HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE V

 

 

Projet de décret présenté par M. Sénard pour déporter les insurgés. — Considérations dont il l'appuie— Les vainqueurs de juin veulent déporter les vainqueurs de février. — Intrigues à ce sujet. — Calomnies dont on se sert pour appuyer ces mesures extrêmes. — Stupeur de la montagne. — Moyens d'action préparés pendant la nuit par les généraux. — Positions qu'occupent les insurgés. — Les représentants Galy-Cazalat, Druet-Desvaux et Larabit. — Leurs efforts pour amener une capitulation. — Soumission que les parlementaires du faubourg apportent au président de l'assemblée. — Espérances du citoyen Larabit. — Son apostille. — Le président rend compte de cette démarche. — Il annonce avoir exigé une soumission pur et simple. — Le langage des proclamations mis en regard de ce refus. — Motifs de ces nouvelles exigences. — Les royalistes veulent frapper la démocratie. — Pendant les négociations, Lamoricière attaque le canal. — Résistance qu'il éprouve encore de ce côté. — Versions diverses sur les négociations du faubourg Saint-Antoine. — Intervention des citoyens Recurt, Beslay et Guinard. — Allocution de ce dernier. — Les insurgés se croient trahis. — Convention acceptée et signée. — Le général Lamoricière ne veut pas faire cesser le feu. — Heure de rigueur fixée pour la soumission absolue du faubourg. — Les négociateurs ne reparaissent plus. — L'horloge sonne dix heures, et l'attaque commence. — Effets de l'artillerie. — Marche de la colonne de droite. — Le général Perrot fait une dernière sommation. — La réponse se trouve dans l'inaction des insurgés. — Reprise dus hostilités. — Incendie d'une maison à l'entrée du faubourg. Les insurgés rentrent chez eux ou fuient. — La troupe franchit les barricades sans obstacles. — Délivrance des représentants Galy et Druet. — Le général Perrot arrive à la barrière du Trône. — Démolition des barricades du faubourg. — Dernière lutte du général Lamoricière dans les quartiers Ménilmontant et Popincourt. — Prise des barrières Ménilmontant et de Belleville. — Le général Lebreton chargé d'enlever aux insurgés La Villette. — Négociations sans résultat. — Attaque et prise de la première barricade. — Fuite des insurgés. — Fin de la guerre civile. — Proclamation du chef du pouvoir exécutif. — Dans Paris je vois des vainqueurs et des vaincus ; que mon nom soit maudit si je consentais à y voir des victimes.

 

La journée du 25 avait été bonne pour ceux qui combattaient l'insurrection au nom de l'ordre. Aussi, lorsque vers les neuf heures le président Sénard reprit la séance, il put annoncer que ses prévisions du matin s'étaient réalisées.

L'insurrection, dit-il, n'existe plus maintenant que dans le faubourg Saint-Antoine[1]. Là, elle existe ; elle devra être combattue. Sur tous les autres points ; elle est vaincue. Elle s'en va hors de Paris ; elle se relève à une barrière ; elle a le dessous à une autre ; elle tente des efforts désespérés à Montmartre ; elle en a tenté à la barrière de Fontainebleau, sur des points enfin où les colonnes ne portent point leur action immédiate. Elle revient ; elle renaît un instant ; mais bientôt Paris, qui déjà est délivré, dans sa plus grande étendue, en sera complètement affranchit.

Mais en même temps, citoyens, en même temps que j'ai à vous dire les résultats obtenus, je me refuse presque à vous dire à quel prix nous les avons achetés !...

Maintenant, Messieurs, les opérations se continuent, et aux impressions que j'ai éprouvées au récit de ces morts affreuses, j'ai jugé vos impressions, et quand des détails horribles, sont venus nous montrer que les hommes qui ont égaré contre nous les masses, en viennent, maintenant que toute espérance est perdue, à des actes de férocité dégradante pour l'humanité[2], j'en suis à demander à Dieu, pour moi d'abord qui en ai plus besoin que d'autres plus forts, et ensuite pour l'assemblée nationale tout entière, le calme, la dignité, l'absence d'entraînement ; car si nous obéissions aux sentiments qui s'agitent dans nos cœurs, si nous pouvions un instant perdre de vue que nous sommes des législateurs, les fondateurs d'une république, des hommes qui ne doivent jamais oublier que toutes leurs mesures doivent avoir un cachet d'autant plus grand, d'autant plus sérieux, que ces mesures se prennent dans des circonstances plus graves, plus douloureuses, j'aurais peur, en descendant dans mon cœur, d'arriver à vous demander à vous-mêmes des résolutions au delà peut-être de celles que nous prendrions après quelque temps écoulé !...

Qui ne s'attend, à la suite d'une allocution si pathétique, à des résolutions pleines de mansuétude et de miséricorde pour les vaincus ? Ne leur disait-on pas, quelques heures auparavant, que les bras de la République étaient prêts à les recevoir ? Ne leur a-t-on pas affirmé qu'aucune cruelle vengeance ne les attendait ? l'assemblée n'a-t-elle pas repoussé comme une injure la pensée qu'on lui attribuait de vouloir prononcer contre les vaincus la terrible sentence Vœ victis !

Mais elle nous a habitués aux inconséquences, aux tergiversations ? et, même dans ces douloureuses circonstances, ses résolutions du matin furent toujours modifiées et quelquefois complètement changées par celles prises le soir.

En effet, quelques heures s'étaient à peine écoulées depuis l'instant où ce même président Sénard avait paru heureux de pouvoir communiquer à l'assemblée cette bonne proclamation qu'accueillirent avec tant de reconnaissance tous les représentants doués d'une âme généreuse, et il venait proposer contre ces mêmes insurgés les mesures les plus cruelles !

Les prisons sont pleines, ajoutait-il ; les hommes qu'on prend les armes à la main ont besoin, il faut le dire, d'être défendus par tout ce qu'il y a de raison et d'humanité dans le cœur de ceux qui les saisissent et dans la pensée du pouvoir sous les yeux duquel les prisonniers se font.

Cependant il faut que le sort de ces prisonniers apparaisse ; et de toutes parts, on nous demande ce qui adviendra. On nous dit, de tous côtés, que l'assemblée réunie ici ne peut pas laisser celle incertitude, qui étonne ceux-là mêmes qui font les prisonniers...

Pour mettre un terme à cette incertitude, le président Sénard soumettait à l'assemblée une résolution qui lui paraissait également en harmonie avec la nature de la guerre faite à l'assemblée, et avec les pensées d'humanité qui devaient encore dominer dans l'enceinte de la représentation nationale.

Cette résolution, que l'on faisait précéder de tant de circonlocutions à défaut d'un exposé de motifs ; cette résolution, que l'on présentait comme dictée par une sollicitude paternelle, que l'on accompagnait de tant de protestations d'humanité, n'était cependant autre chose que l'application, à tous les insurgés pris par les troupes ou arrêtés comme suspects, de la peine la plus forte qui fut restée dans notre code pénal après l'abolition de la peine capitale pour les crimes politiques ; il ne s'agissait de rien moins que d'une déportation en masse, outre mer, non-seulement de tous les démocrates qui avaient été pris les armes à la main durant l'insurrection, mais encore de tous ceux qui auraient été vus travaillant, de gré ou de force, à élever une barricade ; car un arrêté du chef du pouvons exécutif, rendu dans la journée du 15, assimilait, aux insurgés pris les armes à la main, tout individu qui aurait travaillé aux barricades[3].

Ainsi, la mesure humaine proposée à la sanction de l'assemblée par son président et par le général Cavaignac, ne comprenait pas moins que la presque totalité des ouvriers de Paris et des autres démocrates qui avaient fait cause commune, à tous les titres, avec les ouvriers : elle pouvait s'appliquer à la moitié de la population virile ; en un mol, elle allait permette à tous les réactionnaires enrôlés sous la bannière de l'ordre, de faire déporter en masse tous les révolutionnaires marchant sous les drapeaux de la liberté. Il n'y avait pas à se méprendre sur la portée de la résolution prise par le chef du pouvoir exécutif et par le président de l'assemblée nationale ; le projet de décret, qu'ils considéraient comme une mesure en harmonie avec l'humanité de l'assemblée, comme un moyen convenable et utile qu'il était urgent de proposer à la sanction du pouvoir législatif, ne tendait à rien moins qu'à frapper, d'un seul coup, tous les citoyens de Paris qui avaient contribué à la révolution de février ou qui y avaient applaudi. Lors des événements de mai, on avait dit que la moitié de Paris voulait emprisonner l'autre moitié : après ceux de juin, on aurait pu dire, avec plus de fondement encore, que les vainqueurs de juin voulaient déporter, d'un seul coup, tous les vainqueurs de février.

