HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE XIII

 

 

Événements de la Prusse. — Candidature de Frédéric à l'empire d'Allemagne. — Réponse de l'empereur d'Autriche. — Le roi de Prusse prépare la contre-révolution. — Ouverture de la diète prussienne. — Frédéric renforce son armée et envoie des troupes sur le Rhin. — Il rappelle le prince héréditaire à Berlin. — Projet de constitution aristocratique. — Le roi caresse la garde nationale. — Elle se sépare du peuple. — Les réactionnaires demandent la fermeture des clubs. — Trahison des constitutionnels. — Le peuple brise le projet de constitution. — Intervention de la garde nationale. — Effet des injures adressées aux Berlinois ; par les réactionnaires. — Le peuple s'oppose à la sortie des fusils de l'arsenal. — Le prince de Prusse à la diète. — Mesures proposées par les modérés. — Les clubs résistent. — Réception faite par les démocrates de Berlin au chargé d'affaire de France. — Bruits relatifs à l'intervention de la Russie en Prusse. — Insurrection et prise de l'arsenal par le peuple de Berlin. — Armement général. — Affiches démocratiques. - Affaire du vicariat général de l'empire. — La liberté de la presse menacée. — Entrée de nouvelles troupes à Berlin. — Émeute à ce sujet. — Le roi se rend à Postdam. — Projets de contre-révolution appuyés sur l'armée. — Lutte entre la réaction et la révolution. — Projets de reconstitution de l'unité aile mande. — Obstacles qu'y mettent les princes. — Ils effraient l'Allemagne de l'invasion française. — Calomnies contre la république. — Action des sociétés populaires sur l'Allemagne. - La nation allemande. — Ses motifs. — La commission populaire des cinquante appelle une assemblée nationale représentant toute l'Allemagne. — Haine de la diète et du gouvernement contre la France. — Situation du grand-duché de Bade. — Les démocrates de ce pays appellent le peuple aux armes. — La république est proclamée à Fribourg. — Troubles à Aix-la-Chapelle, à Cassel et dans le Hanovre. — L'Allemagne à la veille d'une grande révolution. — Déroute des démocrates badois. — Vengeances des réactionnaires. — Explication de la levée de boucliers des républicains badois. — Lutte entre la commission des cinquante et la diète germanique. — Réunion de l'assemblée nationale allemande. — Grave conflit engagé à Mayence entre les habitants et les troupes prussiennes. — L'Assemblée nationale de Francfort crée un vicaire général de l'empire. — Elle porte l'archiduc Jean à ces fonctions.

 

Malgré notre désir de consacrer exclusivement ce qui nous reste encore de place dans ce livre à l'Histoire de la Révolution de 1848 en France, nous ne pouvons nous dispenser de dire brièvement quelles furent les suites de la révolution de Berlin, fille de celle de février, comme celle de Vienne, de l'Allemagne et de l'Italie.

Nous avons laissé le roi de Prusse ordonnant à ses troupes et à son fils, le prince royal, de quitter Berlin, afin de rassurer la population de cette ville sur les intentions de ce prince. Les événements de Berlin n'avaient pas fait perdre de vue au roi Frédéric que l'Allemagne était en travail de reconstituer empire ; aussi ne négligeait-il aucun des moyens qu'il croyait propres à assurer sa candidature.

Attendu que je me consacre entièrement à la cause de l'Allemagne et que je vois dans la participation de la Prusse un moyen de la favoriser, s'empressa-t-il de dire dans un ordre du jour, j'ordonne que l'armée joindra immédiatement a la cocarde prussienne la cocarde allemande.

Il était évident que le roi de Prusse rêvait le sceptre impérial de l'Allemagne ? sans tenir compte des prétentions de Ferdinand d'Autriche. Ce n'était donc plus son peuple que Frédéric cajolait alors, mais bien le peuplé allemand tout entier ; et la guerre des candidatures ne fut pas le moins curieux des épisodes de cette époque.

A la détermination prise par le roi de Prusse relativement à la cocarde allemande, Ferdinand faisait répondre :

Les drapeaux de l'Autriche ont conservé jusqu'à ce jour les couleurs allemandes au milieu de toutes les tempêtes. Un prince autrichien a porté sur le Rhin un vivat à l'Allemagne, lorsque la Prusse persécutait encore cette idée. La maison de Habsbourg a pour elle l'histoire des siècles passés et l'amour de ses peuples, si elle veut maintenir son ancienne préséance dans l'empire d'Allemagne ; mais l'empereur d'Autriche sait qu'aujourd'hui le choix ne peut venir que des représentants des peuples allemands et que ce choix doit rester libre....

La lutte établie avec son concurrent ne fit pas perdre de vue au roi de Prusse les manœuvres rétrogrades auxquelles il se livrait. Sous prétexte que Berlin n'était pas la Prusse et que le roi avait eu la main forcée, on faisait signer des adresses ouvertement contre-révolutionnaires, dans lesquelles on demandait que Frédéric réunît les députés autour de lui, hors de Berlin. Tout se préparait pour la contre-révolution : le roi faisait entrer peu à peu ses régiments dans la capitale, ce qui agitait fortement la population.

L'ouverture de la diète, qui eut lieu au commencement du mois d'avril, fil une diversion momentanée à ces craintes. Il ne s'agissait cependant que de replâtrages constitutionnels, de vrais leurres, avec lesquels le roi espérait endormir les citoyens sur ses projets, en attendant que les soldats prussiens eussent l'ail, avorter l'insurrection polonaise du duché de Posen.

Tout le mois d'avril fut employé par les contre-révolutionnaires de Berlin à renforcer l'armée par tous les moyens possibles. Et comme les Etats allemands des bords du Rhin étaient sans cesse exposés à voir proclamer la république, le roi de Prusse fit passer de nombreux corps de troupes pour soutenir les princes contre les démocrates, Frédéric ne négligeait rien de ce qui pouvait le mettre en mesure de rompre avec les révolutionnaires ; il poussa le mépris de l'opinion publique jusqu'à annoncer qu'il rappelait à Berlin le prince royal le plus impopulaire des hommes.

Aujourd'hui, c'est de la Prusse que part le cri de détresse de la démocratie, lisait-on dans le journal de Bruxelles la Nation. Les constitutionnels eux-mêmes sont altérés. Pour prix de leur condescendance envers les royautés lorsqu'elles étaient tremblantes, ils reçoivent en ce moment une déclaration de guerre ; car le rappel du prince héréditaire de Prusse est regardé comme la première manifestation de la lutte ouverte ; aussi commencent-ils à comprendre les fautes qu'ils ont commises....

La réaction est complète en Prusse ! écrivait encore, dans les premiers jours de mai, un malheureux Polonais ; tout y rentre insensiblement dans le premier état des choses ; les deux gouvernements de Vienne et de Berlin donnent la main à la Russie et travaillent avec la plus grande énergie à détruire tout espoir de régénération de la Pologne.....

Dans de pareilles circonstances, Berlin ne devait pas être tranquille ; aussi voyait-on journellement des manifestations dirigées contre la prochaine arrivée du prince et contre la marche du gouvernement. Le peuplé voulait qu'on rétablît sur la porte du palais de son ennemi, les mots : Propriété nationale, qui l'avaient sauvé d'une dévastation complète, deux mois auparavant.

D'un autre côté, le projet de constitution présenté à la diète était fort mal accueilli par les révolutionnaires. L'esprit royaliste et aristocratique qui a dicté cette loi fondamentale, disaient-ils, est bien loin d'être la pensée qui a éclaté à Berlin après le combat de mars. Ce n'est pas la satisfaire, c'est mystifier la nation.

