HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE IV

 

 

La colonne de l'Hôtel-de-Ville prend l'offensive. — Elle place le 9e arrondissement entre deux feux. — Position des insurgés dans ce quartier. — La lutte s'engage dans la rue Saint-Antoine. — Elle est impossible à décrire. — Spectacle qu'offre ce quartier. — Efforts du général Perrot pour franchir la rue Saint-Antoine. — Il ne débouche sur la place de la Bastille qu'à la nuit. — Marche du général Négrier par les quais. — Résistance qu'il éprouve à la caserne des Célestins. — Il atteint le boulevard Bourdon. — Moment critique. — Lamoricière s'avance sur le faubourg Saint-Antoine par les boulevards. — Lutte dans le Marais et à la place des Vosges. — Situation des insurgés qui occupent le faubourg Saint-Antoine. — Attaques partielles de ce faubourg. — Proclamations diverses des insurgés de ce quartier. — Drapeaux et devises du faubourg. - Calomnies des journaux royalistes. — Le combat devient général sur la place. — Mort du général Négrier, — Le combat continue ; la place est en feu. — L'arrivée de l'archevêque de Paris produit un moment de trêve. — But de sa détermination. — L'archevêque pénètre au milieu des insurgés. — Ses prescriptions ne sont pas observées par la troupe. — Altercations et coups de fusil. — L'archevêque est blessé mortellement. — Trois insurgés tombent à ses côtés. — Indignation des insurgés. — Soins respectueux qu'ils rendent au blessé. — Le combat recommence sur Sa place et ne cesse qu'à la nuit. — Retour du général Lamoricière au boulevard du Temple. — Sa réponse à un parlementaire. — Confusion et fausse interprétation des actes officiels. — Anarchie qui règne au-dessous du pouvoir. — Vues diverses des chefs militaires. — C'est une victoire complète que veut la réaction et non une pacification. — Le général Bréa au faubourg Saint-Marceau. — Il y porte des paroles de conciliation.. — Barricades de la barrière Fontainebleau. — Le général Bréa parlemente avec les insurgés. — Il traverse la barricade. — Exigences des insurgés. — Le général est retenu en otage, ainsi que les officiers qui l'accompagnent. — On croit que c'est Cavaignac. — Cris de mort contre lui. — On essaie de le sauver par le jardin. — La population l'arrête. — Mauvais traitement qu'on lui fait subir. — Ordres que l'on exige de lui. — Il est conduit au poste de la garde nationale. — Triste situation des Prisonniers. — Le général Cavaignac en est informé. — Sa réponse. - Dernière tentative pour sauver le général. — Approche des troupes. — Le général et son aide de camp sont immolés. — Attaque et prise de la barricade. — Terribles représailles.

 

Laissons le général Lamoricière, rassemblant ceux de ses bataillons décimés qui fie lui paraissent plus nécessaires aux faubourgs Saint-Martin et du Temple, pour marcher vers la Bastille, point de jonction de tous les corps opérant, ce jour-là, sur la rive droite de la Seine ; et essayons maintenant de raconter ce qui s'est passé, le 26, du côté de la rue Saint-Antoine et autres lieux occupés par les insurgés dans le neuvième arrondissement.

On sait que, dès la veille, les troupes sous les ordres du général Duvivier avaient pu prendre l'offensive, et qu'après avoir chassé les insurgés de l'église Saint-Gervais, elles les avaient tenus en échec toute la nuit.

Au jour, la colonne de l'Hôtel-de-Ville, composée principalement de bataillons de la ligne et de la mobile, se dispose à marcher vers la Bastille. Le général Perrot, qui a succédé au général Duvivier, suivra la ligne directe ; le général Négrier, qui va amener une partie de la réserve établie à l'assemblée nationale, obliquera à droite, et passera par les quais. Tout le neuvième arrondissement sera donc pris entre deux feux, qui l'attaqueront simultanément par la rue Saint-Antoine et par la rive droite du fleuve.

Mais, dans ce quartier, les insurgés occupent non-seulement toutes les rues grandes et petites, mais presque toutes les maisons ; de nombreuses barricades sont élevées à chaque pas, les fenêtres de tous les coins sont garnis de planches, de matelas, et des communications intérieures, pratiquées d'une maison à l'autre, permettent à ceux qui défendent cet arrondissement[1] de se retirer d'un point à l'autre sans rester à découvert. C'est par ce dédale de petites rues étroites, où l'insurrection se montre en force, que les troupes du général Perrot vont être obligées de passer avant d'atteindre la large rue Saint-Antoine, où de nouvelles barricades exigeront bien des sièges. Ces troupes n'emmènent avec elles qu'une seule pièce d'artillerie, un obus ; la difficulté de traîner des canons étant extrême ; on ne pouvait d'ailleurs en mettre qu'un seul en batterie dans ces rués.

Vers sept heures l'attaque des barricades commence dans la rue Baudoyer ; et aussitôt des coups de fusil partent de toutes les rues adjacentes ; depuis celle des Barres d'un côté, et la rué Lefèvre de l'autre côté, jusqu'aux rues Cloche-Perche et Geoffroy-Lasnier, tout est en feu, chaque fenêtre s'enflamme tour à tour ; les défenseurs des barricades mêlent leur feu horizontal au feu vertical qui part de tous les étages des maisons occupées. De leur côté, les assaillants dirigent leurs obus sur celles de ces maisons où les insurgés paraissent plus nombreux ; les balles pleuvent dans toute la rue, qui offre bientôt l'aspect de la désolation : il ne reste déjà plus de vitres aux fenêtres ; les habitants ont fui ; on ne voit sur le pavé que quelques cadavres.

Malgré les pertes que font à chaque pas les troupes, elles gagnent insensiblement du terrain : plus d'une barricade est déjà tombée en leur pouvoir ; mais à chacun de ces retranchements, il faut faire un temps d'arrêt pour ouvrir passage à l'obus, dont la plupart des servants sont déjà hors de combat, et ce temps d'arrêt est toujours le plus critiqué.

Il faut renoncer à décrire cette lutte de plusieurs heures, cette guerre que le maire de Paris caractérisait en disant que les insurgés avaient fait de ce quartier une immense forteresse qu'il fallait démolir pierre à pierre, et que la garde mobile, la troupe de ligne et la gardé nationale avaient dû faire le siégé de chaque maison.

En effet, bien des rués de ce quartier, et principalement les maisons formant les angles de ces rues, présentaient après le combat le spectacle de masures ruinées par les projectiles. L'une de ces maisons, celle située au coin de la rue Cloche-Perché, était percée à jour comme un crible par l'effet des obus, et des milliers de traces de balles attestaient, à chaque pas, combien la lutte sur ce point avait du être opiniâtre. La mairie du neuvième arrondissement et les rues qui l'avoisinent ne furent conquises que pied à pied.

Au bout de quatre heures de combats faits pour exaspérer la troupe, et après avoir employé plus de deux heures contre la barricade de la rue des Juifs, la colonne du centre avait enfin atteint la hauteur de l'église Saint-Paul, en face de laquelle se trouvait la barricade de la rue Culture-Sainte-Catherine, que les pompiers se mirent à défaire[2]. Mais il restait encore cinq barricades à enlever pour déboucher sur la place de la Bastille. Deux de ces énormes barrages sont évacués, mais il est impossible de faire passer l'artillerie sur ces monceaux de pavés. Les artilleurs de la garde nationale qui ont remplacé les canonniers de la ligne, tombés presque tous en route, sont obligés, pour traîner la pièce, de briser la grille de Saint-Paul. Ici la rue étant incomparablement plus large qu'à son entrée, les troupes peuvent se développer et lancer sur l'autre extrémité des feux de peloton et des feux de file, auxquels il est impossible que les défenseurs des dernières barricades résistent. Aussi abandonnent-ils ces derniers retranchements de la rue Saint-Antoine, pour se jeter dans les rues du Petit-Musc, Castex, Lesdiguières, etc. Chacune de ces rues a sa barricade de flanc, devant laquelle il est difficile de passer sans éprouver des pertes considérables. La barricade de la rue du Petit-Musc est défendue longtemps et coûte plus d'un homme à la troupe. Celle de la rue Castex ne fut enlevée qu'à la nuit, et alors seulement la colonne du général Perrot put déboucher sur la place. Hélas ! écrivait le citoyen Marrast à l'assemblée nationale, jamais encore le pavé de Paris n'avait été rougi de tant de sang !

