Effets produits parles événements de Paris sur les départements. — Attitude de Lyon. — L'autorité, militaire reprend les canons de la Croix-Rousse. — Lyon et les communes suburbaines occupés militairement. — Adieux de Martin Bernard aux Lyonnais. — Les partis anti-républicains s'agitent. — Arrivée d'une division de l'armée des Alpes. — L'autorité joue aux soldats. — Evénements de Marseille. — Leurs causes. — Barricades dans les rues. — Elles sont prises. — Vœux du préfet — Réserve des démocrates des autres villes. — Les calomnies de la presse réactionnaire aboutissent à la conspiration de la terreur. — Bruit de l'apparition des insurgés sur divers points. — On redoute l'arrivée des brigands à Rouen, à Elbeuf, dans toute la vallée de la Seine. — Panique de Soulaines, de Louviers, d'Evreux, etc., etc. — Deux mille insurgés envolés de Paris pour s'abattre à Saint-Quentin. — But des propagateurs de ces fausses nouvelles. — Explications de ces faux bruits. — La république en danger dans les campagnes. — Les campagnes. — Le pouvoir ne s'occupe qu'à comprimer Paris. — Gouvernement du sabre. — Les militaires sont tout dans l'Etat. — Réflexions à ce sujet. — Désappointement de ceux qui avaient voulu fonder le gouvernement du droit. — Armée de cinquante mille hommes dans Paris. — Argent nécessaire pour la payer. — Dissolution des ateliers nationaux par le pouvoir exécutif. — Emprunt de cent cinquante millions à la Banque. — Sous-comptoir national pour le bâtiment. — Associations des ouvriers encouragées par un crédit de trois millions. — Mesures financières proposées par le ministre Goudchaux. — Influence de l'ancien parti dit conservateur sur le gouvernement. — Le pouvoir exécutif se trouve lié avec la faction contre révolutionnaire. — Explications données par le général Cavaignac sur l'état de siège. — Il doit être longuement prolongé. — Le désappointement des journalistes. — Rétablissement du cautionnement des journaux. — Pétition de la société des gens de lettres à ce sujet. — Attaque contre les libertés publiques. — Mesures impopulaires. — Projet de loi sur l'instruction publique et sur l'organisation judiciaire. — Ils vont mourir dans les cartons. — Aspect de Paris sous l'état de siège. — Caveaux et prisons. — Hôpitaux pleins de blessés. — La Morgue et ses cadavres. — Détails sur les commissions militaires. — Les trois catégories. — La rage de la délation. — Réflexions sur le dévergondage des dénonciations.Les terribles événements de Paris ne pouvaient manquer d'avoir du retentissement dans les départements. Néanmoins, ils trouvèrent les grandes villes dans un heureux état de suspicion à l'égard de la capitale : les agitations permanentes qui avaient eu lieu dans Paris quelques jours auparavant au sujet des prétendants, et les premiers bruits qui circulèrent sur la nature de l'insurrection de juin, tenaient les démocrates de ces villes dans une sorte de, réserve, qui les empêcha peut-être de se lever aux premières nouvelles de l'insurrection. Les dépêches envoyées par le gouvernement aux autorités locales, et que celles-ci s'empressèrent de publier, prévinrent au moins toute levée de boucliers, si elles ne purent empêcher une agitation si naturelle ; non pas qu'il y eût complot, mais irritation causée par les progrès de la réaction. À Lyon, la population se montra, dès le premier jour, impatiente de connaître, le résultat de la lutte fratricide engagée à Paris : la garde nationale et même la troupe étaient, prêtes à marcher au moindre, avis. Maison n'entendait qu'un seul cri dans tous les groupes : Nous voulons en finir avec tous les prétendants, disait-on ; nous combattrons les ennemis de la république, quel que soit le nom dont ils se parent, napoléonistes, orléanistes, henriquinquistes et autres fauteurs de désordres. Nous voulons la république ; nous l'avons et nous saurons la défendre. Tel fut le premier cri des Lyonnais. Le lendemain, l'agitation fut beaucoup plus vive ; on put craindre que l'ordre ne fût troublé, principalement à la Croix-Rousse et en quelques autres communes suburbaines : des meneurs furent aperçus exploitant la misère et la crédulité des ouvriers, la troupe et la garde nationale, formées en bataille sur la place des Terreaux, furent huées dans le but d'entamer une collision ; mais grâce aux sages conseil s de l'ancien comité exécutif et du club démocratique, à qui les ouvriers et le peuple entier avaient conservé leur confiance, la soirée se passa plus tranquillement qu'on n'avait osé l'espérer, et les ouvriers firent preuve de bon sens, en ne donnant aucune créance aux suggestions de la réaction. Le 27 juin, cette tranquillité conservée les jours précédents faillit à être troublée sérieusement par une décision de l'autorité militaire, décision dictée par la peur. Le général commandant la division, avait arrêté que les douze pièces de canon qui étaient restées entre les mains de la garde nationale de la Croix-Rousse, lui seraient enlevées pour être remises à l'artillerie de la ligne. On comprend combien l'annonce de cette résolution dut émouvoir les esprits : une collision était à redouter. Mais, pour la rendre impossible, le général Gémeau avait fait envelopper, dans la nuit, toute la commune de la Croix-Rousse, par l'envoi de dix mille hommes de troupes à Cuire et à Calluire. Des cartouches avaient été distribuées, les postes renforcés, et les gardes nationaux actifs consignés dans leurs quartiers. Le plan de l'occupation de la Croix-Rousse était tout tracé ; de sorte que chaque bataillon connaissait par avance la place qui lui était assignée en cas de besoin. Pendant toute la matinée, d'autres régiments arrivèrent encore et se rangèrent en bataille. Dans ces circonstances d'autant plus critiques que les ouvriers des chantiers nationaux de Lyon et des chantiers formés à quelques lieues, quittaient leurs travaux pour se rendre à la Croix-Rousse, une centaine de républicains connus, d'hommes politiques exerçant une certaine influence, se réunirent à la mairie de cette commune, et délibérèrent, conjointement avec des officiers de la garde nationale, sur ce qu'ils avaient à faire : il fut décidé, par cette réunion, que les pièces de canon seraient remises à l'autorité. Le club démocratique central adhéra à cette décision, et les hommes ayant appartenu au corps dit des Voraces promirent de l'exécuter. De son côté, le général témoigna des intentions les plus pacifiques. A une heure, on emmenait les pièces sur la place des Bernardins pour y être remises aux artilleurs de l'armée. Néanmoins, les jours suivants, la ville fut occupée militairement. La conservation de l'ordre, au milieu de circonstances aussi graves, fut due principalement à l'attitude des chefs de la démocratie. Le citoyen Martin Bernard, commissaire de la république dans lé département du Rhône, y contribua beaucoup par sa conduite ; et lorsque, quelques jours après, il remit ses pouvoirs au préfet Ambert, il publia une courte mais bonne proclamation, dans laquelle il disait à ses concitoyens : Les intérêts de la ville de Lyon me seront toujours chers entre tous, car ils résument toute la vie industrielle de notre jeune république, et la vie industrielle est aujourd'hui le grand problème posé à notre génération. Mais qu'il soit permis à un vieux soldat de la liberté de vous le dire : ce problème ne peut, être résolu que par le temps et la discussion. L'ordre est la principale condition d'existence de la république. Avec le suffrage universel, il n'est pas une seule vérité politique ou sociale qui ne puisse triompher. Mais à Lyon, comme à Paris, il y avait des partis très-actifs, ayant leurs embaucheurs, leurs orateurs en plein vent, leurs agents semant l'or, excitant les passions les plus mauvaises, préparant des collisions et voulant tuer la république par le désordre et l'anarchie. Ces partis, se trouvant en présence d'hommes à la tête volcanique, aux idées exagérées, ne désespéraient pas d'amener un conflit dans Lyon. Le gouvernement crut avoir acquis la preuve qu'un complot se préparait dans les premiers jours de juillet. Des ordres pressés transmis par le télégraphe au commandant de la division et aux chefs de l'armée des Alpes, prescrivirent la marche des troupes sur Lyon ; elles devaient prendre possession des places publiques, ainsi que des villes suburbaines. En effet, le 5 juillet dès le matin, Lyon, les faubourgs de la Guillotière, de la Croix-Rousse et de Vaisse furent tout à coup occupés militairement par différents corps de l'armée des Alpes, arrivés de toutes les directions. En un instant Lyon ressembla à un camp. Une population immense parcourait pacifiquement les rues et les quais, s'enquérant de l'objet de ce déploiement de forces. Personne ne croyait à une bataille, l'altitude de la population ne pouvant donner lieu à la moindre collision. On pensa un moment qu'il s'agissait du désarmement de la Croix-Rousse et peut-être même de Lyon, et que les troupes appelées devaient appuyer le