DE L’AUTORITÉ IMPÉRIALE EN MATIÈRE RELIGIEUSE À BYZANCE

DEUXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE TROISIÈME. — DE LA JURIDICTION IMPÉRIALE EN MATIÈRE RELIGIEUSE.

 

 

L’empereur, souverain législateur, est en même temps souverain justicier. Comme de lui émane la loi, c’est à lui d’en surveiller l’observation et de déléguer ceux qui sont chargés de la faire obéir. Lui-même est un juge et le juge suprême. Il passe à juger la plus grande partie de sa journée. Il décide en première instance, il décide en appel, il décide en cassation, et désigne les tribunaux nouveaux où la cause en litige sera soumise à un second examen. A lui seul enfin il appartient, la sentence prononcée, de la réformer par sa seule initiative, de commuer la peine, de la diminuer ou de l’aggraver[1]. Ces prérogatives, il les tient de son titre d’empereur. Il est au-dessus des lois, il est la loi vivante. Toute décision impériale est, par le fait, légale.

La jurisprudence est la science des choses divines et humaines[2]. Les causes ecclésiastiques, pas plus que les causes civiles, ne sont hors de la compétence de l’empereur. Le droit byzantin n’admet pas plus une juridiction indépendante qu’une législation indépendante. Le premier devoir de l’empereur, s’il faut en croire Léon le Philosophe, c’est de fixer l’interprétation des sentences écrites dans les livres saints et des dogmes arrêtés par les sept synodes universels[3]. Non-seulement les personnes qui appartiennent à l’Église, mais les causes religieuses que les questions de dogme et de discipline peuvent soulever, tombent sous la juridiction de l’empereur. Tous les Romains sont au même titre ses sujets, qu’ils appartiennent à l’ordre ecclésiastique ou à l’ordre civil et militaire. Ils dépendent tous indistinctement de la justice de l’État, c’est-à-dire de l’empereur.

Il est donc à priori impossible d’admettre l’existence d’un corps judiciaire sans attache avec l’État, se recrutant de lui-même, jugeant en vertu d’un code particulier, acquittant ou absolvant sans contrôle les accusés. Tous ceux qui rendent la justice sont les délégués de l’empereur. Les tribunaux peuvent différer par leur composition et leurs attributions. Nous trouvons dans l’empire des tribunaux ecclésiastiques, des tribunaux civils, des tribunaux militaires ; nous constatons l’existence de deux magistrats qui prononcent sans appel, le préfet du prétoire et le patriarche. Mais ces tribunaux relèvent de la même origine et empruntent leurs droits à la même source, le pouvoir impérial. Il n’est pas une sentence que l’empereur ne puisse réviser et casser.

 

I

Il paraît certain que les évêques et les clercs essayèrent d’obtenir de Constantin une juridiction spéciale et de se soustraire aux juges ordinaires. On raconte qu’au concile de Nicée, plusieurs accusations contre les évêques ayant été remises à l’empereur, celui-ci refusa de les lire et les déchira publiquement ajoutant qu’il préférait laisser l’impunité aux évêques que de provoquer un scandale en rendant publiques leurs fautes[4]. On prête encore à Constantin ces paroles : Si je surprenais un évêque en adultère, moi-même je le couvrirais de mon manteau. Le commentaire de ces propos se trouve dans Rufin, qui fait tenir à l’empereur ce discours, dont il est permis de suspecter l’authenticité : Dieu vous a constitués ses prêtres et vous a donné le pouvoir de juger chacun et nous-même ; mais quant à vous, vous ne pouvez être jugés par les hommes. A Dieu seul il appartient de se prononcer sur vos consciences. Toutes vos querelles, quelles qu’elles soient, doivent être soumises à son divin tribunal. Dieu vous a donnés à nous comme des dieux ; or nulle part on n’a vu qu’un homme ait jugé une personne divine[5]. Ces singulières paroles n’ont jamais pu être prononcées. Ruffin est seul à les rapporter. Nul texte de loi formel ne les confirme. Si grandes qu’aient été les concessions faites au clergé par Constantin et ses successeurs, ils se sont toujours gardés de sacrifier la prérogative impériale, et ont prudemment réservé les droits de. la couronne. Il faut cependant que le langage tenu par les empereurs ait pu prêter à quelque équivoque pour que saint Ambroise écrivît à Valentinien le Jeune : Votre père, d’auguste mémoire, a marqué par ses paroles et par ses actes qu’il convenait de laisser le jugement des causes ecclésiastiques à celui-là qui n’est ni inférieur par sa charge, ni d’un droit différent, c’est-à-dire que c’est aux prêtres à juger les prêtres. Quand donc avez-vous entendu dire, très-clément empereur, que des laïques puissent décider en matière de foi ? Si nous parcourons les divines écritures et les écrits des premiers pères, nous voyons les évêques juger les empereurs, et non les empereurs les évêques. Et ailleurs, le même Ambroise s’exprimait ainsi : Votre père disait : Ce n’est pas à moi de juger les évêques. Votre clémence dit aujourd’hui : Je dois les juger[6]. Saint Ambroise, d’accord avec la plupart des pères du IVe siècle, réclamait pour les clercs, non-seulement des tribunaux spéciaux, mais encore une entière indépendance à l’égard de l’autorité impériale, et une sorte de droit de remontrance.

