HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE XI

 

 

Politique du pape. — Sanglants évènements de la ville de Naples. — Les troupes napolitaines devenues suspectes. — Combats soutenus par Zucchi, Durando, Zambeccari, etc. — Abandon des villes de terre ferme. — Renforts envoyés aux Autrichiens par le Tyrol. — Alarmes du gouvernement provisoire de Milan. — Grands événements de Vienne. — Charles-Albert ne sait pas en profiter. — Mazzini à Gênes et à Milan. — Il y crée l'Italia del popolo. — Il rallie tous les républicains. — Les Italiens commencent à tourner leurs regards vers la France. — La république française tombée entre les mains des réactionnaires. — Reproches que la postérité adressera à Charles-Albert. — Mouvements de l'escadre sarde. — Défection de l'escadre napolitaine. — Charles-Albert se dispose enfin à passer l'Adige. — La reddition de Vicence change ses projets. — Désastres de cette capitulation. — Les circonstances deviennent critiques. — Inaction de l'armée piémontaise. — Les Vénitiens sollicitent les secours de la France. — Détermination des Romains pour continuer la guerre. — Les chambres piémontaises se prononcent dans le même sens. — L'Autriche annonce aussi la résolution de continuer la guerre. — Les journaux poussent les gouvernements aux derniers efforts. — Invasion de Ferrare par les Autrichiens. — Effet produit par cette nouvelle à Paris et à Rome. — On parle de Rossi pour premier ministre du pape. — Radetzki attaque les lignes piémontaises. — Combats des 23, 24, 25 et 26 juillet. — Les Piémontais sont repoussés de toutes leurs lignes. — Charles-Albert traître ou incapable. — Effets produits dans toute l'Italie par la déroute de l'armée piémontaise. — Milan, Turin, Gênes, Florence, Livourne, Modène, Rome. — Ce désastre exalte toutes les têtes. — Radetzki poursuit Charles-Albert sans relâche. — L'armée piémontaise à Milan. — Combat de la porte Romaine. — Trahison de Charles-Albert. — Désolation et émigration des Lombards. — Situation de la France. — Interpellations sur les affaires d'Italie. — Honteuse réponse du ministre. — Plaidoyer du représentant Baune en faveur des Italiens. — Les réactionnaires demandent l'ordre du jour. — Le gouvernement français abandonne l'Italie à l'Autriche. — Armistice obtenu par Charles-Albert.

 

Tandis que Charles-Albert compromettait la cause de l'Italie par ses intrigues personnelles, et qu'il négociait ouvertement l'abandon de Venise à l'Autriche, il se passait à Rome des choses non moins funestes pour la révolution italienne. Pie IX, après s'être longtemps fait prier pour proclamer la guerre sainte contre l'Autriche, s'était laissé entraîner par les diplomates et le parti rétrograde dans des négociations qui furent loin de rassurer les patriotes romains. Son cabinet traitait avec l'Autriche, pendant que les Romagnols se battaient contre Nugent.

D'un autre côté, le Bourbon de Naples venait encore une fois de déchirer la constitution récemment octroyée et de fausser ses serments de la manière la plus indigne. La ville de Naples, mise à feu et à sang par les troupes royales et par les lazzaroni, avait tout à coup passé du régime constitutionnel au régime du sabré. L'état de siège, avec toutes ses rigueurs, pesait sur la population patriote ; et l'on ne pouvait plus mettre en doute que Ferdinand ne s'entendit secrètement avec l'empereur d'Autriche pour faire une diversion en faveur de Radetzki, au moment où les renforts, conduits à ce maréchal par Nugent et par Welden, entreraient en ligne[1]. Voyant qu'une trahison se préparait de ce côté, les patriotes furent obligés de se tenir en gardé contre les mouvements que pourraient faire les 15 à 10 mille Napolitains arrivés dans les marches, occupant Ancône, Macérata, Bologne, en attendant les ordres de leur roi. Ainsi, les secours que l'Italie avait d'abord obtenus du cauteleux Ferdinand ne furent jamais d'aucune utilité à la cause de l'indépendance, et ils ne tardèrent pas à devenir un embarras pour les révolutionnaires qui marchaient franchement.

Combien les patriotes italiens ne durent-ils pas regretter, en ce moment fâcheux, d'avoir songé à faire cause commune avec des rois ! S'ils eussent refusé leur concours intéressé quand il ne fut pas dangereux ; s'ils avaient confié la cause de la patrie aux peuples seuls, nul doute que les peuples ne l'eussent fait triompher.

Avec quel courage les volontaires vénitiens, romagnols, etc., ne résistaient-ils pas aux forces que l'Autriche envoyait en Italie ! Depuis que ces forces s'étaient présentées sur l'Isonzo et qu'elles avaient attaqué Udine, il ne s'était pas passé un seul jour sans que les patriotes, que commandaient Zucchi, Durando, Ferrari, Silvio Zambeccari, etc., ne fussent aux prises avec les soldats de 3Nugent. C'était en combattant qu'ils avaient été successivement forcés de se retirer du Tagliamento sur la Piave et la Brenta, défendant, autant que cela leur était possible, les villes qui se trouvaient sur la route des renforts autrichiens. Vainement ces volontaires avaient-ils retardé la prise d'Udine, de Trévise, de Bellune, de Vicence ; vainement encore avaient-ils trouvé de nombreux auxiliaires dans les Italiens du Frioul, les régiments disciplinés, pourvus d'artillerie, de cavalerie et de munitions, que l'Autriche envoyait en Italie, finirent par repousser tous ces braves jeunes gens, et il ne resta, dans toutes les contrées comprises entre l'Isonzo et l'Adige, que Palma-Nuova, au pouvoir des patriotes. Zucchi s'était enfermé dans celle place ; on espérait qu'il pourrait la conserver jus-, qu'à ce que les patriotes fussent en mesure de reprendre l'offensive, ou jusqu'à l'arrivée des Français !

Pendant que les révolutionnaires italiens étaient ainsi forcés d'abandonner les villes de la terre ferme à un ennemi supérieur, conduit par le général Nugent, le maréchal Welden formait dans le Tyrol, entre Gortz et Villach, un corps d'armée de 16 bataillons, de 14 escadrons et de 8 batteries, pour aller renforcer Radetzki. Ainsi, ce dernier général, qu'on avait vu naguère aux abois dans son camp de Vérone, n'ayant pour toute armée que quinze à dix-huit mille hommes, désorganisés et démoralisés, allait, par les fautes successives de cet allié entre les mains duquel les Lombards avaient remis les destinées de leur pays, se trouver bientôt en état de reprendre l'offensive contre l'armée piémontaise, et faire payer cher au roi du Piémont les ambitieuses prétentions qui lui avaient fait négliger la guerre. Qu'importait à l'Autriche que Charles-Albert eût fait enregistrer par son parlement l'annexion des duchés à son royaume ; que lui importait encore qu'il eût obtenu l'adhésion d'une foule de municipalités à son projet de royaume de l'Italie septentrionale ? Le vieux Radetzki, qui s'était frotté les mains, en voyant la guerre des rois substituée à la guerre des peuples, se promettait bien de renvoyer prochainement au pied des Alpes son impuissant ennemi. Radetzki différait afin de jouer à coup sûr ; bien convaincu que Charles-Albert ne tirerait aucun parti ni de la bravoure de son armée, ni de son impatience à attaquer, ni enfin de l'enthousiasme qui s'était emparé de tous les Italiens.

