DE L’AUTORITÉ IMPÉRIALE EN MATIÈRE RELIGIEUSE À BYZANCE

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER. — DE L'IMPERIUM EN MATIÈRE RELIGIEUSE, DEPUIS L'ORIGINE DE ROME JUSQU'À L'EMPEREUR GRATIEN.

 

 

Les sociétés antiques ne connurent pas la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux. Les pharaons d’Egypte, les souverains d’Assyrie, les premiers chefs des Hébreux furent à la fois rois et pontifes. La religion ne semblait pas un domaine à part, interdit aux profanes et réservé à quelques initiés, dont la vie s’écoulait à l’ombre du sanctuaire. A Rome et à Athènes, on pouvait être magistrat, rendre la justice, commander les armées et faire en même temps partie d’un collège de prêtres et d’augures. Les choses de la religion et celles de la politique se mêlaient et se pénétraient sans cesse. Il n’existait pas deux classes de citoyens, séparées l’une de l’autre par des attributions exclusives, des laïques et des ecclésiastiques. Le pater familias, entouré de ses enfants, de ses proches, de ses clients et de ses esclaves, était à l’origine le souverain juge, le chef militaire et présidait en même temps au culte du foyer. Il offrait aux Lares familiers les gâteaux sacrés, prononçait les paroles du rituel, était l’intermédiaire obligé entre les générations éteintes et celles qui survivaient autour de lui. Le père mort, le fils aîné lui succédait dans toutes ses prérogatives religieuses et politiques. Il n’entre pas dans notre sujet de rechercher si le pouvoir religieux procéda du pouvoir politique, ou si le pouvoir politique fut comme la suite et la conséquence nécessaire des prérogatives religieuses. À vrai dire la question pour nous n’existe pas ; les deux pouvoirs, si haut que l’on remonte dans le passé, sont étroitement associés l’un à l’autre et ne s’expliquent pas l’un sans l’autre. C’est parce que le père de famille résume en sa personne toutes les forces et toutes les volontés de sa gens, qu’il parle aux morts en son nom, et qu’il a la garde du foyer domestique ; c’est en raison de ses fonctions sacerdotales qu’il juge les siens et leur commande. La loi commença par être un dogme, et toute législation à son début fut un formulaire religieux.

L’État n’était que la collection des familles, associées dans un intérêt de défense et de protection mutuelle, qu’une famille plus nombreuse, unie par d’autres liens que par ceux du sang, mais réglée par les mêmes usages. Le chef d’État représenta tous les chefs de famille. Son autorité fut la fidèle image de leur autorité, à la fois politique et religieuse. Il fut chargé du culte public de l’association, comme chacun d’eux s’acquittait des cérémonies religieuses de sa gens. L’État eut son foyer comme la famille.

Telle fut la conception antique de l’État. Les Romains désignaient d’un seul mot, l’autorité publique et l’autorité religieuse, ils l’appelaient l’Imperium. Les rois de Rome furent les chefs naturels de la religion, comme plus tard les empereurs en furent les grands pontifes. Les premiers empereurs chrétiens ne crurent pas, en adoptant le culte nouveau, se démettre d’une autorité qu’ils jugeaient inaliénable, et prétendirent comme par le passé, à la direction des affaires religieuses. Cependant le christianisme apportait au monde une idée nouvelle, qui contenait en germe une révolution dont les conséquences ne sont pas encore épuisées, mais se développeront à travers les âges ; cette idée n’était autre chose que l’indépendance de ces deux pouvoirs, religieux et politique, jusqu’alors si indissolublement unis.

 

I

La tradition attribue au second roi de Rome, Numa, l'organisation des cultes religieux de la cité. Il établit les divers collèges de prêtres et fixa les fonctions de chacun d’eux. Il créa les flamines de Jupiter, de Mars, de Quirinus, institua les vierges vestales, vouées à l’entretien du foyer de la cité, les douze Saliens, préposés à la garde des boucliers tombés du ciel. Il rendit par ces institutions plus facile la surveillance du culte public et privé. Il allégea, en les répartissant sur un plus grand nombre de citoyens, les fonctions multiples et minutieuses, auxquelles les soucis et les occupations de la souveraineté ne lui permettaient pas de se consacrer tout entier. Il délégua une partie de l’autorité, dont la source était en lui[1]. La révolution qui substitua à la royauté la république, changea peu de choses à ces dispositions. Gardienne des traditions religieuses, l’aristocratie représentée par le Sénat, en surveilla avec une sollicitude jalouse le dépôt précieux. Il semble que le consul ait d’abord hérité de toutes les prérogatives royales, et que son pouvoir n’ait différé de celui des souverains déchus que par sa durée. Le sénat crut imprudent de laisser à un seul homme une autorité si étendue, et redouta une tyrannie. On démembra donc le consulat ; on créa deux consuls, des préteurs, des censeurs, enfin un souverain pontife. Ces dignités furent à l’origine le privilège exclusif des familles patriciennes ; mais il fallut bientôt compter avec le peuple, qui prit d’assaut l’une après l’autre, toutes ces charges, comme autant de citadelles, où s’étaient réfugiés les tenants du vieux droit romain. Les prêtres qui recrutaient le collège des pontifes avaient été d’abord vraisemblablement désignés par le sort, on y pénétra bientôt par la cooptation ; le peuple enfin nomma à ces charges, comme il nommait déjà à toutes les autres. On sait que Jules César fut élu grand pontife par les comices par tribus[2].

Les pontifes étaient constitués les gardiens des règles et des traditions religieuses. Les règles du culte étaient consignées dans un Rituel, les traditions dans les Commentaires, que le collège consultait chaque fois que l’autorité publique jugeait à propos d’en référer à ses lumières. Il désignait quelles victimes il convenait d’offrir aux nombreuses divinités honorées par les Romains, spécifiait l’âge, le sexe, la couleur de ces victimes, à quelle époque de l’année, dans quel temple on devait faire le sacrifice[3]. Il surveillait les cultes privés et publics, de peur qu’une infraction au rituel, une profanation, une négligence, n’offensât les dieux et n’attirât leur colère sur la cité. Il définissait ce qui était sacré, profane, saint et religieux[4]. Le peuple, qui avait ses sanctuaires et ses divinités particulières venait consulter les pontifes et apprenait d’eux la langue qu’il fallait parler aux dieux, leur demandait la solution des difficultés liturgiques. Ils prenaient garde que les cultes étrangers ne vinssent corrompre la pureté du culte admis par la cité et troubler l’État. Ils s’occupaient aussi des funérailles, enseignaient les mots magiques qui apaisaient les mânes et satisfaisaient les morts. Ils annonçaient les prodiges que leur révélaient la foudre et les phénomènes insolites de la terre et du ciel, capables d’éveiller les craintes du peuple le plus superstitieux qui fut jamais[5]. A eux aussi d’ouvrir les livres sibyllins et d’y lire les destinées de Rome, à eux parmi les prophéties de tous genres qui avaient cours dans la république, de faire un choix et établir l’authenticité des unes, de rejeter les autres. Un de leurs principaux soins consistait à veiller sur les vestales, à empêcher que le feu sacré, symbole de l’éternité de la grandeur romaine, ne s’éteignît par leur négligence ; ils se faisaient les gardiens sévères de leur virginité et punissaient de peines épouvantables, entourées du plus lugubre appareil, toute infraction aux mœurs. Les vestales qui manquaient à leurs engagements sacrés étaient enterrées vives. Leur langage devait être austère, leur démarche et leur costume refléter la pureté et la dignité de leur vie privée. Une parole trop légère, une tenue trop libre suffisait à éveiller le soupçon. La vestale Postumia, malgré son innocence, dut comparaître devant les pontifes. Elle n’échappa à la mort que pour subir leurs réprimandes, et recevoir l’avis de garder désormais des dehors plus chastes et plus conformes à la sévérité d’une institution, de qui dépendait le salut de l’État[6].

