HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE VI

 

 

Aspect que présente la ville de Paris le lendemain du combat. — Nombreux gardes nationaux arrivés des provinces. — Vaste camp militaire. — Sinistres traces du combat laissées sur tous les points de la lutte. — On croit voir une ville prise d'assaut. — Pèlerinage de la haute société vers ces lieux de désolation. — Essaim de délateurs et de sbires apparus après la bataille. - Recrudescence de dénonciations et d'arrestations. — Nouvelles séries de faits odieux inventés par les réactionnaires. — Bruits d'empoisonnement et de tentatives d'empoisonnement. - Faits cités par les feuilles Contrerévolutionnaires. — Démentis formels et officiels opposés à ces calomnies. — Protestation de la Réforme. — Ces bruits odieux n'en circulent pas moins partout et principalement dans les provinces. — Efforts nécessités pour faire surnager la vérité. — Causes réelles de ces bruits. — Le rapport sur le projet, de déportation est présenté sous la funeste influence de ces calomnies. — Le projet de la commission est plus rigoureux que celui du gouvernement. — Déclaration du général Cavaignac à ce sujet. — Il a soutenu les propositions atténuantes. — Nécessité de faire plusieurs catégories, — Le projet de loi est fait en vue de venger la patrie.- Les réactionnaires ; veulent voter sans discussion et sans désemparer. — Pierre Leroux repoussé lé projet comme inhumain. — Lectures des articles rédigés par la commission. — Ils ne veulent pas qu'un seul démocrate échappe. — Discours du citoyen Caussidière pour ramener la majorité à l'indulgence. — Vote du projet tel que l'a aggravé la commission. — Horrible événement de la place du Carrousel. — Cent vingt-cinq hommes tués ou blessés.

 

L'aspect que la ville de Paris, bu plutôt de cette partie de la ville qui n'a point pris part à l'insurrection, offre le lendemain du combat, est à la fois étrange et désolant.

Disons d'abord que les sévérités de l'état de siège, à l'égard de la circulation des citoyens, sont déjà bien adoucies ; les rues se trouvent remplies de gardes nationaux des départements, qu'on dirait être venus à Paris pour y montrer les costumes semi-militaires et les soi-disant uniformes les plus excentriques que portent beaucoup de détachements sortis des petites localités pour accourir au secours de l'ordre. Il faut avoir vu ces uniformes, ou plutôt ces costumes de fantaisie, pour se faire une idée de ce pêle-mêle d'habits, de tuniques, de vestes et, surtout, de blouses, les unes serrées à la taille par des ceintures de toutes les couleurs, les autres simplement pendantes et bordées de rubans, de franges de toutes les dimensions ; la plupart avaient encore sur leur tête les vieux bonnets d'ourson ; d'autres portaient d'énormes casques à crinières rouges, noires, tricolores, que surmontaient en outre des plumets de toutes les dimensions : une grande pancarte, appliquée sur le devant de leur coiffure, indiquait, en toutes lettres, les noms des localités auxquelles ces gardes nationaux appartenaient, ou bien le numéro de la compagnie et du bataillon. Ajoutons que de nombreux gardes nationaux de Paris inscrits, mais n'ayant jamais paru dans les rangs, en uniforme, s'étaient trouvés dans la nécessité de s'affubler également de leur buffleterie sur l'habit bourgeois, sur la veste et la blouse, et d'orner leur chapeau ou leur casquette de la pancarte de rigueur.

Partout où les désastres du combat attiraient les curieux, on n'apercevait plus que des hommes ainsi affublés. Plusieurs d'entre eux avaient même amené leurs femmes. Il était arrivé beaucoup de ces gardes nationaux l'avant-veille et la veille, il en arriva encore le 26 et le lendemain ; il en arrivait toujours ; de sorte que ces secours, après avoir été d'une utilité incontestable, devenaient la cause des plus grands embarras pour l'assemblée nationale et pour tous ceux qui crurent devoir implorer le secours des départements. On avait fait jouer le télégraphe pour les appeler ; il dut fonctionner encore pour faire retourner chez eux ceux des détachements lointains qui étaient en route.

Pendant la lutte et les jours suivants, la plupart des gardes nationales des départements, après avoir envoyé leurs pompiers et leurs artilleurs près des généraux, avaient servi à conduire les prisonniers pris derrière les barricades et dans les maisons fouillées. La plupart des rues de Paris où l'insurrection s'était montrée, ne cessaient d'être sillonnées par de longues files d'insurgés ou de prétendus insurgés, que ces gardes nationaux escortaient jusqu'aux lieux destinés à servir de dépôts provisoires à ces malheureux. On en avait rempli et on en remplissait de nouveau, dès qu'il y avait de la place, les caveaux de l'Hôtel-de-Ville, ceux des Tuileries, du Palais-National et du Luxembourg ; toutes les casernes en renfermaient par centaines, ainsi que l'église Notre-Dame, la préfecture de police, la Conciergerie, l'Abbaye et les autres prisons. C'était un spectacle bien triste que celui de ces immenses troupeaux d'hommes du peuple, les mains attachées derrière le dos, traînés si ignominieusement dans la même ville où ces ouvriers avaient été portés en triomphe peu de mois auparavant !

Sous un autre aspect, la partie Est de la ville, et même plusieurs points des autres quartiers, offraient l'image d'un vaste camp, entouré de centaines de bivouacs, où l'on voyait les soldats, couchés sur des bottes de paille, se reposer des fatigues du combat ; quelques tentes, dressées de distance en distance, indiquaient des abris pour les officiers. La place du Panthéon, celles du Luxembourg, de Saint-Sulpice, du Pont-Saint-Michel, du Palais-de-Justice, de Notre-Dame, de la Bastille, des Vosges, de l'Hôtel-de-Ville, les cours du Palais-Législatif, du Palais-National, les jardins, et principalement les boulevards intérieurs du nord, étaient littéralement couverts de soldats, de chevaux, d'artillerie, de caissons et de fourgons ; partout les développements militaires les plus considérables, partout l'image terrible de la guerre ; on aurait cru avoir sous les yeux le triste tableau de Paris au mois de juin 1815. Si, dans le cours de ces pérégrinations, au milieu de tant de faisceaux d'armes, on levait les yeux, on n'apercevait, à partir du boulevard Poissonnière et principalement des portes Saint-Denis et Saint-Martin, que des traces de dévastation et de ruine. Presque toutes les maisons qui bordent ce boulevard portaient les traces nombreuses des balles, des biscaïens et des boulets. Les rues des Faubourgs Poissonnière, Hauteville, St-Denis et St-Martin, présentaient un spectacle des plus tristes : les projectiles de toutes les dimensions y avaient fait partout des ravages que de nombreux ouvriers travaillaient déjà, par ordre, à faire disparaître. Il en était de même des rues transversales ; on voyait, dé tous côtés, des débris de portes et de persiennes, les fenêtres étaient restées sans vitres, et l'on marchait sur les glaces brisées qui avaient servi aux montres et aux devantures des boutiques. Plus on remontait ces faubourgs, plus les murs attestaient la vigueur de la lutte ; les murs des maisons situées au-dessus des barricades défendues, ressemblaient à des cribles, et plus d'un pan de mûr renversé ou percé à jour, témoignait que les obus avaient été pointés contre ces maisons[1].

