HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE XV

 

 

Coup d'œil général sur la situation de l'Europe. — Les rois se relèvent et se raffermissent. — Circonstance qui les empêche de faire une campagne contre les idées françaises. — La ligue royaliste continue à fonctionner en France. — Elle s'empare de l'administration de la république. — Alarmes répandues par la réaction. — Proclamation du préfet de police à ce sujet. — Système de dénigrement contre les républicains. — Les réactionnaires repoussent le projet de loi sur l'instruction publique élaboré par le ministre Carnot. — Question de la gratuité de l'enseignement dans les écoles polytechnique et militaire. — Grands débats à ce sujet. — Le projet est vivement combattu par la ligue de la rue de Poitiers. — Le ministre de la guerre modifie son projet. — Il n'admet la gratuité qu'à partir du 1er octobre 1850. — La loi est votée avec ces modifications. — Remaniement ministériel. — M. Marrast président de l'assemblée nationale. — Echec éprouvé par la réunion de la rue de Poitiers. — Le Constitutionnel se plaint de ce que le gouvernement laisse de côté les républicains du lendemain. — Projet de loi contre les clubs présenté par le ministère. — Il est changé complètement par la commission. — Grands débats sur ce projet de loi. — Les clubs sont réglementés. — Protestation contre cette loi. — Lettre du citoyen Louis Bonaparte. — Il donne sa démission de représentant du peuple. — Croix de Juin. — Rapport de M. Thiers sur les finances. Réponse du citoyen Proudhon. — Ordre du jour motivé sur les réformes qu'il propose.

 

En examinant attentivement la situation où se trouvait l'Europe au mois de juillet 1848, il était facile de résumer ainsi cette situation : tous les rois, après avoir ressenti la commotion partie de la France en février, s'étaient raffermis sur leurs trônes chancelants, et paraissaient prêts à ouvrir une campagne destinée à combattre les principes révolutionnaires. Si ces rois ne se liguèrent pas ouvertement contre la France républicaine pendant l'été de 1848, et s'ils ne lancèrent pas immédiatement leurs soldats sur le Rhin, c'est, d'un côté, qu'ils n'avaient pas encore complètement réglé leurs affaires intérieures, et, d'un autre côté, c'est que l'Agamemnon de la nouvelle croisade se trouva fortuitement sous l'empire d'une circonstance bien gravé, indépendante de sa volonté. Une épidémie cruelle, le choléra, ravageait alors l'empire, moscovite, et menaçait de sévir dans toute l'Allemagne. En présence de ce fléau dévastateur, le czar ne crut pas qu'il fut opportun d'entrer on campagne ; et la croisade contre le foyer des révolutions fut ajournée à des moments plus propices. En attendant, il fut convenu que chaque potentat continuerait à renforcer son armée, sauf à donner au gouvernement français le change sur ces armements : les prétextes ne leur manquèrent pas ; et d'ailleurs le cabinet du général Cavaignac se montra facile, car en ce moment-là il mendiait les reconnaissances officielles qui devaient réconcilier les rois avec la France révolutionnaire. Le triste et misérable dogme professé sous la monarchie de Louis-Philippe : chacun pour soi, chacun chez soi, était de nouveau substitué à la fraternité des peuples.

Aussi la république française n'était-elle plus redoutée de personne. Toutes ses forces, le gouvernement les employait contre l'intérieur, et principalement contre la ville de Paris, coupable au dernier chef d'entretenir dans son sein le feu sacré de la liberté. On ne songeait qu'à embastiller, qu'à entourer d'une ceinture de fer, qu'à garrotter le foyer des révolutions ; et lorsque, dans la séance du 11 juillet, l'assemblée vota qu'une armée active de cinquante mille hommes au moins serait réunie à Paris ou dans les environs, jusqu'à ce qu'il en fût autrement ordonné, toute la horde des contre-révolutionnaires poussa un cri de joie. Ce décret passa comme un ordre du jour de la place.

Si quelqu'un jadis, dans les assemblées de notre première révolution, avait osé proposer un camp pareil, à quelques pas de la constituante ou de la convention, s'écriait un écrivain démocrate, depuis Bailly jusqu'à Danton, tous les partis, toutes les nuances, tous les hommes libres se seraient levés sous la menace ; ils auraient protesté, par la parole et par le vote, au nom de la liberté souveraine ; ils auraient énergiquement refusé d'adosser ainsi la tribune au corps de garde. Aujourd'hui, grâce à la dernière commotion, on ne discute pas, on se tait, on vote !

 

Ajoutons que ce même jour, M. Sénard, ministre de l'intérieur, lut, au nom de son collègue de la justice[1], le projet de loi dont on menaçait la presse depuis la répression de l'insurrection. Il s'agissait, ainsi que nous aurons bientôt l'occasion de mieux l'expliquer, de soumettre les journaux au cautionnement comme sous la monarchie. Le ministre lut aussi une espèce de tarif des pénalités dont les réactionnaires voulaient frapper la presse. C'était un petit code complet où reparaissaient toutes les dispositions liberticides élaborées jadis par les Decazes, les Pasquier, les Peyronnet, les Capelle, et tous les dignes serviteurs de la royauté.

Cette lecture fit naître quelque agitation dans la chambre ; on put croire un instant qu'il y aurait débat sérieux et orageux ; mais M. Sénard affirma qu'il venait défendre la société, la famille, la propriété ; et les cris poussés par les réactionnaires étouffèrent l'indignation dont étaient saisis les républicains. C'était encore une tactique empruntée des féaux de la royauté. Les habiles de la réaction sertirent de la salle en se félicitant du succès de leurs manœuvres : ils savaient très-bien, ces hommes rompus aux intrigues parlementaires, que le camp assis autour de Paris, le droit de réunion frappé de mort et la presse muselée, ils auraient bon, marché du suffrage universel, et par conséquent de la république, à laquelle ils avaient voué une haine implacable.

Nous avons déjà parlé de projets formés par quelques organes du parti légitimiste contre Paris. La décentralisation était le but momentané auquel visaient toutes les feuilles de ce parti, Ils savaient que, tant que Paris serait considéré comme la tête et le cœur de la France, il leur serait difficile de faire perdre pied à la démocratie. L'opinion qu'émettait à cet égard le Courrier de la Gironde, l'organe le plus violent que la réaction possédât hors de Paris, n'avait pas jusque-là obtenu tout le succès que les patrons de ce journal attendaient ; mais ils n'étaient pas gens à renoncer à leurs idées, Peu de temps après la réunion à Paris des promoteurs de la décentralisation, on les aperçut donner le mot d'ordre à toutes les feuilles royalistes des provinces. Celles-ci s'emparèrent de la question ; les journaux de Besançon, du Havre, de La Rochelle, de Montpellier, etc., se prononcèrent pour la décentralisation.

Ce n'est pas à Bordeaux seulement que l'organisation provinciale gagne du terrain, s'écriait le Courrier de la Gironde ; de toutes parts on émet des vœux semblables aux nôtres. Avant peu la décentralisation sera un fait obligatoire pour le pouvoir, à moins qu'il ne veuille se séparer de l'opinion publique. Et, suivant ses habitudes, le journal de la Gironde accompagnait cette appréciation d'une avalanche d'injures contre les républicains et de malédictions contre la république.

