L’EMPIRE GREC ET LES BARBARES

DEUXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE III. — LES BARBARES À BYZANCE.

 

 

Si active et si intelligente que se montrât la diplomatie byzantine dans ses rapports avec le monde barbare, c’est encore à Byzance que son action s’exerçait de la manière la plus variée et la plus efficace.

Centre du monde et carrefour des nations, de tous les points de l’univers connu, elle attirait vers elle les barbares. Ils y venaient l'esprit hanté par la renommée de ses richesses, poussés par l'amour des aventures et par le désir d’y conquérir la fortune. Le bonheur extraordinaire de quelques fils des steppes scythiques ou des forêts germaines, qui mêlés à une foule de mercenaires, de grade en grade et d’étape en étape, étaient parvenus à commander les armées et à gouverner l’État, stimulait leurs vagues ambitions et leur confiance au destin. Les chefs des grandes familles y envoyaient leurs fils, afin d’y préparer des alliances solides et de s’y assurer des protecteurs. Tous les mécontents, les vaincus des factions civiles, les prétendants détrônés s’y réfugiaient comme dans un asile dont la protection était sûre ; ils y vivaient des bienfaits du souverain qui par eux tenait les fils des intrigues qui pouvaient au besoin troubler ces nations et paralyser leur hostilité. Tout un séminaire d’enfants royaux, enlevés avec le butin dans les guerres, ou confiés par leurs parents, s’élevait dans la domesticité luxueuse du palais. Si l’on veut avoir la clef des agitations qui déchiraient les Etats barbares, c’est le plus souvent à Byzance qu’il faut la chercher. C’est là que Gondowald préparait son expédition contre le roi de Bourgogne, Gontran ; là qu’était retenu le petit-fils de Brunehaut, recueilli avec sa mère Ingonde par un général romain, à Séville, et réclamé avec tant d’instances par son aïeule, là que s'échappait le fils du dernier roi lombard, Adalgise, cerné par les armées de Charlemagne à Vérone.

Mais c’étaient surtout les continuels défilés des ambassades avec leurs cortèges et leurs présents qui contribuaient à animer de leur bruit et de leur éclat les abords du palais et la vaste place de l’Augustéon. On y entendait bruire et résonner toutes les langues de l’univers. Le peuple s’y portait en masse friand de ces spectacles incessamment renouvelés ; il y courait comme à l’hippodrome, quand on annonçait l’arrivée de monstres célèbres ou d’animaux étranges. Les empereurs triomphaient comme leur peuple de ce concours de nations et de cette diversité de visages et de costumes j il leur semblait que l’univers entier, représenté par les échantillons de toutes ses races, venait leur rendre hommage, reconnaître et justifier la suprématie qu’ils s’arrogeaient sur le globe. Les historiens, à leur tour, s’étendent complaisamment sur ces spectacles, on voyait, dit l’un d’eux, à la cour du prince tous les peuples mêlés, chacun avec leurs ornements et leurs vêtements distinctifs, les cheveux épandus sur les épaules ou retroussés au sommet de la tête, la barbe longue ou frisée, l'aspect farouche et terrible. On admirait leurs membres énormes, leurs visages tantôt animés des plus vives couleurs, tantôt plus blancs que la neige, tantôt de nuance intermédiaire. On se montrait des Bretons, des Blemmiges, des Ethiopiens, des envoyés du roi de Dib et de Serendib, des Maures des plages australes, ceux qui venaient du Phase, du Bosphore Cimmérien, des pays de l’Aquilon et des pays du soleil. Les uns portaient en présents des couronnes d’or, d’autres des diadèmes constellés de perles, des enfants esclaves à la blonde chevelure, des vêtements tissus d’or et brochés de fleurs, des chevaux, des boucliers, de longues piques, des arcs et des flèches. Ils signifiaient ainsi à l’empereur leur soumission et leurs offres d’alliance. Lui cependant recevait leurs présents et leur en rendait d’autres plus précieux : les plus nobles d’entre eux il les honorait des dignités romaines, et il était rare que de chacune de ces ambassades, il ne restât pas à Byzance quelques barbares, oublieux de leur patrie, et heureux de servir un prince si magnifique[1].

