DE L’AUTORITÉ IMPÉRIALE EN MATIÈRE RELIGIEUSE À BYZANCE

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — LE PATRIARCHE DE CONSTANTINOPLE.

 

 

Au-dessous de l’empereur, effigie vivante de Dieu, le personnage le plus important de la monarchie du Bas-Empire, était le patriarche. Il représente auprès de lui, la loi religieuse, les canons ; il est le gardien de la tradition, l’interprète des textes sacrés. Il a le devoir de défendre la foi, même contre son maître, et de la préserver de ses innovations[1]. Situation difficile entre toutes, où l’obéissance est souvent une faiblesse, où l’on doit se garder de la complaisance autant que de la hauteur. Le patriarche est loin de l’indépendance que conquirent les papes de Rome. Ceux-ci, dans la sphère de leurs attributions religieuses, ne reconnaissent ni supérieurs, ni pairs, ils représentent l’Église universelle. Le patriarche ne représente que le clergé d’Orient. Il est son chef, mais il est un sujet ; il ne peut songer à s’émanciper de la tutelle où le retient l’empereur. Il est sous sa main et c’est de lui qu’il tient sa dignité. Qu’il déplaise ou résiste, cette dignité lui est retirée, il est replongé dans le néant d’où l’a tiré la volonté impériale. L'histoire du patriarchat d'Orient est un long martyrologe. Un vice caché rend vaines les splendeurs dont sa dignité l’environne. Les limites de son autorité religieuse ne sont pas nettement marquées. Où commence-t-elle ? Où finit-elle ? Où commence et finit l’autorité impériale ? Car l’empereur lui aussi, fort de son investiture divine prétend définir le dogme et interpréter le texte de l’évangile et les sentences des conciles. Le patriarche n’est pour lui qu’un ministre des cultes, un vicaire, un promagister[2].

Ses pouvoirs paraissent, il est vrai, fort étendus. Il est dans la hiérarchie ecclésiastique, ce que le préfet du prétoire est dans la hiérarchie civile. Il l’emporte même sur ce magistrat, puisqu’il sacre l’empereur et préside au couronnement. On ne peut appeler de ses sentences, non plus que de celles du préfet. Il a le soin de toutes les choses qui concernent le salut des âmes[3]. Il tranche toutes les controverses religieuses qui s’élèvent dans les provinces ecclésiastiques de son ressort. Le premier citoyen venu peut intenter à un clerc une accusation devant le patriarche, ou lui demander par lettre des juges choisis parmi les évêques. C’est encore à lui que revient l’affaire une fois jugée, si la sentence est récusée par une des parties[4].

Le patriarche est aussi le dépositaire de la loi. La loi, chose sacrée, puisqu’elle émane de l’empereur, est conservée dans le sanctuaire, comme autrefois les tables de Moïse dans le tabernacle[5]. Le patriarche en a la garde. C’est par son intermédiaire qu’elle est rendue publique dans toutes les provinces de l’empire. Du patriarche elle est transmise au métropolitain, de celui-ci aux évêques, par eux aux monastères, et au peuple tout entier.

L’empereur était trop jaloux de son omnipotence pour permettre que l’élection populaire ou le suffrage libre des évêques disposât d’une dignité qui conférait au titulaire de si importantes prérogatives. Il prétendait faire lui-même ce choix, et avoir la haute main sur l’élection du pontife. Il ne se souciait pas d’avoir près de lui un censeur dangereux de ses actes ou l’instrument d’une faction ennemie. Il s'attacha donc à prévenir la surprise d’un vote hostile, qui pût mettre en péril sa couronne. Ne prenant conseil que de leurs intérêts et du salut de l’État, les empereurs byzantins ne craignirent pas de violer formellement les canons des conciles généraux, qui voulaient que l’évêque fût élu et prescrivaient dans quelles conditions l’élection devait se faire[6]. Il ne semble pas d’ailleurs que ces canons, en Occident aussi bien qu’en Orient, aient été strictement obéis. Les rois mérovingiens nomment eux-mêmes la plupart des évêques, ou laissent à quelque personnage connu pour la sainteté de ses mœurs le soin de désigner le plus digne d’occuper le poste vacant. Si nous assistons d’autre part aux manifestations tumultueuses et enthousiastes qui poussent un Ambroise au siège épiscopal de Milan, par l’empressement même des chroniqueurs à relater le fait, nous pouvons juger de sa rareté. A Constantinople le peuple n’était pour rien dans le jeu des institutions. Exilé des comices fermés depuis le commencement de l’empire, il eût été dangereux par une voie détournée de l’y faire rentrer, dans un temps où la religion et la politique étaient si étroitement mêlées. Le décret qui institue le patriarche fait encore mention du peuple ; mais celui-ci ne participe guère à l’élection que par les acclamations officielles qui ratifiaient le choix du prince[7]. L’historien Cantacuzène dit formellement[8] qu’aux premiers temps de l’empire chrétien, l’empereur sans le concours des évêques désignait seul le patriarche, ce qui était une infraction aux canons. Socrate et Sozomène[9] avouent que le plus souvent l’empereur choisit un candidat que tous sont ensuite obligés d’accepter. L'histoire est là pour nous montrer que les patriarches ne faisaient que passer sur le siège épiscopal de Constantinople au gré des passions de princes, ariens, nestoriens, eutychiens, iconoclastes. Quelquefois le peuple, pour empêcher la brigue ou prévenir l’émeute, priait lui-même l’empereur de choisir le candidat qui lui plaisait. C’est ainsi qu'Arcadius, élut Jean Chrysostome. Zénon, pour éclairer son jugement, avait recours à des pratiques superstitieuses. Il déposait un parchemin sur l’autel, priant Dieu d’y marquer lui-même le nom de son élu. On devine que le choix de la Providence contrariait rarement celui du prince[10]. Il ne faudrait pas que le langage de quelques historiens puisse sur ce point faire illusion, Théophane raconte qu’après la mort du patriarche Paul, l’impératrice Irène convoqua le peuple au palais de Magnaure et le harangua en ces termes : Vous savez, mes frères, quelle a été la fin du patriarche Paul ; mais puisqu’il a plu au ciel de le rappeler à lui, cherchons un homme digne d’être notre pasteur, et dont la science puisse honorer l’Eglise. Tous d’une voix crièrent : Tarasius ! Cette unanimité même est à bon droit suspecte. Irène, désireuse, pour un intérêt de dynastie, de réconcilier l’empire avec la papauté, avait jeté les yeux pour opérer cette réconciliation, sur un laïque, Tarasius, alors de secretis, dont la capacité et l’habileté lui étaient depuis longtemps connues. Mais elle avait besoin d’une manifestation solennelle pour forcer le consentement de Tarasius et faire oublier au pape l'irrégularité de cette élection[11]. Déjà Zénon avait enlevé définitivement au peuple par un décret la nomination de son pasteur, sous prétexte de la réserver aux clercs. Justinien avait décidé qu’on laisserait au clergé la faculté de présenter trois candidats, parmi lesquels le métropolitain ou le plus âgé des évêques, désignerait le patriarche. C’était trop encore pour la jalousie inquiète de l’empereur. Il pouvait craindre qu’à la faveur de cette liberté, un choix fâcheux ne se produisit. Voici donc quelle fut la règle en vigueur depuis le VIIIe siècle jusqu’à la fin de l’empire[12]. L’empereur réunissait parmi les évêques de passage à Constantinople, ou appelés de leurs provinces, douze prélats ; encore ce chiffre était-il rarement atteint. Ces évêques formaient une liste de trois noms qu’on apportait au prince. L’esprit de Dieu lui-même, dit le chroniqueur, leur inspirait ces noms. L’empereur sur cette liste désignait le patriarche. Il pouvait arriver que pas un des trois noms soumis au prince ne lui agréât. Il communiquait alors simplement au collège un nouveau nom. Les évêques n’avaient plus qu’à s’incliner et à approuver ce choix. L’empereur était donc en réalité le seul maître de l’élection. Par ce semblant de discussion il donnait seulement au clergé une marque de déférence, ou plutôt l’occasion de deviner ses sympathies et par une flatterie ingénieuse de devancer son choix.

