DE L’AUTORITÉ IMPÉRIALE EN MATIÈRE RELIGIEUSE À BYZANCE

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE TROISIÈME. — DE L'APOTHÉOSE DES EMPEREURS CHRÉTIENS DE BYZANCE.

 

 

Nous avons réservé pour un chapitre spécial l’explication d’une cérémonie curieuse, si étrangère à nos mœurs et à nos habitudes présentes, que l’esprit a peine à la concevoir, même dans le passé ; en harmonie avec les croyances du paganisme, elle survécut cependant à la ruine de cette religion, et finit par se-modifier et par se transformer, sans disparaître, sous l’influence des idées chrétiennes. Nous voulons parler de l’apothéose des empereurs.

On sait que presque tous les empereurs depuis Auguste, après avoir exercé de leur vivant une autorité absolue sur le monde romain, furent admis dans l’Olympe païen et regardés comme des dieux. Des temples leur étaient élevés, des prêtres et des flamines se consacraient à leur culte. Touchés de leurs vertus ou frappés de leur puissance, désireux de se concilier leur faveur posthume, beaucoup de citoyens du rang le plus élevé, se dévouaient à leur divinité. Des sacrifices leur étaient offerts aux jours prescrits, et les victimes fumaient sur leurs autels, comme sur ceux de Jupiter, de Mars ou d’Apollon. Cette piété aux mânes des empereurs, cette adoration posthume des césars ne peut être révoquée en doute. Une multitude d’inscriptions, d’ex-voto, les témoignages des écrivains de l’histoire Auguste en font foi. C’est là un point désormais acquis définitivement à l'histoire[1].

Si l’on veut chercher l’origine de cette religion singulière, il faut remonter plus haut qu’à l’établissement de l’empire, au commencement même des sociétés antiques. Le premier culte des hommes qui ont vécu en Italie et en Grèce a été le culte des aïeux. Les parents morts avaient droit aux soins pieux, aux prières, aux sacrifices des fils qu’ils laissaient après eux. Ils étaient les lares du foyer domestique, les pénates dont il fallait invoquer la protection et craindre le ressentiment. Chaque gens possédait ainsi comme un olympe domestique qui se peuplait des générations disparues. On appelait heroon le lieu sacré où reposaient les cendres des ancêtres. Le mort glorifié devenait héros pour les Grecs, divus pour les Latins. Hos letho datas, dit Cicéron, divos habento.

Toute association, tribu, phratrie, etc., se mit sous le patronage d’une divinité. La cité eut ses dieux, comme la famille avait les siens. La cité fut considérée elle-même comme une grande famille enveloppant et contenant toutes les associations inférieures. À mesure qu’elle s’étendit et s’agrandit aux dépens des nations ses voisines, Rome adopta leurs divinités protectrices, si bien que l’Etat, devenu le sanctuaire commun des peuples soumis, et résumant en lui les pouvoirs et les cultes de chaque famille, les droits de chaque individu, finit par être à son tour sanctifié. La divinité de Rome eut ses autels et ses flamines dans toutes les provinces dépendant de l’empire. Les grands citoyens, investis Imperium, généraux, proconsuls, etc., participèrent au caractère sacré attaché à l’État. Il est probable que ceux d’entre eux qui se signalèrent entre tous dans les grands périls publics, et sauvèrent le pays de la ruine et de l’invasion, ceux qui reçurent du peuple et du sénat le nom de patres patria, furent honorés après leur mort par des cérémonies religieuses publiques, comme les pères de famille étaient honorés au foyer domestique. Les provinces prirent souvent l’initiative de ces apothéoses et se montrèrent quelquefois plus zélées que la mère-patrie. Les Asiatiques élevèrent des autels à Mucius Scævola, et instituèrent en son honneur les fêtes muciennes[2]. Lucullus, qui sauva l’Asie des incursions de Mithridate, fut adoré comme un dieu par les provinciaux, et donna son nom aux fêtes luculliennes[3]. Plutarque nous apprend que, de son temps, un prêtre était encore attaché au culte de Titus Flamininus, qui avait préservé Chalcis de la destruction[4]. Et si nous voulons remonter plus haut encore, ne trouvons-nous pas aux origines mêmes de Rome l’apothéose du fondateur Romulus, sous le nom de Quirinus ? Il arrivait même que la reconnaissance des citoyens devançait la mort du bienfaiteur, et lui décernait de son vivant les honneurs divins. Tibère s’opposa au zèle de plusieurs provinces qui voulaient lui dresser des temples. Mais il ne défendit pas qu’après sa mort sa divinité fut adorée.

