HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE XII

 

 

Dernier coup d'œil sur l'insurrection polonaise. — Marche tracée, au gouvernement français par rassemblée nationale à l'égard de l'Allemagne, de la Pologne et de l'Italie. — Effet produit en Pologne par la journée du 15 mai. — Capitulation de Mierolawski. — Conduite du gouvernement prussien envers les Polonais. — Guerre d'extermination que les Prussiens font aux patriotes. — Sort misérable réservé à Cracovie par les Autrichiens. — Protestation des habitants de Tarnow. — Manifeste des démocrates allemands. — Marche tortueuse du gouvernement autrichien. — Il travaille activement à renforcer ses armées. — Il augmente la garnison de Vienne. — La Hongrie et la Bohême proclament leur séparation de l'Autriche. — L'empereur veut tenter la contre-révolution par l'armée. — Manifestation du peuple viennois contre le ministre Fiquelmont. — Fuite de l'empereur à Insprück. — Plan des réactionnaires. — Décret qui abolit l'université de Vienne. — Il produit Un soulèvement général. — Barricadés. — irritation causée par l'approche de Windisgraetz. — Nomination d'un comité de salut public. — Les troupes sont forcées de quitter la ville. — La cour et les diplomates d'Insprück.. — Congrès slave ouvert à Prague. — Ses premières résolutions. — Protestation de la ville de Prague contré le général-Windisgraetz. — Lutte entre le peuple et la troupe. -Première et seconde journées de la lutte. — Arrivée du général Mentzdorff. — Les troupes sont obligées de sortir de la ville. — Bombardement de Prague par Windisgraetz. — Renforts arrivés aux assiégeants. — Les habitants sommés de mettre bas les armes. — Continuation du bombardement. — Les insurgés capitulent pour éviter la ruine de la ville. — Dissolution du congrès slave. — La cour d'Insprück se croit sauvée. — Elle envoie à Vienne l'archiduc Jean. — Rôle de conciliateur adopté par le prince. — Il caresse la garde nationale. — Actes du comité de sûreté générale. — Renvoi du ministère Pillersdorff. — Réunion de la constituante à Vienne. — Les réactionnaires demandent la dissolution du comité de sûreté. — Tentatives contre-révolutionnaires. — Le comité déclare qu'il continuera de fonctionner. — Nouveau cabinet autrichien. — Il expose sa marche. — Mésintelligence entre les ministres et les clubs. — Dissolution de l'association démocratique. — Retour de l'empereur à Vienne. — Rôle qu'il confie à l'armée. — La garde nationale se sépare du peuple. — Insurrection des ouvriers. — Parti que la réaction tire de ces déplorables événements. — La journée du 16 avril se reproduit en Autriche le 23 août.

 

Laissons la Lombardie étouffée sous l'état de siège et égorgée par le sabre autrichien ; détournons nos regards de ce roi incapable ou traître qui va cacher sa honte derrière la double haie de l'aristocratie piémontaise et de cette camarilla dont les conseils couards l'ont perdu ; et puisqu'il faut compléter le martyrologe des peuples que la république française devait aider et protéger, tournons encore une fois nos regards sur les vastes frontières de la Pologne.

Nous avons déjà dit comment les baïonnettes prussiennes étaient parvenues à tuer le droit dans le duché de Posen, tandis que celles de l'Autriche remettaient sous le joug les républicains de Cracovie. Après la déplorable journée du 15 mai, qui aurait dû avoir, à Paris, une meilleure issue pour la Pologne, quelques espérances furent encore données à cette malheureuse nation : l'assemblée nationale, sur la demande du citoyen Vavin, et conformément à la proposition de son comité des affaires étrangères, avait formulé par ces mots, qu'on ne saurait assez répéter, la marche que le gouvernement de la république française devait suivre à l'égard des trois peuples avec lesquels elle voulait établir des relations intimes :

Pacte fraternel avec l'Allemagne, reconstitution de la Pologne libre et indépendante, affranchissement de l'Italie.

Telle fut la règle de conduite que l'assemblée nationale tout entière traça, le 24 mai, à la commission exécutive de gouvernement. Nous avons vu comment la réaction qui dominait déjà le pouvoir fil avorter, à l'égard de l'Italie, les bonnes intentions manifestées par les républicains de l'assemblée : il nous reste peu de chose à dire pour compléter l'histoire de la contrerévolution en Prusse et en Pologne[1].

Nous avons suivi les Polonais du duché de Posen jusqu'aux combats qu'ils livrèrent aux troupes prussiennes à Miloslaw el à Wreschen : l'espoir était rentré un moment dans l'âme des patriotes qui combattaient sous la conduite de Mierolawski. Malheureusement, ils apprirent presque en même temps les déplorables suites de la manifestation du 15 mai, à Paris, et ils purent prévoir dès lors qu'une politique funeste à leur cause suivrait de près la déclaration de l'assemblée nationale de France du 14 du même mois.

En effet, à mesure que la révolution faiblissait en France, les ennemis des peuples s'enhardissaient partout. Le roi de Prusse, assuré qu'il n'aurait pas la guerre avec la France, redoublait d'efforts pour comprimer l'insurrection du duché de Posen. Pouvant opposer sans cesse des corps de troupes frais aux volontaires polonais, les généraux prussiens n'avaient pas tardé à réparer les échecs de Miloslaw et de Wreschen, de sorte qu'il ne restait plus aux nationaux du duché qu'à faire la guerre de partisans, la guerre désespérée des vaincus. Bientôt Mierolavski et ses volontaires furent forcés de capituler. Dès lors le gouvernement prussien crut pouvoir agir en vainqueur ; il retint prisonniers dans, les forteresses entre le Weser et l'Elbe, ceux dès Polonais qui avaient obtenu des passeports pour rentrer en France.

Les agents du roi de Prusse et les militaires prussiens faisant aux Polonais du duché une guerre d'extermination, les insurgés encore armés résolurent de quitter ce malheureux pays, afin de lui épargner une partielles horreurs de cette guerre : leur projet était de traverser les cercles de Wadowrie et de Teschen pour se rendre dans les comitats de la Hongrie, s'y joindre aux Slaves, qui les appelaient, et tenter une expédition contre Cracovie. Mais il suffit au gouvernement prussien de renforcer les postes des douaniers et les troupes de la frontière prussienne pour s'opposer à cette résolution, qui ne put plus s'exécuter que par détachements isolés.

