DE L’AUTORITÉ IMPÉRIALE EN MATIÈRE RELIGIEUSE À BYZANCE

TROISIÈME PARTIE

 

CHAPITRE II. — LES CONFLITS.

 

 

LES PREMIERS EMPEREURS CHRÉTIENS.

 

A peine Constantin, par l’édit de tolérance de Milan, avait-il levé l’interdit qui pesait depuis des siècles sur la religion chrétienne, qu’il croyait seule capable de rendre à l’empire la paix et l’unité, que de nouveaux actes de l’autorité impériale mirent en péril cette unité si péniblement conquise, et soulevèrent au sein de l’Église des tempêtes qui menacèrent de la ruiner sans retour. La protection des empereurs ne suffit pas à préserver l’orthodoxie des hérésies sans nombre qui inquiétèrent son triomphe. La plus redoutable de toutes et celle qui fit le plus de ravages, vint d’un prêtre d’Alexandrie, Arius, qui, s’attaquant au dogme de la Trinité, nia que le Fils fût semblable en substance à son père. Éclairé sur les dangers de cette doctrine, qui n’avait pas tardé à recruter des partisans dans le palais et jusque dans la famille de l’empereur, Constantin réunit à Nicée le premier concile œcuménique. L’hérésie d’Arius fut frappée d’anathème, et ses fauteurs durent se rétracter ou expier dans l’exil leur obstination. Mais l’arianisme avait déjà poussé de trop profondes racines, pour que les coups qui lui furent portés par les évêques orthodoxes, réussissent à l’extirper complètement. Constantin lui-même se laissa circonvenir par l’habileté de familiers qui inclinaient aux nouveautés, et surtout par l’adresse d’Eusèbe de Nicomédie. S’il ne professa pas ouvertement l’arianisme et n’osa revenir publiquement sur les décisions de Nicée, du moins toutes ses faveurs furent pour les protecteurs d’Arius, ses rigueurs pour ceux qui l’avaient combattu. Arius lui-même revint en grâce, et rappelé de son exil, fit une entrée presque triomphale à Constantinople, où il mourut.

Son ennemi le plus acharné, Athanase d’Alexandrie, condamné par le concile de Tyr, entendit confirmer sa sentence par l’empereur et dut abandonner son diocèse pour vivre relégué en Gaule. Le pape Jules, qui avait ouvert Rome comme un asile à tous les prélats persécutés, et les soutenait dans la résistance par son exemple et ses lettres éloquentes, fut chassé de son siège apostolique et ne revint mourir à Rome que grâce à l’édit réparateur de Constantius[1].

Constantin expira sans avoir tenu les promesses que les débuts de son règne avaient fait concevoir aux orthodoxes, sans se rétracter ; sentant la mort venir, il mit le sceau à son union avec les ariens, en recevant le baptême de l’un de ceux que les pères de Nicée avaient combattus.

Sous le règne de son fils, Constantius, l’arianisme fit de rapides progrès. L’exemple donné par l’empereur, les faveurs qu’il dispensait aux ariens, entraînèrent dans sa foi la majorité des évêques d’Orient. Constantius mit au service de l'hérésie le pouvoir souverain dont il disposait ; il ne tint pas à lui que le monde entier n'abjurât sa foi première et ne se ralliât aux doctrines que le prince professait. Ce fut un véritable byzantin que ce fils de Constantin. Ses ennemis et jusqu’aux indifférents, comme Ammien Marcellin, ne tarissent pas de critiques sur la manie de légiférer en matière religieuse, dont il semblait possédé. On le voyait sans cesse entouré d’un cortège de prêtres et d’évêques, discutant avec eux les jours et une partie des nuits, pesant les syllabes, épiloguant avec une infatigable ardeur sur les points les plus ardus du dogme, multipliant les synodes dans toutes les parties de l’empire[2]. Sa grande affaire fut de trouver une formule de croyance qui pût réunir l’assentiment de tous les évêques d’Orient et d’Occident ; il y épuisa toutes les subtilités de la dialectique religieuse, et s’y prit jusqu’à douze fois, sans pouvoir se flatter d’avoir entièrement réussi dans son œuvre impossible de conciliation.

Un moment toutefois il put croire au succès. Au concile de Sirmium, il fit traîner le vénérable Osius de Cordoue, âgé de cent ans, le même qui avait conduit les délibérations du concile de Nicée et présidé celui de Sardique. Par les flatteries, les menaces et les mauvais traitements, il parvint à arracher à ce vieillard débile et déjà envahi par la mort, sa signature au bas de la formule de Sirmium. Restait à convaincre l’évêque de Rome Libérius, dont le consentement devait déterminer l’adhésion des derniers prélats d’Occident qui résistaient encore. Constantius lui envoya l'eunuque Eusèbe, dont les présents et les caresses échouèrent. Des soldats entrèrent alors dans Rome, enlevèrent le pape et le conduisirent à Milan auprès de l’empereur.

Libérius refusa énergiquement d’abjurer sa foi en souscrivant au symbole des ariens et en abandonnant la cause d’Athanase, chassé pour la deuxième fois d’Alexandrie. En ta qualité de chrétien nous t’avons jugé digne, dit l’empereur, de l’évêché de notre ville et nous t’avons fait venir pour t’exhorter à rompre toute communion avec l’impie Athanase. — LIB. Ô empereur, les jugements ecclésiastiques réclament l’application la plus stricte de la justice. S’il plaît à Ta Piété, donne l’ordre de constituer un tribunal et qu’Athanase soit jugé suivant les règles canoniques. N’attends donc pas sa condamnation de moi, qui n’ai pas été appelé à le juger. — L’EMP. Il a été jugé au concile de Tyr et les évêques du monde entier ont approuvé la sentence. — LIB. S’il a été condamné à Tyr, il a été relevé de sa condamnation à Sardique. Devons-nous croire à ceux qui jadis l’ont trouvé coupable ou à ceux qui plus tard ont condamné ses juges. — L’EMP. Qu’es-tu donc sur la terre, pour donner seul contre tous tes suffrages à un impie, et pour t’opposer à la paix de l’univers ? — LIB. Quand je resterais seul, la justice de ma cause n’en est pas moins entière. L’eunuque Eusèbe intervint : Tu fais, s’écria-t-il, de l’empereur un nouveau Nabuchodonosor[3].

Constantius, impuissant à briser la résistance du pontife, le relègue en exil à Berœ en Thrace et désigne pour le remplacer à Rome le pape Félix. Il entre bientôt après pour la première fois dans la capitale de l’Occident. Les matrones romaines vinrent en corps le supplier de leur rendre leur évêque. Il promit de faire droit à leur requête. Des jeux magnifiques furent annoncés à la population. Dans l’hippodrome un de ses officiers se leva et donna lecture du décret qui rappelait Libérius et le réintégrait dans sa dignité, tout en conservant la sienne à Félix. Rome allait avoir deux papes. Le peuple tout d’une voix s’écria : Un Dieu, un empereur, un évêque !

Cependant l’empereur dépêchait à Béroé, auprès du prélat, deux évêques chargés d’obtenir sa soumission. Deux ans d’exil avaient eu raison de la fierté et de la constance de Libérius. Il souffrait à la pensée de cet intrus qui avait usurpé son siège et qu’il dépendait de lui de déposséder. Il s’abandonna donc à la volonté de Constantius, jura de séparer sa cause de celle d'Athanase et de supprimer désormais dans sa formule de foi le terme de consubstantiel. A ce prix il fut rendu aux Romains. Mais ceux-ci qui tenaient moins à la personne qu’au symbole, n’acceptèrent point cette capitulation de conscience, et par un retour imprévu firent cause commune avec Félix, qui se sentant sacrifié, avait donné des garanties à l’orthodoxie romaine. Il fallut une nouvelle intervention de l’empereur pour forcer ses sujets à recevoir leur premier pontife, et leur arracher celui qu’ils avaient adopté. Félix fut durement puni. Il avait osé traiter l’empereur d’hérétique. Il paya de sa tête une si grave injure[4].

Quelques évêques du concile de Milan s’opposaient encore à la condamnation d’Athanase. Constantius se leva de son tribunal : C’est moi qui suis l’accusateur d’Athanase, s’écria-t-il, et cela doit suffire. Sachez que les évêques qui parlent en mon nom, expriment la vérité même. J’exige que vous signiez la condamnation d’Athanase et qu’ensuite vous entriez dans la communion de mes évêques. Et comme les évêques protestaient de leur fidélité au symbole de Nicée : Il faut, ajouta-t-il, que ma volonté tienne lieu des canons de l’Église. Les évêques de Syrie souffrent bien que je m’exprime de la sorte. Souffrez-le de même ou préparez-vous à l’exil.

Libérius écarté, Osius déshonoré et soumis, l’empereur crut l’heure venue de faire signifier au monde entier sa volonté par un synode œcuménique. Mais craignant l’embarras défaire venir des extrémités de l’univers les évêques dans la même ville, il convoqua ceux d’Orient à Séleucie, ceux d’Occident à Ariminium. Les Occidentaux redoutaient un piège, et, moins habiles que les Orientaux à se tirer des subtilités du dogme, ils tergiversaient, évitant de se compromettre auprès de l’empereur, et n’osant pas renoncer à la lettre de Nicée. L’arien Valens leur suggéra une échappatoire. Je vous déclare, dit-il, que le Verbe est Dieu, engendré de Dieu avant tous les temps, et qu’il n’est pas une créature comme sont les autres créatures. Quiconque dira que le fils de Dieu est créature comme les autres créatures, qu’il soit anathème ! Tous répétèrent : Qu’il soit anathème ! Fort satisfait de cette concession, Constantius s’enferma avec les légats d'Ariminium et de Séleucie, et après de longues délibérations, finit par décider qu’on remplacerait désormais dans le symbole le terme de consubstantiel par celui de semblable. Ainsi se trouveraient d’accord et les catholiques qui refusaient d’admettre quelque dissemblance entre les personnes de la Trinité, et les ariens qui niaient l’identité de substance. L’Occident, dit saint Ambroise, s’éveilla tout étonné de se trouver arien.