Du côté ; des quais, la résistance éprouvée par les troupes sous les ordres du général Négrier n'avait été guère moins vive, et sur quelques points elle fut aussi sanglante. Partie de l'Hôtel-de-Ville avec un bataillon de troupes de ligne, un bataillon de la mobile et plusieurs détachements de diverses légions de la garde nationale, cette, seconde colonne elle de l'artillerie, se dirigea, par les quais, vers le pont Marie et la caserne des Célestins. La barricade du pont fut trouvée sans : défenseurs ; mais les insurgés s'étaient fortement retranchés dans la caserne. Après avoir balayé les quais, le général fit attaquer ce bâtiment : la résistance fut vive ; mais cette position se trouva trop isolée, du moment où la colonne du centre occupa la rue Saint-Paul ; les ouvriers et les autres citoyens qui défendaient la caserne l'évacuèrent, afin de ne pas être complètement cernés ; En quittant cette position, les insurgés se répandirent, par les rues latérales à celle Saint-Antoine, dans les petites rues perpendiculaires aux quais, et de là on les vit occuper successivement l'Arsenal, le grenier ; d'Abondance et le grand bâtiment qui, couronne la rue de la Cerisaie. Le, général Négrier parvint à les chasser encore des deux premières positions, et put atteindre le boulevard Bourdon. Là, une barricade, placée au bout, de la rue de la Cerisaie, l'arrêta quelque temps entre deux feux : celui qui partait de la rue Contrescarpe et de d'entrée, du faubourgs et celui qui partait de la rue de la Cerisaie, La position de ses troupes se trouva un moment fort critique ; le général se vit dans la nécessité de s'abriter du côté de la rue Neuve-de-l'Orme. De là, il fit recommencer, avec le canon placé au bout de cette même rue Neuve-de-l'Orme, l'attaque de la barricade qui lui fermait l'accès, de la place ; il finit par forcer les insurgés à l'évacuer,

Mais à l'heure où le général Négrier était arrivé à l'entrée du boulevard Bourdon, sur la place, la colonne du centre luttait encore avec les barricades de la rue du Petit-Musc et de la rue Castex ; de sorte que la jonction ne put s'opérer qu'à la nuit, alors que la cinquième barricade de la rue Saint-Antoine, celle élevée à la hauteur de la rue Castex, fut enfin emportée.

Cependant, le général Lamoricière, que nous avons laissé sur le boulevard du Temple, marchant aussi vers la Bastille avec un détachement de ses troupes, était parvenu à déloger ceux des insurgés qui occupaient les maisons en construction sur toute la longueur du boulevard, depuis les Filles-du-Calvaire jusqu'à la rue de Laval, et, les ayant rejetés derrière le canal, il était enfin arrivé à l'extrémité du boulevard Beaumarchais. Il se trouvait donc en face du redoutable faubourg. Ne voulant point exposer ses soldats, il les fit abriter derrière la rue des Tournelles, et plaça une pièce d'artillerie à celle des extrémités de cette rue qui aboutit sur la place, d'où il fit canonner les grandes barricades fermant l'entrée du faubourg.

En ce moment, une quatrième colonne, composée en grande partie de gardes nationaux, allait aussi entrer en ligne. Cette colonne, à la tête de laquelle marchait le représentant Galy-Cazalat, s'était détachée du général Lamoricière au boulevard du Temple, et marchant droit, par les rues Boucherat et Saint-Louis, elle avait fini par chasser devant elle ceux des insurgés qui occupaient cette partie du septième arrondissement. Arrivée au bout de la rue Saint-Louis, la colonne du Marais s'y réunit avec un des corps de troupes parti de l'Hôtel-de-Ville qui cherchait à s'emparer de la place des Vosges, occupée encore par de nombreux insurgés, dont une partie était en uniforme de la garde nationale. L'attaque de la place commença aussitôt. Les ouvriers placés aux fenêtres de la mairie du huitième arrondissement et à celles de la caserne attenante reçurent les assaillants avec un feu terrible, et ce feu ne discontinua point de part et d'autre pendant près de trois heures. Les insurgés, apprenant alors que la rue Saint-Antoine était occupée, que la rue des Tournelles allait l'être, abandonnèrent la mairie et la caserne et prirent la fuite par les derrières. Mais cette fuite n'étant pas facile, un grand nombre de ces malheureux furent pris en même temps qu'on délivra les, soldats du bataillon de la ligne qui leur avait rendu les armes la veille[3].

Les forces qui se dirigeaient contre le faubourg Saint-Antoine arrivaient donc de toutes parts, et leur nombre s'augmentait à chaque instant.

Mais, par sa position et par les soins qu'on avait mis à le retrancher, ce faubourg, l'un des plus vastes, des plus peuplés et des plus patriotiques de Paris, pouvait tenir longtemps et n'être réduit que par un bombardement en règle.

Appuyé d'un côté sur la ligne avancée du canal, de l'autre côté à la Seine, et ayant derrière lui les murs d'enceinte depuis La Villette jusqu'à Bercy, ce champ de bataille, tout tracé, devenait formidable, pour peu qu'il y eut du monde pour le défendre. Par le canal, les insurgés des faubourgs du Temple et Saint-Antoine menaçaient constamment les flancs des assaillants, et ils auraient pu prendre les troupes à revers, s'ils n'eussent eu contre eux toute une armée de cent mille baïonnettes. Maîtres du pont d'Austerlitz, et ayant un pied sur la rive gauche par leurs barricades de la place Walhubert, les insurgés étaient encore on position de menacer l'Hôtel-de-Ville par ce côté.

On ne pouvait guère l'attaquer que de front, par la place de la Bastille, le seul point d'intersection du canal qui permît le développement des forces assaillantes, tant que ce canal ne serait pas franchi ailleurs et que le pont d'Austerlitz tiendrait. Mais l'entrée si resserrée du faubourg du côté de la place était tellement retranchée, qu'il eut fallu perdre beaucoup de monde pour la forcer de front ; car des premières maisons, on pouvait balayer toute la place à une grande distance ; et si les insurgés eussent eu seulement deux ou trois canons, ils devenaient inattaquables autrement, que par un siège. L'intérieur du faubourg était aussi fortement retranché que l'entrée : on comptait soixante-trois barricadés seulement dans la grande rue, depuis la barrière du Trône jusqu'à la place de la Bastille.

On n'a jamais su au juste combien d'hommes en armes renfermait ce faubourg ; on a supposé qu'il devait s'y trouver ce jour-là douze ou quinze mille combattants. Nous croyons ce chiffre très-exagéré. Quelles qu'aient été les fautes nombreuses et graves commises par l'insurrection, on ne peut guère admettre que huit à dix mille hommes soient restés pendant près de trois jours, l'arme au bras, sans chercher à aller secourir quelqu'un des points isolés que les troupes attaquaient, ou sans tenter quelque diversion. Cela ne pourrait se comprendre surtout lorsqu'il s'agit d'hommes qu'aucun ordre n'enchaînait là où ils étaient. Quoi qu'il en soit, et n'eussent-ils été que quatre à cinq mille pour défendre leurs retranchements de l'entrée du faubourg, ils auraient été assez nombreux pour que l'attaque de front put coûter fort cher aux troupes.

Mais on comptait imposer aux insurgés par un grand développement de forces, et prendre le faubourg par un coup de main. Peut-être aurait-on réussi à faire déposer les armes aux défenseurs du faubourg, en leur faisant connaître la défaite de l'insurrection dans les autres quartiers, et surtout en leur offrant des : conditions acceptables pour des hommes de cœur. Mais il fut facile de s'apercevoir, à l'émulation qui avait gagné les divers généraux, qu'il s'agissait beaucoup plus d'un succès militaire, d'un triomphe glorieux, que d'une pacification. Aucune proposition ne fut faite, aux insurgés, aucun temps d'arrêt ne fut donné à la lutte pour laisser les moyens de réfléchir. Dès qu'une colonne arrivait en vue du faubourg, les boulets annonçaient à ses habitants la présence des forces de l'assemblée nationale.

On a reproché avec raison aux insurgés du 23 juin et du lendemain d'avoir caché, pour ainsi dire, leur drapeau, de ne pas avoir dit hautement pour quelle cause, pour quels principes ils prenaient les armes ; en un mot, de ne pas avoir fait connaître au monde, attentif à ce grandi drame, leurs griefs contre l'assemblée nationale et le gouvernement, par un manifesté propre à éclairer l'opinion publique sur leur détermination extrême. Ce fut là une grande, une immense faute, car elle permit aux royalistes ; et aux réactionnaires de toutes les sortes de peindre l'insurrection du peuple sous les couleurs les plus défavorables.

Les insurgés du faubourg Saint-Antoine avaient essayé de réparer cette faute, autant que cela dépendait d'eux. S'ils ne publièrent pas un manifeste complet, ils crurent y suppléer par diverses proclamations, qui ne produisirent aucun effet en dehors du faubourg parce qu'elles n'en dépassèrent pas les limites. Ces proclamations ont dû être nombreuses, car là où il n'y avait pas unité de commandement, chaque fraction de peuple a dû chercher à exprimer sa pensée. Beaucoup de ces proclamations manuscrites, sont aujourd'hui perdues pour l'histoire. Toutefois il nous en reste assez pour faire connaître les sentiments qui animaient les insurgés de ce quartier. Voici celles dont l'authenticité n'a point été contestée ; nous les plaçons dans l'ordre qui nous paraît le plus naturel. Une première proclamation manuscrite, qu'on lisait à plusieurs endroits du faubourg, et notamment à la porte d'un marchand de vin établi au n° 174, était ainsi conçue :

AU NOM DE LA RÉPUBLIQUE.

Liberté, Égalité, Fraternité.

