Édouard GIBBON
Entièrement revue et corrigée, précédée d’un notice sur la vie et le caractère de Gibbon, et accompagnée de notes critiques et historiques relatives, pour la plupart, à l’histoire de la propagation du christianisme.
Traduit de l’anglais
par François Guizot
Table des matièresPréface de l'éditeurÀ l'éditeur — SuardNotice sur la vie et le caractère de GibbonPréface de l'auteurAvertissement de l'auteurPréface de l’éditeurUN bon ouvrage à réimprimer, une traduction défectueuse à
revoir, des omissions et des erreurs d’autant plus importantes à rectifier
dans une histoire fort étendue, que, perdues en quelque sorte dans le nombre
immense de faits qu’elle contient, elles sont éminemment propres à tromper
les lecteurs superficiels qui croient tout ce qu’ils ont lu, et même les
lecteurs attentifs qui ne sauraient étudier tout ce qu’ils lisent ; tels
sont les motifs qui m’ont déterminé à publier cette nouvelle édition de l’Histoire de Cette période de l’Histoire a été l’objet des études et
des travaux d’une multitude d’écrivains, de savants, dé philosophes même. La
décadence graduelle de la domination la plus extraordinaire qui ait envahi et
opprimé lé monde; la chute du plus vaste des empires élevé sur les débris de
tant de royaumes, de républiques, d’États barbares ou civilisés, et formant à
son tour, par son démembrement, tune multitude d’États, de républiques et de
royaumes ; l’anéantissement de la religion de Un grand destin commence, un grand destin s’achève. Aussi l’érudition, l’esprit philosophique et l’éloquence, se sont-ils appliqués, comme à l’envi, soit à débrouiller, soit à peindre les ruines de ce vaste édifice dont la chute avait été précédée et devait être suivie de tant de grandeur. MM. de Tillemont, Lebeau, Ameilhon, Pagi, Eckhel, et un grand nombre d’autres écrivains français et étrangers, en ont examiné toutes les parties : ils se sont enfoncés au milieu des décombres pour y chercher des faits, des renseignements, des détails, des dates ; et, à l’aide d’une érudition plus ou moins étendue, d’une critique plus ou moins éclairée, ils ont en quelque sorte rassemblé et arrangé de nouveau tous ces matériaux épars. Leurs travaux sont d’une incontestable utilité, et je n’ai garde de vouloir en diminuer le mérite ; mais en s’y enfonçant, ils s’y sont quelquefois ensevelis : soit qu’ils eussent volontairement borné l’objet et le cercle de leurs études, soit que la nature même de leur esprit les resserrât, à leur insu, dans de certaines, limites, en s’occupant de la recherche des faits, ils ont négligé l’ensemble des idées ; ils ont fouillé et éclairé les ruines sans relever le monument ; et le lecteur ne trouve point dans leurs ouvrages ces vues générales qui nous aident à embrasser d’un coup d’œil une grande étendue de pays, une longue série de siècles, et qui nous font distinguer nettement, dans les ténèbres du passé la marche de l’espèce humaine changeant sans cesse de forme et non de nature, de mœurs et non de passions, arrivant toujours aux mêmes résultats par des routes toujours diverses ; ces grandes vues enfin qui constituent la partie philosophique de l’histoire, et sans lesquelles elle n’est plus qu’un amas, de faits incohérents, sans résultat comme sans liaison. Montesquieu, en revanche, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, jetant de toutes parts le coup d’œil du génie, a mis en avant sur ce sujet une foule d’idées toujours profondes, presque toujours neuves, mais quelquefois inexactes, et moins appuyées sur la véritable nature et la dépendance réelle des faits, que sur ces aperçus rapides et ingénieux auxquels un esprit supérieur s’abandonne trop aisément, parce qu’il trouve un vif plaisir à manifester sa puissance par cette espèce de création. Heureusement que, par un juste et beau privilège, les erreurs du génie sont fécondes en vérités ; il s’égare par moments dans la route qu’il ouvre ; mais elle est ouverte, et d’autres y marchent après lui avec plus de sûreté et de circonspection. Gibbon, moins fort, moins profond, moins élevé que Montesquieu,
s’empara du sujet dont celui-ci avait indiqué la richesse et l’étendue ; il
suivit avec soin le long développement de l’enchaînement progressif de ces
faits dont Montesquieu avait choisi et rappelé quelques-uns, plutôt pour y
rattacher ses idées que pour faire connaître au lecteur leur marche et leur
influence réciproques. L’historien anglais, éminemment doué de cette
pénétration qui remonte aux causes, et de cette sagacité qui démêle parmi les
causes vraisemblables celles qu’on peut regarder comme vraies ; né dans
un siècle où les hommes éclairés étudiaient curieusement toutes les pièces
dont se compose la machine sociale, et s’appliquaient à en reconnaître la
liaison le jeu, l’utilité, les effets et l’importance ; placé par ses
études et par l’étendue de son esprit au niveau des lumières de son siècle,
porta dans ses recherches sur la partie matérielle de l’histoire, c’est-à-dire,
sur les faits eux-mêmes, la critique d’un érudit judicieux ; et dans ses
vues sur la partie morale, c’est-à-dire, sur les rapports qui lient les événements
entre eux et les acteurs aux événements, celle d’un philosophe habile. Il
savait que l’histoire, si elle se borne à raconter des faits, n’a plus que
cet intérêt de curiosité qui attache les hommes aux actions des hommes, et
que, pour devenir véritablement utile et sérieuse, elle doit envisager la
société dont elle retrace l’image, sous les divers points de vue d’où cette
société peut être considérée par l’homme d’État, le guerrier, le magistrat,
le financier, le philosophe, tous ceux enfin que leur position ou leurs
lumières rendent capables d’en connaître les différends ressorts. Cette idée,
non moins juste que grande, a présidé, si je ne me trompe, à la composition
de l’Histoire de Le succès de cet ouvrage dans un siècle qui avait produit
Montesquieu, et qui possédait encore, lors de sa publication, Hume, Robertson
et Voltaire, prouve incontestablement son mérite ; la durée de ce
succès, qui s’est constamment soutenu depuis, en est la confirmation. En
Angleterre, en France, en Allemagne, c’est-à-dire, chez les nations les plus
éclairées de l’Europe, on cite toujours Gibbon comme une autorité ; et
ceux même qui ont découvert dans son livre des inexactitudes, ou qui n’approuvent
pas toutes ses opinions, ne relèvent ses erreurs et, ne combattent ses idées
qu’avec des ménagements pleins de réserve, dus à un mérite supérieur. J’ai eu
occasion, dans mon travail, de consulter les écrits de philosophes qui ont
traité des finances de l’empire romain, de savants qui en ont étudié la
chronologie, de théologiens qui ont approfondi l’histoire ecclésiastique, de
jurisconsultes qui ont étudié avec soin la jurisprudence romaine, d’orientalistes
qui se sont beaucoup occupés des Arabes et du Coran, d’historiens modernes
qui ont fait de longues recherches sur les croisades et sur leur influence :
chacun de ces écrivains a remarqué et indiqué dans l’Histoire de Je n’ai donc cherché dans mes notes qu’à rectifier les
faits qui m’ont paru faux ou altérés, et à suppléer ceux dont l’omission
devenait une source d’erreurs. Je suis loin de croire que ce travail soit
complet ; je me suis bien gardé même de l’appliquer à l’Histoire de On a beaucoup écrit sur et contre Gibbon : dés que
son ouvrage parut, il fut commenté comme l’aurait été un manuscrit
ancien ; à la vérité les commentaires étaient des critiques. Les théologiens
surtout avaient à se plaindre de la manière dont y était traitée l’histoire
ecclésiastique ; ils attaquèrent les chapitres XV et XVI, quelquefois
avec raison, souvent avec amertume, presque toujours avec des armes
inférieures à celles de leur adversaire, qui possédait et plus de
connaissances et plus de lumières et plus d’esprit, autant du moins que j’en
puis juger par ceux de leurs travaux que j’ai été à portée d’examiner. Le
docteur R. Watson, depuis évêque de Landaff, publia une série de Lettres ou Apologie
du Christianisme, dont la modération et le mérite sont reconnus par
Gibbon lui-même[1].