Les assemblées synodales, surtout en Occident, tendent à faire prévaloir cette doctrine, et s’efforcent de détourner les clercs de demander le redressement de leurs griefs aux autorités séculières. Le canon 19 du concile de Milævum déclare que tout clerc qui sollicitera de l’empereur des juges laïques, sera privé de sa dignité[7]. Le canon 20 porte que tout clerc qui voudra se rendre auprès du comte de la province, devra se munir d’une permission de son évêque, faute de quoi il sera retranché de la communion des fidèles. Le canon 9 du troisième concile de Carthage confirme les mêmes peines, et ajoute : Celui qui a recours à d’autres juges qu’aux évêques se reconnaît indigne de la communauté fraternelle de l’Église, et suspecte son impartialité. Citons encore le canon 1er du concile d’Angers, le canon 11 du concile de Châlons, le canon 20 du quatrième concile d'Orléans, etc., etc. L’esprit de cette juridiction, qui tend à s’établir en dehors du droit officiel, est condensé dans une lettre supposée d’Eusèbe aux évêques d’Égypte, que l’on trouve dans le recueil du faux Isidore : Dieu a voulu réserver à son jugement les évêques ; aussi les laïques ne doivent ni les diffamer, ni les accuser. Le Christ par lui-même, et non par un autre, a chassé les vendeurs du temple. Celui-là est en rébellion contre les préceptes de Dieu et les condamne, qui cite témérairement un évêque en justice. Mettre les évêques et les clercs au-dessus des juges impériaux et des lois, ne les faire dépendre que de la justice divine, donner pour le même délit des juges différents au laïque et au clerc, c’est à quoi tendent les efforts des nombreux conciles occidentaux au IVe et au Ve siècle. À peine échappés aux persécutions et dans l’enivrement de la victoire, les chrétiens ne doutent pas de s’émanciper entièrement du droit public, et, admis à peine à l’existence légale, de dominer la société qui les avait proscrits, en conservant dans son sein l’organisation spéciale qui avait fait leur force pendant les siècles de persécution et d’obscurité.

Mais les empereurs n’admirent pas ces prétentions. En pénétrant dans la société officielle, le clergé chrétien dut s’astreindre à ses obligations et se soumettre au droit commun. S’il obtint des privilèges fort étendus, si les empereurs eurent égard à la dignité et au caractère sacerdotal des serviteurs du culte, s’ils admirent dans certains cas l’incompétence des tribunaux ordinaires, l’octroi de ces privilèges et de ces faveurs n’entraînait-il pas la reconnaissance implicite du droit souverain de l’empereur ? Ne serait-ce pas ici le lieu de répéter le vieil adage : l’exception confirme la règle ?