Pour ces réceptions solennelles, le palais de Magnaure, agrandi par Justinien, se mettait en fête[2]. Il s’agissait de frapper l’esprit des barbares, de les séduire par l’éblouissement des richesses et de leur inspirer, par le déploiement du faste et de la pompe impériale la plus haute idée de l’hôte principal qu’ils venaient saluer. Dès l’aube, le préfet de la ville procédait aux préparatifs. Une enfilade de salles immenses conduisait du portique de l’Augustéon au Chrysotriclinium où l'empereur devait apparaître, à travers le vestibule de la main d’or, l’onopodium, le triclinium des magistri, le triclinium des candidats et le viridarium. Toutes ces salles étaient splendidement décorées, tendues de bandes de pourpre frangées d’or, d’étoffes de soie, sur lesquelles se détachaient des statues d’or et d’argent et des cartouches de mosaïques précieuses. Pour suffire à ce luxe de décoration, non-seulement on épuisait les coffres de la garde- robe impériale ; on empruntait leurs trésors aux banquiers de la capitale et aux églises. Douze lustres par salle descendaient par autant de chaînes du plafond et en éclairaient les derniers recoins. Un seul lustre, énorme et tout en argent, apporté pour la circonstance du palais de Blachernes, remplissait de l’éclat de sa lumière le vestibule. Les parterres et les serres se dépouillaient de leurs richesses au profit du palais et mêlaient aux couleurs des tentures leur gaieté et leurs parfums. Des fleurs innombrables piquaient les étoffes qui revêtaient à droite et à gauche les parois. Des fleurs encore jonchaient le sol ; c’étaient des roses et des fleurs de lauriers dans les premières salles, puis à mesure qu’on approchait de la salle du trône, des essences plus rares, du romarin et du myrte ; enfin aux fleurs succédaient les tapis précieux venus de l’Inde et de la Perse[3], qui se développaient jusqu’aux marches de l’estrade où siégeait l’empereur.

De ces salles imposantes et luxueuses tout un peuple de gardes et de dignitaires formait comme la décoration vivante. Seuls les soldats du palais auraient suffi pour composer une armée. On les divisait en quatre catégories principales : les Scholæ, les Excubitores, les Hicanati ou hommes forts, et les Numeri. Seuls les soldats de la dernière classe, qui se subdivisait en trois hétairies constituaient une force réelle, redoutable à la guerre comme troupe de réserve, et à fa ville quand se déchaînait l’émeute. On les recrutait parmi les barbares les plus remarquables par leur beauté, leur taille et leur vigueur ; on y comptait des Varègues, des Angles, des Chazares et des Perses. Les Scholæ étaient surtout des troupes de luxe et de parade. Leur nombre atteignait sous le règne de Justinien trois mille cinq cents hommes ; et tel était l’empressement à faire, partie d’une milice, devant qui s’ouvraient les portes du palais et qui participait aux pompes publiques que l’empereur dut admettre près de deux mille surnuméraires. Tous les fils de familles riches briguaient cet honneur peu dangereux. Justinien dont le génie fertile n’était jamais à court d’expédients financiers, imagina de frapper un impôt sur cette émulation de vanité ; il fallut payer pour figurer dans les cohortes prétoriennes. Il est vrai que chacun espérait se récupérer de ces avances en fixant l’attention du prince ou en se rendant utile soit à lui, soit aux dignitaires qui approchaient de sa personne sacrée[4]. Tous ou presque tous s’alignaient en bel ordre de salle en salle, chacun, suivant sa cohorte, avec son costume et ses insignes particuliers. A gauche et à droite du trône se tenaient les candidats vêtus de blanc, portant les sceptres impériaux, les étendards et les armes de l’empire. Au-dessous s’ordonnaient les rameurs du premier dromon, portant d’autres enseignes et les labarum. Venaient ensuite les spathaires, les maglabites qui faisaient office de licteurs, les Macédoniens de la grande hétairie, avec leurs boucliers d'or, d’airain et de fer, armés de haches à un et à deux tranchants ; les deux autres hétairies, les Varègues et les Chazares, portant d’une main la large épée plate, de l’autre des boucliers ; enfin une nuée de protospathaires et de spatharo-candidats, avec leurs épées et des banderoles de couleurs variées où dominaient le rose et le vert. Ces troupes rangées, les ostiaires armés de verges d’or semées de pierreries, et les logothètes faisaient signe d’introduire les voiles. On appelait ainsi les diverses catégories de dignitaires et de magistrats, ordonnés suivant une savante hiérarchie. Il y avait douze voiles, dont les premiers comprenaient les magistri, les patrices, les stratèges, les sénateurs et les consuls ; les derniers, les officiers inférieurs[5]. Les silentiaires rangeaient suivant le cérémonial et d'après leur rang cette cohue de fonctionnaires.

