Affaire des duchés de Schleswig et de Holstein. — Motifs de cette guerre. — Mouvement révolutionnaire de Kiel. — Forces envoyées par la confédération germanique. — Les hostilités s'engagent. — Entrée des troupes danoises dans le Schleswig. — Contingent prussien. — Retraite des Danois à Flensbourg. — Blocus établi par la marine danoise. — Alarmes des marchands de la Tamise. — Le cabinet de Londres proteste contre le blocus. — L'Angleterre et.la Russie médiatrices. — La Suède, se joint au Danemarck. — Combat de Duppel. — Appréciation de cette guerre. — Rôle de la Russie. — Langage qu'aurait dû tenir la France. — L'esprit démocratique se développé dans les duchés. — Négociations rompues. — Conditions nouvelles débattues à l'île de Malmoë. — Prétentions de l'assemblée nationale allemande. — Forces respectives. — Annonce officielle de l'armistice. — La question devient interminable. — : Motifs de la rupture de l'armistice. — L'assemblée nationale allemande ne veut pas d'un traité prusr sien. — Ce rejet entraîne la dissolution du cabinet du vicaire général. — Il est également repoussé par les habitants des duchés. — Coup d'œil sur l'Angleterre. — Moyens mis eu usage par les chartistes. — Ils sont frappés par la police. — M. Hume propose la ;. réforme électorale comme moyen de rétablir la tranquillité. — Sa motion est rejetée par les aristocrates. — L'Irlande déclare qu'elle résistera pied à pied à l'oppression. — : Langage des journaux irlandais. - Discours des chefs. — L'autorité redouble d'efforts pour faire avorter l'insurrection. — Procès de Mittchell. — Sa condamnation. — Traitements indignes qu'on lui fait subir. — Cris de joie de l'aristocratie. — Adresse de la : confédération au peuple irlandais. — Projet de réunion de la Vieille et de la Jeune Irlande. — Obstacles qu'y met O'Connel. — Approche de la crise. — Panique de Londres relative aux affaires de l'Irlande. — Les journaux anglais veulent qu'on écrase l'hydre. —.Renforts envoyés en Irlande. — Détails sur l'insurrection irlandaise. — Elle est comprimée par le défaut d'entente. — L'Irlande voit ses fers se river et ses libertés détruites par l'Angleterre. — Règne de Narvaez en Espagne. — Régime du sabre et de la bastonnade. — Insurrection du 7 mai à Madrid. — Elle est étouffée. — Horribles détails de la décimation des prisonniers. — Départ de Madrid de l'envoyé anglais.Il nous est impossible de terminer ce coup d'œil sur les événements dont l'Allemagne entière fut le théâtre dans les premiers mois de la grande révolution de février, sans dire quelque chose de l'interminable affaire des duchés du nord, connus sous la dénomination de duché de Schleswig et de duché de Holstein. Les différends survenus entre la diète germanique et le roi de Danemark, au sujet de ces petits Etats, avaient été l'objet de nombreux protocoles vers la fin du règne de Louis-Philippe. Il s'agissait de savoir qui de la confédération ou du roi de Danemark aurait le droit de compter au nombre de ses administrés les 300.000 habitants placés sur les frontières de ce dernier. La diète prétendait, avec assez de raison, que les 160.000 à 170.000 Allemands de la contrée sud des duchés devaient faire partie de l'Allemagne proprement dite. Le roi de Danemark, se fondant sur les droits que lui donnait une succession, ne voulait pas laisser distraire la portion allemande des duchés sur lesquels il exerçait le droit de suzeraineté. C'était, comme on le voit, une de ces questions de délimitation, d'héritage, de bornes, ainsi que l'appelait un journal, l'un de ces différends qui servirent si souvent de prétexte aux monarchies pour entamer des guerres interminables. Déjà les deux compétiteurs se préparaient à vider le différend par les armes, quand un mouvement révolutionnaire, qui éclata à Kiel, hâta les événements en mettant fin aux négociations. On organisa aussitôt un gouvernement provisoire, lequel déclara que le due ayant été forcé, par un mouvement du peuple de Copenhague, de prendre une attitude hostile vis-à-vis les duchés, le pays se trouvait sans gouvernement. En même temps, la ville d'Altona reconnut le gouvernement provisoire ; les douanes furent abolies, et les Danois des duchés se trouvèrent, placés sous la protection du peuple. Un armement général fut ordonné dans la crainte des troupes danoises, qu'on disait prêtes à entrer en campagne pour soutenir les droits de la couronne de Danemark. De son côté, la diète germanique ne perdit pas un moment pour inviter les gouvernements du Hanovre, du Mecklembourg et du Brunswick d'envoyer des forces sur les frontières. On crut avec raison que l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse allaient saisir avec empressement cette occasion de distraire les Allemands des réformes intérieures, en exploitant les susceptibilités nationales. On assurait encore que le Danemark était poussé par la Russie, dont le czar espérait, si la guerre éclatait, trouver un prétexte pour mettre le pied en Allemagne, par les duchés. Les hostilités ne tardèrent pas, en effet, à s'engager. Une frégate danoise s étant montrée dans le golfe de Flensbourg, les étudiants de Kiel la forcèrent à s'éloigner en tirant sur elle des coups de canon. C'est ainsi que commença cette guerre de territoire, qui faillit embraser tout le Nord. Quelques jours après, on apprenait que les troupes danoises venaient d'entrer dans le Schleswig et l'île d'Alsen. C'était, du côté des Danois, une guerre nationale à laquelle voulaient prendre part toutes les corporations. Le roi devait se mettre à la tête de l'armée, lorsque 12.000 hommes auraient été réunis. Déjà 4.000 Danois avaient passé le Belt pour se rendre dans le Jutland. Du côté de la confédération, le roi de Prusse fut un des premiers à envoyer son contingent dans le Schleswig ; 4.000 hommes occupèrent Rendsbourg ; et la diète approuva les dispositions prises par ce prince confédéré pour défendre la frontière fédérale dans le Holstein. Le nœud gordien du Schleswig-Holstein, disait à cette occasion une feuille allemande, va enfin être tranché ; les Prussiens se sont décidés à entrer dans les duchés, dont l'indépendance est désormais assurée. Avec un auxiliaire toujours prêt comme l'était le roi de Prusse, la guerre des duchés devint d'abord une lutte entre cette puissance et le petit roi de Danemark. Ce dernier, appuyé fortement par toute la population danoise, entra bientôt à Schleswig même, pendant que les Prussiens occupaient Alloua. On s'attendait à une affaire générale, mais il n'y eut que des engagements partiels. Les Prussiens commencèrent par attaquer les Danois aux 400 HISTOIRE environs de Schleswig, et forcèrent ces derniers à abandonner la ville, après un combat long et sanglant. Le roi de Danemark se relira à Flensbourg. On sut alors qu'un traité d'alliance offensive et défensive pour la guerre des duchés, venait d'être conclu entre le Danemark, la Suède et la Russie. Ce traité pouvait donner de grandes proportions à cette guerre ; il exigeait que les troupes prussiennes agissent avec beaucoup de circonspection dans un pays coupé par tant de bras de mer, où elles pouvaient à tout instant être coupées de leur ligne d'opération par des débarquements inattendus. En présence de ces traités, la guerre s'envenima. Le Danemark, fort de sa marine militaire, étendit d'abord à toute la marine allemande la mesure par laquelle il avait autorisé la capture des bâtiments de quelques-uns des Etat s de la confédération germanique ; ses navires portaient un grand préjudice au commerce allemand. De son côté, la Prusse se servait du prétexte de cette lutte pour renforcer, d'une manière formidable, son armée, essentiellement contre-révolutionnaire. Bientôt le Danemark ne se contenta plus de capturer les navires allemands, il déclara en état de blocus les villes libres de Brème, Hambourg et Lubeck, les ports, côtes et embouchures des fleuves de ces Etats, ainsi que les ports danois occupés par l'ennemi. Les vaisseaux danois reçurent l'ordre d'exécuter rigoureusement cette mesure, et de ne point permettre aux navires nationaux ni à ceux des puissances alliées, amies ou neutres, de pénétrer dans les ports et lieux ainsi bloqués. Au commencement du mois de mai, le blocus s'étendit à Stettin, à Dantzick, ainsi qu'à l'embouchure de l'Elbe el du Wéser. Des bâtiments anglais et américains s'étant présentés pour entrer à Hambourg, les vaisseaux de guerre danois les forcèrent de se retirer. On comprend combien les marchands de la Tamise durent être alarmés. Le journal le Standard jeta, le premier cri. Le blocus dans cette saison, dit-il, va produire une pression très-grave sur les établissements anglais qui vivent de l'escompte des traites fournies contré des cargaisons destinées à la Baltique et aux ports de l'Allemagne. Le cabinet de Londres protesta contre le blocus, et il obtint sans doute que cette mesure ne serait pas sérieuse à l'égard de son pavillon, puisqu'on vit le gouvernement anglais se mettre du côté de la Russie pour appuyer diplomatiquement le roi de Danemark. Aussi ce roi, dont les forces n'étaient guère comptées en Europe, résistait-il