désarmement et comprimer au besoin toute résistance, toute tentative d'émeute ou d'insurrection. Mais la journée s'écoula sans autre tentative que l'occupation des places publiques, et la nuit fut d'un calme désespérant pour ceux qui pouvaient avoir compté sur un choc ; pas le moindre coup de fusil ne justifia les présages ; pas la moindre alerte ne troubla le repos de la troupe. Vers une heure du matin, les soldats, fatigués de marches et de longues stations, reçurent l'ordre de se retirer. Le lendemain, la ville avait repris son aspect ordinaire. On se demandait l'explication de ces mouvements, de ces démonstrations, de ces déploiements de forces qui sèment l'alarme dans les campagnes et dans les villes des environs, et qui transforment en un camp une ville industrielle, disait à ce sujet le journal le Censeur. Ici, comme ailleurs, on n'a pu apprendre autre chose sinon que nous vivons à une époque où l'on s'amuse à jouer aux soldats. Si Lyon ne vit pas l'émeute gronder dans ses rues, si ses places publiques ne furent pas ensanglantées, il n'en fut malheureusement pas de même à Marseille. Hâtons-nous de dire que la cause des troubles de cette dernière ville n'eut pas d'autres rapports avec la terrible lutte de Paris que le mécontenter ment des ouvriers, et que la question des heures de travail agitait Marseille bien avant le 22 juin. Dès le dimanche, 18, des tentatives de désordre avaient eu lieu à l'occasion des engagés parisiens. L'autorité dut prendre toutes les mesures que les circonstances nécessitaient pour éviter à la ville une commotion. Néanmoins les ouvriers décidèrent, le 21, qu'ils feraient une démonstration solennelle le lendemain. Comme rien n'indiquait alors que cette démarche pût prendre le caractère d'un complot armé, le préfet et le général crurent qu'un déploiement de forces suffirait pour contenir l'agitation. Ces mesures étaient prescrites, lorsque la colonne des ouvriers se présenta dans la rue de la Préfecture. Le préfet, Emile Olivier, admit quelques délégués. Ils apportaient la demande du maintien de l'arrêté relatif aux dix heures de travail, demande qui fut accueillie par l'autorité. Mais pendant qu'ils rapportaient cette réponse à leurs compagnons, les agitateurs commençaient des barricades à la rue de Rome et à celle de la Palud. Les troupes et la garde nationale accourues sur ces points se mirent en devoir dé faire les sommations. Il n'y avait pas à s'y méprendre, elles se trouvaient en présence d'insurgés, et les premiers coups partirent de derrière les barricades. A la nouvelle de cet engagement, le préfet se hâta d'envoyer des émissaires chargés d'éclairer les ouvriers trompés ; en même temps, il fit afficher son arrêté pour le maintien des dix heures de travail. Mais ces moyens pacifiques n'empêchèrent pas l'autorité de faire battre le rappel, et successivement la générale. Les chefs militaires furent invités à se rendre à la préfecture, pour y recevoir la mission de repousser la force par la force. On sut bientôt que le point central de la résistance était la place aux Œufs. L'ordre fut donné de s'emparer des barricades qu'on y élevait : la troupe et la garde nationale en chassèrent les insurgés. Les barricades de la place Castellane furent aussi occupées sans violence. Le représentant du peuple Gent, qui se trouvait à Marseille, et qui avait puissamment contribué à la soumission d'une partie des insurgés, se rendit de nouveau vers ceux qui avaient réoccupé la place Castellane, après le départ de la troupe ; mais cette fois, loin d'être écoutés, les parlementaires furent retenus et menacés. Dans cette position, et craignant qu'il n'arrivât quelque malheur déplorable aux parlementaires, le commandant de l'artillerie, à qui l'on avait envoyé l'ordre d'attaquer, crut devoir surseoir à l'exécution de cet ordre : le préfet approuva sa conduite, après avoir eu connaissance de ses motifs. Mais il fut convenu que, pendant la nuit, on surveillerait la place, et qu'on l'attaquerait le lendemain. Ce sursis, dont les réactionnaires firent un crime au préfet, n'avait cependant eu lieu que dans le double but de sauver la vie aux deux parlementaires, et de donner à l'autorité militaire le temps de prendre les mesures de prudence nécessaires pour ne pas exposer inutilement la vie des soldats. En effet, le renvoi de l'attaque au lendemain eut pour résultat de mettre la troupe à même de s'emparer des retranchements élevés sur la place sans autres pertes que cinq hommes mis hors de combat, dont deux morts. De ce moment, l'insurrection cessa de donner des inquiétudes, et l'autorité judiciaire se mit à instruire cette déplorable affaire, à laquelle le préfet ne pouvait, disait-il dans son rapport au. ministre, assigner aucun caractère. Ce ne fut que le lendemain, 24 juin, que la première nouvelle des troubles de Paris arrivait à Marseille ; il n'y avait plus alors rien à craindre pour la tranquillité publique ; et au moyen des précautions prises par l'autorité, Marseille passa cette crise terrible sans nouvelles commotions. Je fais des vœux ardents, écrivait, dès le 25, le préfet au ministre, pour que la cause de l'ordre sorte triomphante de la lutte qui est engagée ; je le désire parce que la cause de l'ordre et celle de la république n'en font qu'une ; l'ordre seul, en effet, peut assurer le développement pacifique de nos institutions républicaines, et par elles, le bonheur du peuple. Or, ce préfet qui tenait ainsi, à deux cents lieues de distance de la capitale, le même langage que les journaux franchement républicains, appartenait lui aussi à la montagne. C'est pour cela que les réactionnaires accablèrent de leurs calomnies un magistrat qui avait eu le tort impardonnable de ne pas faire verser à grands flots le sang de ses administrés, de ses concitoyens et des soldats français. Dans la plupart des autres grandes villes, la nouvelle de l'insurrection des' ouvriers causa de l'agitation ; mais nulle part on n'eut à déplorer des collisions : partout les démocrates, quoique blessés au vif par la marche des affaires publiques, se tinrent dans la plus grande réserve ; ce qui n'empêcha pas les départements de se trouver, après les journées de juin, sous le coup d'une réaction royaliste, pareille à celle de 1795. Les calomnies publiées par la presse contre-révolutionnaire avaient réellement placé les grandes comme les petites villes sous la conspiration de la terreur. La bourgeoisie de Rouen ne pouvait rester en arrière, lorsqu'il s'agissait de manœuvres propres à exaspérer la population contre ce qu'on appelait les restes des insurgés, et par conséquent contre les républicains. Les meneurs arrivaient facilement à leur but en faisant courir le bruit de la présence dans tel ou tel bois, telle ou telle contrée, de bandes d'insurgés mettant tout à feu et à sang. C'est ainsi qu'ils procédèrent à Rouen, à Elbeuf et dans toute la vallée de la Seine, vers les premiers jours de juillet. Aussitôt la garde nationale fut sur pied ; les traîneurs de sabres coururent les rues, annonçant la prochaine arrivée des brigands ; la ville resta sur pied la nuit comme le jour ; on y vécut dans les alarmes, jusqu'au moment où l'on jugea à propos d'annoncer que les brigands avaient pris une autre direction. La terreur se promena ainsi, comme en 1789, dans tous les départements qui environnent Paris, et se répandit même beaucoup plus loin. Les journaux des provinces n'étaient remplis que de ces bruits semés par la malveillance pour exaspérer les populations paisibles. Hier, à six heures du soir, lisait-on dans le Propagateur de l'Aube, un cri d'alarme s'est fait entendre dans tous les environs de Soulaines. Des courriers, partis à cheval des communes du département de la Haute-Marne, arrivaient à Soulaines et dans les communes voisines pour prévenir les habitants qu'une colonne de mille insurgés, parcourant la route de Nancy à Orléans, mettait, tout à feu et à sang aux environs de Joinville. On avait, nous assurait-on, entendu le canon ; beaucoup même avaient vu la fumée de l'incendie. Cette nouvelle, annoncée au milieu de la rue de Soulaines, produisit un effet terrible et prit en peu d'instants des proportions effroyables : le nombre de malfaiteurs lut doublé et même triplé ; la distance qui les séparait de nous fut, en une minute, réduite à huit ou dix kilomètres : chacun courut à ce qu'il avait de plus précieux : les enfants, les chevaux, les meubles prirent le chemin des bois ; on sonna le tocsin, on battit la générale, et un détachement de 60 hommes, armés de fusils, partit au pas de course pour prêter main-forte aux habitants de la Haute-Marne. Arrivés à Nuly (Haute-Marne), les envoyés apprirent que la cause de ce bruit devait, être attribuée à un incendie qui venait d'éclater à Joinville. Le feu avait fait tellement de progrès qu'on avait cru devoir tirer le canon d'alarme. Pendant une grande partie de la nuit, toutes les communes sont restées sur pied et en armes..... Ici, il y avait une cause réelle