L’ordre rétabli, l’empereur paraissait, vêtu de la tunique octangulaire ou de la dalmatique, les pieds chaussés de cothurnes d’or et de pourpre, le front ceint de blanches bandelettes ou du diadème[6]. Il montait les marches du trône de Salomon et s'asseyait, tandis que la foule entonnait le polychronion. Deux sièges étaient disposés sur l’estrade, l’un pour lui, l’autre vide, et sur lequel personne ne s’asseyait jamais. C’était la place réservée au Roi des Rois, au Très-Haut, dont l’empereur n’était que le lieutenant et le vicaire. Alors seulement l'ambassadeur étranger franchissait le vestibule, et soutenu par le catapan du palais et par le connétable, il pénétrait dans le chrysotriclinium. Aussitôt il devait se prosterner et adorer le maître en frappant du front la terre. Trois fois se renouvelait cette cérémonie, jusqu’à ce qu’il parvint aux pieds du trône. Le logothète procédait aux questions d'usage, d’ordinaire fort banales et réglées par l’étiquette. L’empereur répondait quelques paroles, puis le cortège de l’ambassadeur apportait les présents de son maitre que l’empereur acceptait. L’ambassadeur se retirait avec les mêmes prosternations qu’à son entrée, et on le reconduisait au domicile qui lui était assigné. Les questions sérieuses qui touchaient à la politique et faisaient l’objet particulier de l’ambassade, étaient remises à des séances ultérieures, où l’empereur assistait avec le même apparat et le même concours de fonctionnaires[7].

Pas un étranger, quels que fussent ses titres et sa nation, ne pouvait prendre place sur le même rang que le prince, ni s’asseoir en sa présence. Il restait prosterné ou debout. Tant qu’ilne s’agissait que de barbares, cette attitude ne soulevait aucune difficulté. Il en fut autrement quand les croisades amenèrent en Orient les souverains de l’Occident. Pourtant, même alors, les princes byzantins ne se départirent pas entièrement d'une rigueur qui fut l’occasion de plus d’un scandale. L’empereur Conrad refusa une entrevue qui eût été pour lui une humiliation. Par une faveur spéciale, Louis VII, puis Baudoin IV, roi de Jérusalem, obtinrent d'être assis un degré plus bas que l’empereur[8]. Lors de la première croisade, pendant que les Latins prêtaient l’hommage à Alexis Comnène, pour les domaines qu’ils allaient recouvrer sur les Musulmans, un des soldats présents s’assit sans façon sur la dernière marche du trône. Repris vivement par Baudoin, frère de Godefroy de Bouillon, il s’écria furieux en montrant du doigt l'empereur : Voyez-moi ce rustaud qui seul se prélasse, pendant que de si grands capitaines sont debout. Robert de Normandie, voyant que personne ne lui offrait un siège, déploya sur le sol son manteau et s’assit dessus. Tous les croisés qui l’accompagnaient l’imitèrent aussitôt[9]. Pour éviter le retour d’un pareil scandale, l’empereur fit depuis lors disposer des escabeaux le long des murs, à l’usage des Latins.