Que si l'on avançait vers le faubourg du Temple, vers le boulevard de ce nom et celui des Filles-du-Calvaire, jusqu'aux abords de la place de la Bastille, les traces du combat prenaient un caractère plus sinistre ; les maisons des abords du canal, et principalement les points d'intersection, depuis La Villette jusqu'à la dernière écluse, étaient, de part et d'autre, marquetées par la fusillade et percées par les gros projectiles. La rue du Faubourg-du-Temple, depuis le canal jusqu'à Belleville, était complètement dévastée ; la plupart des vieilles maisons de la partie élevée paraissaient plus ou moins ébranlées par les détonations autant que par les boulets ; les rues d'Angoulême, Ménilmontant et Saint-Sébastien se trouvaient dans un état analogue aux combats incessants et acharnés que les troupes y avaient soutenus.

L'intérieur de Paris, à partir des rues Saint-Martin jusqu'à la Vieille-Rue-du-Temple, témoignait encore, en cent endroits divers, que là aussi il y avait eu lutte souvent tenace. Le paisible Marais n'avait point été épargné ; mais c'était surtout dans le neuvième arrondissement que les regards s'attristaient en voyant les déplorables effets de la guerre intestine. Prenant pour point de départ les derrières de l'Hôtel-de-Ville, du côté de l'église Saint-Gervais, et suivant la voie directe qui conduit à la Bastille par la rue Saint-Antoine, cette longue rue et tous ses nombreux affluents étaient littéralement labourés par les boulets. De distance en distance, aux angles des rues transversales où existaient des retranchements défendus par les insurgés, on voyait dès maisons percées à jour par les obus et prêtes à s'écrouler ; les volets, les persiennes, les portes, les enseignes gisaient sur le sol par morceaux ; pas une seule vitre n'était restée intacte dans ce quartier populeux, et les murs, jusqu'aux toits, attestaient des nombreux coups de fusil tirés contre les fenêtres.

L'immense place de la Bastille, presque entièrement dépavée, offrait un aspect encore plus lamentable. Les jeunes arbres qui l'ornaient étaient généralement décapités par les boulets, qui, ayant tour à tour porté sur toutes les maisons et principalement sur les angles de ces maisons, avaient brisé les pierres de taille, broyé la maçonnerie et mis en éclats, par leurs redoutables effets, tout ce qui tient à la boiserie.

Rien ne peut être comparé à l'état où se trouvaient les premières maisons du faubourg Saint-Antoine placées immédiatement au-dessus des grandes barricades. L'une de ces maisons, celle qui formait l'angle de la rue de la Roquette, n'existait plus ; elle avait été complètement incendiée et démolie par les obus lancés du coin de la rue de l'Orme. Toutes les autres façades, couvertes, comme un crible, des traces des balles, se montraient en outre percées en cent endroits par les boulets et les obus, qui, ayant fait sauter toute la maçonnerie, n'avaient laissé à nu que des charpentes brisées. Quoique la lutte du faubourg Saint-Antoine se fût bornée à ce point de l'entrée, les projectiles de toutes les sortes n'en avaient pas moins tatoué la plupart des maisons de la grande rue jusqu'à la hauteur de la rue Traversière.

Sur l'autre bord du fleuve, dans cette partie du onzième arrondissement qui commence au pont Saint-Michel et suit le faubourg Saint-Jacques en passant par la place du Panthéon, tous ces quartiers populeux et resserrés, témoins de la lutte la plus meurtrière et la plus opiniâtre, présentaient l'aspect désolé d'une ville prise d'assaut et saccagée de fond en comble. Les rues, entièrement dépavées, attestaient à droite et à gauche, en caractères ineffaçables, que pas un coup de fusil n'avait été perdu, et. que chaque boulet avait porté. Beaucoup de maisons étaient abandonnées, leurs habitants s'étant enfuis dans d'autres quartiers. Bien des rues du faubourg Saint-Marceau étaient dans le même état. Enfin le Panthéon lui-même, dont les portes de bronze avaient été enfoncées par les boulets, portait sur sa magnifique colonnade les traces profondément empreintes dès gros projectiles, les balles n'ayant pu produire quelque effet que sur les cannelures et les sculptures délicates.

Le désastre matériel produit par la lutte, ce désastre, cent fois plus grand et plus déplorable qu'on ne peut le peindre, fut pourtant contemplé de sang-froid par le parti qui s'attribuait déjà les bénéfices dé la victoire remportée sur une partie du peuple de Paris. On vit les calèches du faubourg Saint-Honoré et de la Chaussée-d'Antin, mêlées à celles du faubourg Saint-Germain, conduire les nobles dames de ces faubourgs et les baronnes de la finance sur les points où les traces du combat étaient plus saisissantes, afin de procurer à l'aristocratie des émotions dont la pudeur publique fit promptement justice. Ce Longchamps à la colonne fut hué. Hélas ! ceux qui cherchaient ainsi les récréations de la cour de Charles LX, en auraient trouvé de plus touchantes à la porte des hôpitaux et des nombreuses ambulances où se pressait éplorée une foule de femmes et de filles du peuple, dans l'espoir de découvrir quelque trace de leurs maris, de leurs frères disparus au milieu de la tourmente !

Quand ce qu'on appelle les hautes classes de la société donnaient ainsi les exemples les plus pernicieux d'insensibilité et d'indifférence sur les malheurs publics, il n'était pas étonnant que tout ce qui pensait et agissait sous leur impulsion se fit une loi de se montrer dur et impitoyable envers les vaincus. On vit alors sortir de dessous terre, comme les reptiles après l'orage, des milliers de soutiens de l'ordre qu'on n'avait nullement aperçus durant la lutte. Ces hommes, habitués à substituer à la noble passion du bien public et de l'humanité leurs passions privées, leurs vengeances personnelles, leurs jalousies de métier et de boutique, leurs rancunes électorales, se répandirent, comme un essaim malfaisant, dans les quartiers où ils n'avaient pas osé se montrer lorsque les coups de fusil s'y faisaient entendre ; et là, faisant à la fois les ignobles métiers de délateurs, de sbires, et souvent de bourreaux, ils donnèrent un nouvel élan aux dénonciations, permises peut-être dans la chaleur du combat. Ces hommes, que les vrais braves n'avaient point vus à leurs côtés, en face des barricades ; ces hommes aussi lâches que nuisibles commirent à eux seuls ou firent commettre cent fois plus d'actes arbitraires, cent fois plus d'arrestations illégales, que ne s'en étaient permis ceux qui avaient vu le danger de près. A la faveur de l'état de siège, et lorsque le pouvoir, entraîné par les événements, ne pouvait pas avoir l'œil partout, plus de dix mille citoyens furent ainsi arrêtés par les organisateurs de la terreur blanche, et jetés pêle-mêle avec ceux-là que le gouvernement voulait seuls atteindre. Nous avons vu et entendu, de nos propres yeux, de nos propres oreilles, quelques-uns de ces braves du lendemain, de ces républicains honnêtes et modérés, exciter les gardes nationaux de leur coterie, de leur voisinage, aller reprendre, dans la maison d'arrêt, de nombreux prisonniers qui s'y trouvaient, pour les conduire au bord de la rivière et les canarder sur la berge ! Et ces prétendus prisonniers étaient de jeûnes ouvriers, des artistes inoffensifs, des hommes d'intelligence, les propres voisins, les connaissances de ces gardes nationaux, qui les avaient arrêtés de leur autorité, quelques heures auparavant, sous les prétextés les plus futiles ; car ces prisonniers demeuraient dans un quartier loin de la lutté ; ils y étaient restés tout le temps du combat, et aucun d'eux n'avait ni pris le fusil comme insurgé, ni travaillé à élever aucune barricade ; seulement ils étaient connus comme républicains de la veille ! Ajoutons à ce fait patent, qui serait aujourd'hui encore attesté par cent témoins, que si ces misérables eussent trouvé la moindre faiblesse dans l'autorité locale ; les malheureux détenus eussent été impitoyablement immolés. Le lendemain, ces mêmes monstres se vantaient publiquement d'avoir fusillé et jeté dans le fleuve pendant la nuit quelques autres prisonniers. C'étaient ces bourreaux qui répétaient encore, le 28 et les jours suivants, tous les odieux récits que la postérité lira avec douleur dans les feuilles réactionnaires ; c'étaient eux, leurs femmes, leurs portières, qui exagéraient encore ces' mensonges si propres à exciter les vainqueurs contre les vaincus.