Ainsi, pendant que le gouvernement, obéissant aux instigations des royalistes, frappait une à une toutes lés libertés publiques, ceux-ci, le devançant toujours dans la voie réactionnaire, le sommaient déjà de démembrer la France, issue une et forte de la première révolution, et travaillaient à rétablir l'ancien régime provincial.

Écoutons le National de l'Ouest ; il va nous dévoiler le plan de ce qu'il appelle le Sunderbund français :

Les feuilles philippistes et henriquinquistes reviennent avec plus d'ardeur que jamais, depuis les événements de juin, sur leur projet de fédéralisme, disait ce patriotique journal. Tout ce qui tient de près ou de loin à la royauté veut ressusciter le programme de division de la Gironde, et la polémique de ces feuilles est un feu roulant contre Paris.

La prétention d'affranchir la province de la domination de cette cité est une des premières que les partis monarchiques manifestèrent lorsque la modération sans bornes de la révolution leur eut permis de se reconnaître et de se remettre du trouble où un événement aussi inattendu les avait jetés. Nous sommes peu surpris de les voir revenir avec une recrudescence d'opiniâtreté sur un plan dans lequel ils avaient mis leurs premières espérances ; mais nous croyons que le Sunderbund français s'illusionne par trop sur la possibilité du séparatisme qu'il rêve.

Pour que l'unité française se rompît, au grand avantage des combinaisons dynastiques, il faudrait, dans les départements, un consentement unanime, qu'on n'y reconnaîtra jamais, ou bien s'en rapporter, pour décider de la victoire, au hasard d'une guerre intestine qui rendrait le succès plus que douteux.

Les partis royalistes ont l'air de ne pas tenir compte de cette unanimité. C'est un tort ; mais ce n'est pas le plus grand. L'exécution rencontrerait à coup sûr de nombreuses difficultés ; l'idée n'est que plus criminelle, plus coupable envers la nation ; puisque non-seulement elle a pour but d'affaiblir le pays en le morcelant, mais encore elle ne saurait se réaliser sans causer à la patrie des déchirements cent fois plus cruels que ceux qu'on prétendrait ostensiblement éviter.

Quant au calcul égoïste, il est facile à dévoiler : Il est tout entier renfermé dans cet axiome de Machiavel : Diviser pour régner, qui était devenu l'un des aphorismes politiques de la dynastie. La guerre civile serait, par ce moyen, une guerre de partisans ; et faute d'avoir tout le royaume, on aurait au moins l'espoir d'en avoir une partie.

Au surplus, là décentralisation n'était qu'un des mille moyens mis en usage, après les journées de juin ; pour atteindre la république ; tout ce que les royalistes purent mettre en jeu de nuisible à cette forme de gouvernement, et surtout aux républicains, fut essayé, dans le mois de juillet, afin d'ébranler plus complètement encore l'ordre de choses que les contre révolutionnaires avaient juré de renverser. Ce qu'ils voulaient avant tout, c'était d'empêcher la consolidation de ce qui existait : aussi s'inquiétaient-ils fort peu du rétablissement du calme, de l'ordre, des transactions commerciales ; leur but, au contraire, était d'entretenir l'alarme parmi la population, afin de rendre insupportable une situation qui n'aurait jamais eu de lendemain assuré.

Si la France, lasse de ses longues agitations, sentait le besoin de se reposer dans la monarchie, disait la Gazette du Languedoc, après avoir répété tous les bruits alarmants que lui transmettait sa correspondance de Paris, elle trouverait dans mon-, seigneur le comte de Chambord un prince digne, nous osons l'affirmer, des hautes destinées auxquelles la Providence, par des voies mystérieuses et inconnues, semblerait l'appeler.

Or, les voies mystérieuses et inconnues qui préparaient le retour du prince dont la Gazette de France faisait, à son tour, une sorte de président héréditaire, n'étaient autre chose que les menées de toutes les sortes mises en œuvre par les contre-révolutionnaires, et ce, toujours dans le but que nous venons d'indiquer, celui d'entretenir l'alarme, la défiance et la haine.

Tantôt on annonçait un mouvement royaliste pour tel jour ; le lendemain c était autre chose : les vaincus de juin allaient tenter de prendre une revanche, et cette fois, ils devaient mettre le feu à Paris. Ces bruits, et mille autres de la même nature, répandus instantanément et partout, devaient nécessairement empêcher tout retour de l'ordre public. Aussi le gouvernement lui-même se sentit-il ému en présence de toutes ces manœuvres de a malveillance.

D'indignes citoyens, s'écria-t-il dans une proclamation lancée par le préfet de police, d'indignes citoyens, répandent à dessein dans la cité les bruits les plus alarmants ils se laissent à reproduire les nouvelles les plus menaçantes ; ils parlent d'agressions nouvelles ; ils racontent les projets insensés qu'eux-mêmes ont fait éclore..... Ils ne voient qu'une douleur à exploiter, et parce qu'ils auront eu le criminel courage de faire saigner des plaies récentes, ils osent lever la tête et se dire républicains. Ils devraient savoir que la république est une loi d'affection et de dévouement, et qu'elle n'est point un code de haine et de fureur...

Le journal la Réforme, qui avait attaqué vigoureusement les manœuvres des ennemis du peuple, s'exprimait ainsi à l'égard de la proclamation du préfet :

Rien n'égale le cynisme avec lequel certaines feuilles répandent les bruits les plus malveillants et semblent avoir pris à tâche d'entretenir l'irritation et la défiance parmi la population. A aucune époque, en effet, on n'avait vu un pareil débordement de nouvelles alarmantes. Il est des hommes qui font de la diffamation par esprit de parti, de la calomnie par entreprise, et qui se sont donné la triste mission d'attiser toutes les haines, d'envenimer toutes les douleurs. Hier encore, un des organes de la réaction nous annonçait une insurrection nouvelle, accompagnée d'expédients si atroces que les conjurés eux-mêmes avaient reculé devant l'œuvre Jamais imagination délirante n'avait rien enfanté de si révoltant...

Il ne se passe pas de jour, par exemple, que le Constitutionnel ne tue un mobile en pleine rue et à bout portant. On a même le tarif de tous ces exploits : Cinquante francs pour un mobile, quarante francs pour un soldat, trente francs pour un garde national, vingt francs pour un simple gardien de ville[2]. Cela est fort misérable, sans doute ; mais ce n'est pas au bon sens, c'est à la passion que s'adressent ces alarmistes de parti pris contre lesquels l'autorité vient elle-même de nous tenir en garde. Que l'autorité continue ; elle peut plus que tous nos efforts rassurer les craintes et rendre le calme à la cité. Nous avons fait appel aux travailleurs pour ne pas les laisser tomber dans les embûches de leurs ennemis ; qu'on les défende contre les calomnies qui les désolent, eux patriotes démocrates, et qu'on songé à leurs misères.

