Le successeur des Césars de Rome, le souverain qui gouverne l’empire installé sur les rives du Bosphore, se proclame l’héritier de la République et d’Auguste. La forme extérieure de son pouvoir n’a pas changé, les institutions mêmes qui régissent la société n’ont subi aucune modification radicale, mais seulement ces changements insensibles, ces transformations lentes que le temps introduit dans les choses humaines, et que les circonstances déterminent. Les services administratifs continuent à fonctionner d’après les mêmes principes. Du palais part le mouvement qui se communique à tous les degrés de la hiérarchie des fonctionnaires. Le Sénat joue le même rôle effacé que lui a imposé depuis trois siècles la constitution impériale. Et cependant l’évolution qui s’est opérée au sein de la société byzantine, dans les mœurs et les croyances et qui n’est sensible qu’à distance, a eu son contre-coup dans la personne du prince. Le César byzantin diffère du César romain dont il porte les titres, revendique l’héritage et qu’il prétend continuer. Il a dans l’histoire sa physionomie propre, très-personnelle et très-distincte. Ce sont ces caractères nouveaux que nous voulons essayer de dégager et de mettre en lumière. Tout d’abord il n’est pas inutile de faire justice d’un de ces lieux communs que l’ignorance propage et que l’histoire superficielle enregistre sans contrôle. Les empereurs de Byzance n’ont pas été mieux traités par elle que le peuple qu’ils ont gouverné. En réalité, ils ne furent ni meilleurs ni pires que les empereurs de Rome ; ils nous apparaissent seulement plus médiocres. Si nous ne trouvons parmi eux, ni un Antonin, ni un Marc-Aurèle, en revanche Néron, Caligula, Domitien, Héliogabale n’ont dans le catalogue byzantin aucun personnage qui leur fasse pendant. Ces monstres de débauche et de lubricité, ces cerveaux déséquilibrés chez qui l’énormité du pouvoir fait monter la folie, ne se revoient plus ailleurs que dans la galerie de Suétone et de l’Histoire auguste. Byzance n’a certes pas manqué de mauvais princes, mais ils furent mauvais autrement. Beaucoup que les historiens orthodoxes et les écrivains de la Curie romaine ont singulièrement maltraités, Léon l’Isaurien, Léon l’Arménien, furent d’excellents administrateurs et de vigoureux soldats. Les [pires furent des fanatiques, d’esprit étroit et persécuteur. Ils font couler le sang pour une formule religieuse, pour un dogme et non pour le plaisir de le répandre. Ils ont des âmes d’inquisiteurs ; ils rappellent par bien des analogies les souverains espagnols, successeurs de Charles- Quint. Le Credo est pour eux la raison d’Etat et se confond avec elle. Us sont les exécuteurs chargés de la vengeance de Dieu, du Jéhovah hébreu, qui se plaît à l’extermination de ses ennemis. Les plus tristes de ces souverains sont des soudards bornés comme Phocas, le bourreau de la famille de Maurice, et Nicéphore, le vainqueur d’Irène. Encore se battent-ils bravement et savent-ils mourir sur les champs de bataille. Michel, dit l’Ivrogne, n’est qu’un enfant mal élevé, une sorte de roi fainéant, qui laisse la direction de l’empire à son oncle Bardas et ne s’occupe que de ses plaisirs. Il a des goûts de palefrenier, ne se plaît qu’aux chevaux et en la compagnie des cochers du cirque. Ce qui est plus grave aux yeux des contemporains, il parodie les mystères de la foi, s’amuse dans ses appartements à dire la messe, avec ses compagnons de débauche pour acolytes. Il se moque du patriarche dont il emprunte les ornements pontificaux. Par là même il présente les caractères spéciaux de la folie byzantine. Mais les affaires de l’empire n’en souffrent pas ; il laisse ces soins à d’autres qui valent mieux que lui et finiront par le supplanter. Mais à côté de ces princes, combien d’autres qui honorèrent le pouvoir et rappellent les meilleurs temps du premier empire. Les Porphyrogénètes valent presque les Antonins. Des souverains comme Anastase, Maurice, Héraclius, Basile le Macédonien, par la vigueur de leurs armes et l’éclat de leurs succès, relevèrent très-haut la fortune compromise de l’empire ; ils entretinrent chez leurs contemporains l'illusion de son éternité. Du reste, le métier d’empereur ne fut jamais à Byzance une sinécure ; rarement le pouvoir exigea tant de ceux qui l’exercèrent. Leur vie est une guerre perpétuelle contre les barbares, contre les Perses, contre les dynasties arabes, heureux quand ils n’ont pas à se débattre par surcroît contre les factions de la capitale. Aussi la plupart sont des soldats. Ils conduisent en personne les armées. Justinien, qui commande aux troupes du fond de son palais et fait la guerre par ses lieutenants, est une exception assez rare parmi les Césars byzantins. Ils ont hérité de Rome la science et le goût du droit. Il est superflu de rappeler ici ce que la jurisprudence doit aux successeurs de Constantin. Ils apportèrent à ces études l’esprit de méthode et de patiente investigation qui les distingue. Us débrouillèrent le chaos des lois, des constitutions impériales, des réponses des prudents ; les classèrent par titres et par articles, les rendirent accessibles à toutes les intelligences et élevèrent ces monuments, les deux Codes et le Digeste. Par là ils exercèrent une influence décisive sur les institutions de l’Occident et déterminèrent dans une mesure très-appréciable les conditions de leur développement. Le Code théodosien pénétra les Codes barbares du VIe siècle, et quant au Code de Justinien, connu de l’Occident dès l’époque de Charlemagne, son action, déjà sensible dans la législation des Capitulaires, devient prépondérante sous les rois Capétiens et les princes de la maison de Souabe. La conception même de la monarchie, telle qu’elle a réussi dans notre pays à s’établir et à triompher avant la révolution de 1789, remonte incontestablement par ses origines à Byzance. Ce n’est pas seulement l’idée fondamentale de son Histoire universelle que Bossuet a empruntée à Eusèbe ; il doit au panégyriste de Constantin la doctrine essentielle de sa Politique tirée de l’Ecriture sainte. Les souverains de Constantinople ont beaucoup ajouté par eux-mêmes au legs qu’ils tenaient de Rome. Je ne parle pas seulement des Novelles de Justinien. Mais avant et après lui, et jusqu’aux Comnènes, il est peu d’empereurs qui n’aient laissé des documents importants de législation civile et canonique. On connaît le recueil