DE L’AUTORITÉ IMPÉRIALE EN MATIÈRE RELIGIEUSE À BYZANCE

DEUXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — L'EMPEREUR ET LES CONCILES.

 

 

Pendant les premiers siècles de l’Eglise, alors que dans toute l’étendue de l’empire les chrétiens étaient poursuivis et condamnés comme rebelles, l’unité de la société nouvelle se maintint par des réunions fréquentes, appelées synodes ou conciles. Partout où vous serez réunis trois en mon nom, avait dit le Christ, je serai avec vous. Et fidèles à cette parole du maître, chaque fois que l’occasion s’offrait, chaque fois que la nouvelle se répandait de la venue d’un grand apôtre comme saint Paul, d’un docteur célèbre, d’un martyr qui avait courageusement souffert pour sa foi, la petite communauté dispersée çà et là dans la province, s’assemblait. On se pressait pour écouter l’enseignement divin, on s’exhortait à la patience et à la résignation, on s’encourageait à la résistance aux édits impies du prince, le zèle religieux s’échauffait et s’exaltait, la contagion de l’enthousiasme soulevait les âmes, on s'entretenait des supplices des anciens martyrs, on rappelait leur gloire, on cultivait leur mémoire, on se promettait d’imiter leurs exemples, on s’apprenait à mépriser les tribulations de la vie présente, par la certitude des glorieuses récompenses préparées par Dieu à ses élus.

Ces assemblées, organisées à l’image de celle des apôtres après la mort du Sauveur, furent les principaux foyers de propagande de la religion chrétienne. Sans permettre que le zèle se ralentit, elles maintenaient l’intégrité du dogme, étouffaient dans leurs germes les discordes nées d’église à église, arrêtaient les écarts de l’imagination trop ardente de quelques-uns, tranchaient à leur racine les hérésies qui pullulent à l’origine de toute religion. Ainsi se régularisait l’action conquérante du christianisme, ainsi par l’intermédiaire de quelques infatigables missionnaires, la même ardeur enflammait tous les membres du grand corps chrétien, ainsi la même impulsion était donnée à tous les ressorts de ce puissant organisme, qui devait bientôt faire brèche dans les institutions du passé.

Lorsque le christianisme sortit des ténèbres de sa vie cachée et cependant féconde, pour paraître au grand jour et vivre à ciel ouvert, il était déjà armé de toutes pièces pour combattre et durer. Les lettres synodiques, échangées par les évêques à leur couronnement, maintenaient avec les conciles l’unité de la doctrine, et les moyens de coercition ne manquaient pas pour réduire les dissidents et frapper les réfractaires. Oportet hœreses esse, avait dit saint Augustin. Les hérésies qui, semblables à des plantes parasites, surgissaient de toutes parts dans les provinces ecclésiastiques, tenaient en haleine l’activité des prêtres, éveillaient leur attention, excitaient la vigilance de tous. Aussitôt dénoncées, elles étaient combattues et condamnées, et des libelles partout colportés, tenaient les fidèles en garde contre les innovations et les pièges des démons.

Constantin, en acceptant le dogme chrétien, dut accepter aussi l’organisation de l’Église. Quelle allait être l’attitude du gouvernement à l’égard de cette société compacte et disciplinée ? Cette unité qui faisait la force du christianisme, n’était-elle pas une menace pour l’empire ? L’empereur pouvait-il laisser se mouvoir en dehors de lui, cette machine savamment façonnée à l’obéissance, sans prétendre à en régler et diriger lui-même les ressorts ?

L’indifférence ou l’abstention de la puissance publique en pareille circonstance, eût été un aveu de déchéance et le consentement à sa ruine. L’Église prenant la direction des esprits, que restait-il à l’empereur, sinon un titre pompeux qui masquait mal son impuissance, une dignité toute nominale qui dissimulait faiblement le néant de son influence, passée en d’autres mains ? Pouvait-il se résigner à une situation humiliante et secondaire, présentant quelque analogie avec celle des rois de France de la seconde race, désarmés au milieu de la société féodale ?

Le danger couru par l’empereur était d’autant plus évident, qu’il était plus isolé en face de l’Église organisée, et qu’il avait peu à peu absorbé en sa personne tous les pouvoirs de la république. Depuis des siècles le forum était désert, les comices qui avaient entretenu l’orageuse liberté de la vieille Rome, n’existaient plus ; le sénat était annulé en tant que corps délibérant. À chaque avènement, la lex Regia consacrait à nouveau cette abdication volontaire d’un peuple entre les mains du souverain. L’empereur à lui seul représentait l’État, et la loi n’était que l’expression de sa volonté. Au milieu de ce renoncement et de ce silence universel, quand dans toute l’étendue de l’empire, aucune voix libre ne pouvait se faire entendre, quand le gouvernement s’était défait de tout contre-poids et de tout contrôle, était-il sage et prudent de laisser la parole aux seuls évêques, de permettre sans les entraver et sans les surveiller, la réunion des synodes et des conciles, de souffrir qu’ils se prononçassent sur des matières législatives, et qu’aux lois émanant de l’empereur ils opposassent leurs canons ? L’Église n’allait-elle pas constituer ainsi une république dans la république, un État dans l’État ?

Poser la question, c’est presque la résoudre. Jamais en effet les empereurs ne songèrent à se dessaisir de leur droit de législateurs suprêmes et ne renoncèrent à leur contrôle. Les assemblées religieuses furent soumises à la loi commune. Le pouvoir impérial s’étendit sur elles, autorisa leurs débats, mais voulut les surveiller et les diriger. Les princes regardèrent les conciles comme des réunions de jurisconsultes religieux, des tribunaux d’évêques, chargés de décider sur les points litigieux en matière de dogme, de faire justice des hérésies et des hérésiarques, de dénoncer ceux qui jetaient le trouble dans la société ecclésiastique. Mais ils jugeaient et délibéraient sous les yeux de l’empereur ou de ses délégués. Lui seul avait le droit de les appeler de tous les points de l’empire. S’il permettait la réunion périodique des conciles provinciaux, les assemblées générales ou œcuméniques qui engageaient toute l’Église, dépendaient de sa seule convocation. Il fixait le lieu et l’époque de leur réunion. Il soumettait aux évêques les questions sur lesquelles ils devaient délibérer, sans qu’ils fussent maîtres de s’écarter du programme tracé à l’avance. Enfin, comme nous l’avons démontré, pour avoir force de loi, leurs décisions devaient être approuvées par l’empereur et ratifiées par lui.

