HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE II

 

 

Impossibilité de décrire tous les combats partiels de juin. — Barricades du Marais. — Combat de la rue Boucherat. — Autres barricades du 6e arrondissement. — Abords du canal Saint-Martin. — Les troupes de Lamoricière sérieusement engagées dans le haut des faubourgs du nord. — Position que les insurgés y occupent. — Combat de la barrière Rochechouart. — Attaque de la barrière Poissonnière. — Le clos Saint-Lazare pendant la journée du 24. — La garde nationale de Rouen au chemin de fer du Nord. — Combats de la rue Lafayette et autres. — Le faubourg Saint-Denis et la barricade Cave. — Résistance que les troupes y éprouvent. — Elle est enlevée après de grandes pertes. — L'attaque de la barrière de La Chapelle est remise au lendemain. — Les faubourgs Saint-Martin, du Temple et Saint-Antoine pendant cette seconde journée. — Le général Bréa succède au général Damesme. — Barricades qu'il enlève. — Combat de la place Maubert. — Retraite des insurgés sur divers points. — Fautes qu'ils commettent de ce côté. — Coup d'œil sur les allégations calomnieuses des journaux réactionnaires. — Démentis tardifs enregistrés par quelques-unes de ces feuilles. — Comment ces odieuses calomnies se sont propagées et accréditées. — Journaux et écrits qui y ont contribué. — Faits incontestés qui témoignent en faveur des insurgés. — Les représentants faits prisonniers. — Réflexions au sujet de ces récits atroces. — Les réactionnaires ont voulu déshonorer les chefs de la démocratie et le peuple.

 

Reprenons le fil de notre terrible et douloureuse narration. Aussi bien trouverons-nous encore plus d'une occasion de parler des déplorables effets produits sur la troupe par les récits odieux que ne cessent de publier les journaux malfaisants de la réaction.

Nous avons laissé les troupes opérant dans le quartier Saint-Jacques arrêtées au pied de la barricade où le général Damesme vient d'être blessé.

Plus bas, nous avons fait assister le lecteur à la lutte engagée autour de l'Hôtel-de-Ville, délivré au prix de grandes pertes, au milieu desquelles le corps d'opération du centre compte son général.

Nous allons jeter les yeux sur les quartiers où combattent les troupes placées sous les ordres du général Lamoricière ; c'est à-dire parcourir de nouveau les divers théâtres où la lutte avait commencé la veille.

Nous avons déjà prévenu le lecteur de l'impossibilité où nous étions de parler dans ce livre de tous les combats partiels qui eurent lieu pendant les néfastes journées de juin. Nous répéterons encore que nous avons dû ne raconter, qu'imparfaitement même, les principaux de ces combats ; car il nous eût été impossible de mentionner tous les lieux où l'on se battait, quand la moitié de Paris était littéralement en feu, et que l'où pouvait apercevoir des hauteurs la fumée de la poudre couvrant à la fois cinquante endroits divers, d'un point à l'autre de cette ligne immense qui commençait au pied de Montmartre et allait finir sur les hauteurs du Panthéon.

Ainsi, par exemple, au moment où la lutte s'était engagée avec tant d'acharnement sur les derrières de l'Hôtel-de-Ville, à deux pas de là, un autre combat sanglant avait lieu, au bout de la rue dès Rosiers, entre les gardes nationaux de Vaugirard et les insurgés qui défendaient la barricade élevée près du marché des Blancs-Manteaux. Les gardes nationaux, avant d'enlever cette barricade, avaient vu tomber quatorze des leurs, dont deux étaient morts sur le coup.

Dans le sixième arrondissement, on trouvait des barricades formidables à chaque point où la troupe pouvait être arrêtée. Près du boulevard des Filles-du-Calvaire, dans la large rue Boucherai, trois barricades, très-rapprochées l'une de l'autre, reliaient ces retranchements à ceux élevés dans la rue des Filles-du-Calvaire. Plus bas, toutes les rues qui aboutissent au canal, depuis la rue du Faubourg-du-Temple jusqu'à la Bastille, étaient toutes barricadées et chaque pont se trouvait défendu par des travaux propres à couper les communications entre les deux bords. La garde nationale seule, du renforcée des mobiles, agissait dans ces quartiers, le général. Lamoricière gardant les troupes et l'artillerie pour les grandes luttes de la journée.

Depuis le matin de bonne heure, une compagnie de gardés nationaux de la 6e légion, à laquelle s'étaient joints des mobiles de deux différents bataillons, tiraillaient au coin de la rue Boucherat avec les insurgés, sans aucun succès pour les assaillants, qui, désolés de perdre du monde dans cette guerre désastreuse, demandèrent à grands cris un canon pour foudroyer la position défendue par les ouvriers. Mais quand cette pièce leur arriva, la difficulté fut de la placer dans un lieu convenable et abrité. On la mit en batterie à côté de la fontaine qui fait le coin de la rue Charlot ; les balles des insurgés eurent bientôt mis hors de combat les artilleurs. Il fallut recourir aux grands moyens, à l'attaqué avec la baïonnette, moyen qui réussissait presque toujours, les insurgés n'étant jamais assez en forces derrière les barricades pour résister aux assauts donnés par des troupes beaucoup plus nombreuses queux. Les mobiles et les gardes nationaux s'élancent au pas de course. La première barricade est franchie en quelques minutes, et les autres tombent successivement sans combat, les insurgés s'étant mis en fuite au moment de l'escalade ; quelques-uns seulement furent pris et conduits à la mairie du 6e arrondissement ; car là se trouvait le représentant du peuple, Victor Hugo ; il n'eût pas souffert qu'on passât ces prisonniers par les armes, comme cela était devenu malheureusement si ordinaire.

Non loin de la rue Boucherat, dans lés rues d'Angoulême et des Filles-du-Calvaire, d'autres gardes nationaux de la même légion et de la 5e, ayant aussi avec eux des mobiles, attaquaient et prenaient, après des luttes toujours longues et meurtrières, les barricades élevées sur ces points.

Partout la garde nationale rencontrait des obstacles qu'il était indispensable de franchir, et dont il fallait rester maître si l'on ne voulait s'exposer à voir l'insurrection s'établir fortement dans des quartiers qui inspiraient de vives inquiétudes au pouvoir. C'est ainsi que l'on fut obligé d'attaquer successivement les barricades des rues Vendôme, Notre-Dame-de-Nazareth, et jusqu'à la rue de la Corderie.

Mais il était beaucoup plus difficile de passer le canal, surtout à de simples détachements. Toute la rive gauche de cette grande ligne de démarcation se trouvait de nouveau au pouvoir des insurgés, retranchés dans les maisons de la rive opposée et principalement dans un grand local voisin de l'entrepôt des sels ; de ces positions, ils font, sur la garde nationale placée de ce côté, un feu redoutable qui se prolonge presque sans interruption jusqu'au lundi matin.

Un peu plus haut et non loin de la fameuse barricade Saint-Maur, les insurgés avaient dressé un autre grand retranchement à l'embranchement des rues Alibert et Bichat ; ils le gardèrent jusqu'au 26, non sans avoir fait éprouver des pertes aux mobiles et aux gardes nationaux qui, à diverses reprises, essayèrent de s'en rendre maîtres. Il n'y avait pourtant pour défendre cette barricade qu'une cinquantaine d'hommes, quelquefois même beaucoup moins.

En ce moment là, c'est-à-dire dans la matinée du 24, le général Lamoricière était sérieusement engagé dans les faubourgs compris entre Montmartre et La Villette, les insurgés s'étant établis de nouveau et plus fortement sur tous les points importants d'où ils avaient été chassés la veille.

Ainsi, pour commencer notre coup d'œil par l'ouest, et sans compter quelques barricades isolées qu'on avait élevées pendant la nuit dans le deuxième arrondissement, jusqu'aux environs de la barrière de Monceaux, nous rencontrons d'abord la barricade de la rue Rochechouart, immense et solide retranchement, relevé et fortifié à la faveur de la nuit.

En suivant celle hauteur du côté de l'est, on trouvait encore au haut de la rue du faubourg Poissonnière une autre barricade, sorte d'avancé du formidable retranchement forme d'une montagne de pavés, adossée à la barrière.