 

Citoyens, organisons la défense ; ayons autant de force que nous avons de courage. Plus d'hésitation ; que tout le monde fasse son devoir ; que les femmes et les enfants nous encouragent ; que Paris soit une seconde Varsovie ! C'est la cause du monde entier que nous défendons. Si Paris est dans les fers, l'Europe est esclave.

Aux armes ! aux armes !

Vaincre ou mourir pour la République démocratique et sociale ; frères, voilà notre devise.

Salut et fraternité.

 

La seconde affiche, qui a été placardée dans le faubourg, le 24 au soir, s'exprimait ainsi :

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ.

 

Nous voulons la République démocratique et sociale ; les vrais républicains ne peuvent vouloir autre chose. Les citoyens qui, depuis deux jours, sont descendus dans la rue, l'ont compris. Notre sainte cause compte déjà bien des martyrs ; il faut qu'elle triomphe ou que nous nous ensevelissions sous les débris enfumés de nos maisons.

 

En voici une troisième qui, au premier coup d'œil, paraît n'être qu'une variante de la seconde, mais qui en diffère par bien des phrases ou ajoutées ou modifiées ; celle-ci porte en tête :

PROCLAMATION DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE.

 

Aux armes, citoyens, aux armés !

Nous voulons la République démocratique et sociale !

Nous voulons la souveraineté du peuple !

Tous les citoyens d'une république ne doivent et ne peuvent vouloir autre chose.

Pour défendre cette république, il faut le concours de tous. Les nombreux démocrates qui ont compris cette nécessite sont déjà descendus dans la rue depuis deux jours.

Cette sainte cause compte déjà beaucoup de victimes ; nous sommes tous résolus à venger ces nobles martyrs ou à mourir.

Alerte, citoyens ! que pas un seul de nous ne manque à cet appel.

En défendant la République, nous défendons la propriété !

Si une obstination aveugle vous trouvait indifférents devant tant de sang répandu, nous mourrons tous sous les décombres incendiés du faubourg Saint-Antoine.

Pensez à vos femmes, à vos enfants, et vous viendrez à nous !

 

Une autre proclamation trouvée manuscrite à l'imprimerie du faubourg Saint-Antoine, devait être publiée le lundi ; niais la marche des événements s'opposa à l'impression de cette pièce, l'une des plus caractéristiques de toutes celles placardées dans ce quartier ;

Eh quoi ! y lisait-on ; le canon gronde, la liberté meurt, et les ennemis, comptant sur la victoire qu'ils n'auront pas, osent appeler pillards !... pillards ! les hommes qui ont supporté patiemment la faim, alors que les satisfaits insultaient à leur misère. Sachons vaincre, et respectons la propriété de nos frères qui se sont trompés à notre égard, et qui nous calomnient.

Aux armes, citoyens, aux armes !

Vive la République démocratique !

Protestons tous contre les tyrans qui nous font massacrer pour leur ambition.

Rallions-nous, nous les vaincrons !

 

A toutes ces manifestations de l'esprit qui animait les insurgés du faubourg Saint-Antoine, à ces émanations de la pensée politique qui les dirigeait, nous ajouterons encore les inscriptions qui furent trouvées sur la plupart des murailles et des portes. Partout on lisait encore, après la reddition, ces mots écrits à la craie, au charbon, ou affichés sur des carrés de papier : Mort aux voleurs ! Mort aux pillards ! Respect à la propriété ! — Armes données !

Les drapeaux qui flottaient sur les barricades et ceux pris aux insurgés des divers quartiers où il y eut lutte, étaient tous tricolores[4] ; la bandé bleue de la plupart de ceux apportés à l'assemblée nationale était faite le plus souvent avec des lambeaux de blouses à demi usées. Les autres drapeaux, ceux appartenant aux diverses brigades des ateliers nationaux étaient plus élégants. Sur tous ces derniers drapeaux on lisait écrit en grosses lettres : Vive la République démocratique et sociale ! et au-dessous : Ateliers nationaux. Première, — seconde, — troisième division. Presque tous ces drapeaux ou bannières portaient en outre la devise suivante. Organisation du travail par l'association. — Plus d'exploitation de l'homme par l'homme. Quelques-uns des guidons des barricades offraient encore les mots : Mort aux pillards ! Respect aux propriétés !

Enfin le mot d'ordre et de ralliement des ouvriers du faubourg et de tous ces quartiers fut celui-ci : Mourir en combattant ou vivre en travaillant ! devise que l'on trouva également écrite sur plusieurs drapeaux des autres barricades.

Tel se présentait sous tous ses aspects le faubourg Saint-Antoine lorsqu'il fut attaqué par l'artillerie et les diverses colonnes de troupes qui venaient de faire leur jonction à l'entrée de la place de la Bastille.

Vers les six heures, le combat devint à peu près général. Le canon de la rue de l'Orme, l'obus de la rue Saint-Antoine, la pièce de campagne mise en batterie au bout de la rue des Tournelles, tiraient à la fois sur les barricades et sur les maisons de l'entrée du faubourg. Les vitres tombaient avec fracas à chaque détonation, et la fusillade partie de tous les points occupés par la troupe allait cribler de balles les alentours des fenêtres de ces maisons. De leur côté, les insurgés, quoique privés d'artillerie, n'en faisaient pas moins un feu plongeant de toutes les habitations dont ils s'étaient emparés ; chaque fenêtre était devenue une embrasure d'où l'on voyait sortir la foudre, tandis que les défenseurs des barricades dirigeaient leurs feux horizontaux sur toutes les pièces pointées contre eux. Bientôt le champ de bataille se trouva enveloppé d'une fumée épaisse qui empêchait de bien voir l'effet des boulets et des obus.

En ce moment, le général Négrier s'avança sur la place et fut se placer au-dessous de la grille qui entoure la colonne, afin de mieux observer par lui-même les barricades de l'entrée du faubourg. Quelques personnes l'y suivirent, entre autres le représentant Charbonnel et le général Régnault, naguère colonel d'un régiment de ligne. A la vue de ce groupe, au milieu duquel se faisaient remarquer des chapeaux bordés d'or[5], les insurgés les plus rapprochés dirigèrent leurs feux de ce côté. A la première décharge, deux ou trois des hommes qui se trouvaient avec le général tombèrent près de lui. Le général fit un mouvement pour tourner la colonne ; une seconde décharge ne lui donna pas le temps de s'éloigner ; une balle le frappa mortellement : il tomba en même temps que le général Régnault et le représentant Charbonnel. Négrier mourut instantanément sans pouvoir prononcer une seule parole. Régnault ne survécut que quelques minutes à sa blessure. Quant au représentant Charbonnel, on le transporta chez un marchand de vin dont la boutique se trouvait au-dessous même des fenêtres d'où étaient parties les décharges meurtrières. Il y recul les premiers soins d'un de ses collègues, et vers les huit heures, on le rapporta chez lui, en suivant le boulevard ; il y mourut bientôt.

Malheureusement, là ne se bornèrent point les seules pertes regrettables de cette soirée ; une autre victime de la guerre civile devait aussi tomber près de ces barricades, non pas avec l'épée à la main, mais avec l'image du Christ sur sa poitrine ; non pas en lançant des obus contre le faubourg insurgé, mais en portant des paroles de paix et de réconciliation à des frères qu'on considérait comme égarés. C'est de la mission et de la mort de l'archevêque de Paris que nous avons à parler ici.

Quand le général Négrier et le général Régnault tombèrent près de la colonne, il était six heures et demies Un colonel ayant pris le commandement de la colonne de droite, le combat ne se ralentit pas un instant ; la place de la Bastille continua d'être littéralement en feu. Depuis les maisons qui dominent la dernière écluse du canal jusqu'au milieu de la rue Contrescarpe, la plupart des fenêtres lançaient des éclairs, et les balles pleuvaient aussi bien sur les abords de la place, où se trouvaient les pièces d'artillerie, que sur les barricades et les maisons du faubourg. Mais les troupes avaient l'avantage du canon, dont chaque coup portait en plein sur ces maisons, et les endommageait successivement. De six à sept heures, ce feu terrible semblait avoir pris une plus grande intensité de part et d'autre.

Tout à coup le canon et la fusillade de la colonne Négrier cessent. Un instant après, le général Perrot fait aussi taire ses obus. Insensiblement le feu des insurgés cessé aussi. Tous les regards se dirigent vers le milieu de la place. Un homme portant une soutane violette la traverse courageusement, précédé d'un autre messager de paix, portant au bout d'une perche un rameau vert. C'est l'archevêque de Paris, Denis Affre, qui a pris la résolution de se jeter entre des frères irrités, dans l'espoir de mettre un terme, par la conciliation, à cette guerre désolante.

Dès l'instant où cette détermination avait été prise par ce prélat, il s'était rendu au siège du pouvoir exécutif pour la communiquer au général Cavaignac, et lui demander s'il lui serait donné la faculté de se rendre auprès des insurgés du faubourg. Le général accueillit avec empressement la requête de ce pacifique auxiliaire, et ne lui fit d'autres observations que celles relatives à sa propre sûreté, dont le prêtre du Christ ne se préoccupait point. Mon devoir, disait-il, est de donner ma vie pour sauver des brebis égarées. Bonus autem pastor dat vitam suam pro ovibus suis.