Sous l’empire, il fut de règle que le sénat décernât l’apothéose à tous les princes qui momentanément avaient représenté l’Etat et en qui s’était personnifiée la puissance publique. Un décret ouvrait l’Olympe à quiconque avait ceint le diadème des césars. C’était moins la piété, les vertus civiques ou militaires du défunt qu’on prétendait honorer ainsi, que la souveraineté dont le peuple l’avait investi. Le sceptique Vespasien pouvait murmurer sur son lit de mort : Je sens que je deviens dieu. Il n'échappait pas à la glorification de l’apothéose. La piété publique faisait de lui le compagnon et le convive des dieux, que, vivant, il avait méprisés. Sur tous les morts, pour qui s’ouvrait le ciel, les prêtres prononçaient la formule consacrée : Il est mort en tant qu’homme, mais il vit comme Dieu.

Parmi ces princes, dont plus d’un fut enivré de la fumée du pouvoir, et ne marqua son passage sur le trône que par des crimes, bien peu furent jugés indignes de l’apothéose. Il fallait la réprobation universelle soulevée par Néron pour que le sénat lui refusât ce suprême honneur. Il hésita cependant à inaugurer la divinité d’Adrien, qui n’avait pas attendu l’assentiment des pères conscrits pour se faire proclamer empereur, et n’avait pas assez respecté les prérogatives sénatoriales. Grâce à cette arme, le sénat restait libre d’exclure du ciel les usurpateurs, tous les césars de surprise ou d’aventure que la province suscitait parfois contre les césars légitimes. Il pouvait aussi, par suite du même refus, suspendre l’effet des actes politiques et législatifs du prince mort. L’apothéose était la ratification suprême de la législation de chaque empereur. Les décrets promulgués par lui avaient encore force de loi après son décès ; s’il n’était pas jugé digne des honneurs divins, ces mêmes décrets devenaient caducs, n’engageaient pas l’avenir et ne liaient point ses successeurs.

Le christianisme pouvait-il s’accommoder de ces cérémonies païennes ? En abjurant le polythéisme, Constantin faisait-il en même temps le sacrifice de sa divinité ? La réponse tout d’abord paraît aisée. Le Dieu des chrétiens est un dieu jaloux qui n’admet personne au partage de sa toute-puissance. Le ciel où il réside est autrement étroit que l’Olympe grec, de facile accès poulies grands de la terre. Le christianisme est de plus, de son essence, une religion égalitaire. Son Dieu ne laisse pas préjuger ses arrêts par les décrets d’un sénat presque toujours servile. Comment, d’ailleurs, le culte de l’empereur aurait-il pu être admis par la religion nouvelle ? Que de chrétiens avaient versé leur sang dans les amphithéâtres pour avoir refusé leur encens aux autels des césars ! C’était même là leur seul crime. On les considérait comme des ennemis publics, parce qu’ils ne sacrifiaient pas aux dieux de l’Etat, ou plutôt à l’Etat lui-même. Dans une société où chaque prince pouvait dire, de par la loi : L’Etat c’est moi, les chrétiens vivaient en rébellion ouverte contre l’empire, en ne s’inclinant pas devant le souverain. Saint Augustin écrivait au païen Maxime[5] : Sache, pour que tu n’en ignores et que tu ne sois pas entraîné à des insultes sacrilèges, que les chrétiens catholiques ne rendent de culte à aucun mort, et n’adorent comme divinité rien de ce qui a été fait et créé par Dieu, mais Dieu seul qui a fait et créé toutes choses ! Le christianisme a donc détruit une des principales croyances sur lesquelles reposaient la famille et la société païenne. Plus d’autels, plus de foyers, partant plus de lares domestiques, plus d’apothéose. La Divinité, familière aux humains, humaine elle-même par ses origines, a désormais fui la terre et reculé par delà l’infini.

