneusement examiné toutes les sources premières propres à me fournir quelques éclaircissements sur le sujet que j’ai entrepris de traiter. Si je parviens un jour à exécuter, dans toute son étendue, le plan dont j’ai tracé l’esquisse, dans ma préface, je terminerai peut-être mon ouvrage par des recherches critiques sur tous les auteurs que j’aurai consultés dans le courant de mon travail ; et bien qu’à certains égards une semblable entreprise parût prêter au reproche d’ostentation, je n’en suis pas moins persuadé qu’elle pourrait offrir des résultats aussi intéressants qu’instructifs.

Je ne me permettrai maintenant qu’une seule observation : les biographes qui, sous les règnes de Dioclétien et de Constantin, ont composé ou plutôt compilé les vies des empereurs, depuis Adrien jusqu’aux  fils de Carus, sont ordinairement connus sous les noms d’Ælius Spartien, de Jules Capitolin, d’Ælius Lampride, de Vulcatius Gallicanus, de Trebellius Pollion et de Flavius Vopiscus ; mais il se trouve tant de confusion dans les titres des manuscrits, et il s’est élevé parmi les critiques tant de disputes concernant leurs noms, leur nombre, et la part respective qu’ils ont eue à ce travail (Voyez Fab., Bib. lat., l. III, c. 6), que je les ai cités, pour la plupart, sans distinction, sous le titre général et connu de l’Histoire Auguste.

 

 

 



[1] D. R. Watson’s Apology for christianity, in a series of letters to Edw. Gibbon, 1776, in-8°.

[2] J. Chelsum’s DD. :  remarks on the two last chapters of the first vol. of Mr. Gibbon’s History, etc. Oxford, 2e édit., 1778, in-8°.

[3] East Apthorp’s Letters on the prevalence of christianity before its civil establishment, with observations on Mr. Gibbon’s History, etc. 1778, in-8°.

[4] Letters to Edw. Gibbon, 2e édit., Londres, 1785, in-8°.

[5] H. Kett’s a Sermons at Bampton’s lecture, 1791. H. Kett’s a representation of the conduct and opinions of the primitive christians, with remarks on certain affections of Mr. Gibbon and D. Priestley, in eight Sermons.

[6] A vindication of nome passages in the XV and XVI chapters of the History of the Decline and Fall of the Roman Empire. La 2e édit., dont je me suis servi, est de Londres, 1779.

[7] Die ausbreitung des Christenthums aus natürlichen ursachen von W. S. von Walterstern. Hambourg, 1788, in-8°.

[8] Die ausbreitung der Christlichen religion von J. B. Luderwald, Helmstædt, 1788, in-8°.

[9] La lettre dans laquelle Gibbon annonça à mademoiselle Curchod l’opposition que son père mettait à leur mariage, existe en manuscrit. Les premières pages sont tendres et tristes, comme on doit les attendre d’un amant malheureux ; mais les dernières deviennent peu à peu calmes, raisonnables, et la lettre finit par ces mots : C’est pourquoi, mademoiselle, j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur, Edouard Gibbon. Il aimait véritablement Mademoiselle Curchod ; mais on aime avec son caractère, et celui de Gibbon se refusait au désespoir de l’amour.

[10] Voyez la lettre CXC. Je compte, dit-il, find myself (me trouver) in London on, or before the first of august.