L’EMPIRE GREC ET LES BARBARES

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE III. — LE NOUVEL EMPIRE.

 

 

Si le christianisme a dénaturé le principe sur lequel reposait l’institution impériale ; s'il a fait dériver d’une investiture divine directe, le pouvoir qu’Auguste et ses successeurs prétendaient tenir des lois, il n’a pas modifié moins profondément la notion d’empire, c’est-à-dire l’idée que se représentaient les Romains de leur droit à exercer la domination universelle. Il est nécessaire d’analyser à son tour cette idée, si nous voulons nous rendre un compte exact de la politique pratiquée par les Césars byzantins à l’égard des Barbares.

De bonne heure Rome visa à la domination du monde et ses maitres gouvernèrent avec le dessein prémédité de cette conquête. Le jeu de mots qui rapprochait dans une même formule le nom de la Ville et celui du globe, urbis et orbis, n’était que l’expression populaire de la pensée des politiques et des hommes d’Etat. Les oracles, les livres sibyllins consacraient cette ambition et la légitimaient comme répondant aux volontés des dieux. Virgile, qui a mis en œuvre tout le passé légendaire et mythologique du Latium, n’a pas manqué dans ses vers les plus amples et les plus magnifiques, d’exalter la gloire de cette Rome qui égalera son empire à la terre (lib. VI, v. 783). Il fait dire par Jupiter à Vénus, mère d’Enée : Je n’assigne de bornes ni à l’étendue de la puissance de tes fils, ni à la durée de leur puissance. L’empire que je leur ai donné n’aura pas de limites (lib. I, v. 278-280). Toutefois, il ne faut pas se tromper sur la portée de ces prédictions et de tant d’autres qui remplissent la littérature latine. Cette domination du monde, elle était devenue à peu près une réalité à l’époque où Virgile écrivait. Il n’y avait rien de chimérique à la constater dans la revue rétrospective faite par le poète de tous les grands hommes qui avaient concouru à ces résultats. Le succès de la politique qui avait étendu l’empire de Rome d’abord aux limites de l’Italie, qui lui avait permis ensuite d’absorber la Grèce, la Macédoine, l'Asie, l’Afrique, l’Espagne cl la Gaule, ouvrait à l’orgueil du peuple qui porte la toge des perspectives infinies. L’empire concordait bien avec le monde connu, puisque ses frontières allaient des rives de l’Océan aux montagnes d’où descend l’Euphrate, des sables de Libye au Danube, au Rhin et jusqu’aux lies du Septentrion qu’enveloppent d’éternels brouillards. Au delà s’agitaient des peuples confus dont Rome ignorait même le nom, dont elle ne pouvait prévoir les convulsions intérieures et les entreprises, et qui, dissimulés derrière le rideau dos grands fleuves et des forêts impénétrables, sans consistance politique, sans mœurs et sans lois, comme disaient les historiens, ne paraissaient pas un péril pour l’avenir. Plus tard, cependant, quand Rome pendant trois siècles se fut mesurée avec ces adversaires et les eut appréciés, quand sur ses frontières, qui étaient celles même de la civilisation, des brèches eurent été ouvertes, que l’épée des légions avait peine désormais à fermer ; après que de laborieux empereurs eurent usé leur vie à courir d’une extrémité du monde à l’autre, pour protéger les points continuellement menacés, l’empire se prit à douter de sa fortune, une lassitude découragée s’empara des âmes, on ne répéta plus avec la même complaisance les superbes paroles qne les triomphes d’Auguste inspiraient à ses contemporains. Un homme qui du Rhin à l’Euphrate passa la plus grande partie de sa vie à combattre la barbarie, un des derniers historiens latins, et non des plus médiocres, Ammien Marcellin, trouve encore des accents émus pour exprimer la grandeur et la fortune de sa patrie. Dans toutes les parties de la terre habitée, dit-il[1], Rome est considérée comme une maîtresse et une reine ; partout l’autorité de son sénat et le nom du peuple romain, sont l’objet des hommages et du respect. Et cependant le même homme, orgueilleux delà gloire du passé autant qu’alarmé sur l’avenir, s’étonne et s’indigne de la confiance imperturbable que révèlent les titres nouveaux dont se parent les premiers Césars chrétiens. Ces promesses d’éternité et d’immortalité dont se flatte la majesté impériale l’attristent et le trouvent incrédule. Il n’admet plus que Constantin puisse de sa propre main signer le maître du monde. Ce sont là des formes d’adulation qu’il juge surannées, des témoignages d’aveuglement ou d’orgueil qui le choquent, auxquels son oreille est depuis longtemps déshabituée[2]. Le présent a donné un trop cruel démenti aux rêves du passé pour que le vieux soldat partage cette assurance téméraire. Il croit assister à la banqueroute de la fortune de Rome. La foi aux dieux défaille en même temps que la foi aux destinées éternelles de l’empire.