Le patriarche tenait de l’empereur son élection ; il tenait aussi de lui l’investiture de son pouvoir. Le candidat désigné, tout le clergé de Constantinople se rendait à la basilique. Le patriarche s’avançait sur un cheval des écuries impériales, revêtu de draperies blanches brochées d’or. L’empereur debout, tenait à la main le bâton pastoral enrichi de perles et de pierreries. Le nouvel élu venait à lui, ayant à sa droite un des césars, à sa gauche le métropolitain d'Héraclée ; après s’être incliné devant la foule, il adorait, suivant l'usage, l’empereur. Celui-ci élevait son bâton, disant : Par les pouvoirs que la sainte Trinité me confère, je te fais archevêque de Constantinople, la nouvelle Rome, et patriarche œcuménique. Il remettait alors à l’évêque, le bâton qu’il avait gardé jusqu’alors à sa main et recevait les acclamations habituelles de la foule. Cette cérémonie était suivie de l’ordination. Ces fonctions regardaient le métropolitain d’Héraclée, parce qu’avant Constantin les évêques de Byzance relevaient de ceux de cette ville. Le patriarche à son tour choisissait son archimandrite, le protosyncelle, les préfets des principaux monastères, et tous, se rendant au palais, adoraient l’empereur et recevaient de sa main le sceptre, emblème de leurs fonctions nouvelles. Ce cérémonial qui avait pour objet de constater la dépendance du patriarche à l’égard du prince, se conserva, chose curieuse, même sous les souverains musulmans. Nous savons que Mahomet II remit lui-même à Gennadius le bâton pastoral. Peu importait la personne du monarque ; ce qui donnait sa valeur à l’investiture, c’était la participation du pouvoir souverain, issu de Dieu, qui distribue à son gré les empires. Plusieurs fois pour s’assurer le concours des patriarches, les empereurs essayèrent de nommer à ces dignités quelques membres de leur famille. C’est ainsi que Basile, après avoir disposé de l’empire en faveur de ses deux fils, Constantin et Léon, consacra le troisième à l’Église et le destina au patriarchat. Le fils de Romain Lécapène, Théophylacte, reçut la même dignité. Il est vrai de dire que ces choix ne furent pas toujours heureux. Les préoccupations politiques du souverain l’empêchaient d’avoir égard, autant qu’il l’aurait dû, au caractère, à la science et aux vertus du candidat. L’administration de Théophylacte fut un scandale pour ses contemporains. Ce prélat, grand amateur de chevaux, et qui paya de sa vie une passion si peu séante à ses fonctions, rappela les folies de Caligula pour son cheval favori. Il passait plus de temps dans ses écuries qu’à Sainte-Sophie ; un jour qu’une solennité religieuse réunissait à son église l’empereur et la cour, il quitta brusquement le service divin, à la nouvelle qu’une de ses juments venait de mettre bas.

Ajoutons que ces précautions des princes byzantins n’étaient pas vaines. Prêtre et magistrat, en vertu de la double investiture qu’il avait reçue, le patriarche exerçait à Constantinople une influence telle, que souvent il fit trembler l’empereur sur son trône, et disposa de la couronne en faveur de ses créatures.

 

II

La tranquillité de l’empire et sa stabilité dépendaient presque toujours du bon accord de l’empereur et du patriarche. Leur hostilité explique la plupart des révolutions, qui à maintes reprises bouleversèrent l’Orient. Pour se rendre compte de cette prodigieuse influence, il faut connaître le peuple byzantin, le plus mobile, le plus superstitieux, le plus fanatique et le plus servile qui fut jamais. Aucun trône ne fut plus fragile, plus sujet à subir le flux et le reflux des révolutions que celui des empereurs d’Orient. Aucune dynastie ne put s’affermir et pousser de profondes racines dans ce sol, sans cesse remué par des commotions intestines. Peu d’empereurs meurent dans leur lit. La plupart finissent dans l’exil, au fond des monastères, ou affreusement mutilés, périssent dans d’épouvantables supplices. La facilité des Byzantins à renverser leurs souverains, n’eut d’égale que leur servilité à les adorer. On ne prive pas impunément un peuple de sa liberté et de sa vie publique. Son activité et ses passions, refoulées sur un point, s’échappent d’autre part en terribles secousses et en odieux excès. Ce n’était cependant ni le regret de ses libertés perdues, ni le ressentiment de sa servitude, ni l’espérance d’un régime plus libéral, où le contrôle populaire eut sa place, qui soulevaient les foules tumultueuses qui se pressaient à l’hippodrome ou au pied de la chaire de ses patriarches. Le peuple ne connaissait plus depuis longtemps, ni la fierté de l’homme libre, ni la rancune et le désir de vengeance de l’esclave. Les querelles religieuses occupaient et remplissaient sa vie. Si la parole de saint Augustin, oportet hæreses esse, peut recevoir ici son application, en aucun temps, en aucun pays, la religion ne prit plus de place dans l’existence d’une nation. La théologie était l’arène où toutes les passions débridées se donnaient carrière. Les discussions les plus arides, les distinctions les plus subtiles, ne rebutaient pas l’ardeur querelleuse et ne fatiguaient pas le cerveau de ce peuple de théologiens. On disputait à l’église, au cirque, et jusque dans les échoppes des cordonniers et des vendeuses de légumes. On discuta jusque sur les ruines des murailles battues en brèche par le canon de Mahomet II. L’évêque de Crémone, Luitprand, en mission à Constantinople, est littéralement assourdi par ces criailleries sur le dogme, sur la Trinité et la nature de Dieu. Les hérésies et les sectes pullulaient sur cette terre exceptionnellement féconde. On se lasserait à les énumérer : ariens, eunomiens, macédoniens, apollinariens, pauliciens, manichéens, donatistes, priscellianistes, nestoriens, eutychiens, sabbatiens, valentiniens, montanistes, marcianistes, monophysites, monothélites, hydroparastades, ascodrogites, photianiens, marcelliens, etc., etc. Tous les jours voyaient naître une interprétation nouvelle des doctrines officielles. On torturait le sens des écritures, on pesait les mots et les syllabes, on scrutait les décisions des conciles, on retournait de tous côtés les commentaires des pères. Et toutes ces disputes finissaient par de sanglantes émeutes. Lorsque Macédonius s’avisa de faire transporter le corps du grand Constantin du temple des Apôtres au temple d’Acacius, le déchaînement des partis fut tel, que le sang remplit le puits du Témoignage, déborda sur la place, rejaillit sur les portiques et coula en ruisseaux parles rues[13]. La déposition de Paulus, et l’exaltation de son successeur, le retour de ce même Paulus partisan d'Athanase et ennemi des ariens, furent l’occasion de semblables délires. Les décrets de Léon l'Isaurien et de Constantin Copronyme contre le culte des images faillirent coûter à ces deux princes la couronne et la vie. Notre âge a peine à comprendre ces effervescences, parce qu’il ne partage plus ces passions. Nos idées sont tournées vers d’autres objets ; d’autres soucis travaillent nos imaginations et déchaînent la guerre civile dans nos cités. Est-il sûr que nous échappions un jour aux critiques que nous adressons aux Byzantins, et que les générations qui viendront après nous ne s’étonnent pas, que pour je ne sais quelle subtilité introduite dans une constitution, la vie des hommes ait été si facilement et si largement prodiguée ?

Le contre-coup de ces agitations devait se faire sentir sur les destinées de l’empire. Elles témoignent au moins d’une incroyable vitalité chez ce peuple trop calomnié. Son fanatisme fit sa faiblesse et le livra souvent désarmé, déchiré par ses factions, aux invasions du dehors. Maintes fois le trône de Byzance menaça de sombrer et de s’abîmer comme le premier empire romain. Il survécut cependant dix siècles encore aux innombrables tempêtes qui vinrent l’assaillir. Des hordes de barbares aussi pressées et aussi farouches vinrent battre ses murs. Les Goths, Bulgares, Avares, Slaves, Russes, Hongrois, Petchenègues, Sarrasins et Mongols furent aussi redoutables pour lui, que l’avaient été pour Rome les Germains et les Huns. Mais à Byzance le foyer des passions religieuses ne fut jamais éteint, comme à Rome celui des passions politiques. Il donna au peuple sa flamme et cette force de résistance dont tant de fois il fit preuve. Pendant tout le moyen-âge, Constantinople fut le boulevard de l’Occident contre les incursions des Asiatiques. Sans doute la merveilleuse situation de la ville, sentinelle avancée vers l’Orient, protégée d’une part par la mer, de l’autre par le double rempart des Balkans et du Danube, fut pour beaucoup dans cette étonnante longévité. Mais le meilleur rempart et le plus sûr fut encore le zèle de propagande des Byzantins et ce fanatisme même auquel Constantinople dut souvent sa faiblesse, mais aussi quelquefois sa grandeur.

