L’EMPIRE BYZANTIN ET LA MONARCHIE FRANQUE

 

CHAPITRE IV. — CHARLEMAGNE ET L’IMPÉRATRICE IRÈNE.

 

 

La querelle des images, qui éclata à Constantinople au commencement du VIIIe siècle, sous le principat de Léon l’Isaurien, ne fut qu’un épisode de la longue rivalité qui, depuis quatre siècles, durait entre Rome et Byzance, entre l’empire et la papauté. Elle eut pour résultat de faire passer de l’état chronique à l’état aigu le conflit permanent qui était en germe dans les institutions impériales et dans celles de l’Église. Elle prépara le schisme religieux, qui ne devait se consommer qu’au cours du IXe siècle, sous le patriarcat de Photius ; mais elle détermina le schisme politique de l’Orient et de l’Occident, en rompant l’unité théorique de l’empire, et en permettant au pape de placer la couronne impériale sur la tète de Charlemagne. Avant d’en venir à cette solution naturelle qu’imposait la force des choses, plus de soixante années s’écoulèrent qui peuvent compter parmi les plus remplies de l’histoire du moyen âge, années fécondes en révolutions soudaines et en péripéties imprévues, en tentatives de rapprochement et en ruptures, entre les trois grandes puissances qui dominent la société au VIIIe siècle, le roi des Francs, le pape et le souverain de Constantinople. La plupart de ces événements, l’élévation de la dynastie carlovingienne, l’institution du pouvoir temporel du Saint-Siège, la création de l’empire d’Occident, ont été souvent étudiés, aussi bien en France qu’en Allemagne. Nous ne croyons pas cependant que le sujet soit épuisé. Il nous a paru intéressant d’éclairer l’histoire de la France et de l’Italie avec celle de l’Orient grec, qui ne peut pas en être séparée. Pas de grave décision prise à Aix-la-Chapelle et à Rome qui n’ait son contre-coup à Constantinople ; et réciproquement pas une révolution de palais à Byzance, pas une nouveauté religieuse qui ne précipite les changements politiques en préparation dans l’Occident. C’est à ce point de vue nouveau que nous nous proposons d’étudier les vingt dernières années du VIIIe siècle, remplies par la rivalité de Charlemagne et de l’impératrice Irène.

L’hérésie iconoclaste offrit aux papes une occasion particulièrement favorable de relâcher, sinon de rompre définitivement, le lien de sujétion qui rattachait Rome à Constantinople. Léon l’Isaurien, frappé des conquêtes rapides des Arabes, qui proscrivaient la représentation de la divinité sous des formes sensibles, crut faire obstacle à leur propagande, en luttant contre le matérialisme inconscient des masses, qui avait multiplié les images en Orient, comme en Occident. Il s’attaqua à des habitudes d’esprit invétérées et indéracinables, cent fois plus tenaces que l’adhésion à n’importe quelle formule du credo chrétien. Il ne fit que déchaîner en Orient une effroyable persécution qui dura plus d’un siècle, suscita des révoltes qui furent noyées dans des Ilots de sang et fournit à l’Occident le prétexte longtemps attendu d’un schisme religieux et politique.

Le pape Grégoire II refusa do promulguer les édits impériaux ordonnant la destruction des images, défendit aux peuples d’Italie d’obéir à l’exarque et de payer le tribut aux agents du fisc. II trouva pour complices de sa rébellion tous ceux qui, ainsi que le disait le pape, tenaient saint Pierre pour un saint national. Tu paraîtrais, disait-il à l’empereur, dans une école où les petits enfants épellent l’alphabet, et tu t’avouerais le destructeur des images ; ils te jetteraient leurs tablettes à la tête. Et il ajoutait cette menace prophétique : Tout l’Occident penche de notre côté, entendant par là qu’il se détachait en même temps de l’empereur. L’appui des Francs faisait, en effet, dès ce moment la force de la papauté. Le pacte conclu entre les Carolingiens et l’évêque de Rome avait assuré à ceux-ci la succession des Mérovingiens, à celui-là l’indépendance religieuse. Avec le titre de patrice, octroyé par le pape et vraisemblablement consenti par l’empereur, Pépin avait exercé sur l’Italie et sur Rome un protectorat effectif qui (levait, sous son successeur, se changer en domination réelle. Le premier roi de la dynastie revêtu d’une dignité empruntée à la chancellerie orientale n’avait guère eu que les charges de défenseur du Saint-Siège ; Charlemagne en devait recueillir les bénéfices. Après la chute du royaume lombard, il remplaça à la fois l’exarque grec de Ravenne et le souverain de Pavie, et étendit peu à peu son autorité des sommets des Alpes aux confins de la Calabre et du pays de Bénévent. En tant que roi des Francs et successeur de Didier, il ne relevait, pour les pays italiens, que de son épée et de Dieu ; à Rome il n’exerçait d’autorité qu’en vertu d’une fiction diplomatique qui faisait de lui un fonctionnaire byzantin. Pour tout esprit clairvoyant cette fiction ne pouvait durer longtemps encore ; par la force des choses, Charlemagne s’acheminait à la domination réelle de l’Italie tout entière. Ses conquêtes le rapprochaient tous les jours des limites de l’empire grec. Il y touchait au sud par le duché de Bénévent, la province de Naples et la Sicile ; à l’est, par l’extension de ses armes en Vénétie, en Istrie, en Pannonie, le long des rives de la Save et du Danube. Il semblait avoir lui-même conscience de la lutte future qui se préparait, et, en vue d’événements qu’il sentait prochains, son habile diplomatie lui cherchait en tous lieux des alliés intéressés à sa victoire. Il entretenait des relations amicales non seulement avec les souverains de Bagdad, mais encore avec tous les petits princes qui tenaient l’Égypte, Tripoli et les côtes africaines. Il enveloppait de toutes paris le monde grec, qui pendant ce temps se consumait en disputes stériles et en luttes sanglantes. Il s’exagérait même la force de ces derniers descendants des Romains, et, ne connaissant pas le secret de leur faiblesse, il ne croyait pas devoir trop multiplier les précautions en prévision d’un conflit inévitable.

 

I. — LES FIANÇAILLES DE ROTHRUDE.

 

Cette perspective d’une lutte prochaine n’était nulle part plus redoutée qu’à Constantinople. En 780 l’empire était exercé par un enfant de dix ans, Constantin, que son père Léon avait fait couronner de son vivant, espérant ainsi prévenir les compétitions de ses oncles et suppléer au défaut d’une loi d’hérédité, qui manqua toujours à la stabilité des institutions impériales. Sous le nom de cet enfant, gouvernail sa mère, l’impératrice Irène, aussi célèbre par sa beauté et son esprit que par l’étonnante fortune où la porta son ambition. C’était une Grecque d’Athènes qui rappelait sa patrie d’origine et le génie de sa race par la souplesse extraordinaire de son esprit, la clairvoyance de ses vues, la rare fécondité de ses ressources d’intrigues. Exempte de scrupules et dévorée de la seule passion du pouvoir, elle ne recula devant rien, même devant le crime, pour la satisfaire. Les tragédies de palais étaient fréquentes à Constantinople et les esprits habitués à leurs froides horreurs ; elles étaient autorisées de longue date par la raison d’État et aggravées par le despotisme ombrageux et la cruauté familière aux Césars que la faveur éphémère du peuple et des légions élevait au trône. Irène dépassa tout ce qu’on avait vu avant elle. Les annalistes orthodoxes et surtout le chronographe Théophane exaltent cette femme jeune et belle, tutrice d’un enfant orphelin, et qui n’hésita pas à braver l’hérésie pour rendre au culte son éclat et sa pureté première ; sous leur plume se pressent les comparaisons mystiques avec la Panagia pressant sur son sein le fils qui doit arracher le monde à l’erreur. Pourtant ils reculent d’horreur devant le sacrifice qu’elle fit de cet enfant à sa soif de domination. Une première fois traversée par lui dans ses projets, reléguée dans un couvent, elle sut peu à peu regagner ses avantages, reprendre sur son fils l’ascendant d’une mère, supérieure du reste par la fermeté de son caractère, et se faire associer à l’empire ; puis patiemment elle parvint à détacher l’un après l’autre de lui tous ses appuis, lui aliéna les bonnes volontés qui s’étaient offertes, et l’isola dans l’apparence de sa toute-puissance, jusqu’au jour où elle put sans danger le renverser pour régner à sa place. Seule de toutes les femmes qui passèrent sur le trône de Byzance, elle osa ceindre une couronne qui n’était partagée ni par un fils ni par un mari. Sans doute l’impératrice Pulchérie avait véritablement régné sous le nom de son frère Théodose II et de son époux Marcien ; mais elle avait composé avec l’opinion publique et comme absorbé sa toute-puissance en celle des deux empereurs. Irène eut moins de ménagement ou moins de prudence ; elle brava les murmures du monde étonné et mécontent, et, par cette usurpation sur les droits d’un fds et sur la tradition constante de Byzance, fournit un prétexte plausible et populaire au schisme politique de l’Occident.

Mais au moment où Léon IV mourait (780), Irène, peu sûre encore du pouvoir qu’elle venait d’hériter avec la tutelle de Constantin, devait chercher de toutes parts des appuis à son autorité mal affermie. Quarante jours après son avènement, elle eut à déjouer une conjuration fomentée par son beau-frère, le César Nicéphore, avec l’aide d’une partie du sénat et des hauts dignitaires de l’empire.

La mort, le supplice et l’exil la débarrassèrent des principaux meneurs ; quant à Nicéphore et aux autres frères de son mari, elle les lit tonsurer et les voua au sacerdoce. Elle dut se garder aussi des attaques des Arabes, qui ne cessaient, depuis que le siège du khalifat avait été installé à Bagdad, d’inquiéter les provinces grecques d’Asie Mineure et menaçaient même la capitale de l’empire. Elle réussit d’abord à les repousser ; plus tard, moins heureuse, il lui fallut se soumettre à l’humiliant tribut que lui imposa le khalife, et cette humiliation dut singulièrement affaiblir son autorité et diminuer son prestige aux yeux de ses sujets. Les Bulgares, campés sur les deux rives du Danube, ne désarmaient pas, et poussaient leurs incursions et leurs ravages jusqu’aux portes même de Constantinople. Enfin les Césars, relégués dans les couvents des îles de la mer Égée, conservaient dans les légions et les provinces de nombreux et dangereux partisans. C’est ainsi que le gouverneur de Sicile, Elpidius, se souleva en proclamant Nicéphore empereur. Il fallut une armée commandée par le patrice Théodore pour apaiser la rébellion et forcer Elpidius à se réfugier sur la côte d’Afrique, d’où ses intrigues menacèrent longtemps encore la Sicile d’un débarquement. Contre tant d’ennemis, il était nécessaire qu’Irène se cherchât des alliés et se résolût à tenter un rapprochement du côté de l’Italie et des Francs. Aie le Franc pour allié et non pour voisin devait être dès ce jour la maxime constante de la diplomatie byzantine. Une guerre avec Charlemagne, survenant au milieu des embarras d’une régence, aurait gravement compromis la stabilité de son pouvoir. Les intérêts de son ambition lui commandaient de taire les ressentiments que tout Romain du vieil empire devait nourrir contre le fils du conquérant de l’exarchat et le destructeur de ce royaume lombard, dont le dernier héritier, Adalgise, agent efficace tenu en réserve, en vue de revendications futures, avait trouvé à Constantinople asile et faveur. Plutôt que de courir les risques d’hostilités ouvertes, mieux valait certes feindre un consentement tacite au fait accompli et essayer de faire tourner au profit de la monarchie d’Irène la formidable puissance qui avait son siège à Aix-la-Chapelle. N’était-ce pas un coup de fortune inespérée pour l’impératrice que de gagner la neutralité bienveillante d’un aussi redoutable adversaire que Charles, de s’assurer la libre disposition de ses forces pour refouler les Arabes et les Slaves, et de pouvoir régler à l’amiable avec le prince franc les questions de frontières et de suzeraineté, qui risquaient de mettre à chaque instant aux prises l’Orient et l’Occident ?