Mais voici qu’avec une foi nouvelle, une nouvelle espérance vient animer ce vieux monde et réveiller sa confiance. Désormais c’est sur une autre base, sur un fondement jugé indestructible, que l’empire chrétien va faire reposer sa croyance eu des destinées plus brillantes et plus durables. En abandonnant les dieux du paganisme pour adorer le Dieu des chrétiens, le peuple romain a scellé un nouveau pacte, conclu une nouvelle alliance, qui lui garantit en échange de sa fidélité et de son orthodoxie la propriété de la terre. Le contrat avec le peuple élu, dont Abraham et Moïse furent les intermédiaires, a été relevé par le peuple romain qui a hérité du peuple juif. C’est sur l’unité, sur l’universalité de Dieu que s’étaie et s’appuie l’unité et l’universalité de l’empire chrétien. Cette croyance n’est plus seulement un espoir plausible fondé sur l’expérience de succès continus, une hypothèse dont l’évènement, a fait pour un moment une réalité, le rêve de politiques heureux, infatués par la persistance de la fortune ; elle est maintenant une certitude, parce qu’elle a la valeur d’un dogme.

Les théoriciens et les apologistes de l’empire chrétien de Byzance, aussi bien ceux qui ont présidé à ses brillants commencements que ceux qui ont assisté à sa décadence et à sa décrépitude, n’ont jamais varié dans cette foi. Le premier de tous, Eusèbe de Césarée, a tracé les grandes lignes de cette doctrine, que nous retrouvons invariables chez tous les autres ; car la définition d’un dogme ne change pas. Aussi est-ce aux écrits d’Eusèbe qu’il nous faut recourir pour en surprendre dans sa première expression l’exposé philosophique le plus complet.