dit des Basiliques, qui parut sous le règne de Léon-le-Philosophe, peu de temps après que le patriarche Photius publiait son Nomo-Canon[1]. Non-seulement ils légifèrent, mais ils aiment à rendre en personne la justice, à redresser les abus, à confondre publiquement les magistrats prévaricateurs[2]. La fonction de justicier leur paraît une des prérogatives les plus élevées de la souveraineté. Par tous ces points ils se rattachent à la tradition romaine impériale ; ils en diffèrent sensiblement par d’autres. Et d’abord la monarchie s’environne extérieurement de faste et de pompes inusités. Auguste avait affecté la simplicité dans son palais et en avait imposé les dehors à ceux qui l'entouraient. Il croyait ainsi plaire au peuple et ramener les mœurs publiques à la modestie antique. Les empereurs de Byzance usèrent d’une politique tout opposée. Ils visèrent à rehausser le prestige de la souveraineté par l’ostentation d’une splendeur qui éblouît les regards et frappât les imaginations. Le luxe ne fut pas comme auparavant la fantaisie particulière d’un César dilettante ou magnifique ; il devint une affaire d’Etat et un moyen de gouvernement. La monarchie byzantine s’organisa sur le modèle et à l’exemple des monarchies asiatiques. Déjà Dioclétien était entré dans cette voie. Constantin et surtout Théodose-le-Grand, s’il faut en croire le témoignage de Zosime[3], fondèrent sur ce point la tradition, qui dura autant que l’empire. Cet empereur, nous dit l’historien, doubla le nombre des dignitaires et des officiers du palais. Pour suffire à l’ordonnance et aux services des festins de gala dont il établit l’habitude, il enrégimenta en cohortes des nuées de cuisiniers, d’échansons et de serviteurs de tous genres. Enfin il remplaça dans la domesticité intime les esclaves par des eunuques. On sait quelles répugnances soulevèrent dans Rome les premiers qui parurent à la suite d’Héliogabale et des princes syriens. L’aversion est aussi violente chez les derniers Romains qui écrivent l'histoire du bas-empire, Ammien Marcellin et Zosime. Plus encore que les affranchis des premiers Césars, ils accusent ces êtres avilis de s’emparer de l’esprit des souverains en le dépravant par de honteuses complaisances, de s’enrichir par de coupables trafics et de peser sur la direction des affaires publiques par la familiarité que leur service comporte. Presque seuls, en effet, ils approchent désormais du prince, alors que par système il commence à s’éloigner davantage du reste des sujets. A Byzance, sa personne recule dans un lointain d’apothéose. Bientôt, dans la rigidité de ses costumes d’apparat, tissus d’or et de soie, étoilés de pierreries, il apparaîtra comme une idole. On ne peut l’aborder qu’avec des génuflexions et des adorations et en frappant plusieurs fois, et à des intervalles marqués, du front la terre. Une étiquette rigoureuse, un cérémonial minutieux et compliqué l’isole et le défend des empressements des courtisans et de la foule. Les usages de la cour de Versailles et de celle de Madrid paraissent simples auprès de ceux- là. Tout est réglé par les livres de cérémonies ; les pas, les gestes, les paroles, les costumes dont l’empereur change, comme dans la liturgie le prêtre pendant la messe, suivant les jours[4], suivant les heures, suivant le milieu où il se produit ; et non-seulement tout ce qui regarde la personne impériale est ainsi méticuleusement ordonné, mais tout ce qui concerne les hôtes du palais et jusqu’aux mouvements et aux acclamations du Sénat, des soldats et du peuple, dans les rues, dans l'église et à l’hippodrome. Le palais lui-même est une ville dans la cité, avec ses salles immenses de réception où circule tout un monde, les appartements particuliers du prince, ceux de sa famille, ceux des femmes, sa chapelle. Il s’ouvre d'un côté sur l’Augustéon, la grande place qui contient aussi Sainte-Sophie et l’hippodrome ; de l’autre, il regarde la merveilleuse perspective du Bosphore, animée par le spectacle des nombreux navires qui vont et viennent chargés des richesses de toutes les nations, ou des flottes qui s’exercent à des simulacres de combats. A Byzance comme à Rome, l’autorité souveraine imprime à celui qui en est revêtu un caractère religieux et sacré. Du jour de son avènement, l’empereur s’élève au-dessus de l’humanité et participe de l’essence divine. César, écrit Dion en parlant d’Auguste[5], désirait vivement être nommé Romulus ; mais s’étant aperçu que ce serait se faire soupçonner d’aspirer à la royauté, il y renonça et fut appelé Auguste, comme étant plus qu’un homme. En effet, les objets les plus respectables, les plus saints, sont dits augustes. C’est pour cela qu’en Grèce on l’a appelé Σεβαστός. Après la mort du prince, les Romains lui dressaient des temples et des autels, instituaient un culte et des sacerdoces pour le servir, et à certains jours de l’année lui sacrifiaient des victimes. De ces coutumes, de cette liturgie, la religion chrétienne ne pouvait tout retenir. Cependant le culte officiel du prince ne fut pas aboli. Loin de diminuer la personne du prince, les chrétiens la grandirent encore ; seulement c’est d’une source différente qu’ils firent dériver son prestige. A Rome, comme s’exprime encore Dion, l’empereur est le maître de toutes les choses profanes et sacrées. Mais ce privilège, il le tient non de sa puissance mais des lois[6]. Toutes les dignités, toutes les magistratures, créées sous la République, il les réunit en sa personne. Il est consul, tribun, général d’armée, souverain pontife. L’imperium, la puissance publique, autrefois répartie entre plusieurs, se concentre désormais en lui seul. Il est l’incarnation vivante de l’Etat. L’état, c’est lui ; parce qu’en dehors de lui le pouvoir ne s’exerce que par sa délégation. Or, dans les sociétés antiques, l’Etat, comme la cité, comme la famille, est une personne religieuse et morale. La famille est constituée par l’union spirituelle de la génération vivante avec les générations éteintes ; les âmes des ancêtres, toujours en communion étroite avec leurs descendants, sont les dieux familiers, les lares du foyer. Le père est le prêtre de ce culte domestique. A l’image de la famille, la cité a de même son culte et son foyer ; semblablement l’Etat, qui est la réunion des cités, contient tous les cultes particuliers et les résume comme en une synthèse vivante. L’empereur, en tant que