Déjà l'on apprenait que les Autrichiens avaient jeté des vivres et des hommes dans Vérone, ce qui ôtait tout espoir de réduire les troupes qui se trouvaient dans cette place. Il fallait donc courir les chances d'une bataille, lorsqu'on avait eu la possibilité de laisser Vérone sur les derrières et d'empêcher l'approche de tout renfort. Les choses en étaient venues au point qu'il fallait être ou aveugle ou vendu à l'Autriche pour ne pas s'alarmer. Le gouvernement provisoire de Milan eut enfin le courage d'envoyer demander à Charles-Albert des explications sur son inaction en présence d'un ennemi actif. Une députation, composée de quatre membres de ce gouvernement, se rendit au quartier général de Somma-Campagna, où. Charles-Albert semblait avoir élu domicile. Ces commissaires avaient pour mission de voir par eux-mêmes l'état des choses et de sonder les intentions de ce prince. Sa réponse fut qu'il ne déposerait les armes que lorsque les Autrichiens auraient évacué l'Italie. On s'en contenta, quelque ambiguë qu'elle fût, et les intrigues royales continuèrent en Lombardie. Charles-Albert paraissait compter beaucoup plus sur les embarras intérieurs de l'Autriche que sur son épée.

En effet, il venait de se passer à Vienne des événements de la plus haute gravité.

A la suite d'un mécontentement général produit par la dissolution du comité politique de la garde nationale de cette ville, les bourgeois, les étudiants et les ouvriers s'étaient entendus, dans des assemblées populaires, pour porter à l'empereur une pétition demandant :

1° La révocation de l'ordre du jour qui avait dissous le comité politique ;

2° La révocation de la loi électorale et la promulgation d'une nouvelle établissant une chambre unique ;

3° La sortie des militaires de la ville. Ils ne devaient occuper les portes que conjointement avec la garde nationale.

Le peuple parlait en maître. Il fut obéi. Le même jour, le ministère de l'intérieur fit afficher un avis portant que l'ordre du jour de la garde nationale du 13 mai était retiré, et que les deux autres points de la pétition étaient accordés.

Mais le ministère ayant donné sa démission, le peuple crut avoir compris qu'on n'avait cédé qu'aux circonstances, et qu'il se préparait une réaction. On fit des barricades contre la troupe ; tout le monde s'arma, et le château impérial fut comme assiégé durant toute la journée du 17 mai.

Mais dans la nuit, l'empereur, l'impératrice et l'archiduc François-Charles, quittèrent Vienne et prirent la route du Tyrol.

Ce fut là une nouvelle fuite à Varennes. Le ministère s'empressa de l'annoncer à la population, ajoutant que ne connaissant pas les motifs et les circonstances de ce voyagé de la famille impériale, il avait cru devoir envoyer, sur la route d'Insprück, le comte Hoyos, commandant en chef de la garde nationale, et le président Wilezek, chargés de connaître les motifs de cette détermination.

Comme on le pense, la ville de Vienne fut très-agitée de cette fuite ; mais le parti populaire, au lieu de s'en alarmer, en prit occasion pour émettre le vœu d'une alliance avec la république française, et même avec l'Italie.

La situation de Vienne n'était pas encore la république ; on pouvait y arriver facilement, et sans nouvelles secousses, si la population eût été généralement préparée à cet ordre de choses. Mais un peuple ne passe pas tout à coup de la servitude à la liberté ; la peur de se lancer dans l'inconnu, le fait toujours regarder en arrière. S'il se décide à franchir le Rubicon, soyez sûr qu'il cherchera encore à reconstruire l'édifice avec les vieux matériaux qu'il à tout prêts sous sa main. Les révolutionnaires de Vienne avaient trouvé un ministère d'intérim tout formé ; ils lui laissèrent le pouvoir. Le ministère s'empressa de conférer une sorte de dictature au comte Montecuculli, qui s attacha à prendre des mesures pour rétablir l'ordre dans la capitale. Les citoyens furent invités à fermer leurs portes au premier bruit d'émeute dans la rue, et l'on annonça qu'en cas de rassemblements dangereux, la loi martiale serait proclamée. C'était la contre-révolution s'emparant des forces populaires pour les désorganiser. — Mais les étudiants, unis à la garde nationale, crûrent nécessaire de nommer bientôt un comité de salut public, et lui firent conférer par la municipalité les pouvoirs les plus étendus.

Quoiqu'il fût déjà aisé de prévoir que la révolution de Vienne avorterait faute d'hommes capables de la pousser à ses limites naturelles, les événements de cette capitale de l'Autriche auraient pu être d'un grand secours à la cause italienne ; ils mettaient la monarchie autrichienne dans la nécessité d'arrêter ses envois de troupes au secours de Radetzki, pour ne pas perdre ses Etats héréditaires, au moment ou la Bohême et la Hongrie menaçaient l'empire d'une séparation complète. Aussi le vieux maréchal, enfermé dans Vérone, maudissait-il cette terre italique qu'il était chargé de défendre : Pour ne pas savoir perdre la Lombardie, s'écriait-il, nous perdrons l'empire ! Et cette prédiction eût pu se réaliser si, à Vienne comme à Milan, la cause du peuple fût tombée dans des mains capables de la faire triompher..

Mais Charles-Albert ne sut tirer, d'autre parti de ces circonstances si imprévues et si favorables que celui d'activer ses négociations diplomatiques : il se flattait que l'empereur d'Autriche ne s'était rapproché de l'Italie que pour sauver une partie du royaume Lombardo-Vénitien, trop heureux d'en être quitte à ce prix.

Tandis que Charles-Albert se félicitait du succès de ses intrigues, et que chaque jour les feuilles à sa dévotion enregistraient des adhésions, puis des incorporations à on royaume de Sardaigne, le chef de la Jeune Italie, Mazzini, venait se mettre en travers des projets royaux.

En débarquant à Gênes, l'illustre proscrit avait senti son âme navrée de douleur en présence de ce qui se passait en Italie. Dans une adresse à ses compatriotes, il leur recommanda de bien réfléchir avant de se donner un roi. Mais telle était alors l'influence qu'exerçaient partout les hommes dévoués à Charles-Albert, que l'adresse du patriote unitaire fut brûlée à Gênes même, aux cris de vive le roi !

Mazzini ne se découragea pas, il se rendit à Milan, où il publia le journal l'Italia del popolo, destiné à rallier tous les démocrates italiens, et à combattre à outrance les intrigues royales en même temps que celles de la diplomatie. Mazzini eut la douleur de ne pas se tromper sur le sort que ces misérables intrigues préparaient à l'Italie !