Cependant, à ne considérer que les témoignages écrits, qui nous sont fournis par les Inscriptions, les textes de législation, les livres de cérémonies, rien ne paraît avoir changé dans les termes usités pour honorer les empereurs défunts. La langue est demeurée la même. Ces mots de divus, divœ memoriœ, et leurs correspondants en grec, fourmillent dans les histoires byzantines. On les rencontre dans Cédrénus, Zonaras, Théophane, comme dans les écrivains de l’histoire Auguste, dans la bouche des empereurs dictant leurs décrets, comme dans celle des prélats assemblés en concile, au IVe siècle, comme au VIIIe et au Xe. Avant Constantin, les césars morts qui ont reçu l’apothéose, sont seuls qualifiés de Divi. Après lui nous voyons quelquefois ce terme appliqué, jusque dans les textes de lois, à des vivants[6]. Ne faut-il voir dans ces appellations que des termes de chancellerie, conservés par la routine et dont le sens s’est peu à peu oblitéré et perdu ; que des manières de parler, consacrées par l’usage et qui persistent dans la langue, lors même que la réalité à laquelle ils répondent, n’est plus qu’un souvenir ? En est-il de ce mot Divus, comme il en fut de ce titre d’Auguste[7], qui lui aussi, à l’origine, impliquait un sens religieux, et qui transmis d’âge en âge, finit par devenir simplement le synonyme d’empereur ? La terminologie si scrupuleuse et si minutieuse de l’étiquette byzantine est-elle fautive sur ce point ? Ces mots étranges par leur orgueil tout païen, et qui répugnent, ce semble, à l’humilité chrétienne, n’ont-ils persisté dans la langue, que comme les vestiges méconnus d’un passé oublié ? Beaucoup de bons esprits le pensent. Pour nous il nous reste bien des doutes. Si ces termes n’ont pas choqué les contemporains de Constantin, de Théodose, de Basile, si nul n’a songé à les effacer des actes publics, peut-être n’est-ce pas seulement l’indifférence et la routine qui les ont sauvés du naufrage de la société païenne ; peut-être répondaient-ils, non pas aux mêmes idées que du temps des césars de Rome, mais à des idées nouvelles, conformes par certains points au dogme chrétien, et qui cependant ne laissaient pas de rappeler les premières par de sensibles analogies. Les formes du gouvernement changent dans les sociétés, une religion disparaît, et les hommes offrent leur encens à d’autres dieux. Les usages, les habitudes d’esprit triomphent de ces changements et demeurent, quand tout s’est transformé autour d’eux. Nulle société ne rompt du jour au lendemain avec le passé, on dirait qu’elle cherche même à se rattacher à lui ; elle accommode à ses besoins présents les formes antiques. Alors même qu’elle croit refaire, elle modifie seulement. Les ruines de l’édifice écroulé, sont les matériaux de l’édifice qui se construit. La pensée, comme le vêtement, a ses plis indélébiles.

L’incompatibilité du christianisme et de l’apothéose, ne s’offrit pas tout d’abord à l’esprit des hommes du IVe siècle. Il est probable que les empereurs n’y songèrent pas. Un fait qui aurait à ce point changé les habitudes d’un peuple, n’aurait pas passé inaperçu des historiens ecclésiastiques. Ils n’auraient pas manqué de le signaler à la postérité. Or, il n’en est rien. Plusieurs d’entre eux au contraire mentionnent l’apothéose des empereurs chrétiens. Eutrope, dont l’histoire s’étend jusqu’à la mort de Jovien, termine le règne de chacun des princes dont il raconte la vie, par ces paroles : Inter Divos relatus est, inter Divos meruit referri. Cette dernière expression semble même supposer une délibération antérieure à la cérémonie funèbre. Il est curieux de remarquer que le seul prince pour qui soit omise la formule de l’apothéose est Julien. Il semble que l’apostat, coupable d’avoir tenté de ramener le monde au culte des démons, ait été jugé indigne de cet honneur réservé aux bons princes. Nous n’attachons pas une importance exagérée à cette omission, qui peut bien n’être que l’effet du hasard. Cependant elle concorde d’une manière frappante avec le récit fait par Grégoire de Naziance, des obsèques de cet empereur, enseveli sans gloire, au milieu des malédictions et des cris de joie de la foule.