Cependant cette constitution, si peu en harmonie avec les idées démocratiques qui avaient fait la révolution, était accueillie avec enthousiasme par la bourgeoisie enrégimentée, que le roi passait en revue et cajolait journellement. La réaction avait fait de cette bourgeoisie l'instrument de ses intrigues contre-révolutionnaires, après l'avoir séparée du peuple. Deux mois après cette révolution, à laquelle la bourgeoisie avait prêté toutes ses forces, les aristocrates de Berlin, comme ceux de Vienne, de Turin, etc., avaient de nouveau séparé les bourgeois du peuple et des étudiants. C'était la garde nationale de Berlin, ou du moins les meneurs réactionnaires de cette garde, qui colportaient les pétitions pour demander le retour du prince royal[1], celles sollicitant une loi contre les clubs, et enfin le transfert de l'assemblée nationale dans une autre ville.

La situation est bien changée ! s'écriait un journal prussien à qui les progrès de la réaction suggéraient les réflexions suivantes :

Il y a deux mois, on n'avait plus qu'à décider quelle forme on voulait donner à la souveraineté nationale ; aujourd'hui, il faut reconquérir un principe par une nouvelle lutte.

A qui la faute ? Moins à l'adresse des souverains qu'à la trahison des constitutionnels. Le mot paraîtra dur ; mais nous le maintenons comme juste. Se séparant du peuple, ils se sont réconciliés avec les princes, même avant que la victoire de leur parti se fût consolidée ; ils ont fait tout pour briser la puissance populaire, afin de rendre au prince royal sa force perdue. Dans leur coupable abandon de tous les droits de la nation, ils livrent aux princes la seule arme qui reste à une révolution pacifique : la puissance du principe de la souveraineté nationale.

Grâce aux constitutionnels, concluait ce journaliste, l'Allemagne a fait une révolution pour recevoir sa constitution des mains des princes régnant par la grâce de Dieu..... L'Allemagne devra ou se contenter des libertés et du semblant d'unité que les princes voudront bien lui accorder, ou faire une seconde révolution. Telle est la triste alternative à laquelle ce peuple est réduit par des chefs indignes de sa confiance.

 

Pendant que les journaux patriotes de Berlin se livraient à ces réflexions, le peuple s'amusait, suivant l'usage, à faire des charivaris, sortes de protestations contre la marche des affaires publiques. Cette fois-là, le peuple se mit à brûler publiquement le projet de constitution soumis à l'acceptation de l'assemblée nationale. Le cor d'alarme sonna, et l'on vit arriver quelques compagnies de la garde bourgeoise. A cette vue, des cris se firent entendre ; mais cette garde se mit à dissiper les attroupements, qui se reformèrent vers les tilleuls, où ils se mirent à délibérer. On décida que l'on irait savoir du général d'Achoff pourquoi il avait fait intervenir la garde nationale et fait battre le rappel. Il répondit que les charivaris continuels avaient forcé l'autorité d'appeler la garde nationale. On se mît à demander la démission du général, qui, disait-on, trahissait la cause de la liberté ; mais la garde nationale mit fin à cette émeute en chargeant et dispersant les rassemblements.

Ainsi, les réactionnaires étaient parvenus à compromettre la garde nationale et à la tourner contre le peuple. Heureusement, une partie de cette garde bourgeoise se rattacha plus fortement que jamais à la cause de la révolution par l'effet de la lecture des nombreuses adresses que publiaient chaque matin la Gazette de Voss et la Gazette de Spener, adresses provenant du Brandebourg, de la Poméranie, de la Prusse occidentale, de la Lusace, etc., dans lesquelles.les combattants du mois de mars et les Berlinois étaient l'objet de toutes sortes d'injures. Le défi venait d'être également jeté a la bourgeoisie par l'annonce de la prochaine rentrée à Berlin du prince royal.

La nouvelle révolution de Vienne et la fuite de l'empereur à Insprück contribuèrent aussi à rendre quelque énergie à la population de Berlin. On la vit se porter à l'arsenal et s'opposer au départ d'un convoi de fusils que le gouvernement envoyait dans les provinces pour l'armement de la landwer. L'arsenal fut remis à la garde de la civique. Enfin, cent cinquante représentants, retirés à l'hôtel de Russie, crurent de leur devoir de demander au cabinet s'il était vrai que Berlin fût entouré d'un cordon de troupes. Le fait était patent ; toutefois, le ministère le nia.

Bientôt le peuple ne put plus douter que la majorité de l'assemblée ne fût réactionnaire. Le rejet d'une proposition concernant les héros de mars fut cause d'une grande manifestation, où fut porté en triomphe le drapeau de la république française. La population était exaspérée, quand le roi de Prusse et son fils, le prince héréditaire, se présentèrent à l'assemblée nationale. On sait combien ce dernier était antipathique aux Berlinois ; mais, appuyé par l'armée, il se flattait de mater la révolution. Nommé député par le cercle de Wirsitz, le prince venait annoncer qu'il vouerait toutes ses forces au grand ouvrage de la constitution et à la monarchie constitutionnelle, qui, dit-il, était tracé d'avance par le roi. Il déclara ensuite que, ses affaires ne lui permettant pas de prendre part aux délibérations de la diète, il priait qu'on appelât son suppléant.

Le prince de Prusse a fait une triste entrée dans la salle des séances, disait à ce sujet la Gazette de Cologne, et sa sortie a été encore plus triste. Ce monseigneur s'étant présenté en uniforme de général, quelques membres de la droite se levèrent ; mais ils furent rappelés à leur dignité par les cris : Restez assis ! Voilà, certes, de quoi mater l'orgueil de monseigneur, qui s'est vanté d'avoir la vocation de mater la révolution ; en un mot, cette réception ne contribuera pas peu à hâter les événements, ne fût-ce qu'en exaspérant le général, qui est entré au sein des Etats et a dû sortir d'une manière si peu flatteuse. Les courtisans peuvent maintenant persuader à M. le prince qu'il est adoré de ses vassaux.

Cependant les travaux de l'assemblée n'avançaient pas. Au lieu de s'occuper des grandes questions que les circonstances avaient mises à l'ordre du jour, la diète de Berlin ne s'était encore attachée qu'à des choses oiseuses et puériles. C'était aller au-devant des désirs de la réaction, qui semblait ne travailler qu'à gagner du temps. Les contre-révolutionnaires de Berlin, comme ceux de Paris, se déchaînaient journellement contre le peuple el la démocratie, qu'ils faisaient calomnier sans relâche par les journaux à leur solde ou à leur dévotion. Le langage furibond de ces journaux n'avait d'autre but que d'inoculer la peur à la bourgeoise, en lui faisant croire que les travailleurs ne rêvaient que pillage et vol, que sang et guillotine.

Heureusement pour la cause de la révolution, le côté droit de la diète se compromettait par un excès d'activité réactionnaire. Les modérés ne cessaient de proposer les mesures les moins modérées : ils voulaient faire fermer les clubs et empêcher les réunions patriotiques ; ils demandaient aussi que le siège de l'assemblée fût transporté dans une autre ville. L'arrivée du prince héréditaire à Berlin fut un motif de recrudescence de cette fureur réactionnaire.

En présence de ces manœuvres, la démocratie rassemblait, elle aussi, ses forces éparses, et se préparait à la lutte. Des clubs patriotiques s'organisaient partout ; les associations des travailleurs se multipliaient et devenaient menaçantes ; les discours les plus révolutionnaires enflammaient tous les esprits.

Ce fut dans ces circonstances que l'envoyé de la république française en Prusse, le citoyen Emmanuel Arago, arriva à Berlin. Une députation démocratique se rendit aussitôt près de cet envoyé pour l'assurer de la sympathie de la population berlinoise. Il répondit que la mission qu'il avait reçue du gouvernement français n'avait rien de contraire aux intérêts du peuple allemand ; que la nation française offrait une main fraternelle à tous les peuples libres, et que la république ne désirait pour l'Allemagne que la fraternité et la paix.