Quelques jours après, en apprenant qu'il n'existait plus que quelques bandes d'insurgés, forcées de se jeter dans ; les forêts entre le royaume de Pologne et le duché, et que ces insurgés étant traqués par les troupes prussiennes, on put s'écrier de nouveau : finis Poloniœ !

Tandis que les malheureux Polonais du duché, trahis par la fortune, étaient persécutés de la manière la plus barbare, et que, même après la promulgation d'une amnistie qui avait fait déposer les armes au plus grand nombre, ils ne cessaient d'être emprisonnés, garrottés et pillés, les républicains de Cracovie n'étaient pas mieux traités par les agents de l'Autriche. Les choses furent poussées au point, dans ce pays, que les habitants de Tarnow et des environs, accablés de douleur pour le sort des Cracoviens et de terreur pour celui qui les menaçait eux-mêmes, protestèrent à la face du ciel et du monde civilisé, contre les moyens d'extermination employés par l'Autriche et ses barbares agents.

Avec nos frères de Cracovie, disaient les habitants de Tarnow, nous protestons contre le traitement odieux qui leur est infligé ; nous le ressentons comme s'il nous frappait nous-mêmes, et le dénonçons à tous les peuples et à tous les hommes chez qui les noms de patrie, de justice, d'humanité n'ont pas perdu leur signification.

Cette guerre à mort, cette extermination après la guerre, n'indiquait que trop l'entente barbare qui existait entre les trois cours du Nord contre la Pologne, objet incessant de leurs remords, si elles en étaient capables, et de leurs appréhensions. Aussi avait-on entendu le czar Nicolas s'écrier : Et moi aussi, je vois qu'il y aura une Pologne, mais ce ne sera qu'un désert !

Un jour, l'histoire demandera compte à ceux que nos pères appelaient avec tant de raison les brigands couronnés, de toutes les cruautés employées à l'égard d'un peuple qui réclamait sa nationalité et ses libertés ; un jour l'on s'étonnera de ce que les nations civilisées aient souffert au milieu d'elles des bandes d'hommes armés, enrégimentés cl organisés pour prêter leur redoutable appui à ces brigands couronnés, qui payaient des satellites pour opprimer les peuples ! Ce sont ces satellites, abrutis par ce qu'on appelle la discipline militaire, qui, en 1848, ont rendu au monde le triste service de soutenir les rois contre les nations.

Voyez ce qui se passait en Prusse et en Autriche, après la double révolution qui semblait avoir abattu à tout jamais le despotisme dans ces deux contrées.

Il était évident, pour tout observateur perspicace, que le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche appelleraient aux baïonnettes de la révolution du peuple, et qu'en attendant d'être en mesure, ils chercheraient à amuser les révolutionnaires de leurs capitales par des promesses fallacieuses. Déjà on tes voyait occupés à rompre le faisceau qui avait lié pendant la crise la bourgeoisie au peuple, en promettant aux premiers une constitution basée sur le cens, et destinée à placer le gouvernement en dehors du peuple, dont on continuait à faire des ilotes.

Mais les républicains allemands voulaient aller bien plus loin que ne l'indiquait le replâtrage constitutionnel annoncé par le gouvernement. On lisait dans un manifeste que les démocrates préparaient pour la première assemblée nationale qui serait nommée parle peuple, les vœux suivants :

Considérant que la république démocratique est la forme de gouvernement qui assure le mieux les droits des individus et de l'État, les républicains allemands déclarent qu'il y a contradiction à admettre l'égalité et la fraternité en confiant un pouvoir à vie à un seul homme, jouissant en outre d'autres privilèges, et que la souveraineté nationale peut seule conduire l'humanité à son but.

Les princes, savent très-bien, ajoutait le journal le Boersenhalle, après avoir publié ces vœux ; ils savent parfaitement qu'une assemblée nationale représentant le pays leur donnera le coup de la mort, el il est naturel qu'ils s'efforcent, sinon par la violence, du moins par la ruse, sinon par la menace, du moins par la flatterie, de ressaisir le pouvoir. Malheur au peuple allemand s'il était vaincu de nouveau : l'échafaud prendrait la place de la prison, et on écraserait, pour toujours la tête aux esprits qui ont osé rêver l'émancipation des peuples.

Ainsi, pendant que le cabinet autrichien dissimulait ses ressentiments et cachait ses projets de vengeance, la révolution s'annonçait à Vienne, comme dans toute l'Allemagne, d'une manière très-significative : Vive l'Allemagne unie ! vive la république française ! étaient les cris que l'on entendait partout.

L'empereur, ou son conseil, se montrait disposé à faire toutes les concessions que la bourgeoisie pouvait espérer, telles que l'organisation de la garde nationale, la liberté de la presse, etc. Il parlait également d'améliorer le sort des habitants des campagnes. Mais en même temps, le gouvernement autrichien ne négligeait rien pour renforcer ses armées ; il voyait avec plaisir que l'esprit des soldats était différent de celui du peuple, et il se félicitait de ce que les officiers s'étaient généralement préservés des doctrines anarchiques.

Au milieu de toutes ces promesses, la garnison de Vienne s'augmentait journellement dans des proportions effrayantes. Composée ordinairement de 14.000 hommes, elle fat portée insensiblement à 32.000. Le peuple ne se récria pas, parce qu'on lui disait sans cesse que l'armée ne serait jamais hostile au nouvel ordre de choses ; et cependant les chefs et les officiers ne cachaient pas leur haine contre le régime qui devait détruire les privilèges si nombreux en Autriche.

Ce fut dans ces circonstances que la révolution des Lombards et des Vénitiens vint porter un nouveau coup à la monarchie autrichienne. Le gouvernement de l'empire en fut atterré. Mais il ne larda pas à tirer quelque parti de ces fâcheux événements eux-mêmes : les affaires d'Italie lui permirent de décréter de nombreuses levées d'hommes, sans exciter les craintes des révolutionnaires.

D'un autre côté, le gouvernement chercha à se procurer de l'argent, en autorisant Radetzki à entrer en négociations avec le gouvernement provisoire de la Lombardie. Considérant cette province comme perdue pour la couronne d'Autriche, le conseil impérial pensa qu'il fallait au moins en tirer des indemnités. Mais ses prétentions ayant été considérées comme trop exagérées, le prix de l'affranchissement de la Lombardie ne fut pas concédé ; ce qui laissa lès finances de l'Autriche dans une situation pénible. Il fallut donc dissimuler encore quelque temps.

