L’EMPIRE GREC ET LES BARBARES

DEUXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE II. — LA PROPAGANDE CHRÉTIENNE.

 

 

Jusqu’ici nous n’avons observé que des différences peu sensibles entre la politique des empereurs chrétiens et celle des Césars de Rome à l’égard des barbares. Seulement les rapports sont devenus plus fréquents, le contact plus immédiat et plus permanent ; soit que la puissance d’assimilation de l’empire ait diminué, soit qu’ait augmenté sur ses frontières la pression du monde barbare, ou que les deux causes réunies aient conspiré à précipiter les conflits entre les deux adversaires. Mais les procédés d’action et de pénétration sont demeurés les mêmes ; Byzance les a recueillis dans l’héritage de Rome ; elle en use avec plus ou moins de discrétion et de mesure, suivant l’humeur ou le génie de ses maîtres. Si l’on vent cependant examiner de plus près cette politique, on s’aperçoit bientôt qu’elle n’a plus le caractère exclusif de défense et de conquête que l’empire d’Auguste a connu uniquement. Le souci de la protection des frontières n’est plus le seul qui assiège l’esprit des Césars. Envers ces barbares, l’empereur chrétien se reconnaît des devoirs ; il doit les amener à la foi et à la connaissance de la vérité évangélique. Il tire gloire de leur conversion comme d’une victoire. Non que la politique par ces préoccupations nouvelles perde ses droits ; elle est au contraire servie par ces conversions ; non que la défense en soit entravée ; le lien religieux est une chaîne nouvelle, la plus forte de toutes, pour rattacher les peuples que l’intérêt et la crainte attiraient seuls dans l’alliance impériale. Autant d’âmes gagnées au Christ, autant d’ennemis désarmés, autant de défenseurs acquis à l’empire, qui a identifié sa cause avec celle de la chrétienté.

Rome n’avait pas connu de tels soucis. Indifférente par système en matière religieuse, elle ne s’occupait pas à déraciner les superstitions étrangères et à remplacer par ses dieux ceux de ses nouveaux sujets, à moins toutefois que ces divinités n’inspirassent à leurs adeptes la haine contre l’étranger. Le Panthéon romain admettait tous les cultes, pourvu que ceux-ci fussent à leur tour aussi accommodants. Le paganisme s’adaptait merveilleusement à toutes les croyances ; son naturalisme se pliait sans efforts à toutes les conceptions religieuses des mythes gaulois ou germaniques ; les noms des divinités changés, les autels et le culte restaient les mêmes, et le barbare pouvait croire qu’il adorait toujours les mêmes dieux. Il en fut tout autrement quand le christianisme eut conquis l’empire. Le Dieu de la Bible est un Dieu exclusif et jaloux ; le Dieu des chrétiens inspire et commande aux siens la propagande. Convertir les gentils devient le premier devoir des Césars. Ils s’appliquent le docete gentes que le Christ a prêché à ses disciples. Ne sont-ils pas eux-mêmes les vicaires de ce Christ ? La croix n’est-elle pas désormais l’emblème officiel de l’empire en même temps que le symbole de la foi ? Ne se proclament-ils pas les successeurs des apôtres, ceux à qui Pierre a légué son troupeau ? Parmi les acclamations qui les accueillent au temple, au théâtre, à l’hippodrome, celles qui flattent le plus délicatement leurs oreilles, sont celles de Remparts de la Trinité, Nouveaux apôtres. Semblables aux apôtres : Ισαπόστολοι, νεοί Άπόστολοι[1]. Cette succession des apôtres est certainement ce qui a le plus frappé Constantin-le-Grand dans son changement de religion ; c’est le point de vue qui domine dans ses lettres et dans ses discours ; on dirait qu’il a pressenti les avantages que l’empire en devait tirer. Du premier jour, il se sent la responsabilité des consciences de l’univers tout entier[2]. Il se trace le programme d’un apostolat grandiose. Par moi, écrit-il, les barbares connaîtront le vrai Dieu et apprendront à le vénérer[3]. Telle est sa ferveur qu’il bâtit dans sa capitale une église aux saints apôtres, et que dans cette église il fait disposer douze cénotaphes, entre lesquels il place à l’avance son tombeau, en tout semblable aux monuments qui l’entourent. Ses successeurs se feront inhumer auprès de lui. Le temple sera l’heroon des Césars byzantins. De même, dans le ciel, à la droite du Très-Haut, ils auront leur place marquée entre Pierre et Paul, les glorieux confesseurs de la foi, avec qui sur terre ils auront rivalisé par leurs travaux.