Le texte de presque toutes les convocations aux sept grands conciles nous a été conservé. Partout nous voyons que l’initiative de ces convocations appartient à l’empereur. Soit que les évêques sollicitent cette mesure, soit que le prince se serve de l’intermédiaire du patriarche pour faire parvenir ses ordres dans les provinces, la Jussio impériale ne fait jamais mention que du nom de l’empereur et omet ceux des évêques de Rome, d’Antioche, d’Alexandrie et de Jérusalem. Les écrivains ecclésiastiques ne mettent point en doute, du moins dans les premiers siècles, ce droit de l’empereur. Ils ne songent même pas à le discuter, ils le constatent. L’empereur Constantin, dit Socrate[1], voyant l’Église déchirée par les querelles des ariens et des chrétiens, rassemble un concile œcuménique et ordonne par lettres aux évêques de tous lieux de se rendre à Nicée en Bithynie. Constantius et Constant s’entendirent pour ordonner les apprêts du concile de Sardique[2]. Le même Constantius enjoint aux évêques de s’assembler à Milan[3]. La formule de convocation est invariable, et les évêques ouvrent chaque concile en la lisant publiquement : Par la grâce de Dieu et la volonté du très-pieux et très-religieux empereur, un concile a été réuni à... etc., etc.[4] Saint Ambroise, au concile d’Aquilée, s’exprime en ces termes : Nous tous, évêques d’Occident, nous sommes venus dans la ville d’Aquilée par un ordre de l’empereur. En outre le préfet d’Italie nous a expédié des lettres, qui nous autorisent à constituer une assemblée.

Les papes eux-mêmes étaient convoqués par l’empereur à ces réunions. Voici la Jussio de Constantin Pogonat au pape Agathon pour le sixième concile : Bien que Notre Sérénité soit occupée sans cesse par les soucis de la guerre et de l’administration, cependant en raison de notre foi chrétienne nous avons jugé nécessaire d’envoyer à Votre Béatitude nos lettres sacrées. Nous la prévenons que nous avons décidé de convoquer au concile tant Votre Béatitude que les évêques qui dépendent de son autorité. Nous voulons qu’avec l’aide de Dieu tout-puissant et très-miséricordieux, les évêques examinent avec le plus grand soin le dogme qui concerne la volonté et l’opération divine dans les trois personnes de la Trinité.

Le pape Agathon répondit : Du plus profond de mes angoisses, je me suis relevé plein d’espoir en un avenir meilleur quand j’ai lu les ordres contenus dans vos lettres sacrées. Je m’efforcerai d’obéir promptement et d’une manière efficace, autant que le permettent les malheurs des temps et l’état de servitude où est plongée cette province.

L'empereur désignait lui-même ceux qu’il voulait appeler à un synode, et il en écartait ceux dont l’esprit peu conciliant ne lui paraissait pas propre à ramener la paix dans l’Église, ou simplement ceux qui lui déplaisaient. Il lui suffisait de ne pas leur envoyer sa jussio. Ceux qu’il jugeait capables de traiter les affaires générales de l’Église étaient conduits aux frais de l’État, eux et leur suite, jusqu’à la ville désignée pour l’assemblée. Sous le règne de Constantius, Ammien Marcellin se plaint avec une pointe d’ironie des allées et venues continuelles des évêques se rendant de synodes en synodes, et prétend qu’ils accaparent tous les services de postes. Constantin écrivait à un évêque de Sicile : Nous te signifions par ces lettres que tu te rendes au jour convenu au concile d’Arles. Tu te serviras des voitures publiques que mettra à ta disposition le clarissime Latronianus. Tu pourras te faire accompagner de deux évêques tes suffragants, que tu choisiras, et de trois domestiques[5].

On s’imagine aisément que ces voyages sans cesse renouvelés, ces fatigues, les périlleuses traversées n’étaient pas toujours du goût des évêques, qu’ils essayaient de se soustraire à l’honneur de siéger dans les synodes, qu’ils prétextaient souvent leur âge, leurs infirmités, les besoins de leurs diocésains pour s’exempter de corvées que leur fréquence rendait onéreuses et dangereuses. Mais l’empereur leur faisait un devoir de ces fatigues, il n'admettait pas qu’aucun d’eux dérogeât à ses ordres, il les menaçait de la force publique si l’un d’eux refusait d’obéir. J’entends, écrivait Constantin aux évêques de Syrie et d’Égypte, que sans retard et le plus vite possible, vous arriviez tous à Tyr pour y instituer un synode, y porter secours à ceux qui invoquent votre appui, sauver vos frères dans le péril, rappeler à la concorde les membres détachés de l’Église, et corriger les abus qui se sont glissés dans le dogme, puisqu’il est temps encore de le faire. Si quelqu’un de vous, ce que je ne veux point croire, essayait de transgresser nos commandements et de se soustraire à son devoir, nous dépêcherions nos officiers, qui en vertu de notre autorité impériale, le relégueraient en exil. Car il ne convient pas de résister aux édits impériaux, dictés pour le triomphe de la vérité[6].

L’empereur Théodose le Jeune n’avait pas plus de ménagement pour les évêques qu’il appelait au concile d’Éphèse. Ceux qui ne seront pas rendus le jour de la Pentecôte à Éphèse, disait-il, n’auront à faire valoir aucune excuse, ni devant Dieu, ni devant nous[7]. Retenus malgré eux loin de leurs diocèses, dans des contrées inconnues, froissés dans leurs habitudes, arrachés à leurs devoirs épiscopaux, les malheureux prélats sollicitaient en vain de l’empereur la permission de regagner leurs sièges, et de fuir les agitations et les disputes des conciles. La volonté impériale les enchaînait à leurs nouveaux devoirs, comme le soldat à sa faction ; il leur fallait rester jusqu’au bout, pour apposer leurs signatures au bas des actes du concile. Il importait en effet de ne pas désagréger et changer la majorité dans ces assemblées par des absences inopportunes.

Des laïques étaient chargés par l’empereur de contenir les impatients, de surveiller, de déjouer leurs projets de fuite. Nous avons plusieurs lettres suppliantes écrites par des évêques à l’empereur pour le fléchir et obtenir, après une longue attente, leur congé. Les pères d'Ariminum s’adressent à Constantius : Nous implorons ta clémence, empereur très-pieux, pour que tu nous permettes, avant les rigueurs de l’hiver, s’il plaît du moins à ta piété, de retourner vers nos églises ! Convoqués par un ordre formel de l’empereur, il fallait aux évêques un autre ordre pour se séparer. Un acte de la volonté impériale ouvrait et fermait les conciles.