N'oublions pas de faire remarquer que lorsque ces calomnies eurent été irrécusablement reconnues fausses à Paris, les mêmes voix qui les avaient publiées dans la capitale, ne les firent pas moins circuler dans les départements. Là, les moyens de contrôle manquant presque toujours, il devenait d'une extrême facilité de faire adopter comme vraies par les hommes simples des campagnes ces relations infernales, quoique la plupart fussent absurdes. Aussi, combien n'a-t-il pas fallu de temps pour que la vérité se fît jour dans les départements ! Et n'est-ce pas sous l'influence de ces calomnies que se firent les déplorables élections que la France subit encore !

Les hommes qui cherchaient à déshonorer le parti républicain nous montrèrent alors toutes les ressources de leur imagination, et à défaut de délicatesse, ils firent preuve d'une déplorable habileté.

C'est ainsi qu'après avoir successivement usé la fable de l'or et des billets de banque trouvés chez la plupart des insurgés, les royalistes passèrent à un autre ordre de calomnies, toujours plus odieuses les unes que les autres. On avait vu, criaient-ils, des ouvriers, des insurgés, décapiter les prisonniers, couper les poignets à tel officier, scier entre deux planches tel mobile, verser de l'huile bouillante dans le gosier de tel capitaine, pendre par douzaines les soldats de tels corps, enduire de résine et mettre dans un four tels autres ; on avait vu sur les barricades de la Bastille des têtes coupées éclairant, en guise de lampions, par les matières grasses répandues dans la bouche des victimes ; on avait vu des femmes mutiler les prisonniers de la manière la plus barbare et la plus indécente ; on avait reçu les aveux les plus complets de l'horrible homme habillé en femme et de l'infernale femme déguisée en homme, lesquels avaient pris ces déguisements pour mieux exercer les vengeances les plus barbares sur les mobiles : que n'avait-on pas aperçu, entendu, vu, en détournant, les yeux et en se cachant le visage ? On avait vu encore dix mille, six mille, trois mille forçats libérés, dignes auxiliaires des ouvriers insurgés, se livrer sans aucun frein à l'assassinat, au pillage, au viol, à l'incendie, au sacrilège ; et lorsque les effets que les meneurs attendaient de ces abominables inventions, eurent dépassé leurs espérances ; lorsque, par ces calomnies, ils eurent amené tout à de si déplorables représailles ; lorsque enfin un cri général d'indignation fil recourir aux investigations les plus minutieuses ; lorsque ce cri eut forcé certains journaux à reconnaître qu'ils avaient été trompés, on vit alors les fabricants de ces horribles nouvelles recourir à d'autres moyens de même nature et les propager avec là même impudeur.

Après la lutte et durant plusieurs jours, on ne lut dans les journaux contre-révolutionnaires et on n'entendit raconter que des empoisonnements ou des tentatives d'empoisonnement sur des soldats et principalement sur des gardes mobiles. Ces jeunes gens étant tout à coup devenus les idoles des royalistes, hommes et femmes, les feuilles de ce parti se plaisaient à enregistrer les attentions et les ovations dont ils étaient l'objet. Mais ils doivent se méfier d'abominables tentatives, ajoutait le Constitutionnel. Des bruits d'empoisonnement ont couru, et la police a fait prévenir les bataillons, par l'organe de leurs chefs. d'avoir à se méfier des verres de vin qui leur sont offerts par des inconnus. En les acceptant imprudemment, nos jeunes défenseurs courraient le risque de succomber sous l'infernale méchanceté des barbares qui n'ont pu les vaincre.

Une vive émotion régnait au coin de la rue du Temple, à six heures ; raconte encore la même feuille dans la journée suivante. La pharmacie située à l'entrée de cette rue était entourée et cernée par la garde mobile : un soldat de cette garde venait d'être amené chez le pharmacien, où l'on espérait le sauver d'un empoisonnement dont ce jeune militaire était victime. Des recommandations ont été adressées à tous les chefs de la mobile pour prévenir les cruelles vengeances que l'on attribue aux vaincus échappés des mains de ces courageux enfants de Paris.

Il est malheureusement indubitable, ajoutait le journal ayant pris pour titre le mot Providence, que de l'eau-de-vie empoisonnée a été vendue sur plusieurs points à la garde nationale, à la garde mobile et aux troupes. Déjà des journaux ont signalé des faite de ce genre sur le Carrousel et dans les environs de l'assemblée nationale. Hier, dans les environs du Panthéon, nous avons vu trois gardes mobiles tomber, pris de convulsions et de souffrances horribles, après avoir bu de l'eau-de-vie qui leur avait été vendue par une femme en noir qu'on n'a pu retrouver.

Ecoutons encore, à ce sujet, la feuille intitulée le Drapeau national, proche parent de feu le Drapeau blanc ; rien ne manque aux faits qu'elle raconte et aux détails dont elle les accompagne :

Les empoisonnements se joignent aux autres genres d'assassinat. On a déjà signalé plusieurs de ces crimes ; chaque jour on en annonce de nouveaux. De misérables femmes vont vendant du vin ou de l'eau-de-vie empoisonnés. Hier, dans la rue Saint-Dominique, au Gros-Caillou, une de ces odieuses créatures insistait tellement en offrant sa marchandise à des gardes mobiles, que ceux-ci en conçurent des soupçons : le vin fut analyse ; le poison y fut reconnu en forte dose. La mégère se mit alors à vomir d'affreuses imprécations, à se vanter de son crime ; tel était son paroxysme de rage, qu'il fallut la lier[2].

Par malheur d'autres ont mieux réussi. Plusieurs mobiles et autres militaires ont péri de la sorte. On cite aussi un pauvre tambour des gardes nationales d'Indre-et-Loire.

L'empoisonnement se pratique aussi avec des cigares, que des marchands vont offrir aux soldats et aux gardes nationaux. A peine ces cigares sont-ils dans la bouche que leurs effets meurtriers se font sentir.

On frémit à cet épouvantable excès de scélératesse !

Le fait de tentatives d'empoisonnement par quelques cantinières, affirmait à son tour l'Univers religieux, paraît malheureusement hors de doute. On cite, par exemple, un des gardes nationaux arrivés de Clermont-sur-Oise, M. Pouillade, de Pont-Saint-Maxence, qui, après avoir bu un petit verre d'eau-de-vie, a été pris de vomissements offrant tous les symptômes de l'empoisonnement. Nous sommes heureux de pouvoir ajouter que de prompts secours ont mis ce citoyen hors de danger.

Ce soir même, disait encore la même feuille, les compagnies de garde nationale qui se trouvaient sur le quai d'Orsay ont été averties que des cigares qui venaient de leur être vendus paraissaient empoisonnés.