Les missions, voilà donc l’élément nouveau qui donne à la politique byzantine son caractère distinctif. Le prêtre, le moine, précèdent dans les pays barbares le diplomate et le soldat. Par la route qu’ils ouvriront, l’un et l'autre ne tarderont pas à pénétrer. Rome, avant d’achever la conquête d’une province, avait, elle aussi, l’habitude de la préparer par d’autres voies plus pacifiques. Le pays se couvrait de negotiatores, de marchands hardis, qui, à leurs risques et périls, venaient tenter la fortune dans ces régions, en reconnaître les ressources et les exploiter. Ils tentaient la curiosité ou la coquetterie des barbares par l’étalage d’étoffes et de bijoux, leur proposaient des échanges, leur créaient des besoins pour avoir l’occasion de les satisfaire. Leur fortune faite, ils avaient frayé la route à déplus nombreux et de plus audacieux ; ils revenaient parfaitement informés de la situation politique et matérielle de la région, prêts à donner les renseignements nécessaires aux hommes politiques, sachant par où une armée pouvait s’avancer, quels points stratégiques elle devait d’abord occuper, quels personnages influents il était habile de circonvenir et de gagner. Le missionnaire est plus précieux encore que le marchand, parce qu'il est plus désintéressé ; il puise son courage à une source plus haute et plus pure. Ce n’est pas sa fortune qu’il veut faire, c’est le ciel qu’il veut acheter, fût-ce par le martyre. Comme en même temps il est généralement instruit, patient et adroit, il devient un agent politique de premier ordre. La politique à Byzance n’est pas un domaine réservé qui lui soit interdit. La politique et la religion vivent dans une étroite union. L’empereur est en même temps le chef des fidèles ; c’est lui-même qui trace aux missionnaires leur plan de campagne. Ils partent munis de ses instructions, ravitaillés aux postes et aux forts des frontières, protégés par ses sauf-conduits et ses lettres patentes. L’expérience leur a suggéré à la longue les moyens d’action les plus efficaces. Au lieu de perdre leur temps et leurs peines à des besognes méritoires mais obscures, ils s’attaquent tout d’abord aux personnages influents : ils circonviennent le roi par ses entours, surtout par les femmes qui l’approchent, et qui sont plus sensibles aux douceurs séductrices de sa prédication. Par le roi le peuple est converti en masse et comme d’un seul coup. S’il n’est qu’ébranlé et résiste encore, le missionnaire lui suggère l’idée d’un voyage à Constantinople où l’appelle le souverain. Dans ce milieu nouveau, la religion lui apparaît environnée d’un tel prestige et d’une telle magnificence ; l’empereur sait si bien l’envelopper et l’étourdir par les cérémonies auxquelles il l’associe, par les promesses, les présents et les caresses, qu’il est bien rare qu’il n’en revienne baptisé et chrétien. A dater de ce jour, la conquête morale et matérielle de son peuple est un fait accompli. Les prêtres qui l’entourent deviennent ses confidents, ses conseillers et ses ministres. Des évêques sont institués dans ses Etats qui relèvent du patriarcat de Constantinople et par suite de l’empereur. Il fait officiellement partie du grand empire chrétien. En même temps des mœurs nouvelles remplacent les anciennes ; en abandonnant ses dieux pour adorer le Dieu de l’empire, le peuple adopte des usages, un genre de vie qui lui étaient jusqu’alors inconnus et qu’il ne comprenait pas. Il s’initie à une civilisation dont il n’avait jamais pu pénétrer le mystère, et qui lui conseille le travail et la paix. Le christianisme ne lui apporte pas seulement un culte nouveau, un ensemble de prescriptions rituelles ; il est un fait social très-complexe, il représente tout un monde d’idées, de sentiments et même d’habitudes extérieures qui s’imposent aux nouveaux convertis et les rapprochent de leurs instituteurs et de leurs maîtres. Il est remarquable, en effet, que dans tous les textes byzantins la conversion des barbares au christianisme coïncide avec leur passage d’une vie nomade et guerrière à une existence plus stable et mieux réglée. Ils se fixent au sol en même temps qu’ils changent de dieux.

L’histoire de ces conversions ajouterait plus d’un chapitre curieux à l’histoire de Byzance, en permettant de prendre sur le vif le sourd travail de patience par lequel les empereurs finirent par miner la barbarie et par la rendre, sinon inoffensive, du moins peu dangereuse pour les institutions de l’empire. Il était rare que ces conversions fussent imposées par la force et comme une des conditions de paix du vainqueur. Si Constantin agit ainsi à l’égard des Sarmates, c’est qu’il était encore dans la première ferveur de son zèle[4]. Plus tard, les voies de la persuasion parurent préférables, et réussirent mieux en effet. Beaucoup de ces barbares venaient d’eux-mêmes au devant du baptême et demandaient à faire partie de l’église en même temps que de l’empire. Se convertir leur semblait comme une suite et une conséquence forcée de leur changement de statut social. En s’engageant à obéir aux lois, ils entendaient en même temps se soumettre aux canons, qui faisaient, comme on sait, partie de la législation. Ce fut le cas pour les Goths, qui demandèrent seulement d’être instruits dans leur langue. On leur envoya le moine Ulphilas[5]. D’autres, comme les Burgondes, ébranlés par les coups répétés de la mauvaise fortune, n’ayant plus confiance en des dieux dont le patronage ne leur valait que des désastres ; considérant d’autre part la puissance des Romains et le bonheur constant de leurs armes, passaient en masse sous la loi d’un Dieu dont la protection se manifestait plus efficace. Ces barbares raisonnaient en somme comme avait fait Constantin lui-même, et se déterminaient par les mêmes motifs ; le succès était pour eux l’épreuve suprême, le critérium infaillible de la valeur d’une religion[6].