 

Mais c'était vainement que l'autorité et les feuilles démocratiques faisaient honte aux royalistes de leurs infâmes manœuvres ; la ligué contre-révolutionnaire continuait l'exécution de son plan. Toutes les vieilles haines du passé étaient à cet effet sacrifiées au même intérêt, et l'on voyait d'anciens ennemis se donner là main contre tout ce qui leur paraissait issu de la révolution de février, hommes et choses.

Or, cette ligue réactionnaire fonctionnait hautement au vu et au su de tout le monde : elle avait ses assemblées dans la rue de Poitiers, occupant ainsi un des locaux du conseil d'État. Mais ses inspirations lui venaient d'un point central que dirigeait l'ancien président du 1er mars. La sainte ligue, comme on appelait alors la réunion de la rue de Poitiers, travaillait à préparer la candidature de son chef, dont on avait fait une sorte de prétendant, ni plus ni moins que le due de Bordeaux et le prince Louis ; mais on avait la conviction que le chef de l'ancien cabinet de Louis-Philippe ne servirait qu'à garder la place à quelque autre, qui, l'heure venue, régnerait et se laisserait gouverner.

C'était pour rendre plus facile cette combinaison que la ligue royaliste travaillait nuit et jour à s'emparer de toutes les places de l'administration, ou à les faire donner à ses affidés. Un accord admirable se faisait remarquer à ce sujet, parmi les diverses fractions de ce grand comité. Tandis que les députés siégeant à la rue de Poitiers manœuvraient dans ce sens à la chambre comme dans lés ministères, lés diverses feuilles affidées faisaient la guerre aux places, en dénonçant journellement ceux des républicains de février qui n'étaient pas encore tombés sous les coups de la réaction. Ses démarches, les correspondances de la plupart des membres de la fameuse réunion, disait un journal occupé sans cesse à dévoiler les manœuvres de la ligue antirépublicaine, viennent chaque jour à l'appui de la polémique de ses journaux, et semblent témoigner envers les royalistes de tous les drapeaux d'une complète solidarité de sentiments et de vues. C'est le même dénigrement contre tout ce que la république compte de patriotes dévoués ; c'est le même panégyrique des consciences tarées ; la curée des places est aux hommes de Louis-Philippe et de Charles X ; et en attendant le retour de la monarchie, c'est tout son personnel que l'on remet sur pied.

On comprend que ceux qui travaillaient avec tant d'ensemble et de persévérance à rétablir ce que la révolution de février avait défait, ne devaient pas se borner au personnel administratif. Il entrait également dans leur plan de détruire les quelques institutions démocratiques que cette révolution avait pu donner à la France. Ce fut là la plus constante de leurs occupations.

Ainsi, par exemple, avant de tomber, le citoyen Carnot, ministre de l'instruction publique, aidé par quelques hommes éclairés, avait fait une étude remarquable, et proposé d'heureuses solutions pratiques sur l'instruction primaire. Mais ce travail ne tarda pas à être attaqué par toutes les feuilles royalistes, par tous les organes de l'éclectisme et du Sunderbund français ; les rancunes universitaires et catholiques firent chorus. Et pourtant l'instruction primaire ne pouvait rester organisée, ou plutôt désorganisée comme la république l'avait trouvée. Il rie suffisait pas de donner au peuple le droit au vote, le droit aux fonctions ; il fallait, sous peine de trahison contre la société générale, que son intelligence pût s'éclairer, se fortifier, et que chaque citoyen fût élevé pour le grand rôle que là république lui destinait.

Toutes ces raisons et cent autres plus concluantes encore furent foulées aux pieds par les réactionnaires ; et le rapport du citoyen Carnot resta, comme nous l'avons dit, enterré dans les cartons de la commission chargée de le mettre en lumière.

Un autre projet de décret, également relatif à l'instruction publique, fut l'objet d'une longue discussion au sein de rassemblée nationale, vers la fin du mois de juillet. Il était relatif à une nouvelle organisation des écoles polytechnique et militaire, pour lesquelles on demandait la gratuité d'enseignement. Celait poser lé droit égal de la capacité du pauvre comme du riche, après l'examen ; c'était un rappel aux principes républicains les plus vulgaires.

Et cependant les aristocrates de l'assemblée nationale attaquèrent avec fureur les dispositions relatives à la gratuité. Le représentant Kerdrel demanda l'ajournement du projet jusqu'au vote de la constitution. On vous demande la gratuité pour l'école polytechnique, dit-il ; demain on vous la demandera pour l'école normale, plus tard pour les écoles primaires...

On la demandera aussi pour les arts et métiers, interrompit le citoyen Flocon.

Toutes ces mesures, reprit l'orateur réactionnaire, empiètent sur la constitution : vous faites par là de petites constitutions qui empiètent sur la grande. Et remarquez que si ces lois, qui engagent toutes les questions ayant que la constitution les ait posées, venaient à se trouver en désharmonie avec la loi fondamentale, il faudra les abolir...

Il était facile de comprendre que la proposition relative à la gratuité ne convenait guère à M. de Kerdrel et à ses amis. Aussi vit-on M. Delongrais soutenir l'ajournement. Vainement le citoyen Charras fit-il remarquer que le projet en discussion n'était qu'un rappel à ce qui avait existé lors de la création de l'école polytechnique, et que l'on devait à cette gratuité une foule de savants qui fussent restés ignorés ; comme le côté droit ne voulait pas du principe, il continua à demander le renvoi du projet après le vote de la constitution.

Mais il trouva un rude adversaire dans le général Lamoricière, alors ministre de la guerre. L'enseignement donné à l'école de Saint-Cyr et à l'école polytechnique, dit-il, est un enseignement spécial. Beaucoup d'élèves ne peuvent pas payer leur pension ; et pourtant il faudrait arriver à donner l'instruction gratuite dans toutes nos écoles militaires. Dans l'armée, les emplois doivent-être donnés à tous ceux qui ont les connaissances nécessaires. Je pense donc qu'il est indispensable de commencer cette juste répartition par les écoles polytechnique et de Saint-Cyr, ces pépinières de nos armées. J'appuie la proposition et son adoption immédiate.

Un autre chef militaire, le général Baraguay-d'Hilliers, dit qu'il doutait fort que le projet présenté atteignît le but proposé ; dans son opinion, la gratuité ne profiterait qu'aux familles riches, les seules qui envoyassent leurs enfants à ces écoles. Dépouillons le projet de la popularité qui s'y attache, ajoute-t-il, et ne songeons qu'à une chose : pourrons-nous tenir nos engagements ?... Je crois la pensée du projet mauvaise, et j'en demande l'ajournement.

Nous ne pouvons pas ajourner de constituer l'armée de la république sur les bases démocratiques, s'écria le citoyen Guichard. Eh bien ! nous n'atteindrons pas ce but, si nous n'admettons pas la gratuité de l'enseignement dans les deux écoles où l'armée se recrute. Aucun projet de loi n'a été accueilli avec plus de faveur en France ; c'est une pensée démocratique qui l'a inspiré, et c'est au nom de la démocratie que je vous demande de ne point revenir aux principes monarchiques.