Que s'était-il donc passé dans les quelques heures qui séparèrent la publication des bonnes paroles applaudies par toute la montagne, de la résolution extrême que la montagne n'entendit, proposer qu'avec stupeur ?

La présidence, où était aussi le quartier général du chef suprême que l'assemblée venait de donner à la France, avait, assure-t-on, retenti toute la journée des calomnies lancées par les royalistes et leurs organes contre les insurgés, calomnies que l'on répétait partout comme autant de faits incontestables, toute contradiction étant devenue dangereuse. On avait montré au chef du pouvoir exécutif les hommes qu'il combattait depuis trois jours, sous l'aspect d'assassins, de pillards, d'incendiaires, d'anthropophages, se conduisant, envers les prisonniers qu'ils avaient faits, comme de féroces brigands, et envers les habitants, comme d'effrontés voleurs. Malheureusement, on venait d'apprendre la triste fin du général Bréa et de son aide de camp, crimes que l'imagination des royalistes avait rendus plus hideux encore par des détails horribles, mais complètement faux. Cette mort, seule représaille que lès insurgés eussent exercée pour venger, comme ils le disaient eux-mêmes, ceux de leurs frères fusillés en si grand nombre par la mobile ; cette mort déplorable à tous égards, servit merveilleusement à corroborer tous les bruits répandus dans l'intention de rendre odieux les hommes qui combattaient sous les drapeaux de l'insurrection ; les imaginations furent effrayées par le récit de tant de crimes divers, répétés par cinq cent mille bouches ; et l'on crut rendre service à la société en la délivrant de ceux de ses membres qu'on jugeait ainsi indignes de vivre au milieu d'une nation civilisée. Nous n'avons pas besoin d'affirmer que tous les réactionnaires qui siégeaient à l'assemblée appuyaient de toutes leurs forces ces mesures extrêmes, et ce, en haine de la démocratie, en haine de ceux qui avaient renversé la royauté, à l'ombre de laquelle toutes les nuances de l'aristocratie avaient pu impunément ruiner, opprimer et abrutir le peuple. Le conciliabule ténu à cet effet eut pour résultat ce projet de loi inqualifiable, dont la discussion fut remise au lendemain, la séance ayant été de nouveau suspendue au moment où quelques membres se disposaient à le combattre. L'assemblée, dit le Moniteur, se sépara au milieu de la plus profonde émotion. Ce n'était pas sans cause, et nous ne tarderons pas à voir compléter le système qui s'annonçait par cette première mesure, en suivant pas à pas la marche de la contre-révolution.

Aucun moment de repos ne fut remarqué dans la nuit qui suivit la lecture de ce projet de décret ; la plus grande activité fut déployée par les chefs militaires.

Du côté du faubourg du Temple et le long du canal, Lamoricière prépara ses moyens d'action pour le lendemain ; il voulait en finir sur ce point où la lutte durait depuis si longtemps, afin de pouvoir marcher sur le flanc du faubourg Saint-Antoine.

Sur la place de la Bastille, le général Perrot, qui devait attaquer le faubourg de front et par les quais, ne resta pas inactif. Les artilleurs de la garde nationale et de la ligne ne cessèrent de travailler à construire des plates-formes, à ouvrir des embrasures propres à protéger les canonniers. Avant le jour, neuf pièces, dont quelques obus, étaient prêtes à faire feu sur l'entrée du faubourg ; on avait fait jouer la sape, afin de faire sauter la première maison de la rue de la Roquette : au jour, chaque corps de troupe occupait sa position de combat.

Nous avons déjà dit comment les insurgés de ce faubourg s'y étaient retranchés. Le combat de la veille, quelque vif et meurtrier qu'il eût été, n'avait que faiblement entamé leurs retranchements de l'entrée, qui se trouvait toujours complètement obstruée par trois montagnes de pavés : l'une élevée à l'entrée de la rue de la Roquette ; la seconde barrant toute la largeur de la grande rue du faubourg ; la troisième fermant l'accès de la rue de Charenton. Ces trois barricades ne formaient, pour ainsi dire, qu'un seul et immense retranchement appuyé sur les premières maisons du faubourg et sur celles qui aboutissent au canal. L'intérieur du faubourg était entièrement fermé par de nombreuses barricades établies à chaque portée de pistolet, et à l'entrée de chacune des rues qui aboutissent au quartier Popincourt. Pour amortir l'effet des bombes, tout le faubourg était dépavé, et ces blocs de grès avaient servi à couvrir ces rues de retranchements faits avec beaucoup de solidité. Entre les mains d'un chef habile, le faubourg Saint-Antoine, ainsi fortifié, eut pu faire revivre les souvenirs contemporains de Saragosse. Qui sait s'il n'eût prolongé longtemps encore la malheureuse lutte qui ensanglantait Paris !

Tel se présenta le faubourg Saint-Antoine aux yeux des trois représentants du peuple qui venaient d'y pénétrer à la suite de l'archevêque. Les habitants ne tardèrent pas à savoir partout que ces représentants étaient dans le faubourg ; on les conduisit dans l'atelier d'un menuisier pour les mettre à l'abri des balles qui venaient de frapper le prélat. Là, ils furent entourés par une foule d'insurgés, dont quelques-uns firent entendre des menaces. Cependant, les allocutions que les députés adressèrent à la population de ce quartier, firent quelque effet. La dernière proclamation du général Cavaignac, que ces députés répandirent dans le faubourg, en produisit beaucoup plus. Bien des insurgés parlaient de déposer les armes ; mais d'autres, plus circonspects et plus défiants, ne voulaient pas considérer cette proclamation comme authentique, malgré l'assurance que leur en donnaient les représentants. Ils demandaient à voir l'original de cette proclamation avec la signature du général, dûment légalisée, avant de prendre une détermination aussi importante. Le récit qu'on leur faisait, à tout instant, du sort réservé par la troupe aux prisonniers, était de nature à leur faire suspecter la véracité de l'imprimé qu'on leur montrait. Néanmoins, après plusieurs heures de débats, souvent très-animés, quelques-uns des chefs improvisés tinrent une sorte de conseil de guerre, à la suite duquel fut décidée une soumission ainsi conçue :

Nous ne désirons pas l'effusion du sang de nos frères ; nous avons toujours combattu pour la république démocratique ; si nous adhérons à ne pas poursuivre les progrès de la sanglante révolution qui s'opère, nous désirons aussi conserver le titre de citoyens, en consacrant tous nos droits et tous nos devoirs de citoyens français.

 

Lorsque cet acte de soumission eut reçu un certain nombre de signatures propres à lui donner toute l'authenticité possible, on le remit aux représentants, et, après leur en avoir donné communication, les insurgés leur demandèrent si l'un d'eux consentirait à accompagner des parlementaires, qui se rendraient au quartier général pour faire agréer, par le pouvoir exécutif, cette capitulation volontaire.

Les représentants, qui se considéraient encore comme des missionnaires de paix, accueillirent avec empressement la proposition qui leur était faite, heureux de pouvoir contribuer, par une convention qui leur parut acceptable, à la fin d'une lui le dont ils étaient à même d'apprécier encore la durée. Ils firent plus, ils apostillèrent favorablement la déclaration des insurgés du faubourg, et le citoyen Larabit écrivit, au bas, ces mots qui étaient une recommandation :

Les vœux ci-dessus sont si justes et si conformes à nos vœux à tous, que nous y adhérons complètement, et les recommandons à rassemblée, persuadés que personne n'y verra percer un acte de faiblesse.

 

Les quatre parlementaires et les représentants du peuple se mirent aussitôt en route pour le Palais Législatif ; le citoyen Larabit se félicitait d'avoir été pour quelque chose dans cette résolution aussi sage qu'inespérée. Tous ces messagers de paix ne doutaient pas d'être accueillis favorablement ; aussi franchirent-ils avec ardeur les obstacles amoncelés encore sur leurs pas pour atteindre la région que la guerre civile avait épargnée. Ils furent admis, entre deux et trois heures du matin, près du président Sénard et du chef du pouvoir exécutif.