Un peu plus loin, toujours en tirant à l'est, on voyait une nouvelle barricadé, construite sur la place Lafayette et appuyée sur une maison à cinq étages, dont les soixante croisées sont autant de meurtrières. Plusieurs autres barricades fermaient les rues adjacentes ;

Au point d'intersection des rues Lafayette et de Dunkerque, les insurgés ont encore élevé une barricadé de dix pieds de hauteur. Sur les derrières, le clos Saint-Lazare se trouvait transformé en une immense citadelle, dont on ne pouvait approcher qu'après en avoir déblayé les abords.

Au moyen de ces grands retranchements et de cinquante autres barricades ou obstacles, élevés sur la Voie publique, tout à l'entour de ces principaux points, les insurgés communiquaient avec les abords du chemin de fer du Nord, le faubourg Saint-Denis et La Chapelle, où d'autres forteresses barraient le passage aux troupes, et enfin avec le clos Saint-Lazare et La Chapelle, devenue en quelque sorte leur place d'armes du nord. Tous les gros arbres des boulevards extérieurs étaient tombés en travers et formaient des centaines d'obstacles.

Arrêtons-nous dans ces quartiers ; c'est-là que vont se livrer les combats les plus importants de la journée, sur la rive droite.

Plusieurs généraux, placés sous lès ordres de Lamoricière, sont à la tête des troupes nombreuses qui vont combattre vers ces lieux. Chaque brigade est disposée de manière à agir simultanément contre les principaux retranchements des insurgés, qui, maîtres des boulevards extérieurs, de La Chapelle, de La Villette, et même de Montmartre, ne pensent seulement pas à se secourir mutuellement, et encore moins à opérer quelque diversion utile à leur cause[1].

Dès le matin, la fusillade s'était engagée sur presque toute cette longue ligne.

Dans la rue Rochechouart, c'est la garde nationale des deux premières légions, successivement renforcée de troupes de ligne, de gardes mobiles et de gardes nationaux des départements, qui attaque la barricade élevée au haut de cette rue. Les insurgés s'y défendent avec vigueur, et font éprouver de grandes pertes aux assaillants. Vainement le général envoie-t-il du canon pour soutenir l'infanterie. Il fallut douze heures de combat avec des forces bien supérieures en nombre, pour chasser les insurgés de leurs retranchements : ce ne fut que. vers les six heures du soir que la barricade, ayant été prise en flanc par la troupe, fut évacuée. Mais le lendemain au matin, elle se trouvait encore au pouvoir de l'insurrection ; et il fallut un troisième combat acharné pour en chasser définitivement le peuple.

La garde nationale et la troupe ayant bivouaqué dans la nuit du 23 au milieu du faubourg Poissonnière, près la caserne, elles occupaient, dès le matin, toute cette rue jusqu'à la place Lafayette. La première opération de cette colonne, forte de plusieurs bataillons des 1re et 3e légions, de gardes mobiles, de troupes de ligne, de gardes républicains et d'artillerie, fut de s'emparer de la barricade élevée sur celle place. On la força de bonne heure, ainsi qu'une autre plus étroite dressée au-dessus de la place.

Le général Lebreton, qui avait pris le commandement de cette colonne, se prépara dès lors à attaquer la grande barricade de là barrière, défendue non-seulement par ses pavés amoncelés et par grille, mais encore par une nuée de tirailleurs placés dans les bâtiments de l'octroi, dans les dernières maisons de la rue et derrière le mur d'enceinte, que les insurgés avaient crénelé. Un feu plongeant et nourri partit donc de ce retranchement, dès que la colonne d'attaque se fit apercevoir. Force fut de s'arrêter et de tirailler aussi. Les gardés nationaux et la troupe de ligne formant là tête de la colonne reçurent l'ordre, de se loger dans les maisons à droite et à gauche ; les gardes républicains et d'autres gardés nationaux de la 3e légion établirent dans une maison à balcon, en face de la rue projetée dû Delta, et l'on braqua une pièce de canon contre la barricade. Alors s'engagea de part et d'autre un combat des plus vifs, au milieu duquel le canon se faisait entendre.

Mais les artilleurs, placés au poste le plus périlleux dans toute cette seconde journée, souffrirent beaucoup à la barrière Rochechouart : dès le deuxième coup, trois servants de la pièce se trouvaient déjà hors de combat, et l'on raconte que le représentant Antoine (de Metz) fut obligé de prendre l'écouvillon pour charger ce canon. Au troisième coup, il ne restait plus debout autour de la pièce que le représentant, le lieutenant d'artillerie et un seul artilleur. Il était impossible de tenir davantage dans cette position : aussi le général Lebreton lança-t-il enfin sa colonne sur la barricade au pas de course. Les insurgés furent délogés des maisons ; mais ils se retirèrent derrière la grille, en passant parles fenêtres de l'octroi, et recommencèrent à tirer sur les assaillants. Le combat continua sur ce point tout le reste de là journée, sans que la barricade pût être prise. Il fut impossible à la colonne du général Lebreton de forcer cette position. Le bataillon de la 1re légion conserva jusqu'à dix heures du soir le terrain qu'il avait si chèrement acheté ; mois il fallut se résoudre à aller stationner du côté de la caserne, afin d'attendre le jour pour recommencer le combat sur ce point.

Dans le vaste clos Saint-Lazare, les insurgés s'étaient fortement retranchés derrière d'énormes barricades en pierre de taille, auxquelles les boulets cl les obus ne pouvaient faire aucune brèche. Ils occupaient, en outre, le grand bâtiment en construction destiné à un hôpital, et communiquaient à la fois avec les barrières Poissonnière et Rochechouart d'un côté, et la barrière Saint-Denis de l'autre côté. Le mur d'enceinte donnant sur ce clos était en grande partie crénelé. Leur position, dans ce clos, eût donc été inexpugnable s'ils eussent été assez nombreux pour en défendre là vaste enceinte, et si, éloignés de toute habitation, ils n'eussent manqué à la fois et de munitions de guerre et de munitions de bouche.

Les insurgés du clos, qui n'avaient point été attaqués le 23, ne le furent que faiblement le 24 ; les chefs des troupes ayant cru qu'il fallait commencer par se rendre maîtres des barrières fortifiées sur lesquelles les insurgés du clos s'appuyaient, et déblayer les autres positions retranchées qu'ils occupaient aux alentours.

Comme la veille, après avoir chassé les ouvriers de la place Lafayette, une colonne s'engagea dans la longue rue de ce nom ; et tandis qu'un bataillon de mobiles, placé derrière l'église Saint-Vincent-de-Paul et même sur la tour de gauche, observait, en tiraillant, les insurgés du clos Saint-Lazare, cette colonne se dirigea vers le faubourg Saint-Denis, afin d'aller soutenir et de relever la garde nationale de Rouen, engagée avec les barricades construites aux abords du chemin de fer du Nord, à l'attaque desquelles les Rouennais avait perdu beaucoup de monde. Là colonne ne trouva d'obstacle sérieux qu'aux environs des rues projetées de Dunkerque et de Saint-Quentin.

Là, deux barricades se trouvaient déjà attaquées par quelques compagnies de la 1re légion, ayant avec elles un demi-bataillon de la mobile. Ces barricades furent enlevées, les insurgés s'étant retirés derrière des palissades. On marcha alors sur la barricade élevée au débouché de la rue Lafayette, dans le faubourg Saint-Denis. Ici les insurgés sont en forces : ils occupent non-seulement cette large barricade, mais encore une grande maison inachevée, et d'autres maisons dominant le terrain. Dès que la colonne se montre marchant au pas de course, une grêle de balles partant de tous les côtés, et surtout des fenêtres et jusque des toits, la met en désordre : beaucoup de gardes nationaux sont frappés. Ceux qui restent se forment en bataillon carré. Le feu ayant cessé alors du côté des insurgés, les gardes nationaux profitent de ce calme apparent pour fouiller les maisons d'où l'on avait tiré. Mais ils n'osent se présenter, de nouveau à la barricade, craignant un piège.

Une pièce de canon leur arriva alors sous l'escorté de deux compagnies de soldats. Aussitôt on la dirigea contre le retranchement des insurgés ; mais ce fut sans aucun résultat. Toutes les fois que là colonne s'approchait, le feu de la barricade et des maisons sur lesquelles elle s'appuyait, l'arrêtait encore. Le combat dura ainsi alterné plus de deux heures, au bout desquelles la garde nationale, la mobile et la ligne, ayant épuisé leurs munitions, se retirèrent, emportant leurs morts et leurs nombreux blessés.

Non loin du chemin de fer et du clos Saint-Lazare, la rue du faubourg Saint-Denis était, dans la même journée du 24, le théâtre d'une lutte non moins opiniâtre que celle dont nous venons d'esquisser à grands traits les principales péripéties.