Dans les conflits religieux qui éclatent entre le patriarche et l’empereur, et où le peuple intervient si tragiquement comme acteur, lequel des deux pouvoirs, celui qui prétend innover en matière de dogme, ou celui qui se considère comme le gardien de la tradition et le défenseur des conciles, doit définitivement l’emporter ? Si l’on considère les derniers siècles de l’empire byzantins, il semble que le patriarche déserte la lutte et consente à n’être plus que le chapelain du prince. Dans les siècles qui précèdent, la victoire fut plus chèrement disputée, mais resta le plus souvent à celui qui pour défendre ses droits avait la force, c'est-à-dire l’armée. Les empereurs ne considérèrent jamais le patriarche que comme un fonctionnaire révocable, s'il résistait à leurs volontés ou ne se prêtait pas à leurs fantaisies théologiques. La lutte commença dès Constantin. Cet empereur, converti par Eusèbe de Nicomédie à l’arianisme, força le patriarche à se réconcilier solennellement avec l’hérésiarque. Constantius se montra plus violent. Ayant appris que l’orthodoxe Paulus avait été élu sans son aveu, il envoie Hermogène pour le chasser de l’église. Le peuple défendit son patriarche et Hermogène paya de sa vie l’obéissance aux ordres de l’empereur. Constantius fut obligé de venir lui-même introniser Macédonius. Plus tard, pendant une absence du prince, Paulus est rappelé. Constantius furieux envoie le préfet Philippe qui s'empare par surprise du prélat. Il le mande aux bains publics, comme pour une entrevue, lui lit le décret impérial qui le bannit, et par une porte secrète le fait embarquer sur un vaisseau prêt à mettre à la voile. Il fut plus difficile à Philippe de ramener Macédonius. Il lui fallut livrer bataille à la foule. Près de quatre mille hommes teignirent ce jour-là de leur sang les murs de Constantinople et le parvis de l’église[14].

Sous le règne de Valens, les ariens élevèrent au patriarchat Démophile ; les orthodoxes lui opposèrent Evagre[15] qui fut consacré par l’évêque d'Antioche Eustathius. Valens se montra relativement clément ; il relégua Eustathius à Cyzique, et chassa Evagre de son siège pour y affermir Démophile. On connaît l’exil et les persécutions subies par Jean Chrysostome sous Arcadius. Peu d’époques furent aussi troublées que celle du règne d’Anastase. Il bannit tour à tour le patriarche Euphémius qui ne voulait pas frapper d’anathème les canons du concile de Chalcédoine, et qui lui reprochait d’être infidèle aux promesses jurées à son couronnement, puis son successeur Macédonius, qui ne se montra pas d’humeur plus docile. Il le remplaça par un certain Timothée, qu’il plia aisément à toutes ses volontés[16]. Justinien lui-même, tombé dans l’hérésie, et désespérant de fléchir l’obstination d'Eutychius, l’envoya en exil à Amasie, et le remplaça par Jean le Scholastique[17]. L’Église eut à redouter les fureurs de Justinien Rhinotmète. Chassé du trône parles factions religieuses, et mutilé dans l’hippodrome, il couva dix ans sa vengeance chez les Bulgares, rentra dans la capitale, traînant après lui Apsimarus et Léontius, ses successeurs, et les égorgea dans le cirque ; puis il fit saisir le patriarche Callinicus, lui creva les yeux et l’envoya à Rome. Il appela pour le remplacer le moine Cyrus, qui lui avait prédit qu’un jour il recouvrerait son trône[18]. Mais Cyrus ne garda, pas longtemps sa faveur. L’empereur se défit de lui et associa un autre patriarche, Jean, à ses desseins contre l’orthodoxie[19].

Léon l'Isaurien ménagea longtemps l’évêque Germanus, parce que tout en blâmant les décrets du prince, il retenait dans l’obéissance les provinces exaspérées par les fureurs des iconoclastes. Il finit pourtant par le déposer dans un concile et appela au trône épiscopal Anastase, syncelle de Germanus. Mais les complaisances d’Anastase ne le préservèrent pas des soupçons de Constantin Copronyme. Averti que le patriarche ébruitait des propos sacrilèges tenus par lui dans le secret d’une conversation, il le déposa et le livra aux bourreaux qui le tenaillèrent et le torturèrent. Comme ses jambes brisées par le supplice ne lui permettaient pas d’avancer, on le porta à l’église. Là, son successeur, l’eunuque Nicétas, l’abreuve d’injures, le soufflette et l’excommunie. Les assistants lui arrachent les cheveux, les poils de la barbe et des sourcils, puis le placent sur un âne, la tête tournée vers la queue de l’animal. Dans cet équipage il est conduit au cirque. Les factions le foulent aux pieds, meurtrissent de coups son corps douloureux, le couvrent de crachats et terminent son long martyre en l’égorgeant[20]. Les empereurs iconoclastes furent entre tous impitoyables. Dans la lutte engagée contre les papes, les patriarches durent être leurs auxiliaires, ou furent brisés par eux. Le schisme d’Orient fut fatal à leur indépendance. Ils durent plus que jamais subir la volonté du maître, sans pouvoir recourir à l’intervention lointaine, mais souvent efficace de l’évêque de Rome. Le prélat même qui accomplit le divorce entre les deux Églises, Photius, fut victime de l’arbitraire de ses souverains. Deux fois appelé aux fonctions de patriarche, il en fut deux fois honteusement chassé et mourut dans un monastère. En brisant le lien qui unissait Constantinople à Rome, il enleva à lui-même et à ses successeurs, la suprême garantie d’indépendance qui leur restât.

Tant s’en faut, cependant, que dans ces innombrables conflits, les violences de l’empereur l’aient emporté toujours sur les vertus et le crédit du patriarche. Souvent le peuple prit parti pour son pasteur et lui sacrifia la personne impériale. Aux premiers temps de l’empire chrétien surtout, l’autorité de fraîche date des évêques était presque sans bornes. Ils étaient quelquefois défenseurs des cités ; les chefs barbares, sans pitié pour les souverains, qu’ils créaient et replongeaient à leur gré dans le néant, s’arrêtaient devant la majesté et la fermeté désarmée de plus d’un courageux prélat, et sentaient fléchir en leur présence leurs instincts de pillage. Les peuples s’attachaient à leur évêque comme à un sauveur. Ils l’écoutaient plus volontiers qu’un prince résidant loin d’eux, et d’ailleurs impuissant à les exaucer. Dans leur église, les prélats ne craignaient pas de gourmander l’empereur et de discuter ses mesures. La chaire avait remplacé la tribune aux harangues. Valentinien, ne pouvant réussir à arracher saint Ambroise à son église de Milan, s’écriait dans un transport de rage : Si Ambroise l’ordonnait, vous me livreriez à lui pieds et poings liés. Le même évêque, sans égard pour la puissance de Théodose, lui Tenait le langage le plus hautain et le plus menaçant que souverain ait enduré. Il lui signifiait d’avoir à relever les synagogues que dans un excès de zèle le prince avait détruites : En vous écrivant, j’ai voulu de préférence me faire entendre de vous dans le secret du palais, de peur que si cela était nécessaire, vous n’ayez à m’entendre dans l’église. Les premiers évêques de Constantinople eurent parfois un langage aussi libre avec l’empereur, ils traitaient avec lui de puissance à puissance. La première fois que Nestorius prêcha devant Théodose, il s’écria : César, donnez moi la terre purgée d’hérétiques, et je vous donnerai en échange le royaume du ciel. Exterminez avec moi les dissidents, et avec vous j’exterminerai les Persans. L’autorité que saint Jean Chrysostome prit sur la multitude de la nouvelle Rome devint un danger pour l’empire. Son éloquence magique avait le don de soulever le peuple et de l’arrêter dans ses plus furieux élans. Il sut arracher à ses vengeances un ministre malfaisant, Eutrope ; il entretenait ses auditeurs de ses discordes avec la cour d’Arcadius, et leur expliquait ainsi sa disgrâce : Vous savez, mes amis, la véritable cause de ma perte : c’est que je n’ai point tendu ma demeure de riches tapisseries, c’est que je n’ai point revêtu des habits d’or et de soie, c’est que je n’ai point flatté la mollesse et la sensualité de certaines gens. Il reste encore quelque chose de la race de Jézabel. Hérodiade demande encore la tête de Jean, et c’est pour cela qu’elle danse[21]. Et lorsque, porté par l’enthousiasme populaire, il revint d’exil en triomphe, ce n'est pas l’empereur, qui avait cédé malgré lui à la nécessité de son rappel, c’est son troupeau fidèle qu’il remerciait par ces paroles : Voyez ce qu’ont fait les embûches de mes ennemis ! Elles ont augmenté l’affection et le regret pour moi. Autrefois les nôtres seuls m’aimaient. Aujourd'hui les juifs mêmes m’honorent. Ceux qui croyaient éloigner de moi mes amis, m’ont concilié les indifférents. Ce n’est pas à eux que je rends grâces, mais à Dieu, qui a tourné leurs injustices en honneurs pour moi. Certes, c’était un censeur impitoyable, presque un maître, que s’étaient donné les souverains de Byzance, le jour où ils avaient appelé au siège épiscopal un homme capable de tenir impunément un si fier et si dédaigneux langage.