Charlemagne était à Rome auprès du pape Adrien pendant les fêtes de Pâques de 781, quand il reçut l’ambassade de deux dignitaires de la cour de Byzance, le sacellaire Constantin et le primicier Mamalus. Ils venaient, au nom d’Irène, proposer au roi des Francs une alliance politique scellée par une union de famille, et lui demander d’accorder les fiançailles de sa fille aînée, Rothrude, avec le jeune empereur Constantin. Déjà, de longues années auparavant, pareille négociation avait été entamée sans succès par Constantin Copronyme ; il avait sollicité de Pépin la main de sa fille, Gisèle, sœur de Charlemagne, pour Léon IV ; mais le pape Étienne III, dans l’intérêt de l’Église, avait rompu ce dessein[1]. Cette fois Charlemagne accueillit avec faveur ces ouvertures inattendues. Le nom de l’empire romain avait conservé aux yeux des Occidentaux tout son prestige, et une telle alliance était de celles qui devaient flatter le fils d’un fondateur de dynastie, sensible à l’honneur de mêler son sang à celui d’un prince dont la souveraine puissance ne permettait à aucun mortel d’être son égal, comme s’exprime Grammaticus Saxo. Il ne lui était pas indifférent d’ailleurs, entraîné, comme il l’était, dans des guerres perpétuelles, des bords de l’Elbe aux rives de l’Hèbre, d’en finir avec les revendications du fils de Didier, Adalgise, et les intrigues nouées par Arighis, duc de Bénévent, avec le préfet grec de Naples et le patrice de Sicile. Aussi donna-t-il avec empressement les mains au projet d’Irène. On ne voit nulle part que le pape ait soulevé aucune difficulté. Les fiançailles furent célébrées avec pompe, et les serments échangés de part et d’autre. Comme la tille de Charles était trop jeune encore pour quitter le palais de son père, Irène lui laissa un de ses familiers, l’eunuque Elisée, pour l’instruire, de concert avec Pierre de Dise, dans la connaissance des lettres et de la langue grecques, et la préparer aux destinées glorieuses qui l’attendaient, en l’initiant à l’étiquette et au cérémonial compliqués de la cour de Byzance[2].

 

II. — CONVOCATION DU DEUXIÈME CONCILE DE NICÉE.

 

Cette alliance était un grand pas fait vers la réconciliation de l’Église d’Orient et de l’Église d’Occident ; Charlemagne, le défenseur et l’ami personnel du pape, semblait devoir être l’intermédiaire naturel de ce rapprochement. Il est probable qu’il en fut question pendant les pourparlers de 781 ; du moins Irène, pour conjurer le mauvais vouloir du pontife, lui donna des assurances formelles de ses sentiments orthodoxes, et lui lit entrevoir la fin du schisme qui, depuis cinquante ans, rompait l’unité de l’Église. A vrai dire, la révolution religieuse inaugurée par Léon l’Isaurien n’avait pas eu les avantages que ce prince en attendait ; elle n’avait pas sauvé des mains des Arabes la plus grande partie de l’Asie ni ralenti un moment la propagande de l’islam. Le feu grégeois avait plus efficacement protégé Constantinople que la destruction des images. En revanche, les empereurs avaient perdu l’Italie et laissé échapper de leur obédience la moitié du monde romain ; leur rupture avec le pontife romain avait été le prétexte de l’avènement imprévu et de l’élévation rapide de la dynastie carolingienne. Ce n’est pas que politiquement l’Italie eût complètement brisé le lien qui rattachait à Byzance. Charlemagne y dominait en maître, mais en vertu d’un titre qu’il était censé tenir de la chancellerie impériale. Les papes avaient lancé l’anathème contre Léon III et Constantin Copronyme, mais ils continuaient à dater leurs actes officiels des noms et des années des empereurs excommuniés. Les monnaies qui avaient cours étaient aussi frappées à leur effigie. Bien plus, la justice ne laissa pas d’être rendue à Rome, jusqu’à une époque mal déterminée, par un préfet impérial, et l’exécution des sentences prononcées était, en certains cas, remise aux officiers do Constantinople. Sous le pontificat d’Adrien, une sédition ayant éclaté à Rome, le pape, d’après le Liber Pontificalis, déféra le principal coupable, Calvulus, au préfet de la ville pour qu’il fût examiné et jugé par lui devant le peuple. Un autre accusé, Paulus, ayant été frappé d’une sentence de mort, Adrien, désireux d’obtenir une atténuation de la peine, s’adressa à Constantinople pour la faire commuer en une sentence d’exil : Paulus fut interné dans une ville de Grèce. Toutefois le lien de dépendance qui survivait à la rupture de Rome avec Byzance était tellement relâché, que des deux parts aucune illusion n’était possible. Les statues des empereurs cessaient, à leur avènement, d’étre reçues et saluées dans les villes italiennes ; aucun tribut n’était acquitté par ces provinces réellement soustraites au fisc impérial ; et c’était pour se venger de cette défection que, depuis Léon l’Isaurien, les empereurs frappaient d’opposition et arrêtaient les revenus du patrimoine de Saint-Pierre, prélevés dans la province de Naples, dans la Sicile et dans les thèmes d’Orient. C’était beaucoup cependant que le schisme politique n’eût pas été officiellement dénoncé, que les apparences fussent encore en partie sauvées. Irène pouvait penser que tout espoir n’était pas perdu de rétablir dans son intégrité les droits de l’empire, compromis par une politique funeste.

L’entreprise de restaurer en Orient le culte des images n’allait pas sans difficultés. L’idolâtrie, ainsi que s’exprimaient les rescrits impériaux, comptait encore de nombreux défenseurs. Si la servilité du clergé officiel et les menaces des empereurs avaient assuré aux iconoclastes la majorité dans le prétendu concile œcuménique tenu sous Constantin Copronyme, d’ardentes protestations s’étaient fait entendre dans les couvents, où l’orthodoxie s’était retranchée. Ces monastères, souvent dépeuplés de leurs cénobites par la persécution et l’exil, repeuplés par les sentences qui atteignaient les zélateurs suspects de pactiser avec Rome, n’en restaient pas moins la citadelle de l’opposition. De là étaient sortis, pour se répandre dans les foules et les enflammer d’une pieuse ardeur, les écrits de Jean Damascène, des hégoumènes Platon et Théodore et d’une multitude d’autres. La curiosité publique se jetait sur ses manifestes théologiques, comme elle s’empare chez nous des pamphlets attaquant la politique du gouvernement. Cette fois, comme toujours, la persécution n’avait eu pour effet que d’exaspérer les timides et de rallie !' aux persécutés la sympathie ’ct l’admiration. L’homme du peuple acceptait la proscription des images dans les lieux publics, mais gardait à ces icônes, cachées au plus profond de sa demeure, le culte secret qu’il était accoutumé de leur rendre. Le palais impérial lui-même abritait des dissidents, qui avaient plus d’une fois laissé surprendre par la police vigilante des Césars les poupées proscrites. Plus d’un saint prêtre, à son lit de mort, soulageait sa conscience d’un long et coupable silence, en s’écriant, comme le patriarche Paul : Plût au ciel que je n’eusse jamais occupé le siège pontifical pour m’associer à la tyrannique oppression de l’Église ! Je demande pardon à Dieu de ma faiblesse ; je me réfugie dans sa miséricorde, le priant de méjuger comme homme et non comme pontife. Pas une sédition n’avait éclaté depuis cinquante ans dans la capitale, qui n’eût comme cause ou comme prétexte la question des images. Mais le sénat et l’armée, ainsi que le personnel des évêques, comptaient encore des iconoclastes en grand nombre, d’autant plus redoutables que leur haute situation officielle leur donnait plus d’action sur leurs subordonnés, d’autant plus attachés à l’hérésie qu’ils devaient leur fortune à leur obéissance aveugle aux édits des princes.

Irène, après avoir pesé toutes les difficultés, recueilli tous les symptômes d’une réaction favorable à ses desseins, comptant aussi que l’intérêt, l’habitude d’obéir, rallieraient au pouvoir une partie de ses adversaires, se décida, au mois d’octobre 785, à écrire au pape Adrien une lettre qui lui signifiait la réunion prochaine d’un concile orthodoxe, et l’invitait à y assister en personne ou à déléguer les représentants de son siège apostolique. Dans cette lettre, l’impératrice faisait les deux concessions qui devaient aller le plus directement au cœur du pape : elle lui donnait toute satisfaction au sujet de la primatie réclamée par le siège de Rome sur le monde catholique, et abaissait devant lui l’autorité du patriarche œcuménique de Constantinople. De plus, elle faisait au pape amende honorable au nom de ses prédécesseurs, qui avaient touché aux choses saintes et prétendu au gouvernement de l’Église. On y lisait : Votre Béatitude paternelle connaît les faits qui se sont passés dans notre cité impériale à l’occasion des images ; comment ceux qui ont régné avant nous ont tenu leur culte à déshonneur et à injure. Fasse le ciel qu’une telle erreur ne leur soit pas imputée à crime ! car il eût mieux valu que leurs mains ne se fussent pas appesanties sur l’Église. Le peuple de la capitale et tous les Orientaux, ils les ont séduits et forcés à subir leur volonté. Mais voici que Dieu nous a suscités pour régner à leur place, nous qui, en toute vérité, cherchons sa gloire, et voulons observer la tradition de ses apôtres et de ses docteurs. C’est pourquoi, le cœur purifié et attaché au culte véritable, nous nous sommes entretenus avec nos sujets et nos prêtres les plus instruits des choses qui concernent Dieu, et avec leur conseil nous avons décrété qu’il y avait lieu de réunir un concile universel. Nous demandons à Votre Béatitude, ou plutôt Dieu vous demande par notre bouche, lui qui veut que tous soient sauvés et connaissent la parole de vérité, do vous joindre à nous et de venir ici pour confesser et affermir l’antique tradition au sujet des images. Vous y serez reçu comme le premier-prêtre de la chrétienté, comme celui qui préside au lieu et place du bienheureux apôtre saint Pierre... Mais si quelque empêchement vous retenait à Rome — ce que nous ne voulons pas croire, sachant votre zèle pour le service de Dieu —, choisissez des légats honorables, munis de vos pouvoirs écrits, pour représenter votre personne sacrée.