Au point du jour, la position des troupes, dans ce faubourg, était bien reculée : c'était à peine si l'on avait pu se maintenir jusqu'à la prison de Saint-Lazare. Un bataillon de la mobile occupait la rue de Chabrol ; il était appuyé par un bataillon du 7e léger qui stationnait dans le faubourg, à l'abri d'une barricade élevée un peu plus bas. Derrière se trouvait encore un autre bataillon de la mobile, puis une pièce de canon et un escadron de cuirassiers, et enfin divers détachements de la garde nationale, lesquels communiquaient avec le quartier général de la porte Saint-Denis.

De leur côté, les insurgés, après avoir repris toute la partie élevée du faubourg, s'y sont fortifiés par une suite de barricades, dont l'une, située en face de la grande usine Cavé, présente les proportions d'une forteresse ; on y voit flotter un grand drapeau tricolore sur lequel est écrit : Vive la République démocratique et sociale. La barrière de La Chapelle est encore plus redoutable. Maîtres des boulevards extérieurs, les insurgés, ainsi que nous l'avons déjà dit, communiquent avec les barrières de La Villette, Poissonnière et Rochechouart, avec le clos Saint-Lazare et le chemin de fer. Toute la population de La Chapelle se montre disposée à faire cause commune avec eux, et celle de Montmartre donne des craintes au pouvoir. Ici l'insurrection se présente sur une échelle formidable ; et il ne faudra rien moins que les forces immenses dont dispose déjà le général en chef, forces qui augmentent à toute heure, pour déloger les insurgés de leurs positions.

Le général Lamoricière, qui sent le besoin de procéder avec ordre et avec une extrême prudence, s'est occupé, toute la matinée, à détruire les barricades du Marais et des abords du canal. Il a laissé, au faubourg Saint-Denis, le général Lafontaine, et successivement, les généraux Bourgon et Korte, avec l'ordre de refouler les insurgés jusqu'au boulevard extérieur. Les barricades qui précèdent celle de l'usine Cavé, sont donc attaquées, d'abord par les mobiles et par un bataillon de. la 3e légion. Mais lés assaillants se défendent avec une extrême vigueur. Le feu qu'ils dirigent sur la colonne d'attaque, tant de la grande barricade que des fenêtres de toutes.les maisons à droite et à gauche sur la hauteur, est tel que les troupes sont forcées de retourner sur leurs pas, non sans éprouver de grandes pertes : le général Lafontaine est atteint d'une balle au mollet.

Quelque temps après, une seconde, attaque de la grande barricade fut faite par un autre bataillon de la mobile, le 7e léger et la garde nationale. Cette nouvelle attaque, quoique secondée par le canon, ne fût pas plus heureuse que la première. Accueillie par une fusillade terrible, la colonne est forcée de revenir sur ses pas, après avoir eu bien des hommes mis hors de combat. La gardé nationale et la troupe avaient beaucoup souffert.

Vers les trois heures, le général Lamoricière se porta de sa personne au milieu du faubourg Saint-Denis, et y donna au général Korte l'ordre de marcher en avant : il lui amenait un renfort composé des gardes nationales de Pontoise, Montmorency, Deuil, Saint-Leu, etc.

Aussitôt la troupe, la mobile, la garde nationale, l'artillerie et la cavalerie s'ébranlent : tout marche résolument contre la barricade qui a déjà coûté, tant de sang. Les insurgés, qui s'attendent à cette nouvelle attaque, sont prêts à se défendre. Dès que la colonne se montre sur la hauteur, une grêle de balles part de toutes les maisons qu'ils occupent et de derrière le fameux retranchement. Les gardes nationaux de Seine-et-Oise s'arrêtent et mettent un instant le désordre dans la colonne : un grand nombre de leurs hommes étaient tombés avant d'avoir atteint la première barricade. Le commandant rallia promptement ses gardes nationaux derrière le 7e léger et la garde mobile, et les ramena sur la barricade attaquée.

Comprenant que s'il y avait le moindre temps d'arrêt, l'attaque échouerait encore, le général Bourgon fait battre la charge ; soldats, mobiles, gardes nationaux de Paris et des départements, courent à l'envi sur la barricade et mettent en fuite ceux qui la défendent depuis le matin.

La prise de cette barricade coûta aux assaillants plus de soixante hommes mis hors de combat. Le général Bourgon y fut grièvement blessé au moment où il ordonnait la Charge ; on le transporta à une ambulance voisine. Le général Korte fut aussi gravement atteint par une balle qui le frappa à la jambe, et un colonel de la garde nationale fut encore blessé au bras.

Du point où s'élevait le retranchement qui venait d'être pris jusqu'à la barrière de La Chapelle, la colonne n'éprouva plus de résistance sérieuse, mais il lui fut impossible de s'emparer de la grille et des bâtiments de la barrière. Pour enlever cette position, beaucoup plus forte que la première, il eût fallu un renfort d'artillerie, et, dans ce moment-là, le général Lamoricière ne pouvait envoyer ce renfort. Il fit donc donner l'ordre à la troupe et à la garde nationale de se retirer ; ce qui eut lieu, mais après que toutes les maisons eurent été fouillées de fond en comble. C'est ainsi que la colonne ramena prisonniers une cinquantaine de malheureux qui s'étaient trouvés dans les maisons, et dont aucun ri avait probablement touché de fusil ; leur crime consistait à être habillés comme les ouvriers ! La guerre aux blouses était commencée ; la garde nationale et les mobiles n'en épargnaient aucune !

Au faubourg Saint-Martin, les choses restèrent, pendant la journée du M, au point où elles se trouvaient la veille au soir : les insurgés continuèrent à fortifier le retranchement formidable qui s' appuyait sur la barrière de La Villette.

Quant au faubourg du Temple, sa position derrière le canal ne permit pas au général Lamoricière de l'attaquer sérieusement ce jour-là. Il voulait préalablement isoler ceux qui le défendaient de toute communication avec lès autres faubourgs.

Aucune entreprise n'eut lieu non plus contre le faubourg Saint-Antoine, elles nombreux insurgés qui s'y étaient retranchés eurent le temps de le couvrir de barricades, dont l'une, celle qui fermait l'accès de ce quartier, du côté de la Bastille, pouvait être considérée comme un rempart inexpugnable. Ce jour-là, 24, les troupes et les gardes nationaux ne poussèrent pas plus loin que le boulevard du Temple et le Marais ; ils se bornèrent à tirailler toute la journée sur les points occupés par les insurgés.

La sanglante journée du 24 se compléta, sur la rive gauche, par la prise de la place Maubert et des barricades qui l'entouraient.

Dès que les abords de l'Hôtel-de-Ville et la Cité eurent été au pouvoir des troupes, les insurgés venus de ces côtés ou de la rue des Noyers s'étaient mis à défendre les barricades élevées sur la place Maubert, vainement attaquées la veille.

Nous avons laissé les vainqueurs du Panthéon devant les barricades qui, défendaient l'entrée de la rue Mouffetard. La blessure reçue par le général Damesme l'ayant forcé à quitter le champ de bataille, un officier supérieur l'avait provisoirement remplacé. Bientôt le général en chef envoya sur les lieux un autre officier général.

Ce fut Bréa, qui avait servi avec distinction sous l'empire et qui bien jeune encore portait sur sa poitrine l'étoile d'officier de la Légion-d'Honneur. Il s'était retiré à Nantes, dans les dernières années du règne de Louis-Philippe. La révolution de février l'avait ramené à Paris, et lors de l'insurrection de juin, il s'était, l'un des premiers, présenté au général en chef pour lui offrir ses services. Le 23 on l'avait vu accompagner le général Cavaignac au faubourg du Temple, où une balle morte l'avait douloureusement frappé à la main. Le lendemain, il se trouvait à l'état-major du dictateur, lorsqu'on y reçut la nouvelle de la blessure du général Damesme, et la demande que les représentants en mission du côté du Panthéon faisaient d'un général actif. Le dictateur désigna Bréa, qui partit aussitôt avec le capitaine d'état-major Mangin.

Arrivé sur les lieux, le niveau commandant de la rive gauche poussa sa colonne dans la rue Saint-Jacques jusqu'à la mairie du douzième arrondissement, qu'il fit occuper militairement, et dans la rue Mouffetard, jusqu'à la caserne de l'Ourciné, d'où les insurgés avaient vainement voulu chasser le dépôt d'un bataillon de la mobile. Tout cela ne s'était fait qu'en enlevant successivement des barricades mal défendues, et en faisant désarmer les maisons suspectes.