Enfin, et pour compléter dignement cette nouvelle série de crimes imputés aux insurgés ou à leurs amis politiques, la Patrie racontait un trait propre à mettre le sceau à ces calomnies placées à l'ordre du jour par les royalistes :

On nous annonce un fait que nous ne voudrions pas croire, disait cette feuille le 3 juillet : c'est qu'on a trouvé des traces d'arsenic dans quelques paquets de charpie envoyés aux ambulances.

Quelques jours avant, le même journal la Patrie et les autres feuilles réactionnaires affirmaient que les balles extraites des blessures reçues par la garde nationale, la garde mobile et la troupe, étaient ou fondues avec des morceaux de cuivre mêlés au plomb, ou d'une conformation qui les rendait mortelles ; ou enfin empoisonnées.

Comme on le voit, rien ne manquait à ces odieux récits tant circonstanciés et si impudemment affirmés. La population, l'autorité ne purent faire à moins de s'en effrayer. Des juges d'instruction furent chargés de commencer les informations les plus minutieuses ; des chimistes en renom s'occupèrent d'analyser les matières dénoncées comme contenant du poison.

Opposons maintenant à ces bruits quelques-uns des démentis positifs, formels que nous lisons dans des notes communiquées aux journaux, et l'on sera étonné de la persistance des royalistes à calomnier les vaincus.

Une feuille consacrée spécialement à la science médicale, la Gazette des hôpitaux, expliquait par des effets chimiques l'absurdité de la nouvelle publiée par la Patrie tendant à faire croire que les insurgés de la barrière Rochechouart avaient, parmi leur matériel de guerre, une pompe à réservoir rempli d'huile de vitriol, destiné à être lancé sur les défenseurs de l'ordre. Tout le monde sait, disait cette gazette, que l'acide sulfurique, connu dans le commerce sous le nom d'huile de vitriol, corrode profondément la plupart des métaux avec lesquels il se trouve en contact, et qu'il ne resterait pas cinq minutes dans le réservoir d'une pompe ordinaire. L'invention de la Patrie est donc aussi absurde et aussi odieuse qu'elle est ridicule.

Deux jours après la même Gazette des hôpitaux s'exprimait ainsi sur les bruits divers que l'on faisait circuler au sujet des projectiles employés par les insurgés.

Nous considérons comme un devoir de déclarer que, dans aucune des balles que nous avons extraites ou vu extraire, nous n'avons constaté la présence d'un poison quelconque. Les plaies elles-mêmes n'ont présenté aucun symptôme de plaies empoisonnées. Nous avons, au contraire, vu un grand nombre de balles d'une forme plus ou moins contournée, ou faites avec des matières inaccoutumées, telles que le cuivre, le zinc ; mais les blessures faites par ces balle ne nous ont pas paru avoir une gravité ; particulière.... On sait, d'ailleurs, que les analyses faites par M. Pelouze des liquides supposés empoisonnés, n'ont nullement confirmé les soupçons qu'on avait eus.

A la suite de l'attention sérieuse que le gouvernement se vit dans la nécessité de porter sur ces bruits alarmants pour la cité, on lut dans tous les journaux de Paris la note suivante, qui leur fut communiquée officiellement :

Quelques journaux ont annoncé que plusieurs femmes avaient été arrêtées au moment où elles vendaient aux soldats de l'eau-de-vie empoisonnée. Il est vrai que les arrestations dont il s'agit ont eu lieu ; mais il faut ajouter que l'analyse à laquelle il a été procédé par M. Pelouze, a constaté de la manière la plus formelle qu'il n'existait aucune substance vénéneuse dans l'eau-de-vie saisie.

On a aussi annoncé que, le 27 juin, on avait arrêté une vivandière accusée d'avoir vendu de l'eau-de-vie empoisonnée dans le quartier du Gros-Caillou ; que cette vivandière a opposé la plus vive résistance ; qu'on ne lui avait pas laissé le temps de faire usage d'un pistolet, etc.

Cette femme, ajoutait la même note, n'était pas une vivandière ; elle ne vendait pas de l'eau-de-vie, elle était ivre.

Il est faux aussi que depuis la fin de la lutte il y ait eu un seul prisonnier fusillé.

Les derniers jours que nous venons de traverser ont été signalés par trop de douloureux événements pour qu'on ne soit pas heureux de démentir de pareils faits.

 

Nous trouvons encore dans un rapport extrait du Moniteur et adressé à M. le maire de Paris par le chirurgien en chef délégué à l'ambulance de l'Assomption, les démentis suivants donnés aux journaux réactionnaires :

Dès les premiers jours de l'insurrection, des accidents fréquents et souvent très-graves, survenus après l'injection d'alcool distribués dans les rues par des marchands ambulants, ont éveillé l'attention, et bientôt la rumeur publique les a fait attribuer à des tentatives d'empoisonnement.

Un grand nombre de blessés nous sont arrivés dans un état d'exaltation étrange ou de prostration simulant une ivresse dont les caractères insolites nous ont frappé. Quelques-uns offraient tous les symptômes d'une attaque de choléra ; d'autres étaient en proie à un délire dont la durée et la fixité des idées simulaient l'aliénation mentale.

Toute notre attention s'est alors portée sur les liqueurs vendues dans les rues. Nous avons reconnu que les boissons désignées sous le nom d'eau-de-vie ne contenaient qu'une très-petite quantité d'alcool, étendue d'eau, mélangée avec un liquide acre et inodore, et colorée par une décoction de tan ou de tabac.

C'est à cette dernière substance, agissant sur des individus plus ou moins privés de nourriture et surexcités par l'ardeur du combat, qu'on doit attribuer l'étrange fureur de quelques combattants cl les actes de barbarie dont Paris a été attristé. C'est là, sans doute aussi, une des principales causes de ces déplorables accidents, de ces morts subites dont la population s'est émue et qu'elle a crues le résultat de crimes sauvages et prémédités.

Nous appelons l'attention de l'autorité sur les falsifications qu'on a fait subir à des boissons dont la consommation s'est considérablement accrue, et dont l'usage, même modéré, qu'en peuvent faire des personnes qui n'y sont pas habituées, n'est pas sans danger. Nous serions heureux, citoyen maire, que notre mission temporaire nous ait mis à même de concourir à détruire d'odieux soupçons que, nous le répétons, rien n'est venu justifier.

Paris, 29 juin 1848.

Signé : Docteur HÉRAU.

 

Tant et de si positifs démentis officiels ou autres forcèrent le journal la Providence à revenir sur la plupart, des nouvelles qu'il avait, fait circuler au sujet des prétendus empoisonnements. La vérité lui arrache les désaveux suivants :

Nous avons annoncé hier qu'une instruction se poursuivait au sujet des bruits d'empoisonnement qui ont été répandus dans le public. Déjà de l'eau-de-vie analysée par M. Pelouze s'est trouvée aussi pure que de l'eau-de-vie ordinaire. Des matières de vomissement de deux gardes mobiles analysées par MM. Flandin, Chevalier et de Morlac, chirurgiens de la garde mobile, ne contenaient aucune trace de poison. Les deux jeunes gens, du reste, qui avaient éprouvé ces vomissements, étaient rétablis peu de temps après. On ne peut trop se mettre en garde contre tous les bruits que l'on fait courir. Le juge d'instruction Fillion est chargé de continuer l'enquête qu'il a commencée. L'opinion publique sera donc bientôt complètement éclairée, et justice sera faite ou des coupables, ou de soupçons trop odieux.

Voici maintenant le journal la Réforme, que l'indignation arrache enfin à un mutisme trop justifié parles circonstances.