L’histoire d’Eutrope s’arrête au règne de Jovien. Son continuateur, Paul Diacre, vivant en Italie du temps de Charlemagne, était peu au fait des usages de Constantinople. Aussi ne parle-t-il plus de l’apothéose. Nous sommes fondés à penser, malgré le silence de cet écrivain, que cette cérémonie dura plus longtemps qu'Eutrope, et que s’il lui avait été donné d’ajouter de nouveaux chapitres à ceux qu’il nous a laissés, nous ne manquerions pas d’y trouver l’expression : inter Divos relatus est, que nous avons signalée plus haut.

Dira-t-on avec Spanheim et Baronius[8], que l’apothéose étant une cérémonie païenne, les païens seuls rendaient ces hommages à leurs empereurs ? La vraisemblance s’y oppose. Il serait étrange en effet que les funérailles de chaque empereur aient été célébrées à la fois par les chrétiens et par les païens, dans des lieux et avec des cérémonies différentes. Il serait encore plus extraordinaire que les païens aient décerné les honneurs de l’apothéose à des princes ennemis de leur foi, contempteurs de leurs dieux, et qui devaient fort peu se soucier de ces manifestations ridicules d’un culte déchu, qu’ils travaillaient à ruiner dans l’opinion.

Nous pensons qu’il faut envisager la question à un autre point de vue. Les chrétiens certes ne pouvaient songer à rendre aux empereurs des honneurs sacrilèges, en les égalant à leur Dieu. Mais au-dessous de la divinité, le christianisme admet des légions d’anges et de saints, qui peuplent l’immensité du ciel, et qui dans la contemplation du Très-Haut, jouissent de délices infinies. Ils approchent de la divinité, autant qu’il est donné à l’homme de le faire. C’est, croyons-nous, parmi ces phalanges immortelles, que la religion nouvelle fait une place aux empereurs qui sont restés pendant leur vie les gardiens du dogme et les protecteurs du clergé. En un mot, la béatification succède désormais à l’apothéose. Ainsi se trouvent conciliés l’orgueil de la majesté impériale et les rigueurs de la doctrine chrétienne. Ainsi, sans porter atteinte à l’unité de Dieu, le clergé donne satisfaction aux usages invétérés de l’étiquette byzantine, et ne permet pas aux empereurs de regretter les magnifiques honneurs du paganisme. Les césars, ensevelis dans l’église des Saints-Apôtres, sont des bienheureux[9]. Le Seigneur qui les a tirés de leur humilité pour les élever à l’empire, et qui les a marqués de son sceau pour diriger son Église, leur réserve après leur mort la félicité des élus.

Quelquefois les flatteries des courtisans anticipent sur cette cérémonie funèbre et donnent aux vivants ce titre de saint qui n’est dû qu’aux morts. Comme la renommée de Constantin, dit Eusèbe, était partout répandue, un des prêtres du palais s’adressant à l’empereur, ne craignit pas de l’appeler bienheureux, parce que après avoir gouverné l’empire romain, il devait un jour régner dans le ciel avec le fils de Dieu. L’empereur gourmanda ce courtisan maladroit et l’avertit de ne plus prononcer à l’avenir de telles paroles. Prie plutôt le Seigneur, ajouta-t-il, qu’il me fasse la grâce dans cette vie et dans l’autre, de me compter parmi ses serviteurs[10]. Il faut se garder de conclure de ces paroles, que Constantin ait par excès d’humilité, rejeté l’apothéose, et refusé des honneurs que lui-même décernait à son père, Constance Chlore, et que tous ses prédécesseurs avaient reçus. Sa réponse fut la même que celle que fit Tibère aux courtisans qui de son vivant le traitaient de Dieu. La mort seule, Tacite nous le fait remarquer, ouvrait le ciel aux empereurs, c’était une impiété et un sacrilège que d’anticiper sur ce moment[11]. Dans le cas qui nous occupe, observons que c’est un prêtre chrétien qui prend l’initiative de cette flatterie. Il ne jugeait donc pas incompatibles l’apothéose et le christianisme.