Le citoyen Guichard oubliait sans doute que la tourbe des contre-révolutionnaires siégeant de l'autre côté repoussait la loi par cela même qu'elle avait été inspirée par une pensée républicaine. Le côté droit le lui rappela par sa persistance à demander le rejet du projet, au moyen d'un ajournement, pur et simple, ajournement qui ne fut repoussé, au scrutin, que par une majorité de quelques voix.

La ligue réactionnaire fut donc forcée de discuter sérieusement la loi démocratique.

Mais aussitôt, le représentant Charles Dupin proposa un amendement qui eût suffi pour détruire les bienfaits de la gratuité. Cet amendement consistait à augmenter le nombre des bourses, afin d'en faire jouir les élèves proposés.

La loi qui vous est présentée, lui répondit le citoyen Sarrut, est un premier pas vers la liberté d'enseignement ; c'est un principe que vous avez à voter. Dans l'origine, les élèves de l'école polytechnique n'avaient rien à payer.

Renfermez-vous dans l'amendement, répliquait le citoyen Rancé ; la gratuité ne profitera qu'aux riches. N'allez pas grever le trésor public en faveur de gens qui peuvent payer.

Il ne faut pas qu'au nom même de l'égalité, un élève entre à l'école polytechnique par le droit de fortune, tandis qu'un autre y arrivera par une sorte d'aumône de l'État, s'écriait le représentant Emmery. Ce que nous demandons c'est de rétablir le principe de l'égalité, qui rendra leur prestige à ces écoles. Il s'agit de quelques cent mille francs ; cette somme ne doit pas vous arrêter pour obtenir de si grands résultats, et pour proclamer les principes démocratiques.

M. de Tracy fit alors un résumé historique de la grande école créée par la convention ; il s'éleva chaleureusement contre le coup d'état commis par la royauté sur cet établissement encyclopédique. Mais ses conclusions furent en contradiction formelle avec ses arguments et ses souvenirs. Il supplia l'assemblée de ne point se lancer dans la voie de l'éducation et de l'entretien gratuit.

Nous demandons que l'enseignement soit gratuit, réplique le général Lamoricière ; nous ne demandons pas qu'il soit payé comme il l'était jadis.

Toutefois, après avoir médité sur les observations qui avaient été présentées pendant la discussion, le général Lamoricière se décida, le lendemain, à modifier le projet présenté et débattu. Sa nouvelle rédaction consistait à n'admettre la gratuité qu'à partir du 1er octobre 1850, au lieu du 1er octobre 1848. Dans cet intervalle, le nombre des bourses pour l'école polytechnique devait être porté de 24 à 54, et pour l'école de Saint-Cyr, de 110 à 175.

L'article 1er du projet de loi, sur la gratuité de ces écoles, fut enfin voté en ces termes. L'application du principe se trouva donc ajournée à deux ans ; et deux ans, dans les circonstances où l'on vivait, étaient un siècle.

Au milieu de cette même séance, le général Cavaignac avait annoncé à l'assemblée quelques modifications partielles du ministère. La marine venait d'être donnée au capitaine Verninhac de Saint-Maur, qui remplaça le général Bedeau, dont la blessure ne se cicatrisait pas. M. Bastide revint aux affaires étrangères, et M. Marie remplaça un autre malade, le citoyen Bethmont. Mais Comme cette dernière nomination enlevait à l'assemblée nationale son président, elle dut procéder à une nouvelle élection, qui porta à ce poste éminent le citoyen Marrast, l'ami et le collaborateur de cet honnête Dornès, que la France venait de perdre le même jour.

Cette élection aurait pu être considérée comme une défaite pour la rue de Poitiers, qui n'avait cessé d'appuyer, à chaque tour de scrutin, son candidat, le citoyen Lacrosse. Mais le Constitutionnel donna une autre signification à ce vote. Cette partie de l'assemblée, si considérable et si énergique dans ses résolutions sur les questions de choses, dit-il, s'est montrée on ne peut plus facile sur les questions des personnes. Plusieurs représentants ont fait le sacrifice de leurs préférences pour M. Lacrosse, en portant leurs voix sur M. Marrast, afin de ne causer aucun ébranlement au ministère pour une question toute personnelle[3].

Mais à travers ces explications cauteleuses, on voyait percer un regret, et ce regret, la feuille de là réaction l'exprimait ainsi : La persistance du gouvernement à éloigner ceux qu'on appelle les républicains du lendemain, fournit matière à réflexion !

Or, cette réflexion était probablement suggérée au journal de la République honnête et modérée par quelques autres nominations que fit alors le chef du pouvoir exécutif. Ces remaniements consistèrent à mettre à la place du maire de Paris, et en qualité de préfet de la Seine, le citoyen Trouvé Chauvel, et à placer le citoyen Ducoux à la préfecture de police. Le Constitutionnel ne voulait pas d'un gouvernement de coterie. Et en effet, c'était encore la nuance du National qui gouvernait.

Le Constitutionnel avait bien tort de se plaindre, car la réaction était loin de s'arrêter.

On se rappelle sans doute qu'après la journée du 15 mai, plusieurs membres contre-révolutionnaires de l'assemblée nationale s'en étaient pris aux clubs, et que le mot d'ordre de la réaction était : haro sur les sociétés populaires ! Quoique la proposition, de supprimer les clubs, faite alors par le citoyen Isambert, eût été accueillie très-défavorablement par l'assemblée, et qu'on eût qualifié cette motion d'anachronisme, la pensée intime des réactionnaires n'avait point cessé d'être hostile à ces réunions, et ils s'étaient bien promis de les faire réglementer, à défaut d'une suppression.

On comprend déjà combien cette pensée liberticide dut grandir après les journées de juin. Pour calmer les impatiences des royalistes, le gouvernement promit de présenter prochainement un projet de loi destiné à refréner les clubs ou sociétés patriotiques.

Le gouvernement tint parole. Vers le milieu du mois de juillet, son projet de loi fut présenté à l'assemblée, qui le renvoya aussitôt à une commission composée en grande majorité de membres réactionnaires.

Ne trouvant pas le projet assez sévère, cette commission le mit de côté et en formula elle-même un autre équivalent à la suppression des clubs, moins la franchise de l'audace.

Ce fut ce contre-projet que le représentant Coquerel lut enfin à l'assemblée dans la séance du 12 juillet.

Dans un long exposé des motifs de cette loi, le citoyen Coquerel reconnut que les clubs, bons dans leurs principes, devenaient dangereux lorsque leur importance prenait trop d'accroissement. Il faut favoriser, disait le rapporteur, les réunions paisibles, dans lesquelles on discutera avec calme les intérêts du pays, car ce sont autant d'écoles mutuelles politiques où l'on apprendra les principes élémentaires de nos droits politiques ; mais il faut réprimer d'avance les réunions dangereuses, afin de n'être pas réduit à la triste nécessité de les fermer et d'envoyer leurs membres au delà des mers.