Dans l'intervalle, des événements graves s'accomplirent en Hongrie : cette principale annexion à l'empire d'Autriche déclara, par l'organe de sa diète, qu'elle reprenait sa nationalité et ses libertés, La Bohême ne tarda pas à faire une pareille proclamation. Et tout semblait annoncer un démembrement complet de l'empire d'Autriche.

L'empire d'Autriche marché à grands pas vers une ruiné définitive, s'écriait un journal allemand. Il est à peu près certain qu'un corps de troupes russes est entré en Gallicie, sous prétexte d'y maintenir l'ordre. L'exaspération des esprits, à Vienne, est à son comble ; car tout donne lieu de Croire aux habitants que le gouvernement nourrit dès projets réactionnaires, dans l'exécution desquels il serait secondé par la Russie. Ajoutons qu'on voit la banqueroute imminente.

Sur un autre point, en Hongrie, le mécontentement est général ; on se plaint de la modération de la diète ; on insiste sur le rappel immédiat des troupes hongroises de toutes les provinces autrichiennes, et sur l'éloignement des soldats non hongrois de la Hongrie. Ce n'est pas tout encore, le parti social se prononce hautement pour une république, avec le vote universel, comme en France ; le temps des magnats va enfin passer !

En présence de ces faits, le gouvernement croit pouvoir se sauver en augmentant ses forces militaires. Il va former une armée du nord de 60.000 hommes, et mettre Olmûtz, Kœnigsgrat et Josepstadt en état défense. Mais à quoi servent aux rois les armes et les bastilles, quand les peuples veulent s'émanciper ?

 

Les rois savent bien à quoi leur servent les armées, surtout lorsque, comme celle de l'Autriche, elles se composent de serfs et de nobles. L'empereur d'Autriche savait très-bien qu'il ne pouvait plus tenter la contre-révolution qu'avec le secours de son armée, et ce fut en elle qu'il plaça toutes ses espérances, bien plus qu'en la constitution libérale qu'il venait de faire proclamer.

Mais pour réorganiser et renforcer l'armée, menacée de perdre à la fois et ses régiments hongrois et ceux de l'Italie, il fallait du temps, et les événements marchaient. La Bohême, dans la capitale de laquelle allait se tenir le congrès slave, se déclarait contre les Allemands. La Hongrie allait plus vite encore. Elle, se considérait comme affranchie du joug de l'Autriche, et rappelait elle-même ses régiments hongrois de la Gallicie, de la Moravie et principalement de l'Italie. C'était la guerre avec l'Autriche ; c'était plus encore, car les Polonais pouvaient trouver dans ces séparations d'immenses secours à leur portée.

En ce moment, on ne parlait en Autriche, que de l'assemblée nationale des Slaves qui allait s'ouvrir à Prague, et l'on faisait remarquer que onze millions de Slaves y seraient représentés. Oh croyait savoir que cette assemblée proclamerait un royaume ou une république slave méridionale et indépendante.

La situation de l'empire d'Autriche était donc des plus critiques ; toutes les grandes provinces, à l'exception du Tyrol et de la Croatie, travaillaient à s'en détacher. A Vienne, les esprits étaient dans un état violent, qui annonçait une prochaine collision. Le peuple avait fait une grande manifestation contre le ministre Fiquelmont, et l'archiduc Louis s'était vu forcé de se démettre de ses fonctions de grand-maître de l'artillerie. Les généraux ne parlaient que de mettre cette capitale en état de siège, de fermer l'université et de renvoyer tous les étudiants étrangers à la ville ; mais au moment d'aborder franchement les mesures contre-révolutionnaires conçues par la camarilla, le courage manqua au gouvernement ; il reconnut qu'il ne pourrait compter sur l'appui des bataillons italiens qui. faisaient partie de la garnison.

Le conseil s'arrêta alors à d'autres moyens. La manifestation populaire du 16 mai fournit à l'empereur d'Autriche l'occasion qu'il cherchait depuis la révolution de quitter sa capitale et de se rendre dans le Tyrol. Cette détermination fut exécutée dans là nuit du 17 au 18. Ce fut, ainsi que nous l'avons déjà raconté dans notre coup d'œil sur les événements d'Italie, une véritable fuite à Varennes. On comptait allumer ainsi la guerre civile dans les Etats héréditaires ; mais la garde nationale et la municipalité nommèrent aussitôt un comité de salut public, qui maintint la tranquillité au milieu de l'irritation générale qui se manifestait.

Le plan des réactionnaires, à la tête desquels s'était placé l'archevêque de Vienne, consistait tout simplement à colporter des pétitions pour solliciter le retour de l'empereur, qui, disait-on ; ne venait d'être forcé de quitter sa capitale que pour se soustraire aux menaces dont il avait été l'objet. Ce plan fut mis à exécution. En même temps, le ministère, de faible et indécis qu'il s'était montré d'abord, était tout à coup passé à l'audace ; il ne parlait que de la dissolution du corps armé des étudiants. Le parti de la cour, elles réactionnaires parmi les gardes nationaux, poussaient à cette dissolution ; car ils avaient intérêt à amener une collision dont l'issue leur paraissait être certaine, en présence des troupes de toutes armes que le ministère avait successivement fait entrer dans Vienne. Le dévouement des jeunes gens, des ouvriers, du peuple, à la cause de la liberté, en imposa aux contre-révolutionnaires. Déjà on lisait dans une feuille de Vienne les lignes suivantes, qui peignaient la situation de cette ville :

Ceux qui ont espéré arracher au peuple les fruits de sa victoire, disait le publiciste autrichien ; ceux qui ont voulu l'effrayer par l'enlèvement de l'empereur, doivent déjà reconnaître qu'ils ont joué un jeu bien dangereux pour la cause de la monarchie. Vienne est déjà tout habituée à vivre, à jouir de la liberté sans son empereur. Tout le monde sait maintenant à quoi s'en tenir. La camarilla a voulu entraîner les provinces à la guerre contre la capitale ; mais les populations des différentes contrées, mieux éclairées sur les récents événements, commencent à condamner les projets perfides de l'oligarchie. Au lieu d'anéantir la révolution, les courtisans l'auront consolidée. Vienne songe déjà à constituer un gouvernement provisoire, et à chasser les conspirateurs qui travaillent pour la contre-révolution.

Pendant qu'à Vienne on prévoyait un état de choses propre à annihiler la monarchie, la petite cour d'Insprück, grossie par le foi de Bavière, rassemblait, dans cette dernière ville, le corps diplomatique, et lançait des décrets destinés à mettre la capitale à feu et à sang.