Sous l'inspiration de ce patriote pur et éprouvé, les idées de répulsion que Charles-Albert avait fait inculquer partout contre le concours de la France, firent place à une politique mieux entendue ; l'on commença sérieusement à solliciter la coopération des baïonnettes françaises, malgré les efforts de l'ambassadeur sarde à Paris. Venise émit solennellement ce vœu, qui eût pu être salutaire quelques mois auparavant. On ne parlait plus en Lombardie, que de la prochaine apparition des phalanges de la république française.

Hélas ! en ce même moment, la république était tombée entre les mains des réactionnaires, qui se seraient bien gardés d'envoyer en Italie les régiments qu'ils avaient dû agglomérer autour de Lyon et de Paris ! Et d'ailleurs, il n'y avait plus rien de commun entre les hommes qui dirigeaient les affaires de la France et les populations révolutionnaires de l'Italie.

Néanmoins, les patriotes italiens espéraient encore ; ils espéraient toujours ; ils ne pouvaient pas comprendre que la république française oubliât ses principes et son intérêt au point de permettre une restauration autrichienne en Lombardie. On se flattait que lorsque le danger serait bien démontré à la France, elle se déciderait enfin à passer les Alpes ; la confiance dans les armes de la république était telle, que les populations du Frioul et déterre ferme, envahies par le général Nugent malgré les efforts des volontaires patriotes, ne doutaient pas de leur prochaine délivrance, non par les Piémontais, mais par les Français.

La postérité croira difficilement qu'une armée piémontaise composée de plus de soixante-cinq mille braves, appuyée sur cinquante à soixante mille volontaires enthousiastes, sinon disciplinés militairement, soit restée en face d'une autre armée démoralisée et presque désorganisée d'abord, ne comptant pas plus de quarante à quarante-cinq mille hommes en tout, renfermés dans trois places fortes, mal approvisionnées, et que cette armée royale, disons-nous, ait passé toute une belle saison, sans oser rien entreprendre contre ce faible ennemi ; la postérité aura de la peine à croire que plus de cent vingt mille hommes aient ainsi été impuissants pour empêcher, les renforts rassemblés avec tant de peine par l'Autriche, de pénétrer jusqu'à Vérone ; et qu'en présence d'une armée tout entière campée sur les bords de l'Adige, et éclairée par les nombreux corps de volontaires, ces renforts aient successivement traversé des contrées populeuses insurgées contre eux, pour aller se joindre aux garnisons de Vérone et de Mantoue, et les mettre à même de reprendre l'offensive[2]. La postérité ne croira jamais à tant d'impéritie, et elle ne pourra expliquer l'inexplicable conduite du roi Charles-Albert que par une trahison des intérêts dont l'Italie lui avait confié la défense.

En effet, on lisait dans une feuille royaliste que Charles-Albert n'entreprendrait rien de sérieux qu'après avoir été proclamé roi à Milan. Cet aveu explique toute sa conduite depuis son entrée en Lombardie. Devenir le roi de l'Italie septentrionale pour prix de sa seule présence sur l'Adige, telles avaient été ses stipulations secrètes avec les meneurs de cette intrigue.

Mais les événements marchaient plus vite que sa candidature ; et les renforts autrichiens étaient arrivés avant son couronnement ; ce qui faisait dire à un journal français :

Charles-Albert va être proclamé roi à Milan. Il est à craindre que l'un des premiers ; boulets de Radetzki n'emporte la couronne du front de l'ambitieux. Le peuple la ramassera ; et cette fois, ce sera pour la poser sur la tête de l'Italie.

Charles-Albert avait, à Gênes, une marine militaire bien supérieure à celle que l'Autriche entretenait à Trieste et dans l'Adriatique ; cette marine, dont les équipages génois étaient reconnus pour de bons et braves patriotes, s'était recrutée de l'escadrille de Venise ; et tous ensemble, ces bâtiments, auxquels s'était jointe la flottille napolitaine, dominaient tellement dans le golfe, que l'escadre autrichienne avait été forcée de rentrer à Trieste.

Tout à coup on apprend que les bâtiments de guerre italiens, au nombre de trente-huit navires, se sont présentés devant Trieste. L'alarme est dans la ville ; on ne sait pas ce qui peut arriver, car la flotte italienne n'a qu'à vouloir pour s'emparer de cette riche colonie ; ou tout au moins des bâtiments de guerre autrichiens qui s'y trouvent. Déjà le ministre Pareto, annonce à la chambre des députés de Turin, qu'avant vingt-quatre heures, il lui apportera la nouvelle de la prise ou de l'incendie de Trieste.

Mais partout nous retrouvons le génie étroit de Charles-Albert. Sa marine peut faire un brillant coup de main. Au grand étonnement de tout le monde, elle se borne à faire des sommations ridicules, et lève l'ancre sans avoir tiré un seul coup de canon. C'en fut assez pour désaffectionner tous les marins génois ; et l'on sait combien on eut ensuite de la peine à leur faire abandonner Venise.

Heureusement pour ce roi, la reddition de Peschiera et quelques avantages obtenus par ses troupes à Goïto, avantages qu'on fit sonner bien haut, vinrent affermir sa candidature à la couronne de fer, en même temps que celle de son fils, le duc de Gênes, au trône sicilien semblait une affaire réglée.

Mais cette dernière promotion avait eu pour résultat de brouiller le roi de Naples avec le roi de Sardaigne ; et l'on s'aperçut, pendant le combat de Goïto, que beaucoup de soldats napolitains, chargés de soutenir les volontaires toscans, qui avaient beaucoup souffert avant l'arrivée des Piémontais, s'étaient réunis aux Autrichiens.

En même temps l'escadre napolitaine avait reçu l'ordre de quitter celle de Sardaigne et de repasser le détroit. La défection du roi de Naples était évidente. Néanmoins une partie de ses troupes placées sous les ordres immédiats du général patriote Pepe, combattirent encore sous les murs de Vicence et de Padoue ; forcées de se retirer, elles allèrent s'enfermer dans Venise, où l'illustre général lutta avec un courage homérique jusqu'à la reddition de cette glorieuse cité.

Charles-Albert avait eu si peu de souci du sort des villes vénitiennes et des corps de volontaires qui s'y étaient portés, qu'il les avait tous laissé battre et presque détruire sans leur envoyer un seul bataillon de ligne pour les secourir. Ce ne fut qu'au moment où le général Ferrari était rappelé à Rome, où Durando, hors de combat, se mordait les mains de désespoir, où les Toscans se retiraient battus, et où Pepe, forcé d'abandonner Padoue, se réfugiait sans forces dans Venise menacée, qu'on vit ce roi faire quelques dispositions pour passer l'Adige dans le but d'aller secourir Vicence.

Les dispositions ont été prises, dit son bulletin, pour réunir toute l'armée, le matériel des ponts, les vivres et les munitions dans la direction de l'Adige, dans le but d'éloigner l'ennemi de Vicence — le départ du maréchal Radetzki de Montagnana pour Vicence étant connu —, et de courir à l'aide de la ville menacée.... L'armée était sur les bords de l'Adige et toute préparée à jeter des ponts, lorsque la nouvelle de la prise de Vicence lui est parvenue... Le mouvement de notre armée a obligé le maréchal à rentrer à Vérone avec une partie considérable de ses troupes ; et S. M., dont le quartier général avait été transporté à Alpo, a ordonné que l'armée reprendrait ses premières positions le long du Mincio ; ce qui a été exécuté avec le plus grand ordre.