Si l’empereur est l’image et le représentant de Dieu, la monarchie divine est le modèle et l'archétype de la monarchie humaine, l’empire terrestre est l’image de l’empire céleste. Tel est le point de départ. D’où est venu aux hommes, se demande Eusèbe[3], la notion d’un empire légitime et de la puissance royale ? D’où la communication à un être fait de chair et de sang du pouvoir impérial, sinon du Verbe de Dieu qui pénètre toutes choses, qui a suggéré à toutes les intelligences et imprimé dans tous les esprits le type d'une magistrature se modelant sur celle de Dieu, d’un ordre humain répondant à l’ordre divin. L’avènement de l’empire est contemporain de la naissance du Christ. Cette rencontre n’est pas l’œuvre du hasard, mais le signe d’une prédestination spéciale qui n’a pas échappé à ceux-mêmes des gentils qu’une vertu particulière ou un génie supérieur disposaient à recevoir les mystérieux avertissements de la divinité. Parmi ceux-là se range Virgile, l’auteur de l’épitre à Pollion, qui à partir du iv e siècle va prendre place parmi les prophètes de la loi nouvelle. Ses vers, détournés de leur sens littéral, servent déjà de texte aux développements d’une oraison de Constantin qu’Eusèbe nous a conservée. Si l’empire a presque réalisé la domination universelle, si tant de royaumes, tant de civilisations différentes ont été absorbés successivement par lui, c’est par un dessein évident de la Providence, qui préludait ainsi par l’unité politique du monde à son unité religieuse. Enfin apparut Constantin que Dieu réservait pour la manifestation la plus éclatante de ses vues sur l’humanité. Il a vaincu par le Christ et pour le Christ. Licinius et Maxence qui faisaient obstacle à la victoire définitive du christianisme, ont succombé à ses coups ; par lui s’est réalisé l’unité chrétienne du peuple romain. Désormais l’ère du millenium annoncée par les prophètes est ouverte. Le monde entier, conquis par celui que Dieu a institué son vicaire et son porte-sceptre, va jouir de la paix universelle. Ces vues d’ensemble sur la marche et le progrès des choses humaines, qui seront reprises par saint Jérôme, par Paul Orose et tant d’autres, qui vont devenir les lieux communs de la philosophie de l’histoire, à l’usage des chrétiens, apparaissent ici pour la première fois. Eusèbe a emprunté les premiers linéaments de sa doctrine d’abord aux Livres Saints, puis aussi aux premiers apologistes du christianisme persécuté, Tertullien et Lae- tance ; il en a rassemblé les éléments épars, l'a dégagée du vague et de l’indéterminé dans lequel l’enveloppait encore le prophétisme ; il l’a montrée vérifiée par les événements inattendus dont lui-même et ses contemporains avaient été Us spectateurs et justifiée par le coup de théâtre éclatant de la conversion de Constantin.

Rien ne s’oppose plus maintenant à la réalisation de l’empire universel. Dieu a promis de faire connaître son Evangile aux nations ; toutes elles s’inclineront devant celui que Dieu a déclaré l’instrument de la diffusion de la parole de vie. Elles oublieront leurs faux dieux, leurs gouvernements particuliers, feront taire les dissentiments qui les ont armées les unes contre les autres, pour se fondre dans la grande unité impériale et chrétienne. Autrefois, dit Eusèbe, le monde, suivant les peuples et les lieux, était divisé entre un nombre infini de dominations, de tyrannies, de principats. De là des guerres continuelles, avec les ravages et les rapines qui en sont la suite. Cette division tenait à la diversité des dieux que chacun adorait. Mais aujourd’hui que la croix, instrument de salut et trophée de victoire, a été montrée à la terre et s’est dressée contre les démons, aussitôt l’œuvre des démons, c’est-à-dire des faux dieux, s’est dissipée comme un souffle ; dominations, principats, tyrannies, républiques ont fait leur temps. Un seul Dieu est annoncé à tous, un seul empire est debout pour les recevoir et les contenir, à savoir l’empire romain. Ainsi, dans le même temps, par la volonté céleste, deux germes ont grandi, se sont élancés de terre et ont couvert le monde de leur ombre, l’empire romain et la foi chrétienne, destinés à unir dans les liens d’une concorde éternelle le genre humain tout entier. Déjà les Grecs, les Barbares et les peuples qui habitent l’extrémité de plages inconnues, ont entendu la voix de la vérité. Là ne s’arrêteront pas ses conquêtes. Elle étendra son domaine jusqu’aux limites où finit la terre, et la tâche lui sera rapide et facile. Le monde ne sera qu’une nation, les hommes ne formeront qu’une famille sous le sceptre d’un père commun[4].

