HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE VII

 

 

Le général Cavaignac se démet de ses fonctions de dictateur. — Intrigues pour pourvoir au gouvernement. — La nuance du National fait de nouveau confier le pouvoir exécutif à ce général. — Conditions qu'y mettent les réactionnaires. — Démission en masse du ministère nommé par la commission exécutive. — On jette le linceul sur les restes du gouvernement provisoire et de la commission. — Le général Cavaignac, la garde nationale, l'armée, la mobile et les autres généraux ont bien mérité de la patrie. — Le chef du pouvoir exécutif désigne son ministère ! — Il est formé d'hommes du National. — Les réactionnaires veulent repousser le fils de Carnot. — Remaniement. — Le citoyen Marie élu président de l'assemblée en remplacement du citoyen Sénard. —  Proclamation au peuple français. — Qualifications que l'on y donne aux insurgés. — La terrible réalité. — Causes diverses de cette formidable insurrection. — Millions votés facilement le lendemain de la victoire. — La démocratie, saignée aux quatre membres, se montre encore vivace. — On se dispose à renvoyer chez eux les gardes nationaux accourus à Paris. — Revues du 28 juin et du 2 juillet. — Réflexions sur la présence de ces gardes nationales à Paris. — Vues qui dirigeaient le parti réactionnaire en les appelant. — Langage des feuilles royalistes des provinces. — Haines que ces feuilles portent à la ville de Paris. — Article furibond du Courrier de la Gironde contre cette ville. — Les royalistes travaillent à détacher les départements de la métropole. — Ils comptent sur les conseils généraux des départements. — Le gouvernement fait avorter ce complot.

 

A la fin de la longue et triste séance de nuit du 27, et au moment où fui volée la loi de déportation, aggravée par le renvoi devant les conseils de guerre de tous les insurges exclus du bénéfice de la transportation en masse, le général Cavaignac, fidèle à ses engagements, était monte à la tribune pour s'y demeure des fonctions de chef du pouvoir exécutif qu'on lui avait confiées pour la crise.

Il est indispensable, avait-il dit, qu'au moment où les circonstances qui avaient motivé votre confiance viennent de disparaître, l'assemblée, dans une situation calme, pourvoie à une situation calme elle-même.

En conséquence, j'ai l'honneur d'informer l'assemblée que, demain matin, à l'ouverture de la séance, je remettrai en ses mains les pouvoirs qu'elle a bien voulu me confier.

Citoyens représentants, avait ajouté le général après avoir entendu quelques murmures bienveillants, mon opinion est qu'il faut qu'une république soit jalouse de son pouvoir, et il est sage que chacun témoigne ici d'une manière bien nette et bien précise qu'il n'est pas jaloux de le retenir.

Des applaudissements nombreux accueillirent ces paroles désintéressées et vraiment républicaines ; mais quelques voix avaient fait entendre ces mots : C'est trop tôt, général.

Une foule de membres, parmi lesquels se firent remarquer quelques vieux républicains, entourèrent le chef lorsqu'il se disposait à sortir, et l'engagèrent à retarder de quelques jours la remise de ses pouvoirs extraordinaires.

En effet, bien des représentants sincèrement démocrates se sentaient séduits par le noble langage que ce général avait fait entendre dans ses proclamations, et, ne pouvant faire prévaloir les grands principes à l'égard du gouvernement républicain, ils eussent ; encore mieux aimé avoir le fils du conventionnel pour chef provisoire du pouvoir exécutif, que courir les chances d'une élection que les opinions connues de la majorité eussent pu rendre plus dangereuses pour la cause de la démocratie et pour les libertés publiques.

Comme on le pense, le reste de la nuit ne se passa point sans intrigues à ce sujet. La nuance républicaine du National, le parti semi-girondin dont nous avons fait connaître les actes, et qui comptait diriger les affaires publiques sous le manteau du général, fit aboutir complètement dans son sens ce qu'on appelait la crise des portefeuilles. Il fut décidé que le général donnerait sa démission pour la forme ; mais qu'aussitôt après l'assemblée lui confierait de nouveau le pouvoir exécutif, avec le droit de nommer ses ministres, en dissimulant cette autorité si étendue sous le titre modeste de président du conseil sans portefeuille.

C'était exorbitant pour une république ; mais cela allait parfaitement aux habitudes monarchiques que bon nombre de représentants avaient contractées. Les républicains de la nuance dû National devaient eux aussi trouver ces combinaisons excellentes ; car ils se montrèrent satisfaits d'un arrangement qui leur assurait la prépondérance dans les affaires publiques jusqu'à la proclamation de la constitution. Quant au parti révolutionnaire, il se sentait déjà impuissant au milieu de l'assemblée, à cause des défections qui l'avaient amoindri ; les circonstances dans lesquelles il se trouvait, ne lui permettaient pas d'ailleurs de s'opposer rigoureusement à ce qu'il pouvait à bon droit considérer comme une intrigue réactionnaire ; comme un empiétement sur la souveraineté du peuple, de qui devait émaner tout pouvoir.