vigoureusement à la confédération germanique en général, et à la Prusse en particulier. Pendant que de Copenhague on envoyait renforts sur renforts à l'armée active la Suède faisait déclarer officiellement à Hambourg, par son consul, que dix mille Suédois étaient, en marche pour rejoindre l'armée danoise. Une gazette allemande annonçait que le cabinet de Saint-Pétersbourg avait notifié à celui de Berlin que si les troupes prussiennes n'évacuaient pas le Jutland, il considérerait cette invasion comme un casus belli. Le Danemark, avec sa marine militaire, suppléait au nombre et à l'expérience de ses troupes de terre. Avec vingt-quatre bâtiments armés, il venait de bombarder Frédéricia ; et, malgré l'artillerie prussienne, cette ville avait beaucoup souffert. Ce fut encore au moyen de sa marine que le Danemark surprit les Allemands à Duppel, dans l'île d'Alsen, et força les troupes fédérales à se retirer, après avoir éprouvé des pertes notables tant en morts et blessés qu'en prisonniers. Les Danois font des progrès, était forcé d'avouer un journal allemand ; ils sont sous les murs d'Apenrade et de Graverstein. Les populations fuient devant eux... Ce fut en ce moment que l'on apprit le débarquement en Fionie d'une avant-garde suédoise forte de 1.500 hommes. La question du Schleswig-Holstein, disait à ce sujet un journal républicain de Paris, devient de plus en plus grave. La Russie, qui veut avoir un pied en Allemagne, s'en mêlé et pose le casus belli, la Suède débarque ses troupes dans l'île de Fionie ; mais on ne connaît pas encore au juste ses desseins : elle les cache. Nous croyons, nous, que la Russie la pousse. Il est vrai que ses soldats, dit-on, hésitent à marcher contre les duchés. La confédération germanique, ayant pour principal corps d'armée une division prussienne, s'apprête à défendre ses droits. Le Danemark oppose les siens à ceux de l'Allemagne. L'Angleterre et la Russie l'appuient. Enfin les Etats-Unis envoient, dit-on, une escadre pour protéger leur commerce. Et toutes ces forces, tous ces intérêts, tous ces prétendus droits se donnent rendez-vous, comme dans un champ clos, sur un terrain de trente myriamètres carrés, dans les deux petits duchés de Schleswig et de Holstein, et sur la mer qui les baigne. On connaît l'origine du différend, les prétentions des adversaires. Inutile de les rappeler. Les notes diplomatiques et les protocoles royaux en ont assez parlé. Toute la dispute, pour les compétiteurs couronnés, ne repose que sur le droit d'hérédité, le droit divin, comme au bon vieux temps. C'était bon encore lorsque
Louis-Philippe tenait la France sous le régime de la monarchie héréditaire
mais aujourd'hui ! Il est temps que la république
française élève sa grande voix et intervienne avec son protocole du droit
éternel des peuples. Il est temps qu'elle pose la question sous sa véritable
face ; et qu'elle exercé, au profit des peuples, son influence. Elle ne peut
tenir qu'un langage, celui que lui dicte le principe démocratique sur lequel
elle repose. Ce langage, le voici : — Princes et diplomates, que voulez-vous ? Vous prétendez vous disputer la possession d'un peuple ! Est-ce bien le moment d'avoir de pareilles prétentions, lorsque dans toute l'Europe les peuples seuls ont le droit et le pouvoir enfin de déclarer ce qu'ils veulent être ! Le peuple de Schleswig et du Holstein est convoqué en masse pour la guerre. Vous, ses ducs allemands, vous lui reconnaissez le droit de combattre. Avant tout, reconnaissez-lui donc le droit de dire pour qui il entend combattre ! Citoyens du Schleswig et du Holstein, le Danemark et la diète allemande se disputent votre territoire, votre patrie, vos enfants, vos impôts. Déclarez, en face de l'Europe, à qui vous entendez les soumettre et les donner..... Voilà, concluait le publiciste républicain, le langage que la république française doit se hâter de tenir aux princes qui se disputent ce peuple, ainsi qu'au peuple qui est l'enjeu et qui sera la victime ; car le sang va, cette fois, couler à flots..... Et quand le peuple aura opté entre les deux nationalités qui le tiraillent, notre rôle sera de soutenir jusqu'au bout, là comme ailleurs, le droit de ce peuple, exprimé par le suffrage universel, et de lui prêter, s'il le faut, l'appui de nos armes. Telle était l'opinion que les républicains de France émettaient sur ce qu'on appelait la question des duchés. Cette opinion était fondée aussi bien sur les principes républicains que sur les exemples que donnaient alors au monde les puissances qui appuyaient les prétentions du roi de Danemark. Mais la démocratie n'était pas encore arrivée au point de soumettre les prétentions des rois aux principes qui découlent de la souveraineté nationale ; et, en ce moment-là, elle perdait, en Allemagne, tout le terrain que lui avait fait gagner le grand exemple donné par le peuple français. Chose étrange ! Pendant que le vent de la réaction soufflait sur toute cette Allemagne, naguère si bien disposée à embrasser les idées républicains, l'esprit démocratique se développait dans ce même coin de terre, objet de la convoitise des deux compétiteurs. C'est le peuple et non pas le prince, écrivait-on d'Altona, qui doit se prononcer pour telle ou telle nationalité. Et en s'exprimant ainsi, le journal de cette ville annonçait la nouvelle que le duc d'Augustembourg, c'est-à-dire le prince prétendant du Schleswig-Holstein, se proposait de renoncer à ses droits de succession sur les duchés, afin de laisser toute liberté d'option à la population que la diète germanique et le roi de Danemark se disputaient à coups de canon. Avant, de tirer le glaive, le roi de Danemark avait fait présenter au général Wrangel, commandant pour la diète, un projet, d'arrangement amiable qui avait été repoussé. Depuis lors, l'Angleterre s'était posée comme médiatrice, et déjà le bruit avait couru que les hostilités allaient cesser de part et d'autre. Malheureusement ce bruit était sans fondement, car on lisait dans une lettre de Copenhague, de la fin de juin, que les négociations entamées par le cabinet de Londres étaient rompues. L'on expliquait ainsi les causes de cette rupture. Il était impossible, disait-on, que le Danemark se soumît aux prétentions exagérées de ses adversaires. D'ailleurs, le Danemark n'a, en ce moment, aucun motif de céder, car, d'un côté, il est sûr de la neutralité de l'Autriche, et, d'un autre côté, la nation a prouvé qu'elle était prête à faire tous les sacrifices pour maintenir l'honneur et l'indépendance du pays. Il fallut donc se préparer de nouveau à combattre et s'en remettre à la sentence des baïonnettes inintelligentes, car les partisans de la diète allaient répétant partout qu'aucune solution pacifique ne serait possible tant que les Danois n'auraient pas éprouvé un échec. Cependant les dispositions que l'on prenait de part et d'autre ne semblaient pas indiquer que l'on voulut en venir à une action décisive, car, en même temps que le général Wrangel déclarait qu'il ne franchirait pas la frontière du Jutland tant que les renforts qu'il attendait depuis longtemps ne seraient pas arrivés, le ministre de Suède à Berlin produisait une note du cabinet de Stockholm selon laquelle les Danois s'étaient désistés, sous l'influence de la Suède, de l'idée de reprendre les hostilités, pour se tenir sur la défensive. On voulait probablement ménager la possibilité d'un arrangement dont les feuilles publiques ne cessaient de parler, et dont elles croyaient connaître les conditions. Ces conditions, qui paraissent avoir été sérieusement débattues à l'île de Malmoë pour un armistice, consistaient en l'évacuation du Schleswig par les Allemands ; la rentrée en Suède des troupes de ce royaume, la cessation du blocus des ports allemands, la reddition des navires capturés, la déclaration de neutralité du territoire du Schleswig, et la nomination d'un comité administrateur pendant l'armistice. On attendait, disait-on encore, la ratification du roi de Prusse. Ces bruits généralement accrédités d'un armistice, cette inaction des deux côtés rendaient la guerre des duchés interminable. Il ne se livrait point, il est vrai, d'action décisive ; mais chaque jour n'en éclairait pas moins quelques escarmouches qui coûtaient du sang. Tantôt les populations étaient bercées par la nouvelle de l'acceptation pure et simple de l'armistice ; tantôt on disait que le roi de Prusse en avait légèrement modifié les conditions ; puis tout à coup on annonçait que la proposition était rejetée, et qu'il fallait recommencer la guerre. Les Danois s'en prenaient alors à l'assemblée centrale de Francfort, qui, disaient-ils, avait élevé de nouvelles prétentions à l'égard de l'armistice conclu par les deux généraux[1], sous les inspirations de la Prusse et de l'Angleterre. La guerre va donc recommencer,
s'écriaient les journaux de Copenhague, car
l'assemblée nationale de Francfort parait dominée par une ardeur belliqueuse,
et le Danemark ne pourra jamais céder avec honneur plus qu'il ne l'a déjà
fait..... Il est probable que la guerre
maritime aura un caractère plus étendu pour le littoral de l'Allemagne.