Disons-le à la gloire de notre pays, ajoutait le rapporteur ; beaucoup de clubs de ce genre se sont formés après la révolution de février. Mais malheureusement d'autres n'ont pas été aussi raisonnables : il y a tels clubs qui ne sont que des réunions hostiles à toute espèce de pouvoir : on commence par la discussion, qui bientôt s'envenime, et de la discussion malveillante à l'usurpation il n'y a qu'un pavé à soulever, qu'une arme à charger.....

Le citoyen Coquerel crut devoir appuyer son rapport sur l'histoire des clubs. Entassant erreurs sur erreurs, anachronismes sur anachronismes, afin de confondre les plus mauvais jours de la réaction thermidorienne avec les grandes époques qui l'avaient précédée, il annonça ce qu'il ne voulait, pour la France, ni club des jacobins, ni club des cordeliers, et que, dans tous les cas, il fallait donner au gouvernement le droit de fermer à l'instant même ces redoutes de l'anarchie[4].

L'orateur terminait son rapport par un lugubre tableau des journées de juin, événements qu'il attribuait à l'influence des clubs.

Ses conclusions consistaient en un projet de loi qui différait beaucoup de celui formulé par le gouvernement, en le rendant bien plus sévère ; ce qui força le ministre de l'intérieur de déclarer qu'il n'avait point consenti à toutes les clauses contenues dans le projet de loi émané de la commission. Lors de la discussion publique, dit-il, je ferai connaître toutes les différences qui existent entre la commission et moi.

Or, ce projet, dont le ministre de l'intérieur déclinait la paternité, n'était autre chose, ainsi que nous le démontrerons bientôt, que la suppression des sociétés, populaires, moins la franchise. Le rapporteur lui-même en convint par ces mots : Peut-être la loi n'eût-elle dû contenir qu'un seul article : les clubs sont abolis ; mais vous ne l'auriez pas voulu, ni le gouvernement non plus !

C'est qu'il fallait agir avec hypocrisie, détruire le droit de réunion, en commençant par le consacrer, comme le faisait l'article 1er du projet de la commission, ainsi conçu :

Les citoyens ont le droit de se réunir, en se conformant aux dispositions suivantes.

C'est qu'on ne voulait pas que la loi contre les clubs parût porter une atteinte patente à la future constitution.

Au fond, le droit de réunion, tel que le consacrait la loi réglementaire proposée par les réactionnaires de l'assemblée constituante, n'était plus qu'un vain mot après les incroyables restrictions qu'on y apportait ; car le projet laissait debout non-seulement l'article 291 du code pénal contre les réunions de citoyens, mais encore toute la détestable loi de 1834 elle-même. En résumé, vingt personnes ne pouvaient plus se réunir, même pour dîner, si elles n'avaient obtenu l'autorisation préalable du gouvernement. C'était ainsi que le droit de réunion était garanti. On lé proclamait en effet, sauf une foule de restrictions qui rappelaient on ne peut mieux le fameux monologue de Figaro sur la liberté de tout dire. Il n'était pas jusqu'aux réunions scientifiques, aux conférences des jeunes stagiaires qui ne fussent soumises à l'autorisation préalable, c'est-à-dire au bon plaisir du préfet de police.

Ces dispositions parurent tellement exorbitantes que, MM. Dufaure et Charamaule eux-mêmes les combattirent comme une prétention sans exemple sous aucun régime. L'autorisation préalable, ainsi généralisée, s'écria l'ancien ministre de Louis-Philippe, frappe ce que l'article 291 du code pénal et la loi de 1834 avaient également respecté. Avec ces restrictions, vous enchaînez les bras de la liberté, vous arrivez à la tyrannie la plus intolérable.

M. Charamaule voulait au moins exempter de l'autorisation les réunions de moins de vingt personnes ; mais la commission, appuyée par MM. Sénard, Dupin et autres contre-révolutionnaires, déclara qu'elle voulait tout ou rien.

En présence des tristes événements que les réactionnaires rappelaient sans cesse, et dont ils croyaient prévenir le retour en votant chaque jour une nouvelle loi liberticide, on était généralement d'accord d'interdire les sociétés secrètes. Mais le côté gauche voulait qu'on définît clairement ce que les auteurs de la loi entendaient par sociétés secrètes, afin de ne pas laisser à l'arbitraire des fonctionnaires le droit de les reconnaître. Ce fut là le but des efforts du citoyen Flocon. Mais comme le gouvernement avait intérêt à laisser ce vague qui lui permettait de frapper toute réunion autorisée qui lui aurait déplu, on se garda bien d'écrire cette définition dans la loi. M. de Lasteyrie soutint même que la définition n'était pas possible. Tout le monde sait ce que c'est qu'une société secrète, ajouta-t-il ; toute définition court risque d'être trop large ou trop étroite.

Voulez-vous que je vous présenté la définition d'une société secrète ? s'écria le représentant Gerdy. Les sociétés secrètes, reprit-il après avoir provoqué la curiosité de l'assemblée, sont des ensembles d'hommes qui s'entendent, ou un ensemble d'hommes qui s'entendent pour agir en commun dans l'intention de dissimuler le but qu'ils se proposent, et qui dissimulent leurs moyens et leur existence pour atteindre ce but.

L'immense hilarité soulevée par cette spirituelle et piquante définition prouva aux réactionnaires de toutes les cocardes que le. coup avait porté juste.

Ce jour-là une foule d'amendements, de modifications, de rectifications, furent renvoyés à la commission ; ce qui faisait dire à la Réforme :

Cette loi sur les clubs, commandée par la réaction et couvée par le génie de M. Coquerel[5], cette loi couleuvre se traîne et s'allonge comme une mauvaise pensée que l'on cherche à déguiser. Voilà trois journées perdues en finesses, en distinctions, en amendements, et toute cette avocasserie nous rappelle les misérables controverses de 1834, année si fatale au parti républicain, que les Thiers, les Guizot et les Dupin cherchaient, comme aujourd'hui, à museler. Bac avait raison quand il leur disait que la dictature valait mieux que ces perfidies légales, et qu'au lieu de s'égarer dans les sinuosités d'une diplomatie réglementaire, on aurait dû dire : les clubs sont supprimés.

Il faut donc apprendre au gouvernement, ajoutait ce même journal, que l'esprit de notre pays est honnête et droit, qu'il méprise profondément les tactiques subalternes d'une tyrannie qui se cache ; il aime mieux la force que la ruse, et notre peuple sera toujours le dernier à comprendre les formalités organiques d'une servitude déguisée. Le salut public peut quelquefois nécessiter la suspension des droits individuels et collectifs ; tout cela ne peut être que momentané ; c'est un nuage qui passe. Mais quand on établit, par dispositions législatives, la violation du droit, on porte atteinte au principe fondamental, on attaque la souveraineté du peuple.