Pour imposer davantage à l’admiration des barbares et donner à l’empereur les proportions d’un être surhumain, les Byzantins imaginèrent, à partir du IXe siècle, de véritables trucs de féerie, dignes de nos scènes modernes. Dès que les étrangers avaient mis le pied dans la salle de réception, les orgues d’argent des deux factions du cirque commençaient à jouer, s’arrêtaient et reprenaient après chaque prosternation, après chaque discours du logothète et de l’ambassadeur. A peine celui-ci avait-il relevé la tête et tourné les yeux vers l’empereur, que le prince lui apparaissait comme suspendu dans les airs et transfiguré par un changement rapide de costume[10]. En même temps, à chaque reprise de l’orgue, des lions d’or accroupis sur les marches de l’estrade, se dressaient sur leurs jarrets, et se mettaient à rugir ; des feuilles d’arbres artificielles frémissaient, et des oiseaux d’or cachés dans les branches faisaient entendre des chants variés. Puis tout rentrait dans le silence pour recommencer bientôt après. Les Byzantins comptaient beaucoup sur ces prodiges pour émerveiller les barbares et leur faire croire à quelque magie. Rarement ils manquaient leur effet. Luitprand, envoyé par son maître Bérenger à la cour de Byzance, assure qu’il ne se laissa pas effrayer par les lions ; mais, ajoute-t-il naïvement : j’avais été prévenu. Il fut beaucoup plus frappé par les élévateurs dont il ne comprit pas le mécanisme et par les changements à vue de l’empereur. Sur des cerveaux plus frustes et des imaginations superstitieuses, l’impression produite devait être très vive[11].

Le cérémonial était le même pour la réception des reines et princesses étrangères, seulement les rôles étaient tenus par des femmes. Il nous reste le procès-verbal de la réception de l’archontesse de Russie, Olga, qui vint à Constantinople sous le principat de Constantin et de Romain. On y voit qu’à la cour des impératrices les femmes des dignitaires figuraient avec les titres de leurs maris et constituaient une hiérarchie ordonnée par la même étiquette. Il y avait des zostæ, des magistrissæ, des patrices, des candidates, des protospathaires, des prévôtés.

Généralement, l’empereur offrait à ses hôtes, avant de leur donner congé, un banquet qui réunissait tous les personnages de la cour. Les magnificences de Versailles, pendant les deux derniers siècles de la monarchie, peuvent à peine nous donner une idée du luxe déployé à Byzance dans ces circonstances[12]. A la table impériale chacun avait sa place marquée par son rang. Le maitre des cérémonies, celui qu'on appelait l’artoclinas, avait fort à faire d’appeler et de ranger les fonctionnaires amovibles et inamovibles au nombre de plusieurs centaines. L’empereur dînait à part sur une table isolée, n’ayant auprès de lui que six personnes : le patriarche, le César, le curopalate, le basiléopater, le nobilissime et l’ami, c’est-à-dire l'allié étranger, en l’honneur de qui se donnait le festin. D’ordinaire les Byzantins mangeaient assis sur des escabeaux ; mais au banquet sacré, on mangeait couché sur des lits à la mode romaine. Comme la plupart des souverains étrangers étaient désignés par des titres de dignités qui en faisaient les égaux des dignitaires semblables de la cour de Byzance, leur place était marquée parmi les personnages du même ordre. Les Sarrasins siégeaient après les patrices et les stratèges, à la première table de gauche ; les Huns et les Bulgares immédiatement après eux, mais à la table suivante ; les Francs viennent ensuite ; quant aux autres étrangers, ils sont classés parmi les spatharo-candidats, dans l’ordre de préséance. C’est ainsi que la salle du banquet représentait en raccourci l’image de l’univers. La foule des souverains, amis, fédérés et alliés, représentés par leurs légats, s’ordonnait dans une hiérarchie savante, comme des satellites autour de l’empereur, élu de Dieu et centre du monde.