magistrat suprême et souverain pontife, est le prêtre officiel de cette divinité collective. Il se confond et s’identifie avec elle. Il y a communication, pénétration intime de la divinité de l’une à l’humanité de l’autre. C’est ainsi qu’après la révolution qui renversa la république, s’organise dans toutes les provinces le culte de Rome et d’Auguste, qui symbolise l’union de l’empire et de l’empereur. Cette religion nationale se superpose à toutes les religions privées et locales ; elle les embrasse et les contient toutes. Elle exprime en même temps que l’union de l’Etat et de celui en qui l’Etat s’incarne, celle de toutes les parties du monde sur qui s’étend l’autorité de Rome. Pour les âmes pénétrées de la culture antique, la Patrie, l’Etat ne sont pas des abstractions savantes, vides de réalité objective ; mais une puissance morale, existant en dehors de la conception humaine, exerçant une action sur le cours des évènements, possédant tous les éléments de la divinité. C’est elle qui apparaît à César au moment qu’il va franchir le pas décisif et mettre la main sur les libertés publiques ; c’est elle, le Genius publicus, qui s’entretient avec Julien pendant son sommeil et le décide à prendre le pouvoir qui lui est offert par ses soldats[7]. L'empereur est divin parce qu’il participe de la divinité de l’Etat. Il est dieu après sa mort, de par la consécration du Sénat, parce que de son vivant, c’est sous ses traits que la puissance publique est apparue aux peuples et qu’elle s’est rendue sensible aux regards de tous. Le César byzantin lui aussi se proclame divin ; ses lettres continuent à s’appeler sacra, divatia ; non comme on l’a dit, par un effet de la routine de la chancellerie impériale et de la persistance des usages, mais parce que ces expressions répondent au sentiment exact qu’ont les Byzantins de la nature supérieure à l’humanité de leurs souverains. Cette divinité est encore d’adoption et de reflet, mais elle est plus extérieure à son objet qui est l’empire, plus indépendante et des lois et des hommes. L’empereur est l’élu de Dieu. Il l’a choisi dès le berceau, quelle que soit l’obscurité de sa naissance, pour les destinées auxquelles il est promis, et pour en faire l’instrument de ses desseins sur le monde. Il l’a révélé par des signes visibles à quelques-uns de ses serviteurs. Inconscient de l’élection divine, le futur César marche, marqué d’un sceau, droit au trône, qui lui est préparé de toute éternité, L’empire terrestre est l’image de l’empire céleste et l’empereur est l’image même de Dieu, son représentant sur la terre, le Christ temporaire, en qui il dépose le secret de ses volontés, son vicaire et son prête-nom[8] ; c’est par lui qu’il règne. Ces paroles mystiques reviennent sans cesse sur les lèvres et sous la plume des orateurs et des écrivains de Byzance. Ce ne sont là ni des métaphores, ni des symboles, mais l’expression très-nette de croyances arrêtées, enseignées à l’école et dans la chaire, et le fond même des idées sur lesquelles ce peuple vivra pendant tout le moyen-âge. Pour lui la terre est le miroir du ciel, l’empire chrétien est aux cohortes célestes ce que les barbares sont aux anges rebelles ; la monarchie romaine doit être ordonnée sur le modèle de la monarchie céleste. Dieu est une sorte d’empereur cosmique. Par contre, l’empereur terrestre est nécessaire à l'équilibre des choses humaines, la pièce maîtresse de l’édifice qui s’écroulerait sans lui. On ne comprend pas plus la terre sans lui que le monde sans Dieu. Il est inné au monde comme l’œil au corps[9]. Cette foi intrépide ne s'embarrasse d’aucune objection, ne se laisse déconcerter par aucune contradiction. Les effroyables tempêtes qui parfois assaillent l’empire sont des épreuves suscitées par Dieu pour raffermir la foi des justes ou pour châtier les erreurs de son peuple. Jusqu’au dernier jour, les Byzantins croiront à l’éternité de l’empire. Dieu ne peut vouloir ruiner de ses mains son œuvre et anéantir le foyer d’où sa parole doit rayonner sur le monde, sacrifier aux ennemis de son nom les dépositaires de sa loi. Ainsi s’expliquent, après des périodes d’affaissement et de recul, l’étonnante facilité avec laquelle l’empire se relève, les explosions de fanatisme qui le rendent tout à coup redoutable à ceux qui l’avaient impunément bravé. L’indignité des Césars n’est pas non plus un obstacle aux adorations dont leur personne est l’objet. Sans doute ils ne sont que l'instrument des colères célestes. On n’en révère pas moins en eux le caractère sacré, indépendant du démérite individuel. L’esprit de Dieu habite en eux, comme en un vase impur une précieuse liqueur. Les compétitions furieuses dont l’empire est l’enjeu, les discordes sanglantes qui les accompagnent, les scènes tragiques dont les mystères du palais laissent à peine transpirer le secret, le massacre des familles régnantes par un usurpateur audacieux, ne font pas capituler leur imperturbable logique. Le succès amnistie et lave tout ; le victorieux est un prédestiné ; le ciel s’est prononcé pour lui, comme par une espèce de jugement de Dieu. Aussi du jour où le patriarche l’a sacré, il est proclamé saint. Il est Dieu, non par nature, mais par adoption[10]. Cette appellation divine, avec la restriction nécessaire que l’usage sous-entend, a cours parmi le peuple, comme au temps de la Rome païenne. Les soldats sous la tente, disputant avec les Huns du mérite respectif de leurs souverains. Est-il juste, dit l’un d’eux, de comparer l’un avec l’autre, un homme et un Dieu ? Car Attila est un homme, mais Théodose est un dieu[11]. Et au moment de la persécution iconoclaste, l’empereur Théophile ayant proscrit le terme de saint, l’historien ajoute, en manière de réflexion : Dieu cependant laisse porter son nom à des êtres qui tiennent à l’humanité. Les prophètes n’ont-ils pas dit des princes : Vous êtes des dieux. Pourquoi donc interdire le nom de saint, qui est infiniment plus humble ?[12] De leur vivant, leur parole est le verbe même de Dieu[13]. Après leur mort, salués par une apothéose qui rappelle par bien des traits l’apothéose païenne, ils iront s’asseoir à la droite du Christ pour régner avec lui dans les cieux[14]. Qui ne voit, au point de vue de la direction spirituelle
de la chrétienté, le danger de cette situation entre ciel et terre et les
conséquences qu’en tireront les empereurs dans leurs rapports avec l’Eglise ?