L'un de ces décrets prescrivait l'abolition de l'université de Vienne. C'était jouer gros jeu ; car il était à craindre que, par mesure de représailles contre le parti de la cour, les révolutionnaires de Vienne ne fissent déclarer la déchéance de l'empereur. Mais les rétrogrades savaient que l'empire avait été placé sous la protection de la Russie, et que l'appui du czar ne lui manquerait pas, s'il se trouvait in extremis.

D'un autre côté, l'empereur pouvait aussi compter sur le ban de Croatie qui venait de se déclarer en état de guerre avec les Hongrois ; et l'on savait que ce ban entraînait les Dalmates et les Esclavons, populations belliqueuses dont le secours pouvait être d'un grand poids.

Mais se berçant ainsi d'illusions et croyant que ses volontés n'éprouveraient point d'obstacles sérieux, l'empereur fit expédier au ministère le décret contre l'université, avec ordre de le faire exécuter.

Dans la matinée du15 mai, le comte Montécuculli, considéré comme un traître à la cause du peuple, déclara la légion académique dissoute et incorporée dans la garde nationale.

Cette notification ne fut pas plutôt connue dans Vienne qu'elle y occasionna un soulèvement général ; de grands rassemblements de peuple demandèrent le retrait désordre du jour destiné à appuyer le décret de licenciement.

Cependant les troupes occupaient les principales places de la ville ; elles empêchaient même les communications avec les faubourgs, et, dans certains endroits, elles traînaient des canons. On cria à la trahison ! et l'exaspération devint générale. Bientôt on apprend qu'un bourgeois a été tué par un coup de baïonnette. Les magasins, les boutiques se ferment ; on crie aux armes ! et en un instant des barricades s'élèvent autour de l'université comme dans les rues voisines, Les ouvriers des faubourgs, après avoir enfoncé les portés, arrivent pour mettre la main à l'œuvre et fraterniser avec les étudiants. La générale bat, le tocsin sonne, la garde nationale prend position sur le Hof et sur le Graben ; tout annonce une insurrection des plus formidables.

Vers le milieu du jour, on répand le bruit que la légion académique est maintenue ; le peuple reçoit cette nouvelle avec joie, mais il n'en continue pas moins ses travaux de défense, quoique les soldats paraissent dans de bonnes intentions. A deux-heures, l'attitude du peuple était des plus décidées contre les tentatives de réaction : toute la ville inférieure était couverte de barricades. Les ouvriers de tous les faubourgs, placés sur ces retranchements, sous les ordres des étudiants et des bourgeois ; s'étaient armés de piques, dé haches, de fusils, de pistolets, etc. ; ils annonçaient hautement leur résolution de mourir plutôt que délaisser triompher la contre-révolution.

Ce fut en ce moment que le docteur Goldmarck, très-aimé des étudiants, vint leur annoncer que le ministère venait de proclamer le maintien des conquêtes des 15 et 16 mai, et qu'il ferait rentrer les troupes dans leurs casernes. Mais le peuple ne voulut pas consentir à défaire ses barricades. Ce que nous demandons, lisait-on en gros caractères sur les murs de l'Université, transformée en forteresse, c'est que la garnison quille la ville, et que le ministère garantisse formellement les conquêtes des 15 et 16 mai. On demandait en outre le retour de l'empereur, et enfin l'on exigeait que l'armée prêtât serment à la constitution.

Dans la soirée, le bruit s'étant répandu que le général Windisgraetz marchait sur Vienne, à la tête de six régiments, l'agitation devint effrayante ; de toutes parts on se mit à crier : les soldats hors la ville ! La nuit fut employée à augmenter les préparatifs de résistance. Au jour, la ville tout entière présentait l'aspect d'un bouleversement général des rues, transformées en autant de bastions retranchés. Les bruits de l'approche de Windisgraetz s'étant renouvelés, le tocsin ne cessa de sonner. On finit par être rassuré de ce côté, les nouvelles qui arrivèrent des bords du Danube annonçant que le passage de ce fleuve était impossible en présence des nombreux ouvriers occupant les ponts de Tabor et prêts à les couper. N'ayant plus de crainte du côté de l'extérieur, le peuple s'occupa de régulariser la position qu'il devait à son attitude déterminée. Un comité de salut public, composé de bourgeois, de gardes nationaux et d'étudiants, fut installé pour veiller à la sûreté de la ville, et principalement sur les droits du peuple ; et ce comité prit aussitôt la résolution de faire sortir de Vienne toutes les troupes qui n'étaient pas rigoureusement nécessaires pour le service de la place. Les portes de la ville devaient être gardées par les gardes nationale et bourgeoise, la légion académique et les soldats. Les postes dépendant du ministère de la guerre pouvaient seuls être gardés par des soldats. La sortie des troupes de la ville devait avoir lieu le plus tôt possible. Le comte Hoyos et quelques autres personnages importants devaient rester en otages pour la garantie des concessions faites au peuple les 15 et 16 mai, et de celles obtenues récemment. Quant au comte Montécuculli, considéré comme le chef de la camarilla, il se sauva, avec la plupart de ses complices, dans les rangs des soldats qui quittaient la ville, et se rendit auprès de l'empereur.

Le lendemain, 27 mai, le ministre de la guerre, Latour, et le commandant général de la garde nationale, Auersperg, quittèrent le ministère et l'état-major général. Les autres ministres restèrent pour recevoir les ordres de l'empereur. Une notification portée à la connaissance du public annonça que le comité de sûreté générale avait pleins pouvoirs pour maintenir l'ordre et la tranquillité. On devait donc s'attendre à de grandes résolutions. Les étudiants de toutes les universités entraient enfouie pour venir fraterniser avec ceux de Vienne ; des adresses de félicitation arrivaient de tous côtés à la population révolutionnaire de cette ville ; les républicains Kafner et Tinneza, tirés de prison par le peuple, étaient portés en triomphe, et enfin le vieux corps diplomatique se rendait à Insprück, sans que personne songeât à retenir ces diplomates accrédités auprès de Ferdinand[2]. On pouvait croire que la proclamation de la république à Vienne ne se ferait pas attendre.