La mort surprit Constantius au milieu de son éphémère triomphe (361). Son successeur Julien, que les chrétiens ont surnommé l’Apostat, fut frappé des profondes divisions du christianisme, et de son impuissance à assurer la paix de l’empire. Dans ce désarroi général des esprits et des croyances, il crut qu’il serait sage et politique de tenter une restauration du polythéisme. Épris des souvenirs glorieux que cette religion avait laissés dans les lettres et les arts, séduit par la connaissance des poètes et des philosophes qu’elle avait produits, il favorisa un système de croyances, qui tout en gardant un culte extérieur, bien fait par sa pompe et sa magnificence pour émouvoir les imaginations populaires, pouvait se concilier avec les aspirations plus élevées et le rationalisme savant des classes supérieures, nourries de la moelle de l’antiquité grecque et romaine. Il regardait au fond les chrétiens comme des barbares, dont les fureurs iconoclastes avaient souvent été fatales aux chefs-d’œuvre du passé. Il se garda 'pourtant de les persécuter, sachant que la persécution échauffe l’enthousiasme, et que la pitié est le moyen le plus efficace de propagande religieuse. Il rappela les évêques proscrits par Constantius. Il laissa ariens et chrétiens aux prises, persuadé que leurs éternels conflits allaient les perdre dans l’opinion publique. Il supprima seulement les faveurs dont Constantin et ses fils les avaient comblés, leur défendit l’accès des écoles païennes et ne leur permit pas d’entrer dans l’armée. La mort prématurée de Julien sauva le christianisme de cet ennemi d’autant plus redoutable, qu’il semblait plus tolérant, et qui loin de proscrire les chrétiens, exhortait par un édit public les évêques à vivre en bonne intelligence.

L’arianisme reprit faveur sous Valentinien et Valens, et se compliqua de l’hérésie de Macédonius et plus tard de celle de Nestorius. Valentinien se prononça en faveur de l’évêque arien de Milan, Auxentius, contre le pape Damase et Hilaire de Poitiers. Valens, comme Constantius, multiplia les synodes ariens de l’Orient, et promulgua plusieurs édits en leur faveur. Vinrent enfin Théodose le Grand, Théodose le Jeune, Marcien, qui en réunissant les conciles de Constantinople, d’Éphèse et de Chalcédoine, apaisèrent les querelles de l’Église, renouvelèrent les anathèmes de Nicée contre les hérésiarques, et appuyèrent de l’autorité des lois et de la force publique les décisions synodiques. Nous voulons, dit le grand Théodose, que les peuples que gouverne notre clémence vivent dans la religion que le divin apôtre Pierre apporta lui-même aux Romains, et que suivent le pontife Damase et Pierre d’Alexandrie[5]. Et ailleurs, Théodose le Jeune : Nous décrétons que quiconque favorisera l’impiété de Nestorius, s’il est évêque ou clerc sera chassé de la sainte Église ; s’il est laïque sera frappé d’anathème[6]. L’autorité impériale se chargeait ainsi de faire respecter la paix de l’Église, qu’elle même en des temps antérieurs avait compromise et troublée[7].

 

ZÉNON (L'HÉNOTICON).

Au temps de l’empereur Zénon, une question de doctrine et une question de juridiction mirent aux prises Rome et Constantinople.

Les querelles des nestoriens et des eutychiens, de ceux qui reconnaissaient en Jésus-Christ deux natures, et de ceux qui confondaient en lui l’humaine et la divine, n’avaient pas été complètement apaisées par le concile de Chalcédoine, et continuaient à troubler l’Orient. Zénon résolut de mettre un terme à ces discordes et d’établir par un édit impérial la paix que l’autorité ecclésiastique n’avait pu ramener. D’accord avec le patriarche Acacius il publia l’Hénoticon, et en fit une loi obligatoire pour tous ses sujets. Il renouvelait contre les deux hérésiarques les sentences d’excommunication lancées par les conciles et rappelait les termes du Credo de Nicée et de Constantinople, pendant qu’il passait sous silence celui de Chalcédoine. Il faisait effort pour se maintenir sur cette ligne étroite et incertaine qui sépare le dogme de l’hérésie, espérant amener sur un terrain commun ceux que les discussions théologiques des derniers temps avaient entraînés dans des directions opposées. Il éludait les décrets trop catégoriques du quatrième concile général, se contentant de réprouver les doctrines hostiles aux trois précédents.

Ce silence suspect, ces formules de prétérition ne furent du goût de personne. Il se trouva des théologiens pour soutenir que Zénon était tombé dans l’erreur des Acéphales qui confondent les deux natures[8]. Les orthodoxes lui reprochèrent de ne pas admettre franchement les canons de Chalcédoine, les hérétiques de montrer trop de complaisance et de déférence pour Rome. Les uns et les autres se refusèrent à cette conciliation que Zénon se flattait d’obtenir. La résistance aux prescriptions canoniques se compliqua de désobéissance au nouveau dogme émané de l’autorité impériale. Zénon voulut cependant tenir la main à ce que cette autorité fût obéie. L'Hénoticon fut envoyé à tous les évêques, qui reçurent ordre d’y souscrire, sous peine de perdre leur dignité. La discorde fut à son comble, et la conciliation plus difficile que jamais.

Vers la même époque, Acacius dénonça au pape Simplicius un prêtre d’Alexandrie, Pierre Moggus, accusé de favoriser l’hérésie d'Eutychès et d’avoir contribué au meurtre de son évêque, Protérius, dans l’espoir de lui succéder. Le pape instruisit cette affaire, et retrancha Pierre de l’Église, jusqu’au jour où il viendrait à résipiscence[9]. Mais, plus tard, Acacius se réconcilia avec Pierre Moggus. Il trouva en lui un auxiliaire audacieux et avisé de sa politique. Moggus se justifia des accusations portées contre lui, adhéra au formulaire de foi de Nicée et de Chalcédoine, et fut, par ordre de l’empereur, porté au trône épiscopal d'Alexandrie. Pour lui faire place, on dut chasser Jean Tabennesiota, qu’on accusa de brigue et de simonie. Celui-ci se rendit auprès de Simplicius et dénonça Acacius et Pierre Moggus comme hérétiques. Aux réclamations du pape, Zénon répondit que Jean avait envahi l’épiscopat, refusé de prêter le serment exigé de lui, c’est-à-dire de contre-signer l'Hénoticon, que son successeur, Pierre Moggus, avait été élu après une enquête sévère sur ses mœurs et sur ses croyances, et qu’il adhérait enfin aux conciles reçus par l’Église. Les délations violentes des moines d’Égypte prévalurent sur l’esprit du pape, qui excommunia Acacius et son protégé. Le patriarche renvoya l’excommunication au pontife, et raya son nom des dyptiques sacrés. Vainement les papes Félix et Gélase tentèrent de reprendre les négociations rompues avec le siège de Constantinople. Les légats envoyés par eux furent circonvenus par Zénon et l’évêque. Les menaces, les caresses, l’appât de fortes sommes, firent si bien, qu’ils consentirent à reconnaître l’Hénoticon et à communiquer avec Acacius[10]. A leur retour, ils furent désavoués par le pape pour avoir outrepassé leurs instructions. Mais dès lors Acacius, fort de l’appui de l’empereur, resta insensible aux avances des papes de Rome. Il ne répondit à aucune des lettres qui lui furent envoyées par Félix et Gélase. Tout rapport fut interrompu entre les deux capitales de l’empire. Les noms des deux papes, comme celui de leur prédécesseur, furent effacés du catalogue des évêques romains, conservé dans les archives de Constantinople.

 

L’EMPEREUR ANASTASE.

Le silenciaire Anastase recueillit la succession délicate et difficile de Zénon. Il fut porté au trône par l’impératrice veuve, Ariane, qui, en même temps que la couronne, lui donna sa main. C’était un singulier choix pour venir à bout des inextricables difficultés dogmatiques où se débattait l’empire, que celui de ce rude soldat arrogant et impérieux, opiniâtre et rusé, qui portait la brusquerie des habitudes des camps dans le règlement des intérêts religieux. Les ennemis de Nestorius et d'Eutychès se montrèrent peu rassurés par cette élection. Ils rappelaient la mère de l’empereur, affiliée, disait-on, aux sectes manichéennes ; son oncle, qui avait donné des gages aux ariens ; ils craignaient qu’Anastase lui-même, issu d’une famille aussi suspecte, ne devint le fauteur d’anciennes et de nouvelles hérésies. On prit à son égard les précautions les plus minutieuses ; on prétendit l’enchaîner à la foi par la religion du serment, et le patriarche Euphémius lui fit jurer et signer un formulaire conforme aux articles de Chalcédoine. Le serment prêté, Ariane consentit à épouser le nouvel empereur[11].

Soins inutiles ! C’était folie d’espérer par des engagements, si solennels qu’ils fussent, lier une volonté que l’onction impériale faisait toute-puissante. L’empereur se hâta d’oublier les promesses du silenciaire. Il se montra moins reconnaissant de l’empire qu’il avait reçu qu’irrité des conditions imposées et de la contrainte subie. Le patriarche Euphémius fut le premier à ressentir les effets de sa rancune. Il essaya de l’impliquer dans une révolte des Isauriens, soulevés par Longinus, et tenta de le faire assassiner. Au moins réussit-il à soustraire à la vigilance du pontife la confession de foi qu’il avait jurée le jour de son couronnement. Dans un synode réuni à Constantinople, il le fit excommunier, lui retira sa charge et le relégua dans l’île d’Euchaïta. Il éleva à sa place le prêtre Macédonius, malgré les manifestations tumultueuses de la foule en faveur du patriarche disgracié. Tous les évêques, à l’exemple de leur chef, durent adhérer à l’Hénoticon de Zénon, et se soumirent sans résistance. Restait à obtenir le consentement de Rome ; un instant, l’empereur espéra mener à bien cette entreprise. Il parvint à gagner à ses vues le pape Anastase, et put croire avoir travaillé à la réconciliation des deux églises. Mais le clergé romain, plus obstiné que son évêque, se sépara de la communion du pape et l'accusa publiquement d’hérésie. Le pape mourut avant que le légat byzantin, Festus, chargé de dresser l’acte de concorde, fût arrivé à Rome.

Festus essaya de lui donner un successeur également favorable aux prétentions de l’empereur. Il procéda à l’élection de Laurentius, qui fut ordonné et reconnu par une partie du clergé de la ville. Mais les dissidents élevèrent, de leur côté, à la papauté le diacre Symmaque. Rome fut agitée par les querelles que Zénon avait allumées dans toutes les villes de l’Orient. Les citoyens en vinrent aux armes ; des maisons et des églises furent brûlées et pillées. Le roi d’Italie, Théodoric, intervint enfin. Bien qu’il fût arien, les deux partis aux prises demandèrent son arbitrage. Il se décida pour Symmaque, fit condamner son rival dans un concile provincial, et donna ainsi un éclatant démenti aux espérances un moment caressées par l’empereur[12].