Ces conclusions ont été contestées. Labbe, Baronius, entre autres, ont soutenu que le pape de Rome avait seul le droit de convocation usurpé par l’empereur. Mais les textes qu’ils produisent à l’appui ne soutiennent pas la discussion, et reposent sur une équivoque d’ailleurs facile à dissiper. Ces textes sont les suivants :

1° Les déclarations des deux légats pontificaux Lucentius et Paschasius au concile de Chalcédoine. Ils refusent de reconnaître la légitimité du synode d'Éphèse, où Dioscure condamna Cyrille et les orthodoxes, parce que Dioscure n’avait pas le pouvoir déjuger et qu’il osa réunir un concile sans l’assentiment du siège apostolique, ce qui est contre les canons et ce qu’il n’a jamais été permis de faire ;

2° La lettre du pape Damase aux évêques d’Illyrie à l’occasion du conciliabule arien d’Ariminum. Malgré le nombre des pères qui se rendirent à cette assemblée, ce synode ne peut porter aucun préjudice à la foi de Nicée et prévaloir contre elle, puisqu’il est constant que ni l’évêque de Rome, dont la sentence doit toujours être attendue, ni Vincentius, ni d’autres évêques, ne lui ont jamais accordé leur assentiment[8] ;

3° Divers passages de Socrate et de Sozomène : le premier, à l’occasion du concile d’Antioche où ne siégea ni le pape Jules, ni personne qui le suppléât, alors que les canons ecclésiastiques défendent de rendre un décret concernant l’Église, sans l’avis du pape de Rome ; le second, à l’occasion du même concile : Le pape Jules se plaint de n’avoir pas été consulté, contre toutes les lois de l’Église ; car il est dit que les actes d’un concile sont nuis lorsqu’ils ont été rédigés sans l’assentiment de l’évêque de Rome[9]. Où se trouve le canon auquel les deux écrivains religieux font allusion ? Il nous a été impossible de le retrouver. Marca suppose qu’il s’agit du canon VI du concile de Nicée. Nous ne pouvons nous ranger à cet avis. Le canon a existé, sans nul doute. Trop de déclarations formulées dans les conciles ou dans les lettres des papes s’y reportent, ou en invoquent la teneur, pour qu’on puisse en suspecter l’authenticité ; mais il paraît s’être perdu, au moins dans son texte primitif.

Qui ne voit que, dans les passages cités plus haut, la question a été déplacée ? Aucun ne discute la convocation impériale et n’en conteste la nécessité. Seulement il ressort clairement de ces plaintes que les actes d’un concile ne sont valides qu’autant qu’ils ont été approuvés par l’évêque de Rome et les autres patriarches. L’empereur doit prendre l’avis des titulaires des principaux sièges sur l’opportunité du décret de convocation ; ces titulaires doivent figurer au concile ou y être représentés par des légats pourvus de commissions en règle ; leur signature doit être apposée au bas des actes comme marque de leur approbation. A ces conditions seulement, un concile est dit œcuménique èt engage la foi des chrétiens du monde entier.

Ce n’est pas le nombre des évêques assemblés, ce n’est pas la présence de l’empereur, ni la gravité des questions soumises aux délibérations qui constituent un concile œcuménique ; deux conditions seulement suffisent : la convocation impériale et le consentement de l’Église catholique, représentée par les cinq sièges patriarcaux. Un écrivain byzantin orthodoxe, Cédrénus, nous trace la règle suivie en tout temps et qui fait loi en pareille matière : Plusieurs synodes ont édicté des canons, bien qu’ils ne soient pas comptés parmi les six grands conciles ; tels sont ceux d'Ancyre, de Néocésarée, de Gangres, d’Antioche, de Laodicée, de Sardique, de Carthage. Ils ont été réunis pour donner leur avis sur des points de dogme sujets à controverse dans quelque partie de l’empire bien déterminée, sans jussion impériale et sans que l’empereur y assistât. Bien plus, quelques-uns s’assemblèrent avant que les empereurs fussent chrétiens. Mais les conciles œcuméniques sont ainsi nommés parce qu’ils sont convoqués par les ordres de l’empereur, et parce que tous les patriarches de l’empire romain y sont appelés[10]. Ces conciles, en un mot, doivent être l’image réduite du monde catholique.

Si les textes eux-mêmes ne parlent pas assez haut, il nous suffira de citer quelques exemples célèbres, nous y verrons appliquées les règles que nous avons énoncées. Le pape Léon, désespéré de l’issue du concile d’Éphèse, où l’hérésie d’Eutychès avait été approuvée par la majorité des évêques, et effrayé des perturbations que les nouvelles doctrines allaient soulever dans les masses catholiques, mit tout en œuvre pour faire annuler les décisions de ce concile. Il se jeta aux genoux de l’empereur Valentinien et de l’impératrice Eudoxie. Il les supplia, les larmes aux yeux, d’intercéder auprès de Théodose le Jeune pour qu’il réunît un second concile en Italie, où sans doute l’intégrité de la foi serait mieux défendue par les prélats d’Occident. Il essaya d’intéresser au salut de l’orthodoxie l’impératrice Pulchérie, sœur de l’empereur. Au lieu de convoquer de sa propre autorité le concile réparateur qui devait venger l’injure de la foi, il écrivit-lettres sur lettres à Théodose :

Tous les prêtres de nos églises vous conjurent, avec des pleurs et des gémissements, d’assembler un synode général en Italie, afin qu’il ne subsiste plus aucune obscurité sur le dogme, aucune division dans l’Église. Nous demandons que les évêques de toutes les provinces de l’Orient se joignent à nous. L’empereur Valentinien, Eudoxie, touchés de la douleur du pape et des périls courus par l’Église, unirent leurs instances aux siennes[11]. Toutes ces prières furent vaines. Théodose répondit assez sèchement à son collègue en Occident : A notre connaissance, rien n’a été fait au concile d’Éphèse de contraire aux règles de la foi et de la justice. Toute la délibération a été soumise au scrupuleux examen de nos juges sacrés. Flavianus, qui a été reconnu coupable d’innovations dangereuses, a reçu le châtiment qu’il méritait. Aujourd’hui qu’il est écarté, la paix et la concorde règnent dans toutes les églises, et la vérité seule prévaut en Orient. Théodose ne se départit pas, sa vie durant, de cette inflexible résolution. Sa mort vint à point pour mettre fin aux angoisses de l’évêque de Rome. Ses plaintes trouvèrent le cœur de Marcien plus accessible. Toutefois, le nouvel empereur ne donna pas entière satisfaction au pontife. Il consentit à convoquer un nouveau concile, mais refusa de le réunir en Italie. Les pères durent se rassembler à portée de Constantinople, à Chalcédoine.