L’existence des anciens Romains était sujette à de perpétuelles alarmes. La divinité leur était partout présente, prête à s’offenser et à punir sur tous les fautes d’un seul. On comprend que dans une société ainsi réglée, entourée des fantômes d’une superstition dont Lucrèce s’indignait, vivant sous les yeux de dieux malveillants, qu’il fallait sans cesse se rendre propices, la puissance des pontifes ait parfois été formidable. La loi les investissait d’un véritable pouvoir inquisitorial. Ils connaissent, dit Denys d'Halicarnasse, de toutes les causes qui touchent aux choses sacrées et qui concernent les particuliers, les magistrats et les ministres des dieux. Les magistrats qui sont chargés des sacrifices relèvent de leur juridiction. Ils président les comices[7], observent si les opérations du vote ont été conduites selon les rites, et prennent les auspices pour savoir si les dieux agréent le candidat qui sollicite les suffrages. On conçoit quelles précieuses ressources pouvaient offrir à l’aristocratie, ces cérémonies religieuses, et comment il fut possible de restreindre le choix des électeurs ou de le fixer sur des personnages que la divinité favorisait de présages heureux. Le cas échéant, et quand les livres saints sont muets, la décision des pontifes fait loi. Ils imposent des coutumes nouvelles qui s’ajoutent à la tradition et deviennent obligatoires. Leur tribunal est sans appel ; aucun juge ne peut casser ou réformer leur sentence. Eux-mêmes ne sont soumis à aucun jugement, passibles d’aucune peine. Ils n’ont à rendre compte de leurs paroles ou de leurs actes ni au sénat ni au peuple[8].

Le grand pontife n’a pas un pouvoir plus étendu que celui de ses collègues, ni une autorité supérieure à la leur. Il est seulement le premier entre des égaux. Il est leur interprète auprès des magistrats ou du peuple assemblé, il s’exprime en leur nom et communique leurs arrêts, pro collegio respondet[9]. S’il prend sur lui d’ouvrir un avis ou de donner une consultation sans s’être enquis de l’opinion de ses collègues, sa décision peut être infirmée et considérée comme nulle. Le sénat et le consul peuvent en appeler du grand pontife au collège, dont la sentence collective est seule valable. Pendant la guerre de Macédoine, le sénat décréta que le consul, à qui le sort attribuerait la province, devait s’engager à faire un don à Jupiter et à célébrer des jeux. Le grand pontife Licinius s’éleva contre cet arrêt, et nia qu’il fut permis, selon les rites, de vouer à Jupiter une somme indéterminée, et qui ne fut pas mise en réserve par avance, comme un dépôt sacré. Le consul en appela au collège des pontifes qui approuva le décret du sénat et réforma le jugement du grand pontife[10].

Quelle qu’ait été l’étendue du pouvoir des pontifes, il faut se garder de croire que l’autorité religieuse fut toute entre leurs mains. Cette autorité appartenait clans sa plénitude à l’État seul, représenté par le sénat et les comices populaires. M. Bouché-Leclercq a fort bien démêlé, sans insister cependant assez sur ce point, que le collège des pontifes était simplement une réunion de théologiens, chargés de conserver les livres saints et d’en interpréter la lettre, de dresser le calendrier, de fixer les jours fastes et néfastes, de prémunir les citoyens contre les embûches tendues par des divinités soupçonneuses et faciles à irriter. Très-puissants, tant que les Romains vécurent sous la terreur des choses saintes, ils devaient perdre de leur prestige, quand le prestige de la religion elle-même s’affaiblit, et que les esprits s’émancipèrent de la tutelle que le vieux rituel faisait peser sur eux. Mais à aucune époque de l’histoire de Rome, les pontifes n’exercèrent un pouvoir d’initiative et n’eurent le droit de faire exécuter eux-mêmes leurs sentences. Saisis officiellement d’une question, ils se bornaient à faire au sénat leur rapport, à lui rappeler la coutume des ancêtres, à lui exposer les précédents, à lui mettre sous les yeux les termes du rituel. Ils ne pouvaient même pas ouvrir les livres sibyllins sans l’expresse volonté du sénat ou la proposition des consuls. Ils jouaient dans le gouvernement le personnage d’avocats consultants, en possession de la connaissance du droit pontifical. Tout magistrat investi de l’imperium pouvait sacrifier aux dieux, consulter le vol des oiseaux ou les entrailles des victimes. Ils n’assistaient à ces sacrifices qu’à titre de maîtres de cérémonie, guidant la main qui frappait, interprétant les signes favorables ou défavorables, veillant à l’observance exacte des rites prescrits. Eux-mêmes sacrifiaient rarement, et seulement dans des occasions extraordinaires, comme dans la fête des Ambarvalia[11].

Les exemples abondent dans Tite-Live et Denys d'Halicarnasse, qui nous montrent l’Etat dans l’exercice de son pouvoir religieux. Nous en citerons quelques-uns, pour marquer comment il était d’usage de procéder en semblable matière. Fulvius, après la conquête de l'Ambracie, revint à Rome pour la cérémonie du triomphe. Il avait fait vœu de consacrer à des jeux publics cent livres d’or. Le sénat ordonna de consulter le collège des pontifes pour savoir s’il était indispensable de consacrer à ces fêtes religieuses une somme aussi considérable. Les pontifes répondirent que peu importait la somme dépensée, pourvu que les jeux fussent célébrés. En conséquence, le sénat permit à Fulvius d’employer aux jeux la somme qu’il lui plairait, pourvu que le chiffre n’excédât pas quatre-vingt mille sesterces[12]. La proposition passe donc par trois moments successifs : délibération du sénat et renvoi à l’examen des pontifes, réponse des pontifes, seconde délibération et sentence définitive du sénat. Autre exemple. Au moment où l’invasion d'Annibal faisait courir à Rome les plus extrêmes périls, le dictateur Fabius Maximus demande au sénat que l’on consulte les livres sibyllins. Le sénat saisit les pontifes de cette proposition. Les livres sibyllins recommandent de célébrer des jeux en l’honneur de Jupiter et de Vénus Erycine, des supplications, un lectistertium, enfin les sacrifices extraordinaires du Ver sacrum. Le sénat, informé des volontés divines, ordonne au préteur M. Cornélius de veiller à l’exécution rapide de ces cérémonies. Mais l’avis conforme du sénat ne suffit pas encore. Le grand pontife Corn. Lentulus ordonne de consulter le peuple au sujet du Ver sacrum, qui ne peut se célébrer sans son consentement. Le peuple approuve la décision prise par le sénat et la confirme par son vote[13]. Encore le pontife ne peut-il prendre sur lui cette consultation suprême sans que le sénat la prescrive[14]. Les cultes étrangers ne peuvent être admis à Rome sans la permission des pères conscrits. C’est ainsi qu’après avoir consulté les livres sibyllins, ce sont eux qui demandent au roi de Pergame, Attale, la statue de Cybèle pour la transporter sur les bords du Tibre. Quand on signala l’arrivée au port du vaisseau qui portait l’image de la déesse, on délibéra longtemps pour savoir qui serait chargé de la recevoir sur le sol de l’Italie. On ne désigna pas un pontife pour cet office, mais un jeune homme de quinze ans, aussi recommandable par sa vertu que par sa haute naissance, un Scipion[15]. Pareillement, le sénat prononçait l'exclusion dés cultes étrangers dangereux pour l’État. Le consul Postumius dénonça dans l’assemblée les scandales et les orgies auxquels donnaient lieu les mystères de Bacchus. Le sénat vota des actions de grâces au consul, qui avait su, sans éveiller l’attention publique, découvrir un pareil danger, et, par un célèbre sénatus-consulte, défendit les affiliations aux bacchanales et proscrivit les superstitions étrangères. Postumius, dans son réquisitoire prononça ces paroles, remarquables : Combien de fois, au temps de nos pères et de nos aïeux, les magistrats n’ont-ils pas été chargés de proscrire les religions étrangères, les sacrifices clandestins, de chasser du forum, du cirque, de la ville, les prétendus prophètes ; de rechercher et de brûler les livres prophétiques, d’abolir tous les sacrifices qui ne seraient pas accomplis selon la coutume romaine ?[16] On voit que la proscription des bacchanales avait été précédée par des mesures du même genre, que ces soins concernaient l’autorité publique, que le sénat était appelé à prononcer souverainement en ces matières, qu’enfin la fonction des pontifes se réduisait à rechercher s’il y avait incompatibilité entre les cultes étrangers et la religion de l’État.