Ce ne fut pas sans peine que le prélat, qu'accompagnaient ses deux grands-vicaires, MM. Jacquemet et Ravinet, put parvenir jusqu'à la place de la Bastille, tant étaient grandes les difficultés amoncelées sur sa roule. Il visita les ambulances qui se trouvaient sur son passage, apportant les consolations de la religion aux blessés et bénissant les morts. Quelque fatigue qu'il dût éprouver à franchir tant de barricades encore debout, il en fut amplement dédommagé par l'accueil que lui fil la population de tous les quartiers qu'il eut à traverser. Tout le monde croyait voir dans cette pacifique intervention d'un ministre du Dieu de paix la fin de cette lutte sanglante qui couvrait de deuil la cité tout entière.

Arrivé enfin à l'entrée du boulevard Bourdon, du côté de la place, il se fit conduire à l'officier supérieur qui commandait sur ce point, et lui demanda s'il ne serait pas possible de faire cesser le feu pendant quelques instants, ne doutant pas qu'une pareille suspension n'eût lieu de l'autre côté. A l'aide de cette trêve mutuelle, le prélat espérait se faire reconnaître et entrer en pourparlers. Le reste lui paraissait plus facile.

Le feu cessa donc, à sa demande, du côté des assaillants ; il s'arrêta aussi du côté des insurgés : on les vit même descendre de leurs barricades et mettre la crosse en l'air en signe de pacification. Ceux des fenêtres examinaient avec une curiosité attentive ce qui se passait sous leurs yeux. L'archevêque, précédé de l'homme porteur du rameau vert, s'approchait des barricades, suivi seulement de ses deux vicaires, et d'un domestique, la prudence ayant prescrit de refuser, toute escorte. Néanmoins les représentants du peuple Larabit, Galy-Cazalat et Druet-Desvaux, qui étaient ; aussi arrivés sur la place dans l'intention, ainsi que nous l'avons déjà dit, de certifier l'exactitude des proclamations du général Cavaignac et du président de l'assemblée nationale, ne purent se résoudre à laisser l'archevêque pénétrer seul dans le faubourg ; ils le suivirent espérant mieux remplir leur mission de près que de loin. La porte du marchand de vin qui fait l'angle de la rue de Charenton et de la rue Contrescarpe s'ouvrit alors, et les insurgés laissèrent passer le prélat et les représentants du peuple par cette sorte de guichet, mais ils en refusèrent l'entrée, aux autres ecclésiastiques, qui restèrent au pied de la première barricade. Malheureusement, du côté des assaillants, on n'observa point les prescriptions ; du messager de paix : des gardes nationaux et des soldats traversèrent la place par curiosité ; bientôt, le même sentiment leur fit franchir, en nombre, les abords des barricades : ils se trouvèrent ainsi mêlés aux insurgés descendus de leurs retranchements. Pendant que le prélat s'avançait entre les deux premières barricades, mais lentement, à cause de l'état du pavé, jet qu'il adressait des paroles paternelles : à ceux des insurgés qui le suivaient avec déférence, des gardes nationaux se prirent de querelle avec des habitants du faubourg ; des menaces furent échangées ; il y eut même des prises de corps, dit une relation non suspecte de partialité pour les insurgés[6] ; cela fut au point que les ecclésiastiques, restés en dehors du retranchement, durent, au nom du pontife, conjurer les assaillants de se retirer.

Pendant ces déplorables altercations, qui retardaient l'accomplissement de la sainte mission, ajoute le même narrateur, le prélat chercha vainement à calmer l'irritation des partis ; ses paroles se perdirent au milieu du bruit qui régnait entre les deux barricades, théâtre de plus d'une collision individuelle. Tout à coup, on entendit la détonation d'un fusil, suivi presque immédiatement d'une décharge[7]. Les insurgés, supposant une trahison, crièrent : Aux barricades ! Voyant que la place se remplissait de troupes, ils se mirent à tirer sur les assaillants ; ce fut ainsi que le combat recommença plus vif que jamais : l'archevêque et les représentants se trouvèrent exposés aux coups des troupes.

Toutefois, le sifflement des balles n'arrêta pas le missionnaire ; il continuait à pénétrer lentement dans le faubourg, lorsque, arrivé devant la porte dû n° 24, il s'arrêta tout à coup, chancela et ne put terminer la phrase qu'il venait de commencer. Le citoyen qui l'avait précédé, s'élance auprès du prélat, qui lui dit, en se laissant tomber dans ses bras : Je suis blessé ! En effet, une balle venait d'atteindre l'archevêque, dans les reins, et la blessure était mortelle !

Rendons justice à tout le monde, dit un journal religieux qui a publié aussi une relation de cette triste catastrophe, les insurgés se précipitent à son secours, ils l'environnent de soins, le transportent respectueusement à l'hospice des Quinze-Vingts, et lui constituent une gardé (2)[8]. Ils font plus, ils recueillent les signatures de tous les témoins oculaires, pour attester que ceux à qui s'est adressé le prélat n'ont point tiré sur lui : ils tiennent infiniment à ce que ce fait soit bien constaté.

Mais ce que cette relation ne dit pas, c'est que, parmi les insurgés accourus pour soutenir le prélat, trois furent frappés par des balles venant du même côté, et qu'ils tombèrent morts à ses pieds ; une autre balle perça le vêtement de son introducteur[9], le porteur du rameau, qui était un caporal de la 3e légion, du nom d'Albert, déguisé sous une, blouse, afin de pouvoir remplir sa mission.

Si l'archevêque eût pénétré seul et immédiatement dans le faubourg, a dit un écrivain qui s'est fait en cela l'interprète de la pensée de tout le monde, il eût sans doute accompli fructueusement sa mission, sans le moindre danger pour sa personne. Un excès de zèle, une curiosité déplacée de la part des assaillants ont amené l'un des plus tristes épisodes de celte déplorable guerre civile.

En effet, l'empressement des insurgés à accueillir le prélat, était de bon augure pour le succès de sa noble mission : l'archevêque blessé, il devait nécessairement résulter de cet événement déplorable une irritation plus grande encore de part et d'autre. Cette irritation se manifesta dans le combat de la soirée, et ce combat acharné ne cessa qu'à la nuit

Vers les huit heures, le général Lamoricière était retourné, de sa personne, sur le boulevard du Temple. La fusillade avait continué sur tous les points attaqués de ce faubourg, et, à la nuit, les troupes n'étaient encore parvenues qu'aux abords du canal.

A huit heures et demie, lit-on dans les Fastes de la Garde nationale, le général Lamoricière se trouvait, avec un grand nombre d'officiers, au café Armand, qui fait face à l'entrée du faubourg du Temple, quand on lui amena un parlementaire des insurgés. C'était un jeune homme en blouse et en casquette. —Citoyen général, dit-il avec assurance, mes camarades et moi, nous sommes disposés à abandonner nos barricades, à la condition que nous pourrons rester chez nous sans être faits prisonniers. — Le général, après avoir lu au jeune homme la proclamation du général Cavaignac, répondit que les insurgés devaient se rendre a discrétion. — A discrétion ! s'écria l'ouvrier ; quant à moi, ça ne me va guère. Enfin, j'en parlerai aux camarades. — Dites-leur aussi que la garde nationale et les troupes sont fortes et bien pourvues de poudre et de plomb. — Si vous avez de la poudre et des balles, nous n'en manquons pas non plus, répliqua tranquillement le jeune parlementaire, qui retourna vers ses camarades et ne reparut plus.

Peu de temps après, ajoute le même narrateur, le feu recommença de partit d'autre : les insurgés ne voulaient pas se rendre à discrétion.

Ce récit, dont la véracité ne nous paraît guère contestable, renferme, selon-nous, un grave reproche contre les chefs militaires, et particulièrement contre le général Lamoricière ; il confirme ce que bien des écrivains ont dit, à savoir, que les généraux ne voyaient, dans cette guerre civile, que l'occasion d'acquérir de la gloire, et que, pour bien des gens, il ne s'agissait que d'une victoire à remporter sur leurs ennemis politiques, victoire qu'ils voulaient la plus complète possible, n'importe à quel prix. Dans ces vues coupables, toute transaction devait nécessairement être considérée comme une faiblesse ; et toute suspension des hostilités, toute tréve qui aurait arrêté l'effusion du sang ; devait être rejetée comme pouvant nuire aux opérations militaires. Les généraux, habitués à combattre des Arabes, des Bédouins ; se gardèrent bien d'agir différemment avec les démocrates parisiens. Même alors que le chef du pouvoir exécutif et le président de l'assemblée nationale adressaient aux insurgés des paroles propres à leur faire déposer les armes ; alors qu'ils leur disaient.