Mais le ministre Pillersdorff, agissant encore au nom du conseil des ministres de l'empereur, crut qu'il devait profiter de l'incertitude qui régnait à ce sujet, pour engager la population dans les voies monarchiques. Après avoir demandé au comité de sûreté quelle garantie il offrait pour la sécurité personnelle de l'empereur et de sa famille, il glissa dans la proclamation annonçant la mise en accusation des personnes qui avaient été la cause des événements du 25 mai[3], une phrase adroite par laquelle l'empereur était instamment prié de retourner à Vienne aussi promptement qu'il lui serait possible ; et, dans le cas où sa santé l'en empêcherait, d'envoyer à sa place un prince de la famille impériale.

Ainsi, pendant que la capitale de l'Autriche était en fête pour célébrer sa délivrance, que les illuminations, les défilés de la garde nationale, des ouvriers, des étudiants, en présence du comité de salut public, annonçaient les résultats de cette troisième révolution, et proclamaient ; le triomphe du droit, l'empereur, la cour et cette nuée de réactionnaires réfugiés dans le Tyrol, étaient sérieusement invités à rentrer dans Vienne pour y étouffer la révolution ! On ne pouvait pas se montrer plus inconséquent !

Les gens intéressés au maintien de la monarchie firent alors courir le bruit de l'abdication de l'empereur, croyant par là réconcilier bien des gens avec la royauté ; mais il ne se trouvait dans la famille impériale personne d'assez populaire pour que cette ; abdication put produire l'effet qu on en attendait ; aussi abandonna-t-on cette idée, et l'empereur annonça son retour à Vienne.

Les graves événements dont la Bohême et principalement sa capitale furent alors le théâtre, vinrent détourner un moment l'attention, absorbée depuis longtemps par les insurrections de Vienne.

Nous avons déjà dit quelques mots du congrès que les Allemands d'origine slave allaient tenir à Prague. Les journaux s'étaient plus d'une fois occupés de la renaissance de cette race, et des hommes de talent avaient consacré leur plume à encourager ceux des Slaves qui poursuivaient la grande pensée du pensilvanisme.

Ce congrès extraordinaire s'ouvrit enfin, à Prague, le 30 mai, et présenta le spectacle inouï de membres de la même famille, habitant des contrées diverses, se retrouvant et se reconnaissant après avoir éprouvé les plus grandes vicissitudes pendant des siècles entiers.

Ce peuple, que les jésuites de la maison d'Habsbourg, par une guerre d'extermination de trente ans, réduisirent en effet du nombre de quatre millions à quatre cent mille, et des hauteurs du républicanisme fougueux et évangélique à la fange d'une superstition infâme et lâche ; ce peuple, écrivait-on de Prague, se souvient aujourd'hui qu'avant sa dernière lutte contre Habsbourg, il avait triomphé pendant vingt ans sur la maison impériale de Luxembourg, en portant le glaive et l'Évangile par toute l'Allemagne, très-abrutie alors[4].

Malheureusement les premières résolutions adoptées par le congrès slave furent hostiles à l'Allemagne, et surtout à cette héroïque ville de Vienne, qui, depuis le mois de mars, luttait avec énergie contre le despotisme. Et pourtant, ce que voulaient les révolutionnaires de Vienne était également l'objet de toutes les pensées des Slaves. Ils voulaient, avec une nationalité qu'ils avaient perdue depuis longtemps, la liberté, l'égalité, la fraternité, pour lesquelles tant de peuples s'agitaient alors.

Or, la ville de Prague, où commandait en proconsul le général prince Windischgraetz, se trouvait placée sous le joug du sabre ; ce qui ne plaisait nullement à sa population, et moins encore aux nombreux démocrates polonais, slaves et allemands qui s'y trouvaient. Depuis longtemps le général se refusait au vœu de la population, appuyé sur la loi ; ce vœu était relatif à l'armement de la garde nationale, objet de longues el de stériles négociations entre les autorités civiles et le commandant en chef militaire. Les esprits s'étaient échauffés à ce sujet. Le dimanche, jour de la Pentecôte, une dernière démarche fut faite auprès du général pour qu'il fît pourvoir à l'armement de la garde civique. Le général ayant de nouveau refusé les fusils, les canons el les cartouches qu'on lui demandait au nom de la loi, la population virile de Prague, parmi laquelle on comptait beaucoup de démocrates allemands, slaves et polonais, s'insurgea et se mit à élever des barricades. Le général ordonna qu'elles fussent démolies ; mais, au lieu de lui obéir, on en éleva de nouvelles. La garnison, qui était prête à agir, commença l'attaque des barricades, vers les quatre heures, par un feu de mousqueterie très-vif ; le canon fut employé. Le peuple, loin de lâcher pied, combattit toute la soirée, répondant au feu de la ligne par un feu nourri parti également des barricades et des maisons qui les dominaient. Six pièces de canon furent successivement engagées contre la même barricade ; elle soutint deux fois l'assaut dès troupes et les repoussa constamment, après leur avoir fait éprouver de grandes pertes. Le colonel de l'artillerie et le général Rainer furent tués dans la même rue, et tombèrent à côté de plusieurs officiers. La nuit seule mil fin à ce premier combat.

Le lendemain à midi, la fusillade recommença pour ne cesser qu'à huit heures du soir. Toute cette seconde journée l'artillerie tonna contre les retranchements, du peuple. Les troupes finirent par occuper quelques quartiers de la Aille, mais toutes les barricades étaient restées au pouvoir des citoyens. Le peuple s'accroît à chaque instant par les renforts qui lui arrivent de la campagne, écrivait-on de Prague même ; l'irritation, l'exaspération sont au comble, la boucherie affreuse. Les étudiants sont partout ; ceux de Vienne commandent les barricades ; tous ont beaucoup souffert. Le nombre des troupes appelées de tous côtés, et notamment de la forteresse de Thérésienstadt, et réunies à Prague, est évalué à vingt mille hommes.

A la suite de ces détails sur les deux premières journées, la correspondance qui nous les fournit s'exprimait ainsi :

Aucune nationalité n'est enjeu dans cette terrible affaire ; c'est tout simplement une lutte des opprimés contre, les oppresseurs, des hommes libres contre le despotisme. Allemands, Slaves de toutes les races, bourgeois, ouvriers, étudiants, forment les rangs des combattants. La population de Prague s'est divisée en deux partis : l'un, composé de la noblesse et de l'aristocratie marchande, cherche la protection des baïonnettes autrichiennes ; l'autre construit les barricades et les couvre de sa poitrine.