Ce qui se passa alors à la présidence est si délicat à raconter que nous allons laisser parler M. Sénard lui-même.

Entre deux heures et trois heures du matin, dit ce président en rendant compte à l'assemblée des événements de la nuit, j'ai reçu la visite d'un de nos honorables collègues, le citoyen Larabit, venant avec quatre individus qui prenaient le titre de délégués du faubourg Saint-Antoine Le citoyen Larabit m'a fait connaître les circonstances dans lesquelles, pour accomplir cette mission de paix qu'il avait tenté de remplir avec M. l'archevêque de Paris, il s'était trouvé en contact avec les insurgés, et entraîné même dans l'intérieur des barricades...

Les quatre délégués du faubourg Saint-Antoine — leurs discours ne pouvaient pas nous tromper — étaient des hommes sincères. J'ai eu par eux des détails qui ne conviennent pas au résumé que je veux vous soumettre... Ils apportaient une déclaration, une adresse au président de l'assemblée, signée ; de plusieurs d'entre eux. Ils demandaient un armistice ; ils se faisaient fort d'amener le faubourg à renoncer à cette lutte acharnée, résolue, en quelque sorte, jusqu'à l'extermination, dans la pensée de ceux qui ont organisé cela, et devant arriver là, si j'en juge par les détails que le citoyen Larabit m'a donnés sur la manière dont, à l'intérieur, il avait vu la résistance organisée.

Là, Messieurs, ajouta le citoyen Sénard, a pesé, pendant un moment sur la tête de. votre président, une responsabilité lourde.....

Le citoyen Larabit insistait pour vous rendre compte, comme il l'avait promis, et pour rapporter une résolution de l'assemblée. Le général Cavaignac et moi, nous avons reconnu, par les nécessités de la situation militaire, et surtout par Imposition dans laquelle se trouvait le général Lamoricière, nous avons reconnu l'impossibilité de jeter, par le travers d'une action déjà commencée, le moindre obstacle.

Vu la forme dans laquelle l'adresse était faite, au nom des délégués, j'ai résolu de répondre, et j'ai fait comprendre à ceux qui étaient là, à tous, qu'il n'était pas possible de renvoyer à huit heures du matin, pour une résolution de l'assemblée que je n'aurais pas pu convoquer à domicile ; qu'après tout, la demande étant adressée au président de l'assemblée, il appartenait au président d'y répondre, et d'y répondre immédiatement. Voici cette réponse :

Citoyens, si vous voulez vraiment conserver le titre et les droits de remplir les devoirs de citoyens français, détruisez à l'instant les barricades, en présence desquelles nous ne pourrions voir en vous que des insurgés. Faites donc cesser toute résistance ; soumettez-vous et rentrez, en enfants un moment égarés, dans le sein de cette république démocratique que l'assemblée nationale a la mission de fonder, et qu'à tout prix elle saura faire respecter. —

Cette lettre, poursuivit le président Sénard, a été remise en plusieurs copies aux délégués.

Entre cinq et six heures, le citoyen Larabit les a ramenés un moment chez lui, et ils sont partis à six heures et demie.

Depuis ce moment ; de nouvelles tentatives ont été faites. Cette fois elles n'avaient pas été revêtues de la forme à laquelle, sans doute, nos honorables collègues avaient contribué ; ce n'étaient plus des gens qui demandaient à conserver le titre de citoyens et tous leurs droits en remplissant leurs devoirs, ces tentatives avaient pris une forme qui ne pouvait pas même permettre la réponse que je viens de faire. On est revenu dans diverses directions, et par toutes sortes d'intermédiaires, on a fait parvenir, ait général Cavaignac et à moi, je ne sais quelle demande qui se formulait en une condition d'amnistie pleine et entière.

Nous avons répondu que cette condition était une insulte. Le général Cavaignac a ajouté qu'il ne pouvait en entendre qu'un mot, celui que le président avait demandé, soumission absolue ; et, pour en finir ; il a déclaré positivement et énergiquement qu'il n'entendait rien de pareil, et qu'il était inutile qu'on se dérangeât...

En conséquence, une heure a été fixée pour l'attaque simultanée des deux points, par deux colonnes qui prennent, en ce moment même, leurs dispositions. Cette heure satisfait à toutes les nécessités de l'opération militaire ; et elle satisfait, en même temps, à toutes les possibilités de la soumission absolue que j'espère encore. Cette heure a été fixée à dix heures du matin.

 

Voilà en quels termes le président Sénard rendit compte à l'assemblée nationale des négociations qui avaient eu lieu pendant la nuit.

Ici l'historien est obligé de confesser son insuffisance à faire concorder le langage des proclamations adressées aux insurgés avec celui tenu aux parlementaires ; il lui est impossible de mettre d'accord avec eux-mêmes et le président de l'assemblée et le chef du pouvoir exécutif : leurs actes de la journée sont évidemment effacés par leurs résolutions de la nuit ; ce n'est partout et en tout que contradictions dans leurs paroles, inconséquence dans la conduite qu'ils tiennent à l'égard de ceux qui offrent de se soumettre.

Le matin, vous les adjurez de déposer les armes, de se jeter dans les bras de la république, prêts à les recevoir, de ne pas être retenus par la crainte des vengeances dont on les effraie ; et lorsque ces hommes sincères, que vous considérez comme égarés par les lectures pernicieuses, connaissent enfin vos généreuses dispositions à leur égard ; lorsqu'ils viennent vous dire : nous allons déposer les armes, sans autre condition ; que celle de conserver nos droits de citoyens français ; vous, vous les repoussez parce que, dites-vous, les nécessités de la situation militaire et la position où se trouve l'un de vos généraux vous empêchent de jeter par le travers d'une action déjà commencée le moindre obstacle ! Vous considérez donc comme un obstacle à vos projets, à vos vues, la fin d'une guerre civile des plus déplorables ? De quelle nature sont-elles ces nécessités de la situation militaire, que vous invoquez, pour qu'on ne puisse pas les sacrifier au bonheur de voir la lutte terminée ? La postérité vous jugera sévèrement, vous qui avez assumé la responsabilité de ce refus inattendu, vous qui avez repoussé si durement une soumission sincère, vous qui n'avez pas voulu accéder à des proportions que vos collègues reconnaissaient si justes et si conformes aux vœux de tous les bons citoyens : elle dira que des hommes qui se disaient républicains, manquèrent à leurs promesses solennelles, repoussèrent les vœux de leurs collègues et les prescriptions de l'humanité, pour ne pas laisser perdre l'occasion de frapper celte démocratie française que vous détestiez au fond de vos cœurs ! Quel est le chef militaire qui ne se fut estimé heureux d'apprendre que toutes ses savantes dispositions de guerre contre ses concitoyens étaient devenues inutiles par la pacification, et de pouvoir remettre dans le fourreau une épée teinte, à regret sans doute, du sang de ses frères[4] ? Mais le général Lamoricière ne s'était-il pas plaint, dès la veillé, des démarches conciliatrices que faisaient alors quelques représentants ? N'avait-il pas dit que la présence de ces représentants près des barricades, leurs paroles, les allées et les venues, contrariaient, entravaient l'action militaire ?

Ah ! si nous pouvions dévoiler, comme le fera la postérité, les mystérieuses et coupables menées dont l'hôtel de la présidence fut témoin, dans cette nuit, contre les hommes qui voulaient vivre en travaillant, nous connaîtrions probablement toutes les calomnies que les contre-révolutionnaires mirent en jeu pour ne pas laisser échapper leur proie !

En effet, il ne suffisait pas aux royalistes, aux réactionnaires de toutes les nuances que le plus pur sang de la démocratie eût coulé à grands flots dans cette mal heureuse lutte qu'ils avaient provoquée ; il ne leur suffisait plus que de part et d'autre le peuple et les enfants du peuple se fussent mutuellement égorgés, au nom de celle république que les contre-révolutionnaires voulaient détruire ;il fallait encore pour satisfaire leurs rancunes, que cette population virile, déjà décimée, disparût de la ville qui fait les révolutions : ils ne pouvaient être satisfaits et dormir tranquilles qu'à ce prix.