 

II

Jules César changea le gouvernement républicain en monarchie. Son œuvre, interrompue par la mort qui le frappa en plein sénat, fut reprise par son neveu Octave, qui la porta à sa perfection. Cette révolution fut habilement conduite pour ne pas effaroucher l’esprit formaliste des anciens Romains, et ne pas évoquer les souvenirs de la royauté, dont la mémoire était encore détestée. L’empereur se fit décerner par le peuple et le sénat toutes les dignités qui conféraient l’Imperium. Il semblait ainsi tenir encore son pouvoir, non de la force, mais des lois. Il fut consul, proconsul, tribun du peuple ; il reçut aussi le titre de souverain pontife, et devint, selon l’expression de Dion, le maître absolu des choses divines et humaines. Il était, en théorie, revêtu de tous les sacerdoces, et en disposait en faveur de ceux qu’il prétendait honorer de son choix[17].

Jules César avait été élu souverain pontife par les comices, par tribus. Cet usage ne semble pas avoir prévalu. Il cessa au temps de Tibère, qui supprima les comices populaires, vain simulacre d’une liberté disparue. Les pontifes envoyaient d'ordinaire au nouveau titulaire la stola pontificalis, symbole de sa dignité religieuse. Il parait résulter d’un passage de Dion, que lors même que l’empire fut gouverné par deux ou trois empereurs, un seul était souverain pontife[18]. Les textes épigraphiques semblent en contradiction sur ce point avec l’assertion de l’historien. Plusieurs inscriptions du IVe siècle donnent à Valens, Valentinien et Gratien le titre de pontifices. Il en était, sans doute, de ce titre comme de celui d’empereur, qui pouvait être étendu à plusieurs personnages, sans que l’empire fût pour cela divisé. Les Romains exprimaient d’un mot, unanimitas, l’accord qui subsistait, après le partage de la dignité, entre les divers titulaires. L’unité et l’harmonie du pouvoir ne devaient pas être troublées, parce que ce fardeau était réparti, sur plusieurs têtes. L'empire ne laissait pas que d’être un en deux ou trois personnes. Toutefois, nous croyons qu’un seul empereur recevait à la fois les insignes du sacerdoce suprême. Zosime nous apprend, en effet, que les pontifes, après la mort de Valentinien, envoyèrent la stola à Gratien ; or, nous savons que les inscriptions lui donnaient déjà les noms de pontifex maximus, quand il partageait le gouvernement avec ses deux collègues. Il semble difficile que l’élévation du nouvel empereur à la dignité pontificale ait toujours pu se faire régulièrement. Si la plupart des empereurs furent désignés par le sénat, ou reconnus immédiatement par lui, souvent les armées, sans consulter cette assemblée, portèrent à l’empire leurs généraux, qui prirent à la fois et d’eux-mêmes tous les titres que comportait l’autorité impériale.

Les fonctions du souverain pontife ne changèrent pas sous l’empire ; mais le pouvoir attaché à ces fonctions s’accrut singulièrement lorsque les empereurs s’en furent saisis. Les empereurs jouirent dans toute sa plénitude de l’autorité religieuse. Cette autorité, ils la tenaient, non-seulement du pontificat, mais aussi de leur dignité de consul et de tribun. En même temps qu’ils étaient, comme représentants du collège des pontifes, appelés à décider sur les points de dogme et de discipline, ils avaient le droit d’initiative et celui de faire exécuter les arrêts conformes du sénat, qui manquaient à leurs prédécesseurs républicains. Toute puissance était en eux. Le sénat n’avait d’autorité qu’autant qu’il plaisait aux empereurs de lui en laisser. Le peuple avait abdiqué entre leurs mains. Ils réunissaient ainsi dans leur personne les prérogatives du clergé constitué et les droits supérieurs de l’État. En apparence, l’institution était restée telle que sous la république ; en réalité, le souverain pontificat, absorbé par l’empereur, changea de nature, et l'autorité qu’il conférait fut désormais sans bornes. Le pontificat ne fut pas pour les empereurs un vain titre dont ils se parèrent, pour ne laisser subsister en dehors d’eux aucune des grandes dignités républicaines ; ils en exercèrent réellement les fonctions. Les plus mauvais d’entre les césars ne furent pas les moins scrupuleux à s’acquitter avec une sollicitude extrême des soins religieux. Il ne faut pas oublier que le peuple romain était loin d’être désabusé encore des superstitions païennes, que sa piété et sa ferveur semblèrent même redoubler sous l’empire, que les empereurs s’appliquèrent à l’entretenir dans ces sentiments, que jamais plus de temples ne s’élevèrent à Rome et dans les provinces.

L’empereur semble avoir disposé à son gré de tous les sacerdoces. Dion rapporte que Jules César, pour rattacher à son parti les familles patriciennes, distribua aux sénateurs les sacerdoces vacants, et qu’il fit fléchir la loi, en portant le nombre des prêtres au-delà des limites fixées par la tradition[19]. Il ajouta plusieurs titulaires au collège des augures et à celui des quindécemvirs. Quand Auguste revint d’Actium, vainqueur de l’Orient, il fut établi qu’il pourrait créer autant de prêtres qu’il jugerait bon et quand il lui plairait. Les empereurs firent un tel abus de cette liberté, et distribuèrent avec tant de profusion les sacerdoces, que Dion juge désormais inutile pour l’histoire d’en mentionner le nombre exact[20]. Tacite attribue à Octave l’élévation du jeune Marcellus au pontificat[21]. Le même historien fait honneur à l’empereur Othon du soin qu’il prit de ne donner les sacerdoces qu’à des vieillards et à des patriciens renommés pour leurs vertus. Pline, l’habile courtisan dont Trajan fit son favori, sollicite de son maître la place vacante d’augure et de septemvir, afin de pouvoir, dit-il, prier pour ta prospérité les dieux, que j’ai invoqués jusqu’à ce jour pour toi, en simple particulier[22]. Athénée et Lampride disent de Marc-Aurèle et d’Alexandre Sévère qu’ils distribuèrent aussi des sacerdoces. Ils usaient de ce droit, non-seulement à Rome et dans l’Italie, mais souvent aussi dans les provinces, bien qu’ils laissassent volontiers aux collèges provinciaux le soin de se recruter par la cooptation. Ils désignaient le grand prêtre d’Egypte et le grand prêtre d’Asie, sans doute à cause de l’importance de ces dignités et de l’influence qu’elles donnaient en Orient. Lactance cite comme une innovation le décret de Maximin Daza, qui, dans chaque cité, investit du sacerdoce les principaux magistrats, les soumit à l’autorité d’un pontife provincial, et leur enjoignit de se produire en public parés d’une chlamyde blanche[23]. Probablement il voulait, en face des envahissements du christianisme, augmenter la force de l’organisation sacerdotale païenne, resserrer les liens qui unissaient les prêtres entre eux et rehausser aux yeux du peuple leur prestige. Ces exemples montrent clairement que les empereurs ne se dessaisirent jamais de leurs droits et qu’ils disposaient toujours de la nomination des prêtres. Il n’est pas étonnant qu’ils aient prétendu, par la suite, à nommer les évêques et à exercer, pendant l’époque chrétienne, l’autorité que leur donnait sur le clergé païen la prérogative impériale.

Plusieurs cultes nouveaux furent introduits à Rome par les empereurs. Caracalla passe pour avoir, le premier, patronné le culte d’Isis, bien que nous trouvions cette divinité honorée sous Commode, et que Domitien ait élevé en l’honneur des dieux égyptiens un Iséum et un Serapéum. Les mystères d’Eleusis furent célébrés à Rome par Hadrien. Elagabale apporta de Syrie sur les bords du Tibre la divinité dont il était le grand prêtre dans sa patrie, et dont il prit le nom. Aurélien rendit populaire le culte du Soleil. Il s’en fallut de peu que le dieu des chrétiens ne prît place, bien avant Constantin, dans le panthéon romain. Tertullien rapporte que Tibère proposa au sénat de mettre le Christ au rang des dieux[24]. Adrien lui fit bâtir plusieurs temples[25]. Alexandre Sévère gardait dans son oratoire son image avec celle d’Abraham. Il est probable que la résistance vint non des empereurs, mais des chrétiens eux-mêmes, qui répugnaient à cette assimilation avec les dieux païens, et refusaient leur encens aux divinités de l’État.