Telle est bien la doctrine dont les évêques ont pénétré l’âme de l’empereur néophyte ; tel est le système séduisant dont ils ont nourri son esprit, flottant et irrésolu au milieu des courants d’opinions contraires et de croyances ennemies qui se partageaient le monde romain ; telles sont les perspectives illimitées que le christianisme triomphant développait, comme un programme, aux ambitions des premier Césars byzantins. Cette philosophie, il en devient le fervent adepte ; ce langage, cette phraséologie nouvelle, il se les approprie et les fait passer textuellement dans ses lettres, dans ses circulaires, dans les instructions d’un caractère mixte, moitié politiques moitié religieuses, qu’il répand avec une infatigable prolixité dans les provinces. En vérité, Dieu s’est servi de notre ministère pour poursuivre l’exécution de sa volonté ; il a fait appel à notre concours pour parfaire son ouvrage. Des extrémités de l’Orient à l’Océan britannique et à ces contrées où le soleil se couche, il a dissipé et balayé l’erreur qui s’était emparée du monde, afin que le genre humain, instruit par mon ministère, fût rappelé à l’observance de ses saintes lois[5]. Empereurs et sujets croient également à cette mission sacrée. La cause du christianisme s’identifie avec celle de l’empire. Leur diffusion et leurs conquêtes doivent s’accompagner dans l’espace et dans le temps ; et comme le monde entier est promis au règne de Dieu, il est implicitement dévolu à la domination romaine. L’empire est un parce que Dieu est un ; il est universel parce que Dieu est universel.

Il ne faut donc pas considérer les formules officielles dont se pare l’autorité impériale à Byzance comme l'expression redondante et prétentieuse d’une ambition démesurée, qui deviendra ridicule, quand l’empire, ses provinces perdues, sera réduit à se défendre dans sa capitale. Elles dérivent logiquement de croyances religieuses entretenues et réchauffées par des prédications incessantes, par le langage de la chaire et celui de la place publique. Les ouvrages de théologie et les documents officiels parlent de même. La foi dans les destinées de l’empire est du même ordre, que la foi religieuse. Le dogme impérial ne se discute pas plus que le dogme fixé par les canons de l’Eglise. Pour les Byzantins, leur ville est la capitale et la reine de l’univers, sans image et sans métaphore ; leur prince l’autocrate du monde. Or cette foi est précisément de cette nature que les démentis cruels infligés aux empereurs par les événements, ne sauraient avoir de prise sur elle et ne l’entament pas ; que toutes les objections tombent devant les justifications d’une raison plus haute que la raison humaine. Qu’importent, en effet, les défaites, les invasions, la perte des provinces ? Ce sont là des éclipses passagères de la gloire de l’empire, des signes par lesquels Dieu manifeste son mécontentement et sa colère à son peuple. On redouble de sévérité à l’égard des hérétiques ; les églises retentissent d’appels pathétiques à la pénitence ; on compte ainsi fléchir le ressentiment divin et rétablir du même coup la fortune de l’empire. Si les revers succèdent aux revers, il n’y a pas encore là motif à désespérer. Dieu ne compte-t-il pas avec les siècles, comme l’homme avec ses jours périssables ?

Autre objection : l’empire byzantin n’était pas le seul qui se proclamât éternel et universel, ni son empereur le seul qui prit le titre de roi des rois et de dominateur des trônes. Les monarques des Perses, avec qui les Romains furent si longtemps en conflit, affectaient les mêmes prétentions et se décernaient les mêmes honneurs. Les suscriptions de leurs lettres semblent calquées sur celles qui émanent de la chancellerie de Byzance. Chosroès, dans une lettre à Justinien, rapportée par Ménander Protector, s’intitule : θελος Άγαθος, είρηνπάπρος, άρχαος, Χοσρόης, βασιλέυς βασιλέων, εύτυχής, εύσεβης ; et dans une autre lettre citée par Simocatta[6], il se nomme : βασιλέυς βασιλέων, Δυναστευόντων δεσπότης, Κύρεος έθνών. Dans les traités qui sont signés entre les deux empires, ils donnent aux princes de Constantinople le nom de frères, mais exigent la réciproque[7]. Ils écrivent : Nous sommes les deux yeux qui éclairent le monde[8]. Ils mettent une insistance singulière, et sur ce point leurs sujets les imitent, à faire sonner aussi haut l’un que l’autre les appellations synonymes qu’ils se décernent. Dans une bataille livrée entre Sapor et Constans, les deux armées faisaient assaut de clameurs en l’honneur de leurs souverains respectifs, les Romains invoquant Constans maître des choses et du monde, les Perses répondant par les cris de : Sapor, Saantan et Pyroses, c’est-à-dire Roi des rois et toujours victorieux[9]. Mais cette fraternité n’était pas de bon aloi : les autocrates la subissaient dans la mauvaise fortune plutôt qu’ils ne l’acceptaient. Entre les deux monarques il y avait rivalité de forces et d’ambitions, mais non parité d’origine, l’un tenant ses droits de Dieu lui-même et l’autre du démon. Les rois de Perse ne se disaient-ils pas, dans leurs documents officiels, frères du Soleil et de la Lune ? N’adoraient-ils pas le feu et les puissances sidérales[10] ? Le prince des démons, lui aussi, n’était-il pas entré en rébellion contre son créateur et n’avait-il pas usurpé ses titres ? Cette lutte, terminée dans le ciel par la défaite des anges rebelles, se rallumait renouvelée sur la terre entre les représentants des deux puissances irréconciliables[11].