Que des mesures de police soient établies pour la surveillance, que toutes les réunions puissent être contrôlées, qu'une répression énergique et forte soit organisée contre les délits, rien de mieux ! Nous ne voulons pas plus que d'autres la liberté des sauvages. Nous sommes les ennemis des énergies sans règle et des forces sans devoir. Mais lorsqu'on vient, au lendemain d'une révolution, appauvrir les eaux démocratiques au point de les tarir, et relever des digues vingt fois emportées par le courant, on nous fait pitié, car on oublie trop vite. Il y a non-seulement vertige, mais faute grave à vouloir ainsi réglementer préventivement la liberté reconquise.

Telle n'est pas, nous le savons bien, l'opinion de M. Coquerel et des jurisconsultes de la peur, concluait le journaliste. Us croient, comme les Chinois, qu'on arrête les hommes et les événements avec des mots, des exorcismes et des griffons ailés peints à la détrempé. Ils se trompent tous, et l'histoire est là qui leur prouve à chaque page combien de pareilles erreurs nous ont coûté de larmes et de sang !

 

Que si l'on jette les yeux sur les pénalités que la loi contre les associations établissait avec un luxe effrayant[6], on n'y aperçoit que contradictions ; ce qui fait dire au représentant Dupont de Bussac, qui avait relevé ces contradictions : Ce n'est pas ainsi qu'on fait des lois.

En effet, par une déplorable confusion, les simples contraventions y étaient considérées comme des délits justiciables des cours d'assises, tandis que les délits créés par la loi devenaient des contraventions renvoyées devant les tribunaux correctionnels. Ajoutons encore que le citoyen Dupont n'eut pas de peine à relever non-seulement ces contradictions dont la loi fourmillait, mais encore à démontrer les impossibilités d'exécution qui rendaient le décret inapplicable.

L'aménité de cette loi de réaction se révélait en tout, et principalement dans les articles 17 et 18, qui la couronnaient.

En cas de conviction de plusieurs crimes ou délits commis dans les réunions publiques ou non publiques, lisait-on dans l'article 17, la peine la plus forte sera seule appliquée.

L'article 463 du code pénal pourra être appliqué à toutes les infractions prévues par la présente loi.

Lorsque les circonstances atténuantes seront admises, si la peine prononcée par la loi est celle de la privation des droits, civils, la cour ou le tribunal appliquera l'article 401 du code pénal, en se conformant au 6e alinéa de l'article 463 du même code.

Et tout cela fut volé malgré les efforts d'un petit nombre des démocrates fidèles aux grands principes établis par nos pères.

La discussion de cette loi capitale nous fournit l'occasion de faire une remarque qui n'est pas à l'avantage des membres composant l'assemblée nationale de 1848. C'est que ces débats, qui devaient être si importants, ne présentèrent, à quelques légères exceptions près, que des chicanes de détail. On ne vit paraître à la tribune aucun des athlètes qui auraient pu défendre les clubs, ces grands gymnases de la démocratie ; on n'y entendit prononcer aucun de ces discours qui restent, comme des pages d'histoire, pour l'instruction des générations futures. Personne ne releva les erreurs et. les anachronismes dont le rapport fourmillait ; personne ne parla des grands services que les sociétés patriotiques avaient rendus à la cause de la liberté, ni de ceux que ces sociétés devaient rendre à la nouvelle république.

Il faut bien le dire, l'éducation politique de la plupart des représentants du peuple élus en 1848, était très-incomplète, : non pas par leur faute, mais par celle des vicieuses institutions qu'ils eurent la mission de détruire, institutions qui privèrent plusieurs générations des moyens nécessaires pour pouvoir traiter sérieusement les grandes questions résolues par la déclaration des droits : aussi quelle différence entre les séances de la convention mutilée, et celles de notre assemblée nationale contemporaine ! Avec quelle énergie les clubs ne furent-ils pas défendus par les débris de la montagne, contre les trahisons des réactionnaires et des royalistes de thermidor ! Les anciens montagnards voyaient le triomphe de la contre-révolution dans la suppression ou la réglementation des clubs. Malheureusement, ils ne se trompèrent pas. La cause de la liberté fut perdue dès que le peuple ne put plus la surveiller. Il était facile de prévoir, en 1848, que les mêmes causes amenaient les mêmes résultats. Cela était d'autant plus inévitable, que nous avions déjà au pouvoir les hommes de l'ancienne monarchie.

Cette loi liberticide, si détestable, fut votée dans son ensemble à une grande majorité : sur 729 votants, il ne se trouva que 100 membres de l'assemblée nationale rangés du côté des principes[7] ; tous les autres les sacrifièrent aux exigences des contre-révolutionnaires.

Au moment où l'assemblée était saisie de la loi contre les clubs, le président reçut de Londres une lettre qu'il communiqua sur-le-champ à la représentation nationale. Elle était ainsi conçue :

Monsieur le président,

Je viens d'apprendre que les électeurs de la Corse m'ont nommé leur représentant à l'assemblée nationale, malgré la démission que j'avais déposée entre les mains de votre prédécesseur.

Je suis profondément reconnaissant de ce témoignage d'estime et de confiance ; mais les raisons qui m'ont forcé à refuser les mandats de la Seine, de l'Yonne et de la Charente Inférieure subsistent encore ; elles m'imposent un nouveau sacrifice.

Sans renoncer à l'honneur d'être un jour représentant du peuple, je crois devoir attendre, pour rentrer dans le sein de la patrie, que ma présence en France ne puisse en aucune manière servir de prétexte aux ennemis de la république. Je veux que mon désistement prouve la sincérité de mon patriotisme. Je veux que ceux qui m'accusent d'ambition soient convaincus de leur erreur.

Veuillez, monsieur le président, faire agréer une seconde fois à l'assemblée nationale ma démission, mes regrets de ne point encore participer à ses travaux et mes vœux ardents pour le bonheur de la république.

Londres, le 8 juillet 1848.

Signé LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Cette lettre fut accueillie avec assez d'indifférence par l'assemblée nationale. Les journaux qui en parlèrent crurent que Louis-Napoléon renonçait enfin à se considérer comme l'héritier de l'empereur Napoléon, son oncle, et qu'il immolait ses prétentions sur l'autel de la république. La Réforme elle-même considéra la détermination de celui dont elle avait combattu ardemment les velléités impérialistes, comme une inspiration honnête et loyale. Toutefois, ajoutait le rédacteur de cette feuille, nos opinions d'alors sont encore les mêmes ; tout prince nous est suspect, qu'il ait pour lui là gloire, la race ou la peur ; la défiance est un devoir public, surtout aux heures de la crise ; or, la crise n'est pas encore passée, et nos soupçons vivent toujours... Les candidats puissants laissent toujours derrière eux des clientèles qui s'acharnent à leur fortune, même quand elle s'efface.

était cependant facile de voir que tout fut calculé dans la conduite tenue par Louis-Napoléon ; ses deux démissions successives furent inspirées par la plus habile politique ; cette politique personnelle devait lui conseiller de se tenir à l'écart, afin de pouvoir mieux atteindre le but qu'il poursuivait. Nul doute que si Louis-Napoléon n'eût pas su réfréner l'impatience naturelle de se montrer et s'il fût allé s'asseoir sur les bancs de l'assemblée nationale, il n'eût perdu à l'instant même tout le prestige attaché à sa personne par son seul nom, confondu avec 899 autres citoyens, ses égaux, et dont beaucoup se seraient sentis supérieurs en talents et en patriotisme, il lui eût été difficile de dépasser ce niveau accepté par lui ; heureux encore si, après quelques mois d'apparition sur la scène politique qui use si vite les hommes, il n'eût pas été relégué dans les rangs inférieurs. Dès lors il se trouvait condamné à ne plus pouvoir prendre aucun essor, et son rôle était fini.