Cet échec exaspéra les ressentiments d’Anastase. Il rompit lui-même la trêve consentie par l’Hénoticon, et démasqua ses projets tout entiers ; il favorisa l’hérésie d’Eutychès et refusa d’admettre le concile de Chalcédoine. La complaisance des évêques d'Orient ne lui fit pas défaut. Le peuple témoigna d’un attachement plus fidèle que ses pasteurs aux doctrines orthodoxes. Pour se mettre à couvert de ses fureurs, Anastase ordonna que le préfet de la ville l’escorterait désormais dans les processions publiques. Jean d’Alexandrie, Flavien d’Antioche, Élie de Jérusalem, ces deux derniers à regret, envoyèrent leur consentement à la condamnation du concile de Chalcédoine. Le patriarche Macédonius, bien qu’il dût sa dignité à la faveur impériale, s’obstina dans la résistance. Anastase, malgré les vociférations de la foule, l’arracha de son palais épiscopal, l’accusa d'hérésie et de mauvaises mœurs, et l’envoya rejoindre en exil Euphémius. Il le remplaça par le prêtre Timothée, qui raya des dyptiques Macédonius, et rétablit sur ces tables Jean d’Alexandrie, condamné par son prédécesseur. La persécution fut si violente, que Flavien d’Antioche et Élie de Jérusalem ne furent pas sauvés par leur complaisante soumission ; on les accusa d’avoir anathématisé le concile, non du cœur, mais des lèvres seulement, et de nouveaux prélats prirent possession de leurs sièges.

La fureur du peuple, longtemps comprimée, prit pour éclater une occasion singulière. C'était un usage déjà ancien dans l’Église d’Orient, de chanter, pendant les cérémonies du culte, le Trisagion, l’hymne que les chérubins et les séraphins font entendre dans les deux au Très-Haut. Il vint à l’esprit d’un moine d’Antioche d’ajouter à cette prière les mots suivants : Qui crucifixus est pro nobis. Grand émoi parmi les orthodoxes ! N’était-ce pas tomber dans l’hérésie d'Eutychès, et reconnaître une seule nature en Dieu, que de soutenir que les trois Personnes étaient mortes sur la croix ? N'était-ce pas une confusion flagrante de la nature divine et de la nature humaine, coexistant sans cesser d’être distinctes dans le Christ ? L’empereur Anastase saisit, ce prétexte pour manifester au grand jour ses sympathies pour les eutychiens[13]. Il ordonna de chanter le Trisagion, amendé par le moine d'Antioche, dans toutes les églises de Constantinople. Le préfet de la ville et le logothète lurent au peuple le décret sur les marches du temple. La foule envahit tumultueusement l’Église. Pendant qu’une partie du chœur entonnait le Trisagion suivant les prescriptions impériales , l’autre avec une ardeur égale essayait de couvrir les voix de ses adversaires en poussant l’hymne orthodoxe. Cette lutte indescriptible de cris dégénéra en rixe sanglante. On criait : Mort à l’empereur manichéen ! Mort au contempteur de la Trinité ! Un moine nommé Agrestis, du couvent de Saint-Philippe, qui passait pour le conseiller du prince, fut tué par les rebelles ; on promena sa tête au bout d’une pique. Une religieuse fut brûlée au monastère de Studium. La multitude acclama un nouvel empereur, Vitalianus. Anastase, qui s’était d’abord caché dans les faubourgs de la ville, parut dans l’hippodrome, le front sans diadème, et promit de se démettre de la couronne pour donner satisfaction aux malédictions de la foule. Celle-ci, cédant à un revirement subit et inexplicable, s’émut à l’aspect du césar détrôné, refusa d’accepter son abdication et le reconduisit en triomphe au palais des Blaquernes.

Anastase se vengea de cette humiliation et de ces périls. Il parvint à déchaîner contre le clergé réfractaire aux doctrines d’Eutychès l’éloquence populaire des moines. Il avait promis de réunir un concile à Héraclée. Par un avis secret, il fit défendre au pape d’y envoyer ses légats, tandis qu’il l’invitait publiquement à y assister. Ses soldats dispersèrent les évêques, qui, confiants dans la parole du prince, s’étaient rendus à sa convocation.

La papauté ne désespéra pas de fléchir ce furieux. Obéissant aux conseils de Théodoric, le pape Hormisdas essaya par deux fois de se rapprocher de l’empereur. Anastase refusa de recevoir et de lire le libelle qu’Ennodius de Pavie et Pérégrinus lui présentèrent. Il se flattait de les corrompre à prix d’or. Voyant ses tentatives inutiles, il les chassa de sa présence et les fit escorter sur leur vaisseau par des soldats, avec défense de relâcher dans aucun port. Les légats réussirent, malgré la surveillance de leurs gardes, à répandre, dans les villes de l’Épire et de la Macédoine, des écrits excitant le peuple à la révolte. Anastase répondit à ces provocations par une lettre insolente à Hormisdas : Sache, lui disait-il, qu’il appartient aux augustes, non aux pontifes, de commander. C’est à nous d’ordonner et non pas d’obéir. Même dans les choses divines, s’il y a lieu de décréter quoi que ce soit, c’est à nous de le faire, à vous d’attendre nos décisions et non de les prévenir. La mort débarrassa, en 518, l’Église de ce dangereux adversaire. Le parti orthodoxe porta alors à l’empire le Slave Justin, dont le premier soin fut de se réconcilier avec le pape et de rétablir l’union détruite.

 

JUSTINIEN Ier.

Successeur d’un empereur orthodoxe, Justinien, sûr d’un pouvoir qu’il tenait, non d’une faction, mais de l’adoption de son oncle, rentra dans la tradition des empereurs byzantins, et se départit de toute dépendance en matière de foi à l’égard du siège de Rome. Peu de souverains sont aussi difficiles à juger. L’histoire a épuisé pour lui les formules de l’admiration et du blâme. Le même historiographe l’a exalté, puis dénigré à outrance. Il eut de grandes pensées, mais montra dans leur application un esprit méticuleux et tyrannique. Il fut sur le point de réaliser son rêve de domination universelle, mais ses conquêtes furent éphémères et comme frappées de stérilité. Il réunit en corps de doctrine, dans ses mémorables compilations, le droit du passé glorieux de Rome ; mais, dans sa conduite privée et publique, il obéit trop souvent à la passion et au caprice, et usa d’une autorité arbitraire. Il se piquait de théologie et passait ses nuits à compulser des volumes ecclésiastiques[14], ergotant sur le dogme, discutant avec les docteurs qu’il appelait au palais. Tyran bigot, il persécuta l’Église orthodoxe et fut perpétuellement en lutte avec Rome. Infatué de l’autorité qu'il s’attribuait en matière religieuse, il substitua sa volonté aux décisions des conciles et encourut plusieurs fois le reproche d’hérésie. Il entendait à la manière de l’Inquisition du moyen-âge la propagande religieuse, et poursuivit les dissidents avec l’ardeur aveugle d’un sectaire. La religion de l’empire fut le dogme favori de cet hérésiarque. L’impiété fut punie comme un crime d’État, et les non-conformistes furent traités comme des rebelles. Il entreprit la tâche impossible d’extirper le judaïsme, et donna le dernier coup au paganisme, qui comptait encore, au sein même du sénat, des partisans dévoués. Il accorda à ces derniers-trois mois pour se décider entre Jupiter et Justinien.

L’empereur ne souffrit pas d’être troublé par les papes dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Il entendait qu’ils fussent les premiers à se soumettre à ses fantaisies théologiques. Le pape Agapet lui avait été député par le roi Théodoric pour opérer une réconciliation entre le royaume d’Italie et l’empire. L’empereur ne laissa pas passer cette occasion de se livrer à ses .discussions favorites. La question des deux natures, que cent ans de querelles n’avaient point épuisée, fut de nouveau traitée entre eux. Le pape se renferma dans la lettre et l’esprit du concile de Chalcédoine, et soutint Contre l’empereur la coexistence dans la personne divine de la nature humaine et de la nature divine. Justinien coupa court à cet entretien par ces paroles décisives : Sois de mon avis ou je te fais jeter en exil. — Je ne suis qu’un simple pécheur, reprit Agapet, mais je croyais parler au très-pieux empereur Justinien, et je n’ai trouvé devant moi que Dioclétien ; du reste, je ne crains pas tes menaces. Sache que tu n’es point appelé à décider en matière de foi. Ton évêque seul peut discuter ces choses avec moi. Le patriarche Anthémius fut introduit et, malgré les objurgations du pape, refusa de reconnaître les deux natures en Jésus-Christ. Le pape le déclara anathème sur-le-champ, et, profitant des dispositions plus bénignes de Justinien, fit sacrer à sa place Mennas. Toutefois, il ne réussit pas à triompher des subtilités infatigables de l’empereur, et mourut à Constantinople, abreuvé de dégoûts et d’ennuis[15].

Les Romains lui donnèrent pour successeur Silvérius, victime dévouée d’avance aux amertumes et à l’exil. L’Italie traversait de graves événements. Le royaume des Ostrogoths, né d’hier, bâti par Théodoric, sur des bases en apparence solides, s’effondrait sous ses successeurs. Théodoric avait essayé d’unir en une seule nation les Barbares et les Romains. Cette tentative n’avait fait qu’accuser davantage les antipathies des deux peuples, l’un se retranchant dans les fonctions civiles, l’autre affectant de mépriser toute autre profession que celle des armes. Le respect du roi pour la propriété, son équité, la longue trêve qu’il avait procurée à l’Italie agonisante, sa force et la crainte qu’elle inspirait, retinrent, tant qu’il vécut, les Italiens dans l’obéissance.