Priestley écrivit une Lettre à un incrédule
philosophe, contenant un tableau des preuves de la religion révélée, avec des
observations sur les deux premiers volumes de M. Gibbon. Le docteur
White, dans une suite de sermons dont le docteur S. Badcock fut, dit-on, le
véritable auteur, et dont M. White ne fit que fournir les matériaux, traça un
tableau comparatif de la religion chrétienne et du mahométisme (1re
éd., 1784, in-8°), où il combattit souvent Gibbon, et dont Gibbon lui-même a
parlé avec estime (dans les Mémoires de
sa vie, p. 167 du 1er vol. des Œuvres Mêlées, et dans ses Lettres, nos 82, 83, etc.). Ces trois
adversaires sont les plus recommandables de ceux qui ont attaqué notre
historien : une foule d’autres écrivains se joignirent à eux. Sir David
Dalrimple, le docteur Chelsum, chapelain de l’évêque de Worcester[2] ; M. Davis,
membre du collège de Bailleul, à Oxford ; M. East Apthorp, recteur de Saint-Mary-le-Bow, à Londres[3] ; J. Beaitie, M.
J. Milner, M. Taylor, M. Travis, prébendaire de Chester et vicaire d’Eastham[4] ; le docteur
Whitaker, un anonyme qui ne prit que le nom de l’anonymous gentleman ; K. H. Kett[5], etc., etc., prirent
parti contre le nouvel historien ; il répondit à quelques-uns d’entre
eux par une brochure intitulée : Défense de quelques passages des chapitres XV
et XVI de l’Histoire de Quelques peines que je me sois données, je n’ai pu me procurer qu’une bien petite partie de ces ouvrages : ceux du docteur Chelsum, de. M. Davis, de M. Travis et de l’anonyme, sont les seuls que j’aie été à portée de lire ; j’en ai tiré quelques observations intéressantes, et quand je n’ai pu ni les étendre ni les appuyer sur de plus fortes autorités, j’ai indiqué à qui je les devais. Ce n’est pas seulement en Angleterre que Gibbon a été commenté ; F. A. G. Wenck, Professeur de droit à Leipzig, savant très estimable, en entreprit une traduction allemande, dont le premier volume parut à Leipzig, en 1779, et y ajouta des notes pleines d’une érudition non moins vaste qu’exacte ; j’en ai tiré un grand parti : malheureusement M. Wenck ne continua pas son entreprise ; les volumes suivants ont été traduits par M. Schreiter, professeur à Leipzig, qui n’y a joint qu’un très petit nombre de notes assez insignifiantes. M. Wenck annonçait dans sa préface qu’il publierait des dissertations particulières sur les chapitres XV et XVI, dont l’objet serait d’examiner le tableau tracé par Gibbon, de la propagation du christianisme ; il est mort, il y a deux ans, sans avoir lait connaître ce travail. Avant d’être informé de sa mort, je-lui avais écrit pour lui en demander la communication ; son fils m’a répondu qu’on ne l’avait point trouvé dans les papiers de son père. Il existe une autre traduction allemande de Gibbon que je ne connais pas ; on m’a dit qu’elle ne contenait. point de notes nouvelles. Plusieurs théologiens allemands, comme M. Walterstern[7], M. Luderwald[8], etc., ont combattu Gibbon en traitant spécialement de l’histoire de l’établissement et de la propagation du christianisme ; je ne connais que les titres de leurs ouvrages. M. Hugo, professeur de droit à Gœttingue, a publié, en 1789, une traduction du chapitre XLIV, où Gibbon traite de la jurisprudence romaine, avec des notes critiques : j’en ai emprunté quelques-unes ; mais ces notes renferment en général peu de faits, et ne sont pas toujours suffisamment étayées de preuves. En français, je n’ai lu qu’une espèce de Dissertation contre Gibbon, insérée dans le septième volume du Spectateur français ; elle m’a paru assez médiocre, et contient plutôt des raisonnements que des faits. Tels sont, du moins à ma connaissance, les principaux
ouvrages dont l’Histoire de On me pardonnera, j’espère, de donner ici ces détails ; je dois à la vérité l’indication des ouvrages sans lesquels je n’aurais pu exécuter ce que j’avais entrepris ; et nommer les savants qui ont été, pour ainsi dire, mes, coopérateurs, est sans doute le meilleur moyen d’inspirer pour moi-même quelque confiance. Qu’il me soit permis de déclarer encore tout ce que je dois aux conseils d’un homme non moins éclairé en général que versé en particulier dans les recherches dont j’ai eu à m’occuper. Sans les secours que j’ai puisés dans les directions et dans la bibliothèque de M. Stapfer, j’aurais été fort souvent embarrassé pour découvrir les ouvrages qui pouvaient me fournir des renseignements sûrs, et j’en aurais sans doute ignoré plusieurs : il m’a prêté la fois ses lumières et ses livres. Tout mon regret, si l’on trouve quelque mérite dans mon travail, sera de ne pouvoir faire connaître précisément combien est considérable la part qui lui en est due. J’avais espéré pouvoir offrir aussi aux lecteurs, en tête
de cette édition, une Lettre sur la vie
et le caractère de Gibbon, que m’avait promise une amitié dont je m’honore.