d'alarme ; si l'on n'avait pas vu les insurgés, au moins avait-on vu l'incendie et entendu le canon ; l'anxiété des populations se conçoit. Mais dans combien d'autres endroits n'a-t-on pas troublé la tranquillité publique sur des apparitions qui n'existaient que dans la tête des malveillants et dans la crédulité des citoyens que les calomnies tenaient en éveil. Hier, écrivait-on de Louviers, en date du 29 juin, au moment où les compagnies se livraient à l'exercice, l'ordre est donné à tout le bataillon de prendre les armes immédiatement. Le bruit se répand qu'une troupe d'insurgés échappés de Paris parcourt la vallée de l'Eure, et que déjà plusieurs villages sont attaqués. De tous côtés on court aux armes ; l'anxiété la plus grande règne dans la ville. On n'entend parler que de pillage et d'incendie aux plus crédules ; la population est consternée. On délivre des cartouches, et l'on se met en route sur les indications peu précises d'un maire, celui qui a fait sonner l'alarme. On se porte du côté d'Évreux. Bientôt on apprend que toute la vallée est en émoi : de tous côtés le tocsin sonne, le rappel bat ; on crie aux armes. Tous les hommes des communes rurales sont sur pied armés de fusils, de fourches, de piques, de haches et de faulx ; les versions les plus diverses circulent de tous côtés ; déjà on croit distinguer les lueurs de l'incendie : une agitation sans exemple gagne jusqu'à Pacy, à 30 kilomètres de Louviers. Les communes des hauteurs descendent en masse et se dirigent sur les points où les insurgés ont, dit-on, pris position. Cependant, nulle part on ne voit la trace de l'ennemi. Qui donc a sonné l'alarme ?... Elle se répand partout : Les Andelys, Vernon, Gaillon, Pacy, Saint-André, Hecourt, etc., etc., se mettent en route : les femmes quittent les maisons et se réfugient dans les bois ; d'autres se sauvent dans les champs emportant avec elles leurs effets de quelque valeur : on en voit' s'ôter leurs boucles d'oreilles de peur qu'on ne les leur arrache. A Evreux, même alerte : les insurgés viennent, dit-on, de Saint-André, au nombre de plusieurs centaines : la générale bat ; on éclaire les rues ; on se précipite chez les armuriers pour s'y munir d'armes et de munitions : on fond des balles, et l'on voit défiler les détachements les plus bizarres. C'est un hourvari, une suite de scènes si curieuses que, sans l'impression pénible qui règne dans le cœur des bons citoyens, oh serait tenté de rire. Mais malheur à celui qui oserait rire, au milieu d'un peuple qu'on fanatise ainsi ! Le jour arrive ; on se regarde, on s'interroge sérieusement, on interroge ceux qui viennent des lieux désignés : Rien ! rien ! qu'une panique qui a exaspéré tout un arrondissement, et qui a fait maudire la république. Le but est atteint — A Strasbourg, écrivait-on de cette ville, la police a été plus adroite que les semeurs de bruits alarmants ; elle a saisi l'un des propagateurs de ces nouvelles mensongères, et l'a conduit en prison, en attendant qu'on ait trouvé la trace des brigands. A Saint-Quentin, on prétend avoir été plus heureux ; car nous trouvons dans une lettre particulière de cette ville les lignes suivantes : — Deux mille insurgés qui s'étaient réfugiés de Paris dans nos contrées, après les douloureuses journées de juin, viennent d'être arrêtés au moyen des efforts combinés de la garde nationale du département qui n'avait pas quitté leurs traces, et de la troupe de ligne dont le courage et le dévouement ne se sont pas ralentis un seul instant : ils vont être dirigés sur Paris ; à moins qu'on ne leur assigne une autre prison spéciale. — Nous faisons un gageure avant tout examen, ajoutait le journaliste qui publiait cette nouvelle, c'est qu'elle est un affreux canard. DEUX MILLE INSURGÉS, pris d'un seul coup de filet, rien que cela ! Les Saint-Quentinois n'y vont pas de main morte ! Cette troupe d'insurgés s'était sans doute envolée de Paris pour aller s'abattre sur la place de Saint-Quentin, car elle n'a laissé nulle part trace de son passage. Pauvres gens ! Nous terminerons ces citations par l'extrait suivant du journal l'Impartial du Nord, qui les résume toutes : Nous ne nous étions pas trompés, lit-on dans cette feuille sous la date du 5 juillet ; la conspiration de la terreur était véritable par toute la France ; l'arrivée des brigands a été annoncée presqu'à la même heure. Tous les journaux des départements nous apportent uniformément la même nouvelle : On annonçait hier l'arrivée sur notre ville d'une bande de forçats libérés et de travailleurs des ateliers nationaux — pour les paysans c'est tout un —. Cette nouvelle a jeté la consternation parmi notre population, etc., etc. Partout les paysans s'arment, ajoutait le journaliste ; partout ils quittent leurs foyers pour battre la campagne, et donnent ainsi la chasse à tous ceux qu'ils soupçonnent. Ces pauvres gens, aux oreilles desquels ont fait parvenir des bruits stupides, font des battues dans les bois, et rentrent chez eux affamés, fatigués, désappointés, furieux, et désireux d'en finir avec ces introuvables brigands !... Le but est alors atteint : vienne un démocrate, et son affaire sera bientôt faite !!! Châlons, Vitry, Laon, Soissons, Charleville, Mezières, etc., etc., ont été en alerte pendant plusieurs jours, dans l'attente de grands événements ; mais rien né s'est montré sur l'horizon. L'explication de ces faux bruits, de ces leurres, de ces énigmes, se trouve encore dans la correspondance suivante, émanée des pays plus particulièrement exploités par la réaction : C'est dans les campagnes, y lit-on, que la république est véritablement en danger ; c'est là que l'on manœuvre impunément, en plein jour, en faveur de la monarchie ; c'est là que l'on organise la contre-révolution par le mensonge, par les fausses nouvelles, par la calomnie. Les fautes de la révolution y sont exploitées avec une habileté infernale ; on s'empare des griefs ; on les caresse ; on spécule sur la misère, sur l'ignorance, sur tout ce qui peut aliéner les esprits au nouvel ordre de choses, et ce qu'il y a de plus triste à dire, c'est que les administrateurs de la république se font complices de ces infamies, soit par leur silence, soit par leurs encouragements. A Paris, on profite de l'état de siège pour satisfaire les petites haines, pour assouvir les petites vengeances ; au moyen d'une note de journal, ou d'une basse dénonciation, on se débarrasse d'un concurrent ou d'un ennemi ! Eh bien ! dans nos départements on renchérit sur ces lâchetés, en signalant à l'exécration publique et les républicains de la veille et les représentants qui font obstacle à la restauration d'une royauté quelconque Dans le département de l'Isère, naguère si renommé par ses opinions démocratiques, on n'ose plus s'avouer républicain ; dans le département de la Côte-d'Or, les royalistes ne mettent plus de bornes à leur audace ; fidèles aux traditions de leurs aînés, ils s'efforcent d'empêcher la confiance de renaître ; ils publient dans leurs journaux des délits ou des crimes imaginaires ; ils dressent leurs listes de suspects et les recommandent à l'attention du pouvoir exécutif. À Dijon, il n'est sorte d'infamie que l'on ne prête à James Demontry ; à Montbars, un piquet de gardes nationaux est chargé de préserver de l'incendie la maison de l'un des plus estimables représentants, le citoyen Maire-Neveu ; ailleurs on rapporte que le citoyen Joigneaux a été trouvé parmi les insurgés de juin, les uns disent mort, les autres vivant. A Châtillon-sur-Seine, les rares hommes de cœur qui ont proclamé la république, sont insultés dans les rues par la bourgeoisie et ses valets ; il en est même un qui a dû s'éloigner de la ville, d'après les conseils des fonctionnaires qui, si le fait est vrai, ont manqué à leurs devoirs, en ne protégeant pas avec énergie cet honnête citoyen, dont le principal crime est d'être phalanstérien. Voilà ce qui se pratique quatre mois après une révolution magnanime et généreuse au delà de toute expression ; voilà les indignités qui se commettent dans les départements qui passent à juste titre pour les plus républicains de la France. Jugez maintenant sur l'échantillon de ce qui doit se passer dans les autres. Nous croiserons-nous plus longtemps les bras en présence de cette contre-révolution qui nous mine sourdement et nous envahit par toutes les voies honteuses qui lui sont familières ? s'écriait l'auteur de cette correspondance si vraie. Aurons-nous longtemps encore le malheur de croire que Paris c'est la France, lorsque de toutes parts nos ennemis détachent le corps de la tête ? Ah ! nous adjurons le pouvoir exécutif de ne pas s'endormir dans cette illusion fatale, et de détruire au plus vite les espérances liberticides des ennemis de la souveraineté du peuple. Il suffirait pour cela de prendre de grandes mesures en faveur de nos populations agricoles et industrielles, si maladroitement désaffectionnées par l'impôt des quarante-cinq centimes elle décret du 31 