Les oraisons funèbres prononcées par des prélats chrétiens sur la dépouille des empereurs, nous montrent quelle forme prit à Byzance l’apothéose, et quelles modifications le christianisme lui fit subir. Eusèbe nous fournit les plus curieux détails sur l’apothéose de Constantin : Le peuple le proclamait bienheureux et cher au seigneur. On promenait dans la ville ses images et on lui rendait, mort, les mêmes hommages que de son vivant. Dans un tableau qui reproduisait la voûte du ciel, un peintre l’avait représenté entrant dans le séjour céleste et jouissant déjà du repos que ses travaux lui avaient mérité. Des médailles furent, suivant la coutume, frappées à l’occasion de cette cérémonie. D’un côté, on voyait le bienheureux empereur, la tête couverte d’un voile ; sur le revers, il était figuré, debout, sur un quadrige, tandis qu’une main sortant des nues le soutenait dans les airs et l’aidait dans son ascension lumineuse[12]. L’empereur glorifié et béatifié eut ses fêtes et ses prêtres comme ses prédécesseurs divinisés. Gronovius a publié un calendrier, où sont marqués les jours consacrés au culte de Constantin. Ce sont : les anniversaires de sa naissance, Natalis divi Constantini ; de son avènement à l’empire, de sa première entrée à Rome, Adventus divi ; de son départ pour aller combattre Licinius, Profectus divi. Chaque année, au 21 mai, jour de la mort du prince, l'empereur régnant se portait à l’église des Saints-Apôtres et brûlait de l’encens sur sa tombe, pendant qu’une messe commémorative était célébrée par le patriarche[13].

Les chrétiens eurent peu à se louer de l’empereur Constantius, qui chassa de leurs sièges et persécuta les évêques orthodoxes, et accorda toutes ses faveurs aux ariens. C'est cependant cet empereur hérétique et maniaque qu’exalte Grégoire de Naziance, et dont il oppose les vertus et le zèle apostolique aux vices et aux fureurs de Julien. Dans ses deux invectives contre Julien il fait l’apologie la plus complète de son prédécesseur : Ô toi, le plus brillant des empereurs, le plus divin, le plus chéri du Christ, qu’as-tu fait ? Voici que je t’adresse la parole, comme si je pouvais te voir et t’entendre, et cependant je ne doute pas que tu sois au-dessus de mes demandes et de mes tendres reproches, toi qui vis auprès de Dieu, qui possèdes en héritage sa gloire céleste, et qui nous as quittés pour échanger l’empire contre un pouvoir encore plus étendu. Comment donc as-tu pu abandonner en si peu de jours ce sacerdoce royal que tu exerçais ici-bas pour le livrer à cette peste et à cette furie ?[14] L’orateur compare ailleurs les funérailles de l’empereur chrétien et de l’empereur païen. Il décrit en ces termes la pompe du cortège qui accompagne Constantius : Les hérauts célèbrent ses louanges, la religion prête son concours à cette fête funèbre ; dans la nuit résonnent les chants sacrés ; les flambeaux de cire jettent leurs flammes. Quand le corps franchit le mont Taurus et prit le chemin de la cité, fondée par son père, et qu’il chérissait entre toutes, une voix fut entendue au fond des cieux, sans doute celle des anges, proclamant que Dieu savait ainsi récompenser la piété du prince. Entouré de ses soldats, qui le saluent comme s’il était encore à leur tête, suivi par l’apostat, les yeux baissés et le front sans diadème, il s’achemine vers le glorieux temple des Apôtres, qui garde la race sacrée de ces césars, dont les honneurs et les mérites égalent, peu s'en faut, ceux des apôtres du Christ[15]. Les souvenirs qui reviennent à la mémoire de Grégoire de Naziance nous ramènent à la cérémonie des obsèques du prince, quittant la terre pour le ciel, accueilli par les cohortes célestes au seuil de la cité de Dieu, siégeant au milieu des apôtres, et près de Constantin, son père, honoré comme lui de l’apothéose.