En effet, à ce dernier parti revenaient, au fond, tous le bénéfices de la transaction : il voulait bien appuyer le gouvernement du général Cavaignac et de ses amis, mais c'était à une condition qui aurait dû paraître fort dure aux anciens républicains de la rue Lepelletier : c'est qu'il ne serait plus question de la république démocratique fondée par le peuple et acclamée par le gouvernement provisoire, qu'on lui substituerait insensiblement la république honnête des modérés, et que l'on débarrasserait les abords du pouvoir de tous les vieux républicains dont s'était entouré ce dernier gouvernement, et surtout des agents de l'ex-ministre de l'intérieur, Ledru-Rollin.

Ce pacte honteux, conclu à quatre mois de distance de la révolution démocratique de février, fut accepté, assure-t-on, sans trop de répugnance par les hommes qui avaient déjà intrigué pour supplanter la commission exécutive[1]. On fit entendre au général Cavaignac que l'ordre ne régnerait jamais en France tant que les démocrates exaltés et leurs amis politiques auraient un pied dans l'étrier pour remonter au pouvoir ; on lui prouva que la république qu'il fallait à la France n'était pas celle de l'anarchie, mais bien celle de l'ordre, et qu'il était urgent de remplacer les hommes trop avancés, les exagérés, les utopistes, par des hommes d'ordre, par ceux qui se désignaient eux-mêmes comme les meilleurs républicains possibles, comme des républicains honnêtes et modérés. Le général, à qui l'on montrait la sédition permanente chez les hommes aux doctrines perverses, aux doctrines tendant à détruire la propriété, la famille, la morale des nations ; à qui l'on faisait peur des nouveaux barbares, consentit à ouvrir la porte aux anciens serviteurs de la monarchie, et à repousser du pied ceux qui avaient renversé le trône et fondé la république de 1848. C'est là la faute capitale qu'on lui fit commettre, et qu'il commit sans répugnance, ne se doutant pas qu'il allait remettre tout en question, même la forme de gouvernement qui convient aux hommes libres, aux hommes de cœur et d'intelligence, le gouvernement qui l'avait lui-même tiré de la foule des généraux africains.

Quand tout fut ainsi arrangé contre la révolution elles révolutionnaires, sans s'inquiéter de l'avis de ces derniers, que l'on considérait comme les vaincus on fit dire aux ministres nommés par la commission exécutive que l'on allait se passer de leur concours. Une démission en masse, fut donc envoyée, le matin, au général Cavaignac, qui parut à la tribune dès l'ouverture de la séance.

Citoyens représentants, dit-il, conformément à ce que j'ai eu l'honneur de faire savoir hier à l'assemblée nationale, je viens déposer entre vos mains les pouvoirs qu'elle avait bien voulu me confier.

Il y a deux faits distincts ici : l'état de siège, qui doit être conservé, car il est encore indispensable, — et le pouvoir exécutif.

Il faut que la direction de l'état de siège soit confiée à un pouvoir choisi après de mûres réflexions. — Oui ! oui ! s'écrie-t-on.

J'oubliais d'ajouter, reprit le général au moment où il descendait de la tribune, que le ministère m'a remis sa démission.

C'était on ne peut plus cavalier. C'était presque enterrer tout vivant ce qui restait de la commission exécutive et des débris du gouvernement provisoire. Mais le citoyen Flocon protesta contre cette façon d'agir par quelques paroles qui, pour sentir le dépit, n'en furent pas moins dignes.

Le ministère nommé par la commission exécutive, dit-il, se retirait avec elle, lorsque vous avez investi d'un pouvoir dictatorial le général Cavaignac ; il a demandé à rester parce qu'il pensait pouvoir rendre quelques services auprès de lui dans une crise dont le dénouement ne pouvait se prévoir alors, mais notre démission avait précédé celle du général Cavaignac.

Et le linceul fut jeté sur le gouvernement provisoire, sur la commission exécutive et sur son ministère. Les vainqueurs avaient autre chose à faire que des compliments de condoléance à ceux qui sortaient. N'étaient-ils pas tous intéressés à connaître les heureux héritiers des derniers ministres ?

Le citoyen Sénard, qui présidait encore en attendant qu'il fût remplacé au fauteuil, commença alors par se rendre l'organe de l'assemblée en exprimant au général Cavaignac toute la reconnaissance que sa conduite avait inspirée. Moi, qui l'ai vu à l'œuvre, ajouta-t-il, je sais avec quelle haute intelligence il a veillé aux grands intérêts qui lui avaient été confiés.