Malgré toute la réserve que l'envoyé français mit dans ses rapports non officiels avec les démocrates de Berlin, des vivais chaleureux en l'honneur de la république française, et le chant de la Marseillaise, prouvèrent au citoyen Arago que la France n'avait pas encore cessé d'être l'étoile polaire des peuples en révolution.

Ce n'était pas sans motifs que les Berlinois auraient voulu trouver un appui dans la France républicaine ; car, en ce même moment, la contre-révolution se disposait à frapper les grands coups. On assurait que le roi, retiré à Sans-Souci, venait de conclure avec la Russie un traité d'alliance offensive et défensive destiné à être mis à exécution sans le moindre retard. Quelque secrète que fût tenue cette convention liberticide, dont le prince héréditaire avait été le promoteur, le bruit courut à Berlin que les troupes russes échelonnées sur la frontière depuis l'insurrection du duché de Posen, allaient entrer en Prusse, non pas pour faire la guerre à Frédéric-Guillaume, ainsi qu'on avait cherché à le faire accroire, mais pour aider le prince royal à mater la révolution. Il n'en fallut pas davantage pour exciter des émeutes à Berlin. Les cris que faisaient entendre les nombreux rassemblements étaient dirigés contre sa trahison. En ce moment, on s'aperçut que des grilles destinées à fermer le château pendant la nuit, venaient d'être posées ; le peuple les brisa et fut les jeter dans la Sprée. Après cette expédition, les groupes se rendirent sous les tilleuls : l'alarme se répandit, et l'on fit battre la générale vers le soir, ce n'était plus une émeute qui éclatait, c'était une véritable insurrection. La foule se porta à l'arsenal pour demander des armes et la retraite de la garnison. Suivant son habitude, le pouvoir ne lança point la troupe de ligne contre les insurgés, mais bien la garde nationale, afin de la commettre avec le peuple. En effet, un capitaine de cette garde, après avoir donné lecture d'une proclamation qui l'autorisait à faire tirer, si on ne se séparait pas à la deuxième sommation, fit croiser la baïonnette et marcha contre les rassemblements, qui se dispersèrent en criant aux armes ! L'arsenal fut assiégé. Des gardes nationaux et des soldais le défendirent ; il y eut des blessés et des morts ; les ouvriers portèrent dans les rues un de leurs camarades tué par la troupe ; ils faisaient entendre des cris de vengeance. Vers la nuit, on annonça au peuple, devenu très-menaçant, que les soldats allaient quitter l'arsenal, et que l'on donnerait des armes à tous citoyens majeurs. Cette concession fut, dit-on, arrachée par la peur que le gouvernement eut en apprenant qu'une foule d'ouvriers du dehors voulaient entrer dans la ville. On fut obligé de fermer les portes.

Cependant les promesses de la soirée ne s'exécutaient pas : la troupe avait bien quitté l'arsenal aux applaudissements de la population, mais on l'avait remplacée par un renfort de garde nationale. Les insurgés, fatigués d'attendre les armes qu'ils sollicitaient, semèrent sur la garde de l'arsenal, et le vidèrent complètement.

La nuit fut loin d'être tranquille. On annonçait la prochaine arrivée à Berlin d'un corps de troupes considérable, qui, assurait-on, allait être suivi par une division russe. C'était un bruit généralement accrédité, non-seulement en Prusse, mais dans toute l'Europe, que la Russie prenait ses mesures pour l'invasion immédiate de la Prusse septentrionale, dans le but de comprimer l'esprit démocratique qui faisait tant de progrès dans ce pays. On assurait que la démission du ministre Camphausen avait eu pour cause le refus du roi de faire connaître au cabinet prussien l'objet de la mission à Saint-Pétersbourg du général Pfuel.

L'insurrection du 14 juin n'eut pas d'autres suites que celles de l'armement général du peuple. C'était sans doute beaucoup, car jusque-là il était livré aux baïonnettes des soldats, et même à celle de la garde nationale. Désormais la démocratie pouvait imposer à son tour aux partisans des Russes et aux réactionnaires. Peut-être dût-on à cet armement la résolution que prit l'assemblée nationale de Prusse, dix jours après, par laquelle elle supprimait la noblesse. Cette nouvelle, répandue dans la ville avec la rapidité de l'éclair, y fut reçue avec enthousiasme ; elle valut à l'assemblée nationale un jour de popularité.

Les circonstances au milieu desquelles se trouvait le gouvernement du roi, l'inquiétaient visiblement : il redoutait une levée de boucliers du parti républicain, dont les affiches impressionnaient vivement la population. Pour être en mesure, le gouvernement faisait approvisionner la forteresse de Spandau, et remplissait le château royal de cartouches.

 

Bientôt la mauvaise humeur de Frédéric-Guillaume s'accrut par l'élection de l'archiduc Jean au vicariat de l'empire. La diète de Berlin ayant reçu la notification de ce choix, le député Jacobi déposa aussitôt la protestation suivante :

L'assemblée ne saurait approuver la nomination d'un chef du pouvoir central, par l'assemblée constituante de Francfort, lequel ne serait ni responsable, ni obligé envers l'assemblée nationale. Mais elle déclare que l'assemblée nationale de Francfort n'avait pas besoin do l'assentiment des gouvernements allemands, et que, par conséquent, le gouvernement prussien n'a pu faire de réserve à ce sujet.

Ce fut là la seule fiche de consolation que le roi de Prusse obtint de son échec à Francfort ; mais il se promit bien de ne pas laisser l'archiduc en paisible jouissance de sa suprématie sur l'Allemagne.

En ce moment, Frédéric-Guillaume menaçait ses chers Berlinois de les priver de sa royale présence ; on parlait beaucoup du projet de la cour de fixer sa résidence à. Kœnigsberg et même à Dantzig. Le peuple, à l'intelligence duquel rien n'échappe, comprit aussitôt que ce projet devait aboutir à autre chose qu'un simple déménagement. Kœnigsberg et Dantzig touchent aux frontières russes. De nombreux placards éventèrent le but secret de ce caprice royal, et la cour fut obligée d'y renoncer.

La police, que ces placards courrouçait journellement, voulut réduire la question de la liberté de la presse à une question de simple voirie : elle prit sur elle de défendre l'affichage et même la distribution des feuilles volantes sur la voie publique. Le club démocratique s'émut de ces prétentions ; de nombreux attroupements se formèrent ; on y décida l'envoi d'une députation au ministre de la justice, qui promit de ne pas laisser porter atteinte à la liberté de la pensée.

La ville de Berlin se trouvait alors dans une de ces situations délicates où le moindre événement provoquait des troubles. Une grande agitation se manifesta le 7 juillet à l'occasion de l'arrivée d'un nouveau régiment de ligne. On se récria contre les manœuvres de la réaction, qui tendaient à faire rentrer en détail et par fraction les corps de troupes dont le peuple avait obtenu le renvoi. Dans cette affaire, la garde nationale se rapprocha du peuple, pour défendre ce qu'elle considérait comme ses prérogatives. Elle voulut d'abord s'opposer à l'entrée du régiment, en s'emparant des casernes qui lui étaient destinées ; mais la crainte de faire éclater une sanglante collision la décida de s'en prendre au magistrat qui avait permis l'entrée en ville des corps militaires, sans avoir consulté l'état-major. Les clubs de toutes les nuances mirent cette affaire à leur ordre du jour, et la traitèrent comme une question de principes. Ils se firent aussi les auxiliaires de l'assemblée nationale, en s'occupant avec ardeur de l'élection du vicaire de l'empire.