Venez à nous comme des frères repentants, et les bras de la République sont tout prêts à vous recevoir !

et lorsque le général en chef ne les considérait que comme des frères égarés qu'il rappelait dans les bras de la patrie ; le général Lamoricière, interprétant ces proclamations selon ses propres vues, repoussait ces frères égarés qui ne demandaient qu'à déposer les armes, qu'a rentrer dans les bras de la république ; et ; par un refus accompagné de menaces ; il forçait ces frères égarés à persister jusqu'à la dernière extrémité, jusque la mort même, dans les voies d'où le messager du Dieu de paix voulait les tirer, quand il donnait sa vie pour obtenir une pacification.

Il y eut, dans ces fatales journées, une confusion de choses ; une interprétation des mots, une sorte d'anarchie au-dessous de la dictature, propres à faire perdre la tête à tous ceux qui voudront essayer de mettre d'accord les divers actes émanés du pouvoir exécutif et de l'assemblée nationale, avec la conduite des chefs militaires. Malheureusement, cette confusion et ces interprétations finirent par exprimer la redoutable sentence : Malheur aux vaincus ! que l'assemblée nationale et le pouvoir exécutif venaient, dans la même journée, de repousser de toutes leurs forces, comme anti-française, inhumaine et barbare !

Cette confusion, cette anarchie se révèlent à chaque instant : la ligne politique que doivent suivre les chefs militaires, parait ne dépendre que de leur propre volonté. Le même jour où le général Lamoricière refusait les soumissions des insurgés qui allaient à lui, dans un autre quartier, un autre général allait au-devant de ces soumissions ; il les provoquait de toutes ses forces, et parlementait pour atteindre ce résultat. Nous lisons dans plusieurs relations ce passage, qu'un procès fameux a consacré. Avant d'employer la force pour les réduire, le général Bréa s'avance avec son aide de camp, tout près de la barricade, et fait entendre aux insurgés des paroles de conciliation. Partout où il avait encore trouvé des insurgés réunis, dans la matinée du 25, le général Bréa était parvenu à les renvoyer des barricades sans effusion de sang, après avoir payé de sa personne pour les haranguer. C'est que Bréa n'avait point appris à faire la guerre en Algérie. Uni d'intention avec le représentant de Ludre, qui marchait à ses côtés, le commandant du douzième arrondissement ne voyait plus de nécessité de recommencer cet atroce combat, alors que la victoire était assurée[10].

En effet ; dans sa coursé de la place Maubert à la barrière Saint-Jacques, et de cette barrière à celle d'Italie, la colonne à la tête de laquelle ce général parcourait le faubourg Saint-Marceau[11], n'avait rencontré d'autres obstacles que les troncs des arbres abattus en travers du boulevard. Il pouvait donc concevoir l'espérance de ne pas tirer l'épée. Malheureusement, il fut arrêté à la barrière d'Italie par deux fortes barricades, construites, l'une à l'entrée de la rue Mouffetard, l'autre en face, contre la grille de la barrière, sur laquelle celte dernière barricade s'appuyait, jusqu'aux bâtiments latéraux de l'octroi. Là s'étaient retirés quelques-uns des combattants du Panthéon. Ils y avaient trouvé, ainsi que nous l'avons dit, les habitants de cette partie de la banlieue fortement barricadés, par l'effroi que leur inspiraient les mobiles[12]. Ajoutons que, depuis près de trois jours, ce quartier éloigné était resté sans communication avec l'intérieur de la ville, et que les bruits les plus exagérés y avaient pris assez de consistance pour leur faire croire que l'insurrection était loin d'être comprimée ailleurs.

En présence de ces retranchements considérables, le général fit mettre ses deux canons on batterie. Mais, comme on ne voyait au-dessus de ces montagnes de pavés que des drapeaux, et par fois quelques têtes d'hommes, le feu ne fût pas engagé immédiatement. De leur côté, les insurgés ne tirèrent pas un seul coup de fusil. Voulant savoir à quoi s'en tenir sur l'attitude des hommes qui occupent la barricade et le faubourg de la Maison-Blanche, le général Bréa fit avancer, en parlementaire, le commandant Gobert, et le colonel-Laugier de la 12e légion, qui lui avaient été d'une grande utilité aux autres barrières. Mais les insurgés de la barrière Fontainebleau se montrèrent moins faciles. Les deux parlementaires furent obligés de se replier sur la colonne, en présence des menaces que leur adressèrent les défenseurs de la barricade. Le général, croyant qu'il réussirait s'il se présentait lui-même[13], s'avança vers la barrière, suivi du représentant de Ludre, du chef de bataillon Gobert, d'un autre chef de bataillon de la ligne, Desmarets, d'un lieutenant et de son aide de camp : le colonel Thomas, du 21e léger, le suivit aussi.

A l'approche de ces officiers, le sommet de la barricade se couronna d'hommes en armes. Le général essaya de parler ; mais comme il ne pouvait être entendu assez distinctement, les défenseurs de la barrière lui firent signe de s'approcher davantage : il leur fit alors parvenir un papier sur lequel étaient écrites ces lignes :

Nous, soussignés, général Bréa et de Ludre, représentant du peuple, déclarons être venus aux barrières pour annoncer, au bon peuple de Paris et de la banlieue, que l'assemblée nationale vient d'accorder trois millions aux travailleurs...

Un instant après, la petite grille latérale s'ouvrait, et quatre hommes en sortaient pour engager le général à se rendre au milieu des insurgés, afin de mieux expliquer sa mission, leur certifiant qu'il ne lui serait fait aucun mal. Le général met pied à terre, et traverse le guichet, suivi seulement de son aide de camp, des commandants Gobert et Desmarets et du lieutenant Sainjeoit : le représentant de Ludre ainsi que le colonel Thomas restent au pied de la barricade. Le général et son escorte sont aussitôt entourés d'une foule d'hommes et de femmes empressés de connaître la mission de ces parlementaires. Bréa leur donne connaissance des proclamations émanées du dictateur et du président de l'assemblée nationale ; il engage les habitants du quartier à défaire leurs barricades, toute résistance devenant impossible en présence des succès obtenus sur tous les autres points.

Cette sommation est fort mal accueillie par les insurgés. Défaire nos barricades ! s'écrièrent-ils. La mobile viendrait, la troupe viendrait, nous serions massacrés ! Un grand tumulte s'élève derrière le retranchement ; les hommes et les femmes se montrent résolus à combattre jusqu'à la dernière extrémité, plutôt que de se livrer aux mobiles. Au milieu de ce tumulte, des insurgés se précipitent vers la petite grille, la ferment, et déclarent au général que lui et ses officiers vont leur servir d'otages contre les attaques de la troupe. Vainement le général se récrie-t-il et invoque-t-il son caractère de parlementaire ; vainement encore veut-il employer la menace ; il ne peut rien obtenir de celle population exaspérée[14].

Pour comble de malheur, le bruit s'accrédita derrière la barricade et ne tarda pas à se répandre aux environs, que le chef prisonnier n'était autre que le général Cavaignac lui-même. Des cris de vengeance se firent entendre contre l'homme que l'on considérait comme l'ordonnateur des fusillades exécutées par les troupes du côté du Panthéon, et le général Bréa se trouva eu butte à de mauvais traitements et à des menaces de mort. Néanmoins, plusieurs citoyens qui ne voulaient pas qu'un meurtre fût commis par quelques furieux, proposèrent de conduire le général et ses officiers chez le maire, espérant par ce moyen les sauver de l'exaspération populaire ; On les plaça entre deux haies d'insurgés, et on les conduisit ainsi, non pas chez le maire, mais dans la maison voisine, dite du Grand-Salon, occupée par un marchand de vin. Une vingtaine de personnes entrèrent, et la porte fut aussitôt fermée sur la foule. Immédiatement, les prisonniers furent poussés dans la cour, et de là vers le jardin, dont les murs peu élevés permettaient facilement une évasion.

En effet, le lieutenant Sainjeoit monta sur un bosquet formant échelle, et s'évada sur les derrières, en franchissant le mur. Le général perdit du temps à se défendre d'une fuite clandestine, et lorsqu'il se décida à imiter l'officier, la foule mugissante venait d'envahir le jardin ; quelques hommes coururent aussitôt sur le général et l'arrêtèrent[15]. Les compagnons d'infortune de Bréa eussent pu se sauver, mais, voyant leur chef en danger, ils se rapprochèrent de lui.

Disons ici, sans crainte de nous tromper, que cette déplorable tentative d'évasion, fut la principale cause de la mort du général : si on l'eût laissé au Grand-Salon, ou bien qu'on l'eût conduit chez le maire, nul doute que sa vie n'y eût été en sûreté ; il était là, comme il l'a dit lui-même, au milieu d'amis qui n'eussent jamais permis un meurtre. Mais cette imprudente détermination changea aussitôt les dispositions d'une partie du peuple en faveur du général ; et, du moment où il fut repris, tous les insurgés firent entendre des cris sinistres. On ôta aux prisonniers leurs épées, on leur arracha leurs insignes, et on les conduisit, en les maltraitant, dans une chambre située au second étage de la maison du Grand-Salon, où on les garda à vue. Nous le tenons, crièrent alors quelques-uns des principaux insurgés, en montrant, par la fenêtre, à la foule qui entourait l'établissement, le sabre et les épaulettes du général ; nous le tenons ; soyez tranquilles, il ne nous échappera pas ! Et, le bruit répandu que Bréa n'était autre que Cavaignac, prit alors une grande consistance dans tout le quartier ; et les femmes se mirent à crier : A mort, l'assassin de nos frères !