Si l’empereur est directement inspiré de Dieu, visité par sa grâce ; si le
Saint-Esprit parle par sa bouche, si son pouvoir est une émanation du pouvoir
céleste, de quel droit s’avisera-t-on de tracer une limite à son action sur
l'Eglise, de séparer le sacré du profane, d’interdire à son immixtion le
domaine de la religion ? Quelle part restera au clergé, quelle part au
patriarche ? A la différence des religions antiques qui ne connurent jamais
cette séparation des pouvoirs religieux et politiques, chez qui le magistrat
était en même temps le ministre des dieux, le christianisme entre les hommes
et la divinité a constitué un intermédiaire, une caste vouée au service des
autels, qui est par un sacrement spécial investie du sacerdoce et qui en
exclut les laïques. Comment désormais accorder son ministère avec les
prétentions impériales ? Comment tracer une ligne de démarcation entre les
pouvoirs du patriarche ou du pape et celui de l’empereur, alors que l’un et
l’autre se réclament également de l’investiture divine ? En réalité le débat
ne fut jamais tranché entre les deux puissances rivales ; l’équivoque
entretenue par les souvenirs du souverain pontificat exercé par les empereurs
païens et même par les premiers empereurs chrétiens ne fut jamais entièrement
dissipée. Ces souvenirs continuèrent à peser sur toute la destinée du
bas-empire. Ce fut l’origine des conflits qui périodiquement éclatèrent entre
Rome et Byzance et dont le schisme fut la solution nécessaire. La politique
des évêques, celle même des papes ne fut pas, au début de l’empire chrétien,
suffisamment hardie. Grégoire de Naziance proclame que l’empire est un
sacerdoce[15].
Le métropolitain, dans la prière qu’il lit au couronnement des empereurs, les
rappelle aux devoirs de leur sacerdoce impérial. Les évêques de Rome, quand
ils font appel au bras séculier pour la répression de l’hérésie, ne font pas
difficulté d’invoquer lame sacerdotale et apostolique de César[16]. A qui donc le
Christ a-t-il laissé son héritage ? Quel est le successeur de Pierre et des
apôtres ? Qui a la garde du troupeau mystique ? Les textes abondent, émanant
de la curie romaine, qui font dériver le pouvoir des pontifes de la filiation
de Pierre. Les paroles du Christ parlant à son disciple : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise,
ont toujours passé pour la charte de fondation de la papauté, la base la plus
indiscutable de sa suprématie. Et cependant quiconque parcourt les textes
byzantins, s’aperçoit que les mêmes titres sont invoqués en faveur des
prétentions impériales. Ce sont des évêques de Syrie qui écrivent à
l’Empereur : Voici que Christ a rempli la promesse
qu’il a faite au monde quand il a dit : Tu es Pierre, et sur cette pierre je
bâtirai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle,
puisqu’il a revêtu Votre Majesté des ornements impériaux. Les évêques
d’Isaurie ajoutent : Tu es le digne émule de ce
Constantin d’immortelle mémoire, qui maintenant bienheureux, jouit de sa
gloire pendant l’éternité aux côtés de Dieu, avec David comme lui roi et
prophète, avec Pierre et avec Paul, parce que, semblable à eux, il a prêché
la vérité. Un pape exhortera l’empereur Léon à
entrer en partage des mérites des apôtres et des prophètes. Au concile
de Chalcédoine, les pères s’écrieront : Gloire à
Marcien. Tu es à la fois prêtre et empereur, vainqueur à la guerre et docteur
de la foi[17]. Et l’empereur
Constantin Porphyrogénète, dans la préface de ses lois, ne fera que ratifier
et consacrer, dans un document législatif, la croyance populaire, quand il
écrira : Dieu qui a remis entre nos mains la
puissance de l’empire, nous a donné une preuve éclatante de son amour,
puisqu’il nous a confié, comme au successeur de Pierre, prince des apôtres,
son troupeau fidèle[18]. Des deux côtés
nous rencontrons mêmes arguments et mêmes textes pour revendiquer, soit au
profit du pape, soit au profit de l’empereur, l’héritage du Christ. On ne
s’étonnera pas d’entendre, par la suite, les césars invoquer leur qualité de
pontife pour trancher les litiges religieux qui divisent la chrétienté, et
l'un d’eux, Léon l’Isaurien, signifiant à Grégoire III le décret qui ordonne
la destruction des images, le motiver par ce considérant : Attendu que je suis roi et prêtre. Ce serait un sujet d’étude psychologique d’un haut intérêt
au point de vue de l’histoire, que de pénétrer l’état d’âme du premier César
chrétien, de scruter ses intentions, de savoir quelle place il entendait se
faire dans l'Eglise qu’il appelait à l’existence légale et bientôt à une
prépondérance officielle. Malheureusement nous ne pouvons nous rendre compte
du travail intérieur qui s’opéra dans sa conscience, qu’à travers les phrases
du pompeux panégyrique d’Eusèbe. Du moins nous montre-t-il le sentiment et
les appréciations du clergé triomphant et reconnaissant envers son
bienfaiteur. Il est évident à priori que Constantin n’entendait rien abdiquer
de l’autorité exercée jusqu'à ce jour par les Césars sur la religion d’Etat,
ni rien diminuer de l’héritage reçu par lui de ses prédécesseurs ; et d’autre
part le clergé n’était pas en situation de traiter avec lui de puissance à
puissance et de débattre les conditions d’un contrat. Il recevait comme une
faveur inespérée la protection du prince. Persécuté la veille, traité comme
l’ennemi de l’Etat, presque sans transition il devenait le favori, le
conseiller officiel de l’empereur. Il eût été mal venu à marchander les
termes de sa reconnaissance. Notons enfin que Constantin ne fut toute sa vie
qu’un catéchumène, que quelques jours seulement avant sa mort il voulut
recevoir le baptême des mains d’Eusèbe de Nicomédie. Il paraissait d’autant
plus difficile de lui faire une place dans les cadres officiellement réglés
de la hiérarchie ecclésiastique. Aussi remarquons- nous l’embarras de son
panégyriste pour caractériser son rôle dans l’Eglise, et les termes ambigus