Le lendemain de cette crise, le.roi de Prusse se rendait à Postdam. Là, au milieu de nombreux corps de troupes acquises, à la réaction, il se disposait à frapper un grand coup contre sa capitale. Le projet des royalistes consistait à remplir de troupes les environs de Berlin, et à marcher sur la ville, à un signal donné, avec la garde royale et le corps d'armée réuni à Postdam. On aurait aussitôt déclaré le foyer des révolutions et des insurrections en état de siège. Les corps mobiles, ainsi qu'une partie de la garde nationale, devaient être dissous et désarmés ; le reste se devine aisément lorsqu'il s'agit de la faction des modérés.

La conspiration contre-révolutionnaire fut, cette fois encore, déjouée par la vigilance des sociétés patriotiques dont Berlin était rempli, sociétés qui correspondaient avec toutes celles de la Silésie et des autres provinces éclairées du royaume. Par des affiches, dans lesquelles les projets des royalistes étaient minutieusement exposés, et principalement par les craintes d'une intervention russe en faveur de l'aristocratie, intervention que les clubs déclarèrent imminente, si la population de Berlin tout entière ne se prononçait pas contre la coopération liberticide de la Russie, les démocrates conjurèrent ce danger ; et le parti du prince héréditaire dut ajourner encore ses vengeances.

Ne voulant plus être trompés par les ministres et les diplomates, les démocrates composant la société des Droits du peuple de Berlin, décidèrent :

Qu'il était du droit du peuple d'obtenir communication des affaires diplomatiques, dès que le gouvernement les avait terminées ;

Que le temps de tenir secrète toute relation politique était passé ; puisque le gouvernement ne devait plus les traiter qu'au nom du peuple ;

Et enfin, que les députés représentant l'opinion avancée du peuple, seraient priés d'inviter le gouvernement à donner immédiatement communication de la correspondance diplomatique, et notamment de celle relative aux rapports de la Prusse avec la Russie.

 

La société des Droits du peuple avait la bonhomie de croire que le gouvernement réactionnaire du roi de Prusse s'empresserait de lui livrer ses secrets, et qu'il se trouverait, dans le ca-. binet de Berlin, un autre Delaporte qui voudrait se faire renvoyer devant la haute cour, destinée à juger les traîtres à la cause du peuple !

Pendant que l'esprit de la démocratie, après avoir fait explosion en Autriche et en Prusse, se trouvait réduit, par les intrigues des royautés, à lutter incessamment contre l'esprit réactionnaire, l'ancienne confédération germanique, c'est-à-dire tous les petits royaumes et principautés de l'Allemagne proprement dite, se trouvaient ballottés, d'un côté par les élans révolutionnaires qui poussaient les peuples vers la république, de l'autre côté, par les efforts de la contre-révolution, pour dompter le torrent.

Nous avons déjà dit les événements qui agitèrent ces contrées diverses pendant le mois de mars, époque qui faillit être à jamais funeste pour tous les rois et princes entre lesquels le congrès de Vienne avait partagé le saint empire. L'ébranlement général produit par la révolution française de 1848, avait trouvé ces peuples fort mal disposés pour le despotisme qui les écrasait ; aussi des insurrections redoutables éclatèrent-elles partout, à Trêves, à Luxembourg, à Dresde, en Hanovre, en Bavière, dans le Wurtemberg, dans le grand-duché de Bade, etc., etc.

L'idée qui dominait tous les révolutionnaires allemands était la reconstitution de l'empire d'Allemagne, ou plutôt la fusion de tous les États en une Allemagne compacte, que les démocrates de tous les pays croyaient pouvoir organiser en république.

Mais les princes existaient encore ; ils n'avaient fait que courber la tête pendant l'orage, et se disposaient à la relever après. Les révolutions qui les avaient troublés ayant eu pour cause déterminante l'explosion de la démocratie française, et tous les peuples allemands ayant crié : VIVE LA FRANCE ! il entra dans le plan des contre-révolutionnaires de présenter cette France républicaine comme une nation turbulente, prête à faire la guerre aux peuples allemands, pour arrondir ses frontières. Dès la fin de mars, le ministre de Gagern, qui fut constamment et sans s'en douter peut-être, l'âme de la réaction en Allemagne, eut le triste courage de déclarer à la seconde chambre des États de Hesse-Darmstadt que le gouvernement avait de forts motifs de craindre que la paix ne fut troublée en Europe ; que la guerre paraissait imminente entre l'Allemagne et la France, attendu que le gouvernement français laissait faire sur son territoire des armements ayant pour but de renverser, en Allemagne, l'ordre de choses existant. En conséquence, ce ministre demanda un vole de confiance, qui lui permît de faire face aux éventualités de cette guerre.

Les gouvernements princiers de Bade et du Wurtemberg ne restèrent pas en arrière de ces calomnies contre la république française ; tous les efforts des petits princes régnant sur les bords du Rhin tendirent au même but, celui de créer des ennemis à la France, celui de faire craindre l'esprit qui dirigeait la démocratie française. Ainsi, tandis que le bon sens des peuples de l'Allemagne leur faisait redouter la présence des hordes du Nord, les gouvernements contre-révolutionnaires des Etats de l'Allemagne liraient parti des moindres circonstances pour indisposer les populations timorées contre les prétendus projets des républicains français.

Il n'est sortes d'intrigues qui ne soient mises en jeu par les princes allemands contre la France, lisait-on, sous la date du 10 avril, dans un journal qui indiquait ces basses manœuvres. Dans toutes les petites diètes et les conciliabules des courtisans, c'est à qui se démènera le plus activement pour donner le change aux esprits elles entraîner dans une guerre fratricide contre la France. L'empereur Nicolas a promis son concours à cette condition, et les princes, manœuvrant en conséquence, ont donné ordre à tous leurs agents de payer de belles paroles le gouvernement provisoire de la république, et de lui nuire le plus possible.

La révolution française n'a qu'un seul allié en Allemagne : le peuple. A la vérité, cet infatigable ne s'endort pas ; la diète de Francfort a été mûrie par l'assemblée populaire, nous le savons ; niais cela ne suffit pas ; la diète privilégiée, dissoute de fait et de droit, existe nominativement, et, nous le disons, c'est beaucoup trop.

La république française aurait pu répondre à toutes ces calomnies incessamment répétées dans un but hostile en brisant les trônes de ces princes qu'inspirait le génie malfaisant de la diplomatie russe et des Metternich[2] ; elle eût pu le faire facilement, aux applaudissements de toute l'Allemagne. Par une générosité mal entendue, elle souffrit que des pygmées l'insultassent, comptant un peu trop facilement que les peuples ne tarderaient pas à la venger.

Le peuple allemand, dirigé par ses sociétés populaires, fit bien tout ce que l'on pouvait attendre de l'esprit de liberté qui l'animait ; mais il avait contre lui tous les gouvernements, que les insurrections n'avaient fait que modifier dans les formes sans toucher au fond, et ces gouvernements, soutenus par l'aristocratie et par les armées, généralement contre-révolutionnaires,, étaient encore trop forts pour céder facilement aux peuples. Non-seulement les princes avaient donné mission à leurs nombreux agents de créer des ennemis à la France, en faisant suspecter ses intentions, mais encore ils travaillaient de toutes leurs forces à étouffer l'esprit révolutionnaire qui tenait les nations en haleine.