 

Comme on n'ignorait pas à Vienne que les insurgés de Prague étaient animés d'une grande exaspération contre le prince Windisgraetz, on se hâta d'envoyer sur les lieux le comte Mentzdorff, chargé de prendre le commandement des troupes et de mettre fin à cette lutte déplorable. Mentzdorff espérait rétablir la. tranquillité. Mais comme le peuple exigeait pour première condition que les troupes s'éloignassent de la ville, Mentzdorff, voyant sa mission manquée, remit son commandement au prince, et le combat recommença avec plus d'acharnement. Le peuple se rendit maître de l'Alstadt (vieille ville), et Windisgraetz fut enfin obligé de sortir de la ville.

Mais tout ne fut point fini ; loin de là, Windisgraetz fit aussitôt occuper les hauteurs qui dominent Prague : le mont Lorenzo, le mont Jiska, la redoute Marié furent bientôt garnis de canons, dont le feu, immédiatement dirigé sur le Clementinum, le Carolinum et le Theresianum, commença à faire les plus grands ravages. Pendant toute la journée du 15, la ville fut bombardée au point qu'il y eut peu de maisons qui ne portassent les traces des projectiles lancés par les soldats : Prague offrait le spectacle de ruines.

Bientôt les assiégeants furent renforcés par de nouvelles troupes ; ce qui leur permit d'intercepter toutes les communications de la ville avec la campagne, où le tocsin sonnait. Sommes de mettre bas les armes, les insurgés répondirent qu'ils étaient dans l'alternative de vaincre ou de mourir. Toutefois, on échangea les prisonniers, et les anciens détenus politiques furent mis en liberté.

Lorsque le soleil du 16 se leva sur la ville de Prague, quatre-vingts canons étaient en batterie pour achever de détruire ce foyer de la démocratie allemande, et un cordon de, troupes l'enlaçait dans un cercle de fer. Les assiégés avaient mis la nuit à profit pour fortifier quelques postes. Un gouvernement provisoire avait été constitué, et il avait proclamé la sainte république ; On espérait encore que le lieutenant de l'empereur ne pousserait pas plus loin le bombardement d'une des principales villes de l'empire, mais, dans la nuit même, l'ordre était arrivé de Vienne et d'Insprück d'en finir avec les rebellés.

Le bombardement recommença donc plus terrible que jamais, et, malgré leur détermination de ne point déposer les armes, les chefs du mouvement ne crurent pas devoir encourir la responsabilité d'avoir contribué à la destruction d'une cité dont les habitants venaient de donner tant de preuves de sympathie à la cause démocratique, en affrontant mille fois la mort dans cette lutte désormais inégale.

Un journal, daté de Dresde le 19 juin s'exprimait ainsi :

Les insurgés de Prague ont dû capituler. Pour sauver la ville d'une perte certaine, ils envoyèrent, dans la soirée du 16, des parlementaires au prince Windisgraetz, qui leur demanda comme otages treize de leurs chefs tchèques. Le 17, une partie de la garnison entra dans l'Alstadt, le reste stationna devant la ville, parce qu'il y avait aux environs beaucoup de paysans et de prolétaires qui voulaient venir au secours des Tchèques.

 

Comme on le pense, le congrès slave fut immédiatement dissous, et ses membres transférés loin des frontières.

Quelques jours après, un journal annonçait que le prince Windisgraetz était nommé commissaire civil et militaire de Prague. On laissait sous ses ordres trente mille hommes de troupes destinées à comprimer la ville. C'était la dictature accordée au chef que l'on considérait comme le vainqueur d'une insurrection qu'il avait provoquée par ses actes. Ainsi, la monarchie autrichienne récompensait Windisgraetz, non pas d'avoir vaincu l'insurrection, car le chef qui s'était vu forcé de quitter la ville avait été lui-même vaincu, mais d'avoir eu la barbarie de bombarder inhumainement et lâchement une population privée de canons, et qui se trouvait ainsi dans l'alternative de se soumettre, après avoir chassé les soldats, ou de voir réduire en cendres une ville grande, riche et industrieuse.

Nul doute que si le mouvement démocratique de Prague eût réussi, Ferdinand n'eût perdu sa couronne ; car Vienne se fût immédiatement prononcée dans le même sens, et la Hongrie eût profité de ces circonstances pour se constituer indépendante. L'insurrection de Prague, étouffée sous les projectiles de Windisgraetz, l'espoir et le courage furent d'autant plus rendus à la cour d'Insprück, qu'elle se montrait très-satisfaite de la conduite du cabinet français dans les affaires d'Italie, et que, d'un autre côté, elle savait qu'une année russe se concentrait sur les frontières de la Moldavie.

Par une proclamation que l'empereur adressa à ses fidèles sujets de la basse Autriche, Ferdinand annonçait que, nonobstant la constitution donnée à ses peuples, il déclarait constituante la première diète qui serait élue en vertu d'une nouvelle loi électorale[5], et promettait d'aller faire en personne l'ouverture de celle assemblée nationale, pourvu que la tranquillité, l'ordre, la paix et la conciliation régnassent dans sa capitale.

Comme il y avait encore à Vienne bien des bons citoyens qui croyaient nécessaire la présence de l'empereur, on calma leur impatience en annonçant que Ferdinand était fortement indisposé, ce qui l'empêchait de se rendre aux vœux de ses fidèles Viennois ; mais, pour suppléer à cette absence forcée, S. M. envoyait, avec de pleins pouvoirs, l'archiduc Jean, afin de gouverner en son nom jusqu'à ce qu'il plût à Dieu que lui-même pût rentrer dans sa capitale.

L'archiduc installé[6], une proclamation vint apprendre aux Viennois que cet aller ego se proposait de protéger efficacement les libertés et les droits accordés au peuple. J'ai le meilleur espoir, disait-il plus loin, de pouvoir rendre à mon gracieux empereur le pouvoir qu'il m'a confié après l'avoir fortifié par la tranquillité et le bien-être général.

On considérait assez généralement, à Vienne, l'archiduc Jean comme chargé du rôle de conciliateur entre les partis ; on ne réfléchissait pas que sa mission devait être de comprimer l'esprit révolutionnaire et démocratique qui se faisait jour partout, même dans la malheureuse ville de Prague. Aussi le vit-on caresser la garde nationale et lui faire donner du canon. et des obus, tandis que les milliers d'ouvriers qui avaient si puissamment contribué au succès de la dernière révolution, n'avaient encore généralement que des haches et des pelles, armes purement défensives. Il y avait dans ce fait, une arrière-pensée qui se manifestait assez par les poursuites dirigées contre ceux qui s'avouaient républicains, et par le renvoi du ministre Wessenberg.