Dans la suite, les patriarches, pour retenir la périlleuse ardeur d’innovation qui animait les empereurs théologiens, imaginèrent de les enfermer dans la religion du serment prêté au moment de leur couronnement. Ils devaient jurer de reconnaître les canons des conciles œcuméniques, les canons des apôtres, les commentaires des pères de l’Eglise, et remettre leur profession de foi signée de leur main à l’évêque, qui la déposait dans le sanctuaire. Mais ces précautions étaient peu faites pour arrêter des princes qui avec l’empire recevaient la souveraine puissance, et le droit de légiférer en matière ecclésiastique aussi bien qu’en matière civile. Ce droit contesté, souvent leur coûta cher. Basiliscus, qui avait supplanté Zénon, ayant réprouvé par un édit public le concile de Chalcédoine, toute la populace, hommes et femmes, à l’instigation du patriarche Acacius, vont assiéger le palais. On menaçait d’y mettre le feu. Basiliscus dut s’esquiver en hâte, et quitta la ville en défendant au sénat de communiquer avec Acacius. Mais la multitude sortit à sa suite, excitée par les moines, enleva l’empereur et le força dans l’église de faire amende honorable au clergé, de renoncer à son hérésie et de révoquer par un nouvel édit le décret qu’il avait porté[22]. Dans la lutte désespérée qu’Anastase soutint contre les deux patriarches Euphémius et Macédonius, et qui finit par l’exil et la mort de ses deux ennemis, il faillit perdre lui-même la vie. Lors de son couronnement, sur les instances de l’impératrice veuve Ariane, qui lui donna son trône et sa main, il avait signé la profession de foi exigée par le patriarche. En possession du pouvoir, et dès lors décidé à méconnaître l’autorité du concile de Chalcédoine, il mit tout en œuvre pour extorquer la pièce qui témoignait contre lui. A la nouvelle du conflit, les rues se remplirent d’une multitude qui criait : Les temps sont venus, chrétiens ! Que personne n’abandonne son pasteur et son père ! On vociférait : A mort le manichéen ! Il est indigne de l’empire ! Anastase préparait déjà sa fuite. Il se tira de ce mauvais pas par une conversion hypocrite et feignit de se soumettre, attendant l’heure propice à sa vengeance[23]. Les choses se passèrent à peu près de même sous Justinien Rhinotmète. Le peuple, enflammé par les paroles du patriarche à Sainte-Sophie, entraîna l’empereur au cirque, et, après avoir proféré contre lui des menaces de mort, se contenta de lui couper le nez et de le reléguer dans la Chersonèse. Les deux moines Théodore et Etienne, accusés de l’avoir poussé à l’hérésie, furent plus maltraités : traînés sur le sol, les pieds liés, ils furent brûlés vifs sur la place publique[24]. En 731, il suffit au patriarche Anastase de rapporter au peuple que l’empereur avait dit : Jésus-Christ est un  simple mortel comme moi, et sa mère, Marie, l’a enfanté comme ma mère, pour que le peuple renversât Constantin Copronyme et lui substituât Artabasde. Cette année-là, dit le chroniqueur Cédrénus, vit des luttes civiles telles que pareilles ne s’étaient vues depuis le commencement du monde[25]. L’espace manquerait pour énumérer tous ces conflits et les émeutes qui en étaient la suite ordinaire. Ils entretenaient une agitation continuelle chez des gens qui, tous, prenaient parti, tuaient ou se faisaient tuer pour un article de foi. Le bon accord du patriarche et de l’empereur assurait l’ordre et la prospérité de l’empire ; leurs dissentiments étaient le signal des guerres civiles, presque toujours compliquées de désastres à l’extérieur.

 

III

Nous avons étudié le patriarche dans ses rapports avec l’empereur ; il nous reste à l’examiner dans ses rapports avec l’Eglise et à marquer sa place dans la hiérarchie épiscopale du monde catholique.

Du jour où de hautes convenances politiques décidèrent Constantin à transporter le siège de l’empire sur les bords du Bosphore, et à quitter Rome pour le merveilleux emplacement de Byzance, tous les grands corps de l’Etat le suivirent dans sa nouvelle résidence. La présence de la cour, les splendeurs des fêtes religieuses, surtout les relations de tous les jours qui s'établirent entre l’empereur et le chef religieux de la province, devaient singulièrement rehausser la situation du modeste évêque de Byzance, jusqu’alors suffragant de celui d’Héraclée. Par la volonté de Constantin, Métrophanès fut fait archevêque et devint dès lors le personnage principal du clergé oriental. Il ne convenait pas que le prélat, qui approchait le prince, qui le secondait dans la partie la plus délicate et la plus importante de son administration, fût dans la hiérarchie ecclésiastique l’inférieur de personne, qu’il obéit à d’autres ordres qu’aux siens, qu’il dépendit d’un autre que de lui-même. Le blâme que l’évêque d’Héraclée infligeait à son suffragant pouvait rejaillir jusqu’à la personne impériale. Aussi n’entra-t-il dans aucun esprit que l’empereur eût outrepassé ses droits, et ne trouvons-nous aucune critique de cet acte dans les historiens ecclésiastiques du temps[26]. Marca estime que les droits du nouvel archevêque furent purement honoraires, jusqu’au moment où la législation du concile lui donna la sanction religieuse. Rien n’autorise à penser ainsi ; tout porte à croire, au contraire, qu’en conférant la dignité, l’empereur n’avait pas entendu que son évêque fût privé des droits qui en étaient la suite.

Un obstacle cependant semblait s’élever contre cette exaltation. La hiérarchie des grands dignitaires de l’Eglise avait été ainsi fixée par le sixième canon du concile de Nicée, que, suivant l’usage anciennement adopté pour l’Egypte, la Libye et la Pentapole, l’archevêque d’Alexandrie exerce sa juridiction sur les évêques de ces provinces, ainsi que l’évêque de Rome a coutume de l’exercer sur celles qui dépendent de lui ; que l’évêque d’Antioche conserve aussi les privilèges qu’il possède sur les autres églises. Les évêques de Rome, d’Alexandrie, d’Antioche, ayant juridiction sur les métropolitains et les évêques, le premier, de l’Occident, le second, de l’Afrique, le troisième, de l’Asie, étaient donc, dès le règne de Constantin, les trois chefs reconnus du clergé catholique, ceux qu’on devait appeler, après le concile de Chalcédoine, les patriarches. L’évêque de Constantinople allait prendre sa place parmi eux. Le troisième canon du premier concile œcuménique tenu dans la ville impériale en 381, lui donnait le second rang dans la hiérarchie épiscopale : Que l’évêque de Constantinople jouisse des prérogatives d’honneur après l’évêque de Rome, parce que Constantinople est la nouvelle Rome.

Quelques écrivains ont prétendu que les prélats assemblés au concile profitèrent de l’absence des légats romains pour insérer ce canon dans la collection, et qu’il ne fut jamais reconnu et approuvé à Rome. Baronius[27] dit même qu’il est supposé ; car on trouverait dans le compte-rendu des séances les protestations que n’aurait pas manqué de faire entendre l’évêque d’Alexandrie ; enfin qu’Anatolius, au concile de Chalcédoine, aurait invoqué ce précédent pour appuyer sa demande. Il n’est pas douteux que le pape ait vu de mauvais œil ses prérogatives d’honneur partagées avec un évêque qui devait devenir pour lui un rival. Aucun texte cependant ne montre que ni lui ni ses légats aient élevé une réclamation. Socrate et Sozomène enregistrent ce canon au même titre que les autres, et le citent sans remarquer que sa validité soit contestée ou contestable[28].