mars. Employez à reconquérir l'amour de ces populations, les sacrifices énormes que, dans le cas contraire, vous seriez obligés de faire pour la surveillance des complots et la répression des troublés, et soyez assurés que la perfidie des royalistes plus ou moins déguisés ne prévaudra point contre la république. Hélas ! le gouvernement issu des journées de juin se montra plus disposé à comprimer la démocratie qu'à la soutenir dans les départements et à Paris : il ne s'occupa que d'une seule chose, à laquelle tout le reste se rapporta ; écraser Paris sous le poids des canons et des baïonnettes. Il ne s'aperçut pas qu'en gouvernant par le sabre ce peuple que toutes les tyrannies, toutes les aristocraties redoutaient tant, il allait au-devant des vœux que pouvaient faire tous les rois coalisés contre la jeune république, et qu'il travaillait à venger les griefs de la royauté et de ses suppôts contre les démocrates de la France. Après février, la nation française se croyait affranchie à jamais du joug qu'on lui avait longtemps imposé avec des baïonnettes ; à la suite des déplorables journées de juin, elle allait se trouver encore plus opprimée par le sabre que sous la monarchie. En effet, l'organisation gouvernementale, administrative et judiciaire fut exclusivement confiée à des chefs militaires. Un chef militaire était à la tête du pouvoir exécutif ; Trois généraux faisaient partie du nouveau ministère ; Des chefs militaires administraient la plupart des départements ; Des chefs militaires commandaient les légions civiques ; Des chefs militaires présidaient les nombreux tribunaux devant lesquels devaient être traduits les quatorze à quinze mille citoyens qui remplissaient les prisons, les caveaux, les casemates de tous nos palais, de tous nos forts, et qui avaient généralement été arrêtés par des militaires pour être jugés militairement. Bien des premiers postes de la diplomatie étaient occupés par des généraux ; enfin c était encore à des généraux que venaient d'être attribuées les fonctions de questeur de l'assemblée nationale. Ce parti pris de faire entrer dans les conseils du gouvernement tant d'hommes de guerre, que la convention avait eu le bon esprit de reléguer ailleurs, fournit à la Réforme le sujet de quelques critiques qui pour être incisives n'en parurent pas moins justes. En présence de celte invasion des états majors de guerre dans le gouvernement, disait ce journal, autant vaudrait en finir tout d'un coup, et donner vacance à MM. les représentants, pour installer, à leur place, un bataillon de mobiles. Sous Louis-Philippe, nous étions livrés aux avocats, aux rongeurs ; il en poussait partout, dans les commissions, dans les ministères, dans les ambassades ; et le bas-empire de la royauté s'affaissait lentement sous les criailleries verbeuses des avocats. Aujourd'hui c'est l'épaulette qui rayonne ; c'est le plat de sabre qui marque les cadences ; c'est la pléiade des généraux qui brille et monte : le militaire est ministre, le militaire est représentant ; il est chef de parti, rapporteur des commissions ; il est diplomate ; il est questeur : on dirait l'empire, moins ses épopées ; Dans ce pays où l'on aime le sabre, les uns, parce qu'ils ont gardé le culte des belles témérités, les autres parce qu'ils ont peur et qu'ils ne savent s'abriter que derrière les baïonnettes ; dans ce pays où, malgré le droit et ses éclatants programmes, la force est encore la religion secrète, la religion de tous, partis et gouvernements, ce luxe de faisceaux guerriers et cette prépondérance du glaive n'éveillent pas, en général, les susceptibilités, les méfiances publiques. Mais que l'on demande au peuple américain ce qu'aurait dit jadis le fondateur de la république en face d'une pareille phalange, et ce qu'il dirait lui-même aujourd'hui si les capitaines serviteurs de l'Etat en devenaient les chefs, et formaient une espèce de commission dans la haute sphère du pouvoir. Nous savons bien qu'il y a parfois des nécessités exceptionnelles à subir, et que tous les soldats qu'une crise appelle ne rêvent pas la dictature. Mais les principes et les institutions sont pour nous des garanties plus sérieuses que la probité des caractères et la sagesse des hommes. Ce n'est donc pas sans une profonde tristesse que nous voyons chaque jour l'état major des sabres s'organiser et se fortifier au milieu de notre révolution. Quand nos pères voulurent fonder le gouvernement du droit, concluait le journaliste, ce n'est pas ainsi qu'ils agirent : Jourdan, Kléber, Desaix, Marceau et Hoche ne disputaient pas la questure à Sieyès. Ceux qui, après février, avaient aussi essayé de fonder ce gouvernement du droit, sans lequel il n'y a point de libertés publiques ni de liberté individuelle, ne se doutaient guère qu'à quelques mois de distance, ils légueraient à la France le gouvernement de l'Algérie, le gouvernement du sabre, dans toute sa brutalité. Ils étaient loin de penser, eux qui avaient gouverné, avec quelque gloire, dans les moments les plus difficiles, sans avoir un soldat à leur disposition, et sans en sentir le besoin ; ils étaient loin de penser qu'à peine sortis du pouvoir, on en viendrait, sans transition, au gouvernement des monarchies, et qu'il faudrait à leurs successeurs ni plus ni moins qu'une armée tout entière de CINQUANTE MILLE HOMMES, de tant de chevaux, de tant de bouches à feu, pour gouverner la capitale de la république ! En effet, indépendamment de l'état de siège qui pesait encore de tout son poids et de toutes ses rigueurs sur la population libérale de Paris, on ne parlait ; depuis quelques jours, que de la formation de divers camps destinés à entourer cette ville d'une ceinture de fer. Le déluge de propositions liberticides présentées par le député de Versailles, Remilly, propositions que l'assemblée n'avait d'abord écoulées qu'avec une défaveur évidente, allait être pris au sérieux, et l'on s'occupait activement de préparer les camps qui devaient être occupés par les cinquante mille baïonnettes derrière lesquelles ce représentant du peuple voulait abriter cette majestueuse représentation nationale. Mais, comme il fallait beaucoup d'argent pour exécuter ces fantaisies militaires, le nouveau ministre des finances, Goudchaux, présenta d'abord ses plans à ce sujet, tandis que le chef du pouvoir exécutif vint entretenir l'assemblée de la dissolution des ateliers nationaux, qu'il présenta comme une organisation à la fois dangereuse et ruineuse pour l'État[1]. Le général Cavaignac déclara qu'il n'avait pas hésité à maintenir le paiement des ouvriers embrigadés, même pendant là lutte, parce qu'il avait reconnu les graves inconvénients qu'il y aurait eu à cesser tout à coup ce paiement[2] ; mais il annonçait la dissolution réelle, sérieuse de ces ateliers[3], et la présentation de plusieurs mesures nécessaires pour que les hommes qui ne demandaient qu'à travailler pussent être momentanément secourus et occupés ensuite. La dissolution des ateliers nationaux était là conséquence inévitable des événements de juin : Personne ne pouvait plus blâmer cette mesure, en présence de cet immense gaspillage de forces et d'argent Tout le monde était obligé de convenir que c'était le règne du désordre poussé à ses dernières limites. Les ouvriers s'en étaient plaints plus que personne ; ils souffraient eux-mêmes de cet état de choses ; les véritables ouvriers se sentaient humiliés d'être payés pour ne rien faire d'utile, de productif. Devait-on s'en prendre à eux de la coupable incurie qui avait présidé à la formation de ces fameux ateliers ? Les organisateurs n'avaient-ils pas la ressource des métiers spéciaux que l'Etat pouvait utiliser en tout temps ? Mais ceux qui demandaient depuis longtemps la dissolution de ce qu'ils appelaient l'armée de l'anarchie, préférèrent procéder par la calomnie et la diffamation. De là ce mécontentement, cette résistance fatale sur laquelle toutes les factions en dehors de la république avaient spéculé pour tuer la révolution. Aujourd'hui les ateliers nationaux étaient définitivement dissous, dispersés ; l'armée du désordre n'existait plus nulle part ; et pourtant l'on ne se croyait en sûreté que derrière les faisceaux de baïonnettes et les parcs d'artillerie dont on Voulait entourer Paris. La conséquence de ces mesures c'était une augmentation de dépenses, au lieu d'une économie qui devait résulter du licenciement. Lorsqu'il fallut pourvoir aux besoins qu'allait occasionner la présence d'une armée entière dans les murs et sous les murs de Paris, on ne trouva rien de mieux que d'emprunter cent cinquante millions à la Banque, qui elle-même les avait fait arriver dans ses caves par l'émission de nouveaux coupons de ses billets. Mais la Banque, quoique habituée à frapper monnaie avec la planche aux billets, ne consentit à ce prêt qu'aux conditions onéreuses et humiliantes pour le trésor, qu'on lui donnerait en garantie : 1° Pour soixante-quinze millions de rentes, dûment transférées, lesquelles renies