Nous allons essayer de définir quelles étaient les prérogatives des clercs dans les causes civiles et dans les causes ecclésiastiques, et de montrer que dans aucun cas l’autorité impériale n’était suspendue, que toujours le droit de l’empereur resta sauf.

 

II

Rallié au christianisme, Constantin dut réformer sur plusieurs points la jurisprudence observée par les empereurs païens. Il lui fallut régler la situation devant la justice du clergé nouveau. Pour s’assurer une alliance dont il sentait le prix et qu’il savait le gage d’une longue stabilité dans les institutions, il donna au clergé des immunités fort larges, et si étendues, que plusieurs de ses successeurs furent obligés de les restreindre. Il laissa aux clercs des tribunaux particuliers et accorda aux évêques le pouvoir déjuger même les causes civiles. Il les assimila aux autres magistrats délégués par lui pour dire le droit dans les provinces. Ces immunités sont consignées dans le rescrit adressé, en 324, à Ablavius[8]. Il permet à tout plaideur, au cours même de l’instruction et des débats, de demander que sa cause soit portée devant un évêque. Dans ce cas et malgré la résistance de la partie adverse, le magistrat doit immédiatement saisir de l’affaire les tribunaux ecclésiastiques. La sentence prononcée est sans appel, et il n’est plus permis de recourir à une autre autorité. Le témoignage d’un évêque dans une cause quelconque est prépondérant, et il est défendu d’admettre, après ce témoignage et contre ce témoignage, tout autre déposition. Une sentence portée par un évêque a plus de poids que celle d’aucun juge. Elle est l’expression absolue et incorruptible de la vérité. Eusèbe nous avertit que l’empereur confirmait et ratifiait presque toujours les jugements des évêques[9]. Un rescrit d'Honorius stipule qu’on ne peut pas plus appeler d’une sentence épiscopale que d’une sentence prononcée par le préfet du prétoire.

Ces prérogatives parurent excessives et dangereuses à plusieurs empereurs. Il arrivait que les tribunaux civils, dont la procédure était plus lente, étaient désertés par les plaideurs, et qu’ils préféraient avoir recours aux tribunaux ecclésiastiques, qui avaient l’avantage de terminer le débat. Cette juridiction comportait d’autres périls. Nombre d’évêques s’occupaient du soin de rendre la justice et de s’enquérir des subtilités du droit avec plus de zèle qu’ils ne s’acquittaient de leurs devoirs épiscopaux. Rufin cite un évêque arien, Grégoire, qui se targuait plus volontiers de ses fonctions judiciaires que des charges du saint ministère[10]. Le concile de Tarragone dut défendre aux évêques et aux clercs de recevoir des présents pour rendre la justice, et de se rendre aux plaids le dimanche[11]. Valentinien III enleva aux clercs leurs tribunaux extraordinaires, et leur interdit de rien décider en justice, sinon dans les causes concernant la foi et la religion. Pour tous les autres cas, il renvoyait les ecclésiastiques, quels qu'ils fussent, aux tribunaux séculiers. Nous lisons dans le code de Justinien qu’on pouvait appeler de la sentence d’un évêque, non quand elle confirmait un jugement précédent, mais quand elle l’infirmait[12]. Dans ce cas, si l’évêque jugeait par délégation de l’empereur ou d’un lieutenant impérial, on pouvait en appeler à l’un ou à l’autre. Ces prescriptions sont rappelées dans les Basiliques presque textuellement, à cela près que l’appel peut s’exercer aussi quand l’évêque a jugé en premier ressort[13]. On peut voir par là que, si, jusqu’à la fin de l’empire, les tribunaux ecclésiastiques purent faire comparaître des laïques dans les causes civiles, leurs privilèges du moins furent diminués et leurs décisions toujours révocables.