 

Qui ne voit, dans les explications mensongères données par S. M. dans ce bulletin de son chef d'état major l'intention manifeste de se disculper d'avoir laissé prendre Vicence, Bassano, Padoue, Rovigo, etc., sous les yeux de l'armée piémontaise indignée elle-même de ce qui se passe autour d'elle, et de tromper l'Italie sur sa position ? La voilà, cette armée, qui occupait naguère les fortes positions de Rivoli et de la Corona, forcée de reculer sur le Mincio, sans avoir rien entrepris de marquant que cette velléité tardive d'aller secourir Vicence !

Lorsqu'une armée piémontaise de réserve aura été organisée, disait la Gazette piémontaise, on rompra la ligne de l'ennemi pour voler au secours des provinces vénitiennes. En attendant on les laissait prendre.

Mais tout est avoué par les projets de loi que présente le ministre de Charles-Albert à son parlement : il lui faut une levée extraordinaire de six mille hommes, indépendamment de l'appel sous les drapeaux de la classe de 1818, destinée à remplacer les douze mille hommes qui se sont obligés à ne pas combattre pendant trois mois par suite du traité de Vicence.

On sut bientôt que l'armée napolitaine allait retourner chez elle, et que Trévise s'était rendue après une courte défense.

Les circonstances devenaient des plus critiques, et pourtant Charles-Albert restait dans la même inaction. Il se bornait à publier dans son journal officiel le projet de loi pour la réunion à son royaume de la Lombardie des provinces de Padoue, Vicence, Trévise et Rovigo, qu'il n'avait pas eu le courage de défendre. — Le gouvernement provisoire de Milan s'émut d'une pareille situation. Il adressa aux Lombards une proclamation dans laquelle il faisait appel à toutes leurs sympathies et à tous leurs efforts pour la cause italienne menacée à Venise.

Les volontaires de la garde nationale de la Lombardie et les Napolitains restés dans le pays vénitien, disait-il, aideront Venise à résister aux barbares. Palma-Nuova, héroïquement défendue par nos vétérans de la liberté, est inexpugnable....

Mais les Vénitiens, au risque de déplaire à l'épée de l'Italie, commencèrent à croire qu'il n'y avait de salut pour eux qu'en obtenant le concours des armes de la république française. Et cette fois, le gouvernement français fut prié formellement d'envoyer une armée au secours de l'indépendance italienne.

Quelques jours après, la Gazette de Milan contenait l'article suivant, qu'on pouvait considérer comme officiel :

Les circonstances sont graves ; le peuple italien ne manquera pas à ses devoirs. Mais si, après l'abandon des provinces vénitiennes à l'exécrable armée autrichienne, le peuple italien ne suffisait pas seul à sa tâche, qu'il n'hésite pas à faire appel à la France. Toute autre considération disparaît devant le danger présenté par l'exécrable Autrichien.

 

En même temps que les Lombards et les Vénitiens revenaient à la seule politique salutaire pour la cause de la liberté, la chambré des députés de Rome adoptait une proposition faite par Sterbini, ayant pour objet de demander que la guerre fût continuée par tous les moyens possibles. En même temps l'assemblée votait des remercîments aux milices vaincues à Vicence, et fermait les portes de Rome aux fuyards qui avaient abandonné le poste d'honneur.

Enfin, les deux chambres piémontaises venaient de se prononcer aussi pour la continuation de la guerre. Peut-être cette décision ne plaira-t-elle pas à Charles-Albert, faisait observer une feuille italienne ; il sacrifierait volontiers une partie de l'Italie pourvu que l'Autriche lui assurât le Milanais ; mais le patriotisme italien confondra ses vues égoïstes.

Toutes ces résolutions devenaient nécessaires, car, d'un côté, Venise se trouvait déjà bloquée ; tandis que plus loin la forteresse de Palma-Nuova tombait au pouvoir des Autrichiens, qui s'ouvraient ainsi la roule la plus directe pour recevoir de nouveaux renforts.

Du côté de l'Adige et du Mincio, les affaires périclitaient chaque jour davantage sans que Charles-Albert parût s'en apercevoir. Les Autrichiens menaçaient de tourner la droite de l'armée piémontaise par Rovigo, et de prendre ainsi Charles-Albert entre deux feux. Tous les jours les postes piémontais qui gardaient les environs de Vérone et de Mantoue étaient attaqués vigoureusement, et la ligne du Pô se trouvait elle-même menacée par l'occupation de Governolo et d'Ostiglio. Un capitaine habile, disposant d'une armée intacte, aurait vu avec plaisir l'ennemi chercher à le déborder. Comme Bonaparte, il serait tombé successivement sur chaque corps isolé, et aurait défait alternativement ces corps. Charles-Albert n'eut aucune de ces pensées du génie : il resta où il était depuis deux mois ; il aurait même laissé Radetzki rassembler cinquante mille hommes à Mantoue pour marcher sur Milan ; car il comptait toujours sur ses négociations.

Mais les journaux patriotes de toute l'Italie protestaient avec énergie contre tout projet d'armistice ou de paix, qui serait la honte éternelle des Lombards et des Vénitiens, si elle était acceptée. L'Italie, s'écriait-on, ne doit déposer les armés qu'après avoir conquis son indépendance.

Tout à coup, Charles-Albert put lire dans une correspondance de Vienne, que les négociations entamées avec Milan étaient rompues, l'Autriche ne voulant renoncer au royaume Lombarde que sous la condition que l'Italie paierait cent millions de florins de la dette autrichienne.

Ces dures conditions n'étaient évidemment qu'une fin de non recevoir ; car les journaux allemands dévoués à l'empereur ne cessaient de publier des notes semi-officielles annonçant la résolution immuable de l'Autriche de poursuivre la guerre à outrance. Il n'était plus permis d'ignorer qu'une sorte de congrès liberticide se tenait à Insprück, depuis le séjour dans cette ville de la famille impériale, et que l'on y avait décidé de poursuivre sur toutes les plages, même en France, la liberté des peuples. Les puissances s'étaient engagées aussi à empêcher là république française de prendre parti dans les affaires d'Italie. Il était évident pour tout le monde que l'Autriche allait faire les plus grands efforts afin de reconquérir l'Italie septentrionale, et ces efforts avaient déjà obtenu d'immenses résultats, malgré la présence sur l'Adige de l'armée piémontaise.

Ces villes retombées sous la servitude, ces forteresses qui capitulent, ce deuil des provinces vénitiennes qui se propage dans les contrées lombardes, par les plaintes des malheureux échappés au désastre, s'écriait la Gazette de Milan, doivent désormais rendre odieux le système des demi-mesures, des petits efforts, des petits sacrifices qui épuisent la nation sans produire aucun résultat durable. Il faut des ordres positifs, énergiques, absolus pour sauver le pays. Que le gouvernement se procure à la fois tout ce qui est nécessaire en argent, en hommes, en armes ; ce que l'Italie ne peut donner, qu'on le demande à la France, à l'Angleterre, à l'Europe, à l'univers. On a dit que l'Italia farà da se ; le mol est beau sans doute ; mais qu'on n'en fasse pas quelque chose de stupide et de ridicule en l'exagérant.