Nous possédons les oraisons funèbres de Valentinien et de Théodose le Grand, prononcées par saint Ambroise de Milan. Ce courageux prélat, qui osa aux pieds des autels chrétiens humilier la majesté impériale, ne s’écarte point de la tradition admise par tous et adoptée par les siècles. A travers le développement pompeux de sa phrase oratoire, il nous est facile de reconstituer par la pensée la cérémonie de l’apothéose : Ô prince ! s’écrie le prélat, il me semble te voir éclatant de rayons, il me semble t’entendre dire : La lumière s’est faite à mes yeux, le ciel s’est ouvert, la nuit terrestre m’a quitté, le jour céleste a lui pour moi... Maintenant, âme sainte, des sommets où tu planes, tu abaisses sur nous tes regards. Tu es sorti de nos ténèbres, et tu resplendis comme la lune, tu étincelles comme le soleil. Et certes, je dis bien, car ici-bas voilés par l’ombre de ton enveloppe matérielle, tes rayons illuminaient encore notre obscurité ; et maintenant empruntant ta clarté au soleil de justice, tu brilles de ta pleine lumière. Oui, je crois te voir, dégagé de nos ténèbres, surgissant environné de splendeur, et prenant d’une aile rapide, comme l’aigle, ton essor vers Dieu[16]. Plus loin, l’orateur nous représente l’âme errante de Valentinien rencontrant dans les espaces célestes celle de Gratien : Les anges et les autres âmes interrogent ceux qui suivent les deux empereurs : Quelle est cette âme qui s’élève vers nous vêtue de candeur et appuyée sur son frère ?[17] Cette page, dont le dernier trait fait penser au poème de Dante, qu’est-ce autre chose que le commentaire et l’explication de l’apothéose ? Les orateurs païens ne devaient pas parler autrement à la mort de leurs empereurs.

Les mêmes images et les mêmes pensées se rencontrent dans l’oraison funèbre de Théodose : Parce qu’il a aimé le Seigneur son Dieu, dit saint Ambroise, il a mérité de vivre avec les saints[18]. Il promène l’empereur à travers le paradis. Théodose y reconnaît son fils, puis Gratien et Pulchérie ; il étreint dans ses bras sa chère Flaccilla, il contemple le grand Constantin lui-même, bien qu’il n’ait reçu le baptême qu’à sa dernière heure, mais qui pourtant a mérité de jouir de la-félicité des bienheureux, parce que, le premier des empereurs, il a cru à l’Evangile, et a laissé à son fils l’héritage de sa foi[19]. Elle n’a donc pas menti, ajoute l’orateur, cette parole du prophète : Ces rois s’avançaient dans la lumière. Voici qu’apparaissent Gratien et Théodose, couverts non de leurs armes de guerre, mais de leurs seuls mérites, revêtus non de la pourpre, mais de la gloire céleste. Ils vivent dans une splendeur éblouissante, dont l’éclat fait pâlir la lumière qui frappait leurs regards sur la terre. Ils chantent : Ô Israël ! qu’elle est vaste la maison du Seigneur ! Qu’ils sont immenses et sans fin, ces lieux où il est donné aux élus de le posséder ![20] Saint Ambroise rappelle ensuite l’entrée triomphale de Théodose dans sa capitale, au retour de son expédition en Gaule. Mais combien ce triomphe est vain auprès de celui qui l’accueille au ciel : Il y arrive plus glorieux, plus puissant que lorsque ses légions l’escortaient. Ici c’est l’armée des anges et celle des saints qui lui font cortège[21]. Il ne faut pas voir dans ces paroles de vaines amplifications de rhétorique, des flatteries surannées à l’adresse d’un prince adulé de son vivant, de simples réminiscences de Virgile et d’Homère, promenant leurs héros dans les Champs-Elysées. Elles répondent au sentiment réel de l’orateur qui parle et du public qui l’écoute. Elles nous peignent l’apothéose chrétienne succédant sans trop de changement à l’apothéose païenne. L’Olympe s’est dépeuplé au profit du Paradis chrétien. Le Dieu des juifs a succédé aux innombrables divinités encensées par l’Italie et par la Grèce ; mais dans les demeures célestes, après Constantin comme avant lui, auprès de Jéhovah comme auprès de Jupiter, les empereurs défunts ont leur place, glorifiés et transfigurés.