qu’il accumule pour préciser ses fonctions. L’empereur, avant de prendre une
décision, s’enferme dans ses appartements secrets et seul à seul s’entretient
avec Dieu qui l’inspire. C’est sa manière de
participer aux saints mystères, de s’acquitter de ses devoirs de pontife et
d’hiérophante, nous dirions presque de dire sa messe[19]. Quand il entre
au concile de Nicée, réuni par son ordre pour pacifier l’Eglise troublée, il
apparaît comme un ange du ciel, éblouissant les
Pères des rayons qui se dégagent de sa personne[20]. Il prend part
aux délibérations, pèse les arguments et les témoignages au même titre que
les autres évêques et comme l'un d’entre eux[21]. 5a parole est
écoutée comme celle d’un héraut de Dieu[22]. Lui-même a pris
soin de définir ses attributions. Il s’intitule l’évêque général constitué
par Dieu[23].
Ailleurs, dans une conversation familière avec les prélats qu’il a priés à un
festin, il leur dit : Vous êtes les évêques chargés
des soins intérieurs de l’Eglise ; pour moi je suis l’évêque du dehors[24]. Il écrit à
Arius pour mettre un terme aux discordes que sa doctrine a soulevées ; il
s’érige en arbitre du différend, estime une vétille et une querelle de mots
les subtilités auxquelles des deux parts on s’est abandonné, et s’annonce
comme le prytane de la paix. Ses lettres et
ses instructions aux évêques, il les signe votre
co-serviteur, usant de la même formule que les papes emploieront après
lui[25]. Non qu’il
entende usurper ainsi sur les droits et les prérogatives des évêques ; ce
serait interpréter à contre-sens sa pensée. Il croit au contraire
condescendre à leur humilité, relever leur condition en la rapprochant de la
sienne, les honorer par la participation de la majesté impériale à leur
dignité. Il est clair qu’Eusèbe et l’épiscopat dont il est l’organe
n’entendent pas autrement ces paroles, que le panégyriste les rapporte avec
complaisance, pour la gloire de l’empereur et l’illustration du sacerdoce. De
cette équivoque prolongée, favorable dans le principe aux deux parties,
naquit une confusion d’attributs et de pouvoirs que rien dans la suite ne put
dissiper complètement, qui fut une source d’incessants conflits entre des
autorités rivales, et qui eut pour le développement ultérieur des
institutions ecclésiastiques les conséquences les plus inattendues. Quand la papauté eut pris force et qu'elle fut devenue le point d’appui solide de l’orthodoxie compromise par les Césars, elle s’efforça, mais trop tard, d’émanciper l’Eglise de la tutelle impériale. Elle fit deux parts de l’héritage du Christ ; l’héritage spirituel, c’est-à-dire la direction spirituelle de la chrétienté, elle le réserva pour elle ; l’héritage temporel, c’est-à-dire, en même temps que l’administration civile, le soin de poursuivre et d’extirper l’hérésie, le devoir de protéger les églises, elle en fit l’attribut de la souveraineté laïque. La distinction des deux pouvoirs est le thème habituel des avertissements et des remontrances qu’à chaque renaissance de l’éternelle querelle, le pape envoie à l’empereur. A mesure que le lien politique se relâche entre le pape et l’empereur, que l’évêque de Rome voit plus prochaine et plus assurée son émancipation, ce langage devient plus précis et plus comminatoire[26]. L’Occident suivit le pape dans sa querelle. L’avènement des monarchies barbares à l’indépendance, leur croissance politique, avaient accompagné l’élévation de la papauté. L’Orient ne put se déprendre de la suprématie de l’empereur. Le pli de l’obéissance était pris avant que la papauté eût grandi et pût parler d’égal à égal et de puissance à puissance au souverain. Il y eut cependant, même en Orient, des résistances mémorables, dont le souvenir a été pieusement gardé par les historiens ecclésiastiques. Tous ceux qui étaient persécutés pour leurs croyances, naturellement, se réclamaient d’une autorité plus haute en matière de foi, et faisaient appel de l’empereur au pontife, invoquant, eux aussi, la distinction des deux pouvoirs[27]. Nous en avons un exemple dans l’interrogatoire de l’abbé Maxime, cité devant le tribunal du patriarche Mennas, assisté de nombreux évêques, pour avoir refusé d’accepter le Type de Constance. — Tu prétends donc, dit le patriarche, que tout empereur chrétien n’est pas un prêtre. — Il n’est pas un prêtre. Car il ne se tient pas debout à l’autel. Il ne sanctifie pas le pain et ne l’exalte pas en disant : Sancta sanctis. Il ne baptise pas, il ne fait pas le chrême, il ne confère ni l'épiscopat, ni la prêtrise. — L’Ecriture ne proclame-t-elle pas que Melchisédech était en même temps roi et prêtre ? — Melchisédech a été le type unique de l’union en une même personne du caractère pontifical et royal. — Et Mennas s’écria : Par ces paroles tu as déchiré l’Eglise[28]. La majorité du clergé d’Orient inclina toujours vers l’opinion de Mennas, et le patriarche de Constantinople, à de rares exceptions près, se constitua, contre le pape, le défenseur de la prérogative impériale. La plupart des empereurs, soit par leurs connaissances théologiques, soit par leur zèle contre les hérésiarques, soit par les habitudes extérieures de leur vie, s’efforcèrent de justifier ce caractère sacerdotal. Avec l’ardeur d’un néophyte, Constantin se jeta dans l’étude des textes sacrés. Il passait, dit son biographe, des nuits entières à méditer sur les mystères divins, à écrire sur des sujets d’édification, à rédiger des instructions pieuses à ses peuples. Car il estimait de son devoir de prince d’enseigner lui-même ses sujets. Il composait en latin et faisait traduire en grec ses oraisons. Souvent il prêchait lui- même en public, et alors, dit Eusèbe, l’onction de son geste et de sa voix, l’expression de son visage pénétraient de componction son auditoire. Il nous reste, à la suite de l’ouvrage d’Eusèbe, plusieurs de ses harangues. Jusqu’au dernier jour de sa vie il se complut à ces prédications. Avant