Pour les causes où les deux parties appartenaient à l’ordre ecclésiastique, la procédure à suivre est indiquée par le canon 9 du concile de Chalcédoine : Si un clerc a quelque affaire avec un autre clerc, qu’il ne recoure pas aux tribunaux séculiers, mais qu’il porte le litige devant l’évêque de son diocèse. S’il n’est pas satisfait du jugement, qu’il en appelle à un autre tribunal ecclésiastique, choisi d’accord avec son adversaire. S’il transgresse ces prescriptions, qu’il soit soumis aux peines canoniques. — Si un clerc a quelque affaire avec son évêque, ou avec l’évêque d’une autre province, le synode provincial doit décider. Si un évêque ou un clerc est en litige avec son métropolitain, qu’il s’en réfère à l’exarque du diocèse, ou qu’il porte le débat devant le tribunal impérial de Constantinople[14]. N’est-ce pas proclamer qu’après avoir épuisé les degrés de la hiérarchie ecclésiastique, il ne reste qu’à s’adresser à la justice de l’empereur ?

Si un clerc et un laïque sont entre eux en procès, la novelle 123 de Justinien, reproduit dans le titre IX du Nomocanon, décide que l’on doit d’abord avoir recours à l’évêque. Si les deux parties acquiescent à son jugement, l’exécution sera confiée au magistrat. — Si l’une des deux parties, dans le délai de dix jours, fait opposition au jugement, c’est au magistrat lui-même d’examiner l’affaire. S’il est reconnu que l’évêque a bien jugé, qu’il confirme la sentence sans qu’on puisse désormais en appeler. Si le magistrat décide autrement que l’évêque, sa sentence est sujette à la provocation qui s’exerce selon la loi. Le préfet du prétoire, le sénat ou l’empereur jugent en dernier ressort. Les Basiliques introduisent dans la procédure une légère modification. Si le magistrat est en désaccord avec l’évêque sur la sentence, c’est le jugement du premier qui l’emporte[15]. Enfin la bulle d’or d’Alexis Comnène, établit qu’en cas de conflit de juridiction entre un clerc et un laïque, les deux parties devront se soumettre au tribunal de l’accusé, à moins que l’un et l’autre ne s’entendent pour réclamer le tribunal de l’empereur, auquel cas, toute instruction commencée cessant par ce fait, l’empereur décide souverainement[16].

Dans les causes civiles ou criminelles, les clercs sont soumis à la loi commune et aux tribunaux ordinaires. Toutefois un évêque ne peut être soustrait aux tribunaux ecclésiastiques que de son consentement, ou sur un ordre du prince. En vertu de sa prérogative, l’empereur désigne, même pour les hauts dignitaires de l’Église, quels sont les juges compétents[17]. Lui seul décide de l’opportunité de les soustraire à leurs pairs. La législation théodosienne est d’accord sur ce point avec celle des Basiliques. On a donc prétendu à tort qu’une loi de l’empereur arien Constantius donnait dans tous les cas aux ecclésiastiques des tribunaux d’exception, et défendait de les déférer aux juges civils et militaires. Constantius marque seulement dans son édit qu’il convient de faire les évêques plutôt que d’autres magistrats, juges de leurs collègues[18].

Godefroi, qui conteste la portée et l’étendue des privilèges dont par cette loi Constantius fit l’octroi au clergé, remarque avec raison qu’elle est en contradiction avec toute la législation postérieure. Une constitution de Gratien ne donne aux tribunaux ecclésiastiques que la connaissance des délits de peu d’importance, ou des causes concernant la religion. Quant aux causes criminelles, le jugement doit en être réservé aux tribunaux ordinaires[19]. Un rescrit d'Honorius s’exprime dans le même sens. Il interdit aux laïques la connaissance des causes ecclésiastiques, et l’attribue aux évêques réunis en synodes ; pour les autres délits, ils tombent dans le droit commun. La novelle 12 de Valentinien (De episcopis) constate que les évêques et les prêtres, aux termes des constitutions d’Arcadius et d’Honorius, n’ont pas de forum d’exception, et qu’ils n’ont le droit de connaître que les causes religieuses. Prenant le contre-pied de la constitution de Constantius, l’empereur soutient que tout laïque dans une cause civile ou criminelle, peut forcer un clerc à comparaître devant les tribunaux séculiers, ce clerc eût-il rang d’évêque. Cette législation prévalut jusqu’à la fin de l’empire et ne subit que de très-légers changements.