 

En même temps qu'ils poussaient ainsi les gouvernements aux derniers efforts, les journaux italiens ne cessaient d'engager Charles-Albert à tenter quelque chose de décisif soit contre Vérone, soit contre Mantoue, soit par une bataille. On put croire un instant qu'il faisait ses dispositions pour agir vigoureusement.

Tout à coup, on apprend, que les Autrichiens ont passé le Pô et sont entrés en forces à Ferrare. Cette violation du territoire pontifical était de nature à émouvoir les cabinets intéressés ; elle faisait prévoir que les Autrichiens ne respecteraient rien pour arriver à leurs fins ; car on pensait qu'ils voulaient pénétrer par là dans le duché de Modène ou faire un détour pour tomber sur Milan. La France fut au moment d'ordonner à l'armée des Alpes de les franchir. Mais on se borna à des préparatifs lorsqu'on sut que la division autrichienne avait rétrogradé immédiatement. Probablement Radetzki ne voulait autre chose que forcer Charles-Albert à détacher des troupes contre la division de Ferrare : ce qui eut lieu en effet.

Quand on apprit à Rome l'invasion des États romains, il y eut une immense manifestation populaire autour de la chambre des députés. Le peuple y apporta une adresse dans laquelle on lisait ces passages :

Citoyens députés, la patrie est en danger. Des faits très-graves et permanents dans les provinces et aux frontières, frappant au cœur la nation italienne, l'attestent hautement, Il vous appartient, représentants du peuple, de le proclamer hautement, et de prendre à l'instant des mesures promptes et extrêmes de la nature de celles que toutes les nations, dans tous les temps, aux moments suprêmes du péril commun, adoptèrent pour la sûreté publique.

Malheureusement les esprits étaient fort irrités au dehors, et les députés furent forcés de lever la séance. Or, l'exaltation du peuple provenait des bruits qui avaient couru que le pape n'avait point répondu comme on l'espérait aux avances qui lui auraient été faites par l'ambassadeur de France d'un secours de troupes de la république. Le peuple, se considérant comme trahi par le chef de l'Etat, qui s'était constamment opposé à déclarer la sainte guerre contre l'Autriche, voulait s'emparer des postes de la ville, et principalement du château Saint-Ange. Mais il renonça à cette idée lorsqu'on lui eut représenté que ce serait une chose injurieuse à la troupe de ligne, dont les patriotes n'avaient qu'à se louer.

Cette crise eut pour résultat la démission du ministère, qui se trouva trop en désaccord avec le chef de l'Etat sur la question de la guerre.

On assure, disait à ce sujet le Contempomneo, que Pellegrino Rossi, ex-ambassadeur de l'ex-roi Louis-Philippe, ex-ami de l'homme et partisan de la politique guizotine, est chargé de désigner les hommes qui feraient partie du nouveau cabinet, et de formuler son programme. Nous ne pouvons pas le croire, quoique nous vivions dans des temps d'erreurs politiques. Si le Rossi se réalisait, il faut ne pas perdre de vue que le pays n'est pas fait pour faire revivre la politique mensongère de l'ancien roi des Français. Le peuple sait ce qu'il doit penser de l'homme qui, par ambition, a renié sa patrie.

La nouvelle donnée par le Contemporaneo était vraie ; mais les événements marchaient alors si vite, que les résolutions les plus opposées surgissaient à tout instant. Ce qui se passait en ce même moment sur l'Adige et sur le Mincio, obligea le pape à ajourner de quelques jours le ministère selon sa pensée ; c'eût été par trop dangereux de braver aussi fortement l'opinion publique dans les circonstances suprêmes où l'Italie se trouvait.

En effet, depuis l'invasion de Ferrare, Radetzki avait pris ses mesures pour concentrer du côté de Vérone toutes ses troupes ; en général habile, il avait ordonné à Nugent de lever le siège de Venise, comme le général Bonaparte, dans des circonstances identiques, avait ordonné à Serrurier de lever le siège de Mantoue. Ses masses réunies, Radetzki avait prescrit une sortie générale de Vérone, dans le but de chasser les Piémontais des positions qu'ils occupaient au-dessus de cette place, à Rivoli, à la Corona, etc. Cet ordre s'était exécuté au milieu d'une nuit orageuse, et alors que le corps d'armée du duc de Gènes, détaché sur Ferrare, n'était pas encore rentré au camp royal. Avant la pointe du jour du 13 juillet, les Piémontais étaient attaqués à l'improviste dans tous leurs camps de Villa-Franca, Somma-Campagna, Costosa, etc. ; Villa-Franca fut pris après un combat où les troupes piémontaises et les volontaires éprouvèrent des pertes. Sur toute la ligne, les Italiens surpris furent culbutés, et durent se retirer en partie sous les murs de Peschiera.

Cependant les autres divisions de Charles-Albert, campées à Castel-Nuovo et à Monzonbano, ne tardèrent pas à prendre les armes et à se porter du côté où l'ennemi triomphait. Alors commença une véritable bataille, qui se prolongea non-seulement toute la journée du 23, mais encore pendant celle du lendemain. Les Autrichiens avaient d'abord poussé leurs avantages jusqu'aux environs de Peschiera, tandis qu'une autre division faisait mine de vouloir passer le Mincio pour prendre les Piémontais à revers. Mais les forces que Charles-Albert lança contre eux et la manœuvre de la division Bava, chargée de couper la retraite des Autrichiens sur Vérone, forcèrent ceux-ci à rétrograder, après avoir essuyé à leur tour quelques pertes, dont cinq à six cents prisonniers.

Cependant rien n'était fini ; car Radetzki avait réussi à passer le Mincie à Salianze, où un pont fut jeté dans la journée du 24. D'un autre côté, les Autrichiens renouvelèrent, le lendemain 25, leurs précédentes attaques sur Castel-Nuovo, Somma-Campagna, Rivoli et Valleggio, où les Piémontais s'étaient fortifiés. Les troupes de Radetzki, très-supérieures en nombre à celles qui occupaient ces positions, chassèrent les Piémontais de tous leurs retranchements et les mirent en fuite, après leur avoir fait éprouver des pertes sensibles. On continua à se battre sur divers points jusqu'au 27. Ce jour-là l'armée piémontaise se trouvait repoussée jusqu'à Goïto, où l'on s'efforçait de la rallier. Les soldats étaient très-fatigués d'une lutte de cinq jours, et pour comble de malheur ils manquaient de vivres.