Tant de déférence à l’égard du siège de saint Pierre, une rétractation si complète des plus anciennes prétentions des empereurs romains, des avances si habilement calculées pour flatter le légitime orgueil d’Adrien, étaient bien faites pour loucher vivement le cœur du pape. Il allait avoir la gloire de terminer le différend qui avait si longtemps désolé l’Église d’Orient, de rendre la paix à la moitié du monde catholique, de procurer l’union des deux Églises, d’asseoir la suprématie incontestée de Rome sur les autres patriarcats jusqu’à ce jour séparés de son obédience et entraînés dans la défection du siège de Constantinople. La politique pontificale avait vaincu, et il n’était pas défendu à Adrien de penser que sa fermeté à ne point transiger, son habileté personnelle à s’attacher des protecteurs redoutés de Byzance, étaient pour quelque chose dans cette évolution. Cependant il ne crut pas devoir déférer à l’invitation d’Irène, et siéger en personne dans le concile. Aucun pape n’avait jusqu’ici paru dans ces grandes assemblées, autrement que par ses légats ; Adrien ne voulut pas sur ce point déroger à la tradition, qui avait pour elle le mérite de la prudence. Peut-être aussi craignait-il, en se montrant trop empressé, de blesser l’ombrageuse susceptibilité de Charlemagne, prompt à s’alarmer d’une réconciliation qui n’avait pas exclusivement le caractère religieux.

Il envoya donc, en même temps que ses légats, aux empereurs Constantin et Irène, une longue lettre synodique, dont il fut donné en partie lecture aux pères du concile. C’était un véritable traité sur les images. En cette matière délicate, le pape indiquait avec un soin extrême et une irréprochable précision ce qu’il fallait entendre par le culte des images ; que ce culte ne comportait pas une adoration de latrie, mais avait la valeur d’une simple commémoration. Loin de nous la pensée, disait-il, de déifier les images. Lorsque, en raison de l’amour et de la dévotion que nous avons pour Dieu et ses saints, nous représentons par des traits ou par le pinceau leurs figures, ce n’est pas au dessin ou à la peinture que nous rendons honneur, mais à celui que rappelle le tableau. L’homme ne doit pas vénérer les éléments matériels qui constituent l’image, mais l’esprit céleste qui apparaît à travers elle. Il ajoutait : Si quelqu’un insulte le vêtement impérial, ne le traitez-vous pas comme si l’injure s’adressait à qui le revêt ? S’il outrage les images des empereurs, l’outrage n’est-il pas rapporté à celui qu’elles représentent et à la dignité impériale elle-même ? S’il s’emporte en propos injurieux contre ces images faites de bois et de couleurs, n’est-il pas jugé comme s’il avait menacé le prince, et non pas une matière inanimée ? Quand vos statues sont introduites dans les cités, que les magistrats et le peuple vont au-devant, d’elles en poussant des acclamations, ce n’est pas au bois, à la cire que s’adressent ces honneurs, mais à l’empereur qui est ainsi figuré. De même les hommes ne vénèrent pas dans les saintes images la matière dont elles sont faites, mais les personnes célestes qu’elles rappellent. Tous nous adorons les princes et les saluons, bien qu’ils soient des pécheurs ; pourquoi donc n’adorerions-nous pas les saints serviteurs de Dieu et n’élèverions-nous pas des statues en leur mémoire, de peur que les hommes ne les oublient ? Il poursuivait, empruntant ses citations à la Bible, au Nouveau Testament, aux livres des Pères, fournissant d’avance aux prélats du concile les arguments et les preuves dont ils devaient étayer leur tentative de restauration des images. Il finissait : Nous vous supplions avec tout l’amour que nous avons pour votre clémence, prosterné à terre comme si nous étions devant vous, abîmé à vos pieds aimés de Dieu, et nous vous adjurons de relever les images abattues dans votre cité impériale ainsi que dans toutes les parties de la Grèce, selon les traditions de la sacro-sainte Église romaine, afin qu’elle puisse désormais vous recevoir dans ses bras. On voit que si l’impératrice avait fait acte de déférence religieuse envers le Saint-Siège, le pontife lui rendait ces égards en faisant à son tour acte de soumission politique.

Ici s’arrêtait le texte de la communication qui fut faite au concile. Irène crut devoir garder pour elle et son conseil la fin de la lettre, où s’accusaient des intentions politiques qui auraient pu soulever des objections parmi les prélats réunis. Adrien reprochait à l’impératrice d’avoir fait choix, comme patriarche, de Tarasius, simple laïque, officier du palais, élevé subitement au premier rang de la hiérarchie ecclésiastique. Il consentait pourtant à l’accepter comme collègue en raison de l’orthodoxie de sa lettre synodale et du zèle qu’il avait montré contre l’hérésie iconoclaste. Il réclamait encore comme preuve du retour des empereurs à la vraie foi la restitution des biens de saint Pierre confisqués par les prédécesseurs d’Irène dans les provinces qui relevaient directement de Constantinople. Il demandait qu’on rendît au pape la consécration des évêques d’Illyrie et de Thrace, qui avaient autrefois dépendu du diocèse de Rome, et que le titulaire de Constantinople s’était réservée. Enfin il s’élevait contre ce titre de patriarche œcuménique que prenait encore dans ses lettres Tarasius, fidèle à la tradition inaugurée par Jean le Jeûneur, terme qui prêtait à l’équivoque en restreignant la portée des déclarations d’Irène en faveur de la primatie du pape. Irène, en enlevant au concile la connaissance de ces difficultés, pensait soit à les résoudre diplomatiquement et à l'amiable, soit à faire sur elles le silence, au cas où le pape se contenterait de l’éclatant triomphe remporté par l’orthodoxie. Adrien concluait en proposant aux empereurs l’exemple de Charlemagne, à qui sa fidélité au Saint-Siège avait valu la protection spéciale du Seigneur, et des victoires sans nombre sur ses ennemis. Le bienheureux apôtre Pierre accompagnera partout vos pas et vous soumettra toutes les nations barbares ; ainsi a-t-il fait pour notre fils spirituel Charles, duc de France et des Lombards et patrice des Romains, qui, obtempérant à tous nos avis et remplissant toutes nos volontés, a prosterné à ses pieds et lié à son joug les peuples de l’Hespérie et de l’Occident. Aussi par ses laborieux combats a-t-il offert au même apôtre, en possession perpétuelle, des présents innombrables, des provinces, des cités, une foule de territoires et de patrimoines, que la perfidie des Lombards retenait indûment, et qu’il a reconnus appartenir de droit à l’Église. Et il ne cesse de lui offrir tous les jours de l’or et de l’argent pour rehausser l’éclat de ses cérémonies, et répandre aux pauvres des aumônes, si bien que la royale mémoire de ses bienfaits retentira de siècle en siècle. Adrien prétendait par un tel exemple piquer d’émulation l’impératrice et lui faire entrevoir pour prix de sa générosité la faveur d’une protection aussi efficace. Ce ne fut pas sans peine que le concile put siéger. Il s’était assemblé d’abord à Constantinople ; mais les hétérodoxes, appuyés de quelques légions, assiégèrent les Pères dans Sainte-Sophie et soulevèrent une émeute qui ensanglanta les rues voisines. Irène déploya la plus grande énergie ; elle balaya l’émeute avec l’aide des troupes restées fidèles, et s’étant rendue maîtresse des légions rebelles, elle cassa les officiers, licencia la plupart des soldats et punit de la mort ou de l’exil les plus coupables. Puis, pour éviter le retour de ces scènes tumultueuses et soustraire le concile au milieu si agité de la capitale, elle transporta le lieu de ses séances à Nicée, et le présida en personne dans la ville où Constantin le Grand avait ouvert les premières grandes assises de la catholicité. Elle put ainsi, sans autre incident notable, conduire à bien son entreprise, rétablir l’unité de l’Église et désarmer l’hostilité d’Adrien.

 

III. — RUPTURE D’IRÈNE ET DE CHARLEMAGNE.

 

C’était en effet là l’objet principal de sa politique. Le pape, une fois rassuré sur l’orthodoxie des Orientaux, entretenu dans des dispositions bienveillantes par le zèle pieux de l’impératrice et la dévotion aux images, son devoir de premier et universel pasteur lui commandait la neutralité. Maintenant qu’il n’avait plus rien à craindre des Grecs, qu’il pouvait même au besoin compter sur leur concours, la nécessité ne l’obligeait plus à se donner tout entier aux Francs, et il pouvait desserrer peu à peu les liens trop étroits qui le retenaient dans le mainbour de leur roi. Irène pouvait soupçonner que le patronat de Charlemagne devait par instants sembler lourd au pontife, depuis la prodigieuse extension de la conquête franque et la destruction du royaume lombard ; elle se doutait aussi que Charlemagne avait vu d’un œil défiant et jaloux le rapprochement survenu entre Rome et Constantinople. Il cessait d’être l’allié nécessaire, le recours indispensable du Saint-Siège menacé. Considéré comme évêque de Rome, Adrien allait redevenir le sujet de l’empire et échappait ainsi à son protecteur ; comme chef de la chrétienté, du jour où l’Occident cessait d’être seul orthodoxe, il avait des devoirs envers les fidèles d’Orient, et il pouvait, à l’occasion, se réfugier derrière ces devoirs pour refuser à celui qu’il avait fait patrice l’appui de son autorité apostolique. Saisissant l’avantage de cette situation nouvelle, Irène crut l’occasion opportune de rompre avec les Francs. Elle avait négocié le mariage de son fils avec la fille de Charlemagne dans un moment critique, au début d’une régence laborieuse, quand elle comptait, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, des ennemis seulement et pas un allié. Sans doute, en 781, elle était sincère dans la recherche de cet allié ; six ans plus tard, cette alliance lui devenait presque inutile. Les décrets du concile de Nicée étaient obéis sans résistance ; toute velléité de révolte de la part de ses sujets était domptée. Si l’empire avait l’humiliation de payer tribut au khalife de Bagdad, du moins, à ce prix, ses frontières cessaient d’être inquiétées. Il était temps de reprendre en Occident le terrain perdu. De plus, des considérations d’intérêt personnel lui conseillaient de ne plus ménager Charlemagne. Habituée à l’exercice du pouvoir que son lils encore en bas âge était forcé de lui abandonner, son ambition ne pouvait désormais s’accommoder d’un rôle plus effacé. Elle voulait continuer à régner sous le nom de ce fils, et au besoin, comme elle le montra, sans lui. Or l’instant était venu d’exécuter les engagements pris à Rome en 781. La jeune princesse franque, son éducation achevée, allait prendre la route de Constantinople. Irène, sans nul doute avertie par les rapports de ses agents à Aix-la-Chapelle, redoutait l’ascendant qu’allait prendre sur Constantin cette femme intelligente, d’esprit résolu, et qui, conseillée par un père politique, se sentant appuyée par la puissance redoutable des siens, ne se résignerait pas aisément à un rôle subalterne, mais parlerait bientôt au palais en maîtresse. Irène allait être réduite à abdiquer, à se retirer, comme tant d’autres impératrices-mères, dans un couvent, où elle vivrait sous la surveillance des agents du palais, oisive, sans influence et sans crédit. Ces calculs ressortent nettement des récits des annalistes orientaux. Zonaras dit positivement qu’elle rompit le projet de mariage arrêté sept ans auparavant, par amour du pouvoir et par crainte de l’influence franque sur l’esprit de son fils[3]. Plus Constantin montrait d’empressement pour une telle alliance, plus elle croyait sentir ses craintes justifiées. Aussi, sans prendre garde aux résistances de Constantin, sans souci de l’affront qu’elle infligeait à Charlemagne, attentive seulement à conjurer un péril qui lui paraissait pressant, elle obligea son fils à prendre pour femme une jeune fille noble d’Arménie, nommée Marie, qu’il n’aima jamais et finit par répudier. Les écrivains francs et byzantins sont d’accord, comme s’ils s’étaient copiés, pour nous laisser entrevoir tout un drame intérieur et comme un roman de cœur entre les deux fiancés. Si, comme on nous le dit, le jeune prince, voué à la plus triste destinée, ne se consola jamais de la rupture de son mariage avec Rothrude, qu’il n’eut jamais d’ailleurs l’occasion de voir le portrait que lui firent ses ambassadeurs des perfections de la jeune fille fut sans doute pour quelque chose dans ses regrets ; mais peut-être aussi avait-il songé dès lors à profiter d’une telle alliée pour échapper à la pesante tutelle de sa mère et hâter sou émancipation.