Ces opérations terminées, le général Bréa se mit à la tête de deux bataillons de la ligne, de deux pièces d'artillerie et d'un détachement de la mobile, descendit la rue Saint-Jacques jusqu'aux rues des Noyers et Galande, et de là, il se disposa à attaquer la place Maubert.

Ici le combat recommença plus opiniâtre encore qu'aux abords du Panthéon. Mais le nombre des soldais que le général Bréa opposait aux défenseurs des barricades était bien supérieur à celui des insurgés rassemblés sur ce point. Ils en furent donc chassés, après avoir fait éprouver aux troupes des pertes sensibles : la place Maubert resta jonchée de morts et de blessés.

Sans perdre de temps, le général Bréa fit attaquer là barricade qui fermait la rue de la Montagne-Sainte-Géneviève, barricade dominant encore une partie de la place et le marché. L'artillerie qui avait contribué à la prise de la place, servît aussi puissamment à celle de la Montagne. Mais déjà une partie des insurgés chassés des barricades fermant la place, s'étaient retirés ; par la rue Saint-Victor et les traverses, du côté de l'Entrepôt aux vins, qu'ils croyaient pouvoir défendre ; d'autres s'étaient enfuis jusqu'au Jardin des Plantes. En même temps ceux des insurgés qui avaient défendu le Panthéon et les barricades de l'Estrapade et de Fourcy, se portaient par la rue Mouffetard jusqu' à la barrière Fontainebleau, où les habitants de ce quartier s'étaient fortement retranchés.

Ainsi, partout le défaut de plan, d'ensemble, de commandement, contribuait, autant que les habiles combinaisons des généraux, à isoler, à éparpiller les éléments dont se composait l'insurrection. Les insurgés qu'on avait trouvés le matin agglomérés autour du Panthéon et au bas des rues de la Harpe et Saint-Jacques ; ces insurgés, dont les pertes avaient été beaucoup moins considérables que celles éprouvées par les troupes et la garde nationale, et qui étaient encore très-nombreux dans le douzième arrondissement, ne savaient plus que se défendre en désespérés, et presque isolément, derrière les trop nombreuses barricades dont ils avaient couvert ces quartiers. Ceux de la rué Mouffetard et de la barrière Fontainebleau, qu' on portait encore au nombre de plus de deux mille combattants, s'obstinaient à se défendre sur ce point isolé, où devaient nécessairement les cerner et les prendre les troupes réunies sous les ordres du général Bréa. De tous ces prétendus chefs auxquels ils obéissaient, d'après les assertions des journaux réactionnaires, il ne s'en est trouvé aucun qui, dans une pareille position, leur ait donné quelques idées de la grande guerre, qui leur ait fait comprendre qu'il ne suffisait pas de se battre intrépidement sur tous ces points isolés, dont la conservation ne pouvait être d'aucune utilité à la cause pour laquelle ils se dévouaient ; il ne s'est trouvé personne, ayant les instincts sinon le génie de la guerre, personne pour leur dire qu'il fallait opposer aux manœuvres des généraux tendant à les isoler, les manœuvres du bon sens, qui leur indiquait de se masser, non pas sur les points où les généraux voulaient les accabler en détail, mais sur les lieux d'où ils pussent donner la main aux autres détachements d'insurgés, et agir avec ensemble.

Certes, s'il y eût eu un véritable chef sur la rive gauche insurgée, et s'il eût été possible de commander à ces hommes comme on commande à des soldats, ce chef n'eût pas manqué de faire comprendre aux vaincus du Panthéon et de la place Maubert qu'il ne leur restait qu'une seule chance de salut ; en montrant à ces hommes désorientés, mais non encore découragés, le boulevard de l'Hôpital et le pont d'Austerlitz, il fallait, après les avoir réunis à ceux de l'Entrepôt et du Jardin des Plantes, les conduire pendant la nuit, sur la rive droite : le pont était encore en leur pouvoir ; en peu de temps, ils arrivaient tous au faubourg Saint-Antoine ; et là, forts de leur nombre et de leur position, ils eussent pu obtenir les conditions que l'on accorde à la force lorsqu'elle veut négocier. Qui sait l'influence qu'une pareille manœuvre eût pu avoir sur l'issue de cette malheureuse guerre !

Répétons donc ici ce que nous avons déjà dit : que les assertions propagées par toutes les feuilles réactionnaires dans le but de démontrer que l'insurrection de juin fut non-seulement méditée par un parti, mais encore conduite par des chefs habiles, sont autant de mensonges inventés pour faire retomber sûr le parti qui a tout fait pour prévenir ce déplorable conflit, la responsabilité de cette lutte fratricide.

Peut-on raisonnablement admettre que l'insurrection fût dirigée par des chefs habiles, comme on a voulu le faire croire, lorsqu'on voit les insurgés du faubourg Saint-Antoine, qu'on portail à huit ou dix mille, rester les bras croisés pendant toute cette journée décisive, quand la moindre diversion de leur part eût pu avoir pour résultat ou de prendre l'Hôtel-de-Ville, ou bien de tomber sur les derrières des troupes de Lamoricière, lorsqu'elles étaient éparpillées aux diverses attaques de Rochechouart, Poissonnière et Saint-Denis, etc. ? Si ce jour-là les insurgés agglomérés au faubourg Saint-Antoine eussent obéi à un chef capable, nul doute qu'au lieu d'attendre l'attaque, ils n'eussent accouru là où la fusillade se faisait entendre. Et de quel poids n'auraient pas été, dans ces combats partiels soutenus par quelques centaines d'hommes intrépides, plusieurs milliers d'hommes bien dirigés, arrivant à l'improviste sur les derrières des troupes.

Répondons, pour la dernière fois, à ces écrivains qui, dans un but facile à comprendre, ont longtemps affirmé que l'insurrection dès ouvriers contre les mesures proposées par les réactionnaires de l'assemblée nationale était conduite par les chefs du parti démocratique ; répondons-leur :

Non, l'insurrection de juin ne fut pas l'œuvre des républicains en évidence ; elle n'eut pas de chefs : aussi ne fit-elle que des fautes graves, dont la moindre fut de ne pas porter bien haut son drapeau, afin que tout le monde sût ce qu'elle voulait, et de rie pas dire pourquoi elle recourait au fusil.

Mais il entrait dans les vues des contre-révolutionnaires de calomnier les chefs de la démocratie comme ils calomnièrent les insurgés : le récit éhonté de tant de prétendus crimes plus odieux les uns que les autres qu'on leur imputa, alors qu'aucune voix équitable ne pouvait s'élever pour rectifier ces tristes pages de notre histoire, fut un moyen indigne.

Malgré nous, nous nous sommes trouvés dans la nécessité de donner une idée de ces horribles allégations ; nous eussions pu en citer dix fois plus encore, et toutes accompagnées de circonstances tellement détaillées que personne n'osa d'abord les contester, du moins hautement. Mais quand le jour de la vérité vint à luire sur ces infernales inventions, non-seulement aucune de ces atroces allégations ne put être prouvée, mais encore elles furent toutes successivement démenties de la manière la plus formelle, soit par quelques-unes des feuilles qui les avaient inconsidérément répétées comme vraies, soit par ceux des écrivains réactionnaires en qui les passions n'avaient pas étouffé toute pudeur.

Nous avons déjà donné des explications sur ce que l'on disait, même dans les régions officielles, de l'or trouvé chez des insurgés. Il nous sera beaucoup plus facile de prendre en flagrant délit de mensonge les feuilles contre-révolutionnaires qui avaient affirmé avec tant d'assurance la fable des dix mille forçats libérés, pillards et assassins, reconnus dans les rangs de l'insurrection. Nous n'avons besoin pour cela que de mettre sous les yeux des lecteurs les démentis tardifs, mais semi-officiels, que durent enregistrer les feuilles mêmes qui avaient contribué à accréditer ces odieuses assertions.

Un de nos plus habiles praticiens, affirmait le journal la Patrie du 1er juillet, a constaté que, dans un seul hôpital, sur huit cents insurgés transportés après avoir été blessés, quatre cents ont été reconnus pour des forçats libérés.