On trouvera à l’a suite de cette Préface l’explication des raisons qui se
sont opposées à l’entier accomplissement de cette promesse. J’ai tâché d’y
suppléer ; du moins en partie, en employant scrupuleusement, dans Il ne me reste plus qu’à dire un mot de la révision de la
traduction. Cette révision est l’ouvrage d’une personne qui me tient de trop
prés pour qu’il me soit permis de parler d’elle autrement que pour indiquer
ce qu’elle a fait. Plusieurs traducteurs avaient successivement concouru à l’interprétation
de l’Histoire de Un tel travail a dû nécessairement être long, minutieux et
difficile ; on ne peut guère, ce me semble, en méconnaître l’utilité. Maintenant,
si la traduction de l’Histoire de Nota. On a laisse subsister dans cette nouvelle édition les mesures et les monnaies anglaises, comme le mille, la livre sterling, etc. La réduction en mesurés et en monnaies françaises eût entraîné des fractions incommodes, et ce travail a paru peu nécessaire. 0n n’a pas touché lion plus aux divisions politiques de l’Europe qui existaient du temps de Gibbon, ni aux remarques qui en sont l’objet : les changements arrivés depuis vingt ans sont tels, qu’on n’aurait pu en tenir compte qu’en multipliant beaucoup les notes, et ces notes n’auraient rien appris aux lecteurs, qui, s’occupant des révolutions des siècles passés, n’ont pas besoin qu’on les instruise de celles dont ils ont été lés témoins. À l’éditeurVous avez désiré, Monsieur, que je vous
communiquasse mes idées sur Edouard Gibbon, et j’ai cédé un peu légèrement à
l’invitation que vous m’en avez faite. Vous avez pensé qu’ayant connu,
personnellement cet écrivain, je devais avoir sur sa personne et son
caractère quelques vues que ne pouvaient avoir ceux qui ne connaissaient que
ses ouvrages. Je l’ai pensé comme vous, et je n’ai été détrompé qu’au moment
où cherchant à rassembler mes idées, j’ai voulu mettre la main à la plume. J’ai vu Gibbon à Londres, à Paris et dans
sa jolie retraite de Lausanne ; mais dans ces différentes relations, je
n’ai traité qu’avec l’homme de lettres et l’homme du monde. J’ai pu juger la
nature de son esprit, ses opinions littéraires, son ton et ses manières dans
la société ; mais je n’ai eu avec lui aucune relation particulière qui
ait pu me mettre dans la confidence de ces sentiments intimes, de ces traits
de caractère qui distinguent un homme, et qui, par leur rapprochement,
souvent même par leur contraste avec les détails de la conduite, peuvent
rendre à la fois plus piquant et plus vrai le portrait qu’on se propose d’en
tracer. En recueillant mes souvenirs, il me serait
aisé, sans doute, de relever dans la personne, le maintien, la manière de parler
de Gibbon, quelques singularités ou quelques négligences qui faisaient
sourire une malignité frivole, et consolaient la médiocrité des qualités
brillantes et solides que Gibbon déployait dans la conversation. À quoi peut
être bon de rappeler aujourd’hui qu’un grand écrivain avait une figure
irrégulière, un nez qui s’effaçait par la proéminence de ses joues, un corps
volumineux porté sur deux jambes très illicites, et qu’il prononçait avec
affectation et d’un ton de fausset la langue française, qu’il parlait d’ailleurs
avec une correction peu commune ? Ses défauts personnels sont ensevelis
à jamais dans la tombe ; mais il reste de lui un ouvrage immortel, qui
seul mérite aujourd’hui d’occuper tous les esprits raisonnables. Il nous a d’ailleurs transmis dans ses
propres Mémoires sur sa vie et sur ses écrits,
tous les détails qui peuvent intéresser encore, et le recueil de ses Lettres, le
Journal de
ses lectures, ne nous laisseraient à ajouter que
quelques anecdotes insignifiantes ou douteuses. C’est à celui qui connaît le mieux les
écrits de Gibbon, qui a étudié avec le plus d’attention son Histoire de Permettez-moi donc de remettre à vos soins
cette Notice dont je m’étais chargé : je vous envoie quelques matériaux,
quelques notes éparses, rassemblés pour cet objet. Je serai charmé que mes
souvenirs, dont je vous ai souvent fait part en conversation, s’allient ainsi
avec vos observations et vos idées. Agréez, Monsieur, les assurances de tous les sentiments d’estime profonde et de tendre attachement que je vous ai voués depuis longtemps. Signé SUARD. Notice sur la vie et le caractère de Gibbon.CE n’est pas seulement, pour satisfaire une curiosité frivole qu’il est intéressant de recueillir tous les détails relatifs au caractère des hommes connus par leurs actions publiques ou par leurs ouvrages : ces détails doivent entrer dans le jugement que nous portons sur leur conduite ou sur leurs écrits. Les hommes célèbres échappent rarement à cette sorte de méfiance inquiète qui, cherchant partout leurs sentiments secrets, nous fait attacher d’avance à tout ce que nous connaissons d’eux, une idée particulière, fondée sur l’opinion que nous nous sommes formée de leurs intentions. Il importe donc que ces intentions puissent être appréciées avec justesse, et s’il est impossible de déraciner de l’esprit des hommes cette disposition au préjugé qui semble inhérente à leur nature, on doit chercher du moins l’appuyer sur des bases solides et raisonnables. On ne saurait nier d’ailleurs que, dans certains genres d’ouvrages, l’opinion qu’on a de l’auteur ne doive influer sur celle qu’on se forme de ses écrits. L’historien, entre autres, est peut-être de tous les écrivains celui qui doit le plus au public compte de sa personne ; il s’est porté caution des écrits