Si nous voyons Théodose s’enfermer inébranlable dans ses droits pour empêcher la réunion d’un concile hostile à celui d’Éphèse, un autre exemple nous montrera l’opposition du pape suffisante pour empêcher la validité d’un concile œcuménique convoqué par l’empereur. Il s’agit du concile Quinisexte, ainsi nommé, parce que Justinien II prétendit combler une lacune laissée par le cinquième et le sixième synode général, qui avaient négligé de promulguer, à la suite du compte-rendu des séances, de nouveaux canons disciplinaires. Les Orientaux tiennent ce concile pour valable, et Balsamon le défend avec habileté contre les anathèmes de la curie romaine. Il soutient qu’il fut approuvé par la papauté, puisque le pape s’y fit représenter par ses légats, Basilius, évêque de Gortyne, en Crète, et par le métropolitain de Ravenne ; que leur signature, accompagnée de leurs titres, existait dans un exemplaire conservé à Constantinople et qui, depuis, disparut, et que, par conséquent, aucune puissance ecclésiastique n’est en droit de l’annuler. Le texte du Liber pontificalis semble justifier le récit de Balsamon, contesté par tous les autres historiens[12]. Il affirme que les légats apostoliques assistèrent au concile, mais que leur bonne foi fut surprise, et que les signatures furent arrachées par la fraude.

Syméon Métaphraste[13] et Grégoire de Césarée[14] protestent, au contraire, contre cette appellation d’œcuménique, parce qu’aucun prêtre de Rome ne représenta le pape au concile, qu’aucune lettre encyclique n’y fut lue de sa part, que ni le patriarche d’Alexandrie, ni celui de Jérusalem, ni celui d’Antioche ne donnèrent leur assentiment aux décisions qui furent prises.

En rapprochant soigneusement les textes et en contrôlant les témoignages, il nous semble très-probable que des légats du pape assistèrent aux délibérations. L’auteur, quel qu’il soit, de la vie de Sergius, a dû puiser aux archives de la curie romaine ; son assertion est formelle sur le point qui nous occupe. À diverses reprises, et surtout au second concile de Nicée, les Romains invoquèrent contre les iconoclastes un canon du concile Quinisexte, qui condamnait l’adoration du Christ sous la forme de l’agneau, et qu’ils prétendaient avoir reconnu. Mais les papes refusèrent toujours d’accepter un certain nombre de canons, ceux entre autres qui concernent le célibat des prêtres et le jeûne, et désavouant leurs légats infidèles ou surpris, ils frappèrent d’anathème le synode de Justinien, tout en se réservant d’approuver quelques-unes des règles qui y furent adoptées. En somme, il s’agit ici, non de la question de droit, qui est hors de conteste, mais de la question de fait. Il est acquis pour tous que le refus d’approbation du pape suffit à infirmer la validité des canons édictés dans une assemblée œcuménique. Cela posé, les papes ne restaient-ils pas fidèles à l’esprit de cette loi ecclésiastique, en ne s’estimant pas engagés par le consentement de leurs légats, consentement souvent extorqué par la force ou la ruse. Aussi, le concile Quinisexte ne fut-il jamais compté en Occident parmi les conciles œcuméniques ; les Latins l’appellent un conciliabule ou pseudo-synode.

L’obligation d’avoir recours à l’empereur pour la convocation des conciles ne tarda pas à paraître onéreuse à certains évêques et surtout à celui de Rome. A vrai dire, cette intervention du prince dans les choses ecclésiastiques présentait des dangers réels. Combien de synodes avaient été convoqués par les empereurs contre des orthodoxes ? Combien de formulaires de foi, contraires au symbole de Nicée, ils avaient contre-signés ! Combien n’avaient-ils pas condamnés de saints prélats, honorés comme martyrs et béatifiés par l’Église, en pesant sur des consciences troublées ou sur des volontés trop peu fermes ? N’avaient-ils pas, grâce à ce droit, entretenu le trouble dans l’empire, en propageant de désastreuses hérésies et retardé la réconciliation des diverses églises, en s’opposant à la réunion des évêques dans les conciles généraux ? Enfin, dans quelles perplexités étaient jetées les âmes pieuses, quand on voyait, au temps des grandes crises religieuses, les synodes romains repoussés par l’empereur, les conciliabules de l’empereur frappés d’anathème par les papes ! Nous trouvons l’écho de ces plaintes et de ces revendications dans la conversation de l’évêque Théodore et de l’abbé Maxime, rebelle au type de Constans. Voici un fragment du dialogue engagé entre les deux interlocuteurs : L'évêque : Ne sais-tu pas que les synodes réunis à Rome ne sont point valables si l’empereur ne les a pas convoqués ? — L’abbé : Si ce n'est pas la foi, mais la jussio de l’empereur qui constitue la validité des synodes, reçois donc, évêque, les conciles tenus contre l’homoousion. Car ce sont les empereurs qui les ont convoqués à Tyr, à Antioche, à Séleucie, à Constantinople sous l’arien Eudoxe, à Nicée en Thrace, à Sirmium. Reçois le concile que Dioscure présida à Éphèse. Or, tous ont été condamnés comme hérétiques et hostiles au dogme. Qu’il te plaise, au contraire, de rejeter celui qui déposa Paul de Samosate, tenu par le pape Denys, l’évêque Denys d’Alexandrie et l’évêque Grégoire, qui eut le don des miracles, sous prétexte que les empereurs ne furent pour rien dans leur convocation. Montre-moi du moins le canon qui décrète que ces conciles doivent être annulés, qui n’ont pas été approuvés par un édit impérial. Eh ! ne sais-tu pas que, deux fois l’an, les synodes provinciaux s’assemblent sans que l’empereur ait parlé ? Nous surprenons dans ce dialogue deux doctrines en présence. Maxime trahissait les vœux secrets d’indépendance que les papes se hâtèrent de réaliser, dès qu’ils furent politiquement émancipés de l’autorité de Constantinople. L’évêque Théodore maintenait la tradition et se faisait l’avocat du droit impérial.

Baluze, continuateur de Marca, soutient que le pape Nicolas Ier s’affranchit le premier de la règle reconnue jusqu’alors, et prit sur lui de convoquer un concile sans autorisation préalable de l’empereur[15]. Sans doute, on peut remarquer, avant ce pape, des tentatives du même genre ; mais il est vrai que Nicolas Ier, sans chercher de subterfuges, affirma, de la façon la plus hautaine et la plus tranchante, le droit nouveau du Saint-Siège. Mal en prit à Hincmar de Reims d’avoir élevé quelque doute sur ce point et manifesté quelques velléités de résistance. Il dut se soumettre, sous peine d’être brisé et déposé comme l’était, à la même époque, Photius en Orient[16]. Tous les évêques, instruits par cet exemple, se tinrent pour avertis, et dès lors, dans tout l’Occident, l’autorité pontificale se substitua à l’autorité impériale, pour permettre la réunion des conciles.