Du reste, les évêques d’Alexandrie et d’Antioche acceptèrent sans résistance la suprématie de Constantinople. On vit même les-évêques de la capitale étendre leur juridiction sur les suffragants des deux autres patriarches, sans que ceux-ci aient tenté de restreindre ces privilèges exorbitants. Dans les séances du concile, où fut fixé le rang occupé désormais par l’évêque de Constantinople, Nectaire siégea au-dessus de Théophile d’Alexandrie et de Flavien d’Antioche. Une des accusations soulevées par les ennemis de saint Jean Chrysostome au conciliabule ad Quercum, fut que, sous prétexte de simonie, il avait dépouillé de leurs sièges plusieurs évêques d’Asie, relevant de la juridiction du patriarche d’Antioche, et qu’il avait intronisé d’autres prélats à leur place. Son successeur, Atticus, obtint de Théodose le Jeune une loi qui défendait qu’aucun évêque fût, nommé sans son consentement en Orient[29]. Le patriarche Flavianus se saisit, comme étant de son ressort, de l’affaire intentée par les clercs de l’église d’Edesse contre leur évêque, Ibas, au lieu de laisser le jugement de cette cause à Memnon d’Antioche. Sur l’ordre de l’empereur, il désigna, pour prendre connaissance de l’affaire, les évêques de Tyr, de Béryte et d’Hymérie. Le synode assemblé à Béryte justifia l’évêque Ibas. La suprématie du siège de Constantinople était donc unanimement acceptée, quand l’empereur Marcien, cédant aux sollicitations de sa femme, Pulchérie, réunit le grand concile de Chalcédoine. L’empereur, l’impératrice, le sénat, qui tous s’intéressaient à la grandeur de leur évêque, décidèrent les pères à renouveler les privilèges concédés par les précédents conciles. Le vingt-huitième canon de Chalcédoine portait : Attendu que Constantinople est le siège de l’empire et du sénat, et qu’elle est appelée la nouvelle Rome, qu’elle soit avantagée dans les choses ecclésiastiques, comme Rome elle-même, étant la seconde après elle. Un autre canon attribuait à l’église de Constantinople le Pont, la Thrace et l'Asie-Mineure. Or, la Thrace dépendait auparavant de l’évêque de Rome ; le Pont, de l’évêque de Césarée en Cappadoce ; l’Asie, de l’évêque d’Ephèse.

Ces canons ne furent pas accueillis sans murmures. Outre que le diocèse de la ville impériale était constitué aux dépens de ses voisins, le vingt-huitième canon trahissait les progrès de l’ambition des évêques de Constantinople. Ils s’étaient contentés d’abord de réclamer pour eux le second rang après Rome. Maintenant, tout en conservant ce second rang, ils prétendaient exercer en Orient des droits égaux à ceux des papes en Occident. Le monde catholique était ainsi divisé en deux vastes juridictions. Les intéressés firent entendre des plaintes très-vives. On soutint que l’évêque Anatolius avait attendu, pour produire ses prétentions, le moment où les légats du pape étaient absents et croyaient les séances du concile terminées, que le patriarche d’Alexandrie n’était représenté par aucun de ses prêtres, que celui d’Antioche avait abdiqué son indépendance entre les mains d’Anatolius, que l’évêque de Dorylée avait allégué à tort que le pape, consulté, ne ferait aucune objection à la rédaction de ce canon. Le pape Léon, dans une lettre adressée à Anatolius, réclama contre cet abus de pouvoir. Je m’afflige, disait-il, que tu te sois laissé aller jusqu’à violer les constitutions établies par le très-saint concile de Nicée, comme si le siège d’Alexandrie avait mérité de perdre le second rang et si celui d’Antioche n'avait plus la propriété du troisième. Mais ces récriminations furent vaines et le pieux empereur Marcien les passa sous silence. Les évêques de Constantinople, appuyés de l’autorité des empereurs qui succédèrent à Marcien, firent valoir ce canon qui fut sanctionné par les lois impériales. Une constitution de Zénon, puis une novelle de Justinien le confirment solennellement[30]. Nous décrétons, disait ce prince, que le très-saint pape de l’ancienne Rome sera le premier des prêtres, que le très-heureux archevêque de Constantinople, qui est la nouvelle Rome, aura le second rang après lui et sera préféré aux évêques de tous les autres sièges.

Les papes, impuissants alors à lutter contre l’empereur et à opposer à son pouvoir souverain, en matière législative, l’autorité pontificale, se résignèrent à accepter cet état de choses, et, par amour de la paix, par crainte pour leur propre sécurité, admirent le fait accompli. Grégoire le Grand, qui engagea une lutte si vive contre Jean le Jeûneur, ne laisse pas dans sa lettre aux patriarches d’Orient, d’attribuer le premier rang à l’évêque de Constantinople et de le nommer le premier. Toutefois les papes ne reconnurent définitivement parmi les canons de l’Église le troisième de Constantinople et le vingt-huitième de Chalcédoine qu’au concile de Latran, tenu par Innocent III.

L’ambition des patriarches de Constantinople n’était pas encore satisfaite. Ils se montrèrent bientôt impatients du second rang que les canons et les lois leur attribuaient, et aspirèrent au premier. La volonté impériale les avait élevés au-dessus de tous les autres évêques et placés immédiatement après l’évêque de Rome ; la même volonté ne pouvait-elle leur faire franchir encore ce dernier degré ? Le patriarche ne tenait-il pas tous ses droits de ce fait seul que Constantinople était la ville impériale et la nouvelle Rome ? Mais, depuis que l’ancienne Rome, désertée par le pouvoir, était réduite au simple rang de ville de province, était-il juste qu’elle gardât dans l'ordre religieux la suprématie qu’elle avait perdue dans l’ordre politique ? Constantinople, héritière des grandeurs passées de sa rivale, ne devait-elle pas hériter en même temps de la grandeur nouvelle et du lustre que la papauté lui conservait encore ?

Pour juger de la légitimité des prétentions élevées par l’évêque de Constantinople, il convient de rechercher l’origine du droit réclamé par les évêques de la nouvelle et de l’ancienne Rome. Sur ce point les avis sont très-partagés. Plusieurs écrivains veulent découvrir l’origine des prérogatives de Rome dans le canon vi e du concile de Nicée, dont nous avons plus haut cité le texte. Il manque, disent-ils, à ce canon, tout le commencement, tel qu’on le lisait à Rome, au temps du pape Jules, et qui renfermait ces paroles : l’Église romaine a de tout temps exercé la primatie. Malheureusement pour cette thèse, il nous manque ce commencement même, sur lequel porte la discussion, si toutefois il a jamais existé. Tout au plus trouvons-nous à ce fait quelques allusions dans les canons et décrétales apocryphes attribués aux papes des quatre premiers siècles par les faussaires d’Alexandrie et autres, dont pullulait l’Orient. On ne peut croire aussi que le canon qui investissait Rome d’une primatie réelle sur les autres sièges, ait été perdu ; l’intérêt des évêques de Rome n’était-il pas de le conserver plus précieusement que tout autre ?