La vieille diète de Francfort, la plus réactionnaire de toutes celles que les divers États de l'Allemagne devaient au privilège, était, elle aussi, restée debout au milieu de la tourmente révolutionnaire qui avait agité naguère toute l'Allemagne ; elle crut que sa mission était d'endormir les peuples et de les réconcilier avec leurs souverains. Le peuple allemand répondit à ses proclamations par le manifeste suivant :

Pour la première fois, disait cette adresse qui doit être conservée comme l'un des plus précieux documents historiques de l'époque ; pour la première fois, depuis trente ans, le peuple allemand entend avec surprise la voix de la diète qui engage à la concorde les peuples et les souverains. La nation allemande a accepté cette invitation d'une part avec moquerie, de l'autre avec une juste indignation. Maintenant qu'un des plus puissants trônes est tombé et que la vague bruyante de la liberté des peuples frappe menaçante à tous les autres trônes, on nous leurre encore de promesses. Confiance et liberté de la presse, nous crie-t-on. Sur le champ de bataille ensanglanté de Leipzig, après la victoire bravement remportée par les peuples, les princes s'étaient agenouillés en jurant liberté pour leurs peuples. Ils ont manqué à leurs serments, à la foi jurée, car aucune de toutes ces promesses ne fut tenue ; et au lieu d'obtenir la liberté, la nation allemande fut courbée sous l'oppression et la honte, et chaque gouvernement allemand fut soutenu dans ses actes les plus révoltants par la diète, qui a toujours été un empêchement au développement intellectuel de la nation allemande.

La diète a-t-elle jamais engagé les princes à tenir leurs obligations envers les peuples ? — Non !

La diète a-t-elle signalé au duc de Nassau son tort lorsqu'il s'appropria les domaines de l'État et fit mettre en prison les nobles députés du pays qui s'y opposaient ? — Non !

La diète a-l-elle entendu la voix du peuple allemand et le cri d'alarme des Hanovriens à la perte de leur constitution ? — Non !

La diète a-t-elle remis à la raison l'immoral électeur de Hesse, lorsqu'il dissipait avec sa concubine les millions du pays appauvri ? — Non !

La diète a-t-elle protégé les pays allemands de Schleswig et Holstein contre le roi de Danemark ? — Non !

Cette diète a-t-elle empêché le roi de Prusse de faire mitrailler les tisserands affamés de la Silésie, au lieu de les nourrir avec les millions qu'il a dépensés pour fêter une reine étrangère ? — Non !

La diète a-t-elle retenu cet hypocrite et coupable poète de Bavière dans ses actions noires et sa conduite impudente lorsqu'il fit d'une baladine espagnole une comtesse, à la honte du peuple allemand ? — Non !

La diète a-t-elle demandé compte à cet arrogant prince de Saxe, qui a fait mitrailler les bourgeois de Leipzig ? — Non !

Cette diète a-t-elle demandé une indemnité aux faux monnayeurs de Cobourg, qui ont trompé le peuple allemand pour des centaines de mille thalers ? — Non !

La diète a-t-elle empêché les gouvernements prussien et autrichien d'employer les guerriers de leurs États comme valets de bourreau en Pologne et en Italie ? — Non !

Cette diète a-t-elle eu soin que tout allemand à l'étranger eût la protection qui lui appartient ? — Non ! mais elle a consenti qu'on exilât de Prusse les nobles hommes de Bade, Itzstein et Hecker, comme de misérables malfaiteurs.

En conséquence, la nation allemande ne reconnaît plus aucune diète, ni ses décisions prises ou à prendre.

La nation allemande ne craint nullement la nation française ; elle y reconnaît, au contraire, une sûre caution de sa future liberté.

Le peuple allemand veut : La liberté de la presse ; un parlement général ; dissolution du système des deux chambres ; diminution de la liste civile et pensionnaire ; la dissolution de l'armée, cette camisole de force pour tous les peuples, ces marionnettes des princes, et, par contre, l'armement général du peuple.

Si ces demandes ne sont pas pleinement et à l'instant accordées au peuple allemand, concluait l'adresse, alors l'avenir prouvera qu'il saura les obtenir par une autre voie.

Le peuple allemand sera uni et formera un tout avec ses fils, quoiqu'ils paraissent séparés de lui, étant encore habillés aux couleurs des princes, et le beau jour naîtra qui doit nous réunir tous sous un seul drapeau noir, rouge et or, en une seule Allemagne. Vive la France ! vive l'Allemagne unie !

 

Le peuple allemand contestait ainsi à la diète de Francfort le droit de parler et d'agir en son nom, et surtout à celui des peuples d'Allemagne en révolution. Ce qu'il voulait, c'était une assemblée nationale constituante élue par le suffrage direct[3], et représentant tout le pays allemand. En attendant la réunion de cette assemblée nationale, la commission populaire dite des cinquante, dont nous avons déjà fait connaître l'origine et les vues, venait de publier son programme politique, sous la forme de résolutions. On y lisait que l'Allemagne repoussait de toutes ses forces l'ignominie du partage de la Pologne, et qu'elle considérait comme un devoir de travailler à la restitution de la Pologne pour les Polonais.

La diète de Francfort, que nous appellerons la diète germanique, afin de la distinguer de toutes les autres assemblées qui siégeaient ou allaient siéger, se trouvait donc en lutte ouverte avec la commission populaire des cinquante ; le courant de la révolution devait l'entraîner ; mais elle manœuvra avec l'habileté ordinaire des disciples de Machiavel ; elle se courba un instant pour laisser passer l'orage ; on la vit même suivre les prescriptions du comité populaire à l'égard des élections au parlement national. Mais, au milieu de cette déférence pour la seule autorité que le peuple reconnût, la diète germanique ne laissait que trop apercevoir qu'elle était dévouée aux princes et non à la nation allemande. C'était elle qui avait fait renvoyer l'ouverture du parlement allemand au 18 mai, dans le but de donner le temps aux gouvernements princiers de concentrer des troupes fédérales sur le Rhin, afin d'être en mesure d'étouffer tout mouvement révolutionnaire qui aurait pu éclater de ce côté, et de pouvoir maîtriser le parlement. Au surplus, tout trahissait, de la part de la diète germanique, comme des gouvernements, la haine de la France républicaine. M. de Gagern, ministre hessois, ne dissimulait pas cette haine ; on l'entendait journellement expliquer l'envoi des nombreuses troupes de la confédération sur le Rhin, par la nécessité de garder les frontières contre l'invasion de la France. Mais le soin que prenaient les gouvernements de transporter les troupes du Wurtemberg dans les Hesses, et celles des Hessois dans les États de Bade, etc., démontraient assez qu'ils n'avaient d'autre objet en vue que d'opposer des soldats étrangers aux révolutionnaires patriotes. Nous verrons bientôt dans quel but ce déplacement avait été fait.

Parmi tous les pays situés sur les bords du Rhin qui cherchaient à entrer dans les voies ouvertes aux peuples par la révolution de février, le plus avancé était sans contredit le grand-duché de Bade. Les habitants, aigris par le despotisme sous lequel ils avaient vécu jusqu'alors, paraissaient disposés non-seulement à réclamer les formes constitutionnelles, mais encore à vouloir en finir avec la monarchie. Les mesures militaires adoptées par le gouvernement avaient exaspéré les masses, et des députations démocratiques se succcédaient journellement de la province à la capitale. Ces députations ne parlaient de rien moins que de forcer le grand-duc à abdiquer, afin d'établir un gouvernement populaire, ou, en d'autres termes, une république.

Menacé ainsi par les démocrates du pays et par ceux qui se rassemblaient sur ses frontières du côté de la Suisse et de la France, le grand-duc avait obtenu l'envoi dans ses États d'un grand nombre de régiments appartenant à la confédération. On savait à Carlsruhe que Herwegh et Bornestedt réunissaient à Strasbourg et sur la frontière du Rhin, une légion républicaine allemande, et qu'une fraction de cette même légion, sous les ordres du patriote Becker, était rassemblée à la frontière Suisse. Déjà des fraternisations journalières avaient lieu entre les légionnaires républicains et les soldats du grand-duché de Bade, qui ne cessaient de faire dire aux chefs de la démocratie : Venez avec vos hommes ; nous ne sommes pas contre vous. Les démocrates étaient donc assurés d'être accueillis en libérateurs par les troupes badoises ; mais ils ne se dissimulaient pas que la noblesse, la haute bourgeoisie et la bureaucratie du pays s'étaient prononcées contre les républicains, et que ces royalistes seraient appuyés par les troupes de la Hesse et du Wurtemberg. Ils savaient aussi que le roi de Prusse, comme membre de la confédération germanique, avait fait filer beaucoup de troupes dans les provinces Rhénanes, et que ces troupes étaient prêtes à agir contre tout mouvement révolutionnaire qui éclaterait sur les bords du fleuve, ou dans l'Allemagne méridionale.