On fait, depuis quelques jours, dans certains journaux, un commerce indigne dé chroniques hideuses, s'écrie-t-il. Ainsi le pistolet et le poignard sont des expédients déjà trop vulgaires ; l'empoisonnement joue un rôle plus varié ; il se multiplie sous toutes les formes. Ici, ce sont des femmes vendant de l'eau-de-vie empoisonnée ; là, des marchands de vin qui veulent faire périr par le poison les défenseurs de l'ordre ; là encore, des inconnus offrant aux soldats des cigares vénéneux, dont ils éprouvent instantanément les effets meurtriers. Nous ne parlerons plus des mutilations, des têtes coupées, vengeances atroces, dont la fréquente répétition doit peu étonner de la part de gens qui avaient organisé le pillage et le viol.

Sur chaque prisonnier, qui ne le sait ? on a trouvé des preuves de cet acharnement impitoyable. Avant toute chose, dit-on, les insurgés voulaient tuer. La balle simple, la balle mâchée elle-même, projectiles ordinaires, ne donnaient pas la mort, assez sûrement. Des morceaux de cuivre oxydé, ou, bien mieux encore, de petits tuyaux de cuivre remplis dé poudre et munis de mèches, de manière à ce qu'ils éclatassent dans la plaie, voilà les ingrédients dont les insurgés chargeaient leurs fusils !

Nous nous arrêtons, car pour parler enfin sérieusement, nous en sommes à nous demander si ces récits sont l'effet d'un délire extravagant ou le lâche calcul d'un parti qui spécule, comme toujours, sur la calomnie ; nous en sommes à nous demander si c'est bien notre nation qu'on veut représenter par ce tableau infâme.

Et c'est ainsi qu'on espère rallier les esprits, calmer les passions et ramener la concorde et la paix au sein de la patrie déchirée ?

Enfin le National tint à peu près le même langage que la Réforme, et l'on sait que le National était alors le journal semi-officiel du pouvoir exécutif.

Il y a un parti qui veut faire croire aux empoisonnements, disait-il sous la date du 30 juin. On disait ce soir dans des groupes qu'un des jeunes gardes mobiles récemment décorés, avait été empoisonné au moyen d'un cigare qu'on lui avait offert. Cinq dragons seraient également morts du poison sur la place de la Concorde.

Ces bruits sont sans aucun fondement.

Ainsi les démentis les plus formels étaient donnés tous les jours et de toutes les régions aux nouvelles calomnies que les réactionnaires lançaient dans le public en suivant le système de Basile. Mais avant qu'on se fût livré aux investigations nécessaires, avant que les instructions commencées par la justice, avant que les rapports officielles et les notes insérées dans le Moniteur eussent pu faire connaître la vérité, ces bruits odieux n'en avaient pas moins été la cause d'une recrudescence d'arrestations, et de beaucoup de ces actes de justice expéditive auxquels les hommes et les enfants qui avaient le fusil à la main s'étaient si facilement habitués. Tant de jour aux affirmaient ces faits en les amplifiant, en les revêtant de toutes les formes que pouvait leur prêter l'imagination des rédacteurs ; tant de gens avaient intérêt à répandre ces bruits, à leur donner toute la consistance nécessaire ; pour pouvoir être considérés comme vrais, qu'on ne doit pas s'étonner des déplorables succès qu'obtinrent encore les ennemis du peuple. Soit par méchanceté intéressée, soit par faiblesse d'esprit ou autre cause inhérente à la crédulité humaine, on ne rencontrait que des citoyens et des femmes affirmant avoir vu tomber des mobiles empoisonnés, certifiant les avoir relevés, secourus, conduits aux hôpitaux. La moindre indisposition naturelle que quelqu'un de ces jeunes, soldats ressentit après avoir bu du vin ou de l'eau-de-vie — et ces vainqueurs en burent beaucoup trop après leurs fatigues —, la moindre nausée d'indisposition, le moindre étourdissement que leur procurât l'excès du tabac, étaient aussitôt considérés comme des empoisonnements irrécusables ; la foule entourait aussitôt ceux qui tombaient et ceux qui se tordaient à la moindre colique, et alors malheur à la vivandière ou au débitant qui leur avait versé le dernier verre[3] !

Ce fut au milieu de l'exaspération produite par tous ces récits affreux, par toutes ces horribles accusations lancées contre les vaincus, que le citoyen Méaulle parut à la tribune pour présenter, au nom de la commission désignée ad hoc, le rapport si impatiemment attendu par le parti de la rigueur, sur le projet de loi de déportation. Toutes les tribunes publiques et privées étaient exclusivement remplies de gardes nationaux et de militaires de toutes armes. Les vainqueurs étaient donc tous présents à cette séance qui allait décider du sort de tant d'hommes dévoués à la cause de la révolution, du sort de dix mille familles, presque toutes infortunées : les vaincus y trouveront-ils quelques tièdes amis ! sera-t-il permis de parler de miséricorde !

Hélas ! la commission a déjà cru devoir être plus rigoureuse que le pouvoir exécutif : le projet du gouvernement a subi, entre les mains de celle commission, de graves modifications[4] : elle a pensé qu'il fallait établir une différence entre les insurgés qui avaient été entraînés et ceux qu'on reconnaîtrait coupables au premier chef. Mais ne là félicitons pas, au nom de l'humanité, d'avoir établi ces catégories ! La sévérité du projet primitif n'y perdra rien ; la commission propose toujours la déportation, dans les possessions françaises autres que celles de la Méditerranée, pour tous les individus pris les armes à la main dans les derniers événements ; seulement elle distrait de ce commun des martyrs tous ceux qui auraient distribué de l'argent, exercé quelque commandement, en un mot, qui seraient reconnus avoir eu une influence quelconque sur l'insurrection ou sur les insurgés. Pour ceux-ci la déportation outre-mer est considérée comme une mesure trop douce ; ils devront être jugés par les conseils de guerre, qui, en vertu du code pénal, pourront les condamner aux peines infamantes les plus dures, depuis la détention jusqu'aux travaux forcés à perpétuité, jusqu'à l'échafaud ; car les conseils de guerre s'arrogeront le droit de rétablir la peine mort pour cause politique, si cette peine, abolie par la révolution de février, leur parait avoir été encourue par quelques-uns des insurgés.

Nous avons cru que dans une période révolutionnaire, dit le rapport, il fallait faire taire là légalité pour sauver la patrie, pour sauver la république ; nous avons cru qu'il fallait que la loi se tût, et que tous ces hommes qui ont déclaré la guerre à l'ordre fussent expulsés dé la capitale dans l'intérêt de l'ordre, sans lequel il n'y a pas de liberté. Mais nous n'avons pu perdre de vue qu'il y a plusieurs degrés de criminels parmi les combattants : ceux qui n'ont été que des soldats ne doivent pas être traités comme chefs. Nous avons donc traduit devant les conseils de guerre ceux qui avaient commandé, et surtout ceux qui avaient distribué de l'argent. En cela nous avons accompli un devoir ; autrement on aurait dit : Vous n'avez pas le courage de venger la patrie.

En écoutant ce rapport, que les réactionnaires de l'assemblée cl des tribunes applaudirent vivement, un frisson mortel saisit les membres du côté gauche : ils virent la terreur blanche enveloppant la France entière. Quelques-uns demandaient la parole, lorsque le général Cavaignac se précipita à la tribune.