Le clerc impliqué dans une affaire d’argent, doit s’adresser d’abord à l’évêque. Si celui-ci ne peut terminer le litige, les juges civils sont saisis de l’affaire. L’instruction et les débats ne doivent pas outrepasser le délai de cinq mois. Si le clerc est reconnu coupable, la peine ne saurait lui être appliquée avant que l’autorité épiscopale ne l’ait dépossédé du sacerdoce[20]. L’auteur de cette constitution, Léon, prétendait concilier ainsi la vénération due à la dignité sacerdotale et le respect réclamé par la loi. Les Basiliques confirment cette disposition[21].

Il nous serait facile par de nombreux exemples, de montrer cette législation appliquée par les empereurs byzantins. Nous nous contenterons de citer deux cas particulièrement graves. Les ennemis d’Athanase ayant accusé auprès de Constantin ce prélat d’homicide, l’empereur ordonna au césar Dalmatius, résidant à Antioche, d’instruire cette affaire[22]. Athanase se mit à la recherche d’Arsénius, qu’on l’accusait d’avoir tué, et après des pérégrinations longtemps infructueuses, finit par le découvrir parmi les moines de la Thébaïde. Il fît constater devant les magistrats l’identité d’Arsénius, et fit part à l’empereur du résultat de ses démarches. L’empereur, par des lettres publiques, fit connaître au monde entier l’innocence du prélat, et ordonna à son délégué Dalmatius de se dessaisir de la cause.

Au IXe siècle, le patriarche Méthode, accusé de viol par les évêques iconoclastes, dut comparaître devant un tribunal composé de juges civils et ecclésiastiques et réussit à confondre publiquement l’imposture de ses accusateurs[23]. Ainsi le bénéfice de clergie ne protégea pas les évêques et les prêtres contre la législation impériale. Ils étaient regardés comme clercs et comme citoyens, et les prérogatives de leur dignité n’allaient pas jusqu’à les défendre contre les conséquences de leurs fautes. L’empereur reste donc le souverain justicier, maître d’approuver ou de casser les sentences portées par les divers tribunaux de l’empire, tant ecclésiastiques que laïques. Une constitution de Zénon admet formellement l’appel à l’empereur du jugement des évêques et la novelle 123 de Justinien en confirme la teneur.

 

III

Tous les textes législatifs que nous avons jusqu’ici signalés, réservent les causes religieuses aux tribunaux ecclésiastiques. Il n’appartient pas aux laïques, munere impares et jure dissimiles, de discuter le dogme et de juger ceux qui le discutent. Mais cette exclusion n’est point faite pour l’empereur. Les conciles, qui sont les tribunaux où se produisent les causes religieuses, n’existent que comme un des organes de la juridiction impériale. N’est-ce pas l’empereur qui donne à leurs décisions la sanction légale ? Du reste le Nomocanon nous indique la procédure à suivre dans les affaires de ce genre. La cause est plaidée devant le métropolitain et les autres évêques. Si les deux parties ne se déclarent point satisfaites, il est permis d’en appeler au patriarche, dont la sentence est définitive. On ne peut en appeler du jugement du patriarche dans les affaires ecclésiastiques, comme dans les causes civiles on ne peut en appeler du jugement du préfet du prétoire[24]. Le patriarche, dit Léon le Philosophe, est le premier des juges ecclésiastiques. De lui dépend toute la juridiction religieuse, à lui elle retourne. Lui seul dans le for de sa conscience, peut en appeler de lui-même à lui-même[25].