Tout à coup on apprend que les démocrates réunis vers le cercle du lac de Constance ont lancé une proclamation dans le grand-duché^ par laquelle ils appellent le peuple à reconquérir ses droits à main armée, et à se réunir, dans ce but, le 14 avril, à Donaueschingen, où se trouvaient les corps francs allemands. Cette proclamation fut le signal de l'insurrection qui devait embrasser les bords du Rhin, depuis Bâle jusqu'à Manheim. Aussitôt, la légion allemande, dite de Paris, traversa le Rhin, sous les ordres du poète Herwegh, tandis que mille démocrates allemands de la Suisse effectuaient le même passage plus haut.

Les premières nouvelles de cette invasion du grand-duché furent favorables à la cause de la démocratie. La république fut proclamée dans le cercle de Constance, à Fribourg, en Brisgaw et dans plusieurs autres contrées méridionales du grand-duché. On annonçait que les colonnes de Hecker et de Struve grossissaient à chaque pas ; qu'un autre chef démocrate, Wrishaar, avait chassé la garnison de Lorrach ; que le général hessois, Gagern, avait été tué par les chasseurs de l'Oberland, et enfin que le 4e régiment d'infanterie badoise était passé du côté des insurgés, qui, disait-on, se portaient sur Carlsruhe, pour y renverser le gouvernement bâtard du grand-duc.

Des troubles graves éclataient en même temps à Aix-la-Chapelle, où une collision avait lieu entre le peuple et les troupes. Il y avait eu bien des personnes tuées ou blessées, et la tranquillité n'était pas encore rétablie six jours après cette collision.

Une révolte beaucoup plus caractérisée venait aussi de prouver aux ministres et aux créatures du petit prince de Cassel qu'ils ne possédaient pas l'affection du pays. Le peuple commença à manifester sa haine par des chansons, qui s'adressaient également aux ministres passés et aux ministres présents. Des hommes de la garde civique ayant voulu rétablir l'ordre, furent maltraités. Un piquet de gardes du corps s'étant permis de faire feu sur les rassemblements qui passaient devant leur caserne, une exaspération difficile à décrire s'empara de tous les esprits. On se mita faire des barricades dans toutes les rues ; l'arsenal fut pris d'assaut et les armés enlevées. Les gardes du corps se virent dans la nécessité de prendre la fuite. Leur caserne ayant été envahie, le bourgmestre eut bien de la peine à empêcher qu'elle ne fût réduite en cendres.

Le départ des gardes du corps ayant calmé l'irritation, les citoyens déclarèrent que les barricades ne seraient détruites que lorsque les gardes seraient licenciés et leurs officiers mis en accusation. Ces derniers étaient tous de jeunes aristocrates qui avaient annoncé quelques jours auparavant qu'à la première occasion ils feraient, exécuter des charges contre les bourgeois ; Ces bourgeois venaient de leur prouver que le peuple sait braver les menaces des ; traîneurs de sabre. Dans le Hanovre, un mouvement républicain avait éclaté au milieu de la ville d'Hildesheim. A l'occasion de l'arrestation de l'avocat Weinhagen, commandant en chef la garde civique, la population s'était levée en masse, avait chassé la troupe, mis en prison le landrath — commissaire d'arrondissement —, et s'était barricadée, en attendant d'avoir fait accepter ses conditions.

Tous ces mouvements insurrectionnels portaient donc à croire que l'Allemagne entière était à la veille d'une grande révolution politique et sociale, propre à opérer sa complète transformation. Ce qui se passait sur les bords du Rhin devait donc attirer l'attention du monde ; car, si la hardie entreprise des chefs de la démocratie allemande eût été couronnée de succès dans le grand-duché de Bade, on pouvait s'attendre à voiries autres États des bords du Rhin arborer le drapeau de la liberté.

Malheureusement pour les peuples de ces contrées, la tentative des démocrates sur le pays badois ne tarda pas à se changer en une déroute déplorable. A peine les diverses colonnes d'ouvriers allemands avaient-elles pénétré dans le grand-duché, que le gouvernement de ce pays, mis en état de résister à toute invasion à main armée par la réunion des troupes wurtembergeoises et hessoises sur les points menacés, fit cerner ces colonnes par les baïonnettes de ses voisins. Les républicains, mal armés et sans munitions, furent mis dans une déroute complète, après s'être battus comme des lions : ils se sauvèrent, les uns en France, les autres en Suisse, laissant entre les mains des soldats wurtembergeois et hessois deux à trois cents prisonniers, dont le sort devint des plus affreux ; plusieurs furent fusillés sur place. Le courageux publiciste Bornestedt, qui se battait avec la plus grande intrépidité, périt sous les coups des baïonnettes wurtembergeoises, ainsi que plusieurs autres démocrates distingués. Charles Bœrnstien, Herwegh, Lœvenfels, furent assez heureux pour gagner la Suisse ou là France. Le fameux chef Struve et une trentaine d'Allemands formant les débris de la colonne de Bornestedt, atteignirent Strasbourg, après avoir vu tous leurs détachements anéantis. Hecker, Wrishaar et quelques autres chefs né trouvèrent leur salut qu'en se jetant en Suisse, après la chute de Fribourg. Les Wurtembergeois avaient impitoyablement massacré tous les démocrates, chefs et ouvriers, qui étaient tombés entre leurs mains.

Comme partout, les réactionnaires se montrèrent altérés de sang et de vengeances. Quoiqu'ils n'eussent vaincu que par le secours des baïonnettes étrangères et que, même à Heidelberg et à Manheim, il eût fallu le concours des troupes de là confédération, pour empêcher la proclamation de la république, le grand-duc traita les insurgés comme un ramassis de vagabonds, n'ayant aucun appui dans le pays. L'état de siège fut proclamé ; les commissions prévôtales se mirent à fonctionner ; l'on procéda au désarmement de tous les citoyens, et l'on demanda même à la Suisse l'extradition des Allemands qui s'y étaient réfugiés. Les libertés promises furent séquestrées. C'est ainsi que l'ordre fut rétabli dans le grand-duché de Bade[4].

Quelques jours après ces événements, on lisait, dans une correspondance allemande, l'explication de cette levée de boucliers ; c'était en même temps une accusation terrible contré la conduite de la France.

Les patriotes du grand-duché de Bade, disait cette correspondance, avaient demandé que l'on formât dans leur pays une assemblée constituante, à qui serait soumise la question du système futur de gouvernement : on savait que la plus grande partie des Badois voulaient la république ; on ne les écouta point. Les républicains furent forcés de recourir aux armes ; le gouvernement badois ne trouva point de forces à leur opposer dans le pays, l'armée étant pour la république ; mais d'autres Étals de l'Allemagne, le Wurtemberg, le Nassau, la Hesse, prêtèrent leurs soldats, pour accabler, sous le nombre des troupes régulières, des paysans, des bourgeois, des ouvriers, plus forts de leurs droits que de leur force. Mais leurs concitoyens en France, les ouvriers allemands allaient arriver à leur secours, et la victoire pouvait marcher avec la sainte cause des peuples.