L'Angleterre ne pourra guère voir d'un œil satisfait que l'armistice, ratifié
sous sa médiation, par le roi de Prusse, échoue contre l'esprit de conquête
de l'assemblée de Francfort. Les journaux danois présentaient alors le tableau des forces respectives qui allaient se rencontrer dans les duchés. On y lisait que le total des troupes fédérales requises contre le Danemark, s'élevait à quinze régiments d'infanterie, vingt-quatre escadrons de cavalerie, avec artillerie. Ces contingents, joints ans : troupes diverses déjà réunies sous les ordres du général Wrangel, formaient, assurait-on, une armée de près de quatre-vingt mille hommes. C'est avec cette force colossale, disaient les rédacteurs de ces feuilles, que la grande nation germanique se propose l'honneur d'écraser le petit Danemark, qui, uni à la Suède, n'aura guère que cinquante mille hommes à opposer. Cependant, sous une conduite habile, cinquante mille hommes pourront fort bien faire face à quatre-vingt mille hommes, qui sont forcés, pour ne pas compromettre leurs communications, d'occuper un très-vaste littoral. Nous espérons que la France, par sa prompte intervention, empêchera un combat si inégal. Mais la France ne donnait aucun signe de vie dans ce conflit qui devait tant l'intéresser ; on aurait dit qu'elle n'avait nul intérêt matériel engagé sur les bords de la Baltique. Les sollicitations de la presse républicaine ne purent décider le ministère Cavaignac à jeter un regard sur ce coin de l'Allemagne où s'agitaient tant de passions. Quant au vicaire général, il voulut adoucir le refus de sanctionner l'armistice par l'envoi, dans le Schleswig, de M. de Gagera, chargé de renouer les négociations. En effet, ce diplomate se rendit à Kiel, en même temps que M. de Below arrivait en Danemark, muni des pleins pouvoirs du roi de Prusse. Une sorte de conférence, à laquelle assista le roi de Suède, s'établit de nouveau à l'île.de Malmoë. Bientôt on occupa le public des dernières stipulations de l'armistice ; ce qui n'empêcha pas les généraux respectifs de se livrer, suivant l'usage, aux plus grands préparatifs pour le cas de la reprise des hostilités. Enfin, le 29 août, on lisait, sur les murs de la Bourse de Berlin, l'avis officiel suivant, émanant du ministre du commerce de la Prusse : J'ai l'honneur de prévenir messieurs les anciens du commerce qu'on est parvenu à conclure, avec le Danemark, un armistice de sept mois, et que l'on peut espérer la ratification du roi au traité conclu à ce sujet. Suivant ce traité, on peut attendre sous peu la remise des vaisseaux retenus, comme aussi le rétablissement de rapports entièrement libres. Les commerçants, et principalement les nombreux armateurs des côtes du Nord et de la Baltique, se réjouirent de cet arrangement qui allait les soustraire au ruineux blocus établi par le Danemark. Le commerce de Hambourg, dont les pertes avaient été très-grandes depuis quatre mois, s'empressa de mettre à la disposition d'un officier danois, désigné à cet effet, un bâtiment à vapeur ayant mission d'aller annoncer aux vaisseaux de guerre la levée du blocus. Mais il était écrit dans les destinées des peuples que la question des duchés serait interminable, tant qu'il y aurait des prétendants. Au moment où des avis officiels annonçaient partout la conclusion de l'armistice entre la Prusse et le Danemark, et tandis que M. Below et les plénipotentiaires de Copenhague arrivaient à Lubeck pour échanger les ratifications, le bruit se répandit que le pouvoir central allemand refusait de reconnaître l'armistice, et qu'il avait ordonné au général Wrangel de continuer la guerre. Voici, en effet, ce qui s'était passé à Francfort lorsque le parlement allemand eut eu connaissance du texte de l'armistice. Nous puisons ces détails dans une correspondance digne de foi. Elle expliquait ainsi la conduite de l'assemblée nationale : Le parlement allemand vient de
voter la rupture de l'armistice[2]. Le parti conservateur, le parti Dahlmann, député du
Holstein, a voté, cette fois, avec la gauche démocratique, et le ministère du
vicariat, est renversé. Il ne faut pas s'imaginer, ajoutait cette correspondance, que la démocratie allemande ait de la haine contre la nation danoise : elle reconnaît parfaitement que le Schleswig parle danois, et veut rester danois dans sa partie septentrionale ; elle sait que forcer une population en ce sens serait un acte peu digne des principes démocratiques ; elle veut donc que le nord du Schleswig resté au Danemark ; mais, en même temps, elle s'oppose vivement à l'armistice, parce qu'il a été conclu d'une manière tout à fait arbitraire, en cachette, pour ainsi dire, par le roi de Prusse seul et par le vicaire, sans la contre-signature des ministres constitutionnels. Il y a donc violation flagrante de l'organisation unitaire de la confédération germanique. En outre, la Prusse n'était autorisée à conclure l'armistice que pour trois mois ; elle l'a conclu pour sept mois, et dans ces sept mois d'hiver, les bras de mer qui séparent les îles danoises du Schleswig et du Jutland, sont couverts de glace ; par conséquent l'armée allemande pourrait très-bien y aller à pied pour contre-balancer de la sorte l'avantage que les Danois tirent de leur marine. La Prusse et le vicaire général, poursuivait le correspondant, ont donc commis la faute de laisser nommer le comte danois Moltke, si détesté dans le Schleswig-Holstein, le chef des ultra Danois, comme chef du nouveau gouvernement des deux duchés allemands. D'ailleurs, ce nouveau gouvernement est danois aux trois cinquièmes de sa composition. L'ancien gouvernement révolutionnaire et l'ancienne constituante démocratique des deux duchés sont dissous, leurs décrets annulés ; les soldats du Schleswig sont arrachés à leurs cadres et livrés aux Danois, par lesquels ils seront licenciés sans aucun doute ; les troupes allemandes sont forcées de se retirer jusqu'à l'Elbe, et Lauenbourg est rendu à la réaction bureaucratique du roi absolutiste de Danemark. L'assemblée nationale de Francfort avait donc bien le droit de s'indigner de ce traité prussien. Les démocrates de rassemblée poussent à toute force vers une rupture entre là Prusse, qui a trahi l'unité, et le pouvoir central ; ils savent que le parti démocratique du Schleswig-Holstein est sur le point de proclamer la république, et que de là naîtra un conflit entre la Prusse réactionnaire et séparatiste, et l'Allemagne unitaire et progressiste... A ces détails sur les causes du rejet de l'armistice, nous ajouterons que cette affaire venait d'impressionner vivement les populations allemandes. Celle de Francfort assiégeait la salle de l'assemblée, au moment de la discussion ; la résolution de la majorité, fondée sur ce que la Prusse avait insulté le parlement central, fut saluée d'interminables applaudissements, qui redoublèrent lorsqu'on sut que le ministère venait de donner sa démission en masse : on se flattait même que le vicaire général en ferait autant. Sous quelque face que l'on envisageât cet acte de virilité de l'assemblée nationale, on ne pouvait se dissimuler qu'il devait avoir les conséquences les plus graves pour l'Europe entière. Il y eut cela de particulier dans ce rejet qu'il fut accueilli avec joie tant en Allemagne que dans les duchés eux-mêmes. Tandis que la ville de Cologne se hâtait d'envoyer une adresse à l'assemblée nationale pour lui dénoncer la conduite de la Prusse et prier le parlement de défendre la révolution des duchés, lors même qu'une guerre européenne en serait le résultat, la population de Kiel et des autres villes des duchés se réjouissait de ne point passer sous les ordres du comte de Moltke, qui, disait-on, avait foulé aux pieds les droits nationaux. Son gouvernement, ajoutait un journal, serait comme si demain le prince Metternich reprenait le gouvernement de l'Autriche. — Quoi qu'il en soit, lisait-on dans le Correspondant de Hambourg, ce gouvernement n'entrera pas en fonctions : le peuple, l'assemblée nationale, qui se réunit demain, protesteront. D'ailleurs, les membres du gouvernement provisoire ne voudraient pas avoir pour collègue M. Moltke. C'était donc un