Le repas se composait de trois services : les entrées, les viandes, le dessert, qui comportaient chacun un grand nombre de mets. Les convives né mangeaient que dans de la vaisselle d’or. Les divers services parvenaient à la salle du festin par des poulies manœuvrées de l’étage inférieur ; ils glissaient ensuite, comme sur une sorte de chemin de fer, jusque devant l’empereur qui faisait la part de chaque table. Aux hôtes de passage qu’il voulait honorer, il faisait porter les mets placés devant lui pour son usage. Pendant le repas, pour amuser les convives ou leur faire prendre patience, des jongleurs et des équilibristes se livraient à leurs jeux, ou bien deux chœurs d’hagiosophistes alternaient leurs chants, ne s’interrompant qu’à l’entrée de chaque service ; car la musique instrumentale était rigoureusement réservée pour l’église ou pour les réceptions du chrysotriclinium. Le repas terminé, les hôtes étaient conduits dans les jardins attenant au palais. L’empereur avait l’attention de leur envoyer de l’eau de rose et des onguents précieux. Des esclaves leur lavaient les mains et les frottaient d'huiles parfumées. Us montaient ensuite à cheval et revenaient dans la demeure qui leur était réservée[13].

Tout le temps de leur séjour qui n’était pas rempli par les audiences et les entrevues avec les conseillers du prince, se passait en plaisirs et en visites calculées pour les distraire ou pour les étonner par le spectacle de la puissance de l’empire. Ils avaient leur place au cirque où se donnaient pour eux des jeux extraordinaires, courses équestres ou combats d’animaux. Quelquefois l’empereur les convoquait à une séance du sénat, comme si les délibérations de ce corps sans autorité et sans prestige, pouvaient leur produire l’impression grandiose des anciens patriciens de Rome, agitant le sort des royaumes et réglant les destinées de l’Etat. L’historien Malchus signale comme un scandale la complaisance de l’empereur Léon, qui, dans une de ces séances, fit asseoir près de lui l’Arabe Amorcesus, au-dessus des patrices eux-mêmes. Les magistrats romains, ajoute-t-il, gagnent à être contemplés de loin plus que de près[14]. On s’empressait de satisfaire tout ce qui pouvait piquer leur curiosité ou exciter leur fantaisie ; et l’empereur ordonnait quelquefois aux principaux dignitaires de joindre leurs présents aux témoignages de sa propre munificence.