qu’il nous a racontés ; la valeur de cette caution doit être connue : et ce n’est pas seulement sur le caractère moral de l’historien, sur la confiance que peut inspirer sa véracité, que s’appuiera cette garantie nécessaire ; la tournure habituelle de son esprit, les opinions qu’il est le plus disposé à adopter, les sentiments auxquels il se laisse entraîner le plus aisément ; voilà de quoi se compose l’atmosphère qui l’environne, et colore à ses yeux les faits qu’il se charge de nous représenter. Je rechercherai toujours la vérité, dit Gibbon dans un de ses écrits antérieurs à ses travaux historiques, quoique jusqu’ici je n’aie guère trouvé, que la vraisemblance. C’est parmi ces vraisemblances que l’historien doit trouver, et pour ainsi dire recomposer la vérité en partie effacée. Par la main du temps, son travail est de juger de leur valeur, notre droit est d’apprécier l’arrêt d’après l’idée que nous nous formons du juge. Si l’absence des passions, la modération des goûts, cet
état moyen de fortune propre à amortir l’ambition en préservant des besoins
et des prétentions, offrent l’idée de l’homme le mieux disposé à cette
impartialité nécessaire pour écrire l’histoire, nul homme ne devait plus que
Gibbon posséder à cet égard les qualités d’un historien. Né d’une famille assez ancienne, mais sans
éclat, quoiqu’il en détaille avec complaisance dans ses Mémoires les alliances et les avantages, il ne pouvait, comme il
le dit lui-même, recevoir de ses ancêtres ni gloire ni honte (neither glory nor shame) ; et ce que ses relations
de famille offrent de plus remarquable, c’est sa parenté assez proche avec le
chevalier Acton, célèbre en Europe comme ministre du roi de Naples. Son grand-père
s’était enrichi par des entreprises commerciales qu’il avait su faire
prospérer, subordonnant, comme le dit son petit-fils, ses opinions à ses intérêts, et habillant en Flandre les troupes
du roi Guillaume, tandis qu’il eût traité bien plus volontiers avec le roi
Jacques ; mais non pas peut-être, ajoute
l’historien, à meilleur marché. Moins disposé
que l’auteur de ses jours et de sa fortune à régler ses penchants sur sa
situation, le père de notre historien dissipa une partie de cette fortune qu’il
avait trop facilement acquise pour en connaître la valeur, et légua ainsi à son
fils la nécessité d’embellir son existence par des succès, et de tourner vers
un but important l’activité d’un esprit que, dans une situation plus
avantageuse, le calme de son imagination et de son âme aurait peut-être
laissé sans emploi fixe et déterminé. Cette activité d’esprit s’était manifestée
dès son enfance, dans les intervalles que lui laissaient une santé très
faible, et les infirmités presque continuelles dont il fut assiégé jusqu’à l’âge
de quinze ans : à cette époque, sa santé se fortifia tout à coup, sans que
depuis il ait ressenti d’autres maux que la goutte, et une incommodité
peut-être accidentelle, mais qui, longtemps négligée, a fini par causer sa
mort. La langueur, si peu naturelle à l’enfance et à la jeunesse, en réprimant
les saillies de l’imagination, facilite à cet âge l’application toujours
moins pénible à la faiblesse qu’à la légèreté ; mais la mauvaise santé
du jeune Gibbon servant de prétexte à l’indolence de son père et à l’indulgence
d’une tante qui s’était chargée de le soigner pour n’avoir point à s’inquiéter
de son éducation, toute son activité se tourna vers le goût de la lecture,
occupation qui favorise la paresse et la curiosité de l’esprit en le
dispensant d’une étude assidue et régulière, mais dont une mémoire heureuse
fit pour le jeune Gibbon le fondement des vastes connaissances que dans la
suite il travailla à acquérir. L’histoire fut son premier penchant, et devint
ensuite son goût dominant ; il y portait même déjà cet esprit de
critique et, de scepticisme qui a fait depuis un des caractères distinctifs
de sa manière de la considérer, et de l’écrire. A l’âge de quinze ans, il
voulut entreprendre un ouvrage d’histoire : c’était le Siècle de Sésostris ; son but n’était
point, comme on aurait dû le supposer de la part d’un jeune homme de quinze
ans, de peindre les merveilles du règne d’un conquérant, mais de déterminer
la date probable de son existence.
Dans le système qu’il avait choisi, et qui fixait le règne de Sésostris
environ vers le temps de celui de Salomon, une seule objection l’embarrassait ;
et la manière dont il s’en tirait, ingénieuse comme il le dit lui-même pour
un jeune homme de cet âge, est curieuse, en ce qu’elle annonce l’esprit qui
devait présider un jour à la composition historique sur laquelle repose sa
réputation. Voici le détail tel qu’il est rapporté dans ses Mémoires. Dans
la version des livres sacrés, dit-il, le
grand-prêtre Manéthon fait une seule et même personne de Séthosis ou Sésostris,
et du frère aîné de Danaüs, qui débarqua en Grèce, selon les marbres de
Paros, quinze cent dix ans avant Jésus-Christ ; mais selon ma supposition,
le grand-prêtre s’est rendu coupable d’une erreur volontaire. La flatterie
est mère du mensonge ; l’histoire d’Égypte de Manéthon est dédiée à
Ptolémée Philadelphe, qui faisait remonter son origine ou fabuleuse ou
illégitime aux rois macédoniens de la race d’Hercule. Danaüs est un des ancêtres
d’Hercule, et la branche aînée ayant manqué, ses descendants, les Ptolémées,
se trouvaient les seuls représentants de la famille royale, et pouvaient prétendre
par droit d’héritage au trône qu’ils occupaient par droit de conquête.