Il nous reste à rechercher quel était le rôle des pouvoirs publics dans les délibérations soumises aux conciles. Loin de se désintéresser jamais des affaires ecclésiastiques, les empereurs assistèrent presque toujours aux séances synodales. Si les soins de l’administration ou de la guerre les tenaient loin du lieu de réunion des évêques, ils ne manquaient pas de déléguer en leur place un des plus hauts fonctionnaires du palais, muni d’une commission spéciale. Ils se réservaient la police de ces assemblées souvent tumultueuses, empêchaient les délibérations de dégénérer en querelles et en rixes, et pour ne pas laisser la discussion s’égarer en discussions oiseuses et se produire des propositions intempestives qui risquaient de prolonger outre mesure les débats, ils fixaient à l’avance les points à traiter, et obligeaient les évêques à s’enfermer rigoureusement dans la discussion de ces points. Dans notre style parlementaire, nous dirions qu’ils fixaient l’ordre du jour.

Autour d’eux et de leurs légats, se groupaient les membres les plus considérables du sénat et du palais. Leurs noms et leurs titres s’étalent à la tête de chacune des actions du concile, avant ceux des évêques appelés à délibérer. On qualifie ces personnages du nom de Judices. Ils composaient en effet une sorte de tribunal et siégeaient comme juges du conflit. Ils s’assuraient que les formes légales étaient respectées, que les prescriptions de la jussio impériale n’étaient pas méconnues, que les décisions prises n’étaient point en contradiction avec la loi. Dans ce jury ecclésiastique, ils représentaient le ministère public.

Il est malaisé de déterminer dans une mesure exacte quelles étaient les fonctions des empereurs quand ils daignaient assister à ces grandes solennités religieuses. Là comme partout ils devaient apparaître comme les maîtres du monde et occuper la première place, dédaigneux d’une situation qui les aurait subordonnés à leurs sujets. Il est surtout intéressant d’observer l’attitude de Constantin au concile œcuménique de Nicée. Eusèbe de Césarée nous fournit à cet égard les renseignements les moins suspects, puisqu’il fut témoin oculaire de la solennité[17] : Un signal se fait entendre qui annonce l’arrivée de l’empereur. Tous les pères se lèvent aussitôt. Constantin entre, semblable à un ange céleste, vêtu de pourpre étincelante ; une lumière éclatante resplendit autour de lui, il parait enveloppé de rayons et de gloire, la tête ceinte d’un diadème d’or, rehaussé de pierres précieuses. Il s’avance vers la plus haute place et domine l’assemblée. Une chaise en or lui est apportée, mais il refuse de s’asseoir avant que les évêques le prient de le faire. Tous après l’empereur s’asseoient à leur tour.

Loin d’assister immobile et muet aux délibérations, il se mêle lui-même activement au débat et discute avec les évêques. Si le compte-rendu des séances nous manque, s’il ne nous reste, que la série des canons promulgués à Nicée, il nous est permis de suppléer à cette lacune par quelques passages d’Eusèbe, et par plusieurs lettres que Constantin lui-même adresse aux églises : Il intervint dans les délibérations, nous dit Eusèbe[18], comme un évêque institué par Dieu ; il ne dédaigna pas de participer à la discussion des affaires appelées, et il maintint parmi tous les assistants une divine concorde. Il siégea au milieu de l’assemblée des évêques, modeste comme le premier venu d’entre eux. Et lui-même faisant part au monde catholique des décisions du concile, décrivait : J’ai réuni un concile à Nicée, j’y ai appelé de tous les points de l’empire la plupart des évêques, et avec eux j’ai siégé comme l’un d’eux[19]. Il mandait à l’église de Nicomédie : Comme je le devais à la religion et à ma conscience, j’ai assisté au concile de Nicée, dans cette seule intention de maintenir la concorde, de réfuter et de repousser l’abominable hérésie dont Arius d’Alexandrie fut l’auteur[20].

Constantin s’imposa-t-il comme président au concile ? Le fait nous paraît fort vraisemblable. Observons que la plupart des écrivains ecclésiastiques ne s’accordent pas sur le nom du prélat appelé aux honneurs de la présidence. La plupart désignent Osius de Cordoue, qui présida plus tard le concile de Sardique, dont on a souvent confondu les articles avec ceux de Nicée. Athanase, dans sa lettre apologétique, dit qu’il présida le second en date de ces conciles, et qu’il apparut, comme le chef et le porte-drapeau des évêques. Socrate le cite le premier dans l'énumération qu’il fait des prélats de Nicée. Sa signature se trouve rapportée la première au bas des actes du concile, avant celles des deux prêtres romains, Viton et Vincentius, légats du pape Sylvestre. Gélase de Cyzique, qui écrivait longtemps après les auteurs qui précèdent, affirme qu’Osius exerça lui-même les fonctions de légat, et prétend tenir sa leçon du texte d’Eusèbe. Or, nous ne trouvons rien de pareil dans les écrits de l’évêque de Césarée[21]. Ni Socrate, ni Sozomène, ni Théodoret, ne parlent de cette délégation, et les termes dont ils se servent au sujet d’Osius démentent toute supposition de ce genre. Quelques-uns font honneur de la présidence à Eustathe d’Antioche, qui porta la parole à Constantin au nom du concile. D’autres citent encore Métrophanès de Byzance. Nous ne tenterons pas d'accorder tous ces témoignages. Nous nous demanderons seulement quelle place pouvait être digne de la majesté impériale, sinon celle de la présidence ? Les césars païens présidaient ainsi le collège des pontifes. La suite nous prouvera du reste, que Constantin ne fut pas le seul à en user ainsi avec les prélats chrétiens, et que ses successeurs ne crurent pas commettre un sacrilège, ni scandaliser l’Église en s’attribuant la direction des débats du concile.

Le concile de Constantinople s’ouvrit en l’absence du pape et de ses légats. Binius et Labbe pensent que Théodose n’y assistait pas. Il est difficile de se prononcer sur cette question, le compte-rendu des séances n’ayant pas été conservé. Cependant dans un splendide manuscrit des discours de Grégoire de Naziance, offert à l’empereur Basile, se trouve une curieuse peinture représentant le deuxième concile général[22]. Des deux côtés d’un vaste amphithéâtre, nous voyons rangés et assis sur leurs sièges les pères du concile. Rien ne les distingue les uns des autres, ni le costume, ni des ornements particuliers, ni une mention spéciale indiquant leurs noms. Au fond sur un trône est ouvert l’Évangile. Au milieu est dressée une petite table où sont étalés plusieurs manuscrits, peut-être les œuvres de Macédonius. Tout auprès, à genoux, l’hérésiarque lui-même semble parler dans l’attitude d’un suppliant. Seul entre les deux travées de droite et de gauche, se distingue entre tous l’empereur Théodose. Il est revêtu des ornements impériaux ; sa tête porte le diadème et est environnée d’un nimbe d’or, tel que les peintres byzantins ont coutume d’en orner le Christ et les saints. Nul autre que lui ne préside. Il apparaît comme un maître au milieu de sujets ; il domine et commande ; hors de lui nous ne voyons personne pour diriger l’assemblée. A supposer que la peinture ne soit pas exacte, il n’en reste pas moins établi que c’est dans cet appareil que les Byzantins se figuraient l’empereur au milieu d’un synode.