Dans le douzième arrondissement, au contraire le pillage et la férocité semblaient être à l'ordre du jour, ajoutait un journal ayant pour titre la Providence. C'est principalement de ce côté que paraît s'être portée de préférence cette population de forçats libérés, digne avant-garde des ennemis de l'ordre et de la propriété. C'est sans doute à cette classe d'insurgés qu'il faut attribuer les actes de cynisme et de cruauté que la presse a déjà fait connaître.... Triste cause que celle qui a besoin de soudoyer de pareils auxiliaires !....[2]

A côté de ces affirmations si positives et de tant d'autres qu'il serait fastidieux de répéter aujourd'hui, plaçons les démentis que l'évidence arracha plus tard à certaines feuilles fort peu démocratiques et encore moins révolutionnaires.

C'est d'abord le Journal de Rouen, qui rectifie les bruits répandus avec tant de persévérance sur les forçats mêlés aux combattants de juin.

Le bruit s'était répandu, dimanche dernier, dit cette feuille, que douze cents forçats libérés, en résidence à Rouen, avaient disparu de leur domicile. On en avait tiré naturellement la conséquence qu'ils étaient allés renforcer l'insurrection, et chacun de se demander comment un si grand nombre d'individus surveillés avaient pu partir sans qu'on l'eût remarqué.

Le lendemain, le nombre s'était réduit à huit cents, et l'étonnement était grand encore.

Aujourd'hui, vérification faite, il se trouve que le nombre total des condamnés en surveillance temporaire ou perpétuelle à Rouen, est de cinq cents environ, sur lesquels cent cinquante forçats libérés seulement.

Dimanche dernier, une visite faite à leur domicile avait constaté l'absence de trente de ces individus, et l'autorité à pris des mesures pour qu'une enquête sévère fût faite sur les causes de cette absence[3].

Nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs, ajoutait la même feuille, de se tenir en garde contre une foule de bruits qui se répandent à chaque instant depuis plusieurs jours et s'enveniment à mesure qu'ils se propagent.....

Voilà donc les douze cents forçats libérés que Rouen était censé avoir fourni à l'insurrection, réduits à une trentaine d'absents au jour de l'inspection imprévue faite par l'autorité. De cette trentaine d'absents, il est probable que pas un seul ne s'était rendu là où l'on se battait avec tant de bravoure de part et d'autre ; car, à coup sûr, les forçats libérés ont d'autres habitudes que celles de prendre un fusil pour faire triompher leurs opinions politiques.

Mais voici une déclaration bien plus explicite à ce sujet, et c'est la Gazette des Tribunaux, journal antidémocratique s'il en fut jamais, qui l'a publiée, trois mois après, et lorsque la calomnie avait eu le temps de produire ses détestables effets sur la population de la France entière.

Il y eut quelque exagération sur ce qui a été imprimé relativement au nombre des forçais et des réclusionnaires libérés qui se seraient trouvés dans les rangs des insurgés, disait alors, de si mauvaise grâce, le même rédacteur de cette feuille qui enregistrait si complaisamment les actes des conseils de guerre : il n'est pas douteux qu'en ces déplorables circonstances, comme dans toutes celles où l'ordre et la sécurité publique sont compromis, des repris de justice n'aient tenté de commettre quelques méfaits ; mais jusqu'à ce moment, on n'a pu constater d'une manière positive la présence parmi les prisonniers, que d'une vingtaine de condamnés correctionnels, et l'on n'y a reconnu qu'un seul forçat en rupture de ban, nommé Boulard, et un réclusionnaire libéré, Clément, dit Longue-Epée.

Cet aveu, de la part de la Gazette des Tribunaux, est déjà beaucoup ; mais ce n'est pas tout encore.

Un écrivain consciencieux qui s'est occupé de confondre les calomniateurs des insurgés, termine ses remarques sur les moyens odieux employés par les royalistes, en affirmant ce qui suit :

Nous avons parcouru avec soin les listes de déportation ; nous avons suivi attentivement les débats des conseils de guerre ; nous n'y avons pas vu figurer parmi les insurgés UN SEUL forçat libéré[4].

Que si de ces odieuses inventions de la presse réactionnaire relatives aux forçats, nous passons à la longue série de faits horribles imaginés dans ces journées néfastes par les rédacteurs de tous les journaux antirépublicains ; si nous abordons ces atroces calomnies, répandues avec tant d'ensemble et de persévérance par toutes les feuilles contre-révolutionnaires de Paris et des provinces, calomnies répétées longtemps après par les plumes royalistes, qui ont écrit l'histoire des journées de juin[5], nous nous demanderons si c'étaient bien des hommes civilisés, des Français, ceux qui pouvaient, au gré de leurs passions, accuser ainsi leurs compatriotes, leurs concitoyens, d'actes tellement odieux, qu'ils eussent soulevé l'indignation des sauvages des mers du Sud. Dans le chapitre qui précède, nous avons donné une idée des faits atroces dont la presse réactionnaire accusait les insurgés au moment même de la lutte, afin de la rendre plus sanglante et plus déplorable, encore. Eh bien ! tous ces faits, reconnus faux, calomnieux, déshonorants pour les écrivains qui les inventèrent, nous les avons trouvés reproduits avec toutes les circonstances aggravantes, ou résumés dans cette foule de brochures sorties de la plume des royalistes à une époque où l'indignation publique, après avoir remonté à la source de toutes ces abominables allégations, en avait fait justice pour honneur de l'humanité et du peuple français, à une époque ou il n'était plus permis d'y croire.

C'est ainsi que nous trouvons répétés les faits suivants dans la brochure intitulée : Récit FIDÈLE et complet des journées de juin 1848 :

A la place de l'Estrapade, les insurgés avaient fait des prisonniers : forcés d'abandonner la barricade, les factieux se sont livrés à un acte atroce de barbarie. Plutôt que de lâcher leurs prisonniers, ils les ont lâchement assassinés en leur tranchant la tête. Cinq gardes mobiles ont été victimes de cet acte de cannibalisme. Un représentant a été, pour ainsi dire, témoin d'une de ces exécutions. C'était un homme habillé en femme qui, avec un couteau fraîchement aiguisé, remplissait l'office de bourreau.

Les infirmiers de la Charité ont été obligés de mettre la camisole de force à quatre insurgés blessés, qui, en proie à un délire furieux, voulaient se jeter sur les blessés de la garde mobile et de la troupe. Il a fallu les faire garder à vue dans un appartement séparé.

Nous retrouvons encore dans la Narration exacte et AUTHENTIQUE de tous les événements des sanglantes journées de juin, les détails suivants, au milieu d'une foule d'autres de la même nature :

A l'Abbaye se trouvaient le tambour-major de la 12e légion, appelé le professeur de barricades, un lieutenant et un sous-lieu tenant de la même légion. Il y avait là cette femme habillée en homme[6] qui mutilait d'une manière affreuse les gardes mobiles. Puis on avait amené un homme qui se vantait d'avoir tué vingt-deux personnes dans le faubourg Saint-Jacques....

C'est une sorte de consolation quand on songe aux atrocités commises dans les rangs des insurgés, lit-on dans le Récit des événements de Paris attribué à un officier d'état-major, que de pouvoir les rejeter sur ces hommes familiarisés avec tous les genres de crimes et qui n'ont plus d'autre patrie que les bagnes. Les derniers seuls qui, disait-on, étaient au nombre de trois mille, ont pu se livrer à d'horribles mutilations sur de jeunes gardes mobiles, couper la tête aux uns, les mains à d'autres, planter un cadavre en guise de drapeau sur le sommet d'une barricade, en scier un entre deux planches, se faire un jouet atroce d'une tête éclairée par un lampion et se livrer à mille autres barbaries semblables que la plume se refuse de retracer, et dont on ne trouverait d'exemples analogues que dans les supplices dont les bourreaux idolâtres torturaient les premiers martyrs de la foi, ou bien encore dans l'histoire de la conquête des Deux-Indes par les Espagnols.....

Ainsi qu'on le croira facilement, les calomnies atroces et très-souvent absurdes des journaux réactionnaires de la capitale, tous ces récits propres à aviver les haines qui divisaient la population de la France, étaient accueillis avec joie et répétés avec amplification par. les feuilles royalistes qui se publient dans les départements ; et cela à une époque où la vérité devait y être connue.

On lisait dans le Mémorial d'Aix, sous la date du 2 juillet, un long résumé des atrocités prêtées aux insurgés ; puis le rédacteur de cette feuille royaliste ajoutait les réflexions suivantes :

C'est à ne pas y croire ; le récit de tant de monstruosités semble emprunté à quelques relations : de voyagé au milieu d'une horde de cannibales, ou aux combats de ces barbares qui nous sont racontés par les voyageurs.