Un flatteur pouvait donc espérer de faire sa cour en représentant Danaüs, la
tige des Ptolémées, comme le frère des rois d’Égypte ; et dès qu’un mensonge
avait pu être utile, Gibbon supposait le mensonge. Le Siècle de Sésostris fut discontinué, jeté au feu plusieurs années
après, et Gibbon renonça à concilier les antiquités judaïques, égyptiennes et
grecques, perdues, dit-il, dans un
nuage éloigné : mais ce fait, qu’il a conservé, m’a paru remarquable en
ce qu’il me semble y reconnaître déjà l’historien de Un esprit si inquisitif,
livré à ses propres idées, ne devait laisser sans examen aucun des objets dignes,
d’attirer son attention ; la même curiosité qui lui donnait le goût des
controverses historiques, l’avait jeté dans les controverses religieuses ;
cette indépendance d’opinions qui nous dispose à la révolte contre l’empire
que semble vouloir prendre sur nous une opinion généralement adoptée, fut
peut-être ce qui le détermina un instant contre la religion de son pays, de ses
parents et de ses maîtres : fier de supposer qu’il avait à lui seul trouvé la
vérité, Gibbon à seize ans se fit catholique. Différentes circonstances
avaient amené sa conversion ; l’Histoire
des Variations des Églises protestantes, par Bossuet, l’accomplit
entièrement ; et du moins, dit-il, je succombai
sous un noble adversaire. Pour la seule fois de sa vie, entraîné par
un mouvement d’enthousiasme dont le résultat a peut-être contribué à le
dégoûter des mouvements de ce genre, il fit son abjuration à Londres, entre
les mains d’un prêtre catholique, le Le genre de punition qu’on avait choisi était bien propre à produire, sur un caractère tel que celui de Gibbon, l’effet qu’on en attendait. Dévoué à l’ennui par son ignorance de la langue française, qu’on parlait à Lausanne, mis à la gêne par la modicité de la pension à laquelle l’avait réduit le mécontentement de son père, exposé à toutes sortes de privations par l’avarice de madame Pavilliard, femme du ministre, qui le faisait mourir de faim, et de froid sentit s’amollir la généreuse ardeur avec laquelle il avait espéré d’abord se sacrifier à la cause qu’il embrassait, et chercha de bonne foi des arguments qui pussent le ramener à une croyance moins pénible à soutenir. Il est rare qu’en fait d’arguments on cherche inutilement ce qu’on désire ardemment de trouver. Le ministre Pavilliard s’applaudissait de ses progrès sur l’esprit de son catéchumène qui l’aidait de ses propres réflexions, et qui fait mention du transport dont il se sentit saisi en découvrant, par ses propres lumières, un argument contre la transsubstantiation. Cet argument amena sa rétractation, qui fut faite d’aussi bon cœur et d’aussi bonne foi, à Noël 1754, que l’avait été dix-huit mois auparavant son abjuration. Gibbon avait alors dix sept ans et demi : ces variations, qui dans un âge plus avancé annonceraient un esprit léger et irréfléchi, ne prouvent, à celui qu’il avait alors, qu’une imagination mobile et un esprit avide de la vérité, mais qu’on avait laissé se dépouiller trop tôt peut-être de ces préjugés, sauvegarde à un âge où les principes ne peuvent encore être fondés sur la raison. Ce fut alors, dit Gibbon en rappelant cet événement, que je suspendis mes recherches théologiques, me soumettant avec une foi implicite aux dogmes et aux mystères adoptés par le consentement général des catholiques et des protestants. Un passage si rapide, d’une opinion à l’autre avait déjà, comme on le voit, ébranlé sa conviction sur toutes les deux. L’expérience de ces arguments adoptés d’abord avec tant de confiance et rejetés ensuite, devait lui laisser une grande disposition à douter des arguments qui lui paraissaient à lui-même les plus solides, et son scepticisme sur toute espèce de croyance religieuse eut peut-être pour première cause l’enthousiasme religieux qui lui fit secouer d’abord les idées de son enfance pour s’attacher à une croyance qui n’était pas celle qu’on lui avait enseignée. Quoi qu’il en soit, Gibbon paraît avoir regardé comme une des circonstances les plus avantageuses de sa vie celle, qui réveillant l’attention, de ses parents, les força à user plus sévèrement de leur autorité pour le soumettre, déjà un peu tard à la vérité, à un plan régulier d’éducation et d’études. Le ministre Pavilliard, homme raisonnable et instruit, n’avait pas borné ses soins à la croyance religieuse de son élève ; il avait promptement acquis de l’ascendant sur un caractère facile à conduire, et en avait profité pour régler dans le jeune Gibbon cette active curiosité à laquelle il ne manquait que d’être dirigée vers les véritables sources de l’instruction ; mais le maître, ne pouvant que les indiquer, laissa bientôt son élève marcher seul dans une route où il n’était pas assez fort pour le suivre : et l’esprit du jeune Gibbon, fait pour l’ordre et la méthode, prit dès lors, soit dans ses études, soit dans ses réflexions, cette marche régulière et suivie qui l’a si souvent conduit à la vérité, et qui l’aurait toujours empêché de s’en écarter, si une subtilité excessive, et une dangereuse facilité à prendre des préventions avant d’avoir, étudié et réfléchi, ne l’eussent quelquefois induit en erreur. On avait imprimer, depuis sa mort, un volume des Extraits raisonnés de ses Lectures, dont les premiers datent à peu près de cette époque où il commença à suivre le plan d’études que lui avait indiqué le ministre Pavilliard. Il est impossible de ne pas être frappé, en le parcourant, de la sagacité, de la justesse et de la finesse de cet esprit calme et raisonner qui ne s’écarte jamais de la route qu’il s’est proposé de parcourir. Nous ne devons lire que pour nous aider à penser, dit-il dans un Avertissement qui précède ces Extraits ; et, semble indiquer qu’il les destinait lui-même à l’impression. On voit en effet que ses Lectures ne sont, pour ainsi dire, que le canevas de ses pensées ; mais il suit ce canevas avec exactitude ; il ne s’occupe des idées de l’auteur, qu’autant qu’elles ont fait naître les siennes, mais les siennes ne le distraient jamais de celles de l’auteur : il marche d’une manière ferme et sûre, mais pas à pas, et sans franchir les espaces ; on ne voit point que le cours de ses réflexions l’entraîne au-delà du sujet d’où elles sont sorties, et excite en lui cette fermentation de grandes idées qu’amène presque toujours l’étude dans les esprits forts, féconds et étendus ; mais aussi rien ne se perd de ce qu’a pu lui fournir l’ouvrage dont il se rend compte ; rien ne passe sans porter d’utiles fruits ; et tout annonce l’historien qui saura tirer des faits tout ce que leurs détails connus pourront fournir à sa sagacité naturelle, sans chercher à en suppléer ou à en recomposer ces parties inconnues que l’imagination seule pourrait deviner. L’ouvrage de sa conversion achevé, Gibbon avait trouvé
dans son séjour à Lausanne plus d’agrément que n’avait dû lui en faire
espérer le premier aspect de sa situation. Si la modicité de la pension que lui
accordait son père ne permettait pas de prendre part aux plaisirs et aux
excès de ses jeunes compatriotes, qui
vont portant autour de l’Europe leurs idées et leurs habitudes pour en
rapporter dans leur patrie des ridicules et des modes, cette privation en le
confirmant dans ses goûts d’étude, en tournant son amour-propre vers un éclat
plus sûr que celui qu’il pouvait tirer des avantages de la fortune, l’avait
engagé à rechercher de préférence les sociétés plus simples et plus utiles de
la ville qu’il habitait. Un mérite facile à reconnaître lui avait fait
recevoir avec distinction, et son amour de la science l’avait mit en relation
avec plusieurs savants dont l’estime le faisait jouir d’une considération
flatteuse pour son âge, et qui a toujours été le premier de ses plaisirs.