On a souvent, en effet, discuté sur le nombre des canons de Nicée. Dans la fameuse correspondance apocryphe d'Athanase et du pape Marc, nous lisons qu’Athanase demande au pape de lui envoyer la collection des quatre-vingts canons de Nicée, tous les exemplaires qui existaient en Egypte ayant été brûlés par les ariens. Marc répond qu’il se dispose à les lui envoyer, mais réduits à soixante-dix. Or, il est à peu près certain qu’il n’y eut jamais plus de vingt canons, ceux-là même qui sont parvenus jusqu’à nous. Rufin en cite bien vingt-deux, mais les deux surnuméraires ne sont d’aucune importance. Théodoret fixe le chiffre de vingt[31]. Lorsqu’au sixième concile de Carthage, le pape Zosime, invoquant la législation de Nicée, réclama auprès des pères le jugement des évêques d’Afrique, les prélats, étonnés, déléguèrent plusieurs d’entre eux auprès de l’évêque de Constantinople, Atticus, et de celui d’Alexandrie, Cyrille, pour rapporter le texte exact des canons. Cécilianus de Carthage ne rapporta que les vingt canons qui nous sont connus. Enfin d’autres écrivains prétendent trouver dans le texte même du sixième canon, tel que nous l’avons aujourd’hui, l’aveu de la primatie de Rome. Au lieu de traduire, comme nous l’avons fait : Que suivant l’usage anciennement adopté pour l’Égypte, la Libye et la Pentapole, l’évêque d’Alexandrie exerce sa juridiction sur toutes les provinces, ainsi que l’évêque de Rome a coutume de l’exercer sur celles qui dépendent de luiquando quidem et episcopo romano hoc est consuetum —, ils traduisent : comme l’évêque de Rome l’a décidé. Cette version attribue au pape l’initiative de l’organisation religieuse de la catholicité. Mais cette interprétation forcée ne se soutient pas. Dans la traduction qui fut faite du grec en latin, par Trilon et Théoriste, à la demande des pères de Carthage, le passage qui nous occupe est ainsi interprété : quia urbis Romœ episcopo similis mos est, ce qui revient à l’explication que nous avons donnée nous-même. C’est, nous le répétons, seulement aux conciles de Constantinople et de Chalcédoine, que la primauté d’honneur fut accordée dans l’Église au pape de Rome.

La théorie la plus généralement adoptée par l’Église est que le pape tient sa suprématie, non d’une source humaine, mais de Dieu, par l’intermédiaire du prince des apôtres, saint Pierre. C’est en sa qualité de successeur de saint Pierre, qu’il a autorité et juridiction sur les autres évêques. Il est utile toutefois de faire observer que cette idée est relativement récente, et n’avait point cours au premier siècle de l’Église. C’est encore aujourd’hui un point très-contesté, malgré les présomptions tirées de l’épitre I de Pierre, et nullement acquis à la science, de savoir si l’apôtre vint réellement à Rome et fut le fondateur de cette Église. Cette légende trouvait des sceptiques même du temps d’Eusèbe ; elle en trouve bien davantage aujourd’hui que la critique est plus minutieuse et à bon droit plus exigeante. Mais il n’entre pas dans notre sujet de discuter ici ce fait.

Ce fut une idée, ingénieuse sans doute, mais imprudente, que de donner à la puissance pontificale, une base si fragile et si incertaine. Nous rencontrons les premières traces de cette filiation dans les fausses décrétales publiées parmi les œuvres d’Isidore de Séville. La deuxième lettre de Sixte Ier déclare dans un latin barbare que l’esprit de Dieu réside dans les successeurs de Pierre et qu’il continue à protéger son Église. On sait ce qu’il faut penser de cette compilation maladroite dont l’authenticité est contestée même par Baronius. Le premier pape qui nous parait avoir mis clairement cette théorie au service de ses prétentions est Pelage, qui vivait au VIe siècle[32]. L’Église romaine, dit-il, ne doit pas son exaltation au-dessus des autres églises, aux décrets des synodes ; elle tient la primatie de la parole de Dieu même, notre Sauveur : Tu es Pierre, etc. L’idée prend corps sous Grégoire le Grand ; il la fait sienne, pour ainsi dire, par le développement qu’il lui donne et les observations dont il l’appuie. Dans ses commentaires au psaume IV, il s’emporte contre l’empereur qui veut faire de l’Église romaine une servante et une esclave : Elle est au contraire, dit-il, la reine des nations. Car c’est d’elle que le Christ a dit : Je te donnerai les clefs du ciel. Et dans une longue lettre au patriarche d’Alexandrie, où il se plaint des empiètements et de l’ambition de l’évêque de Constantinople, il révèle toute sa pensée. Qui ne sait que notre Église a pour fondateur Pierre lui-même, et que le nom du fondateur répond de la solidité de l’édifice. C’est à lui que le Verbe a dit : Je te donnerai les clefs du royaume céleste, et encore : Quand tu seras converti, affermis tes frères, et enfin : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu, pais mes brebis. — Aussi, bien qu’il y ait eu plusieurs apôtres, l’autorité du siège du prince des apôtres a seule prévalu, et cette autorité s’est communiquée par lui à trois sièges. Car c’est Pierre qui a élevé le lieu où il repose et où il a fini sa vie terrestre, savoir Rome ; c’est lui qui a illustré la ville où il a envoyé l’évangéliste, son disciple, savoir Alexandrie. C’est lui encore qui fonda le siège qu’il devait abandonner après l’avoir occupé sept ans, savoir Antioche.

Ce passage nous montre que dans l’esprit du saint pape, c’est de la suprématie de saint Pierre sur les apôtres que dérive la suprématie des trois patriarches de Rome, d’Alexandrie et d’Antioche. C’est sa présence qui les a sanctifiées. Si ces trois villes étaient en même temps les plus opulentes et les plus vastes du monde romain, ce n’est là que l’effet d’une simple coïncidence. Leur grandeur politique n’a rien à-voir au lustre qu’elles ont reçu de l’apostolat de Pierre et de son disciple. Il résulte encore de cette ingénieuse filiation que Constantinople et Jérusalem ne sont pas légitimement admises au partage des prérogatives d’honneur. Le patriarchat, dont elles tirent vanité, n’est qu’une dignité usurpée, au moins ne procédait-il pas, comme pour les trois autres villes, d'une origine unique et presque divine.

Cette théorie présentait cependant quelque danger. Du moment que l’apostolat de saint Pierre suffisait à faire d’une ville quelconque la capitale du monde catholique, pourquoi cet honneur appartenait-il à Rome, plutôt qu’à Antioche, plutôt surtout qu’à Jérusalem ? C’est ce que faisait entendre le patriarche Polychronius au pape Célestin, en réclamant pour son épiscopat la primatie. N’est-ce pas Jérusalem que Dieu même a choisie pour que le Christ y naquit ? N’est-ce pas là qu’il a souffert et qu’il est ressuscité ? N’est-ce pas là qu’il a fait descendre le Saint-Esprit sur ses disciples ? Là aussi que l’Église du Christ s’est constituée pour la première fois ? Là que les apôtres Pierre, Jacob, Jean, ont prêché l’Évangile ? N’est-ce pas d’elle enfin que les prophètes ont prédit que la vérité sortirait pour se répandre sur le monde ? Ces raisons étaient spécieuses ; il était difficile au pape d’y répondre. Mais les avantages que présentait leur théorie étaient trop grands pour échapper à leur sagacité. Le premier de tous était d’assurer leur indépendance, d’émanciper la papauté de la tutelle impériale, de la faire vivre de sa vie propre, sans qu’elle empruntât à l’empire aucun élément de sa grandeur nouvelle. C’est pourquoi les papes s’attachèrent à faire valoir cette descendance, et à se considérer avant tout comme les successeurs de saint Pierre. Au moment où la papauté triomphante entreprend de se dégager des liens politiques qui l’unissent à Constantinople, le pape Adrien peut écrire à l’évêque Nigelramnus : Rome est la tête de toutes les églises, c’est en elle que toutes ont leur source. Cette primauté elle ne la doit pas aux synodes ou aux décrets de l’empereur ; elle la doit à la munificence de Dieu même.

Ces décrets des empereurs avaient seuls cependant, dans l’esprit des légistes du Bas-Empire, le droit de fixer les rangs des sièges épiscopaux. Les papes eux-mêmes semblaient le reconnaître en demandant à leurs prétentions la sanction du prince. Si nous nous plaçons au point de vue des hommes de cette époque, nous constatons que Rome tient sa suprématie religieuse, non d’une origine divine et apostolique, mais d’une origine toute laïque et toute terrestre. Parce qu’elle est officiellement la capitale du monde romain, elle devient la capitale religieuse de la chrétienté. Les grandeurs de la république, les bienfaits de l’empire païen entrent pour une part notable dans la glorification de Rome chrétienne. Elle, qui a été la source du droit romain, peut devenir la source du droit canonique. Pas un écrivain byzantin, pas un clerc ne pense autrement en Orient. Les conciles prennent le soin de remarquer que l’ancienne Rome étant la première en honneur, Constantinople doit avoir le second rang, parce qu’elle est la nouvelle Rome. Quel autre titre pourrait-elle en effet alléguer en sa faveur ? Un caprice administratif l’a tirée du néant, alors que le christianisme couvrait déjà le monde romain. Petit bourg ignoré, elle n’a pas eu la visite des apôtres en voyage ; aucune église n’a été bâtie par leurs disciples dans ses murs. Elle date de Constantin et de l’empire d’Orient. Si donc elle est le siège d’un patriarchat, si elle vient immédiatement après Rome, elle ne le doit point aux apôtres, qui n’ont rien fait pour elle ; elle doit tout à la présence de ses empereurs. Rome est son aînée, et, pour cette raison seulement, l’emporte sur elle.