parti pris partout de repousser le traité fait par la Prusse. Voilà, s'écriait un publiciste démocrate, une belle et grande occasion pour la république française de montrer sa sympathie pour la cause de l'Allemagne révolutionnaire, qui vient de se lever d'un bond pour déchirer le parchemin de la trahison et en appeler aux sentiments unitaires de la nation. Voilà aussi un beau rôle pour la France ; car elle est évidemment la seule puissance qui saurait se faire entendre comme médiatrice en faveur de l'Allemagne unitaire et démocratique, contre la Prusse séparatiste et absolue. Nous verrons plus loin quelles furent les suites de la vigoureuse détermination de l'assemblée nationale allemande, et quel parti le gouvernement de la république française tira de son influence sur l'Allemagne démocratique. En attendant, nous terminerons ce dernier chapitre consacré à l'extérieur, par un coup d'œil rétrospectif sur les événements qui agitèrent l'Irlande et l'Angleterre dans Cette époque de crise européenne, crise dont les conséquences se firent sentir jusque sous le gouvernement de plomb qui écrasait l'Espagne. Nous aurons peu de chose à dire de l'Angleterre, de ce peuple qui se met en ébullition aussi facilement qu'il retombe au tempéré et à la glace ; de ce pays où l'on voit des manifestations imposantes de cent mille hommes se dissiper comme la fumée devant la baguette du constable. Après la fameuse pétition monstre des chartistes de Londres, présentée par Feargus O'Connor, pétition que M. Cripps ne voulut pas qu'on examinât, parce que, disait-il, elle ne pesait que cinq quintaux et demi au lieu de cinq tonnes, et dont un autre membre des communes, M. Thornley, contesta la validité, parce qu'au lieu d'émaner de cinq millions de citoyens, elle ne contenait que deux millions de signatures ; après la présentation de cette pétition monumentale, disons-nous, les chefs chartistes ne trouvèrent rien de mieux à faire que de revenir à la charge. Dans tous les meetings chartistes qui se tiendront le vendredi saint et après Pâques, s'était écrié O'Connor en rentrant à la convention, il faut engager ces meetings à inonder la chambre de pétitions....... Après Pâques, que le déluge des pétitions commence ! Ce qu'on appelait la convention adoptait alors la rédaction d'un mémoire à la reine pour obtenir le renvoi du ministère, la dissolution du parlement et l'appel au conseil d'hommes politiques amis de la charte. La montagne en travail accouchait donc de la souris ! C'était avec ces moyens que les chartistes de l'Angleterre espéraient combattre les mauvaises tendances de l'aristocratie ; c'était pour faire prendre en considération leurs demandes, très-modérées d'ailleurs, qu'ils se promenaient en nombre immense dans les rues de Londres, jusqu'à ce que les agents de la police les eussent rossés brutalement et renvoyés chez eux le bras en écharpe ou la tète fendue[3]. Cependant l'aristocratie faisait mine de vouloir prendre au sérieux ces sortes d'émeutes à jour fixe, et qui n'allaient jamais au delà de quelques rixes avec les constables ; elle s'efforçait de faire croire à un danger réel, afin de pouvoir solliciter des mesures liberticides contre les réunions du peuple. Les chartistes sont ici, disait un journal en faisant allusion aux craintes manifestées par les aristocrates ; ils sont là ; ils vont tenir un meeting, deux meetings, trois meetings à la fois..... Les chartistes s'arment ; ils veulent lasser la police ; ils seront bientôt au nombre de cinq cent mille hommes sous les armes. Et les trembleurs de la bourse ou des châteaux ne parlaient, comme les réactionnaires de France, que de moyens extrêmes contre le peuple. L'aristocratie ne manquait pas de dire en passant que le ministère manquait d'énergie. Il faut, s'écriait le journal le Times, il faut mettre la main sur un des meneurs de ces rassemblements qui inquiètent Londres, et le juger sous l'empire du nouvel acte du parlement, puis l'envoyer aux Bermudes tenir compagnie à sir John Mitchell. Le résultat de cette mesure serait de calmer l'effervescence dans les rues de Londres. Le crime doit être puni à Londres comme à Dublin. Des deux côtés du détroit on retrouvait ainsi la même haine pour les prolétaires, le même désir de frapper ceux qui voulaient un autre ordre de choses que celui proclamé par l'aristocratie ; et lorsque quelque voix s'élevait au parlement pour interpeller l'autorité sur la conduite de la police à la fois provocatrice et lâche, puisqu'elle se ruait toujours sur des foules désarmées, et quelle frappait indistinctement vieillards, femmes, enfants, M. Grey répondait, comme le faisait autrefois M. Guizot : qu'il acceptait la responsabilité de ce qui s'était passé, comme ayant donné lui-même les instructions aux commissaires de police ; et la majorité de la chambre applaudissait lorsque l'autorité affirmait qu'il y avait eu beaucoup de personnes blessées dans une seule émeute. Aussi le journal français qui rapportait ces faits ne pouvait-il s'empêcher de remarquer cette recrudescence de haine, puisque autrefois les réunions populaires, au lieu d'être maltraitées, étaient protégées par l'autorité. L'Angleterre est toujours le pays des luttes indignes, des combats au bâton, s'écriait le journaliste français ; les meneurs de l'aristocratie no se préoccupent pas plus des citoyens blessés dans les rassemblements, que s'il s'agissait des suites d'un combat de coqs. La police aux prises avec le peuple est un spectacle ; l'aristocratie juge des coups et applaudit : c'est ce qu'on a fait à la chambre des communes. En réfléchissant à ce qui se passait alors en Angleterre, un autre publiciste français en lirait cette conséquence : que les prolétaires anglais étaient loin encore du jour de leur émancipation. Néanmoins, les meetings des chartistes devenaient plus nombreux, malgré et probablement à cause de l'intervention brutale de la police ; les aristocrates du pays, et surtout ceux de la chambre des communes, se montraient fort préoccupés de ces rassemblements ; ils tenaient la police et la garnison sur pied jour et nuit, et cela dans le but avoué d'obtenir une législation sévère contre l'agitation dans les rues. Ils s'étaient montrés très-effrayés de la manifestation chartiste qui devait avoir lieu le 12 juin ; ils battirent des mains comme s'ils eussent remporté une grande victoire lorsqu'ils surent que cette manifestation était ajournée indéfiniment. Dans l'intention de rétablir la tranquillité au sein des villes, le député Hume, quoique fort peu révolutionnaire, crut devoir déposer à la chambre des communes une proposition pour la réforme électorale. La chambre, constituée comme elle l'est aujourd'hui, dit ce député, ne représente pas convenablement la population, la propriété, ni l'industrie du pays. De là un vif mécontentement qui augmente parmi une grande partie de la population. Il est dès lors opportun, dans le but d'amender la représentation nationale, que la franchise électorale soit assez étendue pour Comprendre tous les tenanciers (house holder) ; que le vote ait lieu au scrutin ; que la durée du parlement ne dépasse pas trois ans, et que la proportion du chiffre des membres du parlement avec le chiffre de la population soit rendue plus égale. M. Hume accompagna sa proposition de quelques commentaires qui ne manquaient pas de justesse. D'après ses calculs, sur six millions d'adultes, un million seulement étaient inscrits comme électeurs. Il y avait donc en Angleterre cinq millions d'adultes mécontents jusqu'à l'indignation de se trouver ainsi exclus du droit de participer à l'élection des députés de la nation. Faites donc cette sage concession à l'opinion publique, s'écriait cet orateur ; cela vaudra mieux que ce luxe de constables et les surabondantes précautions de police prises le 10 avril dernier pour assurer la tranquillité publique. Il va sans dire que le ministère et les ministériels
repoussèrent de toutes leurs forces la réforme électorale ; et la proposition
si bénigne de M. Hume fut enterrée par 351 conservateurs ; 84 membres des
communes votèrent seuls pour la prise en considération de la proposition.