Naturellement, dans ces promenades à travers les beautés de la capitale du monde, les églises n’étaient pas oubliées. On comptait surtout sur les merveilles de Sainte-Sophie pour achever par un coup de la grâce l’œuvre commencée sur leurs esprits par le spectacle de la force et de la richesse de Byzance. Que l’on se figure les sentiments qui devaient agiter l’âme de ces barbares en pénétrant dans ce sanctuaire ! Leurs yeux, éblouis par l’éclat des luminaires, se promenaient des immenses coupoles, aux innombrables colonnes de porphyre, de serpentin, des marbres les plus variés et les plus rares qui les soutenaient, à l’incomparable mosaïque du parvis, aux murs tout ruisselants d’or qui renvoyaient la lumière, et tout au fond au tabernacle mystérieux, autour duquel s’agitait, s’agenouillait, une légion de prêtres revêtus de robes éclatantes et parés des bijoux les plus précieux. En même temps les orgues jouaient ; des voix au timbre suave et doux faisaient retentir de la mélodie des chants sacrés la sonorité des voûtes. Des nuages d’encens, s’élevant des cassolettes ou se balançant au rythme des encensoirs, embaumaient l’atmosphère lourde et tiède. Ils se sentaient peu à peu envahis par un trouble inconnu. Tous leurs sens étaient pris à la fois. Enivrés comme par une vapeur subtile, étourdis par toutes ces merveilles, subjugués par une force mystérieuse, ils se croyaient transportés, ainsi que dans un rêve, dans le séjour des bienheureux. Leurs yeux, devenus le jouet de l’hallucination, leur faisait voir l’image agrandie, vacillante et transfigurée de la réalité. Quatre Russes introduits à Sainte-Sophie pendant les cérémonies d’une grande fête, assurèrent avoir vu au-dessus de l’autel des êtres surnaturels, enveloppés de magnifiques vêtements et portant de grandes ailes, qui s’abaissèrent jusqu’au tabernacle en chantant : Sanctus, Sunctics. On se garda de dissiper leur illusion et, revenus chez eux, le souvenir encore plein de ces éblouissements, ils racontèrent la merveille à leur roi, qui se hâta de demander à l’empereur des prêtres pour enseigner à son peuple la religion du Christ[15]. On leur envoya Alexandre et Cyrille. Des conversions de ce genre devaient être fréquentes, car la plupart des rois barbares venus païens à Constantinople. s’en retournaient baptisés. L’empereur et l’impératrice se donnaient souvent cette fête de servir de père et de mère spirituels à ces bar bares et d’assister avec tout le personnel du palais à leur initiation au christianisme. Justinien surtout prodigua dans ces occasions son zèle de convertisseur et d’apôtre[16].

Quelques esprits chagrins, habitués à ces pompes théâtrales, ou plus particulièrement frappés des faiblesses de l’empire, blâmaient ces promenades et ces exhibitions[17] et craignaient que l’orgueil ne montât au cerveau de ces barbares, au spectacle des fêtes dont ils étaient l’occasion. Le prudent empereur Constantin Porphyrogénète recommande lui aussi d’user de grandes précautions avec ces natures d’enfants terribles, violentes et rusées. Les Chazares, les Turcs, les Russes, remarque-t-il, ont envie de tout ce qu’ils voient et le demandent sans vergogne. Voici donc ce qu’il convient de leur répondre : S’ils demandent quelques-uns des ornements impériaux, comme les couronnes et les étoles, on leur dira que ces objets n’ont pas été fabriqués de main d’homme, qu’ils sont l’œuvre de la divinité, qu’un ange les a apportés du ciel et que ni le patriarche, ni l’empereur n’ont le pouvoir de les faire sortir de l’église. On citera l’exemple de Léon-le-Chazare qui, pour avoir voulu mettre sur sa tête un des diadèmes conservés dans le trésor de l’église, mourut sur-le-champ, le front consumé par un feu divin. S’ils demandent une femme de la famille impériale, on répondra qu’un décret du bienheureux empereur Constantin, gravé sur le maître autel de Sainte-Sophie, défend de mêler le sang d’une Porphyrogénète au sang d’un étranger, les Francs exceptés[18]. Et si le barbare, au courant des alliances impériales, argue de l’exemple des Bulgares, ou lui dira que l’empereur romain qui permit ce scandale était un homme sans lettres et sans usage, grossier et de basse extraction ; que, du reste, la prétendue princesse n’était que la fille d’un usurpateur. Il prescrivait sur toute chose de ne pas permettre aux barbares de pénétrer la 'composition du feu grégeois. S’ils insistent pour la connaître, on coupera court à leurs questions indiscrètes par la réponse sacramentelle : C’est un ange qui a révélé ce secret au bienheureux Constantin et qui a interdit de le communiquer[19].