La surveillance des cultes provinciaux paraît avoir été aussi du ressort des souverains pontifes. Octave institua dans toutes les provinces le culte de Rome et Auguste, qui n’était autre chose que l’apothéose de l’État et de l’empire. Nous savons que Tibère dédia plusieurs temples, commencés par Auguste et depuis tombés en ruine[26]. Sous le règne du même prince, Rome reçut les ambassadeurs de plusieurs villes d’Asie et de Grèce, qui vinrent réclamer le droit d’asile en' faveur de leurs temples, menacés de perdre ce privilège. Ils durent produire leurs titres devant le sénat et l’empereur, et défendre la tradition qui le leur avait conservé. Pline le jeune, gouverneur de Bithynie, consulte Trajan, comme le souverain arbitre en matière religieuse, pour savoir s’il est permis de déplacer un temple de Cybèle, qui gêne l’agrandissement du forum de Nicomédie[27]. Il le consulte encore au sujet de sépulcres, que les inondations du fleuve obligent de transporter ailleurs. Je sais, dit-il, qu’à Rome, l’usage en pareil cas est de s’adresser au collège des pontifes ; j’ai donc pensé qu’il était de mon devoir en cette conjoncture de te consulter, toi, le souverain pontife. Trajan, dans sa réponse, ne blâme pas le zèle du gouverneur, et ne songe pas à nier le droit que lui donne son titre à régler ces détails. Il juge seulement qu’il est dur de soumettre les provinciaux à ces démarches, et qu’il suffit de consulter la coutume du pays et les précédents[28].

Fidèle aux obligations de sa charge, l’empereur dresse le calendrier, détermine les jours fastes et néfastes, et fixe la date des fériés. C’est sans doute en qualité de souverain pontife que Jules César modifia le calendrier en usage de son temps et adopta la réforme d’Eudoxe. Marc-Aurèle régla les fastes de manière à conserver dans l’année deux cent trente jours utiles[29]. Le collège pontifical choisissait encore parmi les familles patriciennes, les vierges vestales. Tibère désigna la fille de Pollion pour remplacer la vénérable Occia, qui pendant quarante-sept ans avait présidé le corps des vestales plus jeunes, et remercia les pères de famille qui avaient offert pour cet honneur leurs enfants. On revit les châtiments terribles qui frappaient les vierges incestueuses. Au nom des pontifes, Domitien et Caracalla condamnèrent plusieurs d’entre elles à être enterrées vivantes. Quelquefois le collège, par condescendance, s’en remettait à la décision du souverain pontife. Tel fut le cas pour le flamine Dialis Servius Maluginensis, qui demandait le gouvernement de la province d’Asie. Quelques jurisconsultes sacrés déclaraient ces fonctions incompatibles avec celles qu’il occupait déjà dans le sacerdoce. Mais, dans l’incertitude, on attendit le jugement de l’empereur. Tibère, après avoir longtemps retardé sa réponse, rappela devant le sénat le décret des pontifes qui déclarait que les flamines ne pouvaient s’absenter pendant plus de deux nuits, et seulement pour cause de maladie. En conséquence il repoussa la demande de Servius Maluginensis. La délimitation du pomœrium, la présidence des sacrifices, l’immolation des victimes étaient encore du ressort de l’empereur. C’était pour les chrétiens un sujet habituel de moqueries, que le spectacle de Julien, le malheureux restaurateur du paganisme, barbouillé du sang des bœufs et des brebis, qu'il sacrifiait en public sur l’autel de ses divinités délaissées. Il est inutile de pousser plus loin cette démonstration. Il est clair que les empereurs s’acquittèrent avec ponctualité de toutes les fonctions du sacerdoce, et que plus d’un mérita l’éloge que Spartien fait d’Adrien : pontificis maximi officium peregit.

Le sénat continua sous l’empire à se mêler des affaires religieuses. Comme le fait, non sans amertume remarquer Tacite, les empereurs qui, en réalité, avaient absorbé toutes ses prérogatives, lui laissaient encore une ombre de puissance avec une apparence de liberté. Mais cette puissance même n’était que la concession volontaire et par conséquent illusoire d’un maître, qui savait à l’occasion se passer de cette assemblée, jadis si redoutable. Toutefois, constater l’ingérence des sénateurs dans les choses du culte, n’est-ce pas reconnaître en ces matières l’autorité de l’État, qui dans la personne de l’empereur n’apparaît pas assez distincte de la prérogative du pontife ?

Or, nous voyons le sénat sous Tibère, occupé à discuter le choix des flamines[30]. A la mort de Libon, sur la proposition de Pomponius Flaccus, plusieurs jours de prières sont décrétés pour remercier le ciel d’avoir sauvé la vie du prince. Divers sénateurs proposent de voter des offrandes à Jupiter, à Mars, et de fêter aux ides de septembre cet anniversaire heureux. Vers la même époque un sénatus-consulte chasse d’Italie, astrologues et magiciens et punit de mort quelques-uns d’entre eux, plus coupables ou plus compromis[31]. Un autre sénatus-consulte prononce l'expulsion des Egyptiens et des Juifs et leur déportation en Sardaigne, où l’on espère que le climat malsain débarrassera bientôt le monde de ces fauteurs de superstitions et de troubles[32]. Le sénat paraît même empiéter parfois sur les attributions des pontifes. Il décrète que le mois d’avril recevra le nom de Néron, que celui de mai prendra le nom de Claude, le mois de juin celui de Germanicus[33]. Il charge les pontifes d'examiner ce qu’il convient de maintenir et de réformer dans la science des auspices[34]. Il admet au nombre des livres prophétiques reconnus par l’État, un recueil de vers sibyllins présenté par le tribun Quintilianus. Tibère, il est vrai, blâma cette précipitation et s’étonna que, selon l’usage, on n'eût pas soumis ce recueil à l’examen des quindécemvirs. Il rappela l'exemple d’Auguste qui jugeait nécessaire cette vérification préalable par les prêtres compétents. Il fallait un sénatus-consulte pour permettre aux pontifes de consulter ces oracles dont ils avaient le dépôt. Lorsque l’invasion des Marcomans dans le nord de l’Italie fit trembler Rome, et renouvela les terreurs du temps d’Annibal, le sénat ordonna de recourir aux livres sacrés. Ulpius Syllanus se plaignit qu’on eût déjà trop tardé, qu’il avait maintes fois et sans succès demandé que l’on donnât à cet égard les ordres nécessaires, mais que ceux qui voulaient flatter le prince en paraissant compter sur ses seules vertus militaires, avaient fait échouer sa proposition. On lut enfin publiquement une lettre d’Aurélien qui réclamait cette consultation d’où pouvait venir le salut. Allez, ô pontifes, s’écria un sénateur, allez, le corps et l'âme purifiés, revêtus de vos vêtements sacerdotaux ; montez au temple, couvrez vos bancs de lauriers, ouvrez de vos mains vénérables les pages fatidiques, recherchez les destins de la république, qui sont éternels. Donnez à chanter aux enfants en puissance de père et de mère, les vers accoutumés. Pour nous, sachez que nous ferons les frais nécessaires pour les sacrifices prescrits et que nous livrerons les victimes dont le sang doit couler sur les autels[35].

Ces exemples suffisent pour prouver l’intervention active, incessante de l’État dans tous les actes de la vie religieuse,, sous l’empire, comme sous la république. La distinction se maintient entre le pouvoir d’initiative du sénat et l’empereur, considéré comme le premier citoyen, d'une part, et l’autorité consultative du collège des pontifes, de l’autre. Il est vrai que cette distinction est toute illusoire et seulement dans les formes. L’empereur, maître de la vie et de la fortune des citoyens, est en même temps le maître des consciences et le chef réel de la religion païenne.