L'aristocratie et ses suppôts aimèrent mieux se jeter dans les voies des
répressions rigoureuses, en employant la force brutale contre le droit ; ce
qui faisait dire à un. journaliste que ce triste résultat affectait : Celui qui veut que la puissance de l'idée et du droit succombe
devant la force brutale est un insensé qui creuse son propre tombeau. Plus la
résistance à l'idée, au droit, est opiniâtre et aveugle, plus la lutte est
acharnée, plus sa ruine sera grande et profonde. Les ennemis du peuple n'écoutaient rien que leur haine. Elle leur suggéra en ce moment-là une mesure qui eût suffi, en d'autres temps, pour faire mettre en accusation ceux qui l'avaient-conçue. Cette mesure consista à armer les constables et les autres agents de police, qui avaient déjà à leur service le gourdin des assommeurs, d'un coutelas très-redoutable, qui leur permit dès lors d'éventrer les récalcitrants. Et, comme on devait s'y attendre, ce moyen, mis entre les mains de la police, ne fit qu'animer les antipathies du peuple anglais pour ses oppresseurs. Mais c'était surtout en Irlande que la révolte contre cette oppression prenait le caractère le plus grave. Nous avons déjà fait connaître les circonstances qui avaient amené l'arrestation des trois chefs de la confédération irlandaise, O'Brien, Meager et Mittchell. Dans une réunion générale des clubs confédérés, tenue à Dublin, le 20 avril, les chefs de la Jeune Irlande firent signer une déclaration portant qu'on résisterait pied à pied au gouvernement oppresseur qui pesait sur le pays. Nous nous armerons et nous équiperons, y était-il dit, et nous risquerons notre existence pour la défense de la patrie, si nos services sont nécessaires. — Soufflez donc, soufflez donc le feu, s'était écrié Mittchell avec cette éloquence populaire qui lui était familière ; forgerons, à l'œuvre ! que jamais votre feu ne s'éteigne ! forgez du fer pour les piques libératrices. La bataille de la constitution commence dans les forges ; elle s'achèvera sur les champs de bataille et dans les rues. La presse irlandaise n'était pas moins explicite, témoin ces lignes du journal la Nation, qui s'imprimait à Dublin : La guerre civile, disait cette feuille rédigée par les chefs de la Jeune Irlande, vaut mieux que la soumission à la tyrannie anglaise. Oui, il faut les prendre et les enlever, ces droits que l'on nous dénie tyranniquement, et c'est à nous de commencer une guerre qui doit finir par l'affranchissement ou l'extermination de la race irlandaise. Et comme il allait être bientôt question de mettre en jugement les trois chefs irlandais, M. Brennan déclara, dans une réunion tenue à Middleton, qu'il fallait s'armer à tout prix. Si le gouvernement veut, en vertu de nouvelles lois draconiennes, faire déporter de braves gens, ajouta-t-il, on devra s'opposer à ce que cette iniquité s'accomplisse. Deux jours après, un grand meeting ayant été tenu à Drogheda, Mittchell, qui y assistait, s'exprima encore en ces termes : Pour conquérir ses droits, le peuple irlandais doit faire ce qu'ont fait les démocrates de France. Pas de pétitions à la chambre des députés, pas de négociations avec le ministère Guizot, pas d'adresse au roi Louis-Philippe. Non ! Organisation des clubs, et puis la fashion française ! Eh quoi ! s'écrieront des propriétaires alarmistes, voulez-vous donc tout saccager, tout brûler ? Je réponds : Que voulez-vous voir de plus affreux que ce qui se passe en Irlande, où un million d'hommes meurent de faim... Je préfère, à la continuation d'un tel état de choses, la mort, l'anarchie ou toute autre chose. Je sais que l'on me qualifie de brigand, de mécréant ; ceux qui le disent mentent impunément. Je n'ai jamais prêché le pillage ; mais je veux l'affranchissement de mon pays... Enfin O'Connor, parlant à ses amis de Nottingham, dans un meeting tenu en cette ville, avait exposé ainsi son plan : En avant, nous nous soutenons ; en arrière, nous tombons. La charte, et pas de capitulation. Je n'ai jamais été partisan du déploiement de la force physique ; je n'ai jamais engagé le peuple à s'armer ; mais le bill des droits le permet, et j'ai dit au peuple ce qui était écrit dans le bill des droits. Les vues de la Jeune Irlande étaient donc clairement indiquées ; elle voulait organiser le pays sous l'influence des clubs, et armer tous les citoyens par leur incorporation dans une garde vraiment nationale, destinée à protéger l'Irlande contre tous ses ennemis du dedans et de l'étranger, c'est-à-dire de l'Angleterre. Il était, disait-on dans tous les clubs, du devoir de tout homme de se tenir prêt à toute éventualité. Cependant l'autorité redoublait d'efforts pour faire avorter les projets des patriotes irlandais ; les magistrats de Dublin sollicitaient la fermeture des clubs, foyers les plus ardents de l'agitation. l'agitation les chefs entretenaient parmi le peuple. De tous côtés, on demandait des mesures énergiques de compression. Un événement dont la ville de Limerick fut le théâtre fournit aux réactionnaires l'occasion qu'ils cherchaient d'appliquer à cette ville les lois les plus violentes. La maison où se tenait le meeting auquel assistait Mittchell, ayant été attaquée par les contre-révolutionnaires ameutés, un homme tomba mort sous les coups de feu tirés sur cette maison et de la maison même. Il s'ensuivit un affreux tumulte, au milieu duquel Mittchell, O'Brien et Meagher furent insultés et frappés. L'autorité profita de ces déplorables désordres pour déclarer la ville en état de siège, et la loi martiale fut proclamée dans tout le comté. Bientôt la cour du banc de la reine entama le procès des trois chefs irlandais. O'Brien échappa aux poursuites haineuses du gouvernement par la déclaration du jury. Quant à Mittchell, qui avait d'abord voulu se faire représenter dans le procès, la cour décida qu'il comparaîtrait en personne. En même temps que ce procès fixait l'attention publique ; les agents du pouvoir et la police extraordinaire de Dublin paraissaient se donner beaucoup de mal pour amener une collision entre le peuplé et la troupe ; mais une affiche dans laquelle les chefs des clubs invitaient le peuple à ne pas donner dans le piège ; suffit pour faire échouer les projets de la police. Leur but, lisait-on dans cette affiche, est d'attirer le peuple à une bataille pour laquelle ils sont prêts, tandis que lui né l'est pas. C'est à vous, Irlandais, de choisir votre heure. Le 26 mai, la cour prononça enfin le jugement contre John Mittchell ; il fut condamné à quatorze années de déportation, comme coupable de haute trahison, crime prévu dans les dernières lois draconiennes, rendues par le parlement. Mittchell, en se défendant devant le jury, s'était exprimé eh véritable martyr de la cause populaire. Je savais que je jouais ma vie, avait-il dit ; mais je savais que, dans toute alternative, la victoire serait pour moi. Elle est réellement pour moi ; car je ne présume pas, en effet, que le jury, les juges, ni toute autre personne présente à cette audience, s'imaginent voir un criminel à cette barre..... Mittchell ayant été vivement applaudira police intervint
dans la salle pour faire cesser cette marque de sympathie, et le président