Ainsi la coupable inaction de Charles-Albert pendant lés trois mois qu'il avait passés entre le Mincio et l'Adige, se résumait par une défaite qui allait compromettre le sort de toute l'Italie ! A force de perdre du temps en intrigués, il avait permis à Radetzki de réorganiser et renforcer considérablement son armée, qui faisait déjà payer cher à cet ambitieux couard ses fautes de toute nature. Les Autrichiens en forces, et n'ayant plus rien à craindre sur leurs derrières, avaient tout à coup pris l'offensive sur toute la ligne. Après avoir dégagé, en combattant, les places de Vérone el de Mantoue, ils s'étendaient à la fois vers Peschiera et le lac de Garda, el de l'autre côté vers Crémone et le Pô, Avançant toujours, en face d'un ennemi qui ne tenait plus nulle part, ils menaçaient déjà d'envelopper le Milanais. En huit, jours, Radetzki avait détruit, de fond en comble toutes les combinaisons dont le Sauveur de l'Italie s'était bercé pendant trois mois. Traître ou incapable ! s'écriait un journal, voilà ce que l'on dira de Charles-Albert. Hélas ! la postérité ne pourra pas même opter entre ce dilemme ; elle sera forcée d'appliquer au même homme ces deux qualifications à la fois, lorsqu'elle connaîtra la conduite tenue par Charles-Albert à Milan.

Il serait bien difficile de décrire les mouvements divers qui éclatèrent dans toutes les contrées, dans toutes les villes de la péninsule, en apprenant la défaite des Piémontais. Il suffira de dire qu'à Milan, comme à Turin, comme à Gênes, à Livourne, à Florence, à Rome, les populations se montrèrent exaspérées contre l'illustre épée.

A Milan, la déroute du roi de Piémont eut pour premier résultat d'armer tous les citoyens et défaire passer le pouvoir entre les mains des républicains. Les royalistes constitutionnels furent les premiers à se jeter dans les bras delà démocratie. On créa un comité de salut public et de défense générale, dont furent membres Maestri, le général Fanti et Restelli, trois des plus énergiques républicains. M. Guerrieri, membre du gouvernement provisoire, fui aussitôt envoyé à Paris. La levée en masse de la Lombardie fut décrétée, el l'intrépide Garibaldi fil un appel aux jeunes gens, qui s'empressèrent d'aller se joindre aux braves que ce chef républicain ramenait de Montevideo.

A Turin, le peuple en masse accourut à la chambre des députés pour y faire entendre ses vœux belliqueux. Les tribunes furent envahies par une foule ardente, et peu s'en fallut que le peuple n'entrât dans la salle pour siéger à la place de ceux dès députés qui s'opposaient à l'impôt forcé et qui demandaient le comité secret. Mais la chambre ne fut pas à la hauteur des circonstances : elle ne trouva rien de mieux à faire que d'investir le roi — Charles-Albert — de tous les pouvoirs législatif et exécutif ; c'est-à-dire qu'on lui donna le droit de pourvoir à la défense de la patrie par simples décrets royaux. Il fallait être bien aveuglé pour confier la dictature à l'homme qui avait su perdre la plus belle cause du monde ; aussi les démocrates de Turin firent-ils éclater leur mécontentement. Un nouveau ministère, moins agréable au peuple que le dernier, fut nommé en même temps, et l'on fit partir pour Paris M. Ricci, beau-frère du nouveau ministre des financés, pour réclamer, assurait-on, le secours des armes françaises[3].

La démocratique ville de Gênes ne resta pas en arrière du mouvement patriotique que les dangers de la Lombardie venaient de faire éclater partout. La garde nationale tout entière demanda à être mobilisée et à se rendre au camp. Le peuple voulait aussi faire partir les prêtres. Cette ville qui avait reçu le républicain Mazzini aux cris de vive le roi ! était devenue toute républicaine ; elle songeait même à se détacher du royaume de Sardaigne. Les citoyens établirent un comité de défense publique.

Florence et Livourne montrèrent, dans ces pénibles circonstances, qu'elles aussi appartenaient à l'Italie, et que le coup qui frappait les Vénitiens et les Lombards les avaient atteintes au cœur.

Aux armes ! s'écriait le journal l'Alba ; aux armes ! l'Italie n'est pas seule en Europe. Dans les campagnes de la Lombardie est engagée une guerre d'où dépend le triomphe dune vérité el d'une justice universelles. Les droits et les intérêts de toute l'Europe sont en cause dans les champs de la Lombardie. Aux armes ! aux armes !

Et comme le grand-duc faisait des difficultés pour mobiliser les gardes nationaux, un mouvement populaire lui força, la main.

A Modène, toute la garde civique s'était spontanément mobilisée.

Mais c'est à Rome surtout que les mauvaises nouvelles de la Lombardie produisirent le plus grand effet. Les réactionnaires seuls parurent joyeux, au milieu d'une population qui voulait accourir tout entière en Lombardie. Le pape et ses conseillers secrets jugèrent à propos de laisser passer l'orage et dajourner leurs projets contre-révolutionnaires. Mamiani et ses collègues, soutenus par le peuple, restèrent donc ministres, et ce ministère reçut enfin les pleins pouvoirs du pape. Il fut décidé aussitôt qu'il y aurait alliance offensive et défensive avec les autres États italiens, et Mamiani ayant fait appel à l'héroïsme et au courage désespéré des populations, les contingents et les volontaires se disposaient à partir sans retard.

Il n'y eut pas jusqu'à la chambre des députés du royaume de Naples qui n'envoyât des paroles de consolation aux Lombards, dans la réponse qu'elle fit au discours du roi.

Une grande douleur, disait l'adresse, a affligé nos esprits, lorsqu'on a vu que des ministres croyaient devoir rappeler les milices parties, aux applaudissements du peuple, pour la campagne d'Italie. La chambre fait des vœux ardents pour que l'heure de la délivrance de l'Italie sonne bientôt, et pour -qu'après le rétablissement de la paix dans la péninsule, les divers États puissent s'entendre, concerter leur amélioration intérieure et resserrer les liens d'une fédération amicale.....

Ainsi, partout, les désastres de l'armée piémontaise, loin d'avoir abattu les courages, les avait exaltés au dernier point. La délivrance de l'Italie n'eût plus été qu'une question de temps en présence de cet élan terrible qui s'était empare de toute la population. Radetzki le savait mieux que personne ; aussi mit-il à profit les moments de faveur que l'aveugle fortune lui procurait. Sans donner une heure de répit à son adversaire démoralisé, il le poursuivit à travers toute la Lombardie, ne lui laissant pas même la faculté de reprendre haleine derrière les positions naturelles que le pays offrait encore. Radetzki voulait arriver à Milan avant que la levée en masse fût sur pied. Il redoutait surtout les secours que les Italiens sollicitaient alors de la France, et voulait empêcher ces secours de passer les Alpes, en leur opposant des faits accomplis. La retraite de Charles-Albert fut donc précipitée par la présence incessante des divisions victorieuses, qui ne lui permirent pas de s'arrêter derrière l'Adda.

On crut un moment que l'armée piémontaise allait suivre la route de Pavie pour rentrer plus directement en Piémont ; mais, soit que Charles-Albert vît sa retraite menacée de ce côté, soit que les manœuvres de son ennemi l'eussent déjà coupé de Lodi, on le vit prendre la route de Milan, où il arriva le 3 août. Son armée, accablée de fatigues et de privations, campa dans le quartier Saint-Georges, hors la porte Romaine.