 

III

Le sénat républicain et les empereurs avaient peu à peu donné droit de cité aux cultes étrangers. Les dieux de l’Olympe grec, ceux de l’Egypte et de l’Asie avaient eu à Rome leurs temples et leurs adorateurs. On n’avait interdit que les superstitions dangereuses pour la morale publique et les dieux hostiles à l’empire. Il est vraisemblable que c’est en sa double qualité de souverain pontife et de chef d’État, que Constantin admit à l’existence légale le christianisme jusqu’alors proscrit. Mais il n’entra point dans sa pensée de renoncer à ses prérogatives pontificales, en accordant la tolérance à une religion qui ne reconnaissait d’autre dieu que son Dieu, et qui prétendit plus tard contester aux empereurs ce titre même auquel les chrétiens devaient la fin de leurs proscriptions. L’histoire tout entière de la vie de Constantin proteste contre cette idée étrange, qu’on lui attribue gratuitement. Bien des siècles après la mort du prince, au IXe siècle, alors que les papes prétendaient, non-seulement à l’indépendance, mais à la domination temporelle de l’Italie, quelques zélateurs maladroits de la papauté, inventèrent cette fable de la donation d’une partie de l’Occident au pape, et pour en faire ressortir la vraisemblance, supposèrent que Constantin avait abdiqué au profit de l’évêque de Rome, Sylvestre, le souverain pontificat et lui avait abandonné tous les insignes de cette dignité. Loin de songer à une abdication, Constantin ne vit dans le christianisme qu’une religion de plus à surveiller et se crut toute sa vie le pontife suprême des chrétiens, comme il était depuis longtemps celui des païens.

Ce renoncement s’expliquerait à la rigueur, si une révolution soudaine, un coup de foudre pareil à celui qui dessilla les yeux de Paul sur la route de Damas, l’avait jeté dans les voies du christianisme, s’il avait éprouvé le zèle et l’ardeur des néophytes et des catéchumènes, s’il avait subitement dépouillé le vieil homme pour faire à sa conviction le sacrifice de ses honneurs. Les historiens dignes de foi ne nous rapportent rien de semblable. L’apologiste Eusèbe de Césarée nous parle bien d’une vision miraculeuse, de la voix qui se fit entendre à Constantin, au moment où il passait les Alpes pour aller combattre le tyran Maxence. Il est le seul qui se vante d’avoir reçu ces confidences de la bouche de l’empereur, et son témoignage isolé nous est suspect. Si tiède était la ferveur du premier prince chrétien, qu’on ignore à quelle époque de sa vie il reçut le baptême. Les uns placent cette date après la victoire du pont Milvius et l’entrée triomphale à Rome, la plupart des annalistes ecclésiastiques la reportent à un second séjour que fit l’empereur à Rome sous le pontificat de Sylvestre ; quelques-uns, et parmi ceux-là Eusèbe, Sozomène, saint Jérôme, aux dernières heures de la vie du prince. Se sentant mourir il voulut être baptisé comme le Sauveur dans l’eau du Jourdain. Encore ce baptême lui fut-il donné par un évêque arien, Eusèbe de Nicomédie, qui depuis longtemps abusait de sa faveur pour détourner Constantin de l’orthodoxie et le faire pencher vers la foi d’Arius. Ces témoignages contemporains ont à coup sûr plus de poids que ceux de .Cédrénus, de Zonaras et de Théophane, écrivains bien postérieurs, dont la critique est souvent en défaut, et qui ne pouvaient, tout en connaissant la version contraire, voir un hérétique dans le fondateur de l’empire chrétien de Byzance[36].

Les historiens ne s’accordent pas davantage sur les mobiles auxquels obéit le prince en favorisant le christianisme, jusque-là persécuté à outrance. Eusèbe, suivi par Zonaras, affirme que Constantin, comme plus tard Clovis à Tolbiac, fut frappé de la défaite de ses rivaux Maxence et Licinius, qui n’avaient pas négligé les invocations et les sacrifices aux faux dieux, et surpris de sa victoire qu’il attribua au secours du Dieu des chrétiens. Il compara aussi la fortune de son père Constance avec celle de ses adversaires, et il embrassa la religion qui faisait la force de ceux qui la servaient et leur assurait le succès dans leurs entreprises[37]. Le païen Zosime, que Sozomène et Aurélius Victor appuient de leur autorité, donne un tout autre motif à la préférence que Constantin marqua pour la religion chrétienne[38]. Après avoir vengé, sur de simples soupçons, son honneur de mari outragé, en faisant périr son fils Crispus et sa femme Fausta, pris de remords, il chercha le moyen d’étouffer les protestations de sa conscience, et s'adressa aux flamines et au philosophe néoplatonicien Sopater. Ils lui répondirent qu’aucune lustration, aucune expiation ne pouvait laver son crime et assoupir les remords de son âme. Un Espagnol du nom d’Egyptius, admis dans la familiarité des servantes du palais, l’adressa aux évêques chrétiens. Ceux-ci lui apprirent que leur religion avait le secret de laver les fautes les plus graves et que le sacrement du baptême effaçait tout péché. Dès lors Constantin fit grand cas de la religion nouvelle, il finit par se rallier à ses dogmes et par la faveur qu’il accorda aux chrétiens, inclina peu à peu ses sujets à l’adoption du christianisme. Il est à croire que des raisons plus hautes, et que Lactance nous fait entrevoir, déterminèrent l’empereur. Les chrétiens n’étaient plus seulement une faction, mais un parti puissant dont les forces s’augmentaient chaque jour, avec qui il fallait compter, et qui pouvait être d’un appoint considérable dans la lutte engagée entre Constantin et ses rivaux. Le prince ne pouvait du reste manquer d’être frappé de leur docilité et de leur respect pour le pouvoir établi. Malgré les violences dirigées contre eux, ils n’avaient essayé de susciter aucune révolte, on ne les avait trouvés impliqués dans aucun complot. Peut-être un jour les guerres cesseraient-elles, subitement apaisées, quand tous les peuples obéiraient à ce Dieu, qui recommandait aux siens l’obéissance passive, si commode au despotisme.

Quoi qu’il en soit, c’est en effet vers l’époque de la mort de Crispus, que Constantin marqua un penchant décidé pour le christianisme, s’entoura d’évêques et s’efforça de décourager des cultes païens, ceux qui leur restaient encore attachés. Il profita de son séjour à Rome pour manifester d’une manière peu équivoque les sentiments qu’il avait eu soin jusque-là de tenir cachés. Suivant une antique coutume, ses soldats voulurent monter au Capitole, pour remercier les dieux de la victoire qu’ils avaient donnée à leurs aigles. Constantin qui s’était abstenu déjà d’assister à la célébration des jeux séculaires, refusa d’accompagner comme il convenait, ses soldats à cette cérémonie. Il vit défiler les troupes sous ses yeux et ne put retenir quelques moqueries à l’adresse des fervents adorateurs des dieux tutélaires de Rome. Ces plaisanteries, rapidement colportées, soulevèrent l’indignation du peuple et du sénat. L’empereur se sentit mal à l’aise au milieu de cette population sourdement hostile, de ces dieux dont les statues dressées sur toutes les places témoignaient du glorieux passé de Rome et semblaient lui reprocher son apostasie, de ces temples où se pressait encore une foule respectueuse, dont la piété était une injure pour son indifférence. Il comprit que cette cité païenne s’accommoderait mal de sa nouvelle politique et répugnerait longtemps encore au culte chrétien. Une soupçonna pas un moment que la vieille capitale du monde romain deviendrait un jour la capitale du monde chrétien. Il chercha un emplacement pour bâtir une ville sans tradition et sans passé, qui lui devrait tout, et où il ne serait plus poursuivi par le souvenir d’une religion avec laquelle il avait rompu dans son cœur. Telle fut la cause réelle de la fondation de Constantinople[39].

Il est facile de saisir trois moments distincts dans l'évolution de Constantin vers le christianisme. Il s’agit d’abord pour lui de lever les décrets de proscriptions qui pèsent sur les chrétiens, et de les établir sur le même pied que les adorateurs des autres divinités. Tel est le sens de l’édit de Milan, qui est un édit de tolérance : Considérant que la liberté religieuse ne saurait être entravée, et que chacun peut, dans son esprit et dans sa volonté, adorer comme il lui plaît la divinité, nous ordonnons que les chrétiens puissent garder leur foi et exercer leur culte. Plus loin, nous lisons : Il importe à la tranquillité des temps présents que tout homme ait le droit de choisir, quelle qu’elle soit, la divinité à qui il veut adresser ses hommages[40]. En conséquence, Constantin décrète la restitution aux chrétiens des biens qui leur ont été confisqués, y compris celle de leurs églises, fermées Ou affectées à d’autres usages. Dans une constitution adressée au préfet Anilinus et mentionnée par Eusèbe, il arrête que les prêtres chrétiens, ceux qu’on appelle clercs, soient assimilés aux desservants des autres cultes, et qu’ils soient comme eux dispensés de toute charge publique, afin de pouvoir plus librement vaquer aux soins de leur religion. Nous ne pouvons voir dans ces mesures qu’un acte de haute politique inspiré par le souci de la paix publique, mais non pas encore un acte 'd’adhésion formelle.