seraient prises à la caisse d'amortissement ; 2° Pour soixante-quinze millions de forêts de l'État, que la Banque se réservait la faculté de pouvoir vendre, soit en totalité, soit en lots, lorsqu'elle le jugerait convenable, sous la simple condition de publicité. Moyennant ces deux garanties, le trésor pouvait compter sur un prêt de cent cinquante millions, exigibles à raison de vingt-cinq millions pour chacun des mois de juillet, août, septembre 1848, et le surplus en 1849[4]. Cela fait, le trésor devait prêter au sous-comptoir national des entrepreneurs du bâtiment une somme de cinq cent mille francs pour ses premières opérations d'avances sur garanties mobilières et immobilières de toute nature, et le garantir en outre de toutes pertes sur ses opérations jusqu'à concurrence de quatre millions cinq cent mille francs. D'un autre côté, il allait être ouvert au ministère du commerce et de l'agriculture un crédit de trois millions de francs pour être réparti entre les associations librement contractées soit entre ouvriers, soit entre ouvriers et patrons. Le ministre proposait encore quelques autres mesures financières qui devaient être oubliées après sa gestion : elles consistaient en un projet de loi pour le remboursement des caisses d'épargne ; en un autre relatif aux bons du trésor, et en un impôt sur les créances hypothécaires et sur les droits de succession[5]. On croyait ces moyens suffisants pour faire face à la crise financière et relever le crédit de la république. Le ministre déclarait qu'il renonçait pour le moment au rachat des chemins de fer et au projet d'exploitation des assurances ; réservant seulement à l'État le droit d'expropriation des lignes libérées, lorsqu'il le jugerait utile. Tels furent les moyens financiers proposés par le nouveau ministre pour faire face aux dépenses courantes, dans lesquelles le chapitre des crédits supplémentaires du ministre de la guerre entrait pour des sommes énormes ; car il fallait loger, nourrir tous ces soldats, et leur fournir les objets de casernement et de campement nécessaires ; et quoique l'on eût fait courir le bruit qu'on se contenterait de quarante mille hommes pour comprimer Paris, la réunion des conservateurs de la rue de Poitiers ne voulut pas rabattre un seul bataillon sur le nombre des baïonnettes qu'elle avait jugées nécessaires. Or, il faut apprendre au lecteur que cet ancien parti dit conservateur avait habilement profité des malheurs publics pour ressaisir l'influence funeste qu'il avait longtemps exercée sous Louis-Philippe. Le Journal des Débats avouait franchement que toutes les mesures extra-légales qu'on se disposait à appliquer à la France républicaine, mesures dont, le député Remilly avait donné un avant-goût, venaient d'être arrêtées par la réunion de la rue de Poitiers, dont le citoyen Thiers était âme. C'est M. Thiers qui a conseillé la dissolution des ateliers nationaux, affirmait cette feuille dans l'intention de rendre hommage à l'esprit conservateur de l'ancien ministre de Louis-Philippe ; c'est M. Thiers qui a voulu désarmer les quartiers-faubourgs, et rassembler aux portes de Paris cinquante mille hommes de troupes de ligne ; c'est M. Thiers qui demande la fermeture provisoire des clubs et des limites à la liberté de la presse..... Il est bien entendu, ajoutait ce journal, que, si on n'arrivait, pas à un accord avec le pouvoir exécutif, ON saisirait l'assemblée par la présentation d'une suite de décrets[6]. Ainsi se trouvait avéré le contrat qui avait lié le chef du pouvoir exécutif à la faction contre-révolutionnaire ; ce chef s'était placé dans la nécessité de s'entendre avec les hommes de la réaction, lui qui se déclarait franchement républicain, sous peine de perdre leur appui. Punition exemplaire, à laquelle devront, se soumettre tous ceux qui ne chercheront pas à s'appuyer sur le peuple ! Les représentants amis du pouvoir, disait à ce sujet le même Journal des Débats, font bien de s'entendre avec lui, de se concerter pour le bien, et de ne recourir à la contradiction publique que lorsqu'ils ne peuvent parvenir à un accord patriotique amical[7]. Ce fut en conformité de cet accord liberticide que le général Oudinot parut à la tribune, dans la séance du 7 juillet, pour y proposer un projet de décret portant que l'effectif dé l'armée, à Paris, serait, à partir du 20 juillet et jusqu'à ce qu'il en fût autrement ordonné, de CINQUANTE MILLE HOMMES[8]. Les circonstances dans lesquelles nous nous sommes trouvés, dit à ce sujet le chef du pouvoir exécutif lui-même, ont rendu nécessaires ces mesures ; mais je puis dire que, depuis quelques jours, j'ai été soutenu si énergiquement par l'opinion publique, que je ne pense pas que ces mesures soient nécessaires encore longtemps. Et comme le citoyen Trousseau interpella le général Cavaignac pour lui demander s'il comptait maintenir longtemps encore les mesures prises pendant l'état de siège à l'égard de certains journaux, et que cet orateur se permit de dire qu'il y avait dans l'étal de siège lui-même des forces suffisantes pour réprimer les écarts de la presse ; d'où il concluait qu'il ne voyait pas de nécessité de rester dans un tel état, les réactionnaires lui répondirent en demandant l'ordre du jour. Mais le chef du pouvoir exécutif voulut être plus explicite. L'état de siège, dit-il, est en effet une arme terrible entre les mains du gouvernement. Il faut être bien sûr de soi, bien sûr de ses intentions, bien sûr de l'assentiment du pays, pour ne pas reculer devant un semblable pouvoir. Quant à moi, je me suis senti tellement soutenu par l'opinion publique, que je n'hésite pas à déclarer que l'état de siège doit être longuement prolongé[9]. Mais s'apercevant du mauvais effet que venait de produire sa déclaration sur une grande partie de rassemblée et du public, quelques voix seulement l'ayant approuvé, le général, président du conseil des ministres, se crut obligé d'ajouter quelques correctifs. Appliqué comme il l'est, reprit-il, l'étal de siège n'est pas une gêne pour les hommes honnêtes et paisibles ; j'ajoute toutefois, pour répondre à l'interpellation du préopinant, qu'à mon avis, il n'y a pas un lien indissoluble entre la suppression de certains journaux et le maintien de l'état de siège. Lorsque le pouvoir sera armé contre l'hostilité d'une partie de la presse, de lois dont je n'ai pas à entretenir l'assemblée en ce moment, mais qui lui seront très-prochainement présentées, nous n'hésiterons pas, tout en maintenant l'état de siège, à rendre à là presse une entière liberté. Tout n'avait pas encore été mis à nu, dans cette séance, au sujet des intentions du gouvernement : le représentant Babaud-Laribière lui adressa une nouvelle interpellation concernant le cautionnement des journaux, qu'une circulaire publiée par le Moniteur semblait exiger de nouveau. La loi de 1835, sur le cautionnement des journaux, dit-il, a été heureusement abrogée par le gouvernement provisoire ; mais les journaux viennent d'être avertis, ce matin, qu'ils auront à fournir le cautionnement prescrit par la loi antérieure. Je viens demander à M. le ministre : de la justice ou à M. le chef du pouvoir exécutif comment, pour suppléer à une loi abrogée, on a pu songer à remettre en vigueur une loi législativement abrogée[10]. — Les lois de septembre, répondit le chef du pouvoir exécutif, ont été heureusement abrogées par le gouvernement provisoire ; mais il existe des lois antérieures, et en abrogeant les lois de septembre, le gouvernement provisoire a abrogé l'article qui aurait rapporté les lois antérieures. Des murmures ayant accueilli ces explications normandes, le général ajouta ces mots : D'ailleurs, la circulaire dont on a parlé n'a d'autre objet que de mettre aux mains des procureurs généraux les armes dont ils peuvent avoir besoin dans les circonstances actuelles ; elle ne préjuge point la question des cautionnements. Ces derniers mots pouvaient devenir l'objet d'une controverse ; mais l'assemblée s'était habituée à ne plus discuter les mesures politiques, et l'on passa à l'ordre du jour. Résumant, celle déplorable séance, une feuille démocratique s'exprimait ainsi : L'assemblée tressaille d'aise en entendant le général Cavaignac répondre à son collègue Oudinot, qu'il y a dans Paris et ses banlieues les cinquante mille hommes de troupes que M. Remilly demandait, naguère ; cette belle ceinture d'armée l'enchante ; elle n'a plus peur, et vraiment elle a raison, car le suffrage universel est au corps de garde. Là n'est pas d'ailleurs tout le gain de la journée : nous marchons vile, car la liberté républicaine vient d'obtenir des garanties nouvelles et des droits superbes ! M. le général Cavaignac a déclaré que longtemps encore l'état de siège pèserait sur Paris, et que les bons citoyens n'avaient rien à craindre sous celle dictature de fer ! Ainsi, quatre mois après cette révolution de février qui fut une explosion du droit vengeur, il se trouve que les servitudes morales et les