Lorsque Marcien cédant aux supplications du pape Léon consentit à réunir le concile de Chalcédoine, il avertit les pères qu’il assisterait aux séances, dès que les affaires publiques lui laisseraient le loisir de se rendre à Chalcédoine. Il ne se présenta en effet qu’à la sixième action. Il prit aussitôt la parole : Voici, dit-il, la loi que je vous propose. Que personne à l’avenir n’ose disputer sur la personne du Sauveur N.-S. J.-C., ou se servir d’une autre formule de foi, que celle fixée à Nicée par trois cent quatre-vingts évêques. En ce qui me regarde, sachez que je suis venu me mêler à vous, pour confirmer la foi, à l’exemple de mes prédécesseurs, et non pour vous imposer par le spectacle de ma puissance, afin que, la vérité découverte, la multitude ne soit plus égarée par les paroles de quelques hommes mauvais, et que si des discordes s’élèvent parmi vous, par mon autorité je les apaise et les réduise au silence !

Dans le cours de la séance, l’empereur intervient sans cesse dans la discussion et la dirige ; il donne et ôte la parole aux orateurs, fait lire les pièces à conviction et comparaître les témoins. Il agit en véritable et unique président, sans qu’aucune protestation s’élève, et traite d’usurpation le légitime exercice de la puissance impériale. Quand, du consentement unanime des évêques présents, la déclaration de foi du synode a été lue, l’empereur conclut : Si quelque particulier, quelque soldat ou quelque clerc, sous prétexte de discuter les matières de foi, ameute la foule autour de lui pour l’entendre, qu’il sache qu’il perdra son grade, sans préjudice des autres peines qui peuvent l’atteindre.

La séance est enfin fermée par ces paroles de Marcien : Vous êtes, je le sais, fatigués par un long voyage, et par les labeurs qui l'ont suivi. Prenez patience encore pendant trois ou quatre jours, et en présence de nos juges magnifiques, continuez les travaux qui doivent être votre consolation et votre récompense. Que personne de vous ne prenne congé du saint concile, avant que ces travaux ne soient arrivés à leur terme. Tel était le langage, telle était la conduite du plus religieux et du plus respectueux des empereurs byzantins[23].

Justinien fut loin d’imiter cette pieuse déférence à l’égard des pères du deuxième concile de Constantinople. Il les réunit malgré le pape Vigile pour condamner les écrits d’Ibas, de Théodore de Mopsueste et de Théodoret. Vigile s’excusa de ne point paraître aux séances, de peur que sa volonté ne fût enchaînée et contrainte par la présence de l’empereur. Il se réserva de protester contre la décision du concile, jusqu’au moment où, jeté en prison, abreuvé d’outrage, menacé de l’exil, il se laissa arracher son approbation. La discussion ne put s’écarter des limites tracées par l’empereur. Comme les évêques demandaient la condamnation de quelques clercs, le patriarche Mennas empêcha de poursuivre la délibération. Il ne convient pas, dit-il, que rien s’accomplisse dans l’Église, sans l’avis conforme de la majesté impériale. Je demande donc à mes frères de suspendre la discussion pour nous laisser le temps de soumettre à Sa Piété l’objet de leur demande. La séance fut levée, et à la séance suivante le référendaire Théodore vint lire la nouvelle communication de l’empereur[24].

L’empereur Constantin Pogonat, avant de réunir le synode œcuménique qui devait condamner l’hérésie monothélite, écrivit au pape Agathon : Je ne siégerai pas au milieu des évêques en tant qu’empereur, et je ne leur parlerai pas comme empereur mais comme un des leurs. Ce qu’ils auront décidé je le ratifierai, j’expulserai ceux qui feront entendre des discours hérétiques et je les reléguerai en exil. Le concile se réunit et fut présidé par l’empereur. Entouré des principaux magistrats de l’empire, Constantin siégea sur un trône élevé au-dessus des prélats. A sa gauche se tenaient les légats italiens, à sa droite l’évêque de Constantinople. Au commencement de chaque action, le compte-rendu reproduit le nom des principaux personnages et ne manque jamais d’ajouter : Présidant, le très-pieux et très-cher au Christ empereur Constantin, et avec lui par son ordre, le glorieux consulaire et patrice Nicétas, maître des offices impériaux, le glorieux consulaire Théodose, etc.[25] Durant toutes les séances, l’empereur ne cesse de prendre la parole et de conduire les débats avec la plus grande dextérité, sans permettre à personne de troubler l’ordre et de parler sans son assentiment.

Il en fut de même au deuxième concile de Nicée, où parurent l’impératrice Irène et son fils Constantin. Nous constatons la même intervention dans tous les grands synodes orientaux.

À la vérité, par une fiction acceptée unanimement, le président perpétuel du concile était Jésus-Christ lui-même. N’avait-il pas dit : Partout où vous serez trois réunis en mon nom, je serai au milieu de vous. Sur un trône dressé au fond de la salle était toujours ouvert l’Évangile, attestant sous une forme sensible la présence du divin médiateur. C’était lui qui était censé prononcer, par la bouche des évêques, la sentence qui absolvait ou condamnait les accusés[26]. Après avoir énuméré les crimes de Nestorius, le synode des Cyrilliens à Éphèse s’exprime ainsi : C’est pourquoi Notre Seigneur J.-C., que cet hérétique a blasphémé, le déclare par ce très-saint concile, déchu de sa dignité épiscopale et rejeté de toute communion ecclésiastique. Une fois la part faite à cette fiction, constatons que les autorités laïques président réellement au débat, y interviennent pour le maintenir dans les bornes prescrites et pour faire respecter la loi. Sous leurs yeux, l’assemblée des évêques discutait les points de dogme et interprétait les textes sacrés, en observant un ordre hiérarchique. L’empereur lui-même se réservait le rôle déjugé et le droit suprême de sanction. Vicaire du Christ, il tient sa place au concile et apparaît comme son image vivante.