L’étude des textes peut amener sur ce point la conviction. Constantin, dit Zonaras[33], éleva Byzance, qui dépendait de l’évêché d'Héraclée, à la dignité du patriarchat. Mais le principat fut laissé à l’ancienne Rome, à cause de la prérogative de l’âge et parce que l’empire avait émigré de là à Constantinople. Le préambule du décret par lequel Justinien signifie au pape Jean que son église est la première, est conçu en ces termes : Comme l’ancienne Rome fut la source de notre législation, nul ne doute qu’elle doive être le siège du souverain pontificat[34]. Pour les écrivains ecclésiastiques de Rome, Constantinople n’est qu’une colonie et n’a pas droit aux honneurs de la métropole[35]. Singulière et heureuse colonie, plus puissante, dès le premier jour, que sa cité d’origine, et qui en avait absorbé toute la vie, après avoir commencé par lui ravir l’empire !

C’est donc par une concession faite à de vieux et glorieux souvenirs, que les empereurs conservent à Rome sa suprématie en matière religieuse. Quand ils s’adressent à leurs souverains, les papes manquent rarement d’en convenir. Nous en avons la preuve dans la requête adressée par le pape Boniface à l’empereur Phocas. Au vii e siècle, sous les souverains qui avaient précédé, Constantinople avait cru pouvoir s’affranchir de la déférence due au pape de Rome et se proclamer le premier siège de la chrétienté. Voici les quatre raisons que fait valoir Boniface contre cette atteinte portée à la tradition : 1° Le siège de l’empire fut d’abord à Rome ; Constantinople n’est qu’une colonie romaine ; 2° l’empereur ne tire pas son titre de Constantinople, mais de Rome ; il s’appelle l’empereur romain ; 3° les citoyens mêmes de Byzance ne s’intitulent pas citoyens grecs, mais citoyens romains ; 4° enfin, et cette raison ne vient que la dernière, Pierre a confié à l’évêque de Rome, et non à un autre, les clefs et le pouvoir que le Christ lui a donnés. Phocas trouva ces raisons concluantes et décréta que Rome resterait la première de toutes les églises. Mais ce décret même, qui, sur la demande d’un pape, décernait la primauté à Rome, était la reconnaissance des droits de l’empereur et de l’origine laïque de la suprématie religieuse.

Peut-être s’étonnera-t-on que les empereurs aient cédé sur un point aussi grave et contribué à grandir un pouvoir ennemi. Mais Phocas, après avoir fait périr Maurice et ses enfants dans d’affreux supplices, craignait le courroux et la vengeance du patriarche Cyriaque, resté fidèle au souvenir des malheureuses victimes. Il trouvait trop redoutable son évêque, et n’était pas fâché de l’humilier en le faisant déchoir. Il s’assurait aussi à Rome un appui dont l’autorité n’était pas à dédaigner, qu’il pouvait invoquer en sa faveur et opposer, le cas échéant, au clergé byzantin, qu’il sentait hostile. Ainsi, par crainte d’un ennemi prochain, Phocas se servait de son pouvoir pour accroître la force d’un ennemi plus lointain, mais par cela même plus libre et plus redoutable.

Tant que l’Italie avait été gouvernée par les tristes successeurs d'Honorius, et jusqu’au jour où l'hérule Odoacre renvoya dédaigneusement à l’empereur Zénon les insignes impériaux, on pouvait encore se faire illusion sur ce grand nom de Rome. Mais quand un barbare fut, par la fortune des armes, maître de l'Italie, et se choisit pour résidence, non plus la vieille capitale, mais Ravenne ou Vérone, chacun put croire que le berceau de la république et de l'empire, la ville de Romulus et celle d'Auguste allait bientôt disparaître du rang des cités et finir obscurément comme Palmyre, Babylone et, plus tard, Antioche. Et de fait, la papauté seule sauva Rome de cette ruine et lui communiqua une vie nouvelle. Alors il sembla naturel aux Byzantins de retirer à la ville déchue la primatie d'honneur dans les choses ecclésiastiques et de réserver à Constantinople le premier siège. Quelle autorité pouvait avoir désormais sur le monde l’évêque de Rome, environnée de peuples barbares, isolée du reste de l’empire, déshéritée de toute influence ? A quoi bon prolonger cette fiction, puisque le siège de l’empire était sans partage à Constantinople ? A cette ville devait revenir aussi la prérogative religieuse de Rome.

Nous pouvons donc fixer à la fin du Ve siècle environ l’époque où les patriarches de Constantinople tentèrent de s’arroger les droits exercés jusqu'alors par les papes. Nous lisons dans une constitution de Justinien : L’Eglise de Constantinople est la tête de toutes les autres églises[36]. Au mois de janvier 542, Justinien reçut la visite du pape Vigile. Théophane nous dit que le prélat obtint par ses prières que le nom du patriarche fût rayé du premier rang, et que le sien fut inscrit à sa place sur les tables ecclésiastiques [37]. Ce passage est le commentaire naturel de la novelle que nous avons donnée plus haut, et qui institue la hiérarchie à observer entre les grands dignitaires de l’Église. Cette apparente concession aux pontifes romains fut de courte durée. Bientôt les évêques de Constantinople inventèrent un titre nouveau, celui de patriarche œcuménique. Jean de Cappadoce, prédécesseur de Jean le Jeûneur, paraît être l’auteur de cette usurpation.

Que signifiait au juste ce mot : œcuménique ? La plupart l’interprétaient dans le sens de patriarche universel, supérieur à tous les autres évêques de la chrétienté. C’est ainsi que l’entendirent les papes, et ils ne purent tolérer cette prétention. Le bibliothécaire Anastase, qui fut envoyé comme légat au septième grand concile, fit à ce sujet des remontrances aux évêques orientaux. Les Grecs lui répondirent que ce titre n’impliquait pas pour le patriarche la suprématie du monde tout entier, mais seulement l’autorité exercée sur une partie du monde catholique. Nous ne savons si ces raisons satisfirent pleinement Anastase, mais il nous semble que les Orientaux se jouèrent un peu de la crédulité du prélat italien. Il était facile de demander si œcuménique était le synonyme de catholique, pourquoi les évêques d’Alexandrie, d’Antioche, et leurs suffragants mêmes ne prenaient pas aussi ce titre.

L’adversaire le plus vigoureux et le plus éloquent des prétentions du patriarche fut Grégoire le Grand. Il multiplie les lettres dans lesquelles il se plaint de l’orgueil de Jean le Jeûneur. Nous en comptons jusqu’à douze dans sa correspondance : Je ne m’explique point, écrit-il au patriarche, par quelle hardiesse et par quel orgueil Votre Fraternité ose se parer d’un nouveau nom, fait pour scandaliser tous nos frères. Vous vous déclariez indigne du nom d’évêque, vous décliniez jadis cet honneur, et voici que maintenant vous voulez seul en porter le titre. Je vous prie, je vous conjure, avec toute la douceur possible, de résister à ceux qui vous flattent et vous attribuent ce nom plein d'extravagance et de superbe. Quel exemple vous propose-t-on ? Celui de l’ange rebelle qui, méprisant les légions d’anges semblables à lui, ambitionna de n'obéir à personne et de commander à tous[38]. Et comme Jean le Jeûneur se retranchait derrière la volonté impériale : Il espère, écrivait-il, autoriser sa vaine prétention si je cède à l’empereur, ou l’irriter contre moi si je lui résiste. Mais je vais mon droit chemin, ne craignant en cette affaire que Dieu seul. Et à l’empereur Maurice[39] : Saint Pierre, le prince des apôtres, a reçu du Seigneur les clefs du royaume des deux, le pouvoir de lier et de délier, la direction et la principauté de toute l’Église, et toutefois on ne l’appelle pas l’apôtre universel ! Est-ce ma cause que je défends ? N’est-ce pas celle de Dieu et de son Église ? Nous savons que plusieurs évêques de Constantinople ont été non-seulement hérétiques, mais hérésiarques, comme Nestorius et Macédonius. Si donc celui qui remplit ce siège avait été évêque universel, toute l’Église aurait pu être entraînée dans son erreur. Pour moi, je suis le serviteur des évêques, tant qu’ils vivent en évêques ; mais si quelqu’un élève sa tête contre Dieu, je compte qu’il n’abaissera pas la mienne, même avec le glaive. Ailleurs encore, il déclare que quiconque se dit évêque universel est le précurseur de l’antéchrist.