Si j'ai bien compris le citoyen rapporteur, s'écrie-t-il, il semblerait que la commission s'est trouvée placée entre deux propositions extrêmes : l'une toute de modération, qui serait la sienne ; l'autre de rigueur, qui serait la mienne. Après les trois conférences qui ont eu lieu entre la commission et le pouvoir exécutif, je m'étonne d'entendre émettre cette assertion ; j'en appelle à tous les membres de la commission. L'assertion du rapporteur, que j'avais prescrit immédiatement des ordres sévères, m'étonne également. La résolution du pouvoir exécutif de traduire les insurgés devant la justice militaire n'est que l'exécution stricte de la loi. Je ne comptais pas monter à cette tribune, mais, puisqu'on m'y amène, eh bien, je le déclare, une expression se trouve dans le décret qui y a été introduite après avoir consulté le pouvoir exécutif — s'adressant au citoyen Méaulle, rapporteur —, et je dois m'étonner, citoyen rapporteur, qu'on me prête une opinion qui n'est pas la mienne.... Nous faisons de l'histoire ; chacun de nous y joue son rôle, et ne doit porter la responsabilité que de ses actes et de ses paroles. Je suis disposé à croire que la mémoire du citoyen rapporteur le sert mal ; mais je dois insister ; car, dans l'histoire, une virgule mal placée a son importance.

Je repousse donc de toutes mes forces, concluait le général Cavaignac, l'attitude que je déteste, l'attitude d'un homme qui se serait montré plus sévère que l'assemblée, que la nation tout entière.

On devine l'effet qu'aurait produit dans toute autre circonstance une déclaration si explicite qui renvoyait aux impitoyables de la commission l'échelle ascendante de rigueur qu'offre son projet de décret. Le citoyen Méaulle se borna à répondre qu'on l'avait mal compris, qu'il n'avait pas attribué au chef du pouvoir ou à son influence les dispositions pénales aggravantes ; qu'il s'était attaché à indiquer les deux systèmes surgis au sein de la commission ; l'un légal, l'autre en dehors de la légalité.

Tout ce que j'ai proposé, interrompit brusquement le chef du pouvoir exécutif, a été atténuation.

Or, il était facile de se convaincre que la majorité de la commission ne s'était nullement attachée à ces moyens atténuants ; au contraire, elle s'était montrée d'une excessive sévérité, et le laconisme du décret proposé par elle ne laissait pas même la place pour l'un de ces amendements qui ouvrent toujours accès à l'atténuation. Il n'était venu à la pensée d'aucun des rédacteurs de cette loi qui allait frapper en masse tant de pères de famille, tant de bons ouvriers, tant de citoyens français, qu'elle pût être adoucie de plusieurs degrés lorsqu'on l'appliquerait indistinctement et à l'insurgé qui avait gardé son fusil jusqu'au dernier moment, qui s'en était servi sans discontinuation pendant toute la durée de la lutte, ou bien à celui qui l'aurait déposé à la première lecture de la proclamation du général en chef, et encore à ceux arrêtés parce qu'on les aurait aperçus portant, de gré ou de force, leur contribution de pavés à la barricade en construction. L'équité voulait qu'une loi de l'importance de celle dont l'assemblée nationale était saisie, fît elle-même la part de toutes les circonstances atténuantes qui se présenteraient en foule, et surtout qu'elle s'expliquât franchement à l'égard de ceux des insurgés qui avaient renoncé à continuer la lutte à la suite de paroles de conciliation qui leur auraient été portées, ou en conformité de conventions conclues sous la foi des proclamations. Tous ou presque tous les ouvriers et insurgés quelconques du faubourg Saint-Antoine étaient dans ce dernier cas. Malgré les bulletins triomphateurs de quelques chefs, personne ne pouvait douter qu'ils n'eussent volontairement déposé les armes. Le vainqueur devait rigoureusement se montrer équitable envers ces derniers, s'il ne voulait pas mériter le reproche d'avoir confondu, par une même pénalité également rigoureuse, tous les degrés de culpabilité des hommes que sa loi allait punir extra-légalement.

Mais le rapporteur l'avait avoué ; le projet de décret n'avait ni ne pouvait avoir rien de légal, rien d'équitable ; il ne s'agissait pas de justice, il s'agissait de vengeance ; et, sous prétexte de venger la patrie, les réactionnaires, tous les ennemis du peuple qui siégeaient à l'assemblée, voulaient ruiner à tout jamais la démocratie française, et, par elle, toutes les démocraties européennes.

Voyez quel empressement les membres réactionnaires mettent à voter cette loi, qui doit dépeupler les quartiers démocrates de la capitale de la république, et laisser aux royalistes le champ libre pour les prochaines élections ! Le vote d'urgence ! l'urgence ! ne cessent-ils de crier. — Votons sans désemparer, clame le côté droit. — Et lorsque le côté opposé demande qu'on ne saute pas à pieds joints sur toutes les prescriptions du règlement ; lorsqu'il demande, par l'organe de Martin de Strasbourg, que le rapport soit imprimé et distribué, le citoyen Baroche déclare la question tranchée par le vote qui a rejeté le renvoi dans les bureaux. C'est vainement encore que les citoyens Pascal Duprat et Flocon supplient l'assemblée, au nom de leur conscience, qui n'est pas encore éclairée, de prendre le temps moral pour méditer une pareille loi.

L'ordre social a été menacé dans toutes ses bases, leur répondent des voix de la droite ; il est nécessaire de donner aux habitants de Paris, aux gardes nationaux, à la France entière, un gage de sécurité ; il faut le donner immédiatement.

Et la majorité vote le renvoi de la discussion à une séance de nuit, qui commencera quelques heures après.

Lorsque la délibération fut reprise au milieu de la même affluence de gardes nationaux, le président venait d'apprendre la mort de l'archevêque de Paris et du représentant Charbonel, blessés tous deux, comme on sait, l'avant-veille à la Bastille. L'impression que produisit cette communication fut telle que bien des membres ôtèrent la parole au citoyen Sarrans, qui commençait à parler sur le décret : Pas de discussion ! s'écrient-ils. — Puisque l'assemblée ne veut pas m'écouter, dit alors l'orateur, je renonce à la parole. — En présence de ce qui vient d'arriver à notre collègue, ajoutèrent d'autres membres du côté gauche, nous renonçons aussi à parler.

Déjà l'on demandait que la délibération fût close, lorsque le citoyen Pierre Leroux parut à la tribune : on le laissa parler par curiosité plutôt que pour s'éclairer, car le côté droit avait ses convictions formées à l'avance ; et pour rien au monde il n'eût voulu laisser perdre une aussi belle occasion de frapper ses ennemis.

Depuis trois jours, dit Pierre Leroux, nous vivons dans une sphère d'agitation. Des passions, toujours des passions, et pas un mot de religion, pas un mot d'humanité ! Ce n'est pas ainsi qu'une assemblée peut délibérer ; l'âme humaine ne saurait tenir à de pareilles émotions. Vous voulez faire des révolutions précipitées ? Permettez-moi de vous le dire, vous n'étudiez pas les questions... Il n'y a pas moyen de parler sérieusement au milieu d'une assemblée qui ne montre pas de sagesse dans ses délibérations.

A ces derniers mots, les réactionnaires se considèrent comme insultés, et insistent pour que l'orateur soit rappelé à l'ordre.

Soit ! répond Pierre Leroux, la conscience n'a donc qu'à se taire.

Il eût été cependant plus logique, que la commission d'enquête fit son rapport avant la présentation du décret ; car on a parlé de bonapartistes, de légitimistes ; de bien d'autres encore, et nous sommes obligés de nous prononcer sans connaître les causes de celle terrible insurrection.