Bientôt le christianisme, comme un torrent longtemps contenu, déborde de toutes parts. Nous assistons alors à une singulière tentative de conciliation et de fusion entre l’ancienne religion et la nouvelle. Le christianisme, pour rendre d’un culte à l’autre la transition plus facile, relâche un peu de la rigueur de ses dogmes et s’hellénise, selon le mot heureux de l’historien Socrate. Lors de la cérémonie de la fondation de Constantinople, l’empereur trace lui-même, comme autrefois Romulus et les césars qui avaient agrandi le pomœrium, la ligne d’enceinte. Auprès de lui se tiennent le philosophe alexandrin Sopater et le pontife Pretextatus ; l’aruspice Valens préside à la dédicace de la ville[41]. Les temples païens ne furent pas systématiquement exclus de la nouvelle capitale. Themistius nous parle de sacrifices, de libations, de processions en l'honneur des dieux protecteurs de l’agriculture, qui s’y célèbrent encore de son temps[42]. Les médailles frappées en l'honneur du prince portent les attributs de Jupiter, d’Apollon et d’Hercule ; on y peut lire des inscriptions telles que celles-ci : Soli invicto comiti, Jovis conservatoris, Martis propugnatoris. Il bâtit un cirque magnifique, où l’on voit un édicule consacré à Castor et Pollux, qui subsistait encore du temps de Théodose, le trépied d’Apollon Delphien, sur lequel se dressait la statue du dieu reproduisant les traits de l’empereur. Une inscription, pour ne pas laisser d’équivoque, portait : όδέ θεότατος Αύτοκράτωρ. Autour de la tête du dieu ou du césar étaient fixés, figurant des rayons de gloire, les clous qui avaient attaché le Christ sur la croix[43]. Si Constantin bâtit une église aux saints Apôtres, il éleva sur la principale place de Byzance un temple à la mère des dieux Rhéa, et à l’autre extrémité l’image de la Fortune romaine. La Sagesse et la PaIXeurent aussi leurs autels. Nous reconnaissons le nom de ces deux divinités dans ceux plus chrétiens de sainte Sophie et de saint Irénée. Si sur ses monnaies et ses images il se pare des attributs des dieux païens, il porte quelquefois à la main la croix, le palladium de la foi nouvelle.

Enfin par un retour étrange et inattendu, la tolérance accordée aux chrétiens au début du règne, est bientôt tout ce qui reste aux païens de leur ancienne prépondérance. Sans doute ils ne furent pas persécutés ; il n’est point exact, comme un passage d’Eusèbe pourrait le faire supposer, que leurs temples aient été détruits, leurs livres brûlés, leurs sacrifices interdits. Constantin ne détruisit point l’idolâtrie, il proscrivit seulement, comme avaient fait Auguste et Tibère, les cérémonies obscènes, les incantations, les fourberies auxquelles se laissait prendre la crédulité dévote, les orgies semblables à celles qui déshonoraient les bacchanales. Mais il éloigna des autels païens nombre de leurs anciens adorateurs, par la malveillance et la défiance dont il ne sut pas se garder envers les fidèles de Jupiter, par la rancune qu’il montra à tous ceux qui n’avaient pas imité sa conversion. C'en était assez pour que la grâce touchât bien des cœurs endurcis. Beaucoup de convictions fléchirent dès que les intérêts furent mis en jeu. Il est vrai que les mêmes hommes qui applaudirent à l’œuvre de Constantin, ne se firent pas faute de la flétrir, lorsque Julien releva les autels du paganisme désertés. On revit alors des palinodies éclatantes, de miraculeuses conversions, qui se soutiennent, jusqu’à ce qu’avorte la tentative de Julien. Le dieu de l’empereur devint peu à peu le dieu de l’empire. Il n’était pas besoin de persécutions pour obtenir ce résultat. L’exemple des chrétiens affermis dans leur foi et multipliés par elles était encore trop présent, pour qu'on se risquât à donner au paganisme un regain de faveur, en paraissant le craindre, et en apitoyant les cœurs sur le sort des fidèles qui lui restaient. Il suffisait de quelques discours dans le genre de celui que Constantin adressait aux provinciaux[44] : Que ceux qui sont encore plongés dans l’erreur des gentils jouissent de la même quiétude que les chrétiens. Associés aux mêmes bienfaits, goûtant les mêmes joies, ils seront par là même amenés doucement à un culte meilleur. Que personne donc ne fasse tort à son prochain, que chacun suive son penchant et honore la divinité qu’il préfère. Que ceux qui se dérobent à l’influence du christianisme continuent à fréquenter les temples des dieux de mensonge, puisque telle est leur volonté. Pour nous, ô mon Dieu ! nous aurons en partage la splendide demeure de la vérité, dont le flambeau éclaira notre naissance.

Quant à ses fonctions de souverain pontife, Constantin les exerça envers les païens et envers les chrétiens jusqu’à la fin de sa vie. Toutes les inscriptions de son règne lui gardent ce titre. Il n’est pas vraisemblable qu’on eût continué à le lui décerner, s’il avait marqué quelque dédain à son endroit. Le Code théodosien témoigne qu’il eut souci des intérêts du sacerdoce païen aussi bien que de ceux du sacerdoce chrétien. En même temps qu’il accorde aux prêtres du Christ les immunités et les privilèges les plus étendus, il renouvelle les mêmes prescriptions en faveur des flamines et des prêtres des municipes provinciaux. Les uns et les autres sont exemptés de l’impôt[45]. Il ordonne que la ville d’Hispellum en Ombrie prenne le nom de Flavia Constans, que le temple de la gens Flavia soit magnifiquement restauré, et que les jeux annuels soient célébrés par les prêtres[46]. Il nomme Julius Rufinianus pontife de Vesta, pro-magister du collège des pontifes, prêtre d’Hercule[47]. Il condamne à une amende très-forte ceux qui oseraient violer les sépultures païennes, et dérober les marbres ou les colonnes qui les décorent[48]. Il fait réparer les temples atteints de la foudre et ceux qui tombent en ruines. Le clarissime Tib. Fabius Tatianus, préfet de Rome, est chargé par lui de la restauration du temple de Remus sur la voie sacrée[49]. S’il prohibe les sacrifices accomplis dans les maisons des particuliers, s’il défend de consulter en secret les aruspices, il autorise ces consultations en public, et s'offre même, comme souverain pontife, à expliquer le sens de leurs oracles[50]. Sa sollicitude est de même nature pour les autres cultes. Il protège les juifs contre les haines déjà séculaires des chrétiens. Il fixe le jour de la pâque, et prescrit qu’elle soit célébrée par tous dans le même temps. Il ordonne l’observation du repos le vendredi, jour de la mort du Sauveur, et le dimanche, jour de sa résurrection[51]. Il prend l’initiative de la condamnation d'Arius, et, après l’avoir exilé, se fait garant de sa foi et le reçoit en grâce[52]. Il prend des mesures pour empêcher le clergé de se recruter parmi les plébéiens riches, qui sont astreints aux charges des curiales, et doivent les subir sous peine de frustrer le trésor[53]. Il autorise la construction des basiliques et fait lui-même les frais de celle que sa mère, Hélène, élève à Jérusalem en commémoration de la Passion. Il serait difficile, en un mot, pour ne pas dire impossible, d’établir une différence dans sa façon d’agir avec le clergé chrétien et le clergé païen. Il en use de même avec l’un et l’autre, et ne renonce en aucun cas aux prérogatives pontificales qu’ont exercées les empereurs qui l’ont précédé.