Cependant que fil la France, la France qui déclarait ne plus reconnaître les traités de 1815 ? La France pouvait, devait même s'opposer à l'intervention des troupes étrangères dans le duché de Bade. Mais loin de là, elle s'oppose à ce que les républicains allemands se munissent d'armes en France, pour aller au secours des leurs. Ce que Louis-Philippe avait fait pour le Sonderbund, la république française n'a pas voulu le faire pour les républicains allemands ; mais, mieux que cela, le gouvernement français s'est fait dictateur. Fickler, un des chefs républicains, avait demandé, avant la levée de boucliers, si l'on resterait neutre en présence de l'insurrection badoise, ou si l'on mettrait obstacle à l'invasion armée des ouvriers allemands. Eh bien ! au lieu de lui donner une réponse quelconque, la république s'adressa à l'ancien gouvernement, lui communiqua les plans des républicains, en l'assurant de ses bonnes intentions et de son aide contre le parti démocratique. Ce parti a succombé depuis ; la France ne s'en est aucunement émue. Le sang des Polonais, des Italiens, a coulé à flots dans leurs efforts héroïques contre l'oppression exercée par des princes étrangers à leur nationalité, et l'on assiste tranquillement au spectacle de ces efforts et de ce sang perdu. Appelez-vous cela donner des gages à l'humanité !

Et vous croyez trouver la justification de cette cruelle inaction dans le désir de ne point compromettre votre première, votre plus universelle alliance, l'esprit des peuples et le génie de la civilisation ? poursuivait cette correspondance en s'adressant toujours au gouvernement de la république française. Mais cette alliance universelle ne l'avez-vous pas déjà compromise ? Ne venez-vous point, au nom de la république, de renouer vos relations diplomatiques avec ce roi de Prusse, le mitrailleur de ses fidèles Berlinois, le bourreau des Polonais, l'allié presque avoué de Nicolas ? Pourquoi cet envoyé près de la diète germanique, oppresseur né de la souveraineté du peuple allemand ? Pourquoi, au nom du peuple français, n'avez-vous pas proclamé la liberté du peuple allemand ? Ne voyez-vous pas que c'est là, dans l'alliance avec les peuples et non avec les princes et le czar, dans l'union des deux assemblées constituantes de Paris et de Francfort, produit du vote universel, qu'est la réalisation du mot solennel FRATERNITÉ, le salut de la Pologne, la victoire pacifique de la liberté sur l'absolutisme, le seul et glorieux chemin qui conduise au bonheur des peuples ?

 

La conduite du gouvernement de la république française envers l'Allemagne fut, en effet, inexplicable. Il prit, à l'égard des réfugiés badois, une mesure digne des ministres de Louis-Philippe ; Quelques-uns des chefs des démocrates de ce pays, s'étant organisés en comité, à Strasbourg, afin d'agir par la propagande pacifique sur leur patrie, en l'éclairant, le ministre des affaires étrangères de France leur fit signifier l'ordre de se dissoudre et de s'interner à Châlons-sur-Marne.

Cependant la lutté continu ait entre là diète germanique et la commission de cinquante de Francfort. Cela devait être, car la première de ces assemblées, dévouée aux princes, travaillait de toutes ses forces à entretenir l'esprit d'hostilité de province à province, tandis que la commission populaire cherchait à étouffer ces, antipathies, afin d'arriver à la fusion nécessaire pour créer l'unité de l'Allemagne.

C'était dans ce but que la commission avait adressé aux peuples de l'Allemagne une proclamation dans laquelle on lisait cette phrase :

A vous tous qui habitez l'Allemagne, et qui portez dans la poitrine un cœur allemand, nous adressons le présent appel. Et vous aussi, Croates, nous sommes de Schleswig, de la Prusse orientale et occidentale. Jusqu'ici les artifices de la diplomatie vous ont tenus séparés de nous ; aujourd'hui, au contraire, vous êtes nos frères. Noire patrie allemande doit être grande et libre. Tout le peuple allemand le veut, et la volonté d'un peuple est irrésistible Hommes de l'Allemagne ! vous savez ce qui est arrivé et ce qui peut arriver ; c'est à vous d'achever ce que l'assemblée, au nom de laquelle nous parlons, a commencé. C'est en son nom que nous vous invitons à vous occuper des opérations électorales avec gravité et régularité.

 

Cette grande assemblée nationale allemande était désirée ardemment par les populations, comme un besoin urgent, car la situation était alors une sorte d'anarchie, espèce d'intérim entre le système monarchique et le système républicain, et l'on avait besoin de quelque chose qui imposât[5].

Malheureusement les choix faits par les électeurs né furent pas tels que les aurait désirés la commission des cinquante ; les patriotes virent avec douleur que le peuple s'était laissé tromper par de fausses réputations, et qu'il envoyait à l'assemblée nationale beaucoup de membres appartenant à ce qu'on appelait l'école Historique — les constitutionnels —, et même bien des Teutons, considérés comme attachés à l'ancien ordre de choses.

Bientôt, en effet, on put se faire une idée précise de ce que serait cette assemblée nationale tant désirée : elle nomma pour son président provisoire, le ministre hessois, de Gagern. Toutefois, les paroles sorties de la bouche de ce président eurent une grande portée, en ce qu'elles ne contestèrent nullement la souveraineté des peuples.

Notre mission, dit-il, est de créer une constitution pour toute l'Allemagne ; nous en avons reçu les pleins pouvoirs de la souveraineté nationale. Prévoyant la difficulté, sinon, l'impossibilité d'accomplir cette œuvre avec les gouvernements, le parlement préparatoire nous a chargés de la confection de cette constitution. L'Allemagne veut être un empire, et ne former qu'une nation. Ce but doit être atteint par la coopération de toutes les classes, de tous les gouvernements.....

Il était difficile de prévoir ce qui résulterait des hostilités qu'allaient faire naître l'unité demandée par la nation allemande et la résistance des princes, qui voulaient conserver leur complète indépendance. Entre l'unité allemande et la conservation des souverainetés partielles, il y avait les abîmes d'une grande révolution. Il fallait commencer par supprimer toutes ces lignes de douanes, barrières intérieures, qui divisaient les territoires et les populations ; il fallait surtout déclarer qu'il ne pouvait exister en Allemagne d'autres diètes ou pouvoirs collectifs que le parlement national, du moins pendant, toute la durée de ce parlement. La proposition en fut faite par M. Raveau ; on la renvoya à une commission. Le député Vogt demanda la dissolution de la diète de Francfort ; un autre proposa l'abolition de la peine de mort. Mais en présence des ménagements de la majorité pour les princes, il fut aisé de prévoir qu'il ne sortirait rien de bon de ce parlement.

Les graves événements dont la ville de Mayence fut alors le théâtre vinrent justifier ces tristes prévisions.

Dans cette ville, il existait depuis longtemps une grande animosité entre les citoyens et les troupes prussiennes. Les soldats ne cessaient de provoquer les habitants, dans le but, assurait-on, de demander le désarmement de la garde nationale. Le 21 mai, la collision, que l'on regardait comme imminente, éclata par suite des excès de la troupe. La lutte entre les soldats prussiens et les citoyens dura deux jours : il y eut de part, et d'autre bien des morts et des blessés. Le général finit par demander le désarmement des bourgeois, sous menace de bombarder la ville. Le bourgmestre, voulant sauver à ses concitoyens les horreurs d'un bombardement immanquable, intervint lui-même pour solliciter la remise des armes : ce qui lui fut concédé. Mais le général ne se borna pas à cette soumission ; il mit la ville en état de siège, prononça la dissolution de là garde civique et défendit les rassemblements.

Le parlement national, informé de ce grand conflit, s'empressa de déléguer quelques-uns de ses membres pour aller faire une enquête. L'opinion publique se prononçait vivement pour que la garnison prussienne, si hostile aux habitants, sortît de la ville. Malheureusement, la majorité du parlement, à qui était soumise cette question, crut devoir passer à l'ordre du jour. Ce fut là un déni de justice contre lequel essayèrent vainement de protester les membres de la minorité. Le peuple y vit la continuation du système monarchique, système qui ne tenait jamais compte des violences et des cruautés commises par les soldats sur les citoyens.