Il y a urgence, dit-on, soit ; mais du moins invoquons Dieu, et prions-le de nous guider en l'absence de la logique. Nous sommes obligés de délibérer sans savoir les causes. La commission d'enquête n'a pas fait son rapport, et nous sommes obligés de délibérer ! Oh ! citoyens, songez-y, songeons-y tous !

Voyez combien ces questions sont graves. Il s'agit de juger sans juger. Mais au moins jugeons de la manière la plus clémente. J'ai lu dans la salle des conférences de belles paroles d'un monarque clément pour son peuple. Que la république ne se montre pas au-dessous d'un roi : l'Evangile vous commande la douceur, la mansuétude !

On invoque toujours la nécessité ; il faut, dit-on, une mesure qui protège la société. Mais il faut que cette mesure soit un remède, et non pas une chose nuisible. Voyez celte fatalité qui pousse l'esprit humain ! voyez où en est la vieille Europe', et demandez-vous où est l'homme assez fort pour mettre un frein à la fureur des flots. Dieu seul le peut, et Dieu est miséricordieux !.....

Le côté droit, qui avait déjà interrompu, maintes fois ce qu'il appelait le sermon de Pierre Leroux, ne put plus contenir son impatience, lorsque cet orateur, abordant les questions politiques, se permit de dire que la république française devait durer, si on ne voulait pas retomber dans le chaos. A ces mots, la droite éclata avec tant de violence que l'orateur fut obligé de renoncer à la parole. La clôture ayant été prononcée, on passa à la discussion des articles. Le premier de ces articles était ainsi conçu :

Seront transportés, par mesure de sûreté générale, dans les possessions françaises d'Outre-Mer, autres que celles de la Méditerranée, les individus actuellement détenus qui ont pris part à l'insurrection du 22 juin et jours suivants.

La loi primitive, telle que l'avait proposée le chef du pour voir exécutif, se trouvait toute dans les dispositions de cet article. Mais, ainsi que nous venons de le dire, la commission y avait ajouté un second article de la plus haute importance.

L'instruction commencée devant, les conseils de guerre, avait-elle dit, suivra son cours, en ce qui concerne ceux que cette instruction désignerait comme chefs, fauteurs ou instigateurs de l'insurrection, comme ayant fourni ou distribué de l'argent, exercé un commandement, ou commis quelque acte aggravant leur rébellion.

On voit, par cette rédaction si simple, combien de précautions ceux à qui la transportation pure et simple ne suffisait pas, voulaient prendre pour qu'aucun insurgé influent ou réputé chef quelconque n'échappât aux douceurs de la juridiction militaire. Tout fut prévu par les réactionnaires, même le cas de la levée de l'état de siège. Ils se souvenaient qu'en 1832, la levée de l'état de siège avait sauvé plus d'un républicain. Ce fut donc pour qu'un pareil scandale ne se renouvelât plus, que le citoyen Leremboure fit ajouter au texte de ce second article, ces mots : Nonobstant la levée de l'état de siège, après ceux-ci : L'instruction devant les conseils de guerre ; suivra son cours, etc.

La loi de déportation ne fut point discutée sérieusement ; le citoyen Caussidière seul eut le privilège de parler contre les traitements réservés aux fondateurs de la république. Il le fît longuement, quelquefois avec bonheur, souvent en faisant crier les réactionnaires, qui demandèrent plus d'une fois le rappel à l'ordre de l'orateur.

Le citoyen Caussidière pensait qu'on devait aborder la question franchement, simplement, et sans se préoccuper des passions de telle ou telle légion qui avait souffert.

Moi aussi je me rappelle avoir souffert, s'écria-t-il ; n'ai-je pas eu un frère percé de soixante-quatre coups de baïonnette et blessé de trois coups de feu ? on est venu s'acharner sur lui. Ai-je donc évoqué ces souvenirs ? n'ai-je pas vu mon pauvre père souffrir aussi toutes les douleurs de l'existence d'un honnête homme ? Eh bien ! je viens dire ici, en deux mots, qu'il est de la dignité de la haute législation que nous représentons, de ne pas faire droit aux passions effervescentes. Vous auriez tous des mécomptes. Ne nous hâtons point de voter, je vous en conjure, citoyens, respectons.....

Quoi ! lui crie une voix.

Quoi ! reprend Caussidière, respectons la justice. Nous avons à trier ; il y a des coupables ; mais il y a aussi des hommes que vous frapperiez trop rigoureusement par les termes du décret proposé. Eh bien ! une bonne parole ce soir. Je ne vous demande pas l'amnistie ; elle est impossible. Je ne vous demande pas que justice ne soit point faite ; je vous demande, au nom de l'humanité, qu'on ne puisse pas dire : Si vous ne déportez pas ces hommes, on les assassinera !

Citoyens, écoutez, reprenait Caussidière, après une vive interruption : Dans quinze jours, dans un mois, il n'y aura plus des insurgés ; il ne restera plus que des veuves, des orphelins qui se plaindraient : il y aura des pères de famille qui manqueront.

Je ne veux pas faire pencher la balance, non plus, vers la clémence trop abusive peut-être, je le reconnais ; mais, citoyens, qu'on se rappelle qu'il y a quatre mois le peuple était omnipotent ; que celui qui pouvait avoir des vengeances à exercer était à la tète de ce peuple : il a tout mis, le peuple, dans le sac aux oublis ; il a tout précipité dans le fleuve du Léthé..... Ce n'est point en agissant sous le coup de la passion, fébrilement, injustement, stupidement qu'on recommande sa mémoire. Il est impossible, citoyens, d'avoir de la logique lorsqu'on est monté par la colère..... Notre mission n'est pas à coups de fusil ; elle est législative, vigoureuse. Rappelez-vous qu'il y aura des femmes ; des enfants sans soutiens, livrés à toutes les horreurs, de la misère ; rappelez-vous qu'il y a des hommes égarés.

Dans tout ceci, concluait Caussidière, il y a une haute question de moralité. Après une victoire ; remportée énergiquement, vigoureusement ; remontez aux sources ; prenez quarante-huit heures, s'il le faut, mettez ces hommes en sûreté ; personne n'ira les délivrer ; personne n'ira les assassiner. Né croyez pas qu'il soit besoin de gardes ; il y a trop de loyauté dans la garde nationale ; il ne faut que le cœur des citoyens. Je ne me défie pas le moins du monde de telle ou telle légion ; les hommes de commerce, les hommes ; intelligents ne peuvent pas devenir féroces à un jour donné ; ils peuvent être colères, frapper dans la chaleur du combat, mais voilà tout....

Je conclus en demandant qu'une commission émanant de l'assemblée nationale, soit constituée ; que chaque homme soit examiné dans ses œuvres ; qu'il puisse répondre catégoriquement s'il a été de son chef dans l'émeute, ou s'il y a été entraîné..... Nommez au moins parmi vous des délégués qui viennent assister à la déportation que vous voulez prononcer ; formulez un décret qui garantisse, aux citoyens restants qu'il n'y aura pas une injustice, comme qui dirait un tas d'hommes jetés pêle-mêle sur des navires ; car ils ne sont pas tous coupables.

Ce que le citoyen Caussidière demandait par la dernière partie de son discours était sans doute peu de chose ; mais c'était, encore beaucoup trop pour les contre-révolutionnaires ; ils ne lui répondirent qu'en criant ; Aux voix ! aux voix ! Cinq minutes après, le projet de loi était voté dans son entier.

A l'heure même où cette loi de vengeance était sanctionnée par la majorité de rassemblée nationale, un événement affreux, sinistre augure du sort réservé aux vaincus, épouvantait la place du Carrousel en l'inondant de sang.