Les résultats ne tardèrent pas à prouver que l'arrivée de Charles-Albert à Milan fut un malheur de plus qui accabla les Milanais. Livrée à elle-même, la population de cette grande ville, aidée par un grand nombre de gardes nationaux des campagnes[4], aurait pu arrêter ce torrent sous ses murs, et donner ainsi le temps à l'armée piémontaise de se reconnaître et peut-être de reprendre l'offensive ; car les pertes qu'elle avait éprouvées pouvaient facilement se remplacer. Le comité de salut public eût tout fait pour la défense de celle capitale de la Lombardie, de laquelle dépendait dès lors le sort de l'Italie entière, el tout devenait possible à un peuple au désespoir.

Malheureusement il n'en fut pas ainsi. Charles-Albert crut devoir agir en maître à Milan, et investit lui-même l'un de ses généraux d'une sorte de dictature, dont celui-ci se servit pour paralyser les moyens de défense que le comité de salut public voulait, mettre en œuvre. Sous prétexte qu'il fallait que les communications fussent libres dans l'intérieur de la ville pour ne pas gêner la circulation de l'artillerie et des troupes, le général dictateur empêcha qu'on élevât des barricades ; il annonça même que le roi livrerait bataille à l'ennemi hors la ville.

Et en effet, le 4 août, l'avant-garde autrichienne s'étant présentée devant la porte Romaine, elle fut reçue à coups de canon et de fusil, el repoussée jusqu'à Malignano. La dure et insolente proclamation par laquelle Radetzki s'était fait précéder avait indigné tout le monde, et le fait d'armes contre son avant-garde venait de relever tellement le moral des Italiens, qu'ils déclarèrent traître à la patrie quiconque oserait parler de capitulation.

Mais le roi de Piémont était loin d'être de cet avis, car déjà, par l'entremise des diplomates français et anglais accourus de Turin, il négociait une capitulation dont la remise de Milan devait être le prix ; Radetzki répondit d'abord aux plénipotentiaires et médiateurs qu'il ne traiterait qu'à Turin. Il paraît que c'est en apprenant ce refus que Charles-Albert annonça qu'il défendrait la ville jusqu'à la dernière goutte de son sang. Mais, dans la même nuit, les négociations aboutirent à une capitulation secrète, d'après laquelle l'armée piémontaise : Se retirerait derrière le Tessin : la vie et la propriété des bourgeois de Milan étaient seules garanties.

La population, qui s'attendait à voir reparaître l'ennemi en force dans la matinée du 5, et qui avait travaillé avec ardeur, toute la huit, à démolir.les bâtiments placés hors des murs d'enceinte de manière à gêner la défense, conçut des soupçons : un attroupement formidable se forma devant l'hôtel de Charles-Albert ; celui-ci annonça qu'on allait combattre.

Mais bientôt le général Olivieri vint déclarer que le roi, ne pouvant plus garder la ville, était forcé de se retirer. La capitulation était signée. Les Milanais, furieux d'avoir été livrés (1), voulurent s'emparer de Charles-Albert au moment où il fuyait ; ses équipages furent maltraités, et la garde royale fut obligée de tirer sur le peuple.

Ainsi que cela se voit toujours en pareilles circonstances, la discorde se mit bientôt parmi la population : les uns ne voulaient pas se rendre, tandis que d'autres ne voyaient de salut que dans l'acceptation de la capitulation. Les moments étaient comptés ; Radetzki allait arriver. La plupart des familles patriotes et des républicains compromis quittèrent la ville ; profitant ainsi de la liberté que leur laissait la capitulation, ils se dirigèrent soit vers les frontières de la Suisse, soit

(1) Charles-Albert avait même enlevé aux Milanais leurs canons.

332 HISTOIRE

du côté de Gênes, soit enfin là où se trouvaient Garibaldi et Mazzini avec les quelques mille volontaires qui les avaient suivis. Toutes les routes du nord et de l'ouest furent littéralement couvertes de patriotes qui payaient ainsi, par leur exil, la confiance qu'ils avaient mise dans l'homme que les courtisans avaient acclamé comme le sauveur de l'Italie.

Détournons un moment nos regards de l'affligeant spectacle que présentèrent alors la ville de Milan, les campagnes et les routes de la Lombardie, et laissons l'armée piémontaise se retirer derrière le Tessin, qu'elle avait franchi naguère dans des circonstances si favorables ; tandis que Radetzki entre à Milan, jetons un coup d'œil au delà des Alpes pour voir ce qui va se passer en France à l'arrivée des nouvelles désastreuses de l'Italie.

La réaction marchait à grands pas dans ce pays, quand on y apprit la retraite précipitée de Charles-Albert et les malheurs dont la Lombardie était menacée ; les républicains de Paris n'en étaient plus à faire prévaloir leurs principes et leur politique à l'égard : des peuples en révolution ; ils luttaient avec peine pour conserver au moins la forme républicaine, attaquée déjà avec fureur par les partis royalistes ressuscites. L'assemblée nationale était occupée à discuter une loi contre la presse, lorsqu'un membre du comité diplomatique crut devoir interpeller le ministre des affaires étrangères sur les nouvelles arrivées d'Italie, et sur la politique que le gouvernement français comptait suivre au milieu des circonstances où se trouvaient les Italiens.

En présence des événements graves dont l'Italie est le théâtre, répondit le ministre, le gouvernement n'est pas resté inactif. Nous nous sommes occupés, depuis les nouvelles des premiers revers, de ramener la paix en Italie, et de satisfaire aux vœux exprimés dans cette enceinte. Nous avons été heureux de trouver des dispositions identiques chez une nation voisine. D'accord avec l'Angleterre, nous proposerons notre médiation entre le roi de Piémont et l'empereur d'Autriche. En ce moment, des chargés d'affaires sont en route pour Turin et Insprück afin de ramener la paix. Je puis assurer que nous avons le ferme espoir d'amener bientôt la pacification complète de l'Italie...

Et les réactionnaires applaudirent ce langage honteux, contre lequel les démocrates de l'assemblée protestèrent énergiquement par l'organe du citoyen Baune, qui s'exprima en ces termes :

Citoyens représentants, vous avez entendu l'ancien ministre des affaires étrangères, M. de Lamartine, que je regrette de ne pas voir à son banc, vous dire, dans cette enceinte comme au sein du comité : Le casus belli est déterminé ; quand Charles-Albert aura été battu, quand Milan sera menacé, quand la Lombardie sera de nouveau envahie par les baïonnettes autrichiennes, il n'y aura plus à délibérer, nous marcherons ! Cet engagement a été pris d'une manière solennelle par les deux ministres.

— Et par l'assemblée elle-même, s'écrient plusieurs voix.

— Et par l'assemblée elle-même, reprend le citoyen Baune. Et si je viens vous rappeler ce langage du ministère, couronné par la volonté de l'assemblée nationale, c'est qu'il me semble que notre résolution et les leurs pourraient bien être changées, si je m'en rapporte au langage que je viens d'entendre,

En effet, nous avons entendu prononcer le mot de pacification. C'est l'affranchissement, c'est l'indépendance de l'Italie que nous avons voulu...