Or, si la soumission des insurgés, aux conditions jugées si justes et si conformes au vœu de tous les bons citoyens, était acceptée, le projet de loi de déportation n'eût plus été soutenable ; et dans tous les cas, il n'eût pu être appliqué qu'à un petit nombre d'insurgés. Voilà pourquoi ceux qui avaient suggéré cette mesure extrême firent renvoyer les délégués du faubourg Saint-Antoine avec cette réponse si dure, si irritante que M. Sénard leur remit.

Ce refus navra de douleur le représentant Larabit, qui se promettait une issue plus heureuse des négociations faites par son entremise : il aigrit et démoralisa à la fois les quatre délégués. Ces hommes sincères étaient du nombre de ceux qui avaient opiné pour cette soumission, ne doutant pas, d'après les proclamations du général Cavaignac et du président de l'assemblée nationale, que les frères égarés ne fussent reçus à bras ouverts ; Comment oseraient-ils rapporter aux habitants du faubourg cette réponse humiliante, et si propre à donner raison à ceux qui voulaient s'ensevelir sous les décombres de leurs maisons !

A l'heure à laquelle les parlementaires furent de retour, il y avait bien longtemps que les insurgés du faubourg Saint-Antoine entendaient les détonations du canon et les feux de peloton venant dû côté du faubourg du Temple. La reprise du combat de ce côté leur parut de mauvais augure. Cependant ils se gardèrent bien de faire le moindre acte d'hostilité contre les troupes occupant l'autre côté de là place ; ils laissèrent même achever paisiblement toutes ; les dispositions d'attaqué contre eux ; aimant à se persuader encore que leur soumission serait acceptée avec empressement, sur le rapport de ceux qui avaient pu voir ce qu'il en coûterait pour prendre de vive force un quartier aussi formidablement retranché. Vers les huit heures, le canon et la fusillade se rapprochaient sensiblement sur le flanc du faubourg Saint-Antoine. Il n'y avait plus de doute que le combat ne fût sérieusement engagé vers les faubourgs du Temple et Ménilmontant.

En effet, le général Lamoricière, pressé qu'il était d'arriver en ligne contre le faubourg Saint-Antoine, avait fait attaquer, dès l'aube du jour, toute la ligne du canal, depuis le pont de la rue Grange-aux-Belles jusqu'aux rues d'Angoulême et Saint-Sébastien. Les insurgés du faubourg du Temple occupaient encore tous les ponts ainsi que les barricades qui les dominaient ; se considérant comme en étal de trêve, en vertu de la soumission résolue la nuit par leurs camarades du faubourg Saint-Antoine, l'attaque les prit à l'improviste. Néanmoins, ils se décidèrent à répondre au feu des troupes ; mais ils ne le firent plus avec celle ténacité qui avait marqué la lutte des trois journées. Ils avaient d'ailleurs affaire à des assaillants toujours plus nombreux, munis d'une artillerie formidable et de toutes sortes de munitions, tandis que la poudre et les balles manquaient derrière les barricades. Bientôt les retranchements de la rue Grange-aux-Belles furent enlevés ; la barricade de la rue Bichat ne tint guère plus longtemps. D'un autre côté, le pont du faubourg et celui de la rue d'Angoulême furent franchis, et la lutte s'engagea dans les faubourgs du Temple, Ménilmontant et Popincourt, où les insurgés venaient d'être rejetés, après avoir défendu le canal.

Tandis que de nombreux détachements de troupes de ligne et de gardes nationaux s'occupaient à chasser les insurgés des positions qu'ils occupaient encore dans ces quartiers, le général Lamoricière, négligeant momentanément ces points devenus secondaires, cherchait à franchir le canal, au bout de la rue Saint-Sébastien, Quoiqu'il eût avec lui, sur ce points les bataillons qu'il allait conduire contre le flanc droit du faubourg Saint-Antoine, il n'en éprouva pas moins une résistance des plus vives. Ce ne fut guère que vers les onze heures, que la troupe de ligne, la mobile et la garde nationale purent franchir le canal sur le pont de la rue Saint-Sébastien. Une partie de ces troupes parcourut alors les quartiers Ménilmontant et Popincourt, tandis quelles autres corps marchèrent, par le flanc, contre le faubourg Saint-Antoine.

Tant de versions diverses ont circulé sur ce qui se passa à l'entrée et au centre de ce faubourg pendant la matinée du 26 ; il règne une si grande confusion dans les diverses narrations que nous avons sous les yeux, que, même en présence des détails recueillis par nous de la bouche de citoyens qui se trouvaient sur les lieux, la plus grande circonspection nous est prescrite dans le récit des faits graves que nous avons à raconter.

Disons d'abord que, dès le moment où les chefs des insurgés du faubourg avaient décidé de se soumettre, sans autre condition que celle de conserver leurs droits de citoyens, leur cause avait perdu cette unité d'opinion qui, seule, pouvait rendre la défense terrible : la division s'était mise parmi les combattants du faubourg. Beaucoup d'entre eux s'étaient déjà débarrassés de leurs armes, et les plus énergiques ne savaient plus quel usage ils devaient en faire.

Néanmoins les barricades avaient continué à être gardées ; mais ceux-là mêmes qui étaient prêts à les défendre négociaient et accueillaient favorablement les citoyens éminents qui s'approchaient d'eux pour parlementer.

C'est ainsi qu'avant le retour des délégués envoyés au président de l'assemblée, les citoyens Recurt, ministre de l'intérieur, le représentant Beslay, le colonel. Guinard et quelques autres citoyens influents, n'avaient cessé d'engager par tous les moyens les défenseurs des barricades à déposer les armes. Ceux-ci consentaient à mettre un terme à la lutte sanglante qu'ils soutenaient au nom de la république démocratique et sociale ; mais avant de défaire leurs retranchements, ils voulaient connaître le résultat de la démarche de la nuit.

Lorsqu'ils apprirent qu'on n'accepterait qu'une soumission absolue, ils se récrièrent contre les exigences du pouvoir. Ils ne concevaient pas, disaient-ils, le but des proclamations de la veille ; et plusieurs, les considérant comme un piège qui aurait été tendu à leur bonne foi, crièrent à la trahison, en présence des divisions semées ainsi parmi les citoyens qui avaient pris les armes. Les négociations sur place furent rompues, les combattants du faubourg ne voulant point accepter les dures conditions qu'on leur imposait avant d'avoir été vaincus. C'était, en effet, une injonction humiliante que celle apportée par les délégués : déposer le fusil sans avoir aucune idée du sort qu'on leur réservait, se livrer ainsi à la merci de ceux qui avaient passé par les armes tant de prisonniers, leur paraissait la dernière de toutes les extrémités auxquelles ils pussent être réduits par la force ; et les chances de la guerre n'avaient pas encore été tentées !

Quand on leur parla du projet de décret présenté, la veille au soir, par le président de l'assemblée nationale, projet tendant à déporter tous ceux qui auraient été pris les armes à la main ou qui auraient travaillé à la construction d'une barricade, ils refusèrent d'abord d'y croire ; mais des citoyens en qui ils avaient confiance leur ayant, affirmé que rien n'était plus positif que la proposition de cette mesure extrême, et que, probablement, elle serait votée dans la journée même, ces hommes qui avaient bravé mille morts sentirent leur énergie faiblir à l'idée d'être jetés loin de leur patrie. Le colonel Guinard, dont le zèle ne s'était pas ralenti un seul instant pour soustraire les ouvriers du faubourg au sort affreux que les réactionnaires leur préparaient, eut alors une heureuse inspiration : Puisque votre répugnance à déposer les armes entre les mains de ceux dont vous redoutez les vengeances est insurmontable, leur dit-il, eh bien ! je vous propose de les déposer là, au pied de la Colonne, sur la tombe de vos frères, les héros de juillet ; c'est à cette tombe seule que tous les rendrez. Ensuite vous vous en irez par le boulevard Contrescarpe, qui sera libre, et aucune recherche ne sera faite contre vous.

Ces propositions et la manière dont elles avaient été faites, ajoute l'auteur du livre qui nous fournit ces détails, si précieux pour l'histoire de ce dénouement, avaient été acceptées ; une convention avait été écrite, et un échange de signatures donné ; les insurgés étaient rentrés au sein des barricades ; le colonel Guinard et les représentants avaient couru, l'un auprès du général Lamoricière pour faire cesser le feu dans le faubourg du Temple, les autres à rassemblée nationale.