Après lui, Rome rougit de ses maîtres barbares. Les passions religieuses envenimaient encore cette sourde hostilité. Chrétienne et catholique, elle détesta en eux des ariens. Elle leur préféra le souverain d’outre-mer, moins proche, et qui continuait à porter parmi ses titres celui d’empereur des Romains. Les discordes de la famille de Théodoric achevèrent sa ruine. Cette royauté barbare se dissolvait d’elle-même, quand Bélisaire parut, salué avec enthousiasme par les Italiens, appelé même par une partie des Barbares. Il entra dans Rome, veuve, depuis près d’un siècle, de tout gouvernement national. Justinien profita de ce séjour de son lieutenant pour exiger du pape le rétablissement d'Anthémius, sacrifié jadis à Agapet. Le diacre Vigile apporta au pontife une lettre de l’impératrice Théodora : Rends sa dignité à Anthémius, disait-elle, ou viens sans tarder te justifier auprès de nous. Silvérius, à ces mots, poussa un profond soupir, et s’écria : Voici, je le sais bien, qui m’annonce la fin de mes jours. Puis, résigné à son sort, il répondit à Théodora par un refus : Je ne puis rétablir un hérétique condamné dans son impiété. Outrée de colère, l’impératrice écrivit à Bélisaire : Vois quelle occasion tu pourras saisir de déposer Silvérius, et de nous l’envoyer. Nous t’adressons notre très-cher apocrisiaire, l’archidiacre Vigile, qui se charge de rétablir Anthémius. De faux témoins furent subornés, qui accusèrent le pape de travailler secrètement à rendre la ville de Rome aux Ostrogoths. Bien qu’il eût ses raisons pour n’être pas dupe de pareilles dépositions, Bélisaire prit ce prétexte pour mander auprès de lui le prélat. Quand il entra dans l’appartement du patrice, Silvérius vit Antonine, la femme de Bélisaire, étendue sur un lit de repos, et le général à ses pieds. Dès qu’elle aperçut le pape, Antonine s’écria : Dis-nous, seigneur pape, qu’avons-nous fait à toi et aux Romains pour que tu veuilles nous livrer aux Goths ? Elle parlait encore, que le sous-diacre Jean arracha au pape le pallium et l’emmena sous bonne garde, revêtu d’une robe de moine. Il fut déporté dans une île du Pont, où il ne tarda pas à succomber[16].

L’ambitieux Vigile, qui avait si perfidement travaillé à la perte de Silvérius, hérita de sa dignité. L’empereur comptait avoir en lui un serviteur docile. Mais, parvenu à ce comble d’honneur, satisfait dans ses désirs, Vigile dépouilla l’homme servile qu'il avait été ; la papauté le transforma et lui donna l’indépendance et la conscience de ses devoirs. Sommé par Théodora d’acquitter ses promesses : À Dieu ne plaise ! répondit-il ; jadis ma bouche a prononcé des paroles impies ; aujourd’hui je ne puis consentir à ta demande, ni rétablir un homme hérétique et excommunié. L’impératrice, furieuse, blessée au vif par cet échec, écrivit à l’un de ses officiers : Partout où tu trouveras Vigile, excepté dans la basilique de Saint-Pierre, jette-le dans un vaisseau et conduis-le à Constantinople. Si tu y manques, par le Dieu vivant, je te fais écorcher vif. Cette fois, Théodora fut obéie.

Mais déjà le peuple ne se désintéressait plus des malheurs de ses pontifes, et s’indignait de ces coups d’autorité partis de Constantinople, et qui si subitement changeaient ses destinées. Il suivit le pape Vigile jusqu’au port, le saluant de ses acclamations et de ses protestations d’amour. Le pape fit tout haut la prière ; à chaque répons, la foule répondait pieusement : Amen. Bientôt le vent gonfla la voile du navire, qui s’ébranla et glissa sur les flots. Le peuple, exaspéré, jetait au vaisseau des pierres, des bâtons, de la boue, le maudissait : Puisses-tu apporter la peste, puisses-tu apporter la destruction à Byzance ! Tu as été funeste aux Romains, puisses-tu l’être à ceux que tu vas trouver ! Ainsi se perdait peu à peu le respect des Romains pour leurs maîtres ; ainsi se préparait par la désaffection la révolution qui devait affranchir Rome de Constantinople[17].

Justinien feignit d’accueillir avec toutes les marques de la joie et les prévenances de la sympathie le prélat prisonnier. Pendant deux ans entiers, il épuisa tous les moyens pour arracher au pape le rétablissement d’Anthémius, lui rappelant ses promesses passées, lui mettant sous les yeux l’engagement écrit de sa main. Vigile fut inébranlable : Faites de moi ce qu’il vous plaira, dit-il un jour à Théodora et à Justinien ; ce ne sont plus des princes très-pieux que j’ai trouvés en vous, mais un Dioclétien et une Éleuthérie ; du reste, j’ai le châtiment que j’ai mérité. L’empereur s’emporta jusqu’à lui donner un soufflet et à l’accuser du meurtre de Silvérius. Le malheureux pape, craignant un plus grand éclat, se réfugia vers l’autel de Saint-Serge et embrassa de ses mains un fût de colonne, priant Dieu d’avoir pitié de lui. Ses persécuteurs l’arrachèrent à cet asile avec une telle brutalité, qu’ils entraînèrent avec lui la colonne, qui croula à leurs pieds. Jeté hors du temple, il fut promené par la ville, la corde au cou, puis retenu en prison[18].

Il n’avait pas encore épuisé toutes les rigueurs de Justinien. L’esprit sans cesse occupé de discussions théologiques, le prince s'avisa de réveiller une affaire qui semblait depuis longtemps jugée et oubliée. Au concile de Chalcédoine, Ibas, partisan de Théodore de Mopsueste, et Théodoret de Cyrrha, qui avait engagé une polémique religieuse contre Cyrille, furent accusés de partager l’hérésie d’Eutychès ; mais, absous par les pères, ils furent admis à siéger dans le concile. Un siècle après, on renouvela le procès fait à leur mémoire. L’évêque de Césarée, Théodore, protecteur des origénistes, irrité d’un décret inspiré par le pape contre les sectateurs d’Origène, entreprit de faire condamner le livre de Théodore de Mopsueste, une épître d’Ibas, un écrit de Théodoret, ce qu’on appela Les Trois Chapitres. Le pape soutenait ces écrits, comme tout ce qu’avait approuvé le concile de Chalcédoine.

L’évêque de Césarée persuada à Justinien que ces trois chapitres empêchaient seuls les Acéphales de recevoir le dernier concile. Si l’empereur les condamnait, il réconciliait du même coup Eutychès et les catholiques. Justinien 'suivit docilement ses conseils et publia une constitution dans ce sens. Le pape Vigile refusa d’imiter les évêques d’Orient, qui s’étaient hâtés, suivant l’usage, de s’incliner devant les volontés du souverain. Il suspendit de leurs fonctions le patriarche Mennas et ceux qu’il avait entraînés dans son hérésie. Poussé à bout par Justinien, il consentit à un accommodement. Il condamna les auteurs des trois chapitres sauf le respect dû au concile de Chalcédoine. Cet expédient fut de nul effet et indisposa les Orientaux et les Occidentaux. On voulait une absolution ou une condamnation formelle. Justinien prit le parti de réunir le cinquième concile général. Le pape s’obstina à ne pas se présenter aux séances, il prétexta que jamais les papes n’avaient participé autrement que par leurs légats aux V grands conciles. Cependant, vers la fin du concile, il mollit et imagina un nouveau biais pour accorder sa conscience et les exigences de l’empereur. Il approuva les trois chapitres tout en condamnant les doctrines attribuées à leurs auteurs. Le concile ne s’arrêta pas à ces subtilités. Il condamna purement et simplement les trois écrits. Sur le refus du pape de se soumettre, il fut envoyé en exil.

Plus tard, à la prière du clergé romain, Justinien rappela Vigile et le rendit à son église. Mais si vives avaient été les souffrances du malheureux pontife, que cette nouvelle émotion acheva de le briser ; il mourut pendant la traversée.

La dernière année de Justinien fut marquée par une hérésie nouvelle, celle des Aphthardocètes, voisine de l’erreur d’Eutychès. L’empereur soutenait que la chair du Christ, durant sa vie, était incorruptible et non soumise aux besoins matériels de notre nature, par conséquent que sur la croix même, il avait été affranchi de toute souffrance. Le patriarche de Constantinople, qui avait voulu s’opposer à cette nouveauté, fut exilé à Amasie. Les persécutions se seraient sans doute étendues plus loin, si la mort n’avait enlevé le vieil empereur en 565.

 

LES MONOTHÉLITES.

 

HÉRACLIUS (L'ECTHÈSE).

Nous ne nous arrêtons pas aux règnes de l’empereur Maurice et de Phocas. Le premier, malgré de fréquents dissentiments avec le pape Grégoire le Grand, sut du moins éviter une rupture. Son meurtrier Phocas chercha à Rome son appui, et accorda à ses pontifes tous les privilèges qu’ils réclamèrent. Lasse des crimes du tyran, Constantinople ouvrit ses portes au jeune Héraclius, qui fit justice de Phocas et gouverna à sa place[19].

La première partie du règne d’Héraclius fut paisible et glorieuse. Né d’une famille renommée pour sa piété, il porta dans l’exercice du pouvoir, la dévotion et l’ardeur religieuse d’un moine. Il dirigea contre les Perses une véritable croisade, et détruisit les sanctuaires du magisme. Dévot à l’image mystique d’Édesse, qui reproduisait les traits sanglants du Christ, il la faisait porter devant lui dans les combats, et attribuait à ce palladium les victoires qu’il sut gagner. Ce pieux personnage n’échappa point, sur la fin de sa vie, au reproche d’hérésie. Il était de passage à Hiérapolis, quand le patriarche des jacobites, Athanase, vint à lui pour lui soumettre une question de foi. La querelle des monophysites était à peine apaisée et passionnait encore quelques esprits. Athanase demanda à l’empereur s’il fallait reconnaître dans le Christ une ou deux volontés, une ou deux opérations. L’empereur embarrassé différa de répondre. Dans le doute, il écrivit au patriarche de Constantinople, Sergius, qui à son tour consulta l’évêque Cyrus. La réponse des deux théologiens fut qu’il ne fallait reconnaître dans le Christ qu’une volonté et qu’une opération[20].

Mais les orthodoxes ne laissèrent pas se répandre le dogme nouveau sans protester. Les querelles sur la nature du Christ, un moment assoupies, se réveillèrent et éclatèrent avec fureur. Forts de la décision du concile de Chalcédoine, les orthodoxes soutinrent que la volonté humaine et la volonté divine, s’exerçaient dans le Christ séparément, mais toujours dans le même sens. Le moine Sophronius s’en référa à l’autorité du pape et lui adressa une lettre que Photius mentionne dans sa bibliothèque. Le patriarche Sergius lui écrivit à son tour contre Sophronius, et pour obtenir de lui une réponse favorable à ses vues particulières.