servitudes matérielles sont devenues une loi de salut public, une implacable nécessité qu'il faut subir. Parce qu'elle fut un jour éprouvée par un violent orage, il faudra que la république traîne plusieurs mois les chaînes de la monarchie ! Il faudra que toutes les libertés soient suspendues, que tous les droits soient confisqués, qu'il n'y ait plus de garanties sérieuses, ni pour le domicile[11], ni pour la pensée ! Des commissions militaires, des jugements militaires, des enquêtes et des institutions militaires : voilà le régime qui doit se prolonger longtemps ! Ô républicains ! Vous tous qui, depuis dix-sept ans, avez lutté comme nous, et par la presse et par le combat, contre les prérogatives, contre les privilèges, contre le principe et les lois de la monarchie, si ces paroles sont vraies, si la dictature est nécessaire, pour longtemps, ceci est notre condamnation à tous, et c'est la justification de la royauté... Mais non, le pouvoir exécutif se trompe, comme se trompait la royauté tombée : la compression n'est pas la force, la puissance qui peut fonder, et garantir. Ce ne sont ni les soldats, ni les canons, ni les justices exceptionnelles qui sauvent, c'est le droit appliqué, c'est la justice qui s'incarne dans la loi !... Le pouvoir était sur la pente qui devait l'entraîner à sa perte ; il ne pouvait que glisser sans cesse. Chaque jour, une loi ou une mesure impopulaire venait affliger les amis de la liberté. Et d'abord, le dictateur venait de nommer pour chef supérieur de la garde nationale de Paris, un autre général arrivant aussi d'Afrique. C'était M. Changarnier, dont les formes et les allures toutes militaires n'avaient rien de ce qui doit distinguer un chef de la garde civique. Puis on s'occupa de réorganiser les anciens gardes municipaux de Louis-Philippe ; puis encore on abrogeait, à partir du 10 juillet, le décret du gouvernement provisoire relatif au droit sur les boissons. Le lendemain, on voyait la majorité qui soutenait ce gouvernement de compression, porter une loi transitoire qui plaçait en dehors du droit, commun républicain les maires et les conseillers municipaux, en laissant au pouvoir exécutif le droit de les nommer. Le gouvernement provisoire, dont la lâche fut si rude, avait fixé, par un décret, le nombre d'heures de travail à Paris et dans les départements ; c'était un premier à-compte payé aux ouvriers sur la dette sacrée de la révolution ; c'était mettre les travailleurs à même de cultiver leur intelligence qu'opprimait et qu'étouffait le travail forcé des anciens salaires. Le gouvernement issu des tristes journées de juin s'empressa de faire abroger ce décret si moral, ce décret que l'hygiène seule eût dû dicter. Le rapporteur, ce même citoyen Pascal Duprat du National, le premier avait demandé l'état de siège, prétendit que la fixation des heures de travail était la mort de l'industrie manufacturière ! Pauvres esprits ! Ils ne voient jamais les véritables causes qui activent ou arrêtent l'industrie ! La commission de surveillance près la caisse d'amortissement avait été supprimée comme une superfétation coûteuse dans une administration qui a ses vérificateurs, ses inspecteurs exercés ; elle fut rétablie par la volonté de ce comité des finances, considéré comme le foyer de la contre-révolution, qui voulait se faire quelques créatures. L'ancien conseil municipal de la ville avait été dissous à la suite de la révolution de février ; il ne pouvait être légalement remplacé que par l'élection : le chef du pouvoir exécutif, se fondant sur la loi transitoire, mais toute monarchique, rendue le 3 juillet, le réorganisa, et désigna lui-même les citoyens qui devaient en faire partie ; plusieurs de ces choix tombèrent suites anciens conseillers contre-révolutionnaires. Deux projets dé loi organiques, élaborés depuis longtemps, l'un, par le ministre de l'instruction publique, Carnot, l'autre, par le ministre de la justice, qui les avaient tous les deux fait étudier aussi par des commissions nommées en vertu de décisions du gouvernement provisoire, furent présentés à l'assemblée nationale, dans les premiers jours de juillet. Ces deux projets de loi capitaux, contenant, en grande partie, les améliorations reconnues, nécessaires, soit dans l'enseignement, soit dans l'organisation judiciaire, étaient destinés à produire d'excellents résultats. L'assemblée les écouta froidement, préoccupée qu'elle était des mesures liberticides à l'ordre du jour. Ils furent déposés dans les cartons des bureaux, et n'en sortirent plus ; Ce n'était pas le moment d'attaquer les anciens vices, les anciens abus qui s'étaient perpétués dans les organisations dues à la royauté ; on ne songeait qu'à comprimer Paris et à sévir contre les républicains. Les journaux des premiers jours de juillet étaient remplis de détails sur les organisations des conseils de guerre, sur leur procédure, sur les prisonniers et les prisons, et sur la situation dans laquelle l'état de siège continuait à tenir la ville. L'état de siège, dans certains quartiers, change peu l'aspect de Paris, lisait-on dans les feuilles publiques. Dans d'autres, au contraire, on ne reconnaît plus la capitale des lettres et des arts. Des tentes rangées régulièrement quatre par quatre, des faisceaux d'armes, des canons, des soldats montant la garde ou couchés sur la paille, des chevaux au piquet, des vivandières qui circulent, des cuisines en plein vent adossées aux murs des maisons qu'elles enfument, des aides de camp et des officiers d'état-major qui se croisent en tout sens, rappellent partout les tristes événements que nous venons de traverser. Le soir surtout, à l'heure habituelle des plaisirs, les tambours battent la retraite, les lampions s'allument aux fenêtres, mais les rues se vident. Les spectacles, si brillants dans les temps ordinaires, sont fermés, et quand se rouvriront-ils ? Personne ne le sait. En attendant, les mille industries qui vivent du théâtre sont dans la gêne : directeurs, auteurs, acteurs, figurants, machinistes, décorateurs, etc., etc., ne savent plus ou demander le pain que leur donnait une industrie perdue pour, longtemps[12]. Sur le boulevard du Temple, où huit théâtres et vingt cafés répandaient, jusqu'à minuit, la lumière et la joie, on né voit plus, dès dix heures, que quelques passants attardés qui regagnent leur logis, en répondant au qui vive des factionnaires échelonnés de cent pas en cent pas. — La place du Panthéon est toujours occupée militairement, lisait-on dans une autre feuille. Un escadron de chasseurs, un bataillon du Me de ligne, quelques compagnies du 2e régiment d'infanterie de marine, occupent la place et le péristyle du monument. On ne permet pas de stationner pour examiner les dégâts causés par les balles et les boulets. La cour des Tuileries offre le même aspect. Devant les grilles de la place du Carrousel, on voit deux vastes tentes, dans lesquelles les militaires sont établis. Par derrière sont élevées, à l'aide d'une charpente recouverte de paille, des sortes de cahutes, dans lesquelles se retirent la troupe de ligne et la garde nationale : une rangée de pièces de campagne occupe le long du mur du château. Une autre feuille donnait le tableau général ci-après de l'occupation de Paris : Neuf principaux noyaux de troupes, disait-elle, sont établis : — à la place de la Concorde, — aux boulevards Saint-Denis et du Temple, — à la Bastille, — à l'Hôtel- de-Ville, — au quai Saint-Michel, — au Panthéon, — au Luxembourg. — aux Tuileries, — au palais de l'Assemblée nationale. Il y a en outre, sur divers points, des détachements de gardes nationales des départements, indépendamment des postes des mairies et des autres postes permanents, tous fortement occupés. La nuit, on établit des postes supplémentaires avec sentinelles avancées. Tel était à peu près l'état de la capitale intra muros. Voici ce que l'on disait du cordon d'enceinte, car les militaires ne font rien à demi : Indépendamment des baïonnettes qui reluisent sur toutes nos places publiques, on nous annonce trois camps qui vont se dresser à nos portes, à cette seule fin de veiller sur nous, lisait-on dans la Réforme. Une division de l'armée des Alpes, appelée à Paris par le télégraphe, formera le camp permanent aux environs de Saint-Maur, afin d'agir, dit le Constitutionnel, sur les derrières des insurgés, dans le cas où ils relèveraient la tête. Les troupes de Paris seraient divisées en sept brigades et confiées à autant de généraux : il y aurait, en outre, deux généraux de division investis du commandement des deux rives de la Seine ; et toutes ces forces, avec la cavalerie et l'artillerie qu'elles comportent, prendraient le nom d'Armée de Paris. Puis la Réforme ajoute : Gardons-nous d'exagérer le péril au point de ne nous voir en sûreté qu'au milieu des régiments rangés en bataille. Dieu sait, hélas ! où les évolutions militaires nous ont menés ! En même temps que l'on ne parlait que de soldats, de canons, de baïonnettes, de tentes et