Ces faits, que l'on peut regarder comme incontestables, nous sont fournis par les auteurs des Fastes de la Garde nationale, livre écrit longtemps après les journées de juin, alors qu'il avait été permis à ses auteurs, MM. Alboize et Élie, de puiser leurs renseignements dans les pièces officielles existant aux archives de l'état-major général des gardes nationales. Nous citons ces auteurs parce que les opinions qu'ils ont émises dans leur œuvre ne peuvent les faire suspecter de partialité en faveur de l'insurrection. Il est donc irrécusablement établi que de nouvelles négociations, verbales d'abord, ont eu lieu, avant la reprise des hostilités, entre des chefs placés sous les ordres du général et les insurgés du faubourg. Saint-Antoine ; qu'une soumission fut acceptée, que des signatures furent même données. Or, cette convention a dû être faite sous les yeux du général Perrot, commandant le corps d'opération qui agissait contre le faubourg Saint-Antoine, et ce général avait sans contredit les pouvoirs nécessaires ; les signatures dont il est ici question furent données avant l'heure fixée pour la soumission ; et, cependant, le faubourg a été attaqué, au moment où les négociateurs étaient accourus pour annoncer cette nouvelle à qui de droit !

Nous avions donc bien raison de dire que la conduite du pouvoir et des chefs pendant ces dernières heures de l'insurrection fut marquée au coin de l'inconséquence la mieux caractérisée ; qu'il y eut dans leurs paroles, comme dans leurs actes, une déplorable fluctuation et des revirements inattendus qui indiquent ou le désordre dans les idées, ou des mystères que la nuit a couverts de son ombre.

Comment expliquer ce qui se passa sur la place de la Bastille dans cette matinée décisive ? Si l'on a pas la clef de ces inintelligibles arcanes, il demeurera impossible de faire jaillir la lumière de ce chaos.

Le président de l'assemblée nationale, organe en cela du général, chef du pouvoir exécutif, annonce aux représentants, dès l'ouverture de la séance, qu'à la suite du rejet de la soumission conditionnelle du faubourg Saint-Antoine, l'heure de dix heures du matin a été fixée pour l'attaque simultanée des retranchements de ce faubourg ; il ajoute que cette heure satisfait à toutes les nécessités des opérations militaires en même temps qu'à toutes les possibilités d'une soumission absolue qu'il espère encore.

Or, avant cette heure de rigueur, de nouvelles négociations entamées sur les lieux mêmes et sous les yeux du général chargé de commander l'attaque, aboutissent enfin à un dénouement pacifique. Des propositions sont faites aux insurgés par des hommes éminents, qui ont du traiter avec l'assentiment de ce général. Ces propositions sont acceptées ; une convention est écrite ; des signatures sont données ; et, pendant que les insurgés, dans là croyance que tout est fini, rentrent chez eux, les négociateurs courent, les uns à l'assemblée nationale, les autres auprès du général Lamoricière pour annoncer cette bonne nouvelle et faire cesser le feu dans le faubourg du Temple.

Qui ne croirait que la guerre civile est enfin terminée par cet accord fait en vue d'arrêter l'effusion ; d'un sang précieux pour la patrie commune !

Cependant le général commandant l'attaque de front ne change rien à ses dispositions ; ses canons restent braqués contre le faubourg, ses mèches continuent d'être allumées, et le moment fixé avant la convention pour l'attaque est toujours considéré par lui comme l'heure de rigueur.

D'un autre côté, le général Lamoricière, que l'on trouve en voie de succès, ne veut pas s'arrêter, ne fait point cesser le feu, et persiste à s'avancer sur le flanc droit du faubourg. Il ne regardé pas la soumission négociée à la place de la Bastille comme sérieuse y parce que, dit-il, les insurgés qui défendent la rue de Charonne viennent d'opposer une vive résistance à ses attaques de ce côté[5]. Aussi ceux qui gardent l'entrée du faubourg en attendant le retour des ; derniers négociateurs, ceux qui sont prêts à déposer les armes au pied de la colonne et à ouvrir leurs barricades aux troupes, sont-ils démoralisés par le retard de ces négociateurs ; ils ne cessent d'entendre gronder le canon sur leur flanc droit, sans pouvoir se rendre compte de ce qui se passe vers le canal. Cependant au milieu de cette démoralisation qui les atteint, ils espèrent toujours : on les voit sur la crête des barricades guettant impatiemment le retour du colonel Guinard.

Tout à coup, au milieu d'un silence plein d'anxiété, l'horloge de Saint-Paul sonne dix heures.

Au dixième coup, un roulement de mauvais augure fait rentrer les soldats à leurs rangs ; le général donne le signal de l'attaque, et neuf pièces de canon font entendre à la fois leurs effroyables détonations. En même temps le général Perrot dirige vers la Seine un fort détachement de gardes nationaux et de troupes de ligne, sous les ordres d'un colonel, qui a reçu l'ordre de franchi]' le canal sur le dernier pont, de remonter, par la rue Contrescarpe, vers la place de la Bastille, et de s'approcher ainsi des retranchements qui fermaient l'accès du faubourg. Non-seulement ce colonel peut faire sans obstacle le trajet qui lui est prescrit, mais encore il s'empare, sans coup férir, de deux barricades élevées sur le boulevard Contrescarpe, à l'entrée de la rue de Charenton : il lui est même loisible de pénétrer dans la grande maison située près de l'entrée de celte même rue et de placer ses grenadiers à toutes les fenêtres des étages les plus élevés. De ces fenêtres, dit une relation bien informée des mouvements de la troupe, on apercevait d'enfilade tous les défenseurs de la tête du faubourg, et les soldats n'attendaient que le signal pour leur envoyer une grêle de balles.

Mais ce que cette relation semi-officielle ne dit pas, c'est que ni les barricades, ni les maisons de l'entrée du faubourg n'étaient plus défendues, que pas un coup de fusil ne fut tiré de la part des insurgés. Ils se considéraient comme soumis ; personne ne savait ce que pouvait signifier cette décharge de coups de canons et d'obus ; aussi n'y répondit-on pas. Le faubourg présentait en ce moment l'aspect du désordre ; une grande agitation s'y manifestait sans qu'on sut ce que l'on devait faire : la défense s'y montrait complètement paralysée, en présence de ce que l'on considérait comme une trahison patente.

L'irrésolution fut encore plus grande quand on vit que le feu des assaillants avait cessé après cette décharge unique. En effet, le général Perrot, assuré par cet essai, des ravages que pouvait faire son artillerie, avait fait suspendre l'attaque pour adresser une dernière sommation aux insurgés. Ceux-ci, généralement prêts à déposer les armes, ne comprirent pas ce qu'on leur demandait ; et d'ailleurs, au milieu de l'anarchie et de la confusion qui dès lors régnait de leur côté, nul ne crut avoir les pouvoirs nécessaires pour parler au nom de tous. La sommation du général Perrot resta quelque temps sans réponse catégorique. Mais cette réponse, les insurgés croyaient lavoir déjà faite ; elle se lisait d'ailleurs dans l'inaction complète des défenseurs du faubourg.

Comme les barricades ne s'ouvrirent point, l'attaque ne tarda pas à devenir générale : le canon continua d'être employé contre l'entrée du faubourg. Bientôt l'obus placé en batterie dans la rue de l'Orme mit le feu à la maison qui faisait l'angle de la rue de la Roquette ; en peu de temps cette maison s'effondra, et par sa chute, laissa un passage embrasé suffisant pour pénétrer dans la première rue transversale du faubourg.

En même temps la colonne qui avait remonté la rue Contrescarpe arrivait, par la rue de la Planchette, dans celle de Charenton, et prenait successivement possession des barricades élevées dans cette dernière rue, sans y rencontrer un seul insurgé.

Toutes les relations des Journées de juin s'accordent à dire que, pendant le feu terrible des batteries, quelques-uns des insurgés du faubourg, irrités par les déceptions successives auxquelles ils se voyaient en butte depuis l'instant où les défenseurs de ce quartier avaient décidé d'envoyer leur soumission au président de l'assemblée nationale, étaient de nouveau accourus aux postes qu'ils avaient cru pouvoir abandonner : les uns parurent un instant derrière les barricades, les autres aux fenêtres qui dominent la place, et de là ils ripostèrent quelque temps. Mais lorsqu'ils virent les effets de l'obus sur les maisons qu'ils occupaient ; lorsque les flammes qui sortaient de l'une d'elles leur firent craindre un incendie général du faubourg, la désolation et le désordre se mirent parmi eux, et ils abandonnèrent l'entrée du faubourg.