Il est curieux de constater avec quel soin les annalistes francs s’efforcent de dissimuler l’échec de la politique de Charlemagne et la blessure très vive qu’il en ressentit. Éginhard, dans sa Vie de Charles, affirme qu’il ne pouvait prendre sur lui de se séparer de ses filles pour les marier et qu’il refusa, de lui-même, Rothrude à Constantin. Grammaticus Saxo ajoute que la Grèce n’était pas digne d’une telle impératrice et que Charlemagne dédaigna le gendre qu’on lui offrait. Il va plus loin : il prétend que le sénat de Constantinople poussa l’empereur à venger par les armes l’affront qui lui était fait. Ce fut, au contraire, Irène qui, pour prévenir les effets certains du ressentiment de Charles, se hâta de prendre les devants. Elle envoya le logothète Jean avec une Hotte pour rallier les troupes du patrice de Sicile, Théodore, et opérer de concert avec lui un débarquement dans cette partie de l’Italie méridionale que les Grecs appelaient Lombardie. La mission de Jean était à la fois diplomatique et militaire ; il devait essayer avant d’en venir aux mains de tirer parti de la situation très troublée du sud de la péninsule.

Le duc de Bénévent, Arighis, gendre de Didier, vaincu l'année précédente (787) par Charlemagne en personne, et obligé de lui livrer, comme gage de sa foi, son second fils Grimoald, avait mis depuis lors tout en œuvre pour venger sa défaite. Un de ses émissaires était parti pour Constantinople, afin d’offrir à l’empereur son hommage et son serment de fidélité, en échange du titre de patrice et de l’investiture du duché de Naples. Irène, qui déjà méditait sa rupture avec Charles, avait prêté une oreille favorable à ces propositions, et expédié deux spathaires à Bénévent, pendant qu’Adalgise, le fils du dernier roi lombard, tenterait un débarquement à Ravenne et un coup de main sur la Pentapole. Quand les spathaires arrivèrent à Bénévent, Arighis venait de mourir ; mais, secondés par sa veuve Adalberge, ils avaient soulevé contre les Francs tout le pays, qui fut en un instant sous les armes. Cinq missi, délégués à la hâte par Charlemagne pour surveiller les agissements des Grecs, faillirent être massacrés et purent à grand’peine se réfugier sur le territoire de Spolète. Le roi, no prenant conseil que de lui-même et refusant d’obtempérer aux avis d’Adrien, qui voulait priver à jamais de leur héritage les descendants d’Arighis, donna pour duc aux Bénéventins l’otage qu’il retenait, Grimoald, le fils même du défunt, assuré qu’il était de sa fidélité à ses engagements et de l’intégrité de son caractère. Grimoald justifia la confiance audacieuse de Charles ; il se montra inaccessible aux avances de la cour de Byzance, et lorsque le logothète Jean et le patrice Théodore débarquèrent en Calabre, ce fut lui qui les reçut avec les contingents amenés par Hildebrand, duc de Spolète, et par le Franc Winigise[4]. La lutte paraît avoir été très rude. La Calabre, tout entière ébranlée, en frémit, dit un contemporain ; à peine si de mémoire d’homme on se souvient de semblables tumultes. Les Grecs furent complètement défaits et leur chef Jean resta sur le champ de bataille[5].

C’est un fait cligne de remarque qu’on ne trouve dans le Codex Carolinus aucune lettre d’Adrien à Charlemagne qui puisse se rapporter d’une manière certaine à la période qui s’étend de 788 à 791, époque où par l’ordre du roi fut réunie la correspondance des papes avec les Carolingiens. On est autorisé à penser que, durant cette période, les relations jusqu’alors si cordiales du roi de France avec Adrien se refroidirent sensiblement. Ce sont en effet les dernières lettres échangées entre eux qui avaient le moins de chance de se perdre ; il est à croire que si Charlemagne attachait à cette correspondance une telle importance, qu’il la lit transcrire pour qu’elle échappât à la destruction, il aurait entouré d’un soin tout particulier les plus récents documents qui devaient y trouver place. Si donc, comme il est probable, l’intimité première du prince et du pontife subit quelque défaillance, il faut en chercher la cause dans les événements qui précèdent. Charlemagne attribuait, non sans raison, la rébellion des Bénéventins et les troubles qu’il avait eu tant de peine à contenir dans le sud de l’Italie au zèle parfois indiscret du pontife pour les intérêts du patrimoine de Saint-Pierre[6] et pour le recouvrement des territoires aliénés, dont il ne cessait de réclamer la restitution. C’était moins contre le roi que contre le pape que les Italiens méridionaux avaient pris les armes. On le vit bien, quand les missi de Charlemagne, après la victoire remportée sur les Grecs, remirent par son ordre aux légats du pontife quelques-unes des places qu’il sollicitait ; les habitants désertèrent leurs cités, émigrèrent en masse et ne laissèrent aux officiers d’Adrien que les murailles des villes[7]. De plus Adrien s’était montré constamment hostile à la combinaison du roi, qui rendait aux Bénéventins leur duc national. Il aurait préféré le démembrement du duché, comptant y trouver son profit. Charlemagne conduisit les négociations sans le prévenir et par-dessus sa tète, alors que le pape, par l’intermédiaire des évêques de Naples et de Gaëte, avait déjà tout préparé pour une autre solution. Il devait enfin rester au roi des Francs un fonds de sourde rancune contre le pape, pour l’empressement qu’il avait mis à déférer aux désirs d’Irène, en procurant l’union des deux Églises d’Orient et d’Occident, et en rati-fiant une réconciliation religieuse qui était un échec pour sa politique personnelle.

 

IV. — LE CONCILE DE FRANCFORT-SUR-LE-MEIN.

 

Ce mécontentement de Charlemagne à l’égard du Saint-Siège, en même temps que sa franche hostilité contre les Grecs, se manifesta en 794, à l’occasion du concile de Francfort, de la manière la plus inattendue et la plus dangereuse pour le maintien des bons rapports entre la France et Rome. Au moment où l’impératrice Irène sacrifiait au concile de Nicée les iconoclastes au désir de renouer avec le Saint-Siège et n’hésitait pas à lui faire les concessions qui coûtaient le plus à son orgueil, Charlemagne, qui devait l’élévation de sa famille et sa propre grandeur à la politique inspirée par le pontife romain, faillit, entraîné par son ressentiment, provoquer un schisme en Occident, à propos de cette même question des images qui avait mis le feu à l’Orient. Le schisme ne fut conjuré que grâce à l’habileté d’Adrien, à sa souplesse diplomatique, aux transactions opportunes par lesquelles il ménagea l’humeur de son irascible protecteur.

Le concile de Francfort eut pour prétexte l’hérésie d’Élipandus, évêque de Tolède, et de Félix, évêque d’Urgel, qui soutenaient que la seconde personne de la Trinité procédait du Père par adoption, et non pas en substance et naturellement. Mais la condamnation de cette hérésie, déjà prononcée aux conciles d’Aquilée et de Ratisbonne, fut simplement confirmée à Francfort. Le véritable objet de la réunion, à laquelle assistèrent pourtant deux légats d’Adrien, fut la condamnation des articles du concile de Nicée, qui avait prescrit l’adoration des images. On comprend que ce désaveu officiel donné par l’Église d’Occident aux décisions d’un concile œcuménique, approuvé par le pape, ait parfois embarrassé les écrivains ecclésiastiques. Quelques-uns ont prétendu que les Pères de Francfort avaient condamné non le deuxième concile de Nicée, mais le conciliabule assemblé par Constantin Copronyme, plus de vingt ans auparavant. Cette assertion est formellement contredite non seulement par tous les écrivains et annalistes contemporains, et immédiatement postérieurs, comme Jonas d’Orléans et Hincmar de Reims, mais par la préface même des Livres Carolins, qui s’attaquent séparément aux deux assemblées, reprochant à l’une d’avoir proscrit les images, à l’autre d’en avoir prescrit l’adoration. Baronius admet la condamnation du concile de Nicée, tout en contestant la validité de la sentence ; mais il défend Charlemagne d’avoir ôté l’auteur des Livres Carolins. D’après lui, le roi se contenta de faire rédiger les arguments pour et contre les images qui furent produits à Francfort, et de les envoyer au pape, pour qu’il décidât en dernier ressort. Le ton de la réponse apologétique d’Adrien, les déclarations du synode de Paris tenu sous Louis le Débonnaire, l’affirmation formelle d’Hincmar[8], ne nous paraissent permettre aucun doute sur la part prise par Charlemagne à la rédaction de ces livres. Ce qui saute aux yeux tout d’abord, c’est le caractère tout personnel de la polémique engagée. Si le traité ne fut pas écrit sous sa dictée, il fut rédigé sous son inspiration directe, probablement par Alcuin, approuvé de sa main, et apporté à Rome par son conseiller intime Angilbert. La lecture en est des plus curieuses. L’auteur y déploie les ressources d’une dialectique lourde et pédantesque, mais solide et rompue à tous les artifices de la scolastique. La disproportion des moyens à la fin fait parfois sourire ; pour contester la valeur d’un préfixe, il fait appel aux catégories d’Aristote et à tous les arts libéraux enseignés de son temps. Mais ce qui frappe par-dessus tout, ce n’est pas tant la vigueur de l’argumentation dogmatique, le choix des textes tirés des Écritures et des Pères, que la haine que ce libelle respire contre les Grecs et contre leurs princes. La réfutation des canons de Nicée y tient à peine plus de place que la critique des personnes, la contestation des titres dont se parent les souverains, des usages et des expressions qui sont de tradition et de style à la chancellerie byzantine. L’intention politique en un mot déborde le cadre dogmatique de l’auteur et le dépasse par sa portée ; on devine à chaque page, dans la main qui a écrit, un familier de Charlemagne, dans l’esprit qui a conçu, Charlemagne lui-même, essayant d’associer l’Église d’Occident à ses griefs contre l’empire grec.