En se tenant éloigné d'un théâtre où il lui eût été difficile de briller, il conservait sa position de prétendant ; et, le chapitre 5 de la constitution aidant, il pouvait se présenter avec toutes les chances de succès que lui donnaient à la fois et le nombre de voix obtenues dans les élections des quatre départements, et l'impopularité toujours croissante de ses compétiteurs possibles en ce moment-là. Il adopta ce dernier parti. Le succès dépassa toutes ses combinaisons.

Une question que l'on croyait résolue par le seul établissement de la république, vint alors troubler l'harmonie qui avait existé depuis les journées de juin entre le pouvoir et certaine partie fort importante de la garde nationale parisienne.

Une haute inspiration puisée également dans les mœurs républicaines, dans le sentiment des convenances et même dans les règles du véritable honneur, avait porté les colonels, d'autres chefs ; et des compagnies entières de la garde nationale, à se prononcer contre toute distribution de croix d'honneur aux citoyens qui avaient servi avec éclat dans les funestes journées de juin.

En effet, ce n'était pas avoir triomphé quand l'ennemi avait été le peuple ou une portion du peuple ; alors qu'on avait eu le malheur de ne combattre que des concitoyens, des frères, et lorsque enfin la victoire si chèrement achetée, avait eu pour, résultat d'épuiser les forces vitales du pays. Le gouvernement s'était trompé lorsqu'il décida qu'il y aurait des promotions dans la carde nationale comme dans la mobile et l'armée. Le refus des chefs dut lui prouver qu'on considérait ces croix, tachées de sang français, comme propres à entretenir la division et aviver les haines. Ce n'est point le laurier, s'écriait un journal, c'est le cyprès qui doit ombrager les tombes de la guerre civile. Les colonels avaient compris les devoirs que leur imposait la bienséance.

Ce ne fut donc pas sans peine qu'on vit l'autorité militaire forcer les officiers et gardes nationaux à accepter ces distinctions, si peu enviées par les vrais braves ; et les termes dont se servit le général Changarnier furent loin de ramener les dissidents.

Ce général adressa aux colonels une lettre dans laquelle il persistait à penser qu'il convenait de donner à la garde nationale les décorations annoncées, parce que, disait-il, on ne devait point séparer, dans le partage des distinctions honorifiques, la garde nationale, la garde mobile et l'armée. En conséquence, il engageait les chefs, au nom de l'obéissance, à exécuter ses ordres.

La plupart des compagnies s'assemblèrent de nouveau et prirent des déterminations qui ne changeaient en rien leur premier refus[8]. L'autorité militaire passa outre ; et quelque temps après, les colonnes du Moniteur furent remplies de promotions, dont la plupart excitèrent les plus vives réclamations des compagnies et des corps entiers. C'est que les hommes du lendemain, les : intrigants, moins scrupuleux que les vrais combattants, s'étaient, comme du temps de la monarchie, emparés des commissions. Dans les beaux temps de la république romaine, s'écriait un écrivain démocrate, les généraux n'obtenaient pas les honneurs du triomphe dans les guerres civiles, et le gouvernement n'accordait point les couronnes civiques. MM. Cavaignac et Changarnier paraissent l'avoir oublié.

A cette époque, la question financière ne cessait de tourmenter la république, et l'opposition du comité des finances à toute réforme dans cette partie, rendait la situation beaucoup plus grave qu'elle ne l'était au fond.

Vers la fin de juillet, le ministre Goudchaux proposa l'annulation de l'emprunt inexécuté sous le gouvernement provisoire, et demanda, pour remplacer ces moyens, l'autorisation de négocier un nouvel emprunt par l'émission de 13.121.500 francs de rentes 5 pour 100, au taux de 75 francs 25 centimes.

Je voulais le dégrèvement des impôts, dit le ministre ; et pourtant je suis obligé d'ajourner ce dégrèvement jusqu'en 1850... En m'accordant ce que je viens vous demander, vous me donnez une grande force ; Vous m'accordez un appui que je ne puis trouver que dans cette enceinte.

L'emprunt fut accordé d'assez bonne grâce, et voté séance tenante.

Deux jours après, le 26 juillet, le citoyen Thiers se présentait à la tribune pour y lire, au nom du comité des finances, le rapport tant attendu sur la proposition financière déposée par le citoyen Proudhon tendant à relever le crédit public et le crédit privé.

Cette proposition importante, 7 dont nous rappellerons seulement les principales dispositions, avait été considérée par lés uns comme une panacée aux maux qui désolaient le trésor et le pays, tandis que d'autres la regardaient comme une spoliation éhontée, conseillée parla folie.

Le citoyen Proudhon demandait que les fermiers et locataires fussent dispensés de payer le tiers des termes échus ou à échoir de leurs fermages ou loyers ; que les débiteurs de créances hypothécaires ou chirographaires fussent également dispensés d'acquitter le tiers des intérêts résultant de leurs contrats, et que l'Etat, à son tour, fût dispensé de servir le tiers des rentes inscrites au grand-livre : il n'acquitterait même qu'une partie des pensions ou salaires dus par lui, en suivant dans cette réduction, une progression qui s'élèverait depuis 5 pour 100 jusqu'à 50 pour 100. Mêmes dispositions auraient lieu pour les actions industrielles, au détriment des porteurs d'actions, au profit de ceux qui en doivent le dividende.

D'après le plan du citoyen Proudhon, le tiers retenu devait être divisé en deux sixièmes, dont l'un serait abandonné aux locataires, fermiers, débiteurs de tout genre, à titre de crédit que se feraient entre elles les diverses classes de citoyens ; l'autre sixième serait versé dans les caisses de l'État à titre d'impôt sur le revenu.

L'auteur du projet soumis au rapport du comité, évaluait à 1.500 millions la part qui serait ainsi abandonnée aux locataires, fermiers, débiteurs ; et à 15.000 millions la part qui reviendrait à l'Etat. Au moyen de cette double ressource, 1.500 millions iraient vivifier l'industrie et le commerce, en même temps que l'État, prenant l'autre sixième, pourrait non-seulement faire face aux dépenses courantes, mais encore supprimer certains impôts onéreux et impopulaires, et créer de grands établissements de crédit.

Tel était, en résumé, le fond de la proposition du citoyen Proudhon. Il nous serait impossible d'analyser de même le rapport du citoyen Thiers. Nous dirons seulement que ses calculs sur ce que pourrait rapporter la mesure proposée par Proudhon, différaient essentiellement de ceux de ce dernier. Suivant M. Thiers, tout ce que l'on aurait pu tirer de la part des loyers, fermages, créances hypothécaires, retenues sur les rentes de l'Etat et actions industrielles, ne pouvait s'élever au delà de 320 millions, au lieu de 3 milliards. Par ces seuls calculs, qu'il assurait se rapprocher autant que possible delà vérité, le rapporteur tuait la proposition et l'anéantissait à tout jamais.