protesta contre un pareil langage. Permettez-moi d'ajouter, reprit Mittchell, que, dès le principe, j'ai agi sous l'inspiration du devoir. Je ne me repens de rien de ce que j'ai fait, et je crois que la marche que j'ai ouverte n'est qu'à son début. Le Romain qui voyait froidement brûler sa main devant le tyran, lui promettait que trois cents amis feraient comme lui ; ne puis-je pas promettre aussi (se retournant vers les amis qui l'entourent) que pas un, ni deux, ni trois, mais cent amis feront comme moi ? Le juge ne pouvant plus comprimer les applaudissements et l'agitation de la salle tout entière, cria aux geôliers d'emmener Mittchell, qui, en effet, fut entraîné aussitôt. Le même jour, le défenseur des droits de l'Irlande fut placé sur un bateau à vapeur et conduit immédiatement à Spiçk-Island, dans le comté de Cork, où il devait attendre sa transportation définitive. Nous espérons qu'aucune faiblesse, disait l'organe de cette aristocratie sans entrailles, ne s'opposera à ce qu'il subisse un châtiment mérité, celui de la déportation. Un autre journal de la même couleur politique, le Morning-Chronicle, après avoir dit qu'il n'y avait pas eu à Dublin des désordres bien sérieux à la suite de la condamnation de Mittchell, ajoutait que des gamins seulement s'étaient réunis dans les environs de Newgate, et que la police avait été obligée de jouer du bâton, M. Devin Reilly et un frère de Mittchell qui se trouvait dans la foule, continuait ce journal avec la même aménité, ont été renversés ; ils ont été obligés de se faire panser. Lorsque Mittchell s'est embarqué sur le Shear Wuter, qui l'a conduit à Spick-Island, la foule a crié chapeau bas ; tous les spectateurs l'ont salué affectueusement. Mais ce furent là les dernières consolations qu'il reçut. A peine eut-il quitté la geôle qu'on lui rasa les cheveux, et on lui mil les fers à la jambe droite, reliés par une lourde chaîne. Un membre de la chambre des communes, M. Roche, ayant demandé au ministre de l'intérieur si le gouvernement avait l'intention d'exécuter, dans toute sa rigueur, la sentence rendue par la cour du banc de la reine, à Dublin, contre Mittchell, sentence qu'il considérait comme cruelle et hors de proportion avec le délit, le gouvernement répondit qu'il avait donné l'ordre formel de mettre la sentence à exécution. L'aristocratie anglaise avait poussé des cris de joie en apprenant, la condamnation de Mittchell. Mais elle oubliait que l'Irlande renfermait un grand nombre de citoyens distingués qui allaient marcher sur les traces du chef de la jeune confédération, et que le gouvernement aurait encore de bien mauvais moments à passer à cet égard[4]. Déjà l'on fut obligé de réprimer, dans les quartiers occidentaux de Londres, des émeutes, à l'occasion de la condamnation de Mittchell. Les troupes furent sur pied. D'un autre côté, la confédération venait de déclarer qu'elle adoptait, avouait et professait les opinions et principes de Mittchell. La publication périodique qu'il faisait paraître devait être continuée ; enfin l'association du repeal et des chartistes avait décidé d'adopter la famille du condamné, et de pourvoir à son entretien, ainsi qu'à l'éducation de ses enfants. Une copie de cette résolution devait être présentée à Mme Mittchell, avec l'expression de la vive sympathie des chartistes et des repealers. Mitchell avait, à peine quitté l'Irlande, que la confédération publiait une adresse au peuple d'Irlande, qui devint bientôt le sujet de toutes les conversations. Le ministère se montra inquiet, non-seulement de ce qui se passait en Irlande, où tous les citoyens étaient sollicités de s'armer, mais encore de l'agitation qui régnait en Angleterre. En Irlande la grande affaire à l'ordre du jour des patriotes était la réunion et la fusion de la vieille et de la jeune association. Dans une séance tenue à Dublin, par les membres les plus marquants du repeal, on avait entendu le président Galway déclarer qu'une fusion était opportune et désirable, ce Pour arriver au repeal, ajouta-t-il, il faut concentrer l'opinion publique. On me demandera si je conseillerais pour cet objet une prise d'armes : Non ; mais je proclame que tout Irlandais a le droit de porter des armes et d'en user pour sa légitime défense. La loi et la constitution anglaise reconnaissent trois armes : la langue, la plume et le glaive. Les deux premiers sont les armes de la raison. Quant au glaive, Blackstone a dit que tout sujet a le droit de porter les amies pour le cas de légitime défense. La Vieille Irlande, par l'organe de John O'Connell, répondit que la question relative à la fusion devait être ajournée de quelques jours afin de pouvoir consulter l'opinion publique. Abordant ensuite celle de l'armement des Irlandais, cet orateur, sans nier le droit du peuple, émit l'opinion que le repeal pourrait être obtenu par des moyens légaux et pacifiques. À ces mots l'assemblée fit entendre de nombreuses dénégations, qui obligèrent le fameux agitateur, devenu si calme, à supplier le peuple irlandais de ne pas prêter l'oreille à ceux qui lui conseillaient, de s'armer. O'Connel impatientait alors les nouveaux chefs irlandais par l'ajournement de la fusion. Non-seulement il mettait obstacle personnellement à cette réunion désirée, mais encore on lui reprochait avec raison d'empêcher le vieux clergé d'adhérer à la fusion. En ce moment-là, les clubs prenaient en Irlande, comme en Angleterre, une extension immense ; les confédérés irlandais paraissaient organiser et compter leurs forces pour la lutte qu'ils allaient, avoir à soutenir contre l'aristocratie anglaise. On ne mettait, pas en doute qu'avant peu le pays ne fût couvert de quelques centaines de mille hommes armés et en quelque sorte disciplinés et prêts à exécuter tout ce qui leur serait conseillé par les chefs du mouvement. Aux approches de la crise, les journaux irlandais devenaient très-explicites : Le Felon disait que le salut de l'Irlande exigeait la séparation des deux îles. — L'Irish ne voulait pas que les terres d'Irlande servissent à nourrir et à engraisser les chacals dévorants. D'ici à deux mois, ajoutait cette feuille, l'époque de la lutte arrivera. Ainsi que chacun fasse son testament, et se prépare à mourir, ou à vivre libre ! Comme on le pense, le gouvernement anglais ne restait, pas inactif en présence de ces menaces ; il prenait toutes les mesures que les circonstances nécessitaient afin d'être prêt au jour du danger. Non-seulement il ne cessait d'envoyer des troupes dans les villes et les contrées qui exigeaient une surveillance activé, mais encore il trouvait le moyen d'enlever chaque jour quelque chef aux Irlandais. C'est ainsi que la plupart des journalistes avaient été successivement emprisonnés, et devaient être jugés comme prévenus du crime de haute trahison ou de félonie. Quant à Meagher, ses amis voulaient le soustraire aux ressentiments de l'aristocratie en l'envoyant en Amérique ; mais il se refusa à quitter la partie. En présence de ces excitations successives, la Jeune Irlande s'en prenait au parti d'O'Connel, et adoptait, la résolution suivante : Le retard apporté à la formation de la ligue irlandaise a été mis à profit par le gouvernement pour arrêter et emprisonner les hommes qui soutiennent avec le plus d'ardeur les droits du peuple. Le seul moyen de mettre un ternie à cet état de choses nuisible aux intérêts du peuple, c'est de former promptement la ligue irlandaise, qui réunira toutes les classes d'Irlandais désireux d'obtenir l'indépendance de leur pays. Les aristocrates et leurs journaux ne cessaient alors de peindre les Irlandais comme avides de pillage et comme n'ayant d'autre but que celui d'établir l'anarchie. Quoique ces ignobles moyens fussent usés, les chefs des clubs, O'Brien et Richard O'Gormon, répondirent à ces calomnies par un nouveau manifeste dans lequel ils exposaient franchement l'objet de leurs patriotiques efforts. Loin de travailler au
renversement de l'ordre, y disaient-ils, loin
de vouloir établir l'anarchie perpétuelle, notre premier soin a été et est
encore d'assurer l'indépendance législative de notre patrie, sans préjudice
d'aucune classe de ses habitants. Dans l'accomplissement de nos projets, nous
espérons terminer les souffrances, et, par conséquent, les désordres qui