Aussi toutes les guerres entreprises par Byzance sont des guerres saintes, des croisades. Ses ennemis sont les ennemis de la foi et du Christ. C’est au nom du Christ qu’on les vaincra et en déployant à leurs yeux, comme un nouveau palladium, les emblèmes de la foi. Nulle part ce caractère n’éclate avec autant d’intensité que dans la lutte contre les Perses, les plus sérieux des adversaires que l’empire eut à combattre avant les Musulmans. Le principal héros de ce grand duel fut l’empereur Héraclius, qui ruina l’empire de Chosroès aussi complètement qu’Alexandre celui de Darius. Ses exploits, qui retentirent jusqu’au fond de l’occident, auraient mérité mieux que l’obscure et plate épopée de Georges Pisidès. Voici dans quels termes il exhortait ses troupes au combat : Mes amis et mes frères, les ennemis de Dieu ont foulé aux pieds nos provinces, ruiné nos villes, rougi de sang l’autel où se consomment des sacrifices non sanglants. Ils ont souillé de leurs sacrilèges débauches les églises qui ont horreur du sacrilège. Ayons donc le cœur plein de l’amour de Dieu et efforçons-nous de venger son injure. Soyons forts contre des ennemis qui maltraitent les chrétiens. Vénérons l’empire romain qui est le propre domaine de Dieu et non d’autres. Que la foi soit notre cuirasse ; protégés par elle, nous pouvons braver la mort. Vengeons les outrages des vierges, les massacres de nos compagnons d’armes ; pleurons-les, mais sachons que leur mort a pour récompense la vie éternelle. Toutes ces harangues militaires sont de même allure et exaltent les mêmes sentiments de piété. Dans sa Tactique, Constantin Porphyrogénète prescrit, comme une obligation militaire, la prière du matin et du soir. Les chants de guerre sont des cantiques, le chant de Moïse quand les Hébreux ont traversé la mer Rouge, ou les psaumes de David[12]. Le triomphe est comme autrefois une cérémonie religieuse. Il s’annonce par un service d’actions de grâce à sainte Sophie et par une procession. Mais les chars qui défilent au milieu d’un peuple prosterné, au lieu de porter les statues des dieux, promènent le labarum, la croix et l'image de la Vierge, de celle qu’on appelle τήν συστράτηγον. Parfois on introduit une variante ; l’empereur suit le char à pieds, portant la croix sur son épaule. C’est pourquoi, en signe de l’union de l’empire et du christianisme, et de l’alliance conclue entre Dieu et son peuple, l’empereur, sur ses monnaies et dans ses statues, est figuré tenant en ses mains le globe surmonté de la croix[13]. C’est avec cet attribut que Justinien fait dresser son effigie équestre sur l’Augustéon. Il tient le globe, dit Procope, pour marquer la souveraineté qu’il exerce sur la terre et sur la mer, et la croix est l’emblème par lequel il s’assure la victoire[14].