de patrouilles, les journaux s'empressaient aussi de porter à la connaissance du public tout ce qu'ils pouvaient apprendre de relatif aux prisonniers, aux hôpitaux et aux conseils de guerre. Il résultait de l'addition de tous les insurgés renfermés dès lors dans les casemates des forts, que leur nombre s'élevait, du 5 au 10 juillet ; à près de QUATORZE MILLE ; les transfèrements avaient eu lieu sur le rapport que fit le citoyen Cormenin, chargé par le chef du pouvoir exécutif et le président de l'assemblée, de visiter, conjointement avec les représentants Vavin et Martin (de Strasbourg), les prisons et les hôpitaux. Le Journal des Débats publiait, dans les termes suivants, des extraits de ce rapport : Dans la prison de la rue de Tournon (la caserne), le commissaire a trouvé quinze cents individus, et a réclamé pour eux quelques améliorations au point de vue sanitaire, telle que distribution dé paille et dé vinaigre, et le renouvellement aussi fréquent que possible de l'air, promptement vicié par l'agglomération d'un si grand nombre de personnes. Huit cents prisonniers étaient entassés dans les caveaux et dans le passage souterrain qui conduisent des Tuileries à la terrasse du bord de l'eau. Ces lieux sont très-humides, et l'infection qui en résulte était telle que les médecins ont craint que le typhus ne se déclarât et ne gagnât les salles où sont les blessés. Sur la demande de M. Cormenin, et par ordre exprès du chef du pouvoir exécutif, quatre cent cinquante prisonniers ont déjà été extraits de ce cachot, et le. reste à dû être transféré aujourd'hui dans les forts détachés qui entourent Paris. Beaucoup d'insurgés se trouvent : dans les ambulances de Saint-Lazare, mêlés avec les gardes nationaux et les gardes mobiles blessés : tous indistinctement reçoivent les soins les plus empressés. Au milieu des prisonniers figurent un assez grand nombre d'enfants au-dessous de douze ans et même de dix ans. M. Cormenin a demandé qu'ils fussent interrogés avant tous les autres ; il a émis, en outre, l'avis qu'on adjoignît comme suppléants aux juges chargés de l'instruction judiciaire, des officiers de la garde nationale choisis plus particulièrement parmi les avocats et lès avoués.... Hâtons-nous de dire que les extraits du rapport de M. Cormenin qu'il plut au gouvernement de faire publier par le Journal des Débats étaient loin d'être complets. Si on n'eût pas morcelé ainsi son compte-rendu, le public aurait appris que l'infection des caveaux des Tuileries provenait non-seulement de l'humidité et de l'air vicié qu'on respirait dans ces cachots sans air, mais encore et plus particulièrement des nombreux corps humains en putréfaction, tombés sous les coups de fusil que les factionnaires tirèrent souvent par les lucarnes sur les insurgés qui s'en approchaient pour respirer. L'odeur ; qu'exhalaient ces caveaux était telle qu'il fut impossible à M. Cormenin d'y pénétrer[13]. Un autre journal annonçait aussi que le typhus avait éclaté dans plusieurs autres prisons encombrées de citoyens réputés insurgés. Cela ne peut surprendre, ajoutait-on ; et si l'on n'y porte un prompt remède, en raison de la chaleur de l'atmosphère et de l'air vicié que respirent tous ces prisonniers, la contagion se répandra dans les hôpitaux et ailleurs. Croirait-on qu'il y a quatre mille hommes entassés dans les seuls bâtiments de la préfecture de police ! A la date du 5 juillet, les hôpitaux contenaient, en outre, quinze cent quarante-trois blessés, soit insurgés ; soit gardes mobiles, gardes nationaux et soldats. Beaucoup étaient déjà morts des suites de leurs blessures ; un certain nombre était sorti à peu près guéri, et enfin d'autres, non moins nombreux, s'étaient fait porter chez eux. On n'a jamais pu savoir au juste le nombre des cadavres ramassés devant et derrière lés barricades : on peut calculer que plus de deux mille hommes y ont trouvé la mort, et qu'une quantité considérable de cadavres d'insurgés ont été enlevés des divers lieux où eurent lieu les exécutions militaires. Pendant plusieurs jours, d'énormes tapissières couvertes, mais laissant des traces de sang humain sur toute la route, furent occupées à les transporter dans les tranchées profondes ouvertes au fond des cimetières. La Morgue était aussi remplie de Cadavres recueillis dans la Seine. Les environs de ce triste, dépôt furent pendant longtemps envahis, non pas par la foule des curieux, mais par l'affluence des personnes désolées qui allaient y chercher les dernières traces de ceux de leurs parents ou amis disparus depuis le 23 juin. L'autorité se trouva bientôt dans la nécessité de mettre un terme à ces recherches ; elle fit donner la sépulture aux corps en putréfaction qui ne purent être reconnus : on fit ainsi de la place pour d'autres cadavres ; car on en trouvait dans la rivière à chaque instant. Quant aux conseils de guerre, qui fonctionnaient avec la plus grande activité, on sut que la commission militaire chargée d'interroger sommairement les insurgés s'était d'abord installée au rez-de-chaussée dès Tuileries, où elle avait procédé à l'interrogatoire de quelques-uns des détenus dans les caveaux de ce palais et dans ceux du Palais national. Mais la translation de ces prisonniers lui fit prendre la détermination d'aller siéger au Palais-de-Justice même, afin de se trouver en rapports plus directs avec les substituts du procureur général près la cour d'appel, et avec la Conciergerie, dépôt quotidien des prisonniers arrêtés ou ramenés des forts. Ce fut dans la salle des archives, en face du greffe de la cour d'appel, que le colonel Bertrand, commandant le 24e de ligne, s'établit en sa qualité de président de la commission. Le capitaine Plée, rapporteur près le 2e conseil de guerre, se mit en permanence dans un des salons de la Conciergerie même, et la on procéda à l'interrogatoire, de concert avec lés juges d'instruction et les substituts du procureur de la république. Ces interrogatoires étaient basés, autant que possible, sur. les procès-verbaux dressés lors de l'arrestation des inculpés. Ce travail ; poussé avec toute l'activité désirable[14], avait déjà eu pour résultat, au 3 juillet, l'interrogatoire et le renvoi dans les forts de l'Est de près de mille détenus. Un escadron de lanciers et deux bataillons d'infanterie de ligne composaient l'escorte ordinaire des prisonniers, soit pour les amener à la Conciergerie, soit pour ramener dans les forts ceux qui n'étaient pas mis en liberté immédiatement et ceux qui devaient passer au conseil de guerre. Voici comment on procédait à ces interrogatoires. On avait établi trois catégories : la première, composée de ceux qui avouaient leur participation à la lutte, et contre lesquels s'élevaient, dans l'opinion des juges d'instruction, des charges graves ; la seconde catégorie comprenait tous ceux des prévenus qui avaient été contraints et forcés par les insurgés, suivant leurs dires, de se mêler à eux ; la troisième embrassait les personnes qui, réclamées par leurs familles, par des représentants du peuple ou par des maires, étaient reconnues avoir été indûment arrêtées. La première catégorie devait passer devant les conseils de guerre ; la seconde était destinée à la transportation sans jugement, et la troisième enfin, renvoyée d'abord dans les forts, pouvait être élargie, après plus ample informé. A cette même époque, il restait encore à la Conciergerie à peu près un millier de prisonniers qui devaient être interrogés ; mais la préfecture de police y en envoyait journellement plusieurs centaines nouvellement arrêtés. Les bureaux de la police étaient encombrés de délations ; et, quoiqu'on ne pût pas emprisonner tous les citoyens dénoncés par leurs ennemis, on n'expédiait pas moins tous les jours de la préfecture une énorme quantité de mandats d'amener ; cinq employés étaient occupés uniquement à remplir les blancs pour approprier la formule imprimée à l'individu qu'on voulait arrêter. C'est une chose triste à constater, s'écriait un journal démocrate en présence de ces aveux ; il y a là plus que de l'immoralité, il y a un grand danger pour tous les citoyens ; car l'homme qui est capable de dénoncer autrui à cause de ses opinions, est aussi capable de le dénoncer, quoique innocent, par vengeance personnelle. C'était là ce qui se voyait très-fréquemment, et ce dont la police et la justice furent à portée de s'assurer par mille moyens. Aussi le nombre des détenus augmentait-il journellement dans une progression effrayante, quelle que fût l'activité des instructeurs. Au moment où nous écrivons ces lignes, lisait-on dans la Gazette des Tribunaux du 9 juillet, ce nombre s'élève à plus de QUATORZE MILLE, qui sont distribués dans les forts de Vanves, de Montrouge, d'Ivry, de l'Est, du Mont Valérien, du Gros-Caillou, à la caserne de Tournon, à la Conciergerie, à la Préfecture de police, et dans les maisons d'arrêt de la Force, de Sainte-Pélagie, des Madelonnettes, ainsi que dans la maison de justice militaire dite de