Au milieu des insurgés, de malheureux prisonniers ont été mutilés de la manière la plus affreuse ; non contents de leur donner la mort, ils leur ont souvent fait subir les mutilations les plus horribles.

Des femmes se sont surtout fait remarquer par leur épouvantable cruauté : les horribles tricoteuses de la première révolution se trouvaient encore là avec leur barbarie révoltante. Des prisonniers ont eu les poings, les bras, les jambes coupés ; quelques-uns ont été sciés par le milieu du corps ; d'autres ont eu les yeux crevés, les oreilles arrachées. De malheureux jeunes gardes mobiles faits prisonniers avaient été mis, au nombre de plus de vingt, dans un four de poterie ; le feu avait été allumé lorsqu'ils ont été délivrés. De l'huile bouillante, de la térébenthine enflammée étaient jetées sur la troupe et la garde nationale[7].

L'obstination à reproduire, à amplifier et certifier les faits odieux qu'inventaient les journaux contre-révolutionnaires de Paris, est démontrée de la manière la moins récusable par l'article suivant, qu'on lit dans le Courrier de la Gironde, l'organe le plus violent de la réaction du côté du midi. Le Moniteur ayant été forcé de démentir certains faits de la nature de ceux qui nous occupent, le journal royaliste de Bordeaux y répondit ainsi :

Nous ne voudrions pas ajouter aux barbaries de toutes natures exercées dans les tristes journées de juin ; mais, au nom de la vérité, nous devons protester contre les rectifications du Moniteur. Les faits d'empoisonnement sont vrais, et nous tenons de la bouche d'un de nos compatriotes (2[8]), qui a courageusement combattu dans les rangs de la gardé nationale de Paris pendant ces quatre jours de lutte, qu'il n'y arien d'exagéré dans les bruits qui ont circulé à cet égard. Il affirme avoir été témoin d'un crime de cette nature.

Notre compatriote, poursuit la même feuille et se gardant bien de le désigner, nous a également déclaré qu'il ignore si quelques prisonniers étaient porteurs de fortes sommes en monnaies étrangères ; mais il affirme de la manière la plus formelle que tous les insurgés qui ont été pris et fouillés sous ses yeux étaient nantis de monnaies françaises, consistant surtout en pièces, d'or de vingt francs, entièrement neuves, à l'effigie de la République.

En présence de ces affirmations si positives, de ces détails si circonstanciés, quel est l'homme candide qui n'eût été obligé de tenir comme vrais les faits odieux racontés par les journaux de la réaction. ? Quel est l'homme éloigné du lieu de la scène qui ne se fût voilé la figure en se voyant ainsi force de considérer les ouvriers de Paris, les démocrates parisiens, comme un peuple de cannibales ?

Et pourtant, pas un des crimes atroces dénoncés par ces journaux n'était vrai ; tous les faits odieux imputés aux insurgés, à l'exception de l'assassinat du brave général Bréa, furent reconnus faux, lorsqu'on put les vérifier. Quand il fut permis de remonter à la source de tous ces récits propres à rendre la guerre civile encore plus déplorable, on ne trouva que les rêves des écrivains les plus malveillants pour ce peuple magnanime qui avait fait la révolution de février et pour les hommes qui en défendaient les principes ou qui en réclamaient les conséquences. Aussi les rectifications, les démentis les plus formels et souvent officiels, ne tardèrent-ils pas à remplir les colonnes de la plupart des feuilles ayant reproduit ou répété de bonne foi les assertions empoisonnées des journaux qui spéculaient et sur la calomnie et sur les mauvaises passions pour arriver à leur but. La vérité se faisait jour partout ; et les âmes oppressées par le récit de tant de crimes révoltants se trouvaient soulagées d'un poids énorme en lisant ces rectifications et ces démentis.

On a répandu beaucoup de bruits sur les atrocités qui se seraient commises dans le Panthéon et ses caveaux par les insurgés, sur les soldats devenus leurs prisonniers, lisait-on dans la Patrie, l'Univers, et autres feuilles réactionnaires en date du 28 juin.... Il n'y a point eu dans le Panthéon de prisonniers d'aucune sorte pendant le combat ; il n'a donc pu y avoir de cruautés commises en ce lieu, qui n'a pas même été souillé d'une goutte de sang ; les insurgés ayant pu sortir par la porte de derrière, lorsque le canon est venu enfoncer la porte principale.

Quelques heures, avant l'attaque du Panthéon, il se passa, dans le quartier Saint-Jacques, un fait que nous trouvons consigné dans plusieurs des écrits réactionnaires publiés sur les journées de juin. Ce fait, qui n'a pas besoin de commentaires, est probablement l'un de ceux que les journaux royalistes ont envenimés au point de les transformer en une boucherie d'officiers faits prisonniers par les insurgés ! Le voici tel que nous le copions dans les Fastes de la Garde nationale !

Le général Damesme, que nous avons vu la veille entamer le quartier Latin, avait recommencé l'attaque des le matin, du côté de la place Sorbonne. Il avait envoyé son aide de camp, le capitaine Loverdo, reconnaître une barricade rue des Mathurins-Saint-Jacques. Cet officier fut pris par les insurgés. Quelques-uns parlaient de le fusiller, mais un des chefs s'y opposa énergiquement, et prit le capitaine sous sa protection. — Je suis ancien militaire, dit-il ; je ne souffrirai pas qu'on maltraite et encore moins qu'on assassine un officier désarmé. Après avoir sauvé le capitaine Loverdo, cet homme voulut le reconduire lui-même au milieu des troupes. Quand il arriva avec son prisonnier au quartier général, M. François Arago se trouvait près du général Damesme. Le général et le membre de la commission exécutive félicitèrent l'ancien militaire sur sa conduite ; mais ce dernier se hâta de leur répondre : Je n'ai fait que mon devoir. Je vous laisse, Messieurs, à votre ouvrage, et je retourne au mien. Et il s'éloigna.

Un capitaine de la garde nationale fait prisonnier à la place Maubert, raconte le citoyen Menard, fut également renvoyé à son bataillon.....

Des dragons s'étaient engagés sur le pont de l'écluse qui coupe en deux le canal Saint-Martin au bout de la rue d'Angoulême, les ouvriers firent aussitôt tourner la mécanique, et deux dragons tombèrent dans le canal. On vit alors les ouvriers se jeter à l'eau pour sauver ces deux soldats. Ce ne fut pas sans peine qu'on parvint à les remonter sur le quai, où tous les soins nécessaires leur furent prodigués[9].

Partout les prisonniers faits par le peuple étaient traités avec humanité, et rendus à la liberté au bout de peu de temps.....

A la prisé de la place des Vosges par le peuple, lit-on dans le Prologue d'une Révolution, les soldats furent traités en frères plutôt qu'en prisonniers ; tous ceux qui demandèrent à être mis en liberté furent relâchés sur-le-champ......

Rue Neuve-Sainte-Geneviève, les ouvriers s'étant emparés de la caserne, partagèrent avec les mobiles le peu de vivres qu'ils s'étaient procurés en mettant leurs habits en gage.....

Au coin des rues du Perche, des Coutures-Saint-Gervais et de celle du Temple, écrivait un témoin oculaire, s'élevaient de terribles barricades défendues par une poignée d'hommes. Obligé de rester chez moi toute la journée du samedi 24, j'ai été à même d'entendre chacune des paroles des insurgés : j'avoue que je les ai jugés franchement et loyalement démocrates, différents en tout point des brigands qui, dit-on, ont commis des actes d'une atrocité révoltante. Ces braves gens égarés ont reçu parmi eux une quinzaine de mobiles venus là je ne sais dans quelle intention. Ils les ont bien traités ; et comme ces jeunes gens élevaient des difficultés, il leur fut dit : Allez vous-en si vous voulez ; personne par force.

Un peu plus tard, un lieutenant de la mobile arriva soi-disant pour chercher ses hommes. On le prie de rester, il refuse ; même réponse, et il se retire. Le soir, on laisse partir tous ces militaires, sans conditions, avec armes et bagages, après les avoir restaurés chez les marchands de vin.....

Le lendemain, dimanche au matin, un garde national débouchait de la rue d'Orléans par la rue du Perche ; les insurgés l'arrêtent en lui disant qu'il ne pourrait passer nulle part sans danger dans le quartier, et qu'il eût à ôter son uniforme. Une blouse lui est donnée, et ainsi il peut rejoindre les siens. Il faut avouer, ajoute ce témoin, que les bruits de lâches fusillades répandus dans les deux camps expliquent la rage qui s'est produite dans les derniers jours ; du combat.