Le pape Honorius, fort embarrassé dans ce litige, crut accorder les deux partis de la même façon que Constantin et ses successeurs avaient fait dans des cas semblables. Il évita de se prononcer directement et conseilla d’éluder la difficulté en la passant sous silence. Il écrivit à Sergius : Que Votre Fraternité soit d’accord avec nous, comme nous sommes d’accord avec elle. Nous vous exhortons à éviter ces discussions sur une simple ou une double volonté dans le Christ, et à proclamer avec nous que Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, et Dieu vivant lui-même, a agi suivant ses deux natures, divinement et humainement, comme l’enseigne la foi orthodoxe. Cette lettre étrange ne terminait pas le débat. Du moment que la question se posait, il était urgent de la résoudre. Or, tandis qu’Héraclius et Sergius ne voulaient reconnaître qu’une seule volonté dans le Verbe, le pape défendait d’enseigner qu’il y en eût une ou deux.

L'autorité impériale intervint encore une fois solennellement. Héraclius publia l’Ecthèse qui fut affichée aux portes de Sainte-Sophie. En voici le début : Exposition de foi faite par le très-pieux et très-grand prince Héraclius, que Dieu conserve ! pour mettre fin aux altercations que quelques-uns ont soulevées au sujet de l’opération divine. Elle est conforme à la foi reconnue par les cinq grands conciles généraux, et les titulaires des sièges patriarcaux l’ont reçue avec satisfaction, comme devant procurer la paix aux saintes églises de Dieu. Après avoir développé le dogme monothélite, l’Ecthèse s’achevait ainsi : Ceux qui suivent en tous points et reçoivent cette doctrine de foi, nous les recevons ; ceux qui la rejettent, nous les rejetons et les frappons d’anathème. Suivaient les signatures du prince et des principaux évêques.

Un synode réuni à Constantinople pour approuver l’Ecthèse, le fit dans des termes qui ne laissent aucun doute sur le respect qu’inspiraient les décisions des princes en ces matières. Le saint synode, à la suite des discussions où a été exposé le dogme orthodoxe du très-pieux et très-grand prince, à la suite des lectures qui précédemment ont été faites, connaissant la sagesse vigilante du très-grand prince, sa perfection et ses lumières, approuve, adopte et confirme ladite Exposition.

Héraclius ne trouva pas en Occident la même soumission qu’en Orient. Il n’est pas douteux cependant que le pape Honorius, mort avant la publication de l’Ecthèse, ait approuvé l’erreur monothélite. Au concile tenu à Constantinople en 680, sous l’empereur Constantin Pogonat, on condamna solennellement les évêques Sergius, Cyrus, Pyrrhus, Paulus, auxquels on joignit l’évêque de Rome. On a prétendu bien vainement que le texte du sixième concile avait été interpolé, et que les Orientaux y avaient glissé le nom d’Honorius. Le fait est impossible, car tous les manuscrits sont d’accord sur les noms des évêques frappés d’anathème. La chose eût peut-être été vraisemblable pour l’exemplaire gardé à Byzance ; mais ceux qui furent envoyés à Jérusalem, à Antioche, à Alexandrie et à Rome ne diffèrent en rien du précédent. Une telle fraude d’ailleurs n'eut point passé inaperçue, si l’on réfléchit que les légats de la curie romaine et l’évêque de Ravenne assistèrent à toutes les séances. Enfin, les derniers doutes sont levés par la lettre de Léon II qui communique aux évêques d’Occident les décisions du concile[21]. Sont condamnés à la damnation éternelle, écrivait-il aux évêques d’Espagne, Théodore de Phare, Cyrus d’Alexandrie, Sergius, Pyrrhus, Paulus, et avec eux Honorius pour n’avoir pas éteint comme il convenait à l’autorité ecclésiastique, la flamme naissante du dogme hérétique et pour l’avoir entretenue par son indifférence[22].

Les successeurs d’Honorius rétablirent l’intégrité et la pureté de la tradition apostolique. Le pape Sévérius reçut de l’exarque Isaac le texte de l’Exposition et refusa d’apposer son nom auprès de ceux des autrespatriarches.il mourut presque aussitôt après, échappant ainsi aux conséquences probables de sa résistance. Héraclius lui survécut un an à peine et succomba, sans avoir apaisé la querelle qu’il avait imprudemment excitée dans l’Église.

 

CONSTANT (LE TYPE).

Constant, fils d’Héraclius, subit l’influence et les conseils du patriarche Paulus. Il persévéra dans l’hérésie monothélite, et renouvelant la tentative de son père, par un acte de son autorité, il voulut imposer comme une loi, la doctrine d’une seule volonté. Lui aussi espérait calmer ainsi l’effervescence religieuse, et intervenant dans le domaine de la pensée et de la conscience, couper court par un édit de foi aux discussions sans cesse renaissantes. Il publia donc le Type. Le préambule mérite d’être signalé. Ayant coutume d’agir dans l’intérêt commun et d’étendre notre sollicitude aux choses qui regardent l’utilité de notre très-chrétienne république, principalement la pureté immaculée de notre sainte foi, nous avons reconnu que la plus grande perturbation régnait dans notre peuple orthodoxe, les uns soutenant qu’une seule volonté et une seule énergie se manifestaient dans les opérations divines et humaines de N.-S. J.-C., les autres qu’on devait distinguer deux volontés et deux opérations dans la personne du Verbe, etc., etc. Inspirés par le Dieu tout-puissant nous avons pensé qu’il fallait éteindre cette flamme de discorde et ne pas laisser l’incendie répandre davantage ses ravages dans les âmes. Aussi décrétons-nous que nos sujets appartenant à la foi orthodoxe et immaculée du Christ, et qui font partie de l’Église catholique et apostolique, n’auront plus à dater des présentes, la liberté de disputer sur les deux volontés et les deux opérations ou sur l’unique volonté et l’unique opération.

Le pape Théodore ne voulut pas joindre sa signature à celles de ses collègues orientaux au bas du Type. Il estimait que le silence même en pareille matière impliquait le doute, et par conséquent l’hérésie ; que la vérité apostolique devait être hautement avouée et non dissimulée derrière l’équivoque ; il assembla un synode à Latran et condamna le Type en ces termes : Il témoigne de bonnes intentions, mais ses conséquences sont en désaccord avec l’intention de celui qui l’a conçu.

Le pape Martin fit au Type une réponse plus énergique. Il déclara qu’il n’appartenait pas à l’empereur de discuter les questions de foi, et par une lettre-circulaire adressée à tout le monde chrétien, il dénonça l’édit impérial comme infâme et impie.

La vengeance de Constant ne se fit pas attendre. Déjà il avait fait frapper de verges et jeter en prison les légats envoyés à Constantinople par Martin ; il avait renversé un autel élevé et consacré par eux, et défendu d’y célébrer le sacrifice. Cette fois il envoya en Italie l’exarque Olympius en lui confiant ces instructions : Si tu trouves la province disposée à consentir au Type que nous avons exposé, force les évêques et les hérétiques influents par leur richesse, à souscrire à notre édit. Si, comme nous l’a fait pressentir le glorieux patrice Platon et le glorieux Eupraxius, tu parviens à persuader l’armée, nous t’ordonnons de t’emparer de Martin, qui fut jadis apocrisiaire dans notre ville impériale. Montre bien ensuite aux diverses églises que nous ne sommes pas éloignés de la doctrine orthodoxe, et fais souscrire tous les évêques. Si tu trouves au contraire l’armée hostile à nos intentions, reste en repos jusqu’à ce que tes soldats se soient rendus maîtres de la province et en particulier de Rome et de Ravenne ; ensuite fais que nos instructions soient obéies au plus vite[23].

Olympius trouva en Italie la résistance que l’empereur soupçonnait. Ces provinces lointaines, déshabituées de l’obéissance immédiate à l’empereur, commençaient à se détacher de Constantinople et à porter ailleurs leurs regards et leurs vœux. Olympius, désespérant de s’emparer du pape, reçut l’ordre de le tuer ; mais le spathaire qu’il chargea de cette exécution, soit que la crainte éblouît ses sens, soit qu’il eût peine à distinguer le pontife parmi les clercs qui l’entouraient, hésita et ne put frapper. Les écrivains ecclésiastiques ne manquèrent pas de dire qu’il fut subitement atteint de cécité, et que Dieu par ce miracle sauva les jours du pape.

Olympius découvrit une chose qui échappait à la cour de Constantinople. Il sentit l’Italie se dérober sous l’empereur. Il surprit des paroles d’aversion et de menace. Il comprit qu’une puissance était née, avec qui l’empereur devait un jour compter. Peut-être crut-il cette révolution plus prochaine qu’elle n’était en réalité, et voulut-il exploiter à son profit le mécontentement des Italiens. Il paraît certain qu’il s’entendit avec le pape Martin, lui dénonça les projets et les pièges de l’empereur. Si nous en croyons les accusations de lèse-majesté portées plus tard contre le pontife, il prépara de concert avec lui l’indépendance et le schisme politique de l’Italie. On alla jusqu’à dire que le pape aurait revêtu Olympius de la pourpre[24]. Une mort obscure qui atteignit l’exarque en Sicile, mit fin à ces rêves ambitieux et découvrit entièrement le pape.

L’empereur écrivit à Martin une lettre menaçante. Il l’accusait d’avoir dépravé la tradition apostolique, d’avoir conspiré d’accord avec les Sarrasins, la ruine de l’empire romain, enfin d’avoir prononcé à l’occasion de la vierge Marie, quelques paroles entachées d’hérésie. L’empereur se présentait dans cette lettre comme le vengeur de l’intégrité de l’empire compromise et de la foi corrompue.

Le nouvel exarque Calliopas arrivait en Italie avec des ordres exprès. Malgré les protestations des Romains, il s’empare de la personne du pontife dans l’église du Sauveur, le fait charger de chaînes, jeter sur un vaisseau et envoyer à Constantinople. La surprise de la population, et les précautions prises par Calliopas furent telles que personne n'osa prendre les armes et que l’Italie assista stupéfaite et impuissante à cette exécution. En Orient, quelques moines comme l’abbé Maxime, prirent parti pour le pape et soutinrent que l’empereur n’avait pas pouvoir pour définir le dogme. Ces protestations isolées se perdirent au milieu de l’indifférence des uns, de la crainte des autres.