Nous avons dit que lorsque l’empereur empêché ne pouvait se rendre au concile, il avait coutume de déléguer quelqu’un de ses patrices, pour y représenter l’autorité publique. Bien que la loi religieuse défendit aux laïques de se mêler à ces solennités ecclésiastiques, une exception était faite pour les officiers impériaux. Ils représentaient en effet moins eux-mêmes que la majesté impériale, pour qui l’interdiction enjointe aux laïques n’existait pas. Sans doute nous ne voyons pas les grands dignitaires du palais siéger dans les conciles provinciaux, présidés deux fois l’an par le métropolitain, et qui s’occupaient à régler seulement les intérêts religieux du diocèse. Mais s’il s’agissait de juger un évêque, ou d’agiter une question qui touchât au dogme, la présence de l’envoyé impérial était nécessaire. Théodore délégua au concile œcuménique de Constantinople le patrice Florentius, parce que la discussion porte sur le dogme[27]. Les laïques d’ailleurs n’avaient aucune initiative personnelle dans le débat. Ils arrivaient munis d’instructions qu’ils devaient observer à la lettre. Ils ne figuraient que comme chargés de pouvoirs de leur maître, gardien de l’intégrité de la foi, et magistrat suprême. Ils étaient revêtus pour la circonstance d’un droit de police et de surveillance qui cessait dès que leur mission était accomplie.

Nous possédons les instructions de Constantin au comte Denys, à l’occasion du concile de Tyr, réuni pour juger Athanase d’Alexandrie. Je vous envoie, dit l’empereur aux évêques, le consulaire Denys, pour qu’il vous avertisse des choses que vous devez faire, et surtout pour qu’il soit le gardien et le défenseur de l’ordre et de la justice[28].

Les évêques ne se firent pas faute, dans les premiers temps de l’empire chrétien, de s’élever contre cette ingérence, qui portait atteinte à leur indépendance, et de qualifier sévèrement cette intervention. Ce n’est point là un synode, disaient-ils du concile de Tyr, mais une apparence dérisoire de synode, des assises impériales plutôt qu’un tribunal épiscopal. De quel front peut-on appeler concile, une assemblée que présida un comte du palais, où apparurent les piques des soldats, où des commissaires, des geôliers, faisant office de diacres, se chargeaient d’introduire, où le comte prenant la parole, les évêques gardaient le silence et se faisaient les serviles instruments de sa volonté ?[29]

Ces lamentations et ces critiques ne touchèrent pas les empereurs, qui, au risque de peser sur la conscience des évêques, continuèrent à surveiller ces comices d’un nouveau genre. Le tribun Marcellinus présida le concile de Carthage, où six cents évêques, tant donatistes qu’orthodoxes, firent, pendant trois jours, assaut d’éloquence pour se convertir mutuellement. Il termina la discussion en déclarant les donatistes vaincus et en frappant leurs églises d’interdit. Au concile de Séleucie, Léonas, vir illuster, lut le décret impérial qui, pour conjurer les orages d’une discussion passionnée, s’efforçait de circonscrire le débat à quelques points dont il était défendu de s’écarter[30].

Théodose le Jeune prit les mêmes précautions à l’égard du concile d’Ephèse. Il y dépêcha Candidianus avec les instructions suivantes : Nous avons ordonné au comte Candidianus de se rendre à votre concile, non pas pour qu’il se mêle aux controverses qui peuvent surgir au sujet du dogme, car il n’est pas permis à ceux qui ne sont pas inscrits au catalogue des évêques d’agiter ces questions, mais pour éloigner d’Éphèse, par tous les moyens, les moines, les particuliers qui, par curiosité, ont afflué vers cette ville ou peuvent s’y porter, pour apaiser les discordes et conjurer les tempêtes qui pourraient troubler vos délibérations et vous détourner de la recherche sereine de la vérité, pour permettre à tous et à chacun d’exposer ses idées sans être molesté, enfin pour appuyer de son autorité et rendre obligatoires les décisions qui seront prises de votre consentement unanime. Avant tout, il est enjoint au très-magnifique Candidianus de veiller à ce que personne de vous n’essaie de quitter le saint synode pour se rendre auprès de nous ou en tout autre lieu, avant que les questions qui vous sont soumises aient reçu leur solution. Enfin il doit empêcher qu’aucune controverse ecclésiastique, ou d’une autre nature, qui ne touche pas au dogme qui est en litige, soit soulevée avant que l’obscurité disparaisse sur les questions qui vous sont proposées.

On sait quelle fut l’issue de ce fameux conciliabule d’Éphèse. Les évêques se séparèrent en deux camps. Cyrille et Dioscure opposèrent anathème à anathème. Candidianus, qui avait refusé d’ouvrir les délibérations avant que tous les pères et surtout l’évêque d’Antioche fussent présents, se rallia au parti de Dioscure. Les évêques fidèles à Cyrille, méprisant les ordres du prince, voulurent agir à leur guise, et finirent par obliger le légat à sortir de l’assemblée. Moi-même, se plaignait Candidianus, comme si je n’avais rien de commun avec leur synode, ils m’ont ignominieusement expulsé[31]. Peu après, continue le légat de l’empereur, j’entends sonner de la trompe par la ville et annoncer par les hérauts la déposition de Nestorius ; j’accours et je défends aux évêques rebelles de rien entreprendre contre les ordres exprès de l’empereur. Théodose fut obligé d’intervenir par de nouvelles instructions. Il ordonna de saisir Cyrille et de le jeter en prison. Elpidius, au premier concile d’Ephèse, Anatolius, au concile de Chalcédoine, représentèrent avec les mêmes attributions la majesté impériale.

On voit par ces exemples quel était le rôle des laïques dans les synodes. Sans prendre part aux discussions, sans entrer dans la controverse religieuse, réservée aux seuls évêques, ils se contentaient de la circonscrire et de la conduire. Ils faisaient respecter les ordres du prince, modéraient les impatiences, apaisaient les différends, arrêtaient au passage les propositions étrangères à l’ordre du jour. Mais, par cela même que rien ne se pouvait faire sans leur présence, aucune question se produire sans leur assentiment, leur influence restait considérable. Ils pouvaient fermer la bouche aux adversaires de l’empereur, protéger ses favoris, récuser les témoins qu’ils jugeaient hostiles ou suspects, déclarer illégale une sentence qui devait déplaire à la cour. Ainsi s’expliquent dans l’histoire byzantiné tant de décisions synodales des conciles d’Orient, frappées d’anathème, comme hérétiques, par les papes orthodoxes de l’Occident.

Une lettre sacrée de l’empereur était nécessaire pour ouvrir les conciles ; il fallait une autre lettre pour clore les séances et permettre aux évêques, leurs travaux achevés, de retourner dans leurs diocèses. Quant aux actes mêmes du synode, ils devaient être approuvés et contre-signés par l’empereur pour être revêtus d’une autorité légale. Faute de cette approbation, leur valeur était nulle devant les magistrats ; ce n’était, tout au plus, qu’une consultation de théologiens n’engageant personne, et contre laquelle tout citoyen pouvait protester. Aussi les évêques, la discussion des canons terminée, envoyaient-ils une adresse à l’empereur, le priant de sceller de son sceau les tomes du concile. La formule en était, à quelques mots près, invariable : Nous demandons à ta clémence que par tes lettres tu veuilles bien ratifier et confirmer les règles que nous avons arrêtées, et de même que par tes lettres sacrées de convocation tu as montré ton dévouement à l’Eglise, tu ajoutes à nos délibérations la force de l’autorité publique, en les approuvant et les marquant de ton sceau[32]. Dès lors seulement les canons devenaient obligatoires, et les magistrats et gouverneurs de province devaient tenir la main à leur observation[33].