Dès que le général Perrot aperçoit cette fuite, il dispose aussitôt ses colonnes d'attaque composées de bataillons de la ligne et de la mobile ; encore quelques moments et ces bataillons vont s'élancer sur la grande barricade. Mais les habitants du faubourg reconnaissant dès lors l'inutilité de continuer une lutte désespérée et voulant éviter un assaut, envoient à ce général un parlementaire chargé de lui annoncer que le faubourg se rend sans condition et dans les termes de la soumission exigée par le président de l'assemblée nationale. Un aide de camp est aussitôt expédié au pouvoir exécutif pour lui annoncer la soumission du faubourg et la fin de la guerre civile. Les colonnes du général Perrot s'avancent alors sur les barricades, le chef en tête. Trois bataillons escaladent le premier retranchement ; le franchissent sans obstacles et pénètrent dans la grande rue du faubourg, démolissant et faisant démolir les barricades par les habitants à mesure que la troupe s'avance. Ce fut ainsi que le général Perrot remonta tout le faubourg presque sans coup férir et que les nombreuses et redoutables barricades de la grande rue furent toutes franchies sans effusion de sang, les insurgés les ayant, abandonnées d'eux-mêmes[6].

Ce fut à la cinquième barricade que le général Perrot retrouva, sains et saufs, les deux représentants Galy-Cazalat et Druet-Desvaux, qui, comme on sait déjà, étaient au pouvoir des insurgés depuis la veille au soir. Ces deux prisonniers, ainsi délivrés, se placèrent à la tête de quelques tirailleurs et se dirigèrent vers le haut du faubourg.

Cependant le détachement de troupes diverses qui venait de pénétrer dans le faubourg Saint-Antoine par la rue de Charenton avait remonté cette rue longue, étroite et coupée de plusieurs barricades, jusqu'au carrefour de la rue de Rambouillet. Trouvant le côté gauche de ce faubourg complètement libre, le colonel qui commandait prit alors sur sa gauche et se dirigea vers la grande rue par celle de Reuilly. Au débouché de cette dernière, la colonne de droite fit sa jonction avec le général Perrot, et toutes ces troupes continuèrent à remonter le faubourg jusqu'à la barrière du Trône. Il était deux heures lorsque le général atteignit cette barrière, sans être forcé de brûler une amorce : il y fut rejoint par un bataillon sorti de Vincennes

Au retour du général Perrot, les soixante barricades qui, quelques heures auparavant couvraient la rue du faubourg et auraient exigé tant de combats sanglants, étaient détruites comme par enchantement et les pavés remis en place : le canon circulait librement sur la chaussée ; on avait peine à reconnaître cette ligne si formidablement fortifiée. Quant aux insurgés du faubourg, la plupart étaient rentrés chez eux, croyant encore qu'il leur suffisait d'avoir déposé les armes pour ne pas être inquiétés ; beaucoup d'autres moins confiants avaient gagné la campagne. Nous dirons bientôt comment furent traités ceux qui s'étaient cachés et ceux qui avaient pris la fuite.

Pendant que le général Perrot parcourait ainsi en vainqueur le redoutable faubourg, le général Lamoricière avait manœuvré de manière à s'approcher par le quartier Popincourt, et en même temps à rejeter hors de Paris les nombreux insurgés qu'il avait dû combattre toute la matinée aux environs de la Chaussée-Ménilmontant. Ses troupes, toujours plus nombreuses par l'adjonction d'une foule de détachements de gardes nationaux arrivant à chaque instant par toutes les routes, n'en avaient pas moins été dans la nécessite de combattre pour enlever une foule de barricades dressées à chaque pas dans ces immenses quartiers d'ouvriers. Ses soldats venaient enfin de refouler les défenseurs de ces barricades au delà du mur d'enceinte ; et tout paraissait fini de ce côté, quand on courut apprendre au général Lamoricière que de nombreux insurgés se fortifiaient à la barrière Ménilmontant, donnant ainsi la main à d'autres insurgés retranchés à la barrière des Trois-Couronnes et à celle de Belleville.

Cette dernière commune se trouvait pour ainsi dire bloquée de tous côtés par les insurgés des barrières voisines ; qui, dès la journée du dimanche, avaient même désarmé le poste de la mairie et remplacé le maire. Toute la rue de Paris était couverte de barricades, s'étendant au loin dans la direction de Romainville. Attaqués vainement, à diverses reprises, les insurgés de Belleville avaient toujours résisté, même après la prise de la fameuse barricade Saint-Maur. Mais le moment était venu, pour les généraux ; de se rabattre en forcé sur ce point et sur celui de La Villette, qu'ils avaient dû négliger jusqu'alors.

Quand Lamoricière sut que les insurgés, chassés du faubourg du Temple, s'étaient de nouveau réunis en force à là barrière Ménilmontant ; il fit battre la générale ; ses troupes, quoique harassées de fatigue, reprirent les armes pour se porter sur ce point. L'artillerie fut traînée sur la chaussée du faubourg Ménilmontant, où la cavalerie pouvait se déployer ; l'attaque de la barrière commença aussitôt.

Mais la démoralisation avait gagné les hommes qui tentaient ces efforts désespérés ; leur défense ne fut pas longue. En moins de deux heures, la barrière Ménilmontant et, successivement, celles des Trois-Couronnes et de Belleville furent emportées. Les insurgés se mirent en fuite derrière les buttes ; beaucoup furent pris, principalement ceux de la barrière des Trois-Couronne. Avant quatre heures, tous les boulevards extérieurs, depuis la barrière Ramponneau jusqu'à celle des Amandiers, étaient au pouvoir de la troupe, occupée dès lors à fouiller les maisons extérieures suspectés.

A l'heure ou le faubourg Saint-Antoine et ces barricades dernières furent complètement occupées, il restait encore à soumettre La Villette, dont les insurgés avaient fait une place forte, appuyée, d'un côté, sur le canal, et, de l'autre côté, sur de nombreux retranchements qui défendaient le flanc gauche de la rue de Flandres ; l'accès, du côté de la barrière, était également défendu par une énorme barricade que dominait encore un second retranchement beaucoup plus élevé, appuyé lui-même sur beaucoup d'autres dans la longueur de la rue. Le 26, à midi, de nombreux insurgés défendaient encore ce point, que les troupes n'avaient pu entamer les jours précédents, quoiqu'elles eussent fini par emporter la barricade de la barrière Saint-Martin.

Le général Lebreton, chargé d'enlever ce dernier foyer de l'insurrection, partit le matin, de la caserne du faubourg Poissonnière, à la tête de plusieurs détachements de gardes nationaux d'Amiens, de Doullens et de Rouen ; une compagnie de cuirassiers et quelques compagnies de gardes mobiles, faisaient aussi partie de la colonne. Sortie de Paris par là barrière Rochechouart, cette troupe traversa successivement les barrières Poissonnière et Saint-Denis, couvertes de pavés et de décombres. Puis, gagnant, à travers les champs, la rue transversale qui rattache La Chapelle à La Villette, il se dirigea, par celle route, vers le milieu de La Villette, arrivant ainsi sur les flancs de la dernière position des insurgés.

En même temps, par un mouvement combiné, un bataillon de la 3e légion venait de prendre position près de la rue Mogador, pour attaquer à revers. Le général avait déjà fait fouiller et explorer beaucoup de maisons des rues de La Chapelle et du Havre, et ses éclaireurs s'étaient approchés de la rue de Flandres, lorsque la municipalité de La Villette se présenta, accompagnée de deux cents gardes nationaux de la localité, les seuls de celle commune populeuse que le maire eût pu réunir à côté de l'insurrection, pour demander au général l'autorisation d'intervenir auprès des insurgés, dans le but de les amener à déposer les armes. Le général y ayant consenti, le maire franchit la barricade, et retourna, peu de temps après, avec quatre parlementaires.

Leurs propositions ayant paru inacceptables, dit une relation qui passe sous silence la nature de ces propositions, le général leur donna un quart d'heure pour se rendre[7]. L'adjoint, ajoute cette relation, prit alors une partie de la garde nationale de La Villette, qu'il conduisit sur les quais de là Seine, pour les préserver, tandis que l'autre partie resta dans la rue de Flandres.