Le livre s’ouvre par une véritable déclaration de guerre : Le vent de l’ambition la plus arrogante, l’appétit le plus insolent de vaine gloire s’est emparé en Orient non seulement des princes, mais aussi des prêtres. Ils ont rejeté toute sainte et raisonnable doctrine et méprisé les paroles de l’apôtre : Si quelqu’un vient vous annoncer un évangile qui n’est pas l’évangile, quand même il serait un ange, qu’il soit anathème ; et transgressant les enseignements des ancêtres, par leurs infâmes et ineptes synodes, ils s’efforcent de faire prévaloir des croyances que ni le Sauveur ni les apôtres n’ont connues ; et, pour que la mémoire de leur nom parvienne à la postérité, ils n’hésitent pas à briser les liens de l'unité de l’Église. Il y a plusieurs années, en Bithynie, un synode fut assemblé, qui, par une audace insensée, prescrivit la destruction des images. Ce que le Seigneur avait ordonné touchant les idoles des païens, ils l’ont étendu à toute représentation figurée, ignorant que l’image est le genre, l’idole l’espèce, et qu’on ne peut conclure de l’espèce au genre ni du genre à l’espèce. Il y a trois ans à peine, dans le même pays, un nouveau synode, présidé par les successeurs des empereurs précédents, et où assistaient des prélats qui avaient siégé dans l’autre concile, préconisa une doctrine qui diffère de tout point de la première, mais qui constitue une erreur aussi grave. Ces images que le premier synode défendait même de regarder, celui-ci oblige maintenant à les adorer.

Mais, laissant bientôt de côté l’argumentation doctrinale, l’auteur des Livres Carolins va droit à la satisfaction de sa rancune politique et déclare anathème des propositions comme celles-ci :

Constantin et Irène ont écrit : Au nom de Dieu qui règne avec nous.

Constantin et Irène, dans leur lettre au vénérable pape Adrien, disent : Dieu nous a choisis, nous qui cherchons sa gloire dans la vérité.

Constantin et Irène appellent divines leurs actions et leurs paroles.

Les Francs s’indignaient à tort de cette terminologie officielle, que le paganisme avait transmise, presque sans modification, à l’empire chrétien de Byzance. Rome païenne avait divinisé l’État et par suite l’empereur, qui résumait en sa personne tous les pouvoirs et toute l’action de l’État. Ce culte de Rome et de l’Auguste avait fini par devenir le dogme principal de la religion officielle ; c’est pour avoir refusé de s’y soumettre, pour avoir refusé d’humilier leur Dieu devant l’image de l’empereur régnant, que les chrétiens avaient encouru la persécution et souffert le martyre. Quand Constantin étendit aux chrétiens le bénéfice de la tolérance, quand lui-même et ses successeurs adoptèrent la religion nouvelle, ils n’entendirent pas se dessaisir complètement des privilèges qui les élevaient au-dessus de leurs sujets. Le christianisme se prêta à un compromis dont Eusèbe se fit l’apologiste et dont il a longuement formulé la théorie. Pour les Byzantins, l’empire terrestre n’est qu’une image et une figure sensible de la royauté céleste ; l’empereur est le représentant et le vicaire de Dieu ; c’est la divinité qui s’exprime par ses paroles et se révèle par ses actes. Si maintenant on réfléchit que les papes dans leur correspondance avec les Césars n’hésitèrent jamais à se servir des termes qui avaient cours au palais, et acquiescèrent ainsi à des usages consacrés parla tradition ; si l’on se souvient que Charlemagne, après le couronnement de l’an 800, se départit lui-même de la rigidité de principes qu’il recommandait aux Byzantins, se proclama, lui aussi, institué de par Dieu dans son sacerdoce impérial, inspiré par lui dans ses constitutions et appela sacrées les circulaires et les instructions qu’il adressait à ses agents et à ses évêques, on ne peut manquer de trouver intempestive la sortie suivante à l’adresse des empereurs : L’antique erreur des gentils, dissipée par la venue du Christ, a laissé des traces dans l’esprit de ces princes qui se vantent d’être le sanctuaire de la foi et de la religion, qui osent imposer à l’Église leurs nouveautés et leurs constitutions ineptes, qui ne redoutent pas de s’appeler eux-mêmes divi et leurs actes divalia. Jadis les inventeurs des arts, les fondateurs des villes, ceux qui détenaient en leurs mains le sceptre impérial, croyaient après leur mort être changés en dieux, s’intitulaient dieux, et leurs statues prenaient place parmi celles des divinités.

Et ce sont ces noms que, au mépris du vrai Dieu et de l’humilité chrétienne, usurpent les Césars avec un orgueil digne des démons. Si parfois des orthodoxes ont célébré la divine mémoire des morts, il est manifeste que c’est là un souvenir des usages païens, comme aujourd’hui nous gardons aux jours et aux mois les dénominations de la vanité païenne[9]. De tels usages et d’autres semblables, l’ambition romaine les a laissés s’invétérer bien plus que la tradition apostolique. Mais nous qui suivons la vérité et avons été rachetés par elle, nous méprisons ce vocabulaire païen à régal du mensonge des faux dieux.

Est encore anathème la déclaration de l’empereur et de sa mère, qui prétendent s'égaler aux apôtres. Ici encore la rhétorique des Pères de Francfort avait beau jeu en comparant l’apostolat des premiers disciples du Christ, leur renoncement, leurs travaux glorieux, aux vaines fumées de gloire que poursuivaient les empereurs, à leurs exorbitantes prétentions, mal justifiées par leur vie criminelle et par les hérésies qu’ils avaient fomentées en Orient. Charlemagne ignorait sans doute que ce titre d'apôtre était pour les empereurs de Constantinople de tradition, comme le reste ; que Constantin, ainsi que tous ses successeurs, recevait dans les acclamations de la foule, réglées par le cérémonial officiel, le nom d’Ίσαπόστολος ; que ces princes se considéraient comme les vicaires de Dieu, et au même titre que plus tard les papes de Rome, comme les véritables successeurs de saint Pierre à qui Dieu avait confié la garde de son fidèle troupeau[10]. Les évêques d’Orient et les pontifes romains eux-mêmes avaient par leur silence ou leur acquiescement autorisé de semblables expressions, dont il était un peu tard pour se choquer[11]. C’est en vertu de cet apostolat que les Césars avaient poursuivi l’hérésie, étendu le champ des conquêtes du Christ sur les régions habitées par les Slaves, les Russes, les Khazares et toutes les nations barbares de l’Orient. Charlemagne d’ailleurs avait mauvaise grâce à s’étonner de l’orgueil de tels titres, lui qu’Alcuin au cours de ces lettres et de ses dédicaces ne manquait pas de saluer de docteur armé et de guerrier évangélique, pour avoir porté la foi dans les forêts de la Germanie, sur les bords du Danube, de la Wéser et de l’Elbe.

Il se serait étonné bien davantage s’il avait pu lire dans la lettre d’Adrien à Irène la comparaison fort rationnelle et fort ingénieuse établie par le pape entre les honneurs rendus aux statues impériales et l’adoration réclamée à plus forte raison par les images des saints ; entendant par là que ce n’était pas le bois, ni la cire, ni la matière dont étaient fabriquées les images, qui méritaient le respect et la vénération des fidèles, mais la personne même représentée par ces signes sensibles. Charles prit texte, au contraire, de cette comparaison pour blâmer encore une fois l’outrecuidant orgueil des empereurs, pour rappeler que ces salutations étaient des usages païens réprouvés par les âmes vraiment chrétiennes, et pour déclarer que s’il est pervers d’adorer les images des princes qui sont des êtres bornés, c’est un sacrilège d’adorer celles de Dieu, qu’aucune forme ne peut limiter ni embrasser ; double erreur, ajoutait-il, de prétendre excuser un péché par un péché.

Si les Livres Carolins font ainsi le procès au cérémonial byzantin, on pense que les personnes ne sont pas épargnées davantage. Le patriarche Tarasius, qui, simple laïque, a ôté promu sans transition au patriarcat et a quitté l’habit militaire pour le vêtement épiscopal ; le jeune empereur Constantin, sa mère surtout, l’impératrice Irène, sont l’objet des critiques et des railleries les plus acerbes. Le mépris profond non seulement de la reine, mais aussi de la femme, perce dans ces attaques. On ne pardonne pas à Irène d’avoir présidé une assemblée d’évêques, et d’avoir pris la parole publiquement, comme pour les enseigner et les instruire. Une telle conduite paraît aux Occidentaux un outrage à la loi divine et à la loi naturelle. Ces pesants docteurs écrivent brutalement : La fragilité de ce sexe, sa mobilité d’esprit, lui interdisent toute autorité en matière de doctrine ; plus aisément sujette à l’erreur, elle a besoin d’être dirigée par l’homme. Nous lisons dans les livres saints que la femme a été donnée à l’homme pour propager sa race, pour le servir-et aussi pour l’induire au péché ; mais pour l’enseigner, jamais. Ils commentent avec satisfaction les paroles de saint Paul : La femme doit écouter en silence, et en toute soumission... ; et encore : L’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. Les femmes à qui l’on a laissé la direction des États les ont perdus : témoin Athalie, que Dieu par un supplice mérité a châtiée de ses crimes.

Il suffit de ces citations, forcément écourtées, pour bien marquer quelle direction avait prise le débat sur la question des images entre les mains des conseillers de Charlemagne, et dans quel sens il avait dévié. Au fond, tous les intéressés, les Orientaux, les Francs et le pape, étaient d’accord sur le point qui semblait en apparence les diviser. Dans l’esprit des uns et des autres, le culte des images ne pouvait avoir qu’une valeur représentative. Los explications d’Adrien, inspirées par le bon sens et par une irréprochable orthodoxie, les solutions fournies par le concile de Nicée, les définitions des Pères de Francfort, sont sensiblement identiques. La question était ailleurs. Il s’agissait pour les Francs de faire acte d’hostilité contre les Grecs ; ils le firent avec une ardeur qui trahissait le dépit, sans mesure, et de manière à cruellement embarrasser Adrien. Sommé de prendre parti, le pape ne pouvait désavouer les Grecs, dont il avait ratifié le concile et applaudi le retour à l’orthodoxie ; il devait encore moins songer à s’aliéner Charlemagne, qui était pour sa puissance spirituelle un protecteur nécessaire, et courir le risque de s’en faire un ennemi prochain, autrement redoutable que l’impératrice Irène.