Lorsque les insurgés faisaient des prisonniers, lit-on encore dans le Prologue d'une Révolution, ils ne se contentaient pas de leur rendre la liberté ; ils leur faisaient souvent revêtir des blouses par-dessus l'uniforme, afin de leur éviter tout danger en traversant les autres barricades. Ils rendirent ce service notamment à un mobile pris au faubourg du Temple, à six autres mobiles, dont l'un était officier, pris au pont d'Austerlitz, etc., etc. Ils les reconduisaient souvent eux-mêmes.

Nous tenons nous-même d'un citoyen en état de nous fournir bien des renseignements sur ce qui se passa dans le faubourg du Temple, que tous les prisonniers, mobiles ou autres, qui furent faits pendant les deux premiers jours dans ce faubourg et à la barrière de Belleville, furent traités par les insurgés comme des prisonniers ordinaires. Ne sachant qu'en faire, les hommes qui défendaient les barricades Bichat, Saint-Maur et autres, après s'être emparés de là caserne du faubourg du Temple, firent conduire ces prisonniers, à doux reprises et par détachements, au de la de Belleville, et les laissèrent hors des murs d'enceinte, après leur avoir fait promettre de ne plus prendre part a la lutte contre le peuple.

L'auteur de la brochure intitulée : Sanglante insurrection de juin, après avoir dit que, d'un côté, se trouvaient les amis de l'ordre, de la liberté, de la civilisation, de la république honnête, et de l'autre des barbares, des forcenés sortis de leurs repaires pour le massacre, le pillage, l'incendie et le vol, est cependant forcé d'avouer plus loin que la conduite des insurgés fut plus humaine que celle de leurs vainqueurs. Voici comment il s'exprime en parlant des combats du clos Saint-Lazare :

Au Clos Saint-Lazare, il à été commis peu de ces actes atroces qui révoltent l'humanité. Il faut avouer qu'ils ont été commis dans les deux camps et dire — car pourquoi n'être pas juste envers les vaincus ? — que les insurgés ont désarmé beaucoup de mobiles, de gardes nationaux et de soldats du 23e léger, qu'ils ont renvoyés sains et saufs, tandis que quelques-uns dès vainqueurs fusillaient au fur et à mesure beaucoup d'insurgés pris dans les maisons situées à gauche du faubourg Saint-Denis, entre la barricadé Cavé et la barrière.

— Nous lisons dans la brochure intitulée JOURNÉES DE JUIN, écrites devant et derrière les barricades, le trait suivant, qui disculpe les insurgés :

M. Garchon de Molesne, aujourd'hui lieutenant dans la garde mobile, s'était avancé seul dans une attaque qui eut lieu au faubourg Saint-Antoine le samedi au matin. Il fut blessé et resta au pouvoir des insurgés. Ils l'ont gardé quelque temps au milieu d'eux. Nous ne vous tuerons pas comme le font les vôtres, lui auraient-ils dit : vous pouvez vous en aller. — Mais dans un quart d'heure, leur répondit-il, je tirerai sur vous. — N'importe, nous rie voulons pas que l'histoire puisse nous reprocher d'avoir passé par les armes un brave prisonnier. M. Garchon fut rendu à la liberté et put rejoindre sa compagnie. Vers le soir, en attaquant la barricade Saint-Martin, M. de Molesne s'élance et saisit le drapeau ; mais il est atteint d'une balle qui lui casse la clavicule et sort par l'épaule...

Nous avons cité une foule de traits semblables, disait l'Estafette du 1er juillet après avoir reproduit une partie des attestations favorables aux insurgés ; nous avons été heureux, pour l'honneur de cinquante mille ouvriers, de les voir confirmer tous les jours. L'ensemble de ces faits répond assez victorieusement, ce nous semble, aux lâches accusations de certains journaux qui, encore aujourd'hui, parlant de quelques faits isolés, de quelques actes de brutale démence ou de vengeance particulière, calomnient sans pudeur une partie de la population de Paris, portent l'effroi dans les provinces et la joie dans les cœurs des despotes ; qui tuent toute confiance et tout commerce, assombrissent l'avenir, et divisant les citoyens, enfantant des haines implacables, osent se proclamer les sauveurs de la patrie !

Ainsi qu'on vient de le voir, nous ri avons puisé les démentis, les rétractations et les rectifications, arrachés par l'évidence, qu'aux journaux et écrits réputés réactionnaires. Ici même nous nous appuyons de préférence sur la protestation de l'Estafette, feuille qui ne fut jamais considérée comme républicaine avancée. Nous aurions pu reproduire les nombreuses et vigoureuses protestations de celles des feuilles démocratiques que le dictateur ne suspendit pas, mais elles eussent pu paraître suspectes. Nous sommes heureux, pour en finir enfin avec tous ces infâmes bruits d'assassinats atroces qu'on annonçait avoir été commis par les insurgés, de pouvoir ajouter que le Constitutionnel lui-même, si empressé de dénoncer au monde ces prétendues atrocités, se vit forcé de revenir sur les horreurs qu'il avait mises en circulation. Dans son numéro du 1er juillet, ce journal déclara lui-même : qu'il ne fallait pas ajouter foi à ces faits de barbarie, heureusement fort exceptionnels et souvent controuvés, disait-il, et dont la publicité ne pouvait faire que du mal.

Nous terminerons ce chapitre par quelques détails relatifs aux traitements exercés envers les représentants tombés au pouvoir des insurgés. Ces détails, que nous puiserons encore dans les journaux et écrits, des ennemis du peuple, compléteront sa défense au sujet des atrocités que ces journalistes ont fait peser sur les insurgés de juin. Une nous restera plus qu'à les laver de l'accusation, non moins grave et répandue avec encore plus d'acharnement, tendant à les présenter comme les ennemis de la société, comme des voleurs ne combattant que pour le pillage. Pour défendre les ouvriers parisiens de cette dernière imputation, nous n'aurons besoin que de rappeler leurs proclamations, les devises placées sur leurs drapeaux, et les inscriptions qu'on a pu lire sur toutes les portes des maisons et des boutiques a portée de leurs barricades ; il nous sera facile de prouver que leurs actes furent partout conformes à leurs devises.

On a déjà vu que plusieurs représentants du peuple s'étaient répandus dans les quartiers de l'insurrection, les uns comme messagers de l'état de siège, pour exciter le zèle des troupes, les autres dans un but de pacification. Quelques-uns de ces représentants se trouvèrent accidentellement entre les mains des insurgés ; et pourtant, ces hommes que l'on peignait comme des brigands ne faisant grâce à aucun prisonnier, n'eurent pas seulement la pensée de faire du mal à ceux qu'ils regardaient comme leurs plus grands ennemis.

Les citoyens Pierre Lefranc et Gambon se lancèrent au milieu des insurgés qui occupaient la, rue Saint-Antoine ; ils s'y trouvaient, a-t-on assuré, au moment ou deux parlementaires envoyés par ceux-ci pendant un moment de trêve, furent tués par la garde mobile, l'un, d'un coup de fusil tiré à bout portant, l'autre, d'un coup de baïonnette. Les insurgés de la rue Saint-Antoine devaient être exaspérés de ce traitement exercé envers leurs parlementaires. Et, néanmoins, ils permirent aux deux représentants, sur lesquels ils auraient pu exercer de sanglantes représailles, de se retirer : ils les firent même accompagner.

Au faubourg Saint-Marceau, le représentant Labrousse se trouva longtemps au milieu de l'insurrection ; il put même faire écouter avec déférence tout ce que ses inspirations lui fournirent de paroles propres à leur faire tomber des mains ces armes fratricides dont le désespoir leur faisait faire un si cruel usage. Le citoyen Labrousse se retira sans que personne lui fît la moindre menace. De retour à l'Hôtel-de-Ville, il fut assez heureux pour sauver quelques prisonniers que les mobiles voulaient fusiller.

Après la prise de la barricade élevée rue de Nazareth, où l'on avait voulu fusiller vingt prisonniers, le représentant Jamet, du département de la Mayenne, s'étant approché d'un groupe d'insurgés, pour le haranguer, fut, dit-on, accueilli par les cris : à bas le représentant ! à bas l'assemblée nationale ! Il fut même question de. le retenir prisonnier. Mais malgré l'irritation du peuple, il ne lui fut fait aucun mauvais traitement. Sans doute, c'est un gueux de représentant réactionnaire, dit un homme des barricades ; mais il a eu le courage de se fier à nous : qu'il se retire ! Le citoyen Jamet put s'éloigner, les rangs des insurgés s'ouvrirent devant lui.