Toutefois, ceux qui avaient déjà défendu le général, ne désespéraient pas de le sauver, malgré l'extrême irritation qui régnait dans la rue et dans la cour. Quelques-uns des hommes considérés comme chefs des insurgés étaient loin aussi de vouloir la mort des prisonniers ; l'un d'entre eux, Bussières, lieutenant de la garde nationale, ayant un grand ascendant sur la population du quartier, pressait même le général de faire quelque chose pour aider ses amis à le sauver. On exigeait de lui qu'il ordonnât à sa troupe de se retirer. Bréa prend la plume qu'on lui présente, et écrit un rapport où on lit : Je suis venu proclamer la décision de l'assemblée ; elle a voté trois millions pour soulager les infortunes des ouvriers de la capitale et de la banlieue....

Mais ce rapport ne remplit pas les intentions de ceux qui sont auprès du général. On lui demande quelques mois pour rassurer, sur son propre compte, ses subordonnés du dehors. Il écrit encore un billet conçu en ces termes : Je suis à la barrière de Fontainebleau, entouré de braves gens, de républicains démocrates et socialistes ; soyez sans inquiétude. La foule qui mugit sous les fenêtres, celte foule irritée, du milieu de laquelle ne cessent de sortir des cris de mort, exige alors le renvoi des troupes. Le général se refuse longtemps à donner un pareil ordre. Il cède enfin aux prières des hommes qui veulent le sauver, et écrit ces mots sur un morceau de papier que lut remet l'un des insurgés :

J'ordonne à la troupe de se retirer par le même chemin qu'elle a suivi pour venir. Bréa sait bien qu'on considérera cet ordre comme lui étant arraché par les circonstances au milieu desquelles il se trouve, et par les menaces. Néanmoins, les hommes influents parmi les insurgés font considérer cet ordre comme une victoire remportée sur la troupe, et tout change d'aspect autour du général. On rend aux prisonniers leurs épées et leurs insignes ; c'est à qui leur fera les plus grandes protestations de dévouement. Les uns lui criaient : Général, nous répondons de vous ; nous vous défendrons jusqu'à la mort. D'autres ne cessaient de lui dire : Ne craignez rien, général, les premières balles seront pour nous.

Mais au dehors, on continue à demander la mort de Cavaignac, la mort du bourreau du peuple. Vainement quelques voix se font entendre pour détromper les femmes surtout. Ce n'est pas Cavaignac, proclame-t-on du haut de la fenêtre ; c'est un vieux brave ! La population est persuadée qu'on veut la tromper, et persiste à croire que le prisonnier est Cavaignac.

Cependant l'ordre de retraite pour la troupe est porté, avec les autres écrits du général, par le maire Dardelin et le lieutenant Bussières au représentant de Ludre, resté au pied de la barricade. Suivant la déposition du maire, le citoyen de Ludre lui aurait répondu : Dites au général que ses ordres vont être exécutés. Le colonel Mouton, qui était présent à la remise de cet ordre, s'adressa à Bussières et lui demanda ce qu'ils voulaient faire du général. Ce chef des insurgés l'assura qu'on ne lui ferait aucun mal, et qu'il s'y opposerait de toutes ses forces. Hâtez-vous de nous le rendre, reprit le colonel ; il n'est pas votre prisonnier ; il est allé vous porter des paroles de conciliation. — Il ne faut rien brusquer, si nous voulons vous le rendre, réplique Bussières ; le peuple est très-exaspéré, et personne n'a assez d'influence pour le diriger à son gré.

Après avoir obtenu du général Bréa l'ordre qui devait calmer la population, les citoyens influents qui étaient autour des prisonniers pensèrent qu'il fallait les conduire au poste de la garde nationale[16]. Un double motif leur fit adopter cette malheureuse idée : ils crurent que la garde nationale pourrait protéger suffisamment les prisonniers jusqu'à l'heure de leur délivrance, et, d'un autre côté, ils pensaient qu'étant plus près de la barrière, il leur serait plus facile de la franchir au premier moment favorable. Mais il arriva tout le contraire ; et celte nouvelle translation devint une autre idée funeste pour le général. À peine le cortège fut-il dans la rue, que la population se mit à crier de nouveau contre Cavaignac ; les citoyens bienveillants qui escortaient Bréa, furent traités d'aristos, et à peu près dispersés ; de sorte que les prisonniers se trouvèrent au milieu de leurs ennemis les plus furieux. Quand on arriva au poste, les quelques gardes nationaux qui l'occupaient en furent chassés ou se retirèrent d'eux-mêmes. Aux cris que poussaient les femmes et les plus furieux, bien des citoyens continuaient à répondre : Pas de sang ! ce sont des prisonniers ! n'imitons pas les mobiles ! un petit garde mobile qui avait été pris la veille, et que les insurgés avaient épargné jusqu'alors par ces considérations, profita du moment où les gardes nationaux évacuaient le poste pour s'évader. On le montra au commandant Desmarets au moment où ce jeune soldat fuyait : Ce misérable, lui dit-on, a tué son frère pour cinq francs ! Et pourtant on ne l'avait pas tué !

Il était deux heures lorsque les quatre militaires retenus en otages par les insurgés de la barrière Fontainebleau, entrèrent au poste occupé ordinairement par la garde nationale : quelques-uns des insurgés qui s'opposaient à ce qu'on leur fit du mal ne lardèrent pas à les y joindre, et redoublèrent d'efforts pour qu'ils fussent respectés. Mais au milieu des citoyens qui se dévouaient pour sauver le général et ses compagnons d'infortune, se trouvaient aussi ceux qui ne cessaient de crier : Ils ont fait fusiller nos frères ! D'autres insurgés et des femmes, restés eh dehors, faisaient aussi entendre des cris de vengeance et de mort. Nous sommes bien restés deux heures dans cette position affreuse, a raconté le commandant Gobert. Ce furent deux siècles d'angoisses morales, dont il est difficile de se faire une idée. Nous avions bien encore quelques défenseurs autour de nous ; mais l'ennemi était à la porte.

Assis avec le capitaine Mangin et près de la table dû poste, porte l'acte d'accusation, le malheureux général disait à ceux qui l'entouraient : Où sont donc mes bons amis de tout à l'heure ? Puis levant les yeux au ciel : Prisonnier ! s'écria-t-il, et fusillé le jour de ma fête !... Epuisés par cette lutte affreuse, les prisonniers demandaient la fin de leurs souffrances. Que veut-on faire de nous ? disait le capitaine Mangin en croisant les bras ; veut-on nous fusiller ? voilà nos poitrines ; dépêchez-vous. Quelques citoyens essaient encore de faire évacuer la salle : l'un d'eux dit au général : Ecrivez à vos amis du dehors ; donnez-moi l'un de vos insignes, j'irai le montrer aux troupes ; je leur dirai vôtre position, et vous serez sauvé. Le général remet sa dernière épaulette à ce jeune insurgé, né voulant donner ni son épée, ni sa croix, et le messager officieux court franchir la barricade.

Cependant le colonel Thomas et le représentant de Ludre avaient fait au dehors fout ce qu'ils avaient crû nécessaire pour sauver le général et pour amener les insurgés à déposer les armés. Bien dés pourparlers avaient eu lieu avec les insurgés qui gardaient la barrière. Ceux-ci, âpres avoir déclaré qu'ils retenaient les officiers comme otages, et qu'ils les passeraient par les armes comme on avait fait de leurs propres parlementaires, avaient fini par demander une heure pour réfléchir. Ce temps leur ayant été accordé, le chef militaire et le représentant de Ludre en avaient profité pour faire connaître au général en chef la cruelle position de Bréa et de ses compagnons.

Le salut du pays, avant celui des individus, répondit le chef du pouvoir exécutif ; et il donna l'ordre d'attaquer immédiatement la barricade.