Ces raisons étaient dignes de la fermeté et de la modestie du pape Grégoire Ier. Il refusait pour lui-même le titre qu’il déniait à son collègue. Il comprenait que le principe de l’absolutisme introduit dans l’Église pouvait être la source des plus grands désordres. L’hérésie du chef devait compromettre le salut des membres de la société chrétienne tout entière. Aussi se gardait-il d’une telle ambition, et signait-il ses lettres monitoires : Serviteur des serviteurs de Dieu. Il était en cela fidèle à la tradition des conciles, qui réprouvait la domination d’un seul évêque sur tous les autres. Le troisième concile de Carthage, réuni au temps de Siricius, ne déclarait-il pas : L’évêque du premier siège ne doit pas s’appeler prince des prêtres, ni souverain pontife, ni prendre tout autre titre semblable. L’évêque de Rome lui-même ne peut prendre le nom d’évêque universel[40].

Les plaintes de Grégoire le Grand ne touchèrent ni l’empereur ni le patriarche. Jean le Jeûneur et son successeur, Cyriaque, continuèrent à porter ce titre, et les évêques d’Orient persistèrent à le leur décerner. Les rapports de Rome et de Byzance en furent pour longtemps aigris. Il est fâcheux d'avouer que Grégoire, emporté par son ressentiment, applaudit à la chute lamentable de Maurice et à l’élévation du sanguinaire Phocas, qui, d'ailleurs, donna satisfaction aux griefs de la papauté. Cette obstination eut d’autres conséquences. Les papes, voyant le patriarche garder le titre d’œcuménique, se l’attribuèrent à eux-mêmes. Le pape Léon I er l’avait refusé, lorsque les pères de Chalcédoine le lui offrirent. Boniface III le sollicita de l’empereur Phocas, qui défendit à Cyriaque de le porter et le réserva à l’évêque de Rome. Le pape Agathon le prend au sixième concile général, et ses légats signent : Légats d’Agathon, patriarche œcuménique. Cette dénomination finit cependant par tomber en désuétude dans l’Église latine. Malgré les réclamations répétées des papes, les évêques de Constantinople s’obstinèrent à le porter pendant tout le cours de l’histoire byzantine[41]. Encore aujourd’hui, ils l’ajoutent à leurs noms dans les documents publics.

Ne croyons pas que ce titre fut pour les patriarches d’Orient une vaine formule destinée à contenter un amour-propre exigeant, mais sans portée réelle. Il était pour eux le signe de la suprématie et de la prééminence. Constantinople est au-dessus de tous les autres sièges, dit Balsamon, parce qu'elle possède le sceptre de l'empire romain[42]. Elle est la tête de toutes les églises... Elle jouit des prérogatives qu’avait l’ancienne Rome, ajoute le Nomocanon.

Il se trouva un pape pour souscrire à ces prétentions ou plutôt pour partager le débat. Le fameux Albéric, gagné par les présents du patriarche Théophylacte, déclara l’Église de Constantinople indépendante de celle de Rome, et renonça au droit que le Saint-Siège élevait sur tous les évêques du monde[43]. Du moins fut-il le seul. Si la querelle de Rome et de Byzance se termina par un schisme ; si Photius, puis Cérularius, consommèrent la séparation des deux Églises ; si le divorce persiste encore de nos jours entre les schismatiques et les catholiques, ce ne sont pas de vaines disputes, sur quelques points de dogme ou de liturgie, sur la procession du Saint-Esprit, le jeûne, la confection du saint-chrême, les mariages permis ou défendus qui ont creusé cet abîme. Ce ne furent là, en réalité, que des prétextes à rompre. Une question plus haute et plus délicate domine le débat. Entre le pape d’un côté, l’empereur et le patriarche de l’autre, c’est d’une question de souveraineté qu’il s’agit. L’un se réclame de l’héritage de saint Pierre, l’autre des droits de l’empire. Deux pouvoirs rivaux, distincts par leur origine, pareils par le but qu’ils visent, sont aux prises, et l’enjeu de cette lutte est la domination de l’Église et le gouvernement des âmes.

 

 

 



[1] Lib. Leonis philosophi, tit. III, art. 4, De Patriarcha.

[2] Balsamon, Médit., et De Patriarch. privileg. Imperatoris consiliis et præceptis cymbam mundi hujus incolumen servant.

[3] Lib. Leon. philosophi, tit. III, De Patriarch., art. 9, 11.

[4] Basiliques, lib. III, tit. 1, art. 8.

[5] V. l’épilogue de plusieurs novelles de Justinien. —. V. Auth. col. II, tit. II, 8. — Nov. VIII, ch. 14. — Tit. V, Nov. V, ch. 9.

[6] Canon des Apôtres, 30. — Can. 4, du 1er concile de Nicée. — Can. 8 et 12 du 1er concile de Constantinople.

[7] Cédrénus, t. II, p. 477, éd. 1647.

[8] Cantacuzène, Hist., lib. IV, ch. 37.

[9] Socrate, lib. VII, ch. 29 ; Sozomène, lib. VII, ch. 7.

[10] Nicéphore, lib. 16, ch. 18.

[11] Théophane, Chron., p. 386, éd. 1655.

[12] Comparez Constantin Porphyrogénète, lib. II, ch. 14 et Codinus Curopalata, De Officiis, ch. 20, § 1 et 2..

[13] Socrate, lib. III, ch. 6 et suivants. — Cédrénus, t. I, p. 303, éd. 1667.

[14] Socrate, lib. II, ch. 10 à 12.

[15] Théophane, Chron., p. 49, éd. 1655.

[16] Zonaras, lib. XIV, ch. 3.

[17] Zonaras, lib. XIV, ch. 9.

[18] Cédrénus, t. I, p. 446, éd. 1617.

[19] Theophan. Chron., p. 319, éd. 1655.

[20] V. Zonaras, lib. XV, ch. 7. — Cédrénus, t. II, p. 465, éd. 1647. — Theophan. Chron., p. 372, éd. 1655.

[21] Trad. Villemain, L’éloquence au IVe siècle. S. Jean Chrysostome.

[22] Theodorus Lector et Evagrius.

[23] Nicéphore, lib. XVI, ch. 26.

[24] Cédrénus, tome II, p. 447, éd. 1647.

[25] Cédrénus, tome II, p. 460, éd. 1647.

[26] Plus tard seulement les récriminations se firent entendre. Ep. papæ Gelasii ad Acacium.

[27] Baronius, Annales ecclés., 381.

[28] Socrate, lib. V, ch. 8 ; Sozomène, lib. VII, ch. 2.

[29] Socrate, lib. VII, ch. 28.

[30] Coll. IX, tit. XIV, nov. 31.

[31] Théodoret, Hist. Eccl., cap. 8.

[32] Pelage Ier, disc. 21.

[33] Zonaras, lib. XIII, ch. 3.

[34] Auth., col. II, tit. IV. — Ailleurs, il appelle Rome patriam legum, fontem sacerdotii.

[35] Sabellicus, Ennéade 8.

[36] Cod. Just., tit. II, art. 24.

[37] Théophane, Chronic., p. 192, éd. 1655.

[38] Grégoire, lib. IV, ep. 38.

[39] Grégoire, lib. IV, ep. 32.

[40] Troisième concile de Carthage, can. 26, coll. Labbe. Ce canon est passé sous silence dans quelques collections. — Le canon cinquante-huitième du concile du Trullo renouvelait les mêmes prescriptions.

[41] Voyez Lettre du pape Adrien à l’impér. Irène et à l’empereur Constantin.

[42] Balsamon, Médit. I. — Nomocanon, tit. I, ch. 5, et tit. IX, ch. 5.

[43] Luitprand, Legat. ad Niceph., Muratori, t. II, p. 448.