Les insurgés s'étant retirés vers leurs camarades, au bout de quelques minutes, racontent les auteurs des Fastes de la Garde nationale, ils ouvrirent eux-mêmes le feu[8]. Les artilleurs d'Amiens firent alors jouer le canon contre le premier retranchement, et, après quelques décharges, l'attaque à la baïonnette fut résolue. Le tambour bat la charge ; les divers détachements de gardes nationaux atteignent le pied de la barricade et l'escaladent rapidement, malgré les balles que les insurgés font pleuvoir Sur les assaillants. Terrifiés par cette énergique et brusque attaque, dit une autre relation, les insurgés désertent en fuyant et abandonnent leurs armés. On ne s'arrête pas à la première barricade, on court sur les autres avec le même élan et la même intrépidité ; elles sont conquises.

En même temps, une compagnie de la 3e légion pénètre la première par la rue Mogador, après avoir enlevé quatre barricades et pris quatre drapeaux[9]. En un instant, la garde civique est maîtresse de cette position importante qui, par son étendue, sa forme et ses constructions, ressemblait à un camp retranché et fortifié.

Dès lors, la colonne du général Lebreton n'eut plus qu'à s'occuper de démolir les barricades, et principalement celle adossée à la grille de la barrière, afin de rétablir les communications de Paris avec la route du nord. Le reste de la journée fut employé, par les gardes nationaux, à fouiller les maisons et les chantiers où bien des insurgés s'étaient cachés ; la cavalerie fut lancée à la poursuite de ceux qui avaient gagné les champs ; on leur fit la chasse comme à des bêtes féroces.

La prise de La Villette fut le dernier acte du malheureux drame qui pendant cent heures ensanglanta la ville de Paris, et jeta sur la capitale de la France ce voile lugubre qui la couvrit si longtemps.

Dans la matinée, une proclamation du chef du pouvoir exécutif faisant espérer aux troupes la fin de la guerre civile, s'était exprimée en ces termes :

Citoyens, soldats,

Grâce à vous, l'insurrection va s'éteindre. Cette guerre sociale, cette guerre impie qui nous est faite tire à sa fin. Depuis hier, nous n'avons rien négligé pour éclairer les débris de cette population égarée, conduite, animée par des pervers. Un dernier effort, et la patrie, la république, la société tout entière, seront sauvées.

Partout il faut rétablir l'ordre, la surveillance ; les mesures sont prises pour que la justice soit assurée dans son cours. Vous frapperez de votre réprobation tout acte qui aurait pour but de la désarmer. Vous ne souffrirez pas que le triomphe de l'ordre, de la liberté, de la république, en un mot, soit le signal de représailles que vos cœurs repoussent.

Signé général CAVAIGNAC.

 

Le soir, une nouvelle proclamation du même chef, adressée à la garde nationale et à l'armée, leur annonçait la fin de la lutte cruelle qui laissera des pages si douloureuses dans les annales de la France.

Citoyens, soldats, y disait le chef du pouvoir exécutif, dans un langage qui paraissait émaner du cœur :

La cause sacrée de la république a triomphé ; votre dévouement, votre courage inébranlable ont déjoué de coupables projets, fait justice de funestes erreurs. Au nom de la patrie, au nom de l'humanité tout entière, soyez remerciés de vos efforts, soyez bénis pour ce triomphe nécessaire.

Ce matin encore l'émotion de la lutte était légitime, inévitable. Maintenant, soyez aussi grands dans le calme que vous venez de l'être dans le combat. Dans Paris, je vois des vainqueurs, des vaincus ; QUE MON NOM SOIT MAUDIT SI JE CONSENTAIS À Y VOIR DES VICTIMES ! La justice aura son cours : qu'elle agisse, c'est votre pensée, c'est la mienne.

Prêt à rentrer au rang de simple citoyen, je reporterai au milieu de vous ce souvenir civique de n'avoir, dans ces graves épreuves, repris à la liberté que ce que le salut de la république lui demandait lui-même, et de léguer un exemple à quiconque pourra être, à son tour, appelé à remplir d'aussi grands devoirs.

Le chef du pouvoir exécutif,

Signé CAVAIGNAC.

 

Quel était donc ce chef militaire s'annonçant à la fois comme un émule de Cincinnatus, un disciple de Washington, et dont les bonnes proclamations jetaient quelque baume sur les plaies saignantes de la patrie ?

N'était-ce pas un phénomène de voir l'homme du sabre donner des leçons de modération à des législateurs avides de châtiments, prêcher l'humanité à des vainqueurs impitoyables, défendre les représailles déshonorantes à ses soldats, invoquer la justice, s'incliner devant elle, et offrant sa mémoire pour gage de ses intentions ?

Combien de fois n'a-t-on pas entendu de vieux démocrates s'écrier, dans ces moments de désespoir : Plaignons le général Cavaignac de la triste mission qui lui est échue ; mais ne le condamnons pas sans appel ; ses premiers actes attestent, qu'il y a, chez le fils du conventionnel, toute l'étoffe d'un vertueux républicain ; il saura dompter la réaction !

Hélas ! Jamais horoscope ne fut plus décevant ; jamais les espérances qu'on avait fondées sur un chef militaire ne furent plus fallacieuses ; le soldat que la république avait traité en enfant gâté et qu'elle s'était plu à lancer, d'un seul bond, aux postes les plus éminents, ne larda pas à rappeler à ceux-là même qui avaient le plus compté sur lui, que son éducation politique s'était faite en Afrique. Porté sur le pavois, comme le sauveur de la civilisation, par tous les contre-révolutionnaires qui s'étaient parés de la peau de brebis pour s'introduire dans l'assemblée nationale ; flatté, caressé, trompé par cette tourbe de traîtres qui croyaient déjà la république enterrée sur les ruines fumantes des quartiers les plus démocrates, le général Cavaignac ne larda pas à subir la pernicieuse influence de tous ceux qui n'étaient de nouveau arrivés aux affaires publiques que pour paralyser l'élan de la grande révolution de février, pour la faire dévier de son noble but, et regagner insensiblement le terrain qu'ils avaient perdu. Aucun de ces hommes n'était sincèrement républicain ; ils ne pouvaient pas même le devenir, car la monarchie, sous laquelle ils avaient fait leur fortune, leur avait inculqué toutes les maximes de la tyrannie. Le règne de la liberté les effrayait parce qu'il n'allait pas à leurs habitudes despotiques. Essentiellement petits et vains, ils repoussaient l'égalité comme attentatoire aux prérogatives de toutes les sortes qu'ils tenaient de la royauté ; égoïstes par tempérament, ils ne pouvaient admettre d'autre fraternité que celle de Caïn. Ces hommes sans principes, corrompus et corrupteurs, devinèrent très-bien que si le chef qui disposait dès lors des destinées de la France, des destinées du monde, se plaçait à la tête de la démocratie, c'en était fait de leurs prétentions à arrêter le cours des idées ; nouvelles, qui étaient, pour eux, autant d'hérésies : ils s'attachèrent donc aux pas de ce chef, et le proclamant sans cesse et partout comme le sauveur de la société, de la civilisation, le restaurateur de l'ordre, ils lui eurent bientôt fait oublier ce qu'il devait à la liberté.

Nous allons voir ces hommes à l'œuvre, et déjà quelques mots prononcés par eux à l'assemblée nationale, nous donnent une idée de leur empressement à saisir l'occasion favorable pour porter les atteintes les plus graves aux libertés publiques reconquises par une révolution qu'ils détestent.

A la reprise de la séance, le président, donnant lui-même la préface de la marche réactionnaire, annonça à l'assemblée que des mesures administratives analogues aux circonstances allaient lui être soumises. Au nombre de ces mesures, il indiqua le désarmement des gardes nationaux qui n'avaient pas répondu aux appels des trois jours précédents, et la fermeture de tous les clubs reconnus dangereux.

Cela ne suffisant déjà plus aux réactionnaires, on les entendit s'écrier en masse : — Tous ! tous ! — Les membres du côté gauche, dont la situation morale était des plus pénibles, ne purent s'empêcher de protester par quelques monosyllabes.

Quand le chef du pouvoir exécutif a jugé une mesure nécessaire, leur cria un représentant qui oubliait la dignité de ses fonctions, il n'appartient pas à l'assemblée de la critiquer.