Le mécontentement du parti révolutionnaire éclata par un acte du Comité de Sûreté qui eut une grande portée. Ce comité, après avoir vu son action paralysée au point d'être considéré comme n'existant plus, se manifesta tout à coup par une déclaration, votée à la presque unanimité des suffrages, portant que le ministre Pillersdorff trahissait la cause de la liberté. Cette déclaration, appuyée par la presse tout entière, moins le journal officiel, encouragea le parti de la révolution. Le lendemain, 8 juillet, l'association démocratique se rendit auprès de l'archiduc pour demander le renvoi du ministère. Les circonstances étaient difficiles ; on pouvait craindre un soulèvement ; aussi l'archiduc accueillit favorablement la demande des démocrates. Le ministère fut renvoyé, et M. Dobelhof, présenté par l'association, fut chargé d'en former un nouveau. La cause principale de cette révolution des portefeuilles fut le mécontentement des ouvriers, que l'on avait irrités par le renvoi de beaucoup d'entre eux, et par la réduction de leurs salaires.

Ce fut dans ces circonstances que l'assemblée nationale constituante se réunit à Vienne. Les révolutionnaires virent avec plaisir que le côté droit n'était occupé que par quelques députés galliciens, tandis que l'extrême gauche paraissait très-nombreuse.

En présence de ce résultat démocratique des élections de l'Autriche, les réactionnaires voulurent tenter d'enrayer le progrès des idées nouvelles. A cet effet ils firent afficher des placards dans lesquels on demandait la dissolution du comité de sûreté, sous prétexte qu'en présence de l'assemblée réunie, cette sorte d'assemblée ne pouvait être réunie plus longtemps. Comme la réaction s'appuyait sur les militaires, elle avait assigné aux officiers le rôle d'aboyeurs contre la mauvaise presse, rôle dont : bien de ces militaires s'acquittèrent dans tous les lieux publies où ils allaient traîner leurs sabres. En même temps, on faisait courir le bruit de l'arrivée à Vienne de Windisgraetz, le boni-, bardeur de Prague, et l'on ne craignait pas de dire hautement qu'une dictature militaire pourrait seule mettre un terme aux agitations incessantes de la ville.

Toutes ces menées devaient nécessairement aboutir à une levée de boucliers de la part des réactionnaires et des militaires. Mais le peuple et la garde nationale ne donnèrent pas le temps aux aristocrates de mettre leurs projets à exécution. Dans la journée du 14 juillet, qui fut celle delà crise, les jeunes gens, les ouvriers et même la garde nationale se levèrent instantanément comme un seul homme. Des cartouches furent distribuées, de fortes patrouilles circulèrent dans tous les quartiers, et l'on visita même les campagnes, parce qu'on disait que de nombreux soldais y avaient été amenés. Un tel appareil de forces et l'attitude du peuple firent sans doute réfléchir les officiers qui s'étaient laissé entraîner par les réactionnaires civils. Ils firent même une sorte d'amende honorable, car, le lendemain, on vil de nombreux officiers de la ligne fraterniser solennellement avec les officiers de la garde nationale.

L'avortement de cette conspiration réactionnaire eut pour résultat de consolider le comité de sûreté ; il déclara qu'il ne se dissoudrait point tant que l'assemblée nationale ne lui en donnerait pas l'ordre. Ce comité, création des journées des 15 et 16 mai, était, à bon droit, considéré par les patriotes viennois comme le palladium de la révolution ; aussi sa déclaration fut-elle accueillie avec enthousiasme par tous les révolutionnaires.

Trois jours après, l'Autriche apprenait quelle avait un nouveau cabinet, dans lequel figuraient le baron de Wessenberg, le baron Dobelhof, le docteur Bac et autres ministres considérés comme dévoués a la cause de la liberté.

Considérant que les vœux et les besoins de la patrie se réunissent avant tout dans l'affermissement de la liberté conquise, portait, la déclaration officielle du nouveau cabinet, le ministère reconnaît pleinement la nécessité de faire jouir toutes les provinces de la monarchie ides avantages de la liberté constitutionnelle, et, en conséquence, un de ses premiers actes sera de prendre toutes les mesures nécessaires pour atteindre ce but. En même temps, le ministère est entièrement convaincu que l'Autriche, comme sentinelle frontière de la civilisation européenne, doit rester grande, unie et forte ; mais pour que l'idée de la grandeur et de l'unité de l'Autriche, jointe à toutes les garanties de la liberté politique et nationale, devienne une vérité, il faut que le ministère ne fasse pas seulement des réformes politiques, mais encore des réformes administratives les plus étendues[7].

 

Malgré les promesses du nouveau cabinet, on ne tarda pas à l'accuser de vouloir marcher sur les traces de son prédécesseur. En effet, une mésintelligence éclata presque aussitôt entre ce ministère d'une part, le comité de sûreté et les clubs démocratiques de l'autre côté, et à la suite de ce désaccord, l'association démocratique fut dissoute.

Les révolutionnaires jetèrent les hauts cris. L'association adressa au comité de sûreté une protestation énergique contre sa dissolution, et se fit appuyer par la légion académique. De nombreuses adhésions lui arrivèrent aussi de tous côtés ; on lui envoya même des députations, qui engagèrent les membres de l'association à ne pas se considérer comme empêchée dans ses patriotiques travaux. Le peuple se montrait de nouveau agité, et les nouvelles qui arrivaient d'Insprück n'étaient pas de nature à pouvoir le calmer. On disait que l'empereur était mécontent de l'administration de l'archiduc Jean, et qu'il avait blâmé surtout la nomination du nouveau ministère. On assurait encore que Ferdinand, encouragé par la camarilla et par l'ambassadeur de Russie, voulait nommer un conseil de régence et changer encore une fois son cabinet ; et comme il s'obstinait à ne pas vouloir revenir à Vienne, le ministère, avant de donner sa démission, fit voter à l'assemblée une adresse pour solliciter son retour.

Quoique les démocrates se tinssent en dehors de toutes ces sollicitations, ils n'en suivaient pas moins les résultats avec anxiété. Ils voyaient les esprits très-irrités contre l'empereur, et ils ne doutaient pas qu'on marchait vers une catastrophe. Si l'empereur ne se rend pas au vœu que va lui exprimer la députation de l'assemblée nationale, disait un journal de Vienne ; si sous huit jours on n'obtient pas un résultat satisfaisant à cet égard, le gouvernement provisoire sera proclamé ; car tout est prêt, tout est prévu ; le ministère se retirera et l'assemblée nommera un gouvernement.