Toute la salle ayant applaudi, le président proposa de déclarer que le général Cavaignac avait bien mérité de la patrie ; proposition qui fut accueillie par acclamation, ainsi que celle faite par le général lui-même de comprendre dans le décret l'armée, la garde nationale et les autres généraux dont les noms, disait-il, étaient dans toutes les bouches. Il fut décidé qu'un décret formulerait le sentiment de l'assemblée à ce sujet, et qu'on n'oublierait pas la mémoire du digne archevêque de Paris[2]. L'assemblée avait hâte d'arriver à la réorganisation qui intéressait tant de monde.

Ce fut d'abord le contre-révolutionnaire Bonjean qui proposa à l'assemblée de nommer elle-même le pouvoir exécutif, ou bien, ajouta-t-il, de prier le général de vouloir bien le conserver[3]. — Oui ! oui ! s'écrie-t-on. — Encouragé par la majorité, le citoyen Bonjean proposa donc formellement de décréter que le général Cavaignac était nommé président du conseil des ministres, et qu'il nommerait lui-même son ministère.

Quelques voix ayant dit alors que la proposition était divisible, le président invita ces membres à expliquer leur opinion.

La proposition est, selon moi, très-divisible, s'empressa de répondre le citoyen Portalis. Tous les membres de celle assemblée pensent qu'il faut conférer au général Cavaignac le pouvoir dont il a si noblement usé ; mais ce que nous demandons c'est une consécration qui rende le pouvoir du général Cavaignac plus fort. On nous a dit que nous faisons de l'histoire ; faisons aussi du gouvernement. Vous ne voulez pas sans doute qu'il y ail dans huit jouis une opposition sur nos bancs. Il faut donc faire un ministère durable, et par conséquent consolider la république.

Ceux qui avaient tout arrangé continuèrent à s'opposer à la division, dans la crainte que la seconde partie de la proposition Bonjean ne fût repoussée. Cependant ils furent obligés de se soumettre à ce double vote, le citoyen Dufaure et le président lui-même ayant déclaré que la division était de droit. Mais leurs craintes furent chimériques, car ces deux paragraphes furent volés à la même unanimité.

Les choix du général Cavaignac né se firent pas attendre longtemps ; dès la reprisé de la séance il les fit connaître à l'assemblée. Le citoyen SÉNARD était nommé ministre de l'intérieur, le citoyen BASTIDE était chargé des affaires étrangères, le citoyen TOURRET prenait le portefeuille du commerce, le citoyen RECURT passait aux travaux publics, le général LAMORICIÈRE avait le ministère de la guerre, l'amiral LEBLANC celui de la marine, le citoyen BETHMONT remplaçait l'ancien ministre de la justice, le citoyen GOUDCHAUX acceptait pour la seconde fois le portefeuille des finances, et enfin le citoyen CARNOT conservait l'instruction publique et les cultes.

Le ministère était donc formé d'hommes du National ou à peu près de la même nuance, ce qui ne satisfit que bien médiocrement les réactionnaires ralliés ; la conservation du portefeuille au fils du conventionnel Carnot leur paraissait surtout une monstruosité contre laquelle ils s'élevèrent de toutes leurs forces ; peu s'en fallut qu'ils ne cherchassent à contester au chef du pouvoir exécutif le droit qu'on venait de lui conférer. Et comme le citoyen Sarrans fit observer que ce droit n'admettait point de contrôle, on entendit des voix du côté droit s'écrier que l'assemblée ne s'était point dessaisie de la faculté d'exprimer son opinion. Un autre genre de guerre fut fait encore à ces nominations : le citoyen Vezin mit en question s'il était permis d'aller chercher un ministre hors de l'assemblée ; il soutint qu'une pareille manière de procéder n'était pas dans les habitudes du parlement. Ainsi on en revenait déjà aux usages monarchiques. La séance fut tellement agitée que le président dut suspendre très-longtemps la délibération.

Le lendemain, il fallut opérer un nouveau remaniement ministériel. L'amiral Leblanc n'ayant pas voulu accepter l'honneur que lui avait fait le général Cavaignac de le placer dans son conseil, il devint nécessaire de transformer en ministre de la marine le citoyen Bastide et de remplacer ce dernier aux affaires étrangères par le général Bedeau ; mais la blessure de ce général ne lui ayant pas permis de remplir ces fonctions délicates, on les laissa à l'ex-rédacteur en chef du National. Ainsi furent réglées ces affaires de ménage, comme disait un journal démocrate, en faisant observer que cette fois dû moins les avocats n'avaient pas tout pris, puisqu'on trouvait jusqu'à trois épées africaines dans ce ministère.