Quelques jours après, une insurrection républicaine éclatait encore à Leipzig. Mais, comme partout, la garnison la comprima aussitôt, car il existait un pacte secret entre les princes contre les peuples.

La réaction, disait à ce sujet le journal la Nation, de Bruxelles, en résumant l'état de l'Allemagne ; la réaction se démasque partout, à Vienne, à Berlin, à Prague, à Mayence, à Breslau, etc. ; partout la même trame contre les peuples est nouée. Partout on a reçu ordre de profiter de toute occasion pour écraser le parti républicain. Malheureusement, nous sommes obligés de dire que l'ardeur patriotique est devenue, chez quelques-uns, de l'emportement, et qu'ils ont, de cette manière, fourni à la réaction le prétexte désiré. C'est ainsi que quelques démonstrations sans utilité ont permis aux princes de fane couler le sang, et défaire régner la terreur sous le nom de l'ordre.....

Cependant le parlement national poursuivait le cours de ses travaux. Il venait de proposer l'établissement d'un directoire fédéral, pour l'exercice du pouvoir suprême, dans toutes les affaires communes de la nation allemande, et ce, en attendant la constitution définitive d'un pouvoir gouvernemental. Aux yeux du parti progressiste, cette proposition était une atteinte portée à la souveraineté du peuple ; aussi les cercles démocratiques s'empressèrent-ils de rédiger une protestation énergique contre cette combinaison royaliste : le côté patriote du parlement déclara qu'il ne prendrait aucune participation à cette proposition.

Ainsi, le parlement était déjà dépopularisé au point que la réunion du peuple à Worstadt, après avoir protesté contre les actes émanés de ce pouvoir, venait de demander solennellement la dissolution de cette assemblée nationale.

Bientôt la proposition qui agitait si fortement l'Allemagne, prit un autre aspect. M. de Gagera, en se prononçant pour ce pouvoir central, dit qu'il était dans l'ordre que ce pouvoir fût élu par l'assemblée, et. qu'il fût irresponsable et entouré de ministres. C'était donc à une sorte de roi ou d'empereur, par intérim, que les constitutionnels voulaient confier le pouvoir. La commission chargée d'examiner ce projet de loi annonça que d'importantes modifications avaient été faites au projet primitif ; elle proposait à rassemblée de nommer, sans discussion préalable, un vicaire général de l'empire d'Allemagne.

Cette idée ayant prévalu dans l'assemblée, elle adopta la motion de la commission ainsi conçue :

1° Jusqu'à la création définitive d'un pouvoir gouvernemental pour toute l'Allemagne, il sera nommé un pouvoir central provisoire pour toutes les affaires communes de la nation allemande.

2° Il devra exercer le pouvoir exécutif dans toutes les affaires qui concernent la sécurité et la prospérité générale de l'Etat fédératif allemand ; avoir la direction supérieure de toute la force armée, et en nommer le généralissime ; pourvoir à la représentation internationale et politico-commerciale de l'Allemagne, et, à cet effet, nommer des envoyés et des consuls.

3° Le pouvoir central ne concourra pas à l'œuvre de la constitution.

 

A la séance suivante, l'assemblée nationale décida que le pouvoir central ne porterait pas le titre de président, mais bien celui de vicaire de l'empire, et qu'il serait élu par l'assemblée nationale elle-même.

Enfin elle détermina l'exercice du pouvoir confié à ce vicaire général, par l'adoption des motions suivantes :

Le vicaire de l'empire exerce son pouvoir par des ministres nommés par lui, et responsables à l'assemblée nationale.

Le vicaire de l'empire est irresponsable.

Ses fonctions sont incompatibles avec celles de l'assemblée nationale.

Du moment où le pouvoir central sera établi, la diète germanique cessera d'exister.

Dès que la constitution allemande sera achevée et mise à exécution, le pouvoir central provisoire cessera ses fonctions.

 

Telles furent les principales dispositions par lesquelles l'assemblée nationale allemande institua le pouvoir central, sous le nom de vicaire de l'empire. Il eût été beaucoup plus simple de créer un conseil exécutif, un gouvernement provisoire émanant de l'assemblée elle-même ; mais les Teutons aimèrent mieux aller fouiller dans la poussière des archives impériales. Il n'est pas sans importance de rappeler que cette institution fut votée contre l'opinion du côté patriote de l'assemblée, qui déposa toujours de 135 jusqu'à 175 voix d'opposition à chaque scrutin. L'article relatif à la cessation des pouvoirs de la diète germanique, fut le seul qui réunit la presque unanimité.

Restait l'élection du vicaire général, et les intrigues ne manquaient pas à ce sujet. L'assemblée élut, à une majorité de 436 voix, sur à peu près 550 votants, l'archiduc Jean, dont nous avons déjà parlé en passant la revue des événements de l'Autriche[6].

Au moment de la proclamation de cette élection, cent un coups de canon annoncèrent au peuple allemand que, la première fois, depuis des siècles, il avait été appelé à se donner un gouvernement.

En effet, ce vole était un grand pas fait vers l'unité nationale, et l'on pouvait prévoir, par ce qui se passait alors en Allemagne, que la création du vicaire de l'empire ne serait pas le dernier mot de la révolution qui s'opérait dans ces vastes contrées.

 

 

 



[1] Les pétitions pour le retour du prince étaient évidemment l'œuvre du parti réactionnaire. Ce parti, obligé de se dire constitutionnel, voyait en lui son véritable chef. Le roi vaincu et humilié n'avait plus le prestige monarchique. C'était donc autour du prince que les royalistes se serraient. Aimé de l'armée et craint du peuple, le prince était le véritable chef de l'oligarchie qui voulait avoir sur les marches du trône un homme bien résolu d'y asseoir de nouveau la puissance royale.

[2] Il ne faudrait pas croire que, parce que Metternich avait été forcé de quitter l'Allemagne, ce fameux personnage eût renoncé à son rôle de mauvais génie de l'Europe. Une correspondance, bien renseignée, nous apprenait qu'à cette même époque, il existait à Londres un triumvirat composé de Louis-Philippe, Metternich et Guizot, travaillant sans relâche à faire avorter les insurrections populaires. Quelque temps après, la publication de la lettre de Metternich au prince Windisgraetz initia les peuples aux secrets de cet infernal comité.

[3] La proclamation émanée de la commission des cinquante à Francfort s'exprimait ainsi au sujet de cette élection : Aucune différence de condition, de fortune, ni de croyance ne limitera la liberté des élections. Tout citoyen de l'État, majeur et honnête, est électeur dans son pays et éligible dans toute l'Allemagne.

[4] Le gouvernement de la république française, qui avait assisté l'arme, au bras à la défaite des républicains badois et qui même y avait contribué par sa conduite très-peu républicaine et très-peu fraternelle envers les peuples, eut cependant l'étrange courage d'envoyer un diplomate à Carlsruhe pour implorer la pitié du grand-duc à l'égard des prisonniers ! Mais on assurait que cet envoyé n'avait pas osé intervenir en faveur des vaincus, par la crainte d'un refus plus que probable, vu les dispositions hostiles à la France de la part du gouvernement badois.

[5] On comptait alors dans ce pays auquel on voulait imprimer l'unité, quatre grandes assemblées : la diète de Francfort, du privilège ; la constituante de Prusse ; la constituante allemande de Francfort, et la commission des cinquante, siégeant aussi à Francfort. C'était l'anarchie produite par une exubérance de pouvoirs.

[6] M. de Gagern obtint 52 voix ; M. d'Itzstein 32 ; et l'archiduc Etienne 1 ; vingt-cinq membres s'abstinrent.