Est-ce à dire que la majesté impériale perde ses droits, qu’elle s’arrête et s’incline nécessairement devant l’autorité patriarcale ? Le patriarche, non plus que le préfet du prétoire, ne peut borner la juridiction impériale et lui tracer des limites. Héraclius, qui donna au clergé la constitution la plus large qu’il ait reçue des empereurs, termine son rescrit par ces paroles : L’appel s’exerce de l’évêque au métropolitain, du métropolitain au patriarche, nisi forte jussu principis quispiam cognitionem causæ acciperet. Le droit impérial est si clair que l’empereur est obligé, par un édit spécial, de défendre aux clercs chassés par leur évêque d’un diocèse, de se présenter au palais pour solliciter un nouveau jugement[26]. Hilaire de Poitiers, sous le règne de Valentinien, ayant attaqué Auxence de Milan, celui-ci obtint du prince un rescrit qui déférait Hilaire devant le questeur, comme coupable de jeter le trouble dans l’église de Milan. La querelle d’Évagrius et de Flavien, évêque d’Italie, ayant été soumise par le concile de Capoue à l’arbitrage du patriarche d’Alexandrie, Théophile, Flavien récusa un pareil juge et en appela à l’empereur[27].

Au commencement du IVe siècle, les donatistes d’Afrique élevèrent des accusations injurieuses contre l’évêque de Carthage, Cæcilianus, qui demanda des juges à Constantin. Celui-ci décida que l’affaire serait jugée dans un concile présidé par l’évêque de Rome. Cæcilianus fit défaut. La cause fut renvoyée devant le concile d’Arles. Donatus fut condamné, mais il en appela au prince, qui dut intervenir en personne, entendit les deux parties, et se prononça en faveur de Cæcilianus[28]. La cause d’Athanase fait éclater aux yeux d’une façon plus manifeste encore l’intervention impériale. Athanase d’Alexandrie avait refusé de recevoir Arius dans son église. Vivement attaqué par les évêques ariens, il dut se justifier au concile de Tyr. Condamné et déposé par les intrigues de ses ennemis, il partit pour Constantinople, se plaignit à l’empereur des manœuvres et des calomnies dont il avait été la victime, et demanda la révision du jugement qui l’avait frappé. Constantin eut donc à décider entre les pères du concile de Tyr et l’évêque d’Alexandrie. Il écrivit aux évêques de Tyr : J’ignore ce que signifient les troubles et les tempêtes qui se sont élevés dans votre synode. Accourez à la hâte auprès de Notre Piété, pour me rendre un compte exact de ce qui s’est passé, et pour qu’en mon prétoire vous rendiez un jugement sincère et équitable[29]. Les calomnies qui avaient perdu Athanase à Tyr le suivirent à Constantinople. L’empereur craignit que sa présence en Egypte ne fût une occasion de guerre civile et l’exila en Italie.

Les successeurs de Constantin ne s’abstinrent pas plus que lui d’intervenir dans les querelles des évêques. Au concile de Chalcédoine, l’empereur Marcien fut assailli par les réclamations des prélats, qui sollicitaient la protection de sa justice contre les violences de Nestorius. Je demande, disait Eusèbe de Dorylée, que vous preniez connaissance des événements qui se sont passés à Ephèse entre Dioscure et nous, et que vous décidiez en notre cause. Si nous obtenons cette faveur, nous ne cesserons, très-auguste empereur, de prier pour votre immortel empire. Bassianus, évêque d’Éphèse, s’écriait : Le salut de ceux qui souffrent, et principalement des prêtres du Christ, dépend de Dieu, et après lui de Votre Sérénité. Aussi je me prosterne à vos pieds et vous supplie de prendre en pitié notre misère. Ibas, métropolitain d’Édesse, Jean et Daniel, évêques, accusés d’hérésie par les clercs de leur diocèse, furent, par un rescrit de l’empereur Théodose, et sur l’avis de Flavien, patriarche de Constantinople, transférés de leur province en Phénicie et reçurent pour juger Photius de Tyr, Eustache de Béryte et Uranius d'Himérie[30].