À mesure que nous avançons dans l’histoire byzantine, les textes concernant l’apothéose deviennent plus rares. Les panégyriques nous font défaut. Les écrivains, dans leurs annales trop sèches, omettent volontiers ces cérémonies familières, peu faites pour intéresser un lecteur qui en connaît tous les détails, et qui auraient pour nous tant d’attrait. Mais il ne faut pas conclure de ce silence que ces cérémonies aient cessé et soient tombées en désuétude. Ce silence, d’ailleurs, n’est pas absolu. Quelques passages, si peu fréquents qu’ils soient, quelques allusions, si discrètes qu’elles paraissent, nous montrent l’apothéose survivant au triomphe absolu et complet du christianisme. Citons la belle épigramme de l’anthologie, recueillie sur la tombe de Théodose II : le monument représentait vraisemblablement l’impératrice Eudoxie pleurant sur les restes de son mari : Cette sage maîtresse du monde, enflammée d’un pieux amour, elle est là, humble servante, adorant un tombeau, elle que tous les hommes adorent. Celui qui lui a donné le trône en l’épousant est mort en tant qu'homme, mais il vit divinisé. Ici-bas il s’était fait homme, et pourtant il était, par son essence, tel qu'il est aujourd'hui dans les deux[22]. Remarquons les deux derniers vers : le premier reproduit la formule même de l’apothéose antique, et nous montre cette coutume en pleine vigueur au Ve siècle : le second, plus singulier encore, nous rappelle l’étrange conception des Byzantins touchant la majesté impériale ; l’empereur est un homme-dieu, un christ incarné momentanément dans une enveloppe mortelle, et qui doit bientôt la quitter pour remonter à sa patrie d’origine.

Le Cérémonial de Constantin Porphyrogénète ajoute peu de lumière au sujet qui nous occupe. Le royal écrivain, si minutieux d’ordinaire, nous décrit les funérailles des empereurs sans insister sur des détails qu’il juge inutile de rappeler. Il se contente de dire : Tout se passe suivant le rite solennel. Notons cependant un trait intéressant. Au moment où le corps du défunt est déposé dans l’église, le maître des cérémonies s’écrie : Sors de ce monde, ô empereur ! Le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs t’appelle. Quand le cercueil est enfermé dans l’heroon, le même officier répète trois fois : Entre dans les deux, ô empereur ! Le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs t’appelle[23]. C’est la seule allusion à l’apothéose que l’on découvre dans le Cérémonial. Tout porte à penser qu’après la dynastie macédonienne, l’usage de l’apothéose ne fut pas aboli, et que cette vieille coutume, qui remonte aux origines des sociétés grecque et romaine, ne finit qu’avec l’empire lui-même.

 

 

 



[1] V. Fustel de Coulanges, Inst. polit., lib. I, ch. 2.

[2] Valère-Maxime, liv. VIII, ch. 15.

[3] Plutarque, Vit. Luculli.

[4] Plutarque, Vit. Flaminini.

[5] S. Augustin, Opera, tom. II, p. 22.

[6] Code Théodosien, lib. XVI, tit. II, 47.

[7] César désirait vivement être appelé Romulus, mais s’étant aperçu que ce serait se faire soupçonner d’aspirer à la royauté, il y renonça et fut appelé Auguste, comme étant plus qu’un homme. En effet, les objets les plus respectables, les plus saints, sont appelés augustes. Dion Cassius, liv. LIII, ch. 16. Trad. Gros.

[8] Spanheim, Miscel., Antiq., lib. III, ch. 20.

[9] Constantin Porphyrogénète, De Ceremoniis, lib. II, ch. 4, 7.

[10] Eusèbe, De Vit. Const., lib. IV, ch. 48.

[11] Tacite, Ann., II, ch. 88. — Le consul désigné, Cerialis Anicius, ayant proposé qu’un temple fût élevé de son vivant au divin Néron, Tacite ajoute cette réflexion : On ne rend aux princes les honneurs des dieux que quand ils ont cessé d'habiter parmi les hommes. (Ann., lib. XV, ch. 74.)

[12] Eusèbe, De Vit. Constant., lib. IV, ch. 69, ch. 73.

[13] Constantin Porphyrogénète, De Ceremoniis, lib. II, ch. 6.

[14] Grégoire de Naziance, Invectiva prior.

[15] Grégoire de Naziance, Invectiva II.

[16] Ambroise, Orat. pro Valentiniano, ch. 64.

[17] Ambroise, Orat. pro Valentiniano, ch. 77.

[18] S. Ambroise, Orat. pro Theodosio, ch. 81.

[19] S. Ambroise, Orat. pro Theodosio, ch. 40.

[20] S. Ambroise, Orat. pro Theodosio, ch. 52.

[21] S. Ambroise, Orat. pro Theodosio, ch. 56.

[22] Anthol. grecque, éd. Tauchnitz, Epig. chrétiennes, t. I, p. 105.

[23] De Ceremoniis, lib. I, p. 60.