de mourir, il prononça sur lui-même une façon d’oraison funèbre[29]. Il a donné le ton à tous ses successeurs. Théodose II fut un véritable ascète. Sous son règne, dit Socrate, le palais différa peu d’un monastère. Il jeûnait très fréquemment, se levait à matines pour chanter avec ses sœurs des hymnes au Seigneur, puis récitait de mémoire l’évangile du jour. Il se plaisait en la compagnie des évêques, et dissertait avec eux sur les matières de foi, comme un vétéran de l’épiscopat. Il s’appliqua à collectionner les livres saints et tous leurs commentateurs, et mérita d’être comparé à Ptolémée Philadelphe[30]. Son successeur, Marcien, l’égala par son zèle et ses vertus. Il en fut de même de sa sœur Pulchérie, qui garda sa virginité dans le mariage, et fut honorée par l'Eglise comme une sainte. On connaît la passion de Justinien pour la théologie. Dès sa jeunesse, l’abbé Théophile l’avait rompu à la controverse. Tous les. jours, nous dit Procope, il se retirait dans sa bibliothèque, et jusqu’à une heure avancée de la nuit, en tète à tête avec de vieux prêtres, il retournait en tous sens les textes sacrés et pénétrait les mystères du Dogme[31]. Son plaisir était de provoquer les plus savants évêques à la discussion, de les troubler par les citations que sa mémoire lui suggérait en foule et de les trouver en défaut. Il tourmenta le pape Agapet au sujet des Trois Chapitres et d’Eutychès, et prétendit l’avoir convaincu d’hérésie. Victor, évêque de Tunis, eut fort à faire de S9 défendre contre un si rude champion. Lui-même écrivit beaucoup sur ces matières favorites : un traité sur l’Incarnation du Seigneur, un autre sur les Trois Chapitres, un troisième sur l’incorruptibilité du Christ. Il imposait aux évêques l’obligation de contresigner et d’approuver ses élucubrations, puis de les enseigner aux peuples. Ses aptitudes d’ailleurs étaient multiples. Il fit bâtir Sainte-Sophie et corrigea lui-même le plan des architectes. Il composa des hymnes qui se chantaient encore dans les solennités de l’Eglise grecque plusieurs siècles après sa mort[32]. On dit la même chose de plusieurs princes et en particulier de Léon le Philosophe. Tous, et jusqu’aux derniers Césars, furent entêtés de théologie, grands amateurs de controverses, maniant les textes avec la dextérité de docteurs de profession. La théologie étant matière d’Etat, leur devoir impérial les obligeait à s’y montrer passés maîtres, comme à connaître les principes de l’administration et de l’art militaire. Aux prétentions du prince au caractère sacerdotal semble s’opposer une barrière insurmontable. C’est le sacrement qui fait le prêtre ; or l’empereur n’a jamais reçu le sacrement de prêtrise. Quelque rigoureuse que paraisse l’objection, elle n’est pas décisive. Il y avait à Byzance des accommodements même avec la loi canonique, et l’empereur par la vertu de sa dignité jouissait de privilèges exorbitants, qui n’étaient réservés qu’aux clercs et rendaient douteuse la nature et l’essence même de son pouvoir. Ici, toutefois, il importe de distinguer soigneusement les époques. Les histoires ecclésiastiques ont rendu populaire la scène d’Ambroise, évêque de Milan, et de Théodose[33]. L’empereur, se trouvant de passage à Milan, prétendit franchir la barrière qui séparait le Saint des Saints du lieu réservé à la foule, et prendre sa place près de l’autel. L’évêque lui fit sévèrement observer que le sanctuaire était réservé aux prêtres et aux diacres, et qu’il eût à descendre au rang des laïques. L’empereur se rendit docilement à cette observation. Il répondit seulement que son intention n’avait pas été d’empiéter sur les prérogatives des clercs, mais qu'il n’avait prétendu que se conformer à l’usage qui était en vigueur à Byzance. De retour dans sa capitale, comme, après l’offrande, il se mêlait aux laïques, le patriarche Nectaire le pria de reprendre sa place dans le sanctuaire. Mais lui : Maintenant seulement, dit-il, je sais quelle différence existe entre un empereur et un prêtre, et je n’ai trouvé qu’un sincère ami de la vérité pour me l’apprendre, Ambroise, le seul évêque que j’aie rencontré, digne de ce nom. Telle est l’anecdote. Que prouve-t-elle, sinon qu’à Byzance, avant Théodose le Grand, l’usage séparait l’empereur des laïques, qu’il assistait au sacrifice à la place réservée au clergé, mais qu’après l’initiative hardie de saint Ambroise, une coutume nouvelle s’établit, qui fit déchoir l’empereur de son rang et de son privilège. Cette coutume prévalait encore au temps de Sozomène, c'est-à-dire de Théodose II. Dans l’intervalle, l’autorité épiscopale avait pris à Byzance un ascendant extraordinaire, grâce aux talents et à l’éloquence des grands prélats du v e siècle. Jean Chrysostome, protégé par l’enthousiasme de la foule, pouvait braver impunément le palais, comparer l’impératrice à la fille d’tlêrode demandant la tête de Jean, et protester contre l’érection de la statue d’Eudoxie sur la place de l’Eglise. Il écrivait : Si le prince, couronné du diadème, s’approche indigne de l’autel, chasse-le ; car ta dignité est au-dessus de la sienne[34]. Sous les successeurs immédiats de Théodose le Grand, le patriarche fut le vrai maître de Constantinople, une sorte de pape oriental, devant qui s’inclina soumise la majesté impériale. Cette domination créait au prince un danger trop grand, elle risquait trop de l’annuler pour qu'il n’eût pas tenté de s’y soustraire et de prendre sa revanche, en reléguant le patriarche au rang de subalterne. Le moyen le plus efficace consistait à détourner à son profit une partie du prestige du patriarche, en se rapprochant de l’autel et en se montrant au peuple rehaussé de l’éclat des cérémonies religieuses. Ce point fut obtenu par le canon 69 du concile in Trullo, réuni par Justinien Rhinotmète[35] : Il n’est permis à aucun laïque de pénétrer dans le sanctuaire ; cette défense ne concerne pas l’empereur quand il veut offrir