Il ne restait plus qu'à remplacer le nouveau ministre de l'intérieur au fauteuil de la présidence. Le citoyen Sénard, de l'aveu même de la Réforme, avait rempli ses fonctions de président non-seulement avec intelligence, mais même avec impartialité, ce qui est beaucoup plus rare encore dans les mauvais jours. Il allait donc laisser un vide. Son fauteuil, convoité par les hommes influents des deux partis en dehors de la montagne, fut. donné, par une majorité composée de la nuance du National cl des anciens libéraux, à M. Marie, non pas précisément comme à l'un des membres, les moins révolutionnaires du gouvernement provisoire et de la commission exécutive, mais toujours comme appartenant à ce qu'on appelait la Dynastie du National. Si la victoire de M. Marie sur son concurrent, M. Dufaure, n'est pas grande, disait à ce sujet un journaliste républicain de la veille, elle n'en a pas moins une certaine signification. Elle expliquait du moins comment hors du giron du National on n'était plus rien dans la république de février.

Avant de quitter le bureau, le citoyen Sénard soumit à l'assemblée le projet de proclamation au peuple français dont elle lui avait confié la rédaction. Ce projet, qui fut accueilli avec enthousiasme et voté d'emblée, ne différait pas essentiellement de la première proclamation adressée aux insurgés, proclamation que le général Cavaignac avait dû adoucir par les siennes. On y retrouvait jusqu'aux mêmes qualifications : cela se conçoit ; on parlait maintenant à des battus.

L'anarchie est vaincue, y disait-on ; Paris est debout et justice sera faite. Honneur au courage et au patriotisme de la garde nationale de Paris et des départements ; honneur à notre brave et toujours glorieuse armée, à notre jeune et intrépide garde mobile, à nos écoles, à la garde républicaine et à tant, de généreux volontaires qui sont venus sur la brèche pour la défense de l'ordre et de la liberté.

Tous, au mépris de leur vie et avec un courage surhumain, ont refoulé de barricades en barricades et poursuivi jusque dans les derniers repaires ces forcenés qui, sans principes, sans drapeau, semblaient ne s'être armés que pour le massacre et le pillage.

Familles, institutions, liberté, patrie, tout était frappé au cœur, et sous les coups de ces nouveaux barbares, la civilisation du XIXe siècle était menacée de périr.

Mais non, la civilisation ne peut point périr ! Non, la république, œuvre de Dieu, loi vivante de l'humanité, la république ne périra pas. Nous le jurons pour la France tout entière, qui repousse avec horreur ces doctrines sauvages, où la famille n'est qu'un nom et la propriété le vol. Nous le jurons par le sang de tant de nobles victimes tombées sous des balles fratricides.

Tous les ennemis de la république s'étaient ligués contre elle dans un effort violent et désespéré. Ils sont vaincus, et désormais aucun d'eux ne peut tenter de relever leur sanglant drapeau.

Français, unissons-nous donc dans le saint amour de la patrie ; effaçons les dernières traces de nos discordes civiles ; maintenons fermement toutes les conquêtes de la liberté et de la démocratie[4].

La majorité, ou plutôt l'unanimité, car le côté gauche se trouvait alors paralysé, accueillit cette proclamation avec enthousiasmé, quoiqu'on y parlât de la république comme de la loi vivante et immortelle de l'humanité ; les réactionnaires, semblables aux jésuites, savaient bien in petto à quelle république ils appliquaient cette phrase. Pour le public à qui s'adressait cette pièce officielle, c'était parler un langage de convention que de qualifier les insurgés de nouveaux barbares, né prenant les armés, comme les sauvages, que pour massacrer, piller et incendier. Mais à côté de ces grands mots, ressassés par tous ceux qui détestaient les travailleurs, les révolutionnaires, le peuple de Paris, il y avait, pour les hommes capables d'appréciation, la terrible réalité, et cette réalité, que rien ne pouvait changer, se présentait comme un immense élan de l'énergie populaire, élan criminel, sans doute, puisqu'il avait été dirigé contre le gouvernement issu du suffrage universel et contre la représentation nationale qui en émanait également, mais qui eût, à coup sûr, changé de caractère et obtenu d'autres résultats s'ils se fût produit contre un gouvernement imposé par la ruse ou par la force, comme l'élan d'affranchissement et de fraternité qui accomplit d'un souffle la révolution de février.

Que si nous remontions aux causes de cette formidable insurrection, nous les trouverions exposées en peu de lignes dans un écrit que les journées de juin ont fait éclore.