n'ont jamais cessé d'affecter notre peuple sous le joug de l'Angleterre. Tout à coup on apprend à Londres que l'Irlande s'est levée pour secouer enfin le joug d'une aristocratie détestée ; que l'insurrection a éclaté à la fois sur deux points, à Waterford, où se trouve Meagher, et à Carrick, où est le révérend père Byrne. La bourse el la cité de Londres sont dans une agitation extrême ; les lords et les banquiers paraissent atterrés ; el lorsqu'on interroge le ministre, il se borne à déclarer que l'état de siège serait poussé jusqu'aux dernières limites ; ce qui fut considéré comme peu rassurant. Aussi les journaux anglais, sous le délire de la peur, proposent-ils les mesures les plus impitoyables : ils veulent qu'on en finisse avec l'hydre, qu'on l'écrase à tout jamais. Mais le ministère n'a pas besoin d'être poussé dans la voie des rigueurs. D'un seul coup il déclare sept districts de l'Irlande en état de siège. Des troupes sont expédiées de tous les points sur les lieux où l'on disait que l'insurrection se montrait ; des nuées d'agents de police, de constables, etc., débarquent à Dublin, à Cork, et se répandent partout. On parle de 45.000 soldats que le gouvernement aurait réunis contre les Irlandais. Enfin lord Clarendon, lieutenant de la reine en Irlande, accourait à Londres pour s'y concerter avec le ministère. Or voici ce qu'il y avait de vrai dans les causes de cette panique que les journaux de Londres et le gouvernement avaient fait planer sur toute l'Angleterre. Le gouvernement anglais, inquiet du langage et des préparatifs des Irlandais, et craignant un soulèvement général armé, si on donnait le temps aux clubs d'organiser l'insurrection ; le gouvernement, disons-nous, s'était tenu prêt afin de saisir la première occasion qui se présenterait pour écraser les patriotes avant le mois de septembre, époque présumée pour la prise d'armes générale. Cette occasion, il crut la trouver dans ce qui se passait à Waterford, au meeting de Shévriamon, où Meagher et Doheny haranguèrent cinquante mille personnes. Au retour du meeting, l'immense cortège qui accompagnait les chefs fut arrêté par la force armée, les autorités ne voulant pas que le défilé eût lieu. Mais le peuple força le passage, et se rendit ainsi maître de la ville. En même temps, la population de Carrick ayant appris que trois chefs de clubs venaient d'être arrêtés, courut réclamer leur liberté. L'autorité s'étant bien gardée de céder d'abord, O'Donnell et Mandeville se présentèrent devant le magistrat, et lui annoncèrent que le pays se levait, et que, dans une demi-heure, les forces populaires auraient écrasé la garnison. Le magistrat hésitait encore. Alors le peuple, qui arrivait en grandes masses, entoura la prison. Déjà l'attaque avait commencé, lorsque la garnison mit bas les armes. Ces deux faits, très-graves sans doute, pouvaient donner la mesure de l'audace des patriotes irlandais ; mais ils n'étaient cependant pas, ainsi qu'on l'avait annoncé en Angleterre, les préludes de l'insurrection générale ; ils étaient arrivés spontanément, et ne se rattachaient point au plan que les chefs pouvaient avoir formé pour le moment suprême. Aussi furent-ils considérés, parles patriotes irlandais, comme des événements fortuits. Mais le ministère crut pouvoir s'en emparer pour exécuter ses projets de compression ; l'occasion de porter la terreur chez les Irlandais lui parut favorable, et il s'en saisit opportunément, en déclarant qu'il existait en Irlande une conspiration ayant pour but non-seulement de s'opposer à ce que la justice eût son cours dans le procès qui allait s'ouvrir, mais encore de renverser, par la force, toutes lois et tout ordre, et d'engager le pays dans une lutte mortelle. Des ordres furent donc donnés en conséquence. Les chefs irlandais, surpris ainsi dans leurs tournées et leurs meetings, déclarèrent que le sang coulerait à la première attaque ; mais ils n'étaient pas eux-mêmes d'accord sur le parti qu'ils allaient adopter. Le journal la Nation, en appelant aux armes tous les citoyens, s'écriait que le casus belli était arrivé. C'est une lutte à mort qui s'engage entre le meurtrier et la victime ! s'écriait le rédacteur ; levez-vous, Irlandais ; Dieu le veut ! frappez ! frappez ! — Le peuple irlandais, lisait-on dans une proclamation, sera stigmatisé du nom de lâche à tout jamais, s'il ne saisit pas l'occasion de secouer le joug de l'Anglais. — Hommes d'Irlande, s'écriait Guvon Duffie, puisque la Providence le veut ainsi, soyez les instruments dé la volonté divine. Appelés à être les martyrs de la liberté, montrez-vous dignes de celle noble et sainte mission. — A l'œuvre, ajoutait John Martin. Amis, ne vous laissez pas effrayer par ces 40.000 machines de destruction qui s'apprêtent à faire de vous une boucherie, à vous tuer sur le sol de la patrie, pour vous punir de la trop aimer. Aux armes ! aux armes ! mieux vaut la mort, une mort sainte et glorieuse, qu'une vie déshonorée. —Eh bien : aux armes, disait Lalor. Combattons dès septembre, si nous le pouvons ; plus tôt, s'il le faut. Mais qui commencera ? qui frappera le premier coup ? qui cueillera la première palme ? — Aujourd'hui ou jamais,
répondait Joseph Brenon ; aujourd'hui pour
toujours ! Mais, direz-vous, nous ne sommes pas prêts ! Le serez-vous jamais
plus et mieux ? Je suis de ceux qui pensent que le mieux serait de subir
notre destinée sur-le-champ, et d'être libres dans la mort, si nous ne
pouvions pas vivre libres. Meagher, avant de quitter Wateford, adressait aux habitants de ces contrées une proclamation dans laquelle, s'élevant contre la prohibition des armes, il disait aux patriotes : Comme les hommes de Limerick, de Carrick, de Tipperary, soyez fermes, organisez-vous avec calme, promptitude et sans peur. Vos chefs ne manqueront pas de vous donner les conseils voulus par les périls du jour. Dieu sauvera le peuple ! Enfin, Doheny, parlant au meeting tenu dans le Tipperary, laissait derrière lui le repeal, et invoquait une république, aux applaudissements de ses nombreux auditeurs. Ainsi, au moment où l'aristocratie anglaise lançait ses forces contre l'Irlande et commençait la lutte par l'état de siège et la prohibition des armes, les Irlandais n'étaient pas d'accord sur l'opportunité de lever l'étendard de la délivrance. Tandis que quelques chefs voulaient qu'on s'insurgeât immédiatement, d'autres étaient d'avis de renvoyer la levée des boucliers au mois de septembre ! Ajoutons qu au moment où les populations, dominées par les circonstances, déclaraient quelles n'obéiraient pas à l'ordre de déposer les armes, et qu'elles s'en serviraient pour défendre les droits du peuple et la liberté de leurs chefs, le fameux agitateur John O'Connel, qu'on disait vendu à l'aristocratie, publiait une longue lettre au peuple irlandais pour le calmer. Ce défaut d'entente et de spontanéité, en présence d'un ennemi décidé à agir, devait perdre la cause de l'Irlande. En effet, à quelques jours de distance de la panique de Londres, vers la fin de juillet, les journaux de cette ville changèrent subitement de ton et chantèrent victoire. A la suite de quelques collisions entre la troupe et les habitants du midi de l'Irlande, collisions sanglantes et dont le résultat avait d'abord paru de bon augure pour la causé de la liberté, on resta tout à coup sans nouvelles du théâtre de l'insurrection ; puis on apprit successivement que Meagher et O'Brien étaient en fuite ; que Maher, Dillon, Doheny et autres chefs s'étaient retirés dans les mines de charbon de terre et sur les montagnes de Kepper ; que le docteur Ryan et presque tous les journalistes patriotes étaient arrêtés ; que les troupes couvraient tout le pays, et enfin que le gouvernement triomphait partout, sans qu'il y eût nulle part cette résistance désespérée à laquelle on s'attendait. Les Irlandais avaient été pris à l'improviste dans la contrée agitée par les chefs, et les autres contrées n'avaient pas bougé, attendant les ordres que les chefs devaient donner. Ainsi, la malheureuse Irlande allait voir river ses fers pour ne pas avoir compris que, dans la guerre du peuple contre ses oppresseurs, on ne doit pas procéder avec le compas à la main. Les vaincus furent alors l'objet des plus basses calomnies de la part des journaux aristocrates. Ils ne cessaient d'apprendre à leurs lecteurs ce que les journaux réactionnaires de la France disaient, à leurs abonnés, à savoir : que les Irlandais et les chartistes de Londres n'avaient jamais eu d'autre but sinon de voler, piller et incendier. On les appela les brigands, les anarchistes, les malfaiteurs, les forçats libérés !.... Que si, pour achever cette revue rétrospective des événements de l'extérieur, nous jetons les yeux sur l'Espagne, où règne le sabre de Narvaez, nous y verrons le glaive de la vengeance se promener sur la tète des patriotes. Dans ce malheureux pays, la réaction était arrivée jusqu'à