Toute la politique extérieure des Césars byzantins découle de ce principe, en est une conséquence nécessaire. La terre entière appartient de droit divin à l’empereur, et non-seulement les contrées connues, explorées, qui sont momentanément en puissance de maîtres illégitimes et que tôt ou tard Dieu fera rentrer dans le giron de l’empire, mais même les contrées inconnues et à découvrir, cataloguées sous le nom d’hyperboréennes dans les traités géographiques des Byzantins. L’empereur possède sur elles un droit primordial de préemption, analogue à celui que les Portugais et les Espagnols obtinrent du pape Alexandre VI sur les régions où aborderaient leurs navigateurs à l’orient et à l’occident de l’Europe. Le moine de Saint-Gall rapporte qu’un ambassadeur de Charlemagne, s’entretenant avec l’empereur de Byzance, lui énumérait les longues guerres de son maître contre les Saxons. Pourquoi, lui répondit-il, ton maître travaille-t-il tant à combattre ces ennemis sans nom et sans vertu ? Je te les donne, prends-les pour toi, ainsi que tout le pays qui leur appartient. A quoi Charlemagne répliquait plaisamment à son ambassadeur : L’empereur eût mieux fait de te donner une paire de chausses neuves ; tu en aurais trouvé l’emploi en un si long voyage[15].

Quant aux provinces émancipées de la tutelle impériale, à celles qui jadis avaient fait partie de l’empire et s’étaient par la suite constituées sous des gouvernements indépendants, l’empereur n'admettait pas que leur aliénation fut jamais ni complète ni définitive. Leurs princes et leurs rois étaient censés ne tenir leur pouvoir que d’une investiture, d'une délégation impériale. Ils restaient rattachés à la cour byzantine par un lien de vassalité tout théorique, justifié par les titres auliques que la chancellerie leur décernait et qui suffisait à donner satisfaction au droit de propriété et de prééminence réclamé par l’empereur. Nous verrons, en ce qui concerne la Gaule, ce que durèrent, ce que valurent ces prétentions, comment les princes francs envisagèrent leurs devoirs de subordination à l’égard de Byzance. Rappelons pourtant qu’après avoir obtenu des Ostrogoths la cession de Marseille et de la Provence, ils ne crurent pas que leur possession serait légitime, tant quelle n’aurait pas été ratifiée par les lettres patentes de l’empereur, considéré par eux comme propriétaire antérieur de cette partie de l’ancienne préfecture des Gaules[16].

Rien de plus instructif, en la matière qui nous occupe, que le récit si vif et si animé de l’ambassade de Luitprand, envoyé par Othon à l’empereur Nicéphore-Phocas Luitprand devait demander pour le fils de son maître la main de la princesse Théophanie. Nicéphore, irrité des conquêtes d’Othon, reçut très-mal son représentant. Les légats de ton maître, s’écria-t-il, nous ont promis sous serment, et les lettres de ton souverain nous ont juré, qu’il ne voudrait plus être un sujet de scandale pour notre empire. Or vois-tu scandale plus grand que de prendre le nom d’empereur ? De plus il usurpe les thèmes de notre empire. Nous ne pouvons souffrir plus longtemps ce double attentat C’est en vain que Luitprand lui réplique avec quelque irrévérence : Elle sommeillait donc, votre puissance, ou plutôt celle de vos prédécesseurs, eux qui s’intitulent empereurs des Romains et le sont de nom seulement et non pas de fait. S’ils étaient véritablement les empereurs des Romains, pourquoi ont-ils laissé Rome tomber au pouvoir d’une courtisane ? On comprend l’indignation que soulèvent des répliques aussi vives au milieu de la cour formaliste de Byzance. Voici donc l’ultimatum que Luitprand fut chargé de rapporter à Othon : a Jamais une Porphyrogénète, fille d’un Porphyrogénète, n’a mêlé son sang à celui d’un barbare. Toutefois, comme vos intentions sont bonnes, faites les concessions que vous devez, vous recevrez de nous celles qui sont compatibles avec notre dignité. Si vous voulez notre alliance, rendez- nous Rome et Ravenne avec le pays qui s’étend de ces villes jusqu’à nos frontières. Si vous voulez notre amitié sans notre alliance, que ton maître rende à Rome sa liberté, et qu’il fasse rentrer dans leur servitude première les princes de Capoue et de Bénévent, jadis les esclaves de notre saint empire et maintenant des rebelles[17].