Les Francs pouvaient au besoin, et ils l’avaient montré, défendre Rome contre les Grecs ; les Grecs, à supposer qu’ils l’eussent tenté, ne pouvaient en aucun cas la sauver de la vengeance des Francs. Ceux-ci du reste, à part quelques mouvements de mauvaise humeur et certaines critiques enveloppées à l’adresse du pontife, avaient habile-’ ment manœuvré dans leur concile et feint de prendre fort à cœur les intérêts du siège de Rome. Le conflit au sujet des images, ce n’était pas aux Orientaux qu’il appartenait de le trancher, mais à l’Église de saint Pierre, gardienne des traditions apostoliques, et à cette Église d’Occident, toujours docile aux enseignements de la papauté, et dont cependant pas un prélat n’avait été convoqué au prétendu concile œcuménique de Nicée. Ils proclamaient bien haut la suprématie de l’évêque de Rome sur les autres patriarches. Ils professaient que, de même que l’apôtre Pierre est supérieur aux autres disciples de Jésus-Christ, ainsi l’Église de Rome l’emporte en autorité sur les autres Églises. Ils protestaient de leur soumission et de leur dévouement à cette Église, avec laquelle ils étaient restés depuis des siècles en communion constante d’idées et de doctrine, rappelaient la déférence de Pépin aux avis d’Étienne III à l’occasion des conciles de Leptines et de Soissons, l’unification de la liturgie, achevée par les soins de Charlemagne, les victoires de ce prince sur les Saxons, les Lombards et les Sarrasins d’Espagne, qui avaient été autant de triomphes pour le Saint-Siège[12].

Ces souvenirs étaient trop présents à la mémoire du pape Adrien, les bénéfices retirés par lui de l’alliance franque trop récents et trop incontestables, la foi des Grecs trop inconstante, et leur fidélité trop peu sûre, pour qu’Adrien hésitât dans le parti qu’il devait prendre. Édifier quelque projet sur le concours des souverains de Byzance, c’était vouloir bâtir sur le sable. La réconciliation des deux Églises proclamée à Nicée pouvait n’avoir pas de lendemain. Entre Rome et Constantinople, il existait tant de germes de dissentiments, qu’il était imprudent de compter sur un accord durable, les mêmes causes devant à la longue produire les mêmes effets. Adrien se devait cependant à lui-même, il devait à l’orthodoxie de ne pas désavouer le fait accompli, de maintenir l’approbation donnée par lui aux canons du septième concile, et, tout en se défendant de partialité et même de sympathie personnelle pour les Orientaux, d’excuser les intentions d’Irène. La lettre apologétique d’Adrien à Charlemagne, où il répond article par article aux attaques des Pères de Francfort, porte visiblement la trace de la gêne et même de l’angoisse qui l’étreint. S’il reprend les arguments combattus par les évêques d’Occident, s’il conteste l’interprétation erronée donnée par eux aux textes invoqués à Nicée, s’il s’élève avec vivacité, nous pouvons dire avec un amour-propre d’auteur, contre les critiques s’adressant aux passages que les Orientaux avaient empruntés à sa propre lettre, toutes les fois qu’il s’agit du gouvernement des Grecs, il baisse le ton, il finit même par avouer contre eux des griefs qui doivent rassurer l’ombrageuse défiance du roi. Il fait au légat de Charlemagne, Angilbert, qui lui a porté les Livres Carolins, l’accueil le plus empressé et le plus cordial.. Il lui semble que, recevant ce confident des intimes pensées du prince, c’est Charlemagne lui-même qu’il honore. S’il se rend cette justice que dans sa conduite il s’est efforcé de maintenir l’antique tradition de l’Église, il a soin d’ajouter : Loin de nous la pensée de favoriser les personnes de ceux qui l’ont défendue avec moi en cette circonstance ; s’il avoue ne pouvoir blâmer la conduite d’Irène, qui n’a fait, en assistant au concile, que suivre l’exemple donné par Hélène, la mère du grand Constantin, et par Pulchérie, la femme de Marcien ; s’il se réjouit hautement du retour à la foi de l’Église d’Orient et de la restauration des images, il s’excuse sur ses devoirs de pasteur universel, responsable du salut ou de la damnation de millions d’âmes, dont il aura seul à répondre devant le tribunal du Juge suprême. Quant à une entente absolue avec la souveraine de Byzance, il fait des réserves significatives. En même temps, dit-il, que nous avons exhorté les Grecs à relever les images, nous les avons avertis de rendre à l’Église de Rome les diocèses d’archevêques et d’évêques qu’ils en ont autrefois distraits, de nous restituer les biens du patrimoine de Saint Pierre, sur lesquels ils ont mis les mains au temps de leur hérésie. Ils ne nous ont donné sur ces deux sujets aucune réponse, par où l’on peut connaître que, s’ils sont revenus sur une de leurs erreurs, ils persistent dans les deux autres. Et, s’ils ne nous donnent pas satisfaction par une restitution intégrale de nos droits, nous continuerons à les tenir pour hérétiques endurcis. Car nous plaçons dans nos pensées le salut des âmes et l’affermissement de la foi bien avant la recherche des faveurs des hommes. Certes, de telles réticences à l’endroit des Grecs, de telles concessions à Charlemagne devaient coûter à l’équité et à la piété du pontife. Considérer comme d’égale importance, au point de vue de la foi, une question de dogme et une simple question de délimitation de diocèses, était pour étonner de la part d’un pape qui avait si sincèrement applaudi à la réunion des deux Églises. Adrien cependant n’hésita pas à se garder celle porte de derrière pour rompre, s’il était besoin, avec les Grecs. L’amitié de Charlemagne était à ce prix, et cette amitié lui était si nécessaire, qu’il ne croyait pas devoir l’acheter trop cher.

 

V. — COURONNEMENT DE CHARLEMAGNE ET PROJET DE MARIAGE.

 

Les événements étranges dont l’Orient était en ce moment le théâtre n’étaient pas faits pour inspirer à la cour de Rome une confiance illimitée dans la stabilité de la politique byzantine. Le joug de sa mère commençait à peser lourdement au jeune empereur Constantin. Bien qu’il eût atteint l’âge de vingt ans, que son nom figurât dans les actes publics avant celui d’Irène, et que dans les cérémonies officielles il apparût comme le souverain, l’impératrice et son ministre, le logothète Stauracius, ne lui laissaient aucune part réelle au pouvoir et réglaient toutes choses sans le consulter. Il souffrait de cette inaction et de cette tutelle prolongée au delà de l’âge accoutumé. Secrètement excité par ses conseillers, sûr de l’appui d’une grande partie du sénat, il prit ses dispositions pour se débarrasser de Stauracius et reprendre une autorité qui lui appartenait de droit. Irène, avertie à temps, déjoua le complot sur le point d’éclater ; elle punit comme une rébellion et un crime de lèse-majesté cet attentat à son pouvoir. Elle fit battre de verges, tonsurer et jeter en exil les amis qui avaient exploité l’irritation du jeune prince ; elle consigna chez eux les sénateurs les moins compromis, relégua les autres avec leurs familles dans les iles de la mer Égée. Elle poussa l’exaspération jusqu’à infliger publiquement à son fils les traitements les plus humiliants et le retint prisonnier dans le palais. Convoquant ensuite les légions de la capitale, elle leur fit prêter le serment de ne pas reconnaître son fils empereur tant qu’elle vivrait. Seules les légions d’Arménie, fidèles au jeune époux d’une princesse de leur nation, refusèrent le serment et proclamèrent Constantin empereur. Le spathaire Moselès leur fut délégué, pour essayer sur elles la puissance de la séduction et des présents ; mais lui-même trahit la cause de sa maîtresse pour celle de Constantin, et consentit à accepter le commandement des troupes mutinées. La révolte gagna de proche en proche les légions des provinces. Effrayée de ce mouvement d’opinion, l’impératrice rendit la liberté à son fils, qui en profita sur-le-champ. Il exila les ministres d’Irène, et la relégua elle-même dans le palais d’Éleuthérie, qu’elle avait fait construire, non sans lui rendre en public les égards elles honneurs qu’il devait à son double titre d’impératrice et de mère (790).

Mais, faible et inexpérimenté comme il était, humilié par deux campagnes malheureuses contre les Bulgares et contre les Perses, il ne pouvait lutter contre le réseau d'intrigues dont Irène sut l’envelopper. Peu à peu il se laissa persuader de la rappeler auprès de lui comme conseillère, et finit par l’associer officiellement à sa souveraineté. Dès lors Irène, loin d’étre attendrie par celle faiblesse et cette déférence, ne songea qu’à préparer sa revanche. Avec une duplicité sans égale cl sa merveilleuse connaissance de l’âme mobile de son fils, elle le poussa à une série de fautes qui devaient détacher de lui, l’un après l’autre, tous les amis de sa fortune. Les légions d’Arménie, qui lui étaient particulièrement dévouées, s’étaient refusées par un excès de zèle aux acclamations d’usage en faveur de l’impératrice. Il marcha contre elles, les battit, fit crever les yeux à leur chef Moselès, par les conseils d’Irène, qui poursuivait ainsi, aux dépens de son fils, une vengeance personnelle ; il fit décimer le corps des officiers, et s’aliéna pour jamais les soldats, en leur faisant tatouer sur la joue le nom de rebelles, avant de les disperser eu Sicile et dans les provinces les plus éloignées. Jamais prince, pris de démence, ne courut si vile et si imprudemment à sa ruine. Il avait toujours témoigné de la froideur à sa femme Marie, à qui cependant il devait plus qu’à tout autre la fidélité de l’armée. A l’instigation de sa mère, qui, elle, n’avait rien oublié du passé, il la répudia, lui lit raser les cheveux et échanger la pourpre contre les noirs vêtements des recluses ; puis il couronna à sa place une fille du palais, Théodora. Ces secondes noces, du vivant de sa première femme, lui aliénèrent le clergé rigoriste de Constantinople. L’hégoumène Platon, très aimé de la multitude, vénéré comme un saint et un martyr de la persécution iconoclaste, se relira publiquement de sa communion. Constantin le fit jeter en prison. Irène ne manqua pas cette occasion de s’entremettre en sa faveur, d’obtenir sa mise en liberté et de s’attacher ainsi tous les orthodoxes. Travaillée par l’irrésistible passion de ce pouvoir, dont elle avait vécu un moment écartée, et qu’un reste de défiance de son fils l’empêchait de reprendre tout entier, Irène comprit alors que l’heure marquée par son ambition était enfin venue. Il ne restait à Constantin de partisans, ni dans l’armée, ni dans le clergé, ni dans le sénat, lui-même ayant découragé tous les dévouements, ayant châtié tous ceux qui avaient intérêt à le défendre. Il était à Constantinople dans son palais, occupé à pleurer la perte d’un fils nouveau-né, quand les assassins stipendiés par Irène pénétrèrent jusqu’à lui, s’emparèrent de sa personne, lui crevèrent les yeux et l’enfermèrent dans un cloître. De ce jour (6 août 797) Irène exerça seule le pouvoir. Telle était l’habileté de ses mesures et la terreur inspirée par ses exécutions, que, pour la première fois, les Byzantins souffrirent que la couronne impériale reposât sur la tête d’une femme. Pendant les cinq années que dura son règne, elle eut sans doute quelques conspirations à déjouer ; mais elles vinrent de la famille de son mari, et procédèrent d’ambitions privées, sans que la multitude parût s’être associée à ces griefs. D’autres princesses avant elle, par l’ascendant d’un esprit supérieur, avaient exercé sur les affaires de l’empire une influence prépondérante ; mais cette influence était occulte ; le palais impérial en couvrait le secret, qui ne se trahissait au dehors que par de confuses rumeurs. Irène dédaigna ce mystère ; elle refusa d’abriter son autorité sous le masque d’un fils ou d’un mari ; elle présida seule le conseil, seule parut en public avec les ornements impériaux ; mais, par cette violence qu’elle fit à l’opinion, elle prépara et précipita le grand événement du commencement du IXe siècle : le couronnement de Charlemagne et la création de l’empire d’Occident[13].