ses présents à Dieu, suivant l’antique tradition. A la faveur de ce prétexte s’ouvrit une brèche qui alla toujours s’élargissant et ne put être fermée. L’empereur n’entre plus dans l’église pour le sacrifice sans siéger parmi les clercs dans la tribune qu’on lui réserve dans le sanctuaire. A l’époque où fut rédigé le Cérémonial de Constantin Porphyrogénète, cette règle ne souffre presque plus d’exception. La plus grande partie de l’ouvrage est consacrée à l’étiquette qu’il convient d’observer à l’église pendant les solennités religieuses. L’auteur ne manque pas de signaler chaque fois la présence de l’empereur dans l'enceinte interdite aux laïques[36]. Il est vrai qu’en même temps l’habitude impose à l’empereur l’obligation de faire, chaque fois qu’il se présente à l'autel, son offrande au Seigneur. C’est lui qui se réserve de fournir l’église des nappes, du corporal, des bandelettes, des disques nécessaires au service divin. C’est ainsi que dans la célèbre mosaïque de Saint-Vital à Ravenne, Justinien est figuré tenant à la main une coupe qu’il offre pour le sacrifice. Ce ne sont pas seulement les églises de la capitale, mais aussi celles des principales villes du monde chrétien, les sanctuaires les plus vénérés, qui reçoivent les cadeaux impériaux. Le Liber pontificalis abonde en descriptions de bijoux précieux qui sont des dons de la munificence impériale. Quand le prince n’a pas à donner de vases ou de fins tissus de soie, il se contente de déposer sur l’autel ou entre les mains du patriarche de petites bourses de soie remplies de monnaies. Dans certaines solennités, l’offrande s’élève à cent livres d’or. En somme, il ne vient jamais les mains vides, et sa fréquentation assidue enrichit le lieu saint. Le commentateur Reiske remarque qu’il paie son privilège au poids de l’or. Par un détour nouveau, et peut-être pour enlever à l’obtention de ce privilège jusqu’à l’apparence d’un contrat simoniaque, consenti par l’Eglise de Constantinople, on en vient à faire à l’empereur une place dans la hiérarchie du clergé byzantin, place à la vérité très-humble et très-modeste, mais qui autorise sa présence dans l’enceinte sacrée. Les textes leur donnent les titres les plus variés : défenseur, deputatus, lecteur, sous-diacre et diacre. Grâce à ce titre, il jouit de prérogatives interdites aux laïques. Il touche la nappe de l’autel et y applique ses lèvres. Il prend de ses mains le pain consacré et communie comme les prêtres, le patriarche offre A sa bouche le calice. Bien plus, le Cérémonial nous le représente en fonction de sous-diacre. Il lit l'épitre à la tribune, il porte l’évangile, comme fit Justinien dans le cirque un jour d'émeute[37] ; il allume les cierges, il reçoit du patriarche l’encensoir et le promène autour de la sainte-table, il change lui-même la nappe de l’autel ; bien plus, il s’arme d’un plumeau déplumés de paon et purifie l’autel de ses souillures (2). On aurait peine à croire que l’empereur descende à ces fonctions inférieures, si le Cérémonial n’en reproduisait le détail tout au long, et ne le répétait pour chacune des solennités auxquelles participe la majesté impériale. C’est par cette porte basse que l’empereur pénètre dans le sanctuaire. Mais son autorité y trouve son profit. Grâce aux fonctions dont il exerce le simulacre, il a pied sur les marches de l’autel ; il est un membre de l’Eglise officielle. Il cesse d’être un profane ; il se sépare de la foule des laïques et grandit aux yeux des fidèles de toute la vénération qui accompagne les ministres du culte. Il y gagne encore de pouvoir, sans paraître usurper sur la prérogative des pontifes, interpréter le Dogme, catéchiser le peuple et légiférer en matière de foi. A mesure que vieillit l’empire et qu’il s’éloigne de son origine ; à mesure surtout que sa puissance matérielle et son influence politique décroissent, le caractère religieux du monarque s’accentue et finit par dominer entièrement. Il se dépouille des autres éléments qui en d’autres temps ont concouru à rendre l’empire redoutable et dont l’évènement a démontré la fragilité. Seul ce caractère demeure inattaquable et incorruptible. Il ne doit rien aux hommes, mais tient tout de Dieu, qui continue à visiter de sa grâce et à honorer de son élection spéciale le César, héritier de l’empire, réduit à défendre contre les barbares les murailles de Constantinople. Le langage des écrivains de la décadence byzantine, toutes les fois qu’ils parlent de la dignité impériale, reflète cette impression. Dans leurs paroles mystiques, on a peine à retrouver le général et le législateur, qu’ont été Théodose, Justinien et Basile. L’empereur n’apparaît plus que comme l’hôte du sanctuaire et le familier du Seigneur. Pour tout dire, écrit un évêque, l’empereur jouit de tous les privilèges du sacerdoce, sauf qu’il n’accomplit pas le sacrifice. Nous lisons, au livre 19 des Antiquités juives, de Flavius Josèphe, cette inscription : Tibérius, Claude, César, Auguste, Germanicus, grand pontife, tribun du peuple, consul pour la deuxième fois. Quant à celui qui par héritage a obtenu parmi nous l’empire, il est le Christ du Seigneur par l’onction impériale. Il est proclamé après tous ses prédécesseurs, et il est en vérité notre Christ, notre Dieu, notre évêque, et il a droit à toutes les prérogatives pontificales[38]. Au milieu des ruines que la décrépitude accumule autour de l’empire, seul le respect pour la personne impériale n’a pas -vieilli. Pour les Byzantins, le César est une sorte de Messie de qui ils attendent le relèvement et le salut. Dieu ne doit pas laisser protester l’alliance qu’il a conclue avec lui au jour de son couronnement. L’idée chrétienne ou plutôt juive que Constantin a greffée sur la souche romaine, alors que toute sève est d’ailleurs tarie, soutient seule l’édifice impérial ébranlé et réconforte la foi de ceux qui l’habitent. |
[1] Voir le recueil d’Heimbach (Leipzig). 5 vol.