Oui, s'écrie l'auteur de cet opuscule, c'est parce que la révolution de février fut à la fois politique et sociale, et peut-être encore plus sociale que politique dans ses profondeurs populaires ; c'est parce que le programme de cette révolution n'a pas été réalisé ; c'est parce que s'est produite une réaction des vieilles idées économiques contre les vivifiants principes de la solidarité, de l'égoïsme contre là fraternité, du chaos dans la production contre l'ordre dans l'industrie, du monopole des instruments du travail contre l'équitable répartition du savoir et du pouvoir ; c'est parce que dans les essais de réformes sociales tentés par la révolution, tout n'a été qu'impuissance et déceptions, qu'un jour est enfin venu ou quelques-uns des éléments révolutionnaires de février se sont levés pour revendiquer cette partie méconnue, suivant eux, du contrat synallagmatique de l'Hôtel-de-Ville.....

Nous ajouterons que d'autres causes non moins puissantes déterminèrent cette formidable insurrection qui restera dans l'histoire comme le monument de la plus audacieuse résolution qu'un peuple ait jamais puisée dans lui-même.

Le peuple parisien, avec son admirable instinct et sa haute intelligence, voyait depuis quelque temps les immortels principes des droits de l'homme compromis par les divisions intestines du gouvernement provisoire et par la faiblesse de la commission exécutive ; il avait parfaitement apprécié le résultat des élections générales, et la marche rétrograde que la réaction imprimait impunément à la révolution, était devenue l'objet de son attention la plus constante. L'abandon de la Pologne et des autres peuples levés contre leurs oppresseurs à l'exemple et à l'instigation de la France, lui paraissait une détermination pusillanime, honteuse et indigne de lui-même : il ne comprenait pas comment, après avoir stigmatisé si vigoureusement la politique égoïste du vieux roi Louis-Philippe, les anciens libéraux semblaient prendre à tâche de l'imiter quand la nation était devenue libre de ses mouvements sympathiques au dehors. Ne sachant à qui s'en prendre de tant et de si poignantes déceptions, ce peuple, essentiellement démocrate et socialiste, s'était cru trahi, et avait retiré sa confiance aux hommes qui, s'étant placés à la tête de la révolution pour activer son cours naturel, semblaient faire cause commune avec ceux qui voulaient l'enrayer. Voyant grandir le mal chaque jour, et n'espérant plus trouver le remède dans l'exercice régulier du suffrage universel et direct, depuis que l'ignorance et la calomnié avaient tourné la plupart des habitants des campagnes contre la sainte cause de la liberté, le peuple de Paris ne prit conseil que de lui-même ; et mettant à profit les douloureuses circonstances qui accablaient les travailleurs, il voulut saisir l'occasion que les réactionnaires de l'assemblée nationale lui fournissaient eux-mêmes pour renverser un gouvernement qui, selon lui, laissait périr la république, lorsqu'il avait encore la possibilité de la sauver. Le peuple savait que les moments donnés dans l'histoire du monde pour régénérer la société sont rares ; que, si on ne saisissait pas d'un bras vigoureux les rênes de la révolution de février, cinquante années de tyrannie el de guerres civiles désoleraient de nouveau la France : il voulut les prendre dans ses mains ; et, pour y arriver, il recommença la lutte de juillet 1830 et de février 1848. Habitué à accomplir facilement les révolutions qui n'exigeaient que du courage, habitué à renverser les gouvernements qui ne tiennent à la nation que par la crainte qu'ils inspirent, le peuple parisien ne comprit pas que le succès devenait impossible contre le gouvernement issu du suffrage universel, contre des légions déployant, comme lui, le vieux drapeau de la liberté, contre des soldais et des chefs combattant aussi au nom de la république.

Mais aurait-il fait ces réflexions que son parti n'en eût pas moins été irrévocable : la corde, comme on dit, était trop tendue ; la situation n'était plus tenable pour les démocrates et les ouvriers ; ne pouvant plus vivre en travaillant, ils se mirent à crier : du pain ou du plomb ! Le pain leur étant refusé par ceux qui poussaient à la dissolution immédiate des ateliers nationaux, le peuple se retira derrière les barricades et y fondit des balles fratricides !

Ah ! si les réactionnaires, dont la conduite fut, ainsi que nous l'avons démontré surabondamment et irrécusablement, provocatrice et coupable de lèse-humanité, avaient voulu consacrer au soulagement de la misère du peuple, la centième partie des millions que va coûter à l'Etat leur victoire de juin ; s'ils eussent fait entendre en temps opportun quelques-unes des bonnes paroles adressées trop tard aux insurgés, nul doute que les rues de Paris n'eussent jamais été arrosées de tant de sang français, de sang citoyen[5].