 

IV

Les empereurs qui succédèrent à Constantin ne suivirent pas une politique différente de la sienne. Constantius, qui prit une part si active aux querelles théologiques de son temps, qui mérita les sarcasmes d’Ammien Marcellin par la fréquence des synodes, qu’il réunit pour établir la similitude ou la consubstantialité des personnes de la Trinité, n’abandonna pas la direction du culte païen, et sut concilier ses devoirs d’empereur et de pontife. Son respect pour les dieux de la vieille Rome lui valut cet éloge de Symmaque : Il n'enleva aucun de leurs privilèges aux vierges sacrées ; il distribua les sacerdoces à des patriciens, il ne refusa jamais de faire les frais de nos cérémonies, et, escorté du sénat à travers les rues de la Ville éternelle, il supporta, sans en être blessé, la vue de nos temples, lut les inscriptions en l’honneur des dieux qui en ornaient le fronton, demanda les origines de chacun d’eux, décerna des louanges à leurs fondateurs, et, bien qu’il suivit une religion différente, protégea toujours la nôtre[54].

Julien eut l’ambition de faire vivre en bonne intelligence tous les cultes de l’empire. Les évêques ariens avaient proscrit les catholiques du symbole de Nicée, les donatistes, les novatiens, les macédoniens, les eunomiens. Il rappela les exilés et leur rendit leurs dignités. Saint Athanase, grâce à lui, put enfin revenir à Alexandrie. Il essaya même de prévenir le retour de ces tristes querelles et de pacifier les sectes discordantes. Il réunit leurs principaux docteurs dans son palais et leur fit entendre des paroles de paIXet de concorde. Mais telle fut l’acrimonie des discussions qui s’élevèrent, que ses paroles furent couvertes par les clameurs, et qu’il dut imposer silence à ce singulier synode, en s’écriant : Vous m’écouterez ; les Francs et les Alamans m’ont bien entendu ![55] Son zèle en faveur des païens n’est pas suspect. Il entoura d’une magnificence inouïe les cérémonies du paganisme, espérant par cette splendeur extérieure ramener aux anciens autels la multitude désabusée. Il accomplit avec joie toutes les fonctions du pontificat, et sacrifia lui-même les victimes consacrées.

Jovien, au retour de l’expédition contre les Parthes, consulta les entrailles des victimes et eut recours à la science des aruspices. Valentinien, au début de son règne, décréta la tolérance et permit aussi de consulter les aruspices[56]. Il autorisa les sénateurs à laisser au Capitole l’autel de la Victoire et à lui offrir des sacrifices. Il favorisa les cultes provinciaux, et confirma les immunités dont jouissaient leurs desservants[57]. Sous son règne, trois flamines restaurèrent en Afrique le portique d’un temple, et consacrèrent le fait par une inscription[58]. En même temps, il renouvela les exceptions prononcées par Constantin pour le recrutement des prêtres chrétiens parmi les plébéiens riches. Valens usa, comme son collègue, de la plus grande tolérance, et ne montra de rigueur que contre les manichéens, les photinianiens et les eunomiens[59]. Théodoret nous apprend que les fêtes de la grande déesse et les dionysiaques furent, sous son règne, célébrées en public dans la province d’Asie. Gratien s’associa aux actes de ses deux prédécesseurs et même après la mort de Valens, dont il fut le collègue, respecta la liberté de conscience.

C’est à cet empereur que la plupart des historiens, Spanheim, Bosius, La Bastie, attribuent la suppression du souverain pontificat. Il est cependant certain qu’il porta le titre de pontife. La longue inscription du pont Cœstius le lui décerne, ainsi qu’à Valentinien et à Valens. Une inscription de Mérida, qui date de sa quatrième puissance tribunitienne, le lui donne encore, sans que les noms de ses collègues soient mentionnés à côté du sien. Van Dale signale une autre inscription de la sixième puissance, où l’empereur est honoré de la même dignité. Le poète Ausone, trois ans avant la mort de Gratien, lui rend des actions de grâces en ces termes : Chacun te proclame empereur par la puissance, victorieux par le courage, auguste par la piété, pontife par la religion, père par l’indulgence, fils par la jeunesse. Plus loin encore, il lui rappelle que Dieu lui a donné le souverain pontificat. L’anecdote célèbre, que Zosime rapporte, ne peut donc trouver sa place que pendant les trois dernières années du principat de Gratien. Voici, du reste, le passage tout entier : Numa Pompilius, le premier, fut appelé souverain pontife ; tous les rois prirent ensuite cette dignité, et, après eux, Octave et ceux qui gouvernèrent, sous le nom d’empereur, la république. En même temps que le pouvoir suprême, ils recevaient la tunique sucer-dotale que leur envoyaient les pontifes. Tous les princes acceptèrent cet honneur avec la joie la plus vive ; Constantin, lui aussi, se prêta à cette cérémonie, bien qu’il eut abjuré la foi des ancêtres pour embrasser la religion des chrétiens. Ses successeurs, et parmi eux Valentinien et Valens, ne dédaignèrent pas un tel honneur. Mais les pontifes ayant envoyé, suivant la coutume, les vêtements sacerdotaux à Gratien, ce prince marqua son aversion pour ce présent, et déclara qu’il n’était pas permis à un chrétien de les recevoir. La stola fut rendue aux pontifes. Celui qui était le premier d’entre eux s’écria, faisant allusion au compétiteur de Gratien : S’il ne veut pas être pontifex maximus, c’est Maxime qui sera pontife[60].

Arrêtons-nous un instant à ce texte. Spanheim, Bosius et Baronius l’ont déclaré définitif, et arrêtent dès lors à Gratien la liste des souverains pontifes. Seul, Van Dale fait des réserves. Mais son principal argument a peu de valeur. Il prétend réfuter Zosime en citant les inscriptions dont nous avons parlé, et qui toutes décernent à Gratien le titre qu’il a repoussé. Nous croyons que Zosime était bien informé de toutes les péripéties de la lutte engagée entre le polythéisme et le christianisme ; païen lui-même, il était intéressé à connaître tous les détails de cette lutte. Gratien peut fort bien, par condescendance pour ses deux collègues, avoir accepté, tant qu’ils vécurent, la dignité nominale de pontife. Il ne devait en porter les insignes qu’après leur mort. Dion nous a appris en effet que lorsque la république était gouvernée par deux ou trois empereurs, l’un d’eux seul revêtait la stola pontificales. Quand ce fut au tour de Gratien de recevoir le présent des pontifes, rien n’empêche qu’il ait décliné cette offre. Toutefois, l’assertion de Zosime soulève des objections sérieuses. Il est le seul auteur, chrétien ou païen, qui affirme le fait. Or, il est peu vraisemblable qu’un événement d’une portée aussi considérable que l’abolition du souverain pontificat n’ait pas vivement frappé les esprits, et n’ait pas été relaté par des historiens aussi exacts que Socrate, Sozomène, Théodoret, ou l’un quelconque des nombreux apologistes chrétiens.

À vrai dire, si l’on examine de près le texte de Zosime, on ne voit pas qu’il parle de la suppression du souverain pontificat. Le refus dont il s’indigne est personnel à Gratien. Rien ne prouve que son exemple ait été suivi, que Théodose, Arcadius et Honorius se soient montrés aussi imprudents et aussi dédaigneux. Sans parler de l’inscription de Justinopolis (Capo d'Istria), qui donne encore à Justin le titre de pontifex maximus, mais qui passe pour apocryphe, Servius, le commentateur si scrupuleux de Virgile, et qui mourut sous le princificat de Théodose le Jeune, ne dit-il pas : C’était une coutume de nos ancêtres que le roi fût en même temps prêtre et pontife ; de là vient que nous appelons aujourd'hui encore pontifes les empereurs ?[61] C’est là un témoignage dont on ne saurait récuser légèrement la valeur. Peu importe qu’après Gratien, le titre de pontifex maximus ait disparu des médailles et des inscriptions. Nous ne voyons pas non plus que les empereurs y soient désignés sous le nom de tribuns ou de consuls. Il n’existe pas une seule médaille où Julien soit nommé pontifex maximus. Cependant le panégyrique de Libanius atteste qu’il se faisait gloire de cette dignité. On peut dire la même chose de Maximin Daza, de Claudius et de plusieurs autres. Les noms de Dominus, Imperator, Cæsar, Augustus sont désormais les seuls que l’usage autorise sur les monnaies.