[2] V. plusieurs exemples. Cédrénus, Hist. Comp., § 860.
[3] Zosime. Lib. IV.
[4] Ces changements de costume, sur lesquels on trouvera des détails presqu’à tous les chapitres du livre de Constantin Porphyrogénète, réclamaient un personnel nombreux de vestitores. Il y avait des gens préposés à la garde des vêtements de parade, d’autres pour les costumes proprement dits, d’autres pour les chaussures, d’autres pour la coiffure.
[5] Dion, Lib. LIII, 16.
[6] Dion, Lib. LIII, 17.
[7] Ammien Marcellin Lib. XX, cap. 5.
[8] Ep. II Anastasii papæ. Voir à l’appui un grand nombre de citations dans notre ouvrage : De l’autorité impériale en matière religieuse à Byzance, chap. II. On pourrait les multiplier à volonté.
[9] Agapet. Ecthesis, cap. 46.
[10] Theopban. Continuat. Anonym. Lib.
III, cap. 10.
[11] Priscus Rhetor., Hist. Goth. (Excepta de Legat., § 49).
[12] Theoph. Contin. Lib. III, cap. 10.
[13] Theophan, p. 337. Il s’agit de Justinien.
[14] Eusèbe, De vita Const., Lib. IV, cap. 48.
[15] Greg. Naz. (Prior Invect. in
Julianum).
[16] V. les lettres du pape Léon : A l’empereur Léon. A Théodose II. A Marcien.
[17] Concile Chalcédoine, 6e session.
[18] Epist. ep. Syrice secunda ad Leonem. Epist. ep. Isauriæ ad Leonem. Ep. Leon papæ aut Leonem imp. Constantin Porphyrogénète, Préface des Lois.
[19] Eusèbe, De Vita Const., Lib IV, cap. 22, cap. 23.
[20]
Eusèbe, De Vita Const., Lib. III, cap. 10.
[21]
Eusèbe, De Vita Const., Lib. I, cap. 44.
[22]
Eusèbe, De Vita Const., Lib. II, cap. 61.
[23]
Eusèbe, De Vita Const., Lib. I, cap. 44.
[24]
Eusèbe, De Vita Const., Lib. IV, cap. 24.
[25] Eusèbe, De Vita Const., Lib. III, cap. 17.
[26] Ces lettres sont innombrables, et s’expriment toutes à peu près dans les mêmes termes, pour exemple Stephani VI ad Basilium, ann. 888.
[27]
Voir la doctrine d’Athanase (Epist. ad solitarium vitam agentes), celle
de Grégoire de Naziance (Oratio 17) ; surtout au temps de la persécution
iconoclaste, les appels des Orientaux à Rome devinrent fréquents. V. Opera Tlicodori Studii : Ep.
ad Nicephorum patriarchum ; ep. ad Paschalcm papam (817). Lib. 11.
ep. 12 et 13 : Ad Stephanum lectorem, ep. 53.
[28] Relatio motionis sancti
Maximi, translata ab Anastasio Biblioth.
[29] Euseb. Cæsar., De Vita Const., Lib. IV, cap. 29, cap. 55.
[30] Socrate, Hist. Eccl., Lib.
VII, cap. 22.
[31] De Bell. Goth. cap. 3.
[32]
Voir sur Justinien, outre les trois ouvrages de Procope, la chronique de Victor
de Tunis. Eustathius, Vita
sancti Eustachii, Epistola Innocenta Sturoniani ad Thematum presbyterum.
[33] Sozomène. Lib. VII, cap. 25. — Théodoret. Lib. V, cap. 17.
[34] Jean Chrysostome, In Matt. Hom. 8.
[35] Voir le Commentaire de Balsamon d’Antioche à ce 69e canon.
[36] Voir par exemple : Lib. I, cap. 9, 5 ; cap. 10, 2 ; cap. 10, 4 : cap. 16, 3 ; cap. IR, 13 ; cap. 20, 2 ; cap. 22, 2 ; cap. 23, 4 ; cap. 26, 2 ; cap. 27, 4, etc. L’auteur fait au contraire remarquer l’abstention de l’empereur qui se produit rarement : Lib. 1, cap. 27, 2 ; cap. 28, 2.
[37] Plusieurs médailles des empereurs les représentent portant l’Evangile.
[38] Demetrii Chomateni ad Constantinum Cabasilam responsum (Leunclavius Jus Græco-Romanum. Lib. V, Resp. I, 2).