remettre en pratique les anciennes tortures de l'inquisition. Les citoyens que la justice à la turque ne pouvait pas convaincre de culpabilité, étaient livrés au régime de la bastonnade, qu'on leur appliquait, en prison, comme une sorte de question extraordinaire. Malgré ces rigueurs, une révolution paraissait imminente en Espagne : aussi jouissait-on à Madrid du spectacle de l'artillerie constamment braquée sur la ville. L'arbitraire fut poussé au point que le chargé d'affaires du gouvernement anglais près celui de l'Espagne, M. Bulwer, se vit dans la nécessité d'adresser au cabinet de Madrid une note renfermant des représentations au sujet des violences à l'ordre du jour. L'Angleterre, disait M. Bulwer, n'a pas la prétention de dicter à des Etats étrangers leur politique intérieure ; mais elle ne peut pas assister d'un œil indifférent à ce qui se passe en Espagne, ni voir tranquillement compromettre les institutions libérales, pour rétablissement desquelles elle a fait de grands sacrifices..... Cette note suffit pour exciter la colère de Narvaez et de son conseil réactionnaire. La réponse fut une attaque contre l'Angleterre, attaque propre à amener une rupture entre les deux cabinets. Le gouvernement espagnol ne se relâcha en rien dé la ligne de conduite qu'il s'était tracée, qui était : le despotisme du sabre, soutenu par" l'aristocratie. Ce régime devait porter ses fruits. En effet, le 7 mai, une insurrection formidable éclata à Madrid. Des soldats y avaient pris part. Mais d'autres soldats en plus grand nombre avaient comprimé ce mouvement, inspiré par le désespoir et l'indignation des patriotes. Malheureusement, disait une correspondance de Madrid, le peuple, rendu défiant par la conduite des troupes dans la tentative de mars, s'est tenu à l'écart de la lutte, et la tyrannie a momentanément triomphé encore une fois. Or, voici l'usage que la tyrannie fit de sa facile victoire. M'étant présenté devant le régiment d'Espagne, et l'ayant fait désarmer dans la cour de la caserne del Posilo, porte le rapport du général Pezzuela, digne exécuteur des vengeances des modérés, j'établis le conseil de guerre ordinaire, devant lequel je-fis conduire tous les prisonniers, tant militaires que bourgeois, pris les armes à la main en combattant contre la force armée. Ces prisonniers, jugés par ce conseil de guerre avec toutes les formalités prescrites par les lois militaires, furent condamnés à la peine marquée par l'article 26 du code pénal, sentence que j'approuvai, après avoir pris l'avis de l'auditeur de guerre. Immédiatement après, on décima les soixante-dix-huit prisonniers qui, comme je l'ai dit, furent pris les armes à la main. Sa majesté, dans son inépuisable clémence, ayant permis, d'après l'ordre que m'a communiqué votre excellence, que les soulevés fussent décimés en masse. Après avoir été mis en chapelle et avoir reçu les secours de la religion, treize condamnés, et parmi eux cinq Hongrois, furent fusillés suivant les tristes et graves solennités de nos lois, en présence de presque toutes les troupes de la garnison, dans les environs de la porte d'Alcala. Les piquets qui ont exécuté la condamnation ont été pris dans le même régiment où servaient les coupables. Ceux des coupables qui n'ont pas été exécutés, mais qui ont été condamnés à la peine immédiate des présides, on leur a, par un ordre, arraché l'uniforme qu'ils ont taché par la trahison ; et après avoir fait une allocution aux troupes, je les ai fait défiler devant les cadavres. Un journal ministériel, l'Heraldo, complétait ainsi les horribles et lâches détails donnés par le général Pezzuela, détails qui n'ont besoin d'aucun commentaire. La triste scène qui précéda
l'exécution, dit cette feuille, ne s'effacera
jamais de la mémoire de ceux qui y assistèrent. Suivant ce que prescrit
l'inflexible loi militaire, les soixante-dix-huit soldats qui devaient être
décimés tirèrent au sort leur sentence de mort. Ces malheureux mettaient en
tremblant la main dans le casque où étaient déposés les billets, et presque
tous ceux qui amenaient un billet blanc, c'est-à-dire la grâce de la peine de
mort, tombaient évanouis. Le cœur saignait en leur entendant dire : Ce matin on nous faisait sortir de la caserne à coups de
bâton, et maintenant on nous fusille ! — Voilà,
s'écriait une autre feuille, voilà le régime tant
vanté des gouvernements paternels et modérés ! l'assassinat mis en
loterie ! Pendant que ces scènes se passaient à Madrid, une autre insurrection militaire éclatait à Séville ; et là, comme à Madrid, elle était étouffée dans le sang. Tout à coup on apprend que le chargé d'affaires de l'Angleterre, M. Bulwer, vient de recevoir ses passeports, avec ordre de quitter Madrid dans les quarante-huit heures. Narvaez l'accusait d'avoir soudoyé la révolte de Séville. Le parlement anglais fut saisi de cette affaire ; et, pendant qu'il se livrait à l'examen des pièces, les secrétaires, ainsi que tout le personnel de la légation anglaise à Madrid, recevaient l'ordre de quitter cette capitale. La guerre paraissait plus que probable entre l'Espagne et l'Angleterre. |
[1] Le général Wrangel, commandant pour l'Allemagne, et d'abord pour !a Prusse, complètement changé ses rapports avec ce dernier roi, dès l'élection du vicaire de l'empire. Après avoir déclaré qu'il ne dépendait plus que de ce pouvoir central de l'Allemagne, il s'était adressé au vicaire général pour la ratification de l'armistice conclu à l'île de Malmoë avec le général Hédéman, commandant les troupes danoises. Le vicaire de l'empire ayant soumis, l'affaire à la diète nationale, celle-ci modifia les conditions de cette suspension d'armes ; elle voulait que 4.000 hommes de troupes fédérales restassent dans les duchés, et que le gouvernement provisoire continuât ses fonctions. Moyennant ce, la diète consentait à ce que les Danois eussent une garnison de 3.000 hommes dans l'île d'Alsen. Ces modifications changeaient complètement les bases de la proposition d'armistice rédigée par les deux généraux.
[2] Voici l'analyse de cet armistice, telle que la publia le Moniteur Prussien :
Si l'armistice est dénonce, les troupes reprendront les positions qu'elles occupaient au moment de la conclusion ; le blocus sera levé, les prisonniers de guerre seront mis en liberté, tous les navires avec leurs cargaisons, seront relâchés ; les troupes évacueront les duchés dans un délai de douze jours ; l'île d'Alsen sera occupée par 2.000 hommes danois ; les deux puissances contractantes, la Prusse et le Danemark, nommeront un gouvernement provisoire qui sera composé de cinq membres, dont deux seront choisis par la Prusse et deux autres par le Danemark ; aucun membre de l'ancien gouvernement provisoire ne pourra siéger dans ce gouvernement ; toutes les résolutions de l'ancien gouvernement provisoire seront abrogées ; le duché de Lauenbourg sera administré par trois personnes nommés par les deux puissances contractueuses ; la Confédération germanique se désistent, par ces stipulations, de leurs prétentions respectives ; les ratifications seront échangées à Lubeck dans le délai de dix jours.
L'assemblée nationale avait bien raison dédire que c'était là un traité tout à fait prussien.
[3] Le Morning-Chronicle, en rendant compte du dernier meeting des chartistes de Londres, s'exprimait de manière à faire croire qu'il professait le plus profond mépris pour l'humanité. La police a joué du bâton, disait avec jubilation le journal des modérés ; il y a eu plusieurs têtes ouvertes.
Le Daily News tenait à peu près le même langage. La police, racontait-il à ses lecteurs, frappait la foule à coups de bâton. Quelques individus tombèrent sans connaissance....
Dans la réunion des chartistes qui avait eu lieu le 5 juin à Bishop-Bonnerfields, il y avait eu, de l'aveu des journaux aristocratiques, 70 à 80 individus, grièvement blessés.
[4] Notre ami Mitchell a été assassiné, de propos délibéré, par un jury vendu et par un procureur général catholique, s'était écrié Doheny dans un banquet ; mais, qu'on le sache bien, nous ne sommes pas gens à nous laisser intimider : il est au ciel un Dieu vengeur !