L’hérésiarque Eutychès, condamné au concile de Constantinople, demande à l’empereur de réviser la sentence des pères et de faire une enquête sur sa foi et sur les calomnies soulevées contre sa personne. Un nouveau concile fut réuni, et voici les termes de la lettre envoyée par l’empereur aux prélats convoqués : Que les juges très-religieux de l’archimandrite Eutychès soient présents et que pendant les débats, ils gardent le silence. Qu’ils attendent la sentence des très-saints pères que j’ai appelés, parce que dans cette affaire, c’est leur jugement même qui sera jugé. La majorité du concile fut favorable à Dioscure et à Eutychès. Théodose le Jeune publia donc un édit, confirmant leur formulaire de foi.

Il arrivait que l’empereur aggravât ou diminuât la peine décrétée par un concile. Le pape Sextus, ayant été accusé par un clerc nommé Bassus, Valentinien saisit de l’affaire un synode. Bassus fut excommunié et privé du viatique jusqu’à son lit de mort. Valentinien, non content de la rigueur des pères, prononça contre Bassus une sentence d’exil et donna tous ses biens à l’Église romaine[31].

Ce fait nous conduit à chercher si les papes de Rome étaient justiciables de l’empereur. En thèse générale les empereurs ne permirent jamais qu’aucun de leurs sujets fût en dehors de leur juridiction. Pour avoir résisté aux édits impériaux, plusieurs papes eurent à souffrir les persécutions et l’exil. L’histoire et les textes législatifs sont d’accord pour nier toute exception à cette règle en faveur des chefs de l’Église. Si nous laissons de côté les exécutions ordonnées par les empereurs byzantins contre Silverius, Vigile, Sergius, Martin et tant d’autres, et qui pourraient passer pour des abus de la force ou des coups d’autorité, nous voyons que plusieurs papes demandèrent aux empereurs la protection de leur justice et se réclamèrent de leur tribunal. Le pape Damase, accusé d’adultère par Ursinus, implora le jugement de Gratien. Dans la supplique que les évêques du diocèse adressèrent à l’empereur, ils rappellent que le pape Sylvestre dans un cas semblable eut recours à Constantin, et fut absous par lui. Damase ne demande rien de nouveau, disaient-ils ; il ne fait que suivre l’exemple des ancêtres, qui veut que l’évêque de Rome, s’il ne confie pas sa cause à un concile, puisse se défendre devant l’empereur[32]. Théodoric, roi d’Italie, malgré la religion arienne qu’il professait, et en vertu seulement de son privilège royal, fut appelé à juger entre deux papes, Laurentius et Symmaque, qui se disputaient le trône pontifical. Il décida en faveur de Symmaque.

Cette procédure n’est pas en contradiction avec la législation canonique. Nous lisons bien dans le concile de Soissons (303) : L’évêque du premier siège ne sera jugé par personne, et dans le dernier canon du concile de Rome tenu par le pape Sylvestre : Que le pape de Rome ne soit jugé ni par l’Auguste, ni par le clergé réuni en concile, ni par les rois, ni par le peuple. Mais les actes de ces deux conciles sont apocryphes[33]. Rejetés au IXe siècle par Hincmar, la plupart des théologiens se sont toujours refusés à les admettre. Les évêques de Rome étaient sujets de l’empire, et comme tels, quoique traités avec plus d’égards, soumis au même droit que le reste des citoyens romains. La juridiction impériale est donc universelle et souveraine. Les causes ecclésiastiques, aussi bien que les causes civiles, où sont impliqués des clercs, ne sont jamais hors de la compétence de l’empereur. Les gens d’église sont soumis aux tribunaux ordinaires et aux tribunaux d’exception, qu’il plaît au prince de leur donner. Les privilèges même de juridiction dont ils jouissent, sont des concessions de l’autorité et témoignent de leur dépendance à l’égard du souverain. Tout droit émane de l'empereur, c’est à lui que tout droit retourne. Il délègue parfois son autorité, il ne l’aliène jamais.