Encore au XIIe siècle, au temps de l’empereur Conrad, quand, par le mouvement des croisades, l’Orient et l’Occident se rapprochent, et que tout un monde inconnu se révèle aux Byzantins, ordonné d’après certaines règles empruntées à l’héritage commun de Rome, et qui ne leur en semble que la parodie sacrilège, un écrivain grec s’indigne, entre autres choses, que le souverain germain ait décerné au duc des Tchèques le titre de roi, cette prérogative de faire des rois appartenant exclusivement à son maître. Tout est menteur dans cet acte, écrit-il, et celui qui a reçu le titre royal et celui qui t’a donné, et il ajoute : Comment se peut-il faire que des hommes qui n’ont rien de la sublimité impériale osent conférer des dignités qui sont comme une émanation de la majesté impériale ?[18]

Le droit, en effet, n’a pas changé de Constantin à Manuel et à Jean Comnène ; le principe n'a subi aucune altération, aucune diminution. C’est en vain que les faits infligent le plus humiliant démenti à ces prétentions superbes et restreignent tous les jours le domaine où s’exerce la puissance réelle du César de Byzance. Avec une foi tenace et qu’aucune déception n’atteint, historiens, panégyristes, diplomates s’attachent à ce dogme impérial de l’unité et de l’universalité de l’empire. Ils s’y attachent d’autant plus que l’importance matérielle de l’empire diminue, comme à une espérance suprême fondée sur les promesses divines. Le présent étant pour eux plein de tristesse, leur pensée se réfugie dans l'avenir. Un poète officiel du XIIe siècle, Théodore Prodromos, est aussi fécond qu’Eusèbe en appellations pompeuses à l’adresse de Jean Comnène, en espérances infinies dans le rétablissement intégral de l’empire : Tu porteras tes armes, s’écrie-t-il, jusqu’aux colonnes d’Hercule ; tu soumettras et Gadès et Thulé et même les cataractes du Nil ; tu t’avanceras jusqu’à la zone torride ; tu navigueras autour de la mer Morte qui enveloppe la terre ; après quoi tu reviendras victorieux au milieu des tiens[19]. Il appelle encore l’empereur l’autocrate de la terre, le maître commun du Levant et du Couchant[20]. Le plus curieux morceau est l'épithalame adressé à Manuel Comnène, à l’occasion de son mariage avec la sœur de Conrad, la princesse Irène. Cette union est pour le poète byzantin le symbole, non pas de la réconciliation de Rome et de Byzance, comme on devrait s’y attendre, mais de la subordination de Rome à sa rivale. Salut, nouvelle Rome ; réjouis-toi de ce mariage qui te proclame la capitale de la vieille Rome. Celle-ci est l’épouse, toi le fiancé. Or, nous savons tous que l’homme dans le mariage a le pas sur la femme et que c’est lui qui est la tête. Il en est de même de toi. Ne croirait-on pas entendre, à cette heure de déclin, un contemporain de Constantin et de Justinien ?