Le lendemain de la victoire, ces mêmes comités de l'assemblée qui se sont montrés si parcimonieux lorsqu'il s'agissait de voter quelques centaines de mille francs si nécessaires pour sustenter les cent mille travailleurs forcément embrigadés dans les ateliers nationaux, ces comités qui, pendant la lutte, ont voté d'urgence trois millions de secours publics à ceux qui manquent de pain, s'empressent, le lendemain, de donner de nouveau trois millions, dont deux millions destinés à secourir les gardes nationaux blessés en combattant l'insurrection, et un million pour faire face aux dépenses de nourriture pour les gardes nationaux que leur dévouement a poussés à Paris ; et ce, sans compter un million accordé par anticipation aux gardes mobiles. Bientôt il faudra voter des millions pour les dépenses des casernements provisoires de l'armée de cinquante mille soldats qui doit garder Paris ; puis viendront les millions pour remplacer les munitions de guerre consommées ; puis encore, les millions pour les conseils de guerre, leurs prisons préventives et la nourriture de 12 à 15.000 citoyens qui y séjourneront plus ou moins longtemps ; puis encore les millions que va coûter le transport des déportés jusqu'aux ports de mer, et les millions destinés à les empêcher de mourir de faim ; puis enfin les autres millions que le ministre de la guerre demandera pour une autre déportation, celle des colons que l'on va jeter en Algérie, toujours pour en débarrasser la ville de Paris. Le calculateur qui pourra compulser les divers budgets ordinaires et extraordinaires de tous les départements ministériels de la république, sera bien étonné en voyant le total des millions coûtés à la France par la victoire de l'ordre sur les démocrates parisiens, lorsque deux à trois millions auraient suffi pour prévenir cet immense désastre. Il le sera bien davantage quand ses investigations lui auront appris que cette démocratie de la capitale, ainsi saignée aux quatre membres, et que la victoire de juin devait écraser à jamais, donnait encore, quelques mois après, cent trente mille voix à ses candidats !

En ce moment, l'assemblée nationale et le pouvoir exécutif sont d'accord pour renvoyer le plus promptement possible ces nombreux gardes nationaux venus de toutes parts afin de partager les dangers et la gloire des légions parisiennes, ainsi que ceux non moins nombreux qui arrivent encore journellement par toutes les routes, et dont les abords de l'assemblée nationale sont littéralement encombrés. Un décret rendu à cet effet avait préalablement ordonné qu'une grande revue, où tous les détachements de ces gardes nationales défileraient sous les yeux de l'assemblée et du pouvoir exécutif, aurait lieu le plus prochainement, et cette grande revue se trouva fixée pour le 28 juin.

Ce jour-là, le président, les vice-présidents et les secrétaires de l'assemblée nationale, suivis de la presque totalité des représentants, décorés de leur écharpe, s'étaient rangés, dès huit heures du matin, devant la grille du palais qui fait face à la place de la Révolution. Le général Poncelet, à cheval et entouré d'un nombreux état-major, avait pris position en face des représentants du peuple. Les gardes nationales des départements couvraient le quai des Tuileries, la place et une partie des Champs-Elysées. Quarante à cinquante mille hommes — d'autres relations disent cent mille —[6] étaient ainsi réunis des divers points de la France.

Le défilé, commencé aussitôt, offrit y pendant plus d'une heure, le spectacle le plus extraordinaire. Chaque bataillon, chaque détachement, ayant à sa tête ses chefs, ses tambours, et souvent le maire de la commune, arrivait en bon ordre sur le pont, s'arrêtait un instant devant la représentation nationale, qui saluait le drapeau de chaque corps, et, faisant une conversion a droite, se déployait sur le quai d'Orsay, pour aller repasser la Seine au pont des Invalides, En défilant sur le front des représentants, les gardes nationaux faisaient entendre le cri de vive l'assemblée nationale, auxquels bien des corps ajoutaient celui de vive la république ![7] En général les compagnies d'artillerie et de sapeurs étaient en uniforme et se faisaient remarquer par leur bonne tenue ; mais, à l'exception des gardes nationaux appartenant aux villes, les autres compagnies offraient, ainsi que nous l'avons déjà dit, une grande diversité de costumes les plus variés : beaucoup étaient en blousé, sans autre distinction des hommes de travail qu'une ceinture et une large bordure.

Bientôt ces gardes nationales regagnèrent leurs foyers, emportant comme souvenir de cette solennité, un drapeau donné par la représentation du peuple.

Mais comme le mouvement d'impulsion vers Paris ne s'était point encore arrêté, et que d'autres volontaires des milices départementales, en retard par le défaut de transport ou à cause des distances, continuèrent à débarquer de tous côtés, on se vit dans la nécessité d'organiser une seconde revue pour le 2 juillet. Ce jour-là, les gardes nationales arrivées depuis le 28 défilèrent sur la place de la Révolution, en présence du général Cavaignac et d'une grande partie de la représentation nationale. On remit à chaque détachement un drapeau et des exemplaires du décret portant qu'ils avaient bien mérité de la patrie.