Cependant Martin conduit à Constantinople fut jugé non par un synode, mais par le sénat. On l’accusa moins d’hérésie que du crime de lèse-majesté. Il fut dépouillé publiquement du pallium. On lui coupa la langue et les mains et on le relégua dans la Chersonèse où il mourut bientôt[25].

L’hérésie monothélite survécut peu à l’empereur Constant. Son fils, Constantin Pogonat, probablement effrayé des conséquences politiques que pouvaient avoir de telles discussions religieuses, prit le parti de se réconcilier avec le Saint-Siège. Il avertit le pape Donus de son intention de réunir un concile œcuménique. Sa lettre fut reçue par le pape Agathon, qui après avoir demandé l’avis d’un synode, envoya ses légats à Constantinople. L’empereur assista à ce concile et le présida. On y condamna tous les fauteurs de l’hérésie monothélite, Sergius, Cyrus, Pyrrhus, Paulus et le pape Honorius. L’empereur rendit par un décret obligatoires les décisions du concile et menaça les réfractaires des peines accoutumées.

 

JUSTINIEN II RHINOTMÈTE.

Le concile assemblé à Constantinople par le grand Justinien et celui que réunit dans la même ville Constantin Pogonat, n'avaient pas formulé de canons touchant la constitution de l’Église. C’est pour combler cette lacune que Justinien II convoqua le concile in Trullo, connu aussi sous le nom de Quinisexte, parce qu’il avait la prétention de compléter le cinquième et le sixième. Les Orientaux le tiennent pour œcuménique, vu que tous les patriarches s’y firent représenter. Balsamon soutient que le pape y délégua, muni de ses pouvoirs, l’évêque de Ravenne. Les Occidentaux, au contraire, refusent de reconnaître ce concile pour valide et contestent même la présence d’un légat romain. Nous avons vu plus haut ce qu’il faut penser de cette querelle[26]. Quoi qu’il en soit, le concile in Trullo, présidé par Justinien, confirma les prétentions des empereurs à la direction religieuse de l’Église, et adopta plusieurs articles contraires à la discipline en usage dans tout l’Occident. S’appuyant sur un canon des apôtres, qui défendait aux premiers évêques de se séparer de leurs femmes, sous prétexte de religion, les pères autorisèrent le mariage des prêtres. Le pape s’émut de cette atteinte portée à la discipline ecclésiastique, et qui n’allait à rien moins qu’à désorganiser la constitution du clergé. Il désavoua ses légats et refusa de souscrire au concile. Il ne voulut même pas prendre connaissance des tomes qui lui furent offerts, et déclara qu’il préférait mourir que de consentir à ces nouveautés et à ces erreurs[27]. Justinien envoya le protospathaire Zacharie pour obtenir la soumission de Sergius ou pour amener à Constantinople le rebelle.

Sitôt que le bruit se répandit en Italie de l’arrivée du spathaire et de l’exécution dont il était chargé, le peuple des villes s’agita. Les Ravennates et les Romains se distinguèrent entre tous par leur exaltation. L’esprit de révolte, longtemps contenu, éclata enfin. Qu’importait à ces Italiens l’autorité lointaine et pourtant tyrannique de l’empereur ? N’étaient-ils pas habitués depuis assez longtemps à se passer de Constantinople ? Le lien de l’obéissance ne s’était-il pas relâché pendant la domination des chefs barbares et de l’ostrogoth Théodoric ? Qu’avaient fait, pour raviver l’ancienne vénération pour la majesté impériale, les successeurs de Justinien ? Étaient-ils apparus dans le glorieux appareil de leur puissance aux Italiotes ? Seul, Constantin Pogonat avait visité Rome. Il était entré dans la ville comme dans une cité conquise, dépouillant les édifices publics et les temples des derniers restes de la splendeur romaine. Maintenant l’empereur n’intervenait plus que par ses édits vexatoires, pour exiger l’impôt public, publier des dogmes nouveaux, frapper les évêques de Rome, qui tant de fois s’étaient entremis, au péril de leur vie, pour le salut de tous. Aussi l’envoyé de l’empereur fut-il accueilli par des huées et des menaces. De toutes les villes de l’exarquat et de la Pentapole, accourent des hommes armés qui envahissent les rues de Rome et jurent qu’ils ne laisseront pas enlever le pape, comme Silvérius, Vigile et Martin. Poursuivi de rues en rues et de maisons en maisons, le malheureux Zacharie ne trouva de refuge que dans le palais même des pontifes. Par une ironie sanglante, la fatalité l’obligeait à demander la vie à l’homme qu’il avait promis d’emmener enchaîné à Constantinople. Il se jeta tout tremblant aux pieds de Sergius et le supplia, les larmes aux yeux, de l’arracher aux fureurs de la foule. Le peuple était entré cependant dans la demeure du pape et demandait la mort du protospathaire. À bout de courage, Zacharie dut se cacher sous le lit même de Sergius, et de là il entendit, au milieu d’horribles angoisses, le pape haranguer les soldats et la multitude pour les apaiser. La sédition ne se calma que lorsque Rome apprit que l’officier impérial avait repris la mer pour retourner vers ses maîtres[28].

Justinien ne put venger cet affront. Tandis que son envoyé fuyait les ressentiments des Romains, lui-même était, à Constantinople, le jouet des révolutions populaires. Saisi dans son palais, traîné dans l’hippodrome, ses ennemis lui coupèrent le nez, puis le reléguèrent mutilé chez les Bulgares. Apsimarus et Tibère régnèrent à sa place. Tibère crut de son devoir de punir la rébellion des Italiens, et envoya au pape Jean VI le cubiculaire Théophylacte. Le peuple montra la même constance et le même empressement à défendre son évêque[29]. L’Italie s’affermit dans son parti pris de révolte, et manifesta une fois de plus son mépris de l'autorité impériale. Le pape dut se mêler à la foule, et, entouré de ses prêtres, calma par de fermes paroles les furieux. En même temps il ordonnait que les portes de la ville fussent closes, et faisait exécuter quelques Romains soupçonnés d’avoir voulu livrer Rome à l’exarque. Théophylacte ne put que constater son impuissance et s’éloigna de la ville, où désormais les papes régnaient en maîtres.

A quelque temps de là, Gisolphe, duc des Lombards, envahit la Campanie, ravagea les terres des laboureurs et emmena les enfants et les femmes en captivité. Le pape Jean envoya ses prêtres au Lombard pour racheter les captifs et 1® décider, à prix d’argent, à donner la paix à la Campanie. C’est par des services de ce genre que la papauté grandissait en Italie. Le peuple voyait dans l’intercession de son évêque la protection et le salut.

Cependant Justinien, aidé du secours des Bulgares, avait repris Constantinople, et foulé superbement dans l’hippodrome comme l’aspic et le basilic les cadavres de ses ennemis. A peine rétabli, il envoya au pape Jean VII deux métropolitains pour lui présenter les tomes du concile in Trullo. Il le priait, par une lettre, de rendre la paix à l’Orient, et l’autorisait à rayer, s’il le jugeait nécessaire, les articles contraires à la foi des Romains. Le pape, cédant à l’humanité fragile, fit quelques corrections aux tomes du concile, et les renvoya ainsi amendés à l’empereur[30]. Pour achever sa réconciliation avec le Saint-Siège, Justinien Rhinotmète appela à Nicomédie le successeur de Jean VII, Constantin. Mais ses ennemis hâtèrent sa fin et le firent assassiner en l’année 711.

 

PHILIPPICUS.

Le pape Constantin avait à peine quitté Nicomédie, qu’il apprit l’avènement au trône de Philippicus. Le nouvel empereur avait profité du moment où Justinien abjurait son erreur et se réconciliait avec la papauté pour relever le drapeau de l’hérésie et s’appuyer sur le parti hostile aux orthodoxes. Paul Diacre raconte qu’un jour que ce prince était endormi sous le ciel, un moine vit un aigle qui planait immobile sur le jeune homme et le protégeait de ses ailes. Le moine, frappé de cet augure, l’éveilla et lui promit l’empire s’il consentait, en retour, à abolir le sixième concile œcuménique[31]. Philippicus engagea sa parole au moine et poussa sa fortune à Constantinople. Une première fois, sous Apsimarus, il parla du présage qui lui annonçait la souveraine puissance. L’empereur le fit jeter dans l’ile de Céphalonie. Ces rigueurs mêmes le désignaient aux suffrages des superstitieux Byzantins. A peine le retour de Justinien l’eut-il délivré, que, confiant dans ses destinées, il se fit reconnaître empereur et fut proclamé à Constantinople. Son premier soin fut de chasser le patriarche pour le remplacer par le moine Jean. S’il faut en croire Paul Diacre, non-seulement il condamna le sixième concile , mais il renversa les images et les statues des saints, et revint à l’hérésie d’Arius.

Le pape Constantin ne voulut pas recevoir la profession de foi hérétique de Philippicus. Soutenu par le peuple romain, il fit suspendre dans l’église de Saint-Pierre un vaste tableau qui contenait les principaux articles des six grands conciles œcuméniques. Il raya le nom de l’empereur des chartes publiques et son image des monnaies. Sa statue ne fut pas, suivant la coutume, dressée dans l’église, ni son nom prononcé dans les cérémonies du culte et recommandé aux prières des fidèles[32]. Les Italiens refusèrent d’obéir aux ordres de l’exarque de Ravenne, Pierre. La guerre civile ensanglanta la ville de Rome. Une bataille s’engagea sous les fenêtres du palais des papes. Il fallut l’intervention du pape, suivi de ses prêtres, portant en leurs mains l’Évangile et la Croix pour mettre fin à ce conflit.

La paix n’était pas encore rendue à l'Italie, quand arriva la nouvelle de la chute de Philippicus et de l’avènement d’Anastase. L’exarque apporta au pape la profession de foi du nouvel empereur, qui reconnaissait le sixième concile. On fit part à la multitude de cet heureux événement. Alors seulement l’exarque put regagner Ravenne.

 

LES ICONOCLASTES.

LÉON L’ISAURIEN.