Au moment où la troupe allait exécuter les ordres du général en chef, une dernière tentative était faite pour sauver les prisonniers : quelques citoyens cherchaient à percer le mur du violon qui se trouve au fond du poste ; déjà une ouverture était pratiquée, lorsqu'un enfant dénonça aux insurgés l'entreprise qu'on essayait sur les derrières de la chaussée. La foule se précipite de ce côté, et les généreux citoyens qui cherchaient à faire une bonne action sont obligés de fuir. Ceux des insurgés qui jusqu'alors avaient protégé les prisonniers, se dispersent, et laissent ainsi le général et ses compagnons au. pouvoir d'une poignée de furieux. Le moment fatal était arrivé : les femmes du dehors poussent un cri : voilà la mobile ! — feu ! feu ! entend-on crier. Un homme armé d'un fusil se montre à la fenêtre et met en joue le général. Un ouvrier maçon, qui était resté au poste, se place devant le brave Bréa, et empêche ainsi l'homme de la fenêtre de tirer. Mais on continue d'entendre crier feu ! feu ! Il n'y a plus d'espoir : le général embrasse le maçon, en lui disant : Vous ne pourrez pas nous sauver, retirez-vous ! A l'instant même un coup de feu se fait entendre : l'aide de camp Mangin tombe frappé d'une balle. Plusieurs autres coups de fusil sont tirés alors sur le général, qui tombe aussi. Le commandant Gobert et le maçon se laissent choir en même temps et se cachent sous le lit de camp. On entend quelques voix crier : il y en a un caché sous le lit de camp ; il faut le fusiller. Mais comme ceux qui avaient tiré sur les prisonniers étaient en très-petit nombre[17] et que leurs fusils se trouvaient déchargés, on ne tira pas sur le prisonnier caché. L'autre témoin de ces assassinats put voir ce qui se passa alors dans le poste : un jeune homme enleva au général son épée et la lui plongea dans le corps ; un autre insurgé acheva à coups de baïonnette l'aide de camp. Puis les meurtriers sortirent. D'autres hommes en armés entrèrent dans le corps de garde : ils aidèrent le commandant Gobert à se lever, et le poussèrent vers une ruelle, où il disparut. L'autre chef de bataillon avait aussi été sauvé par quelques bons citoyens.

Ainsi fut accompli le drame à jamais déplorable de la barrière Fontainebleau, drame dont les principaux auteurs, heureusement peu nombreux, fournirent des armes terribles contre les insurgés à ceux qui avaient vu de sang-froid fusiller tant d'ouvriers pris par les mobiles, et à ceux-là même qui avaient provoqué, par tous les moyens possibles, ces actes dignes des sauvages.

Quelques minutes s'étaient écoulées depuis le meurtre du général Bréa et de son aide de camp, lorsque le maire de la Maison-Blanche, de retour des barricades, entendit parler de ce qui venait de se passer au poste. Il s'y rendit aussitôt. N'entrez pas, M. le maire, lui dit un homme en blouse qui était de faction à la porte ; c'est trop pénible ! Le maire accourut à la barricade et annonça au représentant de Ludre la mort du général. Puis s'adressant au lieutenant colonel Mouton : Colonel, lui cria-t-il, ce sont des scélérats ! ils l'ont assassiné. Tuez-moi.

Au lieu de le tuer, les chefs de la troupe, lui donnèrent la mission de faire détruire les barricades : une demi-heure lui fut accordée, à cet effet. Mais n'ayant pu réussir, il retourna se mettre à la disposition de la troupe. La barricade fut alors attaquée : quatre coups de canon à mitraille furent d'abord tirés sur les insurgés ; et comme les assaillants avaient profité des pourparlers pour pratiquer une large brèche au mur d'enceinte, le commandant de la colonne fit passer la troupe de ligne par la brèche afin de prendre la barricade à revers pendant que la mobile et la garde nationale l'attaqueraient de front. L'assaut du retranchement des insurgés eut donc lieu simultanément par les deux côtés : la mobile s'élança sur la barricade et l'enleva sans beaucoup de pertes ; car ce qui venait de se passer avant l'action avait divisé les forces de l'insurrection ; la plupart des hommes en armes se sentaient démoralisés ; aussi cherchèrent-ils à fuir plutôt qu'à combattre. Ceux qui ne périssent pas s'échappent par le chemin de ronde, du côté de l'embarcadère du chemin de fer du Centre, où on les vit encore le reste de la soirée et toute la nuit. Au jour, ils avaient disparu.

Lorsque la troupe et la garde nationale eurent franchi la barricade, il ne restait plus du général Bréa et du capitaine Mangin que les cadavres défigurés[18]. Rien ne saurait peindre, dit à ce sujet une narration des événements de juin 1848 dont l'auteur n'a fait que copier les journaux réactionnaires ; rien ne saurait peindre la fureur des soldats et de la garde mobile envoyant le corps du général Bréa, et celui du capitaine Mangin surtout, qu'ils connaissaient depuis longtemps. Les représailles ont été terribles. La plume hésite à retracer les sanglants épisodes de cette lutte fratricide, qui fait reculer la civilisation de plusieurs siècles ; car il faut remonter à la bataille de Saint-Denis, au temps de la Ligue, pour retrouver une pareille fureur exercée sur des prisonniers vaincus et désarmés[19].

 

 

 



[1] Dans  le neuvième arrondissement, comme dans le douzième, beaucoup de gardes nationaux, gradés ou non, s'étaient mêlés avec les hommes en blouse, les ouvriers, les insurgés. Des habitants de ce quartier, voisins des principales barricades de la rue Saint-Antoine, m'ont assuré avoir vu autant de citoyens en uniforme que d'insurgés en blouse travaillant à ces retranchements et les défendant. Mais il reste avéré que le nombre des combattants derrière ces barricades n'a jamais été aussi considérable qu'on a pu le croire : cinquante à soixante hommes défendaient seuls celle élevée devant Saint-Paul, là où la rue commence à avoir une très-grande largeur.

[2] La caserne des pompiers se trouve sur ce point.

[3] A la prise de la glace des Vosges par le peuple, dit l'auteur du Prologue d'une Révolution, les troupes rendirent leurs armes : les soldats furent traités comme des frères plutôt qu'en prisonniers. Tous ceux qui demandèrent à être mis en liberté furent relâchés Sur-le-champ. Lorsque la place fut reprise, les soldats qui s'étaient rendus au peuple furent les uns, fusillés, les autres dégradés et traduit devant un conseil de guerre.....

Nous pouvons ajouter, sans crainte d'être démentis, que lors de la reprise de la mairie du huitième arrondissement, bien des insurgés faits prisonniers furent passés par les armes, soit dans la cour de la caserne, soit sur la place même.

[4] Les journaux réactionnaires n'ont cessé de dire, tant qu'à duré la lutte et encore après, que les insurgés avaient plante sur leurs barricades des drapeaux rouges : ils ont même affirmé qu'on en avait apporté un à la commission d'enquête sur lequel se trouvaient écrits ces mots en lettres rouges : Vainqueurs le pillage ! vaincus l'incendie ! Enfin le Constitutionnel annonça qu'on avait saisi sur plusieurs prisonniers des cartes imprimées portant cette variante : Vainqueurs, nous partagerons ; vaincus, nous incendierons !

Toutes ces assertions se sont trouvées complètement fausses. Les drapeaux pris sur les barricades et déposés à la présidence lurent reconnus, tous sans exception, pour des drapeaux tricolores plus ou moins bien confectionnés. Aucun n'indiquait la pensée du pillage ou de l'incendie. Quant aux cartes imprimées, personne n'en a vu, à moins que les calomniateurs du peuple n'aient poussé l'infamie jusqu'à les faire imprimer eux-mêmes, pour le besoin de leur cause.

[5] Sous la première république française, il fut décidé que le chapeau monté des généraux serait bordé d'un large galon doré. L'expérience démontra que cette idée était désastreuse, l'ennemi tirant toujours de préférence sur les groupes où il apercevait des chapeaux galonnés, qui étaient alors énormes et par conséquent très-apparents. Au commencement de l'empire, cette ordonnance fut changée, et les généraux n'eurent plus que le chapeau doublé en plumes blanches intérieurement. La nouvelle république adopta, sans examen, l'ordonnance de la fin du XVIIIe siècle. Ce fut une faute qui devait être funeste à ceux des militaires destinés à porter le chapeau galonné. Les causes qui contribuèrent à la mort où à la mise hors de combat de tant de généraux, dans les journées de juin, furent, d'un côté, la nécessité où ils se trouvèrent de s'exposer beaucoup plus que dans les combats en rase campagne, et, d'un autre côté, la facilité qu'eurent les insurgés à tirer sur les chapeaux dorés.

[6] JOURNÉES DE JUIN, par Pagès-Duport, avocat à la cour d'appel de Paris. Cette brochure, quoique écrite avec la plume d'un réactionnaire, n'en est pas moins la plus complète de toutes celles publiées sur les événements de ces journées néfastes.

[7] Pendant que les trois représentants pénétraient dans le faubourg avec le prélat, un autre représentant, le citoyen Beslay s'était aussi approché des barricades et cherchait à parlementer avec les insurgés. Il a raconté lui-même, que, ne pouvant se faire entendre, il eut la malheureuse idée d'ordonner aux tambours placés près de lui de faire le roulement, ce qui fut cause que le feu recommença du côté des troupes.

[8] L'archevêque, après avoir obtenu que son vicaire général, M. Jacquemet, se rendît auprès de lui, apprit avec une résignation toute chrétienne que sa blessure était mortelle. Que Dieu, dit-il, accepte le sacrifice que je lui offre pour salut de ce peuple égaré ! On le transporta le lendemain, à l'archevêché : le faubourg qu'il fallut traverser était tout entier sur pied ; le peuple l'accompagna avec les démonstrations les plus touchantes de vénération et de respect. Le digne prélat mourut le surlendemain de sa blessure.