Les Croates et les Serbes, deux branches du même rameau slave, furent établis par l'empereur Héraclius, les premiers dans l’ancienne province d’Illyrie, les seconds dans la partie du thème de Thessalonique, puis du thème de Belgrade qui a gardé depuis lors le nom de Serbie. En même temps, l’empereur demandait au pontife de Rome des évêques et des prêtres pour leur prêcher l’Evangile[7]. Ils reçurent le baptême et renoncèrent solennellement à leurs habitudes de violences et de rapines. Par un acte authentique, ils firent le serment à l’apôtre Pierre de ne jamais envahir la terre du voisin et de vivre en paix dans le domaine que leur abandonnerait l’empire. En retour, le pontife de Rome s’engagea, au cas où ils seraient attaqués par d’autres barbares, à venir à leur secours et à venger leurs injures avec l’aide de saint Pierre[8]. Il faut croire que ces promesses furent mal tenues de part et d’autres. Les papes avaient assez affaire de se défendre contre leurs propres ennemis, et leurs conflits avec l’empire ne leur permettaient guère de requérir les Césars byzantins de faire honneur à leurs engagements. Aussi les Croates ne tardèrent-ils pas à oublier et leur fidélité à l’empire et les enseignements des prêtres romains. Au temps de Basile, quand Raguse et les côtes de la Dalmatie furent menacées par les incursions des Sarrasins, les Croates, effrayés, se souvinrent de l’ancienne sujétion dont ils s’étaient imprudemment affranchis. Ils sollicitèrent d’être de nouveau admis dans l’empire et demandèrent des prêtres pour recevoir de nouveau le baptême[9], tant ces deux termes, empire et christianisme, s’enchaînaient dans l’esprit des barbares, comme par une connexion nécessaire.

Le règne de Basile et le patriarcat de Photius sont signalés par un redoublement d’activité et de propagande. Les missions se multiplient. C’est le temps de l’apostolat de Cyrille et de Méthode chez les Moraves[10]. Les Bulgares, à leur tour, qui pendant un siècle ont si cruellement ravagé l’empire, infligé tant de défaites aux armées romaines, qui ont tué un empereur et qui ont causé la chute de plusieurs autres, s’adoucissent enfin, perdent leur férocité et empruntent à Byzance et ses lois et sa foi. Le miracle s’opéra, comme chez les Francs, les Wisigoths d’Espagne, les Lombards, par l'intermédiaire d’une femme ; sous la régence de l’impératrice Théodora, la sœur du roi Bogoris fut prise par les soldats romains. Elle vivait à la cour des empereurs, instruite dans la religion chrétienne et élevée avec le plus grand soin. Réclamée par son frère, elle fut échangée contre un moine, fort savant homme, nommé Théodore Cupharas, qui avait su se rendre utile chez les Bulgares, qui avait gagnè.la confiance de Bogoris, et qui avait préparé les voies au christianisme. Revenue auprès de son frère, la jeune femme ne cessa avec la dernière instance de le presser d’abandonner ses dieux et d’adopter ceux des Romains. Il résistait cependant, lorsque survint à point une famine suivie d’une peste, dont les ravages frappèrent vivement son imagination. Voyant que ses dieux restaient sourds à ses prières, il invoqua le Dieu de sa sœur et fit demander à Byzance des prêtres pour l’initier aux saints mystères. Le moine Méthode acheva sa conversion en peignant sous ses yeux les terribles supplices des réprouvés dans l’enfer. Sans désemparer et la nuit même qui suivit ce spectacle, Bogoris se fit baptiser. Les grands et une partie du peuple se soulevèrent contre lui pour le punir de cette défection, ll.les vainquit en se plaçant sous l’invocation du Christ, et cette victoire ne fit que confirmer ses résolutions. Les Bulgares acceptèrent un établissement fixe dans la province qu’ils appelèrent Zagora ; ils reçurent un archevêque et devinrent les amis et les alliés les plus dévoués de l’empire[11]. Plus tard, leur prince obtint l’honneur exceptionnel de s’allier avec une Porphyrogénète, et reçut en cette occasion le titre de pznù.iiiç. Dans leurs lettres de chancellerie, les empereurs les traitent de fils spirituels.