Nous croyons volontiers que lorsque les sénateurs eurent cessé d’être en majorité païens, que la plupart des grandes familles, abandonnant les cultes antiques, se furent ralliées, à l’exemple des empereurs, au christianisme, les césars cessèrent de recevoir du sénat un titre qui n’avait plus sa raison d'être. En tout cas, ils n’auraient usé de l’autorité qu’il leur conférait que pour combattre le paganisme. De Théodose à Justinien, les décrets impériaux se multiplièrent contre les derniers païens. Théodose avait refusé au sénat romain les fonds nécessaires pour les sacrifices[62]. Il abolit les privilèges de leurs prêtres[63]. Il laissa son chef de la milice, Stilicon, détacher les lames d’or qui recouvraient le temple de Jupiter Capitolin, et sa femme, Sereine, enlever à la grande déesse Rhéa les colliers d’or qu’elle portait pour s’en parer elle-même[64]. Léon et Anthémius interdisent aux gentils les professions libérales ; il ne leur est permis de servir dans la milice qu’après avoir fait attester par trois témoins, sur l’Evangile, qu’ils sont orthodoxes[65]. Justinien refusa à leurs enfants le droit d’hériter, et attribua au fisc la fortune des parents[66]. Il défendit, par une loi formelle, qu’il y eût désormais des païens dans l’empire, et donna trois mois pour recevoir le baptême à ceux qui n’étaient pas encore convertis[67].

Ainsi s’éteignent, au milieu de l’indifférence et souvent de l’hostilité des empereurs, les dernières lueurs du paganisme. Le christianisme devient la religion d’État. Quiconque n’est pas orthodoxe, selon l’empereur, est déclaré coupable de lèse-majesté. Mais l’empereur chrétien a-t-il renoncé aux prérogatives pontificales que lui conférait le polythéisme ? S’il dépouille volontiers la stola païenne, qui ne lui donne plus qu’une autorité illusoire, fait-il aussi bon marché de ses droits sur le culte chrétien ? Zosime dit-il quelque part qu’il ait repoussé l’appellation de pontife du christianisme ? Cesse-t-il d’exercer sur les clercs le double droit que lui donnent et son caractère sacerdotal et l’Imperium, dont il est revêtu ? Nous sommes persuadés qu’il n’en est rien. Sans doute, les sèches chroniques de Byzance ne sont pas fort explicites sur ces prétentions. Mais assez de témoignages nous restent pour pouvoir affirmer que les empereurs byzantins se crurent, même longtemps après leur conversion, des pontifes, et en portèrent le nom. Quant à leur autorité sur le clergé, à leur juridiction sur ses membres, à leurs droits à proscrire certains dogmes et à en promulguer de nouveaux, la suite de ce travail montrera qu’ils ne s’en départirent jamais, et que la tradition païenne se continua sans se modifier essentiellement sous le gouvernement des empereurs chrétiens de Byzance.

 

 

 



[1] Tite-Live, liv. I, ch. 20.

[2] Voir aussi Tite-Live, liv. XXXIX, ch. 45.

[3] Cicéron, de Leg., II, ch. 12.

[4] Macrobe, III, 3.

[5] Tite-Live, liv. I, ch. 20.

[6] Tite-Live, liv. IV, ch. 44.

[7] Tite-Live, liv. III, ch. 53.

[8] Denys d’Halicarnasse, lib. II, passim.

[9] Tite-Live, liv. XXXI, ch. 10.

[10] Tite-Live, liv. IV, ch. 44.

[11] Bouché-Leclercq. Thèse pour le doctorat : Le Pontificat romain, pages 314 et suivantes.

[12] Tite-Live, l. XXXIX, ch. 5.

[13] Tite-Live, l. XXII, ch. 9, 10.

[14] Dion Cassius, liv. XXXIX, ch. 15.

[15] Tite-Live, l. XXIX, ch. 10, 11, 14.

[16] Tite-Live, l. XXXIX, ch. 16.

[17] Dion Cassius, l. LIII, 17.

[18] Dion Cassius, l. LIII, 17.

[19] Dion, liv. XLII, ch. 51.

[20] Dion, liv. LI, ch. 20.

[21] Tacite, Ann., lib. I, ch. 3.

[22] Pline, Ep., lib. X, 15.

[23] Lactance, De morte Persec., ch. 36.

[24] Tertullien, Apologie, ch. 95.

[25] Lampride, Vit. Hadr., ch. 29 et 43.

[26] Tacite, Ann., II, ch. 49.

[27] Pline, Ep., liv. IX, 61.

[28] Pline, Ep., liv. X, 73 et 74.

[29] Capiton, ch. 10.

[30] Tacite, Ann., lib. IV, ch. 26.

[31] Tacite, Ann., lib. II. ch. 32.

[32] Tacite, Ann., lib. II, ch. 85.

[33] Tacite, Ann., lib. XV, ch. 54.

[34] Tacite, Ann., lib. XI, ch. 15.

[35] Vopiscus, Vit. Aurel., ch. 19 et 20.

[36] Théophane, Chronic., p. 14, éd. 1655 : Zonaras, lib. XIII, 2 ; Cédrénus, tome I, p. 271, éd. 1647 ; Sozomène, lib. I, ch. 7 ; S. Jérôme, Chron.

[37] Eusèbe, De Vita Const., lib. I, 27. — Zonaras, lib. XIII, 2.

[38] Zosime, lib. II ; Sozomène, lib. I, ch. 5.

[39] Zosime, lib. II ; Aurelius Victor, ép. 41.

[40] Cet édit est confirmé par d’autres qui le suivent, cités par Eusèbe et Lactance ; Zonaras (lib. XIII, ch. 2), en résume la substance. — L’édit de Milan fut donc un édit de tolérance et non d’exclusion à l’adresse des autres cultes. Constantin entendait que toutes les sectes pussent vivre également protégées par la loi. En maintes circonstances il s’entremet pour faire respecter cette tolérance réciproque et conjurer des querelles théologiques. Il apprend que des donatistes en Afrique, ont envahi une église catholique ; il répond : Laissez faire. Il prescrit de n’user à leur égard que de douceur et d’exhortations pieuses, mais de s’abstenir de violences. (V. Bibl. Pet. Pithæi. — Baronius, ann. 316, § 57.) — Aux yeux de Constantin le rôle de l’empereur est de pacifier et de concilier, non de persécuter au nom d’un dogme. Il tient de Dieu l’autorité nécessaire pour se faire écouter. Il écrit aux ariens d’Egypte en conflit avec les chrétiens fidèles à Athanase. (Eusèbe, De vita Const., lib. II, ch. 63.)

[41] V. Banduri, Antiq. Byz., t. I, p. 98. — Lydus, De Mens., IV, 2.

[42] Themistius, Orat., 6.

[43] Zonaras, lib. XIII, ch. 3. — Zosime, lib. II.

[44] Eusèbe, Vit. Const., lib. II, ch. 47-56.

[45] Cod. Theod., XII, lit. I, 4, et liv. XII, tit. V, 2.

[46] Insc. Henzen, vol. III, coll. Orelli, n° 5580.

[47] Coll. Orelli, n° 1681.

[48] Cod. Theod., lib. 1, De Sepult.

[49] Coll. Orelli, n° 17.

[50] Cod. Theod., lib. IX, 16.

[51] Cod. Theod., lib. II, 7, 1.

[52] Socrate, lib. I, 22.

[53] Cod. Theod., lib. XVI, 26.

[54] Symmaque, Ep., X, 54.

[55] Ammien Marcellin, XXII, 5.

[56] Cod. Théod., II, De Malefic.

[57] Cod. Théod., De Decur., 75.

[58] Léon Renier, fasc. 5, n° 178.

[59] Socrate, lib. V, ch. 2.

[60] Zosime, lib. IV.

[61] Servius, lib. III, v. 268.

[62] Zosime, fin du livre IV.

[63] Cod. Théod., tit. X, 12. Confirmé par une constitution d’Arcadius (Cod. Théod., lib. XVI, tit. X, 14). — V. d’autres lois encore sons Théodose le Jeune.

[64] Zosime, lib. V.

[65] Cod. Just., lib. I, tit. IV, 16, 21.

[66] Cod. Just., lib. I, tit. V, 12, 19.

[67] Paul Diacre, lib. XVI.