[9] Cette circonstance des trois insurgés frappés à côté de l'archevêque, circonstance que nous trouvons consignée dans le livre le plus grave et le mieux renseigné (les Fastes de la Garde nationale), nous paraît concluante sur la question de savoir d'où est parti le coup qui a mortellement blessé l'archevêque de Paris, Quelques personnes, de bonne foi sans doute, ont prétendu que la balle était partie des premières fenêtres du faubourg ; ils se fondent sur ce que cette balle a porté de haut en bas. Mais outre qu'il est difficile d'admettre que les tirailleurs des fenêtres aient pu assez obliquer à gauche ou à droite pour tirer à revers, et qu'il est absurde de supposer qu'ils aient tiré sur leurs propres frères, l'empressement des insurgés à faire constater, non pas, comme le dit le journal religieux, que le coup n'a pas été tiré par ceux à qui l'archevêque s'est adressé, mais bien que le coup n'a pas été tiré du côté des insurgés ; cet empressement et ce certificat sont péremptoires à nos yeux. D'autres écrivains se sont encore fondés sur ce que la première barricade ne permettait pas aux balles venant du dehors de porter sur la rue du faubourg. Mais, outre que le terrain va en s'inclinant à partir de la hauteur de la colonne, il ne faut pas perdre de vue que le premier soin des généraux fut de faire occuper les maisons opposées à l'entrée du faubourg, et que les soldats tiraient de tous les étages.

[10] L'auteur du Prologue d'une Révolution a raconté que, dans la matinée du 25, il y avait eu de nombreux, massacres de prisonniers dans le faubourg Saint-Marceau. Il a dit aussi que la mort de Raguinard et des autres insurgés, fusillés sur la place du Panthéon, avait exaspéré les ouvriers contre le général Bréa, Personne, ne peut mettre en doute aujourd'hui que de nombreux ouvriers n'aient en effet été fusillés tant au Panthéon qu'en plusieurs autres endroits des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau. Mais nous, qui avons personnellement connu le général Bréa, nous qui avons pu apprécier, le caractère chevaleresque de ce brave militaire ; nous qui avons été à même de connaître tout ce qu'il y avait de douceur, de générosité, d'humanité chez tous les membres de son honorable famille, et en particulier dans le cœur de Baty de Bréa (c'était le nom que ses parents lui donnaient dans son enfance), nous ne pourrons jamais croire que ces massacres aient été exécutés par ses ordres. Qui ne sait eh effet qu'en ces journées néfastes, les moindres officiers et même les soldats se croyaient maîtres de la vie des prisonniers qu'ils avaient faits ou qu'on leur remettait pour les conduire aux divers dépôts ? M. Marrast n'a-t-il pas déclaré authentiquement, avoir laissé les prisonniers entassés dans les caveaux mortifères de l'Hôtel-de-Ville, plutôt que d'en confier la conduite aux mobiles ? Et n'est-il pas avéré que plus d'un détachement de ces mobiles ; de la ligne et de la gardé nationale, charges de conduire dès prisonniers, dans les caves de nos palais, dans les prisons ou dans les casernes, ont cru faire preuve de zèle et abréger leur corvée, en se débarrassant, en route, de ces prisonniers ? Notre conviction intime est donc que, ni le général Bréa, ni le représentant de Ludre n'ont jamais autorisé ces actes sauvages. La responsabilité n'en peut retomber que sur ceux qui poursuivaient les républicains de toute la haine mortelle que leur âme renferme ; nous ajouterons même que le général et le représentant du peuple n'eussent pas toléré ces assassinats, s'ils les eussent connus, et s'il eût été en leur pouvoir d'empêcher ces odieuses vengeances provoquées par certains Organes du parti honnête et modéré.

[11] Cette colonne se composait d'environ deux mille hommes, troupe de ligne, mobile et garde nationale ; d'une compagnie du génie, et d'un détachement d'artillerie, avec deux pièces de campagne. Le reste des forces placées sous les ordres de ce général était disséminé dans le onzième et le douzième arrondissement ; elles gardaient non-seulement les points enlevés aux insurgés, mais, encore le Luxembourg, la mairie de ces deux arrondissements, l'Odéon, la placé Saint-Sulpice, les ponts, etc., etc. ; on a calculé que les troupes de toutes sortes mises à la disposition du général Damesme ou de son successeur, formaient un total de plus de quarante mille baïonnettes.

[12] Une relation assez détaillée des journées de juin porte à sept le nombre des barricades qui entouraient la place extérieure et intérieure de la barrière d'Italie ou de Fontainebleau ; mais l'acte d'accusation dressé contre les assassins du général Bréa n'en mentionne que quatre.

[13] Les insurgés qui avaient élevé des barricades aux barrières Saint-Jacques, d'Enfer, de la Santé et de la Glacière, ne firent aucune résistance, et mirent bas les armes, sur les instances du commandant du premier bataillon de la 12e légion, Gobert, qui accompagnait le général Bréa, et lui servit de parlementaire auprès des gens dont il était connu.

[14] L'insurrection dominait tellement, depuis deux jours, dans les communes de la Maison-Blanche, de Gentilly et même d'Ivry, que la garde nationale de cette banlieue avait été dans la nécessité de faire son service à côté des insurgés, et qu'il avait été prescrit aux gardes nationaux de ne point se mettre en uniforme ; de sorte qu'il était difficile de reconnaître, dans ce pêle-mêle de blouses, de vestes et d'habits bourgeois, quels étaient les véritables insurgés. Au surplus personne ne commandaient à la barrière d'Italie, ou l'a déclaré le curé, tout le monde commandait.

[15] Une triste fatalité a pesé sur les derniers moments du général Bréa, Si on eût poussé les prisonniers vers la partie gauche du jardin, au lieu de les conduire du côté droit, ils eussent pu s'évader avec la plus grande facilité, car ils n'auraient eu qu'une simple haie à franchir, et la population qui fit irruption dans le jardin par un autre jardin latéral placé à droite, ne fût pas arrivée à temps.

[16] Le curé de la Maison-Blanche a assuré que d'autres citoyens voulaient conduire les prisonniers à Gentilly, d'où il leur eût été beaucoup plus facile de s'évader.

[17] Quelque nombreux qu'aient été les insurgés accusés du meurtre du général Bréa et de son aide de camp, les débats sur cette déplorable affaire ont de montré que six à sept furieux avaient seuls participé à cet assassinat. Cinq furent condamnés à mort ; savoir : Daix, Vappreaux jeune, Lahr, Nourry et Choppart. Ceux d'entre ces derniers qui ne purent se défendre d'avoir tiré sur le général, considérèrent ce meurtre comme une juste représaille de tous les actes sauvages commis par la troupe. J'ai voulu me venger du mal que m'avait fait la mobile ; dit en plein tribunal l'accusé Nourry, et j'ai tiré ! je n'en voulais pas personnellement au général Bréa...

[18] Il résulte de la déposition du médecin qui a procédé à l'autopsie des deux cadavres, que la figure du général Bréa n'était point altérée, et que son corps ne portait d'autres traces de blessures ou de violences, que celles d'un coup de feu et d'un coup de sabre qui aurait pénétré bien avant dans son sein. Quant à l'aide de camp Mangin, on pouvait se convaincre qu'après avoir été mortellement frappé d'une balle de petit calibre, il aurait été achevé par un coup de crosse de fusil. Malgré cette déclaration positive et authentique, les journaux contre-révolutionnaires n'en exploitèrent pas moins cette catastrophe, en ajoutant aux faits déplorables irrécusablement constatés, toutes les exagérations auxquelles ils s'étaient livrés dans tous leurs récits. Comme si l'assassinat de deux officiers désarmés n'eût pas été en lui-même assez odieux, ces journalistes publièrent que les insurgés s'étaient livrés sur les cadavres de leurs victimes à toutes sortes de mutilations révoltantes, après lesquelles ils avaient jeté leurs cadavres par-dessus les barricades. A une époque postérieure et lorsque, ces exagérations ne pouvaient plus être considérées que comme d'atroces calomnies, on lisait encore dans une relation prétendue exacte cette assertion : Nous avons entendu raconter par un garde mobile que le malheureux général était affreusement mutilé : ses jambes et ses bras auraient été coupés avec une scie ! Et tout cela était pourtant faux ! et ceux qui rapportaient ces détails atroces, savaient qu'ils mentaient !

[19] Ces représailles furent en effet terribles sur ce point. Presque tous les prisonniers pris sur les lieux périrent par les armes. On en cite principalement neuf qui furent fusillés dans le jardin d'un marchand de vin, tué lui-même d'un coup de sabre pour leur avoir donné asile. La véracité de cette exécution nous a personnellement été affirmée par un habitant de la barrière de Fontainebleau. Quoi qu'il en soit du plus ou moins d'exactitude de ce fait, toujours est-il vrai que l'assassinat du général Bréa ne fut lui-même considéré par les insurgés que comme une juste représaille de tant de précédentes exécutions militaires auxquelles s'étaient livrés les mobiles et les autres troupes de l'ordre. J'ai voulu me venger des mobiles, a dit l'accusé Nourry, et j'ai fait feu à mon tour !