La gauche essaya de balbutier : Si ! si ! et tout fut dit sur l'incident ; et il n'y eut plus qu'à courber la tête !

À onze heures vingt minutes, le citoyen Sénard se précipitait de nouveau au fauteuil, en criant aux huissiers : Allez chercher tout le monde ! Et, voulant satisfaire l'impatience des députés restés dans la salle, il ajoute aussitôt :

Le faubourg Saint-Antoine s'est rendu à discrétion ; il faut remercier Dieu !

Mais comme cette nouvelle parut prématurée à quelques députés qui revenaient de la Bastille, et qui assuraient avoir entendu tirer encore des coups de fusil du côté du faubourg, et des coups de canon du côté du faubourg du Temple, le président expliqua ainsi ces apparentes contradictions. Cette reddition, par la voie d'un parlementaire, dit-il, a été mal interprétée ou ignorée sur quelques points ; de là ces combats partiels auxquels on a donné des proportions trop considérables. Quand tin faubourg envoie un parlementaire, il n'y a pour la masse rien de collectif d'abord, rien d'absolu.

J'ai quitté le général Lamoricière, il y a une heure et demie, répliqua le citoyen Adelsward ; il m'a chargé de vous dire que le faubourg Saint-Antoine n'a pas capitulé.... Le général Lamoricière se plaint des rapports que plusieurs des représentants ont eus avec les insurgés : ses combinaisons ont été dérangées par suite de ces rapports, et il en est résulté des perles regrettables.....

Se bat-on encore ? lui crièrent ceux que les admonestations du général Lamoricière avaient contrariés. — Oui ! répondit le même représentant.

Au même instant, un officier d'ordonnance remettait au président la dépêche suivante, écrite à nue heure et demie :

Le faubourg Saint-Antoine est au pouvoir de la troupe. Les insurgés travaillent d'eux-mêmes à défaire les barricades.

La victoire qu'on venait ainsi de remporter au nom de l'ordre, devait avoir pour résultat immédiat de porter les deux partis de l'assemblée nationale à se dessiner dès le lendemain plus fortement que jamais. L'un de ces partis semblait avoir pour mission, de soutenir que les insurgés n'ayant jamais fait aucun acte de soumission, étaient tous passibles de la déportation. D'autres représentants, convaincus que plusieurs conventions avaient fait tomber les armes des mains des ouvriers du faubourg Saint-Antoine, étaient d'opinion que ceux-ci devaient jouir du bénéfice de la capitulation. C'était ; en résumé, le parti de la rigueur et celui de la clémence.

Que ce terrible exemple nous serve à tous de leçon et d'enseignement ! disait le journal qui voulait que le gouvernement se montrât miséricordieux envers les vaincus. Surveillons-nous avec une austère vigilance ; ne nous laissons pas entraîner par les mauvaises passions et les ressentiments personnels ; inspirons-nous de plus en plus, journaux, pouvoirs et partis, de ce noble sentiment que février à inscrit sur sa bannière : humanité, fraternité !

Mais le parti qui voulait faire régner la terreur sur la tête de tous les démocrates, se plaignait déjà de ce que la commission nommée pour examiner le projet de loi de déportation ne fût pas encore prête à faire son rapport ; il continuait d'exercer, avec plus de rage que jamais, le rôle d'excitateur aux mesures rigoureuses, en continuant ses calomnies.

 

 

 



[1] Cela n'était pas tout à fait exact, puisque le faubourg du Temple tenait encore, et qu'il fallut y combattre l'insurrection non-seulement toute la nuit, mais encore une partie de la journée du lendemain.

[2] On était alors sous l'impression des récits effrayants que les journaux royalistes propageaient avec une persévérance des plus coupables. Malheureusement, ce jour-là même, on venait d'apprendre la déplorable affaire de la barrière de Fontainebleau.

[3] Voici cet arrêté. En deux lignes, le chef du pouvoir exécutif dépeuplait plusieurs arrondissements :

Liberté, égalité, fraternité.

Le chef du pouvoir exécutif arrête ce qui suit :

Tout individu travaillant à élever une barricade, sera considéré comme s'il était pris les armes à la main.

Paris, 25 juin 1848.

Le chef du pouvoir exécutif, CAVAIGNAC.

[4] Lors du traité de Campo-Formio, les généraux français qui étaient restés si longtemps dans une inaction forcée sur le Rhin, venaient enfin de passer ce fleuve avec des forces considérables ; ils étaient certains d'obtenir, à leur tour, de glorieux succès. Néanmoins, à la nouvelle de ces préliminaires de paix, ces chefs, qui marchaient cependant contre les Croates, se trouvèrent heureux de déposer le sabre. C'est que les défenseurs de la grande république française étaient des militaires humains, des hommes vertueux. Voyez leurs adresses à cette occasion.

[5] N'était-ce pas là un prétexte plutôt qu'un motif sérieux ? Le général Lamoricière n'ignorait pas que les insurgés n'ayant aucune organisation militaire, ne pouvaient pas recevoir instantanément des ordres généraux auxquels ceux qui combattaient sur des points éloignés, n'auraient d'ailleurs obéi qu'après une vérification confirmative. Ces ordres ne leur étaient probablement pas encore arrivés. Il n'y avait donc rien d'étrange que les attaques des troupes du général Lamoricière fussent repoussées par les hommes chargés de défendre les barricades élevées de ce côté. Disons ici la vérité : Le général Lamoricière, sûr dès lors de forcer rentrée du faubourg, ne voulut pas s'arrêter au milieu de ses succès, et le combat continua là où étaient ses troupes.

[6] Pour démontrer encore mieux tout ce qu'il y eut d'incompréhensible, d'inexplicable dans la manière dont fut interprété la conduite des insurgés du faubourg, nous mettrons ici en présence les deux dépêches officielles par lesquelles, la fin de la lutte sur ce point, fut annoncée : la première de ces dépêches est du préfet de police, datée de midi et demi.

J'apprends à l'instant, écrit-il au président de l'assemblée nationale, que le faubourg Saint-Antoine a capitulé, sans aucune condition, après la reprise des hostilités.

Ainsi, le préfet de police, autorité civile, annonce une soumission pure et simple.

Mais tout est changé à une heure quarante minutes ; le général en chef, autorité militaire, ne parle plus de soumission ; c'est une conquête à main armée.

Le faubourg Saint-Antoine, annonce-t-il dans sa proclamation, le faubourg Saint-Antoine, dernier point de résistance, est pris, les insurgés sont réduits, la lutte est terminée, l'ordre a triomphé de l'anarchie.

Qui ne voit ici que l'on veut assimiler les habitants du faubourg Saint-Antoine aux autres insurgés pris dans le combat les armes à la main, quoique les premiers les aient déposés volontairement à la suite d'une dernière soumission qu'ils devaient considérer comme acceptée !

[7] À La Villette, comme au faubourg Saint-Antoine, des négociations furent ouvertes, des parlementaires furent reçus avec empressement ; mais dès que ces parlementaires voulurent faire quelques réserves équitables avant de déposer les armes, on ne leur parla plus que d'une soumission absolue et sans conditions. Cette manière de négocier fut peut-être considérée, comme habile, parce qu'on connaissait les effets désorganisateurs d'une négociation quelconque.

[8] Cette assertion est inexacte. Ici, comme au faubourg Saint-Antoine, le feu commença du côté de la troupe ; les insurgés restèrent inactifs jusqu'au moment où ils furent attaqués. Nous avons pour garant de ce fait le témoignage d'une foule de citoyens de cette commune, corroboré en quelque sorte par l'aveu d'un écrivain constamment défavorable aux insurgés. Cet écrivain avoue que la fusillade fut engagée par les gardes nationaux d'Amiens et de Rouen, et que les insurgés, après avoir laissé approcher quelques éclaireurs de la première barricade, ne commencèrent à riposter, de ce côté, que lorsqu'un coup de feu eut atteint une de leurs vedettes.

[9] Il ne faut pas donner, à la prise des drapeaux des insurgés, plus d'importance que ces drapeaux ne comportaient. Les ouvriers plaçaient ordinairement sur chaque barricade, un, deux et même plusieurs de ces drapeaux, faits la plupart avec des lambeaux de rideaux ou de blouses ; et, presque toujours, ils les abandonnaient aux vainqueurs, lorsqu'ils évacuaient le retranchement. De là, ce grand nombre de drapeaux pris par des gardes nationaux et mobiles.