On s’est quelquefois demandé si le roi des Francs, avant la journée mémorable de Noël de l’an 800, n’avait pas songé déjà à placer sur sa tête la couronne impériale, qu’il parut accepter plus tard de si mauvaise grâce, et si le pape Adrien, dans les trois entrevues qu’il eut avec lui, ou par l’intermédiaire de ses légats, ne l’avait pas entretenu de cette pensée. A défaut de texte précis, la question, tout intéressante qu’elle soit, nous semble oiseuse. Dans un seul passage d’une lettre de 778[14] il est permis, avec quelque bonne volonté, de voir une allusion lointaine aux destinées futures de la dynastie carolingienne. Adrien rappelle les libéralités du grand Constantin envers le Saint-Siège, et s’écrie : Voici qu’il nous est né un nouvel empereur Constantin, par lequel Dieu a daigné répandre ses bienfaits sur son Église. Ce mouvement oratoire ne saurait être l’indice d’un projet politique arrêté dès lors dans l’esprit du pape. Il est certain qu’à la suite des négociations relatives au concile de Francfort et des explications écrites et verbales rapportées par Angilbert à son maître, un rapprochement s’opéra entre le roi et le pontife, et que la cordialité première, un moment compromise, reparut dans leurs relations. Charlemagne, d’ordinaire sobre de plaintes et avare de larmes, ainsi que le remarque Éginhard, pleura la mort d’Adrien, survenue en décembre 795, comme celle d’un fils. Déplorait-il en même temps la ruine des projets grandioses ébauchés de concert avec le pape, et ces instructions mystérieuses, que portait Angilbert et que la mort empêcha d’arriver à leur adresse, avaient-elles pour objet l’exaltation de Charlemagne au trône impérial ? Nous ne le croyons pas. Si on lit avec attention la lettre du prince à Angilbert, et celle qu’il écrivit à Léon III, sitôt que le nouveau pape lui eut notifié son élection, on voit qu’il n’est question dans ces deux documents que de l’affermissement et de l’extension du patriciat, seule dignité qui autorisât les souverains de la Gaule à protéger le Saint-Siège. Peut-être, comme l’a suggéré Marca, Charlemagne voulait-il transformer en propriété effective la juridiction déléguée qu’il exerçait sur la ville des papes. Les preuves en seraient : la fameuse mosaïque du Latran qui représente saint Pierre tendant d’une main à l’évêque de Rome les saints Évangiles, de l’autre au roi de France l’étendard de la papauté ; la médaille qui fut frappée avant le couronnement et qui ne porte que les anagrammes de Léon et de Charles, sans aucune mention des souverains de Byzance ; enfin la dédicace du bréviaire de Paul Diacre, où l’auteur, s’adressant à son protecteur, appelle la ville du pape votre cité romaine. Ces témoignages ne nous semblent pas emporter la conviction avec eux. Nous leur opposerons l’affirmation très nette de tous les historiens grecs et du chronographe Théophane en particulier, qui, parlant du couronnement de Charlemagne, ajoute : De ce jour les Francs devinrent les maîtres de Rome. Il n’est pas vraisemblable que le roi ait songé à la possession de Rome, avant d’avoir reçu l’empire, et il ne pouvait songer à l’empire qu'après le coup d’État d’Irène (août 797).

On sait dans quelles circonstances le pape Léon couronna Charlemagne empereur. Nous n’insisterions pas sur ces détails, si quelques textes, jusqu’ici peu étudiés, ne jetaient un peu de lumière sur ce mémorable événement. Les débuts du pontificat de Léon III furent troublés par la révolte des neveux du pape défunt, Pascalis et Campulus, qui essayèrent, appuyés sur la faction aristocratique, de se défaire de son successeur. Ils donnèrent l’ordre de lui couper la langue et de lui crever les yeux. Léon échappa à cet horrible supplice et en fut quitte pour quelques blessures. La légende ne manqua pas de s’emparer de ce fait ; on raconta que le pontife avait, par miracle, recouvré l’usage des yeux et de la langue. Faut-il voir dans cette prise d’armes des neveux d’Adrien une vengeance particulière exercée contre un des ennemis de leur famille, un de ces cas de vendetta si fréquents à Rome pendant le moyen âge ? ou la sédition eut-elle une origine et des motifs politiques ? L’auteur anonyme du Libelle sur l’administration de Rome[15], bien informé de tout ce qui touche au régime intérieur de la ville pontificale, nous dit que les Romains se soulevèrent contre le gouvernement de Byzance et, jugeant l’empire vacant, voulurent créer un empereur. Rappelons que déjà tentative semblable s’était produite sous Léon l’Isaurien, lors de la publication de l’édit contre les images, et que les Italiens avaient proclamé un empereur du nom de Tibère. Ce fut encore le pape à cette époque, comme fit en 799 Léon III, qui refusa de sanctionner cette révolution et la réprima. La tôle de Tibère fut envoyée par le pontife à l’empereur en signe de soumission et de fidélité. Ce fait nous montre toutefois que les Italiens et surtout les Romains ne se considéraient pas comme incapables de fournir un empereur, et que, malgré les siècles écoulés, les souvenirs de l'ancien empire, qui avait eu Rome pour capitale, n’étaient pas tellement abolis, qu’ils n’aient pu se réveiller à l’occasion. D'ailleurs, à la fin du VIIIe siècle, le prétexte saisi par les Romains était tout différent ; il ne s’agissait plus, comme vers 730, d’une rébellion ouverte, de l’élection d’un empereur à opposer à l’empereur régnant. L’empire était considéré comme tombé en quenouille et sans titulaire ; et nous pensons que la répugnance manifestée par les Occidentaux à subir l’autorité d’une femme, ainsi que les troubles politiques dont le pape faillit être victime, suggérèrent tout naturellement à Léon l’idée qu’il mit à exécution à la fin de l’année 800.

Après avoir échappé comme par miracle à ses meurtriers, Léon III fut enlevé de Rome par le nouveau duc de Spolète, Winigise, et prit la route de France. Il voulait aller trouver son défenseur, Charlemagne, lui exposer ses griefs, et lui demander d’être par lui rétabli sur son trône pontifical. Le moine de Saint-Gall, qui écrit au temps de Charles le Gros, rapporte que, avant de saisir le roi de France de sa querelle, il réclama justice au souverain de Byzance, et qu’il fut répondu aux légats : Le pape a par lui-même une puissance supérieure à la nôtre ; qu’il se venge donc seul de ses ennemis[16]. L’anecdote paraît doublement suspecte, parce que l’auteur écrit près de cent ans après les événements qu’il raconte, et parce qu’il y a erreur sur le nom de l’empereur qui détenait alors le pouvoir à Byzance. Mais, sans compter qu’Éginhard se trompe souvent, lui aussi, sur le nom des personnages qui furent ses contemporains, il se trouve que le fait est confirmé par le Byzantin Manassès[17]. Léon fit tout pour obtenir secours de Constantinople ; mais autant valait écrire sur les Ilots ; désespérant de rien obtenir, il se réfugia auprès de Charles. Quelle que soit d’ailleurs la valeur de ce double témoignage, il n’en demeure pas moins acquis que, au IXe siècle encore, l’opinion publique considérait l’empereur comme le suzerain naturel de l’évêque de Rome, et que c’était à lui, en matière criminelle, qu’il appartenait régulièrement de juger. Loin qu’il parût étrange que le pape portât son différend à Byzance, il semblait aux hommes de ce temps extraordinaire que justice ne fût pas faite par l’empereur. Ce défaut de droit, ce déni de justice devait à leurs yeux autoriser le pontife à se donner un autre suzerain.

L’entrevue entre Léon et Charlemagne eut lieu à Paderborn. Les auteurs du temps nous disent seulement que le pape rendit compte au roi des événements de Rome et que celui-ci promit à Léon de venger son injure. Il n’est pas impossible que, dans celle conférence, la question de succession à l’empire ait été agitée entre eux ; mais du pacte éventuel conclu, rien ne transpira au dehors. Un seul écrivain du IXe siècle, Jean le Diacre, dans ses Vies des évêques de Naples, affirme que le roi, sous promesse de la couronne impériale, s'engagea à rétablir le pape dans sa ville épiscopale. On connaît les événements qui suivirent. Charlemagne revint en Italie, où déjà l’attendait Léon III ; il entra en triomphe à Rome, institua un tribunal devant lequel le pape se purgea des accusations portées contre lui en affirmant son innocence sur l’Évangile, et punit rigoureusement ceux qui avaient attenté aux jours du pontife, après l’avoir calomnié. Aux fêtes de Noël, après Laudes, le pape plaça sur la tête de Charlemagne la couronne des empereurs. La foule accourue à ce spectacle poussa les acclamations d’usage : A Charles Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire ! Puis le pontife, suivant la coutume, se prosterna devant lui et l’adora.

Il paraît bien qu’une délibération fut prise avant le couronnement par les évêques réunis et par les principaux citoyens de Rome, puisque la plupart des chroniqueurs contemporains font mention de cette assemblée. L’unanimité de la foule et les acclamations poussées, suivant la tradition, en l’honneur du nouveau César, semblent marquer aussi une entente préalable et un cérémonial dont les détails auraient été arrêtés à l’avance. Il n’y eut donc pas surprise de la part de Charlemagne, et l’on doit chercher ailleurs les motifs du mécontentement qu’il manifesta en cette occasion. Il affirmait, dit Éginhard, que, malgré la solennité de la fête, il ne serait pas entré dans l’église, s’il avait soupçonné les intentions du pontife. Le même historien ajoute aussitôt après qu’il redoutait l’envie et l’indignation des Grecs, mais qu’il supporta leur mauvaise grâce avec la plus grande patience et s’efforça de la désarmer à force de bons procédés. Dans l’hypothèse où nous nous sommes placés, il nous paraît difficile que Charlemagne n’ait pas à l’avance prévu cette indignation, et ne se soit pas mis en garde contre ses effets. Il n’avait pas attendu la cérémonie du couronnement pour se douter que les Byzantins considéreraient cette mainmise sur la couronne impériale comme un attentat à leur prérogative et une infraction sacrilège à des usages consacrés. Ce qui dut émouvoir Charlemagne, ce furent bien plutôt les circonstances dans lesquelles se produisit la proclamation du nouvel empire. La double cérémonie de l’exaltation et de la consécration fut en effet indivise, et le pape eut l’initiative de l’une et de l’autre. Rien ne distingua la formalité politique de la formalité religieuse ; l’approbation de la foule suivit immédiatement le couronnement et ne fit que sanctionner le fait accompli. Les écrivains postérieurs de Byzance ne manquent pas de faire valoir cette différence entre le couronnement des empereurs d’Orient et de ceux d’Occident[18], et de marquer en quoi l’initiative du pape fut plus grave que celle du patriarche. C’était à leurs yeux ravaler la majesté impériale que la subordonner au pouvoir pontifical. L’empereur tient directement de Dieu. C’était aussi confondre par une usurpation dangereuse les attributions spirituelles et les temporelles. Imposer les mains et consacrer l’empereur appartiennent à l’Église ; mais la consécration ne confère pas l’empire. Un empereur réduit à tenir la bride du cheval du pontife n’est plus, dit Cinnamus, que l’écuyer du pape[19]. De telles réflexions devaient traverser l’esprit de Charlemagne pendant la cérémonie du couronnement. Quel que fût son dévouement au Saint-Siège, ce dévouement n’avait jamais été aveugle ; peut-être pensait-il que c’était trop devoir au premier de ses sujets, que de tenir de lui l’empire. Il y avait là un précédent dangereux, dont l’évêque de Rome pourrait un jour tirer parti au détriment du successeur de sa puissance. Aussi prit-il soin dans la suite que le fait ne se renouvelât plus et qu’une tradition ne pût s’établir. Quand il éleva, de son vivant, son fils Louis à l’empire, il le lit acclamer par ses leudes, et lui ordonna de prendre lui-même la couronne sur l’autel et de la placer sur sa tête. La cérémonie religieuse ne vint que par surcroît, et plusieurs années après la proclamation du jeune prince. Les choses se passèrent de la même façon lors de l’exaltation de son petit-fils Lothaire.

Quant au prétexte officiellement mis en avant par les historiens ecclésiastiques et par les annalistes francs, ce fut précisément celui que nous avons dénoncé plus haut, c’est-à-dire la prétendue vacance de l’empire. Or il n’est pas vrai, comme le prétend le chroniqueur de Moissac[20], que la nouvelle de cet interrègne fut apportée à Rome pendant le dernier séjour qu’y fit Charlemagne, puisque les Annales d’Éginhard mentionnent, en 798, une ambassade d’Irène, conduite par Michel Ganglianos et Théophile, prêtre des Blaquernes, pour informer Charlemagne de la déposition de Constantin. Mais on considéra que le prolongement de cette situation équivalait à une sorte de renonciation des Byzantins à leurs droits, que Charlemagne était le maître de Rome, jadis la capitale des Césars, le lieu où leur pouvoir avait pris sa source, et que Dieu, en livrant à Charlemagne la domination de la Gaule, de l’Italie et de la Germanie, le désignait hautement aux suffrages du peuple[21]. Pourquoi le peuple romain continuerait-il à se désintéresser de l’élection des empereurs, au profit de Constantinople, qui n’était en regard de Rome qu’une colonie ? N’avait-on pas vu des empereurs institués par le caprice des soldats ou même par des intrigues de femme ? Combien plus solennelle et plus légitime était l’élection de Charles, consacré par le premier évêque de la chrétienté, salué par le sénat et par le peuple[22].

Ce n’était donc pas un empire nouveau qu’entendaient créer Charlemagne et Léon III, un empire d’Occident qui s’opposât à l’empire d’Orient et qui eût en dehors de lui une existence distincte. C’était l’ancien empire romain, vieux de huit siècles, qu’ils prétendaient continuer. Rome ne faisait que reprendre à Constantinople le droit d’élection que celle-ci avait usurpé, dont elle avait fait un monopole. Il n’entrait pas encore dans l’esprit des hommes de ce temps que deux empires pussent exister à la fois, l’empire étant de son essence un et universel. Le dogme impérial de l’unité de l’empire reposait sur celui de l’unité de Dieu, l’empereur exerçant en qualité de vicaire temporaire la délégation divine sur la terre.

Quand on apprit à Constantinople le couronnement de Charlemagne, l’idée ne vint pas aux Byzantins qu’un empire nouveau fût créé ; ils interprétèrent tout autrement cette révolution ; ils y virent la révolte de quelques provinces occidentales, la proclamation d’un nouveau César par les mécontents, une tentative semblable à celle de Tibère sous Léon l’Isaurien, d’Elpidius et de Nicéphore sous le règne d’Irène, et ils s’attendirent à une attaque des provinces occidentales, à un débarquement et à une marche sur Constantinople. Charlemagne leur apparut comme l’adversaire personnel d’Irène, qu’il songeait à détrôner et à remplacer, mais non comme l'adversaire de l’empire d’Orient. Éginhard et le moine de Saint-Gall nous attestent que tel fut en effet leur sentiment[23], et le motif avoué de leurs craintes. Ces craintes du reste étaient fondées ; la première pensée de Charles, après son couronnement, fut d’entamer la lutte avec Irène, pour se mettre en possession de l’empire qu’elle détenait indûment, et, dans cette vue, il prépara l’invasion de la Sicile. II se ravisa par la suite, essaya de calmer les appréhensions de Byzance, en les traitant de frères[24], et de se faire accepter par eux, en résolvant à l’amiable les difficultés que le couronnement de l'an 800 avait fait naître.

On prêterait à tort, en effet, à Charlemagne et à Léon III d’autres idées que celles de leur temps. Eux aussi considéraient comme un scandale — c’est le terme qu’emploie Éginhard — la coexistence de deux empires. Ils imaginèrent un biais ingénieux pour sauvegarder à la fois la nouvelle dignité du roi des Francs et l’amour-propre des souverains de Constantinople. Ils envoyèrent dans cette ville deux légats pour proposer à Irène de s’unir en mariage avec Charlemagne et de ne faire qu’un seul empire de l'Orient et de l'Occident[25]. C’était là l’objet et le texte même de leur commission. Irène, vieillie, ne répugnait pas à cette union, qui mettait le comble à sa puissance et lui donnait l’insigne fortune de réaliser le rêve de Théodose et de Justinien. Jamais, depuis les temps de Rome impériale, on n’aurait vu gouvernés par un même sceptre tant de contrées et tant de peuples différents. Le droit et la force allaient se trouver du même coup réconciliés et au service des mêmes intérêts. Que pouvaient contre les armées réunies de Charlemagne et d’Irène, et les Bulgares, et les Slaves, et le khalife de Bagdad lui-même, dont Constantinople s’avouait avec humiliation la tributaire ? Toute l’histoire du moyen âge pouvait être changée et le cours des événements dévié par suite de cette alliance. Il s’en fallut de peu qu’elle fût conclue. Irène était toute à l’enivrement de son pouvoir présent et à venir. On la vit, aux fêtes de Pâques de 802, conduire à travers les rues de la capitale, de son palais à l’église des Saints-Apôtres, un véritable triomphe ; étendue sur un char d’or, que traînaient quatre chevaux blancs et que dirigeaient quatre patrices, elle faisait largesse au peuple, qui criait ses louanges. Quelques jours après, elle s’alitait à Éleuthérie, si gravement malade qu’on crut son dernier jour venu. L’eunuque Aétius, qui songeait à assurer la succession de l’empire à son frère, qu’il avait fait duc de Thrace et de Macédoine, remuait pierre sur pierre, pour conjurer l’union projetée entre les deux souverains. La tourbe des courtisans et des ambitieux s’agitait dans la capitale ; les factions ennemies longtemps contenues se réveillaient. Un grossier soldat, Nicéphore, avec la complicité des principaux chefs de l’armée, réussit à persuader au peuple qu’Irène l’avait reconnu empereur par crainte des intrigues d’Aétius. Il s’empara de l’impératrice malade, et, après l’avoir forcée à rendre tous ses trésors, la relégua dans l’ile des Princes. Puis, redoutant encore sa remuante activité et l’attachement de ses partisans, il la déporta dans un monastère de Lesbos, où l’infortunée princesse, précipitée subitement du haut de ses espérances et du rêve qu’elle avait cru étreindre, périt bientôt, consumée de regrets et de chagrin.

 

 

 



[1] Cod. Carol. (éd. Jaffé), ep. XLVIII.

[2] Voir ce qu'écrivent Pierre de Dise et Paul Diacre à l’occasion de ces fiançailles.

[3] Zonaras, Ann., lib. XV, ch. X.

[4] Voir Cod. Carol. (éd. Jaffé), ep. LXXXIII-LXXXVIII ; ep. Maginarii ad Carolum (Ep. Carolin.) ; Ann. Einh.

[5] Charlemagne donna à Grimoald l’investiture de Bénévent, à condition ut Longobardorum mentum tonderi faceret, carias vero nummosque sui nominis cnracteribns superscribi semper juberet (Erchempert, Hist. Longob., cap. IV-V). — Plus tard Grimoald manifesta quelques velléités de révolte et désobéit aux conditions du pacte accepté : in suis aureis ejus nomeri aliquandiu figurari placuit (Erch., ibidem). La plupart des monnaies de Grimoald portent en effet le nom de Charles (DOMS CARLVS. R.). Mais d’autres n’ont que celui du duc de Bénévent. Il épousa une parente de l’empereur Constantin, nommée Wantia. Mais dans la suite il la répudia et la renvoya dans sa patrie (Erchempert, ibid., cap. V).

[6] Cod. Carol., ep. LXXXIV.

[7] Cod. Carol., ep. LXXXVII.

[8] Contra Episcopos, cap. XX.

[9] Aussi Charlemagne essaya-t-il de changer les noms des mois et de les remplacer par des noms germains. V. le curieux chap. d’Eginhard (Vita Karoli).

[10] Voir préface du de Ceremoniis, de Constantin Porphyrogénète.

[11] Voir Ep. Leonis papæ ad imperat. Leonem (Concile de Chalcédoine). Voir aussi, même concile, Ep. Isauriæ Ecclesiæ ad Leonem.

[12] Libri Carolini, lib. I, cap. VI ; lib. III, cap. XI et XII.

[13] La série des monnaies d’Irène reflète la succession dos diverses situations de cotte princesse : d’abord on trouve des monnaies où elle ligure avec son mari Léon le Khazare. De 780 à 790 les monnaies portent la nouvelle effigie d’Irène et do Constantin. Quelques-unes ont au droit l’effigie d’Irène et seulement au revers celle de Constantin. Enfin, de 797 à 802, les monnaies portent le buste d’Irène sur leurs deux faces. (Voyez de Saulcy, Essai de classification des suites des monnaies byzantines.)

[14] Cod. Carolin. (Jaffé), ep. 61.

[15] Watterich, Vitæ pontificum, t. I, p. 628.

[16] Monach. Sangall., lib. I, 26.

[17] Const. Manassès, Compendium chron., éd. 1635, p. 92. Par. A. B.

[18] V. la diatribe curieuse de l’historien Cinnamus, liv. V, ch. VII.

[19] Voir aussi le récit du couronnement dans la Chronique du Mont-Cassin.

[20] Ann. Moissac, anno 801.

[21] Voir Ann. Moissac, Ann. Lauresh., an. 801. Ce sont là les prétextes mis en avant par les annalistes.

[22] Anonyme de Salerne, cap. CII.

[23] Eginhard, Vita Karoli, chap. XVI. — Monach. Sangall., liv. I, chap. XXVI, XXVIII.

[24] Eginhard, Vita Karoli, cap. XXVII.

[25] Théophane, Chronogr., éd. 1655, p. 401.