Cependant le calme de son âme ne le mit pas entièrement à l’abri des agitations
de la jeunesse : il vit à Lausanne et aima mademoiselle Curchod, depuis madame
Necker, déjà connue alors dans le pays par son mérite et sa beauté : cet
amour fut tel que doit le ressentir un jeune homme honnête pour une jeune
personne vertueuse ; et Gibbon, qui probablement ne retrouva plus dans
la suite les mouvements qu’il lui avait fait sentir, se félicite dans ses Mémoires, avec une sorte de fierté, d’avoir été, une fois dans sa vie, capable d’éprouver un sentiment
si exalté et si pur. Les parents de mademoiselle Curchod autorisaient
ses vœux ;elle-même (que la mort de son père n’avait point encore
réduite à l’état de pauvreté où elle se trouva depuis) semblait le recevoir
avec plaisir ; mais le jeune Gibbon, rappelé enfin en Angleterre après
cinq ans de séjour à Lausanne, vit bientôt qu’il ne pouvait espérer de faire
consentir son père à cette alliance. Après un
pénible combat, dit-il, je me résignai à ma
destinée ; il ne cherche pas à étaler ni à exagérer son
désespoir ; comme amant, ajoute-t-il, je soupirai ; mais comme fils, j’obéis : et
cette spirituelle antithèse prouve qu’au temps où il écrivit ses Mémoires, il
lui restait même peu de douleur de cette blessure,
insensiblement guérie par le temps, l’absence, et les habitudes d’une vie
nouvelle[9].
Ces habitudes, moins romanesques peut-être à Londres pour un homme of fashion (un homme du monde), que ne pouvaient l’être
celles d’un jeune étudiant dans les montagnes de En 1763, deux ans après la publication de son Essai sur
l’étude de Enfin après plusieurs autres essais successivement
abandonnés, il se fixa tout à fait au projet de l’Histoire de D’ailleurs Hume et Robertson avaient comblé le nouvel
historien des témoignages d’estime les plus flatteurs : ils parurent craindre
l’un et l’autre que la manière dont il avait traité ces deux chapitres, ne
nuisit au succès de son ouvrage ; mais tous deux se prononcèrent sur son
talent d’une manière assez honorable pour que Gibbon fût autorisé à dire
modestement dans ses Mémoires, en
se félicitant d’une lettre qu’il avait reçue de Hume : Au reste, je n’ai jamais eu l’orgueil d’accepter une place
dans le triumvirat des historiens anglais. Hume, surtout, exprima la
plus grande prédilection pour l’ouvrage de Gibbon, dont les, opinions se
rapprochaient des siennes à quelques égards, et qui de son côté, préférait aussi
le talent de Hume à celui de Robertson. Quoi qu’il en soit de ce jugement, on
n’adoptera peut-être pas sans restriction celui de Hume, qui, écrivant à
Gibbon, le loue de la dignité de son style. La
dignité ne me paraît pas être le caractère du style de Gibbon, généralement épigrammatique,
et plus fort par le trait que par l’élévation. Je souscrirais plus volontiers
à celui de Robertson, qui, après avoir rendu justice à l’étendue de ses
connaissances, à ses recherches et à son exactitude, louait la clarté et l’intérêt
de sa narration, l’élégance, la force de son style, et le rare bonheur de
quelques-unes de ses expressions, bien qu’en quelques endroits il le trouvât trop travaillé, et en d’autres trop recherché. Ce défaut s’explique aisément par
la manière de travailler de Gibbon, les inconvénients qu’il avait eus à
éviter, et les modèles qu’il avait adoptés de préférence. Son premier travail
avait été laborieux ; il nous apprend qu’il refit trois fois son premier
chapitre ; deux fois le second et le troisième, et qu’il eut beaucoup de
peine à saisir le milieu entre le ton d’une plate chronique (a dull chronicle) et le ton déclamatoire d’un
rhéteur. Il nous dit ailleurs que lorsqu’il voulut écrire en français une
histoire de Suisse, qu’il avait commencé, il sentit que
soit style, au-dessus de la prose et en–dessous de la poésie, dégénérait
en une déclamation verbeuse cet
emphatique ; ce qu’il attribue à la langue qu’il avait choisie :
opinion d’autant plus singulière, que, selon qu’il nous l’apprend ailleurs,
ce fut d’un ouvrage français, les Lettres
provinciales, ouvrage qu’il relisait presque tous les ans, qu’il apprit l’art
de manier les traits d’une ironie grave et modérée.