En présence de ces dispositions bien arrêtées dans l'esprit de tout le monde, l'empereur, mieux conseillé, prit enfin le parti de retourner à Vienne avec sa cour. Il y arriva le 12 août ; mais l'accueil réservé qu'il reçut dans cette capitale lui fit prendre la résolution d'aller résider à Schœnbrunn, où il parut vivre étranger aux affaires publiques.

Le vieil empereur, tombé en enfance, disait un journal sous la rubrique de Schœnbrunn, se promène avec l'écharpe nationale allemande, sans escorte, sans cour, sans étiquette ; il salue les Viennois du sourire de l'idiotisme, indifférent à ce qui se passe autour de lui, heureux seulement et étonné de se voir caressé ; tandis que dans la grande ville, prolétaires et démocrates minent son trône par un travail incessant.

S'il était exact de dire que l'empereur était devenu étranger aux affaires, il n'était pas moins vrai que la camarilla s'agitait dans l'ombre pour amener une contre-révolution avec le secours des militaires.

L'armée était en effet l'ancre de salut de la monarchie autrichienne, et les efforts des réactionnaires avaient pour but incessant d'entretenir la mésintelligence entre les troupes et les populations. Malgré le simulacre de fraternisation, la haine des officiers pour les démocrates devenait chaque jour plus profonde. Elle se fit jour dans un grand dîner militaire qui eut lieu à Prague. Ce repas, semblable en tout à celui de l'orangerie de Versailles, du 1er octobre 1789, fournit aux officiers autrichiens l'occasion de mettre à nu leurs sentiments. On y lut des vers intitulés : Voix d'avertissement. Attendez que nous ayons fini en Italie, y disait-on ; nous nous rendrons alors à Vienne, où nous nous vengerons de l'affront que nous ont fait les étudiants et la garde nationale..... Nous rendrons à notre empereur son sceptre brisé, car, hors de l'absolutisme, point de salut.

En même temps que les militaires exhalaient ainsi leurs prétendues rancunes contre les révolutionnaires, les chefs civils de la réaction s'efforçaient d'engager la garde nationale dans, un conflit contre le peuple et surtout contre les ouvriers, devenus turbulents à la suite des décisions relatives aux salaires. Le 19 août, l'empereur passa une grande revue de cette garde nationale, au milieu de laquelle on fit défiler les troupes. Les réactionnaires ayant été satisfaits de l'accueil fait à Ferdinand, crurent que le moment était favorable à leurs vues.

De ce moment, on s'attendit à une levée de boucliers de la part des royalistes ; l'agitation ne cessa de régner dans la ville. Il fallut déployer des forces pour maintenir la tranquillité. Les démocrates s'apercevaient que le grand parti révolutionnaire se fractionnait, et que les bourgeois de la garde nationale semblaient revenus à leurs vieilles déférences pour le pouvoir. Toute la journée du 12 août, cette garde bourgeoise fut chargée de contenir l'irritation des ouvriers ; elle y réussit sans effusion de sang.

Mais Je lendemain ceux-ci promenèrent dans les principaux quartiers de la ville, un mannequin représentant le ministre des travaux publics Schwartzer ; et pour qu'on ne se méprît pas sur le caractère de leur manifestation, ils placèrent cinq kreutzers dans la bouche du mannequin, faisant ainsi allusion à l'arrêté qui fixait à cinq kreutzers le prix de la journée de travail. Les réactionnaires, à l'affût des occasions, lancèrent contre ces promenades tumultueuses, mais au fond inoffensives ; d'abord la garde municipale qui, par son zèle outré, provoqua un conflit, et amena sur les lieux la garde nationale. Des ouvriers jusque-là tranquilles accoururent au secours de leurs camarades. On en vint plusieurs fois à des engagements sanglants, qui, suivant l'opinion publique, disait la correspondance de Vienne, auraient pu être évités. Beaucoup de victimes tombèrent. Les gardes municipaux, les cuirassiers et la garde nationale parvinrent enfin à faire régner l'ordre.

Ainsi que cela se voit toujours en pareil cas, le pouvoir se hâta de profiler de ces déplorables événements pour frapper les libertés publiques. Le ministère chancelant, et menacé de céder la place aux disciples de Metternich, déclara que le comité de sûreté était dissous, de même que toutes les autres commissions extraordinaires nées de la révolution du mois de mai. Le pouvoir, assuré dès lors du concours collectif de la garde nationale, considéra la révolution comme vaincue.

En effet, la journée du 23 août avait été, pour les révolutionnaires de Vienne et de l'Autriche, ce que la journée du 16 avril 1848 fut pour la démocratie française ; un grave échec, amené par des démonstrations d'ouvriers mal appréciées, et que les menées de la réaction avaient fait dévier.

 

 

 



[1] Voyez, à ce sujet, les chapitres XV et XVI du tome 1er, et V du tome 2, de la présente Histoire de la Révolution de 1848.

[2] Les diplomates qui se rendirent à Insprück furent les ambassadeurs de Russie, de Prusse, des Pays-Bas, de Danemark, et le nonce du pape.

[3] Le comte Brenner, le baron Pereira, les professeurs Hye et Endlicher, furent décrétés d'accusation pour avoir agi de complicité avec le comte Montécuculli, dans le but de désarmer la population d'abord, afin de livrer plus sûrement le peuple à la domination des troupes impériales.

[4] Nous publions, aux pièces justificatives de ce 3e volume de l'Histoire de la Révolution de 1848, la lettre aussi curieuse qu'originale écrite au journal la Réforme, par un correspondant qui venait d'assister à ce congrès slave.

[5] Le club démocratique de Vienne venait de demander au ministre Pillerdorff le suffrage direct pour l'élection des membres de l'assemblée nationale ; mais ce ministre avait refusé.

[6] A peine fut-il installé à Vienne, qu'on apprit que l'assemblée nationale de Francfort venait de l'élire vicaire de l'empire. Ces fonctions n'étaient que provisoires et jusqu'à la constitution définitive de l'Allemagne, qui, en ce même moment, marchait à pleines voiles vers la démocratie.

[7] Par ces mots : Réformes administratives, évidemment le ministère autrichien n'entendait pas seulement parler de modifications apportées dans l'administration proprement dite, mais encore d'améliorations sociales, telles que les réclamaient les socialistes de la France.