Ces idées sur le gouvernement du monde ne demeurèrent pas la propriété et le privilège exclusif de Byzance. Comme elles ont leurs racines dans le fonds religieux commun aux nations modernes et dans le droit impérial dont furent nourris les peuples issus de Rome, nous les retrouvons partout au moyen-âge et jusqu'à des temps plus rapprochés de nous. Elles ont hanté l’esprit de Charlemagne, qui essaya de détourner à son profit l'héritage de Constantin et de Théodose, celui des fondateurs du saint empire germanique et en général de tous les fondateurs d’empires. Dante, qui assistait à la ruine des deux grandes puissances de l’Occident, l’empire et la papauté, si longtemps aux prises et tombés presqu’en même temps, frappé de l’anarchie et du chaos dans lequel se débattait la société, retrouvait, dans son De Monarchia, la pure doctrine qui avait si longtemps soutenu le vieil empire d’Orient. La société, écrivait-il, repose sur le droit, qui a sa valeur propre, indépendante et qui est divin, parce que la justice est un attribut de Dieu. L’empereur représente l'unité du genre humain, la justice et le droit universels. Il doit être le maître absolu du monde entier, afin que, n’ayant plus rien à désirer, il ne lui reste aucune raison, aucune tentation d’être injuste. Les néo-platoniciens de la Renaissance, qui dissertent à ta cour des Médicis sur le meilleur gouvernement, n’ont eux aussi d’autre idéal que la monarchie universelle. Marsile Ficin déclare : Comme il est au monde un Dieu unique, un seul soleil dans le système planétaire, une seule tète dans l’organisme humain, ainsi la société a besoin d’unité et trouve l’État parfait dans le parfait monarque, image de Dieu. C’est vers cet idéal qu’ont tendu de toutes leurs forces et avec une foi sans défaillance les empereurs de Byzance. Sans doute ils ont échoué dans leur tentative de réaliser sur terre l’empire de Dieu ; ils n’ont même pas réussi à contenir dans les mêmes limites le christianisme et l’empire ; leur rêve de domination universelle s’est terminé brusquement interrompu par une lamentable catastrophe. Mais qui peut dire ce que le sentiment de cette supériorité morale, la conscience de l’élection divine, ont pu donner aux Byzantins de force et d’enthousiasme ? Dans les plus extrêmes dangers, ils ont déployé des vertus dignes des plus beaux temps de la République. Ne fallait-il pas en même temps qu’eux sauvegarder les promesses de l'avenir ? Les nations comme les individus vivent de l’idéal qu’elles portent en elles, et qui, mieux que les ressources matérielles dont elles disposent, leur permet de durer.

 

 

 



[1] Ammien Marcellin, lib. XIV, cap. 7.

[2] Ammien Marcellin, lib, XV, cap. 1.

[3] Eusèbe, De Laud. Const., cap. IV.

[4] Eusèbe, De Laudibus Const., cap. 16 ; — De Vita Const., lib. I, cap. 8 et lib. II, 13 ; — De Laudibus Const., cap. 10.

[5] Eusèbe, De Vita Const., lib. II, cap. 28. Lex de christiana religione.

[6] Theoph. Simocatta. Lib. IV, cap. 8.

[7] Chronic. Paschale ad ann. 522 et ad ann. 628.

[8] Theoph. Simocatta, Excerpt. de Legat., II, 185.

[9] Amm. Marcellin. Lib. XIX, cap. 2.

[10] Amm. Marcel., Lib. XVII, cap. 5, et Lib. XX, cap. 6.

[11] Eusèbe, De Laudib. Const., cap. 2 et cap. 16. Voyez aussi l’épopée de Georges Pisidès.

[12] De Cerimoniis, Lib. II, cap. 19.

[13] Du Cange, De Imp. Constant. numismatibus.

[14] Procope, De Ædificiis. Lib. I, cap. 2. V. aussi : Eusèbe, De Laudib. Constant., Lib. IX.

[15] Monach. San-Gall. Lib. II, cap. 6.

[16] Zonaras. Lib. XV, cap. 4.

[17] Muratori, Script, ital., tom. II, p. 481 et 483.

[18] Cinnamus, Hist., Lib. V, cap. 7.

[19] Theod. Prodromos. Scripta miscell., n° 2. V. aussi le n° 5.

[20] Epitaphe en l’honneur de Jean Comnène.