— Oui ! oui ! s'écria le côté gauche, l'indépendance de toute l'Italie !

— Sans cela, ajoute le représentant Péan, ce serait comme à Varsovie !

— Eh quoi ! reprend le citoyen Baune, c'est quand les villages et les villes entières sont brûlés qu'on fait entendre le mot pacification ! Est-ce que vous ne connaissez pas la manière dont les Autrichiens pacifient l'Italie depuis trois mois, et comment ils ont pacifié depuis vingt ans cette noble terre soumise à leur domination tyrannique ? D'ailleurs l'indépendance de l'Italie ce n'est pas l'indépendance de la Lombardie seule, c'est aussi l'indépendance de la Vénétie. Il faut, si vous ne voulez pas que les Autrichiens soient sur les Alpes, qu'ils reculent au delà des limites de l'Italie. Et, ne nous y trompons pas, si l'indépendance de l'Italie est son premier besoin, c'est aussi notre premier devoir de l'assurer et de la proclamer.

Ce n'est pas seulement de Charles-Albert et du Piémont que nous devons nous occuper ; ce que nous demandons, ce que nous avons voulu, ce que nous devons vouloir, c'est l'affranchissement de l'Italie entière....

Mais, je l'avoue, je ne suis pas trop rassuré par ce que je viens d'entendre, et je n'ai pas de confiance dans l'alliance anglaise ; je la repousse, non que je me défie du peuple anglais, mais parce que j'ai de légitimes préventions contre son gouvernement, au moment surtout où il écrase l'Irlande, et où, pour prix de sa reconnaissance pour vous, il va l'égorger plus facilement.

Je demande, concluait l'orateur républicain, que, conformément aux sentiments du général qui a l'honneur de commander nos braves soldats, conformément aux sentiments que vous avez exprimés, le gouvernement ne se contente pas d'une pacification qui n'arrêtera pas les Autrichiens, et qui, dans tous les cas, ne peut pas affranchir la Vénétie, qui ne peut que donner satisfaction particulière au Piémont.

Ce que nous voulions il y a deux mois, nous le voulons encore, parce que l'Italie, depuis deux mois, a excité de plus en plus notre intérêt et nos sympathies, parce que nous avons vu ses nobles habitants, désarmés depuis si longtemps, se lever au nom de la patrie désolée, et venir lui apporter le tribut de leur sang et de leur vie.

Ainsi, nous devons à l'Italie le concours de la France ; c'est une dette que nous avons contractée, et ce serait une lâcheté de ne pas la payer.

 

Les applaudissements du côté républicain prouvèrent à l'orateur que son plaidoyer en faveur de l'Italie avait frappé juste, et qu'on considérerait comme une lâcheté, comme un déshonneur pour la France républicaine de rester l'arme au bras en présence de ce qui se passait au delà des Alpes, en présence des sollicitations générales de tous les patriotes italiens, de tous les gouvernements de la péninsule.

Et d'ailleurs, n'y avait-il pas eu des promesses formelles faites aux Italiens ? M. Lamartine, parlant au nom du gouvernement provisoire, n'avait-il pas dit à l'association nationale italienne : Allez dire à l'Italie que si elle était attaquée dans son sol ou dans son âme, dans ses limites ou dans ses libertés, que, si vos : bras ne suffisaient pas à la défendre, ce ne sont plus des vœux seulement, C'est l'épée de la France que nous lui offririons pour la préserver de tout envahissement ?

Le gouvernement provisoire lui-même n'avait-il pas pris à l'égard de l'affranchissement de l'Italie les engagements lés plus positifs ? N'avait-il pas dit, en prévision des revers que Charles-Albert pouvait essuyer : Alors nous interviendrons en vertu du droit de la sûreté de la France et des nationalités existantes ? C'est pour cela que le gouvernement provisoire, comme premier acte de sa politique pacifique, mais éventuellement armée, décréta la formation d'un corps de cinquante-deux mille hommes au pied des Alpes.

Enfin, l'Assemblée nationale n'avait-elle pas sanctionné ces engagements pris à la face du monde par sa résolution du 24 mai, résumée en ces termes : Pacte fraternel avec l'Allemagne, reconstitution de la Pologne, libre, indépendante, affranchissement de l'Italie ?

Mais les réactionnaires de cette assemblée avaient tout oublié : promesses, engagements, prescriptions ; la fameuse maxime chacun chez soi, chacun pour soi, leur paraissait bonne depuis que l'intérieur avait attiré toute leur sollicitude ; aussi demandèrent-ils qu'il fût passé à l'ordre du jour ; ce qui eut lieu, sans qu'ils se couvrissent le visage de honte.

Il n'était que trop vrai, le gouvernement du général Cavaignac avait décidé que l'Italie subirait le sort que lui préparaient les Tudesques. Au lieu des soldats de la liberté, il envoya sur le théâtre de la guerre des diplomates, el l'Europe ne tarda pas à apprendre que ces diplomates étaient parvenus à fléchir l'inflexible Radetzki, qui daigna accorder au Piémont un armistice de quarante-cinq jours, mais si onéreux et si humiliant pour la couronne de Charles - Albert, qu'aucune ville ne voulut l'accepter.

 

 

 



[1] On ne tarda pas à apprendre qu'un traité d'alliance offensive et défensive avait été signé entre la Russie, l'Autriche et le roi de Naples. Et cependant ce dernier roi avait fait entrer une forte division de ses troupes dans la Romagne avec la destination apparente d'aller soutenir la cause de l'Italie ! Et les patriotes italiens les attendaient au secours de Vicence ! Si l'insurrection des Abruzzes n'eût bientôt forcé ce roi traître et parjure à faire rentrer ses troupes, on les eût probablement vues faire cause commune avec les Tudesques.

[2] On portait à 44 bataillons ; 14 escadrons et 80 pièces de canon le nombre des troupes que l'Autriche avait envoyées en Italie depuis la révolution de Milan. Plusieurs batteries de fusées à la congrève avaient aussi rejoint le maréchal Radetzki, dont les forces se trouvèrent ainsi portées à près de cent mille hommes.

[3] Nous sommes autorisés à croire que la mission -de M. Ricci ne fut qu'apparenté ; car Charles-Albert ne se décida jamais franchement à appeler les Français. Il avait derrière lui sa camarilla, et principalement l'ambassadeur d'Angleterre qui le soutenaient dans ses répugnances. L'Angleterre n'avait cessé d'entretenir Charles-Albert dans ces sentiments ; elle lui faisait prévoir des malheurs pour lui dans la venue des soldats de la république française ; et certes les circonstances dans lesquelles se trouvaient le Piémont et les Etats de Gènes n'étaient pas de nature à lui faire changer de pensée.

[4] Lorsqu'on put connaître au juste ce qui se passa à Milan dans ces quelques jours de crise extrême, on sut que les populations de Bergame, de Como et de toute la vallée de l'Adda étaient arrivées en masse au secours des Milanais, et que cette ville comptait dans ses murs, Je jour où Charles-Albert la livra, plus de quarante mille auxiliaires, enragés contre les Autrichiens.