Insensiblement tous ces gardes nationaux se mirent en roule pour, rentrer dans leurs foyers ; il ne resta plus à Paris que quelques chefs et ceux des volontaires qui avaient eu un double but en accourant à Paris.

C'était la troisième fois, depuis la révolution de 1789, que les départements avaient envoyé à Paris des gardes nationaux : la première fois, pour assister à la grande fédération, la seconde, pour former le camp des vingt mille hommes ; la troisième pour combattre l'insurrection sans drapeau, comme le disait M. Sénard. Dans les deux premières circonstances, l'arrivée des volontaires de tous les départements servit à resserrer les liens qui rattachaient les quatre-vingt-trois fractions de la France en un seul tout, et à rendre plus forte encore l'unité indivisible votée par l'assemblée constituante.

Dos vues bien différentes dirigeaient les meneurs de l'assemblée nationale et les journalistes qui les soutenaient, lorsqu'ils appelaient à Paris, en 1848, les gardes nationaux volontaires des départements.

Une sorte de conspiration contre la ville qui chasse les dynasties existait depuis longtemps : elle avait pour chefs les députés anciens conservateurs de quelques villes du midi. Son organe avoué était le fameux journal réactionnaire le Courrier de la Gironde, et cette feuille ne laissait perdre aucune occasion, surtout depuis la révolution dé février, de peindre Paris sous les couleurs les plus noires, et plus intolérable tyrannie sur les départements. Pendant et après le combat, le langage de certains journaux royalistes publiés dans les provinces ne l'avait point cédé en violence ni en provocations aux feuilles réactionnaires de Paris ; chacun de ces journaux s'efforça de gagner ses éperons en amplifiant encore les traits odieux répandus par ses amis de Paris, ou bien 'par quelque insinuation des plus malveillantes contre les démocrates de la capitale. Ce furent ces plumes trempées dans le fie qui annonçaient par avance l'arrestation des, chefs de la démocratie : l'une d'elles, n'épargnant pas même les modérés de la commission exécutive, avait donné comme certaine la nouvelle suivante : On assure que, dès le 24, MM. Ledru-Rollin et Lamartine auraient été victimes de la fureur populaire ; on se serait emparé de leur personne, ajoutait charitablement cette feuille honnête et modérée, et ils auraient été traînés dans le ruisseau.

Mais rien n'égalait la haine furibonde que le Courrier de la Gironde exhalait par tous ses pores lorsqu'il ; s'agissait de Paris ou des républicains de Paris. Tous les efforts de ses rédacteurs et de son patronage ne tendaient qu'à un seul but, celui de détacher les départements de la capitale : c'était là le vœu constant que ce journal et ses amis de Paris émettaient sans réserve.

Or, l'occasion de la lutte terrible qui s'était engagée au milieu de la ville maudite par les royalistes leur parut on ne peut plus favorable pour lui enlever cette suprématie qui lui soumettait le reste de la France. Les meneurs fédéralistes se donnèrent la main de toutes les villes, et plusieurs d'entre eux vinrent à Paris avec les volontaires de la garde nationale, choisis parmi l'élite des hommes dévoués aux anciennes traditions. Les conciliabules des ennemis de Paris commencèrent alors dans les murs même de cette ville, à côté de la salle où siégeait la représentation nationale, si divisée d'opinions.

Ce fut en ce moment qu'on lut, dans le Courrier de la Gironde, l'article suivant, propre à révéler les mystères de la conspiration fédéraliste :

Paris, la VILLE INFÂME, la Gomorrhe moderne, la source de toutes nos calamités et de toutes nos misères, Paris est en feu !... les départements de la France ne secoueront-ils pas un jour ce joug absolu et odieux ?... Paris n'est plus la France ; Paris n'est plus la nation. Paris a été sauvé le 16 avril et nous a donné l'infamie ; Paris a été sauvé le 15 mai ; il nous a donné la misère, le trouble, la trahison, la guerre civile, la dictature !

L'audace, le cynisme de ce langage, joint à tout ce que le gouvernement put savoir ou deviner des manœuvres employées pour brouiller les départements de la France avec son centre et son cœur, le forcèrent de porter son attention sur ces coupables intrigues, dont le foyer principal ; jadis à Bordeaux, avait été momentanément transporté à Paris même par la présence d'une foule de chefs et de volontaires des gardes nationales. Le gouvernement resta convaincu que rien n'était plus vrai que cette conspiration fédéraliste ; il put se convaincre de sa gravité par les rapports qu'il reçut de toutes parts. Il ne s'agissait de rien moins que de rompre les liens par trop intimes, disait-on, el trop resserrés qui liaient les départements à la capitale ; de soustraire ceux-ci à l'influence pernicieuse et révolutionnaire de cette ville, qui imposait sa volonté et jusqu'à ses caprices à tant de millions de citoyens gémissant sous le joug, et de fonder une sorte de gouvernement fédératif, dont chaque fraction eût été souveraine en matière administrative et financière.