l'Abbaye. Le fort d'Ivry en contient à lui seul quinze cent quatre et celui de Vanves mille trois. En présence de cette augmentation successive de citoyens emprisonnés à tant de titres divers, le pouvoir exécutif se vit dans la nécessité de créer quatre commissions extraordinaires chargées d'examiner les procédures instruites par MM. les rapporteurs, et de statuer, soit sur la mise en liberté, soit sur la transportation, soit sur le renvoi devant les conseils de guerre permanents de la 1re division. Ces commissions devaient prendre les ordres du colonel Bertrand, à qui était réservé le droit de mise en liberté pour les cas d'urgence. Le pouvoir exécutif fit plus encore, il décida qu'il ne serait plus procédé à aucune arrestation autrement que sur mandat d'amener dûment lancé, ou dans le cas de flagrant délit. C'était mettre un terme à l'abus que les mauvaises passions faisaient de l'arbitraire résultant de l'état de siège. Telle est l'ardeur de la délation, disait à ce sujet un journaliste indigné, que l'autorité a dû prendre des mesures pour la contenir. Comme Caussidière l'avait craint après le 15 mai, une moitié de Paris aurait volontiers fait arrêter l'autre. On met un frein à ce beau zèle ; on n'arrêtera plus désormais que sur mandat d'amener. Il faut dire, à la vérité, que les prisons sont pleines ! Remarquons en passant avec quel tact la réaction s'était partagé les différents degrés de la vaste échelle où elle manœuvrait. Il y avait la foule d'abord, dénonçant au hasard, au gré de ses peurs et de ses vengeances ; puis la presse, la presse périodique surtout, chez laquelle l'inimitié, pour être moins cachée, n'en était pas moins ardente et lâche ; puis les hommes politiques, délibérant en comité et procédant par députations auprès du pouvoir. On n'a pas d'idée du dévergondage de ces accusations qui tombaient dans tous les commissariats comme une avalanche : la haine a été parfois si aveugle qu'elle a frappé sur des tombeaux...... C'est ce même zèle ardent qui, sans prendre part au combat, s'est montré si féroce, le combat fini ; car ce ne sont pas les hommes de cœur qui ont exposé leur vie à l'attaque des barricades, qu'on a vus se souiller du sang de leurs prisonniers désarmés ; ce ne sont pas eux qui ont fait appel au bourreau après la victoire ; ce sont toutes ces lâchetés qui s'étaient tenues en arrière ; ce sont elles qui ont débordé le pouvoir, et dont le général Cavaignac aura plus de peine à désarmer la fureur qu'il n'en a eu à apaiser l'insurrection elle-même. |
[1] Quand le général Cavaignac vint annoncer la dissolution des ateliers nationaux, aucune voix ne se fit entendre contre cette mesuré. Seulement le citoyen Jules Favre se plaignit de ce que le chef du pouvoir exécutif n'avait pas laissé parler le rapporteur de la commission, qui était toujours le représentant Falloux. Celui-ci prit la parole pour dire que ses conclusions étant conformes à la mesure prise par le pouvoir exécutif, il avait cru devoir supprimer son rapport.
[2] Le citoyen Lalanne, dernier directeur des ateliers nationaux, n'en fut pas moins dénoncé pour avoir continué ces paiements par ordre supérieur.
[3] Les ateliers de femmes furent aussi supprimés.
[4] Quelques journaux ayant fait pressentir qu'en raison des derniers événements, le terme du paiement du semestre de la rente 3 pour 400 échu le 22 juin, serait reculé de quelques jours, le gouvernement s'empressa d'annoncer que ces bruits étaient faux. Ainsi, quand tout le monde avait plus ou moins souffert, les riches rentiers, les capitalistes seuls, pouvaient dormir sur les deux oreilles ; la sollicitude du trésor public leur était acquise exclusivement. On se rappelle que l'avènement la république leur valut même une anticipation, alors que tous les services étaient en souffrance.
[5] Le projet de loi relatif aux caisses d'épargne consistait principalement à payer en numéraire les bons du trésor créés en remboursement des dépôts, lorsque l'émission serait antérieure au 1er juillet, et à consolider en rentes perpétuelles 5 pour 100 les livrets des dépôts antérieurs au 24 février. Le minimum des coupons de rentes était baissé de 10 à 5 francs.
La nouvelle loi relative aux bons du trésor, se résumait toute dans son premier article, ainsi conçu : Les bons du trésor émis antérieurement au 24 février 1848, ou renouvelés depuis cette époque, seront consolidés pour le capital et les intérêts échus jusqu'à ce jour, en rentes 3 pour 100 au cours de 48 francs. C'était, à peu près, la mesure que nous avions cru utile d'être prise par le gouvernement provisoire.
[6] Voilà pourtant où la patrie est tombée ! s'écriait le journal la Réforme, en présence de ces audacieux aveux. Elle est tombée aux mains du vieux centre gauche et de M. Thiers ! Il y a peu de jours qu'on nous demandait encore où était cette réaction, objet de nos éternelles défiances. La réaction est une chimère de notre esprit, une hallucination de notre cerveau, ou pour mieux dire, la réaction n'était qu'un mot imaginé dans l'intérêt de notre politique. Ce mot rallie aujourd'hui tout ce que la révolution populaire de février avait dispersé. La réaction marche à ses fins, bannières déployées ; et si on ne parle plus de la régence, on se ligue au grand jour pour barrer passage à la république et mettre obstacle à ses progrès !
[7] Quel touchant accord ! Les rois aussi cherchent à s'entendre contre leurs peuples !
[8] Cette grave mesure liberticide fut votée quelques jours après, à la grande satisfaction des contre-révolutionnaires et de tous les peureux.
[9] Il serait difficile d'exprimer le désappointement des démocrates et des journalistes républicains en entendant cette sentence. Le bruit avait couru que l'état de siège devait être levé après la cérémonie funèbre instituée pour honorer les défenseurs de l'ordre morts en combattant, et ce bruit avait acquis tant de consistance, que les journaux suspendus prenaient leurs mesures pour reparaître. On était tellement convaincu que le système de terreur compressive de l'état de siège ne pouvait pas durer, qu'un grand nombre de malheureuses femmes de prisonniers avaient adressé, avec la plus grande confiance, une demande d'amnistie à la suite de cette cérémonie funèbre. Ces pauvres femmes ne connaissaient pas jusqu'où pouvait s'étendre la haine des réactionnaires pour la démocratie !
[10] La société des gens de lettres s'émut en présence des prétentions du pouvoir à faire revivre les lois de la monarchie contre la liberté de la presse : elle vota aussitôt, à l'unanimité, une pétition à l'assemblée nationale, dans laquelle, déclarant que tout ce qui touchait à la presse, à la liberté de la pensée, importait essentiellement à la république, et réagissait d'une manière immédiate sur la condition des gens de lettres ; elle s'élevait contre l'idée de placer les journaux sous là censure d'industriels privilégiés, par l'institution de gérants fictifs, destinés à payer de leur liberté les fautes des écrivains ou des spéculateurs.
Les seules formalités qu'une loi républicaine doive imposer aux journalistes, lisait-on dans cette pétition qui honore les gens de lettres, sont celles qui les pourront empêcher de se soustraire à la responsabilité de leurs écrits : elles comprennent donc les exigences à la signature, à la déclaration qui précise la publication, au dépôt des exemplaires dans les mains de l'autorité, etc. Pour être en harmonie avec le suffrage universel, la faculté d'écrire doit appartenir gratuitement à tout le monde...
En conséquence, la société des gens de lettres appelait de tous ses vœux l'abrogation formelle de toute loi qui substituerait le monopole des intérêts à la liberté des opinions.
[11] Il est impossible de se faire une idée de l'impudence des agents quelconques du pouvoir à violer lès domiciles sous l'état de siège ; la moindre délation suffisait pour voir arriver lés baïonnettes chez soi. Les vengeances s'exerçaient impunément et sans le contrôle d'aucune autorité.
[12] Le gouvernement vint en aide aux théâtres par une subvention de qui fut votée, et dont la répartition fut faite par une commission nommée ad hoc.
A partir du 10 juillet, on permit aussi la réouverture des salles ; mais avec l'obligation de faire tomber le rideau à dix heures du soir. Il fallut longtemps pour que les théâtres de la capitale pussent reprendre leurs allures ordinaires.
[13] Il faut lire, dans l'écrit publié parle citoyen Pardigon, l'un des malheureux qui y séjournèrent le plus longtemps et l'un des blessés de la place du Carrousel, les détails des tortures physiques et morales endurées par ces prisonniers. Cette lecture soulèvera toujours l'indignation dès âmes honnêtes contre ces hommes qui se montrèrent à la fois geôliers impitoyables et bourreaux par passe-temps.
[14] Suivant l'opinion émise par M. Cormenin, plusieurs avocats avaient été désignés par l'autorité militaire pour procéder, de concert avec les rapporteurs, à l'interrogatoire des prisonniers.