Dans une circulaire aux patriarches d’Orient où il rappelle ces grands résultats, Photius signale comme non moins heureuse pour l’empire la conversion des Russes, cette nation féroce et sanguinaire, qui a soumis à sa puissance une multitude de peuples, et qui enflée de ses victoires, avait osé porter la main jusque sur l’empire. Néanmoins, détestant ses superstitions impies, elle a embrassé la religion immaculée du Christ. Ils sont maintenant nos clients et nos sujets, ces hommes qui jadis ne nous étaient connus que comme d’audacieux brigands, et leur zèle pour la foi est si grand que Paul pourrait crier de nouveau : Béni soit Dieu dans les siècles des siècles. Ils ont accepté de nous un évêque et des pasteurs et les saints mystères sont célébrés au milieu de la plus sincère vénération. Ainsi le monde slave presque tout entier était, au Xe siècle, pénétré par la propagande de Byzance, obéissait à l'influence politique et religieuse de l’empire, et, grâce aux germes de civilisation que le christianisme apportait avec lui, commençaient à s’ébaucher, comme des organismes encore frêles, les embryons de nations futures.

Pendant ce temps, de l’ancienne capitale de l’empire, de Rome, devenue le siège de la papauté, partait un courant de propagande, distinct, non moins énergique et continu, dont l’action allait s’étendre à toutes les parties de l’Occident, livrées encore à l’idolâtrie. Mais de ces conquêtes l’empire ne devait pas profiter. A partir du VIIe siècle, la papauté prétendit ne travailler que pour elle-même, Lorsque Grégoire-le-Grand parvenait, par l’entremise de la reine Théodelinde à convertir les Lombards, son zèle, encore désintéressé, se préoccupait des avantages qu’en devait retirer l’autorité des Césars de Byzance. Ses lettres témoignent que lui aussi ne séparait pas dans sa pensée la chrétienté et la république. Cependant, dès ce pontificat, le divorce imminent entre les deux capitales commence à poindre, soit que le pape se soit cru mal payé des services qu’il avait rendus par ses négociations laborieuses avec les Lombards, soit que les conflits sans cesse renaissants qui s’élèvent, au sujet de leurs attributions entre le pape et l’empereur, avertissent le premier de préparer l’avenir. Ce n’est pas pour la république, dont il n'est plus question, que le même Grégoire donne ses instructions si précises au moine Augustin, chargé d’évangéliser les Angles. Un dessein prémédité et qui cette fois ne laisse place à aucune ambigüité, préside à l’organisation de l’Eglise de Germanie, confiée au moine Winfried. Ce n’est pas à Byzance, mais à la curie romaine directement que Grégoire III rattache le siège primatial de Mayence. L’empire est désormais un ennemi et Rome se prémunit contre ses attaques en groupant autour d’elle des peuples de clients qui reconnaissent l’apôtre Pierre comme leur patron national. Mais travaillant chacune en sens contraire et l’une contre l’autre, Rome et Byzance devaient fatalement se rencontrer ; c’est en Bulgarie que se produisit le choc inéluctable. Sur ce terrain commun et vierge, les missions romaines et byzantines luttèrent avec acharnement ; le pape Nicolas et le patriarche Photius se disputèrent avec âpreté cette conquête, dont devait profiter avec l’un l’empire, avec l’autre la foi romaine. Ce fut l’étincelle qui alluma l’incendie entre les deux églises et qui provoqua leur schisme définitif.

 

 

 



[1] V. Banduri, Antiquit. Const., Lib. V, p. 105.

[2] Eusèbe, De Vita Constant., Lib. IV, cap. 8.

[3] Eusèbe, Lettre aux évêques du concile de Tyr (Socrate, Hist. Eccl., lib. 1. cap. 34).

[4] Eusèbe, De Vita Const., lib. IV, cap. 5.

[5] Jornandès. Hist. Goth., cap. 85. — Socrate, Hist. Eccles., lib. IV, cap. 33.

[6] Socrate, Hist. Eccl., lib. VII, cap. 36.

[7] Constantin Porphyrogénète, De Admin. Imperio, cap. 31 et 32.

[8] Constantin Porphyrogénète, De Admin. Imperio, cap. 31 et 32.

[9] Constantin Porphyrogénète, De Administ. Imp., cap. 29. — Cédrénus, Hist. Compend., II, 1018-1026.

[10] V. la thèse de M. L. Léger sur les deux missionnaires. Acta Bolland., 9 mars.

[11] Sur la conversion des Bulgares. Zonaras, lib. XVI, 2 et Cédrénus, II, 951-954.