Il ajoute dans son Essai sur Durant le cours de ses premiers travaux, Gibbon, comme je
l’ai déjà dit, était entré au parlement. La nature de son esprit, qui ne
pouvait sans quelque peine donner à ses pensées la forme la plus convenable,
le rendait peu propre à parler en public ; et le sentiment de ce défaut,
ainsi que celui de la gaucherie de ses manières, lui donnait à cet égard une
timidité qu’il ne put jamais vaincre. Il assista en silence à huit sessions
successives. N’étant ainsi lié à aucune cause, ni par l’amour-propre ni par
aucune opinion énoncée publiquement, il put avec moins de peine accepter, en
1779, une place dans le gouvernement (celle de lord commissaire du commerce et des plantations) que lui procura l’amitié
du lord Loughborough, alors M. Wedderburn. On a beaucoup reproché à Gibbon
cette acceptation, et toute sa conduite politique annonce en effet un
caractère faible et des opinions peu arrêtées : mais peut-être en
devait-on être moins blessé de la part d’un homme que son éducation durait
rendu entièrement étranger aux idées de son pays. Après cinq ans de séjour à
Lausanne, il avait, comme il le dit lui-même, cessé
d’être un Anglais. À l’âge où se forment les
habitudes, mes opinions, dit-il, mes
habitudes, mes sentiments, avaient été jetés dans un moule étranger ; il
ne me restait de l’Angleterre qu’un souvenir faible, éloigné, et presque
effacé ; ma langue maternelle m’était devenue moins familière. Il
est de fait, qu’à l’époque où il quitta Elle lui fut ôtée en 1782, par une révolution du ministère ; et ce qui doit faire penser qu’il se consola sincèrement d’un revers qui lui rendait la liberté ; c’est que, renonçant à toute ambition, et ne se laissant pas amuser aux espérances nouvelles que lui rendait une nouvelle révolution, il se décida à quitter l’Angleterre, où la modicité de sa fortune ne lui permettait plus de mener la vie à laquelle l’avait accoutumé l’aisance que lui donnait sa place, pour aller vivre à Lausanne, théâtre de ses premières peines et de ses premiers plaisirs, qu’il avait visité depuis avec une joie et fine affection toujours nouvelles. Un ami de trente ans, M. Deyverdun, lui offrit dans sa maison une habitation qui convenait à sa fortune, en même temps qu’elle le mettait à même de suppléer à la fortune plus que médiocre de cet ami : il y voyait avantage d’une société conforme à ses goûts sédentaires, et le repos nécessaire à la continuation de ses travaux. En 1783, il exécuta cette résolution dont il s’est toujours félicité depuis. Il termina à Lausanne son grand ouvrage de …… Je suis Français, Tourangeau, gentilhomme ; Je pouvais naître Turc, Limousin, paysan, dit l’Optimiste. Gibbon dit de même dans ses Mémoires : Ma place dans la vie pouvait être celle d’un esclave, d’un sauvage, on d’un paysan ; et je ne puis songer sans plaisir à la bonté de la nature, qui a placé ma naissance dans un pays libre et civilisé, dans un âge de science et de philosophie, dans une famille d’un rang honorable, et suffisamment pourvue des dons de la fortune. II se félicite ailleurs de la modicité de cette fortune, qui l’a mis dans la situation la plus propice pour acquérir par son travail une réputation honorable ; car, dit-il, la pauvreté et les mépris auraient abattu mon courage, et les soins de l’abondance d’une fortune supérieure à mes besoins auraient pu relâcher mon activité. Il se félicite de sa santé qui, toujours bonne depuis qu’il avait échappé aux périls de son enfance, ne lui avait jamais fait connaître l’intempérance d’un excès de santé (the madness of a superfluous health). Il jouit avec effusion du bonheur que lui a donné son travail pendant vingt ans ; il jouit avec simplicité des fruits qu’il en a retirés. Enfin, comme tout ajoute au bonheur d’une situation qui plaît, après avoir supporté patiemment, sans doute, celle de lord of trade, une fois arrivé à Lausanne, il ne peut assez exprimer le bonheur qu’il éprouve d’être échappé à son esclavage. Ses Mémoires et les Lettres, presque toutes adressées au lord Sheffield, qui en sont la suite, intéressent par cette expression d’un caractère disposé à la bienveillance, suite nécessaire de la modération et à la facilité, et d’un sentiment, sinon très tendre, du moins très affectueux envers ceux avec qui il est lié par les nœuds du sang ou de l’amitié : cette affection s’exprime avec peu de vivacité, mais d’une manière naturelle et vraie. La longue et étroite amitié qui l’unit avec le lord Sheffield et avec M. Deyverdun, est une preuve de l’attachement qu’il était capable de sentir et d’inspirer, et l’on conçoit sans peine que l’on pût s’attacher solidement à un homme dont le cœur sans passion versait dans la société de ses amis tout ce qu’il possédait de sensibilité ; dont l’esprit aimait à les faire jouir de ses solides agréments, et dont l’âme honnête et modérée, si elle n’a pas donné beaucoup de chaleur à son esprit, n’en a presque jamais du moins obscurci les vives lumières. La tranquillité d’âme de Gibbon fut cependant troublée,
dans les dernières années de sa vie, par le spectacle de notre révolution,
contre laquelle, après quelques moments d’espérance, il se tourna avec une
telle chaleur, qu’aucun de ceux que nos troubles avaient chassés de Il avait reçu, en 1791, à Lausanne, une visite du lord
Sheffield accompagné de sa famille ; il avait promis de la lui rendre
promptement en Angleterre : cependant les troubles de la révolution
toujours croissants, et la guerre qui rendait toutes les routes dangereuses,
son énorme grosseur, et des incommodités longtemps négligées, qui tous les
jours lui rendaient le mouvement plus difficile, lui faisaient remettre de
mois en mois cette effrayante entreprise ; mais enfin, en 1793, sur la nouvelle
de la mort de lady Sheffield, qu’il aimait tendrement et qu’il appelait sa
sœur, il partit sur-le-champ pour aller consoler son ami, au mois de novembre
de cette année. Six mois environ après son arrivée en Angleterre, ces
incommodités, dont l’origine remontait, à ce qu’il parait, à plus de trente
ans, s’accrurent à un tel point qu’elles l’obligèrent à subir une opération
qui, plusieurs fois renouvelée, lui laissa l’espérance de la guérison jusqu’au
Gibbon laissa une mémoire chère à ceux qui l’ont connu, et
une réputation établie dans toute l’Europe. Son Histoire de Préface de l’auteur.Mon intention n’est pas de m’étendre sur la variété et sur
l’importance du sujet que j’ai entrepris de traiter ; le mérite du choix
ne servirait qu’à mettre dans un plus grand jour et à rendre moins pardonnable
la faiblesse de l’exécution. Mais, en donnant au public cette première partie