Un bataillon de gardes nationaux d'Orléans et du Loiret chargé de garder les prisonniers entassés aux Tuileries, venait de recevoir l'ordre de conduire à la caserne de la rue de Tournon un détachement de ces prisonniers. On forma aussitôt une escorte de quatre cents hommes, parmi lesquels se trouvèrent des gardes nationaux de Lille, de Cambrai, et même du département de l'Eure, dont beaucoup portaient la blouse : les prisonniers que l'on devait transférer étaient au nombre de deux cent-vingt. La supériorité de l'escorte armée fit, diton, négliger la précaution d'usage, celle d'attacher les mains derrière le dos aux insurgés. On se mil en roule entre onze heures et minuit. La grande grille étant fermée, le convoi fut obligé de sortir par le guichet du pont National, et rentra sur la place du Carrousel après avoir remonté les quais jusqu'à l'autre guichet. La colonne marchait silencieusement : elle se dessinait au milieu des lumières, comme une masse noire ; compacte, propre à attirer l'attention des nombreux postés de gardes nationaux. A la hauteur de l'hôtel de Nantes, un coup de feu que suivirent immédiatement plusieurs autres, parut dirigé sur la colonne ; des balles sifflèrent en l'air. Le convoi fit halte ; les coups de feu continuèrent. On riposta par un feu de peloton. Mais les coups sont mal dirigés au milieu de l'obscurité ; bien des hommes de l'escorte tombent pêle-mêle avec les prisonniers. Pour comble de confusion, les coups de feu de l'escorte atteignent aussi les postes de gardes nationaux des Tuileries et du guichet de l'échelle ; ceux-ci se croyant attaqués ripostent ; les fenêtres du pavillon de Flore se remplissent d'hommes qui font feu dans la direction du détachement d'escorte, qui de son côté se défend comme s'il était assailli d'ennemis. Celle lutte horrible dura assez longtemps pour faire de nombreuses victimes ; et quand on vint reconnaître le lieu de la scène, on marchait dans le sang, on foulait aux pieds des cadavres et des blessés. Ceux des prisonniers qui n'avaient pas été frappés s'étaient enfuis.

Mais l'alarme ayant été donnée à tous les postes des alentours, une centaine furent repris et conduits, avec les blessés, à l'ambulance ou dans les caveaux du Palais-National : deux ou trois furent même fusillés dans la cour de ce palais[5].

Quand le soleil éclaira ce sombre tableau, il fut reconnu que ce triste épisode des journées de juin avait coûté la vie à six gardes nationaux, parmi lesquels se trouvait le commandant de Meung ; que quarante-sept gardes nationaux avaient encore été blessés plus ou moins grièvement par des coups de feu ; qu'il y avait eu en outre cinq adjudants du palais ou militaires attachés à l'état-major tués. Quant aux prisonniers, le nombre des morts dépassait de beaucoup celui des blessés connus ; quarante-huit cadavres, la plupart achevés à coups de baïonnettes, furent enlevés du sol sanglant. Il y eut en outre dix-neuf blesses ; soixante-dix environ avaient pu se sauver.

Pendant toute la journée, il ne fut question dans Paris que de l'affaire du Carrousel : elle fut complètement dénaturée par le parti contre-révolutionnaire. On accusa les prisonniers de s'être révoltés contre l'escorte, d'avoir terrassé la plupart des hommes qui la composaient en leur donnant des crocs-en-jambes, d'en avoir désarmé plusieurs et d'avoir ensuite tiré sur les imprudents qui, par humanité, avaient laissé aux insurgés la liberté de leurs actions. Les journaux de ce parti eurent une nouvelle recrudescence de fureur : les autres, ne pouvant démêler la vérité, se turent. Le National seul rendit un compte à peu près exact de ce lugubre événement, que l'on peut considérer comme l'épilogue du grand drame de juin.

 

 

 



[1] Voir pièces justificatives de ce 3e volume, les curieux détails sur les dévastations qui ont été publiées par un officier d'état-major.

[2] Le fait annoncé comme ayant eu lieu au Gros-Caillou fût l'objet de plusieurs versions racontées tour à tour par la Patrie, le Messager, etc. ; mais comme les menteurs ont de la peine à se mettre d'accord, chacune de ces versions se trouve être tellement différente qu'on ne sut plus au juste quelle était la vraie ou au moins l'originale. Suivant la Patrie, c'était un homme qui empoisonnait les militaires avec de l'eau-de-vie. Le Messager affirmait que la femme amenée à l'assemblée nationale était une vivandière armée de deux pistolets. Nous allons voir comment une note officielle en a parlé en dernier ressort.

[3] Dans cette circonstance si critique pour elles, ces malheureuses vivandières furent en butte à toute sorte de mauvais traitements ; toutes les feuilles de la réaction, y compris l'Univers religieux, les ayant accusées d'une foule d'empoisonnements. L'autorité elle-même les avait mises en état de suspicion légitime, et plusieurs chefs de corps avaient mis à l'ordre du jour la méfiance générale contre ces pauvres femmes. Tout le monde connaît l'histoire de cette vivandière accusée de vendre de l'eau-de-vie empoisonnée, et qu'on allait passer par les armes, lorsque deux représentants du peuple la sauvèrent en lui appliquant la loi du talion. L'un de ces représentants, le citoyen Sarrut, ne pouvant dompter l'exaspération, de la foule, dit à cette malheureuse : Si tu as empoisonné les défenseurs de la patrie, tu n'es pas digne de périr par le fer, mais par le poison ! Avale ta liqueur ! Et la pauvre vivandière, dit un journal peu suspect, saisit avec empressement ce moyen de salut. Mise en liberté, après l'essai du poison, elle rejoignit le régiment de dragons auquel elle appartenait.

La cantinière Louise Davenne, qui avait accompagné le détachement de la garde nationale de Beauvais, racontait aussi le journal la République, faillit être victime des bruits d'empoisonnement répandus par la malveillance. Envoyée par ses compatriotes chez un marchand de liqueurs dont la maison était occupée par la garde nationale de Paris, et qui offrait ainsi toute sécurité pour le renouvellement de sa provision, elle tomba entre les mains d'autres gardes nationaux exaspérés par les récits qui circulaient. L'un d'entre eux lui posa le pistolet sur la poitrine. Heureusement pour cette femme, elle portait inscrit sur son chapeau ciré le nom de la ville de Beauvais. Un maréchal des logis du 2e de dragons l'aperçut lorsqu'elle se débattait entre quatre hommes qui voulaient lui faire un mauvais parti : ce militaire s'élança au milieu de ces furieux, en criant : Je connais cette femme-là, elle est de Beauvais, je m'en charge. Et il la reconduisit à son détachement.

On pourrait citer une infinité d'autres exemples des dangers que coururent les nombreuses cantinières à la suite des troupes. Et pourtant on n'a jamais pu parvenir à préciser un cas d'empoisonnement qui n'ait été irrécusablement démenti.

[4] La commission saisie du projet de loi sur la déportation des insurgés, se composait des citoyens Stourm, Baroche, Bavoux, Vivien, Coralli, Méaulle, Jules Favre, Lignier, Billaut, Delouche, Nachet, Gustave de Beaumont, Laboissière, Rouher, Laboulie. La grande majorité y était évidemment réactionnaire.

[5] Il faut lire les articles publiés dans la Vraie République par le citoyen Perdigon, l'un des blessés du Carrousel, pour se faire une juste idée de cette horrible boucherie d'hommes, et des traitements barbares auxquels furent exposés les prisonniers repris.