Pour faire réussir ce plan, on comptait sur les conseils généraux des départements, composés encore d'aristocrates réactionnaires, unis entre eux par la haine commune qu'ils portaient à la ville du 24 février. Beaucoup des membres de ces conseils généraux avaient déjà été sondés à ce sujet ; on s'était assuré du concours de leur influence locale. On croyait le gouvernement de la république trop maîtrisé par les circonstances, trop affaibli par les attaques incessantes dont il avait été l'objet de la part de tous les organes du royalisme, pour qu'il pût empêcher la réalisation du rêve des ennemis de Paris, des ennemis de sa population démocratique et de la république. Le gouvernement n'eut pas besoin de beaucoup d'efforts pour déjouer ce complot, qui ne tendait à rien moins qu'à priver la France de cette tête qui conçoit et dirige, de ce cœur qui renvoie par tous les artères la vie politique à toutes les sections, à tous les membres du corps social, de ce grand foyer qui anime et éclaire tout ce qui ressent, de loin comme de près, son action vivifiante et salutaire.

 

 

 



[1] On lisait dans la Réforme du 30 juin les lignes suivantes extraites du journal l'Union : elles étaient propres à jeter un grand jour sur les manœuvres de l'Hôtel-de-Ville contre le Luxembourg.

Une dépêche télégraphique de Paris, publiée par un journal algérien, l'Akbar, annonçait, en date du 15 juin, la démission de la commission exécutive, et son remplacement par MM. Marrast, Berger et Cavaignac. La lecture de cette dépêche, ajoutait l'Union, a produit une certaine sensation à l'assemblée, et il paraît qu'elle doit être le sujet d'interpellations.

[2] Cette dernière proposition fut, le soir même, formulée ainsi :

L'assemblée nationale regarde comme un devoir de proclamer les sentiments de religieuse douleur que lui ont fait éprouver le dévouement et la mort héroïque de M. l'archevêque de Paris.

[3] Lorsque les girondins proposèrent à la Convention de prier le ministre Roland de conserver son portefeuille, ils excitèrent une violente tempête. Les conventionnels, qui sentaient leur dignité, se refusèrent à cette invitation ; et Roland, compromis ainsi par la maladresse de ses convives habituels, se vit obligé d'opter entre le portefeuille dé l'intérieur et sa place à la Convention. Sa femme, qui s'était habituée à avoir autour d'elle une sorte de cour, ne put se décider assortir du ministère.

[4] Pour donner une idée de la manière dont le côté qui se considérait comme vainqueur entendait maintenir toutes les conquêtes de la liberté et de la démocratie, nous rappellerons que, dans la même séance où cette proclamation fut lue et adoptée, un député du nom de Remilly, proposa à l'assemblée de demander à son comité de législation :

1° Un projet de décret contre les sociétés secrètes ;

2° Un projet de décret pour réglementer les clubs ;

3° Un projet de décret contre les barricades ;

4° Un projet de décret contre l'affichage ;

5° Un projet de décret sur les journaux politiques et sur la liberté de la presse ; 6° Un projet de décret contre le non armement des citoyens qui ne faisaient pas partie de la garde nationale, etc., etc.

Tout cela paraissait bien innocent ; mais on aurait facilement fait dire à ces décrets beaucoup plus qu'ils ne semblaient comporter.

[5] Nous hasardons ici cette expression qui ne sera aux yeux des puristes, qu'un barbarisme. Nous dirons cependant que nous l'avons trouvée en grand usage parmi les bons auteurs italiens. Palamède dit à Lysandre : Nos lauriers, teints de sang citadin pèsent à nos fronts et nous rendent honteux.

[6] Il y avait évidemment une grande exagération dans ce dernier nombre : en effet, si l'on se rend compte que cent trente-sept communes seulement étaient représentées à la grande revue, et si l'on calcule la faiblesse numérique des plus forts détachements de volontaires, on arriverait difficilement à compléter même les cinquante mille. Nous publions, aux pièces justificatives, la liste de ces cent trente-sept villes ou communes, telle que nous la trouvons dans un recueil.

[7] L'auteur de la brochure la plus complète sur les journées de juin, M. l'avocat Pagès-Duport, dit seulement que le défilé eut lieu aux cris mille fois répétés de Vive l'assemblée nationale ! Quoique la réaction dominât évidemment dans ce renfort accouru à la défense de l'ordre, il est impossible qu'il y ait eu unanimité sur ce point. Bien des gardes nationaux des départements étaient d'anciens patriotes, qui croyaient avoir fait preuve de zèle en faveur de la république.