Plus tard seulement, un droit nouveau prit racine à côté et aux dépens du droit impérial. Les papes prétendirent à l’indépendance judiciaire en même temps qu’à l’indépendance politique. La rupture qui éclata entre Rome et Constantinople, leur donna l’une et l’autre. Mais il fallut une révolution, la plus considérable et la plus profonde qui ait changé les rapports des hommes entre eux, pour leur permettre d’arriver à ce résultat. Affranchi de la tutelle de l’empereur, soustrait à sa juridiction, l’évêque de Rome prétendit devenir à son tour un justicier souverain. A lui aboutirent de tous les diocèses de l’Occident les appels des tribunaux ecclésiastiques ; à lui le règlement définitif, non-seulement des litiges religieux, mais souvent même, comme dans l’affaire de Teutberge et de Lothaire, sous le pape Nicolas Ier, le jugement des causes civiles ; à lui la haute main dans la réunion des conciles, la direction de leurs délibérations, la ratification de leurs actes. L’autorité impériale est peu à peu effacée et annulée par l’autorité pontificale en Occident. Dans la bouche des papes nous retrouvons le même langage, dans leur procédure les mêmes formes, dans leurs décisions la même infaillibilité, que nous avons observés chez les souverains de Constantinople. La société ecclésiastique du IXe siècle, s’organise à l’image et sur le modèle de la vieille société byzantine. Le schisme entre Rome et Constantinople est non-seulement dans la religion, dans la politique, il est aussi dans le droit.

 

 

 



[1] Basil., lib. IX, tit. I, 55. — Nomocanon, tit. IX, ch. 2.

[2] Lib. Leon. Philosop., tit. I, De legisl., art. 7.

[3] Lib. Leon. Philosop., De principe, tit. II, art. 4.

[4] V. Les Ecrivains ecclésiastiques et Cédrénus, t. I, p. 288, éd. 1647.

[5] Ruffin, lib. I, ch. 2. Ces paroles sont rappelées presque intégralement par le pape Grégoire le Grand dans une lettre adressée à l'empereur Maurice, lib. IV, ep. 75. Il n’est pas inutile d’ajouter que Théodoret, Sozomène et Socrate, qui .parlent, comme Ruffin, des libelles remis à Constantin, contre certains des évêques de Nicée, ne reproduisent cependant pas ce langage. (V. Théodoret, tit. I, ch. 11.)

[6] Ambrosii, Opera, lib. V, ep. 32, ad Valent. Jun.

[7] Coll. Labbe, Conc. Milævum, can. 19, anno 416. — Can. 20, id., ibid.

[8] Sozomène, lib. I, ch. 9.

[9] Eusèbe, Vit. Const., lib. IV, ch. 27.

[10] Ruffin, lib. I, ch. 23.

[11] Conc. Tarracon., can. 4 et 10.

[12] Cod., lib. I, tit. IV, De episc. audientia, art.

[13] Basiliques, lib. III, tit. I, 36.

[14] Concile de Chalcédoine, can. 9.

[15] Basil., lib. III, tit. I, 36.

[16] Aurea bulla Alexis Comnenis. Jus-Græco Romanum Leunclavius.

[17] Cod. Theod., lib. XVI, tit. III, 22. — Basil., lib. I, tit. I, 14.

[18] Cod. Theod., lib. XVI, tit. II, 2.

[19] Cod. Theod., lib. XVI, tit. II, 23.

[20] Cod. Just., tit. III, 32. Constitut. Leonis et Anthemii.

[21] Basil., lib. III, tit. I, 37.

[22] Athanase, Apolog., 2.

[23] Cédrénus, t. I, p. 537, éd. 1647.

[24] Le Nomocanon, tit. IX, reproduit la novelle 137 de Justinien.

[25] Lib. Leonis, De judic. ordine, tit. X.

[26] Cod. Theod., lib. XVI, tit. II, art. 35.

[27] S. Ambroise, lib. VIII, ep. 78.

[28] S. Augustin, ep. 68.

[29] Socrate, lib. I, ch. 22.

[30] Concile de Chalcédoine, art. 10.

[31] Liber Pontificalis, Vita Sixti.

[32] Ep. Romani Concil. ad Gratianum.

[33] Conc. Suession. — Conc. Rom. — Hincmar, ép. 74, ch. 22, faisant allusion à ces déclarations des pseudo-conciles, se refuse à les reconnaître.