Parvenu à l’empire en 717, Léon l’Isaurien défendit heureusement Constantinople contre les assauts prématurés des musulmans, qui ne devaient emporter cette ville que sept siècles plus tard. Il n’est pas douteux que l’extraordinaire succès de la prédication de l’Islam parmi les populations asiatiques et africaines lui suggéra l’idée de corriger ce qui, dans la religion orthodoxe, pouvait choquer quelques esprits et les disposer à recevoir le Coran. On sait que l’islamisme est une religion monothéiste, et qu’elle considère comme un sacrilège toute représentation figurée de la divinité et de ses attributs. Le premier acte de Mahomet, revenu vainqueur à la Mecque, avait été de briser les images suspendues à la Caaba. Ses disciples, partout où les avait portés l’ardeur victorieuse de leur prosélytisme, ne manquèrent pas de suivre l'exemple du prophète et de détruire les tableaux et les statues proposés à la vénération des chrétiens. Le christianisme, en se substituant au paganisme, avait en effet respecté quelques-uns de ses usages, et donné satisfaction aux tendances idolâtriques des sujets de l’empire, en remplaçant par le culte des saints et des anges le culte des dieux et des déesses de l’Olympe grec et romain. Dans les temples, dans les carrefours, et jusqu’au foyer domestique, la piété des fidèles fut sans cesse éveillée et entretenue par la vue des principaux personnages de la légende chrétienne et par les images de ceux qui étaient morts dans les supplices pour attester leur foi.

Ce culte n’avait, il est vrai, que la valeur d’une commémoration ; plusieurs conciles s’efforcèrent d’en déterminer clairement la nature ; mais les âmes grossières du peuple, surtout en Occident, n’entrèrent pas dans ces distinctions subtiles, et se laissèrent glisser sur la pente de l’idolâtrie. La religion chrétienne se matérialisait peu à peu ; sous une forme nouvelle le paganisme reprenait possession des âmes. Ces tendances, constatées par un témoin impartial, Paul Diacre, préoccupaient l’esprit de l’empereur[33]. Pour rattacher à l’empire les nations, que séduisaient la sévérité et l’imposante unité du dogme musulman, il publia un édit qui proscrivait les images des saints, des anges, de la vierge Marie, et ordonnait de les abattre dans toute l’étendue de l’empire. Lui-même donna l’exemple à Constantinople, et fit brûler sur les places de la ville tous ces témoignages de la superstition chrétienne. On dit même qu’il poussa le zèle iconoclaste jusqu’à livrer aux flammes la magnifique bibliothèque de Constantinople, et qu’il enveloppa dans la même proscription les professeurs qui tentaient de sauver leurs livres et leurs manuscrits. Il nous importe d’établir avant tout que la mesure prise par l’empereur fut une mesure politique, qu’il prit, avant de publier son édit, l’avis non d’un concile, mais du sénat, qu’il n’eut aucun doute sur la valeur théologique de son édit, et qu’il donna à ceux qui contestaient son droit, pour unique explication de sa conduite, celle qu’avaient déjà invoquée tous ses prédécesseurs, qu’il était empereur et prêtre[34].

Le décret impérial qui proscrivait les images fut publié en Italie par les soins de l’exarque et communiqué au pape Grégoire II. Léon, déjà indisposé contre le pontife pour sa résistance à la perception d’un nouvel impôt en Italie, ne lui laissait d'autre alternative que la soumission absolue à ses ordres ou la perte de sa dignité. Plus que jamais les Italiens prirent fait et cause pour leur évêque. Tant qu’il s’était agi de quelque subtilité de dogme, d’une question de discipline, d’un conflit d’autorité, les Occidentaux avaient pu rester neutres. Leur attachement pour l’évêque de Rome, bien plus que le danger couru par la religion, avait soulevé l’émeute dans les rues de Ravenne et de Rome. Le décret contre les images les touchait plus vivement. Il les atteignait dans des habitudes d’esprit et des croyances que vingt siècles avaient enracinées dans les âmes. Ces Italiens ne comprenaient pas une religion sans figure ni représentation sensible ; il leur répugnait de chasser de leurs foyers ces saints et ces martyrs, images vénérées, confidentes et spectatrices de leurs joies et de leurs soucis. Qu’un empereur dont la majesté était singulièrement effacée par la distance et affaiblie par de récents échecs, prétendît ainsi blesser les consciences dans leurs plus intimes susceptibilités et jeter le trouble dans leurs esprits, c’est ce qu’ils ne pouvaient admettre. Un pareil sacrifice dépassait leur dévouement et leur fidélité à la personne de l’empereur. Toute l’Italie fut, de la sorte, intéressée à la querelle du pape, et soutint, en même temps que la cause des pontifes, une cause qui lui était chère.

Grégoire II se sentit fort de l’assentiment et des répugnances de tout un peuple, et repoussa l'ultimatum de l’empereur. Il lui adressa deux lettres, dont le ton n’était pas fait pour réduire les exigences d’un souverain jaloux de son autorité. Ces deux lettres, trouvées dans la bibliothèque du cardinal de Lorraine et reproduites dans les annales de Baronius, sont d’une authenticité qui repousse tout soupçon. Leur existence est attestée par les chroniqueurs grecs et latins, Anastase et Paul Diacre, Théophane et Cédrénus.

Il est nécessaire, disait le pape, que nous t’écrivions dans un langage barbare et grossier, étant toi-même grossier et barbare. De par Dieu, nous te conjurons de cesser tes propos arrogants et de déposer cette superbe où tu te complais... Défends ton âme des funestes pensées ; entends les malédictions dont tu es l’objet de la part du monde entier, et que ne t’épargnent pas même les petits enfants. Entre seulement dans une école, où le maître apprend à lire, et dis : C’est moi qui suis le persécuteur des images, et tous te jetteront leurs tablettes à la tête.

Le pape reproche ensuite à Léon de n’avoir pas suivi l’exemple de ses pieux prédécesseurs, et d’avoir sans l’avis d’un concile publié son décret. Sache, ajoutait-il, que le dogme de la sainte Église n’est pas de la compétence des empereurs, mais des évêques. C’est pour cela que les clercs qui sont préposés à la surveillance de l’Église, s’abstiennent de se mêler des affaires publiques. Les empereurs aussi doivent s’abstenir de traiter les choses ecclésiastiques et s’occuper seulement du gouvernement de l’empire. Il essaie d’intimider l’empereur en lui étalant le spectacle de sa propre impuissance, et de le décourager d’une lutte impossible. C’est grâce à moi que tes images ont été reçues par les rois barbares. Lorsque tes soldats étrangers, revenus dans leurs foyers, ont raconté tes fureurs sacrilèges, tes statues laurées ont été jetées à terre, ton visage insulté. Les Lombards, les Sarmates et les autres peuples du Septentrion se sont jetés sur le Décapole, ont envahi sa capitale Ravenne, renversé tes magistrats, établi dans tes cités des chefs élus, et ils ont failli infliger le même sort à Rome. Et toi, impuissant à nous défendre, tu parles de venir briser l’image de saint Pierre, et de me faire subir le même châtiment qu’au pape Martin !

Que peux-tu faire, cependant ? Que s’il te plaît d’éprouver ton pouvoir, les Occidentaux sont prêts à venger sur toi les injures dont tu abreuves impunément l’Orient. À peine avec tes vaisseaux pourrais-tu te rendre maître de la ville de Rome. Mais si le pape s’éloigne seulement de vingt-quatre stades, il peut se rire de tes menaces. Tout l’Occident a les regards tournés vers Notre Humilité. Si tu envoies tes soldats pour renverser l’image de saint Pierre, qui est pour toutes les royautés d’Occident, l’objet d’un culte national, prends garde, nous serons innocents du sang répandu ; il retombera tout entier sur ta tête !

Dans cette lettre si rude et si hautaine, le pape n’exagérait rien. Les peuples de la Pentapole et l’armée de Venise, assurant le pape de leur dévouement, avaient rejeté l’autorité de l’empereur, s’étaient donné des chefs indépendants, et tous, unis dans une même résolution, avaient délibéré pour élire un nouveau césar et le conduire à Constantinople[35]. Le pape, qui hésitait encore entre une rupture ouverte et un accommodement de plus en plus problématique, avait eu grand’peine à retarder leur dessein et à calmer leur indignation. Le duc de Naples, Exhilarius, et son fils Adrien, essayèrent de faire obéir dans la Campanie l’édit impérial, et de soulever contre le pontife les populations du midi de l’Italie. Les Romains coururent aux armes et égorgèrent l’officier de l’empereur. A Ravenne, le patrice Paulus, excommunié par le pape, fut massacré par la populace. Le patrice Eutychius qui lui succéda, encourut les mêmes peines ecclésiastiques et vit méconnaître publiquement son autorité. Sous ses yeux se conclut une alliance entre les Romains et les Lombards, qui guettaient l’occasion d’envahir le centre de l’Italie et de substituer partout leur autorité à celle de l’empire. Ravenne assiégée, tomba entre leurs mains.

Le pape, qui avait déchaîné la révolte, en redouta bientôt les suites. Il eut peur de ne s’affranchir des Byzantins que pour tomber sous la tutelle onéreuse d’un peuple dont ses prédécesseurs avaient souvent éprouvé la grossièreté et la rigueur. Rome plusieurs fois avait été assiégée par eux, et les savait impitoyables. Le pape craignit donc de se donner de nouvelles chaînes et recula devant cette alliance qui compromettait l’avenir. Il écrivit au duc des Vénitiens Ursus : La ville de Ravenne, qui est la capitale de toute l’Italie, a été prise par la-nation des Lombards détestés de Dieu, et notre très-cher fils l’exarque a cherché, nous le savons, un refuge à Venise. Que la noblesse vénitienne se groupe autour de lui, qu’elle combatte sous ses ordres pour ramener la sainte république sous le joug impérial de nos maîtres, les grands empereurs Léon et Constantin. Que Ravenne soit reconquise, et que tous avec l’aide de Dieu, nous rétablissions la paix et l’obéissance légitime. Dociles à ces instructions, les Vénitiens chassèrent les Lombards de l’exarquat, et l'empereur dut au pape d’avoir recouvré sa capitale italienne.

L’empereur ne fut pas dupe de cette intervention. Son ressentiment s’exhala dans des lettres amères, où il enjoignait au pape sans plus tarder, d’obéir à son précédent décret.