de l’Histoire de On peut diviser en trois périodes les révolutions mémorables, qui, dans le cours d’environ treize siècles, ont sapé le solide édifice de la grandeur romaine, et l’ont enfin renversé. 1° Ce fut dans le siècle de Trajan et des Antonins que la monarchie romaine, parvenue au dernier degré de sa force et de son accroissement, commença de pencher vers sa ruine. Ainsi, la première période s’étend depuis le règne de ces princes jusqu’à la destruction de l’empire d’Occident par les armes des Germains et des Scythes, souche grossière et sauvage dès nations aujourd’hui les plus polies de l’Europe. Cette révolution extraordinaire, qui soumit Rome à un chef des Goths, fut accomplie dans les premières années du sixième siècle. 2° On peut fixer le commencement de la seconde période à celui du règne de Justinien, qui, par ses lois et par ses victoires, rendit à l’empire d’Orient un éclat passager. Elle renfermé l’invasion des Lombards en Italie, la conquête des provinces romaines de l’Asie et de l’Afrique par les Arabes qui avaient embrassé la religion de Mahomet, la révolte du peuple romain contre les faibles souverains de Constantinople, et l’élévation de Charlemagne qui, en 800, fonda le second empire d’Occident, autrement dit l’empire germanique. 3° La dernière et la plus longue ces périodes. contient environ six siècles et demi depuis le renouvellement de l’empire en Occident jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs, et l’extinction de la race de ces princes dégénérés, qui se paraient des vains titres de César et d’Auguste, tandis que leurs domaines étaient circonscrits dans les murailles d’une seule ville, où l’on ne conservait même aucun vestige de la langue et des mœurs des anciens Romains. En essayant de rapporter les événements de cette période, on se verrait obligé de jeter un coup d’œil sur l’histoire générale des croisades considérées du moins comme ayant contribué à la chute de l’empire grec. Il serait difficile aussi d’interdire à la curiosité quelques recherches sur l’état où se trouvait la ville de Rome au milieu des ténèbres et de la confusion du moyen âge. En hasardant, peut-être avec trop de précipitation la publication d’un ouvrage, à tous égards imparfait, j’ai senti que je contractais l’engagement de terminer au moins là première période, et de présenter au public une Histoire complète de la décadence et de la chute des Romains, depuis le siècle des Antonins jusqu’à la destruction de l’empire en Occident. Quelles que puissent être mes espérances, je n’ose rien promettre au sujet des périodes suivantes : l’exécution du vaste plan que j’ai tracé remplirait le long intervalle qui sépare l’histoire ancienne de l’histoire moderne ; mais il exigerait plusieurs années de santé, de loisir et de persévérance. Iam provideo animo, velut qui proximis litori vadis inducti mare pedibus ingrediuntur, quidquid progredior, in vastiorem me altitudinem ac velut profundum invehi et crescere paene opus, quod prima quæque perficiendo minui videbatur. Mon esprit s'effraie de l'avenir : je suis comme un homme qui, des bas-fonds voisins du rivage, descendrait à pied dans la mer ; plus j'avance, plus je vois s'ouvrir devant moi de vastes profondeurs et comme un abîme sans fond ; il semble que ma tâche s'agrandisse au lieu d'avancer, vers sa fin, comme je le croyais, à mesure que j'en achevais les premières parties Tite-Live, l. XXXI, c. I. Avertissement de l’auteur.LE soin et l’exactitude dans la recherche des faits, sont le seul mérite dont un historien puisse se glorifier, si toutefois, il y a quelque mérite à remplir un devoir indispensable. Il doit donc m’être permis de déclarer que j’ai soigneusement examiné toutes les sources premières propres à me fournir quelques éclaircissements sur le sujet que j’ai entrepris de traiter. Si je parviens un jour à exécuter, dans toute son étendue, le plan dont j’ai tracé l’esquisse, dans ma préface, je terminerai peut-être mon ouvrage par des recherches critiques sur tous les auteurs que j’aurai consultés dans le courant de mon travail ; et bien qu’à certains égards une semblable entreprise parût prêter au reproche d’ostentation, je n’en suis pas moins persuadé qu’elle pourrait offrir des résultats aussi intéressants qu’instructifs. Je ne me permettrai maintenant qu’une seule observation : les biographes qui, sous les règnes de Dioclétien et de Constantin, ont composé ou plutôt compilé les vies des empereurs, depuis Adrien jusqu’aux fils de Carus, sont ordinairement connus sous les noms d’Ælius Spartien, de Jules Capitolin, d’Ælius Lampride, de Vulcatius Gallicanus, de Trebellius Pollion et de Flavius Vopiscus ; mais il se trouve tant de confusion dans les titres des manuscrits, et il s’est élevé parmi les critiques tant de disputes concernant leurs noms, leur nombre, et la part respective qu’ils ont eue à ce travail (Voyez Fab., Bib. lat., l. III, c. 6), que je les ai cités, pour la plupart, sans distinction, sous le titre général et connu de l’Histoire Auguste. |
[1] D. R. Watson’s Apology for christianity, in a series of letters to Edw. Gibbon, 1776, in-8°.
[2] J. Chelsum’s DD. : remarks on the two last chapters of the first vol. of Mr. Gibbon’s History, etc. Oxford, 2e édit., 1778, in-8°.
[3] East Apthorp’s Letters on the prevalence of christianity before its civil establishment, with observations on Mr. Gibbon’s History, etc. 1778, in-8°.
[4] Letters to Edw. Gibbon, 2e édit., Londres, 1785, in-8°.
[5] H. Kett’s a Sermons at Bampton’s lecture, 1791. H. Kett’s a representation of the conduct and opinions of the primitive christians, with remarks on certain affections of Mr. Gibbon and D. Priestley, in eight Sermons.
[6] A vindication of nome passages in the XV and XVI chapters of the History of the Decline and Fall of the Roman Empire. La 2e édit., dont je me suis servi, est de Londres, 1779.
[7] Die ausbreitung des Christenthums aus natürlichen ursachen von W. S. von Walterstern. Hambourg, 1788, in-8°.
[8] Die ausbreitung der Christlichen religion von J. B. Luderwald, Helmstædt, 1788, in-8°.
[9] La lettre dans laquelle Gibbon annonça à mademoiselle Curchod l’opposition que son père mettait à leur mariage, existe en manuscrit. Les premières pages sont tendres et tristes, comme on doit les attendre d’un amant malheureux ; mais les dernières deviennent peu à peu calmes, raisonnables, et la lettre finit par ces mots : C’est pourquoi, mademoiselle, j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur, Edouard Gibbon. Il aimait véritablement Mademoiselle Curchod ; mais on aime avec son caractère, et celui de Gibbon se refusait au désespoir de l’amour.
[10] Voyez la lettre CXC. Je compte, dit-il, find myself (me trouver) in London on, or before the first of august.