Quoique tout le monde connaisse la conduite des insurgés du faubourg Saint-Antoine envers les représentants qui suivirent l'archevêque de Paris sur les barricades, et envers l'archevêque lui-même, nous croyons digne, de l'histoire de la retracer ici, quoique ce soit une anticipation sur le chapitre qui suivra.

Les trois représentants du peuple, Larabit, Druet-Desvaux et Galy-Cazalat s'étaient rendus, dans l'après-midi du dimanche, sur la place de la Bastille pour certifier aux insurgés l'exactitude et l'authenticité des proclamations signées du général Cavaignac. Afin que leur déclaration eût plus d'effet sur les ouvriers, il fut décidé qu'elle serait renouvelée au pied de la grande barricade qui fermait le faubourg tout entier. Les hésitations que cette résolution soulevait dans l'esprit de ces représentants furent levées par la démarche de l'archevêque, qui s'acheminait en ce moment, accompagné d'un vicaire, vers les insurgés. Les représentants crurent devoir ne pas laisser seuls les deux ; ecclésiastiques, et ils marchèrent ensemble à la barricadé. L'archevêque étant descendu de l'autre côté de la barricadé, les représentants se trouvèrent encore entraînés à le suivre.

On sait par quel déplorable malentendu le feu recommença en ce moment. Les insurgés, se croyant trahis, s'emparèrent des trois représentants et les déposèrent dans la cour, d'un menuisier, où, sauf quelques légers accidents individuels, ils devinrent, dit une relation qui ne peut être suspecte, l'objet de traitements convenables.

Quand on sut dans le faubourg que des représentants s'y trouvaient, la foule se porta naturellement vers eux ; mais quelle que fût la chaleur des débats qui s'engagèrent alors, aucun des représentants n'eut à subir la moindre insulte, le moindre mauvais traitement. Et pourtant, on n'ignorait pas, au faubourg, la boucherie que les vainqueurs des divers quartiers ne cessaient de faire de leurs prisonniers. Après avoir tenu une sorte de conseil de guerre, quelques chefs de l'insurrection chargèrent l'un de ces représentants d'accompagner une députation qu'ils envoyaient auprès du président de l'assemblée nationale et du général Cavaignac, députation qui portait une déclaration propre à mettre fin à la guerre civile. Le citoyen Larabit fut désigné pour appuyer les députés du faubourg, et il partit, vers le milieu de la nuit, laissant ses deux collègues en otage au poste de Montreuil.

Il était à craindre que si la soumission conditionnelle adressée au pouvoir n'était pas acceptée, il n'y eût un moment très-critique à passer pour les représentants prisonniers. Ils le savaient tous. Quand l'attaque recommença, les prisonniers purent craindre pour leur vie. Cependant les insurgés ne, touchèrent pas à un seul de leurs cheveux.

Ajoutons encore que, la veille au soir, le représentant Beslay, apprenant la position dans laquelle se trouvait son ami Larabit, crut qu'en se rendant au milieu du faubourg, où il connaissait beaucoup de monde, il pourrait être utile aux prisonniers. Il monta donc sur la barricade et parlementa avec les ouvriers, dans le but de voir le citoyen Larabit. Le représentant Beslay étant descendu des barricades du côté de l'intérieur, quelques combattants parlaient de le retenir prisonnier, lui aussi ; mais le courage dont il avait fait preuve aux yeux de ces hommes si impressionnables, plaida pour lui. Vous êtes un brave, lui dit l'un des chefs, retirez-vous ; vous êtes libre ! Ils l'aidèrent même à remonter la muraille de pavés qui fermait le faubourg.

Enfin, un autre représentant, le citoyen Payer, après avoir parcouru, dans la journée du 13, le quartier Saint-Jacques à la tête d'une compagnie de la garde nationale, avait vu sa demeure envahie par les insurgés, au milieu desquels il resta plusieurs heures comme leur prisonnier. Après sa délivrance, il raconta à quelques-uns de ses collègues des détails curieux sur les insurgés, dont il n'avait eu personnellement qu'à se jouer. Les révoltés, aurait dit le citoyen Payer, suivant le rédacteur des Fastes de la Garde nationale, repoussaient énergiquement les liqueurs enivrantes ; ils ne voulaient pas même boire le vin sans eau. Le vin pur nous griserait, disaient-ils, et il nous faut du sang-froid pour nous battre.

Éternels ennemis du peuple, vous qui vous êtes toujours efforcés de le calomnier ; vous qui avez si impunément essayé de le déshonorer, en juin, par les récits épouvantables dont vous avez saturé la France, la postérité vous attend pour vous flétrir comme vous l'avez mérité !

 

 

 



[1] Nous ne cesserons de répéter que, nulle part, les insurges de juin ne combattirent sous un commandement quelconque ; que, d'aucun côté, ils n'eurent d'autre plan arrêté que celui de harceler les troupes. Si une direction suprême eût été imprimée à leurs mouvements, nul doute qu'ils n'eussent pu obtenir des succès au moins partiels. Ainsi, par exemple, une batterie complète, avec son approvisionnement resta tout attelée pendant 48 heures à la barrière de Clichy, faiblement gardée. Les insurgés des barrières Rochechouart et Poissonnière et du clos Saint-Lazare ont dû le savoir : ils étaient là en force, et ils ne pensèrent pas, par un coup de main facile, à enlever la batterie.

[2] Nous dirons, nous : Triste cause que celle qui a besoin de s'appuyer sur tant et de si ignobles calomnies !

[3] Le journal de Rouen oublie de dire que, lors des revues d'inspection faites dans les circonstances les plus ordinaires, le nombre des absents fut bien souvent plus considérable que pendant les journées de Juin, et que ces absences ne furent jamais attribuées qu'au besoin de vivre.

[4] C'est que probablement l'unique forçat libéré et le seul réclusionnaire dont parle la Gazette des Tribunaux avaient été arrêtés, comme tant d'autres citoyens, sur un simple soupçon, ou parce qu'ils s'étaient trouvés dans les maisons fouillées.

[5] Nous avons compté, d'après le Journal de la Librairie, jusqu'à quarante-trois brochures publiées sur les journées de juin. Une vingtaine nous sont passées sous les yeux, et parmi celles-ci nous pouvons citer : Journées de Juin 1848, écrites devant et derrière les barricades ; Récit fidèle et complet des Journées de Juin 1848, dédié aux gardes nationales ; Récit complet des événements des 23, 24, 25 et 26 Juin et jours suivants ; Sanglante insurrection des 23, 24, 25 et 26 Juin 1848, etc. ; Derniers événements de Paris, par un officier d'état-major ; Journées révolutionnaires des 23, 24, 25 et 26 Juin 1848 ; Évènements contemporains, etc., etc., etc. Eh bien ! tous ces écrivains, à l'exception des citoyens Albert Maurin, Louis Ménard, ce dernier auteur d'un Prologue d'une Révolution, publié dans le journal le Peuple, et de l'auteur des Journées de Juin, écrites devant et derrière les barricades, tous ces hommes, qui racontèrent après les événements et lorsque la vérité avait lui pour tout le monde, n'ont pas manqué de répéter toutes les atroces calomnies lancées par les journaux réactionnaires contre les insurgés. Que leurs consciences leur soient légères ! En lisant les écrits de ces prétendus historiens, Voltaire se serait écrié : Et c'est ainsi qu'on écrit l'histoire !

[6] Voyez, dans le journal le Droit et dans la Démocratie pacifique du milieu décembre 1848, l'issue du procès de la femme Hébert, dite Rigolette, à laquelle le fait ci-dessus se rapporte. On sait que cette femme fut acquittée à l'unanimité par le conseil de guerre.

[7] Toute cette déclamation, dit le compilateur des Calomnies de la presse réactionnaire, a pour objet le fait du Panthéon, qui était entièrement controuvé et qui fut démenti le lendemain même ; mais le mensonge courait la province, et la calomnie avait porté ses fruits.

[8] En reproduisant cette déclaration si formelle du compatriote du journal de la Garonne, le Charivari faisait observer que le compatriote devait être aussi menteur que le journal de la Garonne lui-même.

[9] Qui pourrait croire que ce fut là l'origine de cette fable de dragons mutilés que les journaux royalistes colportèrent le lendemain !