Mais M. Thiers ne fit pas précisément un rapport ; il dressa bien plutôt un acte d'accusation contre Proudhon et contre tous les innovateurs en matière de finances, y compris le ministre Goudchaux, coupable d'avoir soumis à l'assemblée un projet de décret relatif à l'impôt progressif.

Le citoyen Proudhon demanda à répondre.

Ce n'est pas un rapport que vous venez d'entendre, dit-il, c'est presque une accusation. Vous devez aussi entendre la réponse. Il y a des évaluations financières que je ne comprends pas. J'ai besoin d'avoir le rapport entre les mains. Je demande donc que la discussion soit fixée à samedi prochain.

L'assemblée accorda au citoyen Proudhon les quarante-huit heures qu'il demandait pour rétablir la vérité si étrangement altérée, disait-il, par les paroles et les calculs qu'il venait d'entendre.

Le citoyen Proudhon fut exact. Sa réponse, qui dura quatre heures et qui formerait un volume, ne peut s'analyser qu'en bloc, el comme le fit un journal par les lignes suivantes :

Dans sa première partie, le citoyen Proudhon a noblement dégagé sa personne des accusations et des injures dont M. Thiers avait émaillé son rapport. Il a défendu le socialisme, aujourd'hui travesti comme autrefois le libre examen, et il en a fait un droit vivant sorti victorieux des barricades ; il a même déclaré que la révolution de février était tout entière dans le socialisme.

La seconde partie de sa défense a eu pour objet la justification des doctrines économiques et des chiffres qu'il avait exposés dans son projet d'impôt.

 

Mais, il faut le dire, en finissant, le citoyen Proudhon, comme représailles, sans doute, fit un réquisitoire contre l'assemblée nationale, contre le suffrage universel et contre la propriété, réquisitoire propre à soulever un chœur de colères, dont on ne peut se faire aucune idée. Attaqué à la fois, et avec fureur, par le côté droit, qui se montrait indigné du cynisme de l'orateur, et par le côté gauche, qui paraissait stupéfait des coups portés aux principes démocratiques par un démocrate, le citoyen Proudhon eut toutes les peines du monde à terminer la lecture de son discours. De toutes parts on entendait les cris : assez ! assez ! D'autres membres demandaient qu'on l'envoyât à Charenton. Chacun s'empressait de rédiger sa proposition d'un ordre du jour plus ou moins flétrissant.

Enfin l'indignation de l'assemblée se traduisit par l'ordre du jour suivant, voté en ces termes, à l'unanimité moins deux voix :

L'assemblée nationale, considérant que la proposition du citoyen Proudhon est une atteinte odieuse au principe de la morale publique ; qu'elle viole la propriété ; qu'elle encourage la délation ; qu'elle fait appel aux plus mauvaises passions ; considérant que par cette proposition, le citoyen Proudhon a calomnié la révolution de février, en la rendant responsable des doctrines subversives qu'il a développées à cette tribune, passe à l'ordre du jour.

Ajoutons que ce début d'un homme sur lequel les socialistes fondaient de si grandes espérances, fut de nature à attrister ses disciples les plus fervents.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Le nouveau ministre de la justice, le citoyen Bethmont, déjà malade, ne tarda pas à donner sa démission.

[2] Qu'on ne croie pas que ce tarif soit une chose qui n'ait jamais existé : En lisant les journaux réactionnaires de cette triste époque, la postérité indignée trouvera ce tarif inscrit sérieusement dans leurs colonnes.

[3] Cela n'était pas exactement vrai, car à chaque tour de scrutin M. Lacrosse eut à peu près le même nombre de voix, qui ne varia que de 341 à 334 ; tandis que le citoyen Marrast eut d'abord 386, puis 411.

[4] Ce ne fut pas sans étonnement que l'on entendit ce long et haineux réquisitoire dressé contre les clubs par un citoyen qu'on avait vu courir longtemps d'un club à l'autre pour y faire adopter sa candidature. C'était se montrer par trop oublieux et ingrat !

[5] Plusieurs écrivains donnèrent, à cette occasion, au rapporteur de la loi, M. Coquerel, la qualification de grand fossoyeur des clubs, qualification qui lui est restée.

[6] Sous aucune législation, excepté celle de 1834, disait Dupont de Bussac en examinant ces pénalités, on n'a vu une simple contravention entraîner l'interdiction des droits civiques, et tout est ici contravention ou délit.

[7] Voici les noms des cent représentants du peuple qui protestèrent par leur vote public contre la loi sur les clubs.

Antoine (Joseph), Arnaud (Ariége), Arnaud (Henri), Audry de Puyraveau, Azerm, Bac (Th.), Bajard, Bardy, Baume (Ed.), Baune, Benoit (Joseph), Bertholon, Blanc (Louis), Blot, Brard, Brives, Bruckner, Bruys (Amédée), Calès, Caussidière, Chonay, Chauffeur, Chevassieu, Chevallon, Cholat, Clément (Auguste), Cormenin, Crépu, Curnier, Dargenteuil, David (d'Angers), Degeorge, Delbletz, Détours, Deville, Dorlan, Doutre, Dubarry, Ducluzeau, Dupont (de Bussac), Durant-Savoyat, Durieu (Paulin), Engelhart, Farconnet, Gambon, Greppo, Guinard, James de Montry, Joigneaux, Joly (Henri), Joly (Edouard), Jouin (Pierre), Kestner, Kunig, Labrousse, Lagrange (Charles), Lamennais, Lasteyras, Launois, Laussedat, Lefrançois, Madesclaire, Madet (Charles), Marion (Isère), Mathieu (Drôme), Menard, Mie, Michot, Morhery, Mole, Ollivier (des B. du R.), Pascal (d'Aix), Pegol-Ogier, Pelletier, Perdiguier (Agricol), Pézérat, Pin (Eléazar), Pleignard, Pyat (Félix), Baspail (Eugène), Raynal (Th.), Renaud (Isère), Renou de Ballon, Repellin, Rey (Alexandre), Robert (Yonne), Roger, Ronjat, Roux-Lavergne, Saint-Gaudens, Sarrut, Schlosser, Signard, Solier (Marc), Terrier (By), Tranchand, Trinchant, Vignerte, Westercamp, Xavier-Durrieu.

[8] Les artilleurs de la 4e batterie, lisait-on dans une protestation rendue publique, réunis chez leur chef d'escadron, le citoyen Brelay, pour statuer sur la proposition de nommer cinq artilleurs ayant le mieux mérité de la pairie, ont décidé et arrêté ce qui suit :

1° Tous les hommes de la batterie qui se sont montrés au feu, ont fait leur devoir.

2° Ils demandent pour toute récompense, leur parc, leurs pièces, qu'ils attendent depuis longtemps.