Mais pour quelques barbares, en très-petit nombre, enorgueillis des fêtes qu’on leur donnait, au point de se croire la terreur de Byzance, ou dont la cupidité pouvait s’éveiller au contact de tant de richesses, accumulées par les siècles, combien d’autres se sentaient l’àme amollie par ces délices, charmés et séduits par cette vie si différente de la vie des steppes ou des forêts, tout pénétrés du sentiment de leur faiblesse et de leur impuissance en face de cette grandeur et de cette magnificence ? Combien répétaient en eux-mêmes ou tout haut, comme ce Goth émerveillé de la foule circulant dans les rues et les places, du mouvement du port, de l’armée bien équipée et manœuvrant avec précision : Oui, l’empereur est un dieu sur terre et qui ose porter la main sur lui est coupable de sa propre mort ![20]

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] V. Eusèbe, De vita Constant, lib. IV, cap. 7. — Ammien Marcellin (pour la cour de Julien), lib. XXII, cap. 7. — Pour les réceptions de Justinien, Cédrénus. Hist. comp., II, 643, 644, 645.

[2] Il y avait à Byzance avant Justinien cinq palais impériaux, sans compter les six palais des mères et femmes d’empereurs. Les plus célèbres, outre le grand palais, étaient le palais de Placidie et de Marina (1er quartier), celui de Pulchérie (2e et 11e quartier), celui d’Arcadia (9e et 10e quartier), celui d’Eudoxie (16e quartier) ; celui de Marina contenait les richesses héritées de Bélisaire. Il y avait aussi des résidences d’été à la campagne et aux bords du Bosphore. Justinien habitait souvent l’Heroon. (Voir Procope, De ædificiis).

[3] Voiries très-nombreux chapitres du De Cerimoniis, en particulier Lib. II, cap. 15.

[4] Agathias, lib. V. Procope. Hist. arcana, cap. 24.

[5] Voir De Cerimoniis, lib. I, cap. 9.

[6] Parmi les nombreuses descriptions de costumes impériaux, voir Corippus, lib. II.

[7] Voir dans le De Cerimoniis plusieurs réceptions d’ambassadeurs : Lib. I, cap. 89, lib. II, cap. 15 et le paragraphe περί τής δοχός.

[8] Cinnamus, lib. II. — Guillaume de Tyr, lib. XVIII, cap. 24. — Anna Comnena.

[9] Voir le passage du poème de Robert Wace, cité par Du Gange (Glossarium mediæ Latin.), au mot Bancus.

[10] Sur les changements de costumes, voir surtout : De Cerimoniis, lib. II, cap.1, et les notes de Reiske dans l’édition Migne.

[11] Voir au sujet de ces trucs : Luitprand, Historias, lib. VI, cap. 2 ; De Cerimoniis, Lib. II, cap. 15.

[12] Voir De Cerimoniis, lib. II, cap. 52, le singulier traité intitulé : Cletorogium, sive Liber de vilibus savrarum epularum aulæ Byzantinæ. C’est le répertoire du maitre des cérémonies.

[13] De Cerimoniis, lib. II, cap. 15. — Luitprand, Histor., Liber VI, cap. 3 et 4.

[14] Malchus., Excerpt. de Legat., II, 92.

[15] Tous ces phénomènes sont bien notés et décrits dans un fragment cité par Migne, Patrol. grecque, tome CXIII : Constantin Porphyr. De Administ. Imp., page 304. Extrait d’un manuscrit grec du fonds Colbert, n° 4432. V. aussi Cédrénus, Hist. Compend., II, 1071.

[16] V. Cédrénus. Hist. Compend., II, 643 et seq. V. aussi la description du baptême du roi des Lazes Tzathius. Chronic. Paschale, ad ann. 522.

[17] Malchus rhetor., Excerpt. de Legat., II, 92.

[18] Cette exception est faite à cause du récent mariage d’une Porphyrogénète avec le roi d’Italie, Hugues (en 943).

[19] Constantin Porphyrogénète, De Admin. Imperio, cap. 13.

[20] Jornandès, Hist. Goth., cap. 28.