Etait-il permis aux empereurs de casser les arrêtés des conciles, comme ils cassaient ceux des tribunaux militaires et civils ? Sur ce point, la jurisprudence paraît avoir été fort irrégulière. Nous voyons l’empereur Valons abroger les actes du concile de Lampsaque et disperser les évêques qui y siégèrent[34]. Nous voyons Théodose le Jeune déclarer illégales et nulles les décisions du concile d'Éphèse présidé par Cyrille d’Alexandrie. L’empereur invoque dans son rescrit les vices de forme que lui a signalés son légat Candidianus. Le concile n’était pas au complet, dit-il, et les pères se sont écartés de la teneur de nos lettres impériales. Il plaît donc à Notre Majesté de regarder une telle procédure comme nulle et non avenue. Lorsqu’il s’agit de casser le concile d’Éphèse, tenu par Dioscure après l'arrestation de Cyrille, c’est encore à l’empereur Marcien que les évêques s’adressent pour défaire, par un acte de l’autorité impériale, ce qu’un autre acte de l’autorité impériale a établi : Il est nécessaire, disent les prélats de Chalcédoine, que nous invoquions la piété de l’empereur très-chrétien pour proscrire par une loi spéciale et abroger ce synode.

Cependant nous avons remarqué, dans le cours de cette étude, qu’un concile n’était œcuménique que s’il était consenti par l’empereur et approuvé parles cinq patriarches de Rome, de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem. Il semble donc que l’autorité impériale ne dût pas suffire seule pour annuler les actes d’un pareil concile, et qu’il fallût encore l’acquiescement des mêmes sièges qui en avaient approuvé la réunion. C’est le sens de la réponse faite par le patriarche Macédonius à l’empereur Anastase, qui voulait abroger le concile de Chalcédoine : On ne peut rien faire en pareille matière sans l’avis conforme du titulaire du siège de Rome. Justinien, qui poursuivait la même politique, se servit de moyens détournés pour arriver à ses fins. A l’instigation de l’évêque origéniste Théodore de Césarée, il porta au concile de Chalcédoine un coup indirect, en ordonnant aux évêques réunis au cinquième concile général de condamner les trois chapitres. C’étaient les écrits de Théodore de Mopsueste, d’Ibas et de Théodoret, approuvés à Chalcédoine. Cette supercherie fut devinée par le pape Vigile, qui ne se résigna qu’à la dernière extrémité, et sous le coup de terribles menaces, à joindre sa signature à celles des évêques dociles à la volonté impériale. Ce soin même que prit l’empereur de ne pas attaquer directement et en face le concile de Chalcédoine, prouve la défiance où il était de son droit, et confirme la règle que nous avons énoncée.

De tout ce qui précède, il résulte que l’autorité impériale, quelle que fût sa complaisance et sa déférence envers l’épiscopat, n’abdiqua jamais devant lui ; que l’Église n’était pas en dehors de l’État, ni au-dessus de lui, mais en lui ; que ses membres étaient considérés comme investis d’une magistrature religieuse qui les faisait dépendants de l’empereur ; que les conciles n’étaient qu’une des sources de la législation impériale ; que l’empereur jugeait de l’opportunité de leur convocation, fixait l’époque et le lieu de leur réunion, présidait leurs séances, délimitait le champ des discussions engagées, enfin se réservait de ratifier et quelquefois de casser pour vices de forme leurs sentences. Le monde chrétien voit dans l’empereur, non-seulement l’évêque extérieur dont parlait Constantin, mais le chef même de la hiérarchie ecclésiastique et le détenteur véritable de l’autorité religieuse.

 

 

 



[1] Socrate, lib. I, ch. 5.

[2] Socrate, lib. II, ch. 16.

[3] Socrate, lib. II, ch. 29.

[4] Socrate, lib. II, ch. 6. Ep. Const. ad Eccl. Nicomed.

[5] Eusèbe, Hist. Eccl., lib. X, ch. 5. — V. aussi Ep. Constant. Miltiadæ ep. Rom. Eusèbe, Hist. Eccl., lib. X.

[6] Eusèbe, Vit. Const., lib. IV, ch. 42.

[7] Théophane, Chronic, p. 77, éd. 1656. V. aussi les instructions de Théodose à Candidianus au concile d’Éphèse.

[8] Théodoret, lib. II, cap. 17.

[9] Socrate, lib. II, ch. 5. — Sozomène, lib. III, ch. 9.

[10] Cédrénus, t. I, p. 439, éd. 1647.

[11] Voir toutes ces lettres, Labbe, Conciles d’Ephèse et de Chalcédoine. — Voir aussi Théophane, Chronic., p. 87, éd. 1655.

[12] Liber pontificalis, Vita Sergii.

[13] Syméon Métaph., Vit. Stephani Junioris, ch. 30.

[14] Septième synode, act. V.

[15] De concordia Marca, lib. V, ch. 45.

[16] Hincmar, ch. XXXVII, ép. 6. — Voir aussi la lettre synodique du concile de Soissons à Nicolas Ier.

[17] Eusèbe, Vit. Const., lib. III, ch. 10.

[18] Eusèbe, Vit. Const., lib. I, ch. 37 et 38.

[19] Socrate, lib. I, ch. 61.

[20] Ep. Constant. imp. ad Ecoles. Nicomed. — Labbe, Concil. Nicœnum.

[21] Gélase de Cyzique, lib. II, ch. 5.

[22] Banduri, Antiquit. Constant., t. II, p. 937.

[23] Labbe, Concile de Chalcédoine, action VI.

[24] Labbe, 2e concile de Constantinople.

[25] Labbe, 3e concile de Constantinople.

[26] Labbe, Concile, t. III, p. 570.

[27] Labbe, Concile de Chalcédoine, p. 218.

[28] Théodoret, lib. I, ch. 28.

[29] Athanase, Apolog., 2.

[30] Socrate, lib. II, ch. 31.

[31] Lire le discours de Candidianus au deuxième concile d’Éphèse. Labbe.

[32] Lettre des évêques du cinquième concile de Constantinople. à Théodose.

[33] Eusèbe, Vit. Const., lib. IV, ch. 29. V. Zonaras, lib. XV, ch. 11. — Sozomène, lib. IV, ch. 13.

[34] Cédrénus, t. I, p. 309, éd. 1647.