Grégoire II répondit : Tu nous écris : Je suis prêtre et roi. Ce titre, tes prédécesseurs l’ont justifié par leurs paroles et leurs actes, eux qui ont fondé cette Église, l’ont soutenue par leur libéralité, ont veillé avec zèle, d’accord avec les pontifes, au maintien de la foi et de la vérité. Ceux-là s’appelaient Constantin le Grand, Théodose le Grand, Valentinien le Grand et Constantin qui convoqua le sixième concile. Ceux-là furent prêtres et rois ; leurs actes en sont la preuve. Mais toi, du jour où tu t’es emparé de l’empire, loin d’observer les canons et les définitions des pères, tu as spolié les églises de leurs ornements d’or et d’argent... Il n’appartient pas aux empereurs mais aux évêque de fixer le dogme, parce que seuls ils ont la pensée du Christ. Tout autre est l’esprit de la constitution de l’Église, tout autre l’esprit du gouvernement laïque. Toi dont l’intelligence est absorbée par les soins de la guerre, tu ne peux rien connaître à nos dogmes, et voici qu’il faut que je te fasse comprendre en quoi diffèrent le palatium et le temple, le pontife et l’empereur.

On voit qu’entre l’empereur et le pape, la question se posait enfin avec la plus grande netteté. L’empereur prétendait au titre de prêtre ; le pape le lui déniait. Le prince se croyait le droit de dogmatiser et ‘de rendre obligatoires ses décisions en matière religieuse, comme il faisait ses édits. Le pape attribuait à l’Église seule ce droit. Ni l’empereur ne voulait rien céder de son autorité qu’il considérait comme indivise et absolue dans tous les cas ; ni le pape ne voulait admettre un laïque à participer aux prérogatives des clercs. Le droit ancien et le droit nouveau étaient aux prises, sans qu’aucun des deux partis se prêtât à un accommodement, sans qu’une solution à l’amiable fût devenue possible. Cette crise, passée à l’état aigu, ne pouvait se dénouer que par un schisme.

Pour réduire à composition le pape, et l’isoler en Italie, il importait à Léon de lui enlever la dangereuse alliance des Lombards, et s’il se pouvait, de les tourner contre l’Église. L’exarque Eutychius s’y employa. Il entama des négociations avec Luitprand. Il fit comprendre à ce roi qu’il était d’un mauvais exemple de soutenir un rebelle contre son souverain, que lui-même avait parmi les siens plusieurs ducs, dont la fidélité était incertaine, et qui pouvaient être tentés d’imiter la révolte de l’évêque de Rome. Il s’offrit à l’aider de ses forces pour faire rentrer dans le devoir les ducs de Spolète et de Bénévent, qui avaient secoué le joug et visaient à l’indépendance. Luitprand fut si bien enlacé par les artifices de cette diplomatie byzantine, qu’il vint camper devant Rome, au Champ de Mars, et promit d’ouvrir la ville à l’exarque. Le pape affronta en face le péril. Renouvelant l’exemple donné en pareille occasion par Grégoire le Grand, il alla trouver le roi dans sa tente. Il lui montra dans l’empereur son véritable ennemi ; peut-être essaya-t-il de tenter la cupidité du barbare en faisant briller à ses yeux l’espoir probable de succéder aux Byzantins en Italie. Luitprand gagné, déposa aux pieds du pape son épée, son baudrier et son bouclier. Le plan de l’empereur était déjoué.

A la même époque, un certain Tibérius soulevait les populations italiennes et se faisait proclamer empereur. Il parvint à séduire quelques villes de la côte ligurienne. Le pape se servit de Luitprand pour en défaire l’Italie. Tibérius fut tué et sa tète fut envoyée à Constantinople. Léon l’Isaurienne se laissa pas fléchir par cette preuve suprême de soumission[36]. Il publia un nouvel édit contre les idoles, plus rigoureux que les précédents, chassa de son siège le patriarche Germanus, qui s’était efforcé de ralentir ses fureurs, et triomphant d’une violente émeute, il fit élire à sa place Anastase.

La patience de Grégoire II était à bout. Il assemble un synode à Rome, refuse de reconnaître Anastase, lance contre lui l’anathème et frappe l’empereur lui-même d’une sentence d’excommunication. Il défendait en même temps aux Italiens de payer le tribut, et les déliait du serment de fidélité à l’empire [730][37].

C’était là un acte de rébellion, un crime de lèse-majesté inouï dans les annales de l’empire et de l’Église. Pour la première fois un évêque, un sujet rompait solennellement les liens qui l’unissaient à son souverain ; pour la première fois un pape usurpait une autorité politique qu’il ne tenait d’aucune investiture, s’interposait entre l’empereur et les sujets de l’empire, et dispensait ceux-ci du premier et du plus strict de leurs devoirs. Il faisait plus qu’encourager la désobéissance, il l'ordonnait, il en faisait l’obligation de tout vrai chrétien. D’où lui venait cette téméraire audace ? Où puisait-il ce droit inconnu à ses prédécesseurs et contraire au droit de l’empire ? L’autorité spirituelle empiétait sur la temporelle. Elle se déclarait antérieure et supérieure à celle-ci. Sans doute l’empereur avait donné le premier l’exemple de cette confusion du pouvoir, en entreprenant sur le domaine ecclésiastique. Mais il pouvait invoquer pour lui tout le passé de Rome. En rendant coup pour coup le pape proclamait un principe nouveau. Avant la fidélité due à l’empereur, il plaçait la fidélité due à l’Église. De la hauteur de ce principe il dominait le pouvoir séculier et le condamnait. Il s’élevait au-dessus de lui pour affirmer son indépendance en tant que prêtre et chef de l’Église et se dégager de liens solennellement scellés par les siècles. Son excuse était la nécessité et le salut de la chrétienté. Lui aussi il tournait à son profit cette vieille maxime du droit romain : Le salut de la république chrétienne est la seule loi. Issue fatale, dira-t-on ; non, mais issue logique que tout faisait prévoir, que tout préparait dans le passé.

Le pape comprit qu’il était perdu s'il ne cherchait des protecteurs autour de lui. Si grande que fut son autorité dans l’Église, sa faiblesse réelle était plus grande encore. Il ne se dissimulait pas qu’il était à la merci de la première armée qui débarquerait à Ostie, et que les Romains ne pouvaient le défendre, réduits à leurs seules forces. Il avait trop souvent éprouvé la versatilité et la perfidie des Lombards pour se fier à eux. La récente expédition de Luitprand lui avait ouvert les yeux ; il savait qu’il ne fallait pas faire fond sur ces princes avides et sans scrupules. Mais plus loin, par-delà les Alpes une puissance avait grandi, dont le nom était dans toutes les bouches, les Francs, qui par une victoire décisive sur les Musulmans, venaient de se révéler comme les sauveurs de la chrétienté. Grégoire II s’adressa à leur chef et le supplia de sauver Rome de la fureur de l’empereur. Entré dans la voie des usurpations, il ne pouvait s’arrêter sans se perdre, et avec lui l’Église. Il envoya à Charles Martel le titre de consul (731).

Dès lors le schisme politique est accompli. Vainement Grégoire III essaya une dernière fois de la conciliation. Vainement Constantin Copronyme par ses sanguinaires exécutions tenta d’effrayer l’évêque de Rome. Vainement l’impératrice Irène, sentant la moitié du monde lui échapper, convoqua le concile de Nicée, qui condamna les iconoclastes. Ni la crainte, ni la séduction n’eurent prise sur la ferme résolution des papes. Ils comprenaient qu’ils étaient désormais sauvés et des Grecs et des Lombards par l’appui des Francs, et par eux invincibles. Aussi, la séparation fut définitive et irrémédiable. — Mettant le comble à sa reconnaissance, le pape Léon III devait poser sur la tête du roi des Francs la couronne d’empereur, qui depuis des siècles n’avait appartenu qu’aux césars de l’Orient.

 

 

 



[1] Liber Pontificalis, Vita Julii. Peut-être devons-nous mettre en doute cet exil. Dans sa savante étude sur le Liber Pontificalis, l’abbé Duchesne, ch. III, prétend qu’un fait semblable étant mentionné dans les mêmes termes à l’article du pape Lucius, il est possible qu’un copiste, trompé par la similitude des noms, aura attribué au pape Jules l’exil souffert par l’autre pontife.

[2] Ammien Marcellin, XXI, ch. 16.

[3] Théodoret, lib. II, ch. 16.

[4] Athanase, Ep. ad Solitariam vitam agentes.

[5] Code Théodosien, lib. XVI, tit. I, 2.

[6] Code Justinien, lib. I, lit. I, 3.

[7] Voir sur Nestorius et Eutychès, le beau livre d’Amédée Thierry, publié par les soins de son fils : Nestorius et Eutychès.

[8] Cédrénus, t. I, p. 856, éd. 1647.

[9] Liber pontificalis, Vita Simplicii, Vita Felicis.

[10] Théophane, Chronic., page 115, éd 1655. — Cédrénus, tome I, page 353.

[11] Théophane, Chronic., page 117, éd. 1655.

[12] Liber pontificalis. Vit. Anastasii.

[13] Zonaras, lib. XIV, ch. 7. — Cédrénus, t. I, p. 360, éd. 1647.

[14] Procope, De bel Gothico, lib. III, ch. 32.

[15] Liber pontificalis, Vita Agapeti.

[16] Liber pontificalis, Vita Silverii. — Paul Diacre, lib. XVI.

[17] Liber pontificalis, Vita Vigilii.

[18] Théophane, Chronic., p. 191, éd. 1655.

[19] V. la thèse de M. Drapeyron sur Héraclius et son historien, Georges Pisidès.

[20] Théophane, Chronic., p. 274, éd. 1655.

[21] Conciliorum synopsis, Cabassut, 6e concile.

[22] Ep. Leonis, 2 et 5. — V. aussi, Lettre d’Adrien III au 8e concile.

[23] Liber pontificalis, Vita Martini.

[24] Liber pontificalis, Vita Martini.

[25] Baronius, Annales ecclésiastiques, an 668.

[26] V. le chapitre sur l’Empereur et les Conciles.

[27] Liber pontificalis, Vita Sergii.

[28] Anastase, Bibl., Vita Joannis VI.

[29] Liber pontificalis, Vita Joannis sexti.

[30] Liber pontificalis, Vita Johannis septimi.

[31] Paul Diacre, liv. XX. — Cédrénus, t. I, p. 448, éd. 1647.

[32] Liber pontificalis, Vita Constantini.

[33] Paul Diacre, lib. XXI.

[34] Ep. II Gregorii ad Leonem.

[35] Liber pontificalis, Vita Gregorii II.

[36] Liber pontificalis, Vita Gregorii II.

[37] Liber pontificalis, Vita Gregorii II. — Theoph., Chronic., p. 338, éd. 1